GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016 à L’OPÉRA DES NATIONS: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 30 JUIN 2016 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Lukas HEMLEB)

Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi

La saison de Genève s’est achevée par une production de Falstaff, prévue pour l’Opéra des Nations, la structure (l’ex-théâtre provisoire de la Comédie Française) qui pendant deux ans sera la scène du Grand Théâtre. L’espace plus réduit, le rapport scène salle très différent, les machineries scéniques très réduites imposent des productions à un format inhabituel pour les spectateurs d’un Grand Théâtre dont la scène est la plus vaste de Suisse. Le lieu, que je visitais à Genève pour la première fois, est assez chaleureux et l’aménagement en est suffisamment réussi pour qu’on ne s’y sente pas mal.
Ce lieu impose aussi un répertoire radicalement différent des grandes machines pour lesquelles le Grand Théâtre a été construit. C’est aussi l’occasion d’élargir le répertoire et de proposer pendant quelques années une couleur différente à la programmation : il faut faire de l’inconvénient un avantage. On n’a pas de pétrole, mais on a des idées.
Ce Falstaff ne restera pas comme une production mémorable, pour des raisons diverses, qui tiennent aussi bien à la musique, au théâtre et aux chanteurs. Même si paradoxalement c’est un spectacle qui passe sans (trop) lasser, et qui au total se laisse voir, ce n’est pas un très grand Falstaff. Falstaff est une œuvre complexe, qui entretient pour moi un rapport familial avec Die Meistersinger von Nürnberg. C’est une comédie en musique, c’est un Verdi neuf, qui met en tête non la performance musicale ou vocale mais le dialogue, les paroles et les situations, c’est enfin une adaptation de Shakespeare, tout comme Otello six ans auparavant, et peut-être plus difficile encore. C’est un opéra de chef, avant que d’être un opéra de voix : les chanteurs se fondent dans un opera omnia qui pourrait bien être une Gesamtkunstwerk wagnérienne, d’où l’importance de la mise en scène.

Falstaff, ces dames ©Carole Parodi
Falstaff, ces dames ©Carole Parodi

C’est Lukas Hemleb qui a assuré la mise en scène. Un artiste formé à l’école allemande, et en même temps très international, qui vit et travaille aussi en France. Il a conçu un dispositif unique (d’Alexander Polzin), un bloc de roche qui tourne et qui selon les scènes peut être l’intérieur de l’auberge ou le terrible chêne de Herne, c’est à dire un décor minimaliste, uniformément gris, et les personnages sont maquillés à la mode vaguement expressionniste ; c’est donc un Falstaff un peu inquiétant et débarrassé de son contexte médiéval qui est présenté.
Habituellement le monde de la comédie demande un décor très historié, une sorte de réalisme qu’on voit dans la plupart des mises en scène de l’œuvre, que ce soit celle de Carsen (Londres, Amsterdam, Milan…) ou jadis celle de Strehler à la Scala, ou de Ronconi à Salzbourg. Ici, Opéra des nations oblige, décor quasi unique. Tout repose donc sur la mise en scène et la sveltesse des chanteurs, mais aussi d’une direction musicale suffisamment alerte qui doit remplir l’espace vide (qui n’est pas ici, hélas, celui de Peter Brook). Lukas Hemleb se repose sur deux références essentielles, d’une part la référence à un théâtre simple, épuré, un théâtre de tréteaux qui n’est pas sans évoquer ce qu’on pense être l’ambiance du Théâtre du Globe, et d’autre part, par les maquillages et les couleurs (tant de variations de gris) un certain absurde beckettien. Il en résulte un travail assez léger, non dépourvu de poésie, qui laisse initiative aux acteurs et qui plaît au public par sa souriante simplicité, même si la dernière scène (le chasseur noir et les esprits dans la nuit) est plutôt réussie dans le genre sabbat inquiétant.

Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi

Il s’agit donc d’un spectacle globalement assez traditionnel, adapté pour les conditions plus basiques de l’Opéra des Nations, adapté aussi à une relation un peu plus intime avec le public. Un travail respectable, mais sans grande invention.
Musicalement, la direction de John Fiore, qu’on a plus entendu dans du répertoire germanique, marque les qualités de ce chef : clarté, musicalité, travail de précision avec l’orchestre dont on n’entend aucune scorie, travail sur la couleur aussi.
Toutefois, on aimerait plus d’italianità dans ce travail, plus de dynamique, plus de rythme, plus de légèreté. Verdi se souvient de Rossini dans les ensembles (le double quatuor, dans la vélocité des dialogues et du chant, dans les crescendos).  Il s’en souvient aussi par le grand raffinement de ces dialogues fugués. Il n’y en a pas beaucoup de trace dans le travail précis, mais loin d’être idiomatique, de John Fiore, et l’espace réduit de la salle, ajouté au volume relativement important de l’orchestre, ne joue évidemment pas en sa faveur. Falstaff est une bonne grosse farce, une vaste « burla », mais tout en ciselures et tout en fragilité cristalline. Et ici, on est assez loin de cette fragilité-là et c’est dommage, car le volume de la salle s’y prêtait idéalement.
Du côté du plateau, on a étrangement un plateau marqué par l’école slave. Avec les qualités de cette école : voix solides, sens du théâtre, mais aussi les défauts, notamment dans le répertoire italien : problèmes de phrasé, problèmes de dynamique, émission souvent poitrinée. Bien sûr, il y a Franco Vassallo, qu’on retrouve avec plaisir, très déluré, très à l’aise dans un rôle qui lui va bien, sans avoir une voix si large, ni si profonde, il a le phrasé, il a le style, il a surtout des années de Rossini derrière lui, c’est à dire l’habitude de la dynamique et du rythme. Mais surtout, il a le texte et son style, la couleur parce qu’il est italien et que cela n’a pas de secret pour lui.
Autre vieux routier, Raúl Giménez dans Caïus : encore un chanteur élevé au lait rossinien, au lait de l’émission rossinienne, du phrasé rossinien et du répertoire italien qu’il a fréquenté de l’intérieur et dans tant de rôles baroques ou belcantistes. Même s’il est argentin, il a l’italianità et le style dans le sang et le gosier, et même s’il est au crépuscule de la carrière, il lui reste un incomparable style, y compris bouffe, qui en font un personnage, par la voix et par la présence.
Pour le reste, entre les membres du studio du Grand Théâtre (troupe des jeunes solistes en résidence) comme Erlend Tvinnereim en Bardolfo , Alexander Milev en Pistola, la gracieuse Amelia Scicolone en Nanetta séduisante par moments, manquant de fermeté dans la ligne dans d’autres (meilleure en fin d’opéra qu’au début), et la solide Meg Page de Ahlima Mhamdi (même si le rôle est assez mince), on notera l’impressionnante Marie-Ange Todorovitch, en Quickly puissante, aux graves ravageurs : on est toujours heureux d’entendre cette artiste qui reste une valeur du chant français, dans un rôle où elle peut développer sa vis comica et dans une salle très adaptée à ses moyens.
Alice Ford est Maija Kovalevska, incontestablement une voix, bien plantée, bien posée, bien projetée, mais avec des problèmes de phrasé, plus slave qu’italien, et d’un jeu sur la couleur qui ne m’a pas séduit. On n’entendrait en Tatiana ou Lisa, cela sonnerait merveilleusement. En Alice Ford, avec le débit nécessaire et le style demandé, c’est moins convaincant.
Ford est un très jeune chanteur, Konstantin Shushakov. C’est incontestablement un chanteur de valeur, sans doute un véritable avenir devant lui car il a d’éminentes qualités de style, de projection, de puissance aussi. Mais il n’a ni la couleur, ni l’autorité d’un Ford, version bourgeoise de Falstaff. Le timbre est trop clair, trop jeune surtout face à Vassallo. Il faut pour Ford non un baryton qui chante bien, ce qui est le cas de Shushakov, mais un baryton a la voix faite, mûre, puissante ce qui n’est que partiellement le cas ici. Dans un Falstaff de jeunes chanteurs, il n’y aurait rien à redire, mais dans une production de Falstaff face à Vassallo, cela ne fonctionne pas, et c’est dommage vu les qualités de l’artiste. C’est un problème d’alchimie de distribution…
Enfin le Fenton de Medet Chotabaev est pour moi une erreur de distribution. Pourquoi aller chercher si loin un Fenton qu’on peut largement trouver chez les italiens ou les américains. Medet Chotabaev chante, mais la voix n’est pas celle d’un Fenton, un tantinet trop lourde pour cela, elle n’a pas la couleur d’un Fenton (chant monocorde), et le timbre n’est pas celui exigé par le rôle. De plus le chant et le style ne correspondent pas. Il faut pour Fenton un chanteur bel cantiste, un ténor rossinien, un chanteur qui sache alléger, qui ait cette légèreté juvénile. De plus, il n’est pas très alerte scéniquement, et donc n’est pas vraiment le personnage. C’est un choix d’autant plus maladroit que Fenton, avec Nanetta, est le seul à avoir un air dans l’œuvre, un vrai air traditionnel…Malvenu de mettre en exposition une voix si peu faite pour ce rôle et ce répertoire.
Malgré ces réserves, l’ensemble fonctionne quand même, passe bien auprès du public visiblement satisfait. C’est un Falstaff de consommation passable qu’on a vu là, pas scandaleux, mais pas stimulant : il en faut pour remplir les calendriers, mais rien de mémorable.[wpsr_facebook]

Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi
Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi

OPERNHAUS ZÜRICH 2014-2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 7 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Claus GUTH)

Nina Stemme le 7 février 2015
Nina Stemme le 7 février 2015

Il en va de Stephen Gould et Nina Stemme comme Dino et Shirley : ils sont inséparables et font le tour des opéras du monde pour présenter leur dernier show, pardon, leur dernier Tristan. On les a vus cette année à Berlin, à Londres, et maintenant à Zurich, mises en scène différentes, chefs différents, mais eux, tels qu’en eux mêmes enfin l’éternité les change.
Le Wanderer, comme Panurge, a suivi le troupeau à l’étape zurichoise, après avoir commencé par l’étape berlinoise (avec une Nina souffrante mais vaillante), en sautant l’étape londonienne.

…Et là, le Wanderer a vraiment honte de commencer cette histoire par l’ironie, mais c’est pour masquer l’émotion. Ce qui a été vu et entendu à Zurich fera sans doute date. C’est sans doute le Tristan le plus beau, le plus intense, le plus intelligent et le plus bouleversant des dernières années. Pas mal d’amis étaient dans la salle, leur tête un peu « sonnée » à la fin du spectacle était un signe qui ne trompe pas, l’attention et la tension pendant le phénoménal troisième acte de Stephen Gould étaient palpables en salle.

Acte 1 © Suzanne Schwiertz
Acte 1 (2008) © Suzanne Schwiertz

De toute manière, dès les premières notes du prélude et dès que Nina Stemme émergeant du lit a ouvert la bouche, la messe était dite.
Ce spectacle est une reprise d’une production déjà ancienne de Claus Guth (première en décembre 2008) où était affichés déjà Nina Stemme et alors Ian Storey, sous la direction de Ingo Metzmacher. Un pur produit Pereira, qui a aussi voyagé à Düsseldorf.
On pourra se reporter au compte rendu que j’en ai fait en octobre 2010, j’avais été attiré par la reprise dirigée par Bernard Haitink avec Waltraud Meier. Malheureusement Meier et Haitink n’avaient pu se mettre d’accord, et la grande Waltraud s’en était allée.

J’avais été frappé de surprise par la direction énergique, dynamique, aux tempos inhabituellement rapides de Haitink, qui proposait de Tristan une vision vraiment très personnelle. J’avais aimé la production intelligente de Claus Guth, explorateur de l’inconscient et qui a fait de Tristan un travail sur la schizophrénie, sur le mental, dans l’ambiance zurichoise de la maison Wesendonk, reproduite dans le décor d’après des photos. Un travail sur des nœuds sentimentaux non résolus, sur la soif d’absolu et le choix du relatif et du moindre mal. Un décor très construit de Christian Schmidt, intérieur bourgeois comme les aime Claus Guth, de ces bourgeois premiers clients du divan freudien, un travail très proustien aussi sur la résolution par l’œuvre des nœuds sentimentaux dont il était question plus haut. Tristan ou Le Temps retrouvé.
Ce décor, installé sur une tournette, ne cesse de tourner comme un manège mental : ces espaces très réalistes sont aussi des espaces mentaux où les personnages se dédoublent, où ils se perdent, où ils se fondent.

Acte 1© Suzanne Schwiertz
Acte 1(2008) © Suzanne Schwiertz

Comme le jardin intérieur où Tristan et Isolde se retrouvent au premier acte se cherchant comme des enfants entre les plantes (on pense aux enfants de La Dispute de Chéreau). Comme les moments où se parlent Brangäne et Isolde qui portent le même costume où l’on confondrait presque leurs paroles (mais pas leurs voix…). Deux faces de Janus, l’une sociale et prête au compromis et l’autre mythique, absolue, dédiée, sans doute rongée ou ravagée par l’ennui. La première image, Brangäne à la fenêtre et Isolde dans le lit, observée par Marke (Herr Wesendonk ?), comme prise de langueur.

Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz
Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz

Dans les grandes histoires d’amour (La Princesse de Clèves : c’est la même déchirure), on fait des choix, et dans les grandes histoires d’amour, on choisit l’amour et souvent la mort. Brangäne-Isolde sortira de la scène finale avec Marke et laissera Isolde-Brangäne lovée sur le corps de son Tristan, sur la table de la salle à manger, sur la table du repas de mariage. Au milieu des reliques du repas, une relique parmi les reliques.
Une magnifique image résume l’histoire au deuxième acte:  Brangäne en noir (cygne noir) et Isolde en blanc (cygne blanc) insérées l’une dans l’autre en une masse Ying et Yang !
Le décor du dernier acte, une façade qui se délite, avec son crépi en miettes, ses briques apparentes, correspond à la ruine de cet amour, et les intérieurs restent cependant tels qu’ils étaient dans les deux autres actes : ils sont le monde fantasmatique, le monde intérieur, comme ces gens immobiles du deuxième acte qui trinquent et fêtent le mariage autour desquels Isolde et Tristan tournent et se cherchent, comme entre les plantes du premier acte.
Une série d’idées, menées jusqu’au bout, qui ne trahissent pas le livret, qui en laissent la déchirante histoire, mais qui l’inscrivent dans une autre histoire qui est l’une des pièces de la genèse de l’œuvre. En somme, nous assistons à un Tristan en train de se faire, à une musique qui procède de la vie, comme si les personnages vivaient la musique en vivant leur histoire, comme dans une éternelle première fois.
Dans cet écrin zurichois et bourgeois (pléonasme ?), il fallait pour cette reprise un moment musical particulier : le couple Gould/Stemme, au sommet de l’art du chant, au sommet de l’incarnation rejoint là les grands couples mythiques de l’histoire de l’opéra, les Nilsson/Windgassen ou les Mödl/Vinay; la manière dont Nina Stemme aux saluts s’est jetée dans les bras de Stephen Gould montre à quel point ils forment un couple d’opéra, montre à quel point l’un et l’autre s’alimentent en une émulation incroyable, montre à quel point aussi le travail, les différentes productions auxquelles ils ont participé construisent une expérience, une maturation, qui conduisent à cette profondeur, cette vie brûlante, à cette consomption proprement stupéfiante. Car j’ai vu Nina Stemme depuis ses débuts dans le rôle : depuis Bayreuth je suis ses Isolde. Et si la voix fut la plupart du temps au rendez-vous, l’implication, la couleur, l’intelligence du texte ici atteignent un tel niveau d’empathie avec le rôle qu’on ne peut qu’être justement « sonné ». Les amateurs de comparaisons disent « Nilsson ». C’est sans doute qu’ils n’ont jamais entendu Nilsson en scène. Je dis simplement « Stemme », car à ce point de la carrière, Stemme est devenue elle-même, c’est à dire qu’elle est proprement incomparable et qu’elle a pris sa place au Panthéon des Isolde. Puissance, couleurs multiples, contrastes, violence, chaleur, douceur, intériorité, expressionisme, cri, chant : la voix peut tout, à ce niveau-là d’incarnation.
Et bien sûr, l’écrin merveilleux de l’Opernhaus Zürich joue aussi son rôle : pas d’amants perdus au loin comme à Orange avec Nilsson et Vickers (qui se détestaient), ici ils sont là, à portée de main, dans l’intimité de ce théâtre et on les voit, on les sent, on les entend sans jamais d’ailleurs qu’ils nous assomment de son: ce n’est jamais fort, et c’est toujours juste.
Stephen Gould, dont c’étaient les débuts à Zurich, n’est pas en reste évidemment : ce qu’il fait, ce qu’il offre, ce qu’il fait entendre est à peine croyable, on oserait dire à peine humain. Il chante sur toute l’étendue du registre, il ne crie jamais (et dans le monologue du troisième acte, c’est ce que font parfois les meilleurs), ses cris sont du chant, avec des notes aiguës tenues jusqu’à l’impossible. Dans le duo du deuxième acte, il murmure, il allège, il est lyrique jusqu’à l’impossible là encore. Je crois n’avoir depuis Vickers jamais entendu pareille performance, d’autant que Gould a un lyrisme inné, je n’oublie pas l’avoir découvert dans Tannhäuser où il stupéfiait parce qu’il réunissait à chanter en liant tout, avec une vraie ligne, et une vraie suavité, si importante dans Tannhäuser. C’est tout à fait similaire ici : il est déchirant dans sa tendresse, les paroles qu’il prononce à Marke (« o König, das kann ich dir nicht sagen ») à la fin du 2nd acte sont dans leur simplicité et dans leur retenue un des moments les plus émouvants, les plus lacérants de l’ensemble de la soirée. Mais dans sa violence, il sait aussi dire le désespoir, l’incarner, le faire surgir. Ahurissant.
Car tous les deux, au-delà de ces qualités, savent aussi le secret des grands, la diction, la présence du texte, d’une clarté, d’une luminosité incroyable. Il leur suffit de dire les paroles, de chanter les mots pour faire surgir le personnage, pour l’imposer avec l’évidence de la simplicité ; car ici rien n’est surjoué, rien n’est caricatural et tout est dit.
On ne cesserait de trouver des perfections à cette performance, qui n’a pu ailleurs être aussi forte, car le rapport scène/salle de Zurich est particulier ; à Zurich, on peut faire du baroque comme du Wagner, Haendel comme Zimmermann, et cela fonctionne toujours ; c’est là la magie du lieu. Nous étions à l’intérieur du drame, immergés dans la brûlante chaleur de la passion.
Il faut aussi souligner la prestation exceptionnelle ce soir de Matti Salminen en Roi Marke, en Wesendonk fatigué et accablé. Salminen va avoir 70 ans cette année. La voix a perdu un peu l’éclat, mais pas le bronze, mais pas son timbre, ni ses qualités d’émission et de clarté. Je soulignais les qualités de diction des grands : encore un exemple ici. Pas une parole n’échappe, pas un mot qui se soit prononcé, mâché, exprimé. Il y a aujourd’hui des Marke miraculeux (René Pape). Il ne fallait pas pour cette production un Marke vocalement miraculeux. Il fallait Matti Salminen. D’abord parce qu’il a toujours été Marke dans cette production qu’il connaît bien, ensuite parce qu’il est chez lui à l’opéra de Zurich depuis des lustres, enfin parce que cette voix convient, dans son état actuel, parfaitement au rôle que Guth a presque construit pour lui. Et ce soir, aux dires de ceux qui ont eu la chance de l’entendre plusieurs fois dans cette série, il était en forme, les aigus sortaient, la voix avait une grande présence, notamment au deuxième acte, et surgissait alors le grand Salminen, celui qui toujours nous a fascinés par sa présence…depuis Chéreau à Bayreuth…

John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015
John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015

John Lundgren en Kurwenal s’est tiré avec honneur, voire avec bonheur d’un rôle difficile, impossible même. On ne sait jamais que faire de Kurwenal qui ne prend vraiment son rôle qu’au troisième acte (au premier, le personnage est insupportable) Je n’ai pas toujours été convaincu par ce chanteur de bon niveau, mais ici, il a à la fois la brutalité et la douceur, la mauvaise éducation (1er acte) et la tendresse (3ème acte), il arrive à colorer chaque moment de manière différente et colle parfaitement au personnage voulu par Guth. Il a remporté sa part de succès (enfin, de triomphe), méritée.

Un cran en dessous, la Brangäne de Michele Breedt. Comme personnage, dans la mise en scène, elle est vraiment impeccable, avec sa face ronde, son look bourgeois, son côté quotidien. Surtout par rapport à l’Isolde de Stemme et surtout dans la mise en scène de Guth, où le double est évidemment antithétique : la grandeur tragique contre le drame bourgeois. J’avoue ne jamais avoir été convaincu ou bouleversé par cette voix sans grand éclat, bien posée certes, mais qui ne se remarque pas. On est loin des Brangäne de forte
présence vocale qui vous font frissonner aux « Habet Acht ». Mais c’est peut-être la voix qu’il fallait face au mythe vivant représenté par le couple ; il fallait peut-être un son plus ordinaire, plus laïc.

Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015
Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015

Elle avait la voix d’une Brangäne-Isolde selon Guth, elle avait la voix de la compromission avec le monde.
Je voudrais souligner aussi la bonne tenue des rôles plus effacés, le très bon Melot (c’est assez rare) de Cheyne Davidson et les trois membres de l’Opernstudio de Zurich, Spencer Lang (un Hirt très frais), Ivan Thirion et Mauro Peter.
DSC03323La direction musicale était confiée à John Fiore. Peu connu en France, ce chef américain a été une dizaine d’années durant le directeur musical de la Deutsche Oper am Rhein (Düsseldorf/Duisbourg) et il est actuellement directeur musical de l’opéra d’Oslo. C’est un chef apprécié pour ses interprétations wagnériennes (son Parsifal à Genève était vraiment somptueux).
Il n’y a pas plus opposé que la conception hyper-énergique de Bernard Haitink aux tempos rapides, à l’incroyable dynamique, à celle de John Fiore, qui propose un Tristan tout en largeur, tout en épaisseur, aux tempos plutôt lents (le prélude est à ce titre frappant), même s’il y avait des moments très dynamiques.
La conception est « classique ». Attention, ne rien entendre de négatif là. John Fiore dit la partition, dans son ensemble, dans sa complétude, plutôt qu’il ne lui « fait dire ». C’est une approche qui travaille avec beaucoup d’attention sur les équilibres et les volumes, car il est facile dans cette salle aux dimensions réduites, de faire basculer les équilibres et de ne faire entendre que l’orchestre au détriment des voix, même si avec les voix du jour, c’était moins évident. Donc il retenait l’orchestre, et a pris grand soin aussi d’en révéler les détails, magnifiques sons des contrebasses, violoncelles et altos, bel espace laissés aux bois (cor anglais, comme il se doit, mais pas seulement) et très belle performance des cuivres au début du deuxième acte qui sonnaient particulièrement juste, en rythme, en couleur, en dynamique.
Le Philharmonia Zurich est un orchestre de fosse de très bonne réputation, c’est un orchestre jeune, engagé, et cela se sent ici.
John Fiore a réussi également à souligner les moments de très grande intensité, sans jamais être tonitruant, sans jamais être démonstratif : les notes, rien que les notes, mais toutes les notes étaient entendues, et avec quelle justesse, et avec quel lyrisme : il a su faire de la musique. Le prélude était somptueux, le duo du deuxième acte vraiment à la fois lyrique et tendu, avec de magnifiques crescendos, et le troisième acte de bout en bout exceptionnel (le début donnait le frisson) au plus haut niveau.

Quand orchestre, mise en scène, plateau se rencontrent, il en résulte une soirée d’exception : les visages parlaient au rideau final. Le triomphe et les rappels infinis ont fait le reste.
On se rappellera longtemps le Tristan de Zurich. [wpsr_facebook]

Stephen Gould le 7 février
Stephen Gould le 7 février