LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige MOZART (avec Christine SCHÄFER) et BRUCKNER le 20 août 2011

2) 20 Août

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
“Misera, dove son!” – “Ah, non son io che parlo,” K. 369
“Ah, lo previdi” – “Ah, t’invola,” K. 272
“Vorrei spiegarvi, oh Dio!,” K. 418
Christine Schäfer, soprano
Anton Bruckner
(1824-1896)
Symphony No. 5 in B flat major, WAB 105

 

Par rapport à la veille, la première partie du concert, toujours mozartienne, était cependant radicalement différente, puisque le programme proposait trois airs de Mozart chantés par Christine Schäfer. Des airs assez mélancoliques qui parlent d’amours perdues, d’abandon, de départ. Plusieurs remarques s’imposent : cette première partie a été un exemple de ce qu’est un accompagnement orchestral, de ce qu’est un dialogue entre orchestre et soliste, et de ce qu’est chanter.
L’accompagnement tout à fait extraordinaire, avec un orchestre qui savait s’effacer devant la voix soliste quand il le fallait, sans jamais la couvrir dans une salle que je trouve assez difficile pour les voix (les expériences de concerts n’ont pas toujours été concluantes, et Elina Garanca ou Magdalena Kozena, qui ont chanté avec le Lucerne Festival Orchestra, n’en sont pas vraiment sorties indemnes), des cordes discrètes et soyeuses, des bois à se damner, la voix soliste est vraiment portée. Le dialogue a atteint son sommet dans le troisième air où le hautbois (Lucas Macias Navarro, toujours lui) et la soprano se renvoient les notes en un duo de rêve. C’est que Madame Schäfer est une vraie chanteuse et pas un produit : une voix d’une qualité moyenne, sans particularités, un volume assez réduit ne sont pas des atouts pour Mozart, mais voilà, Christine Schäfer sait respirer, sait prendre ses appuis sur le diaphragme, sait aussi projeter la voix qu’on entend en toutes circonstances, elle exerce un contrôle sur le souffle remarquable, et en plus, elle prononce les paroles à la perfection et sait articuler, enfin, elle maîtrise le suraigu (ce fut une Lulu mémorable). Pour qui se souvient de ses prestations parisiennes dans Le Nozze du Figaro (étourdissant Cherubino) ou dans Traviata sait quelle artiste elle est. C’est donc à une vraie leçon de chant que nous avons assisté et ce moment du concert a été d’une très grande qualité.

 

Quant à Bruckner…Dangereux Abbado ! Il est capable de me le faire aimer…Ce second soir a été encore supérieur à la veille, de l’avis de nombreux spectateurs. j’en suis sorti en pensant: fabuleux, fabuleux!  Une qualité technique et une précision encore supérieures si c’est possible, des murmures, des sons à peine audibles, des échos lointains, une clarté cristalline qui met à nu toute l’architecture de l’œuvre et nous indique les principes de composition. On ne se laisse jamais aller à l’ivresse de la mélodie : dès qu’une phrase musicale a trouvé un rythme, une mélodie qui finit par accrocher l’oreille ou la charmer, Bruckner interrompt brutalement la magie sonore, par des ruptures, par des violents contrastes entre des sons à peine perçus et une explosion de l’ensemble de l’orchestre. Les répétitions des thèmes ne sont jamais des répétitions, mais des reconstructions, des déconstructions, des miroitements sonores faits à partir de pupitres différents, ou du moins avec des ajouts, ou des modifications des pupitres sollicités : c’est un jeu permanent d’agencements divers, multiples comme des tuyaux d’orgue (l’orgue fermé en première partie, majestueusement ouvert pour la symphonie, comme une métaphore présente et obsessionnelle.). On remarque encore plus le jeu de la clarinette, en lien et en écho permanent avec la flûte et le hautbois, dans le premier mouvement, mais aussi l’adagio, phénoménal ce soir (ah, la trompette de Reinhold Friedrich). Les rythmes sont encore accentués dans le scherzo où l’on passe d’une couleur qui rappelle l’adagio à une sorte de Ländler, jamais grotesque (alors que chez Mahler…). La reprise de l’adagio du 1er mouvement initie le quatrième mouvement, avec une distribution légèrement différente des contrebasses (10 !) des violoncelles et des altos, qui ensemble produisent un son à se damner que Bruckner évidemment interrompt brutalement:  pas de plaisir du son gratuit ! C’est ainsi des crescendo qui précèdent le final, et qui semblent clore sans jamais clore, le crescendo final étant encore beaucoup plus large et varié, qui paraît s’ouvrir sur l’infini, comme un final d’orgue. Magie.
Magie d’une construction mise en évidence par Abbado qui nous prend par la main, une main pourtant rétive quand il s’agit de Bruckner, pour cette extraordinaire visite sonore, encore plus évidente qu’hier, qui nous force tranquillement à rentrer dans un système qui semble une construction en abîme, dont on découvre à chaque fois des lumières nouvelles. Je ne suis pas encore tout à fait brucknérien, mais…oui, j’en écouterai bien encore un peu. Vivement le 6 et le 8 octobre…

Évidemment succès énorme, standing ovation, pluie de fleurs du dernier soir des abbadiani itineranti, comme il est de tradition, bref, du très ordinaire quand il s’agit d’Abbado et du Lucerne Festival Orchestra

LUCERNE FESTIVAL 2011: Claudio ABBADO dirige MOZART et BRUCKNER le 19 août 2011

 19 août:

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
Symphonie en ré majeur, K. 385 “Haffner”
Anton Bruckner (1824-1896)
Symphony No. 5 en si bémol majeur, WAB 105

Les concerts de Claudio Abbado, je le répète recèlent toujours des surprises. Celui du 19 août n’a pas dérogé à la règle. Un programme symphonique assez classique (Mozart ; Bruckner), mais modifié demain par la présence de Christine Schäfer qui chantera des airs de concert à la place de la Haffner. Haffner+5ème de Bruckner, c’est le programme annoncé pour le concert de la salle Pleyel (Samedi 8 octobre) pour lequel il reste des places. Après avoir entendu le concert, je ne peux que vous dire: précipitez-vous sur internet pour emporter les dernières places, vous ne le regretterez pas.
Le programme de la semaine dernière collait par son ambiance à une nuit (thème de ce festival) mélancolique et intérieure. Ce soir les nuits sont plus agitées, dans la joie comme dans le doute. La Symphonie n°35, composé à la suite d’une sérénade destinée à être jouée lors d’une fête nocturne à l’occasion du mariage de la fille de Siegmund Haffner,  est devenue en 1782 une symphonie honorant l’ennoblissement de Siegmund Haffner junior, qui avait l’âge de Mozart. Mozart était a Vienne, il cherchait à oublier Salzbourg, mais en même temps avait besoin, sur la lancée du succès de l’Enlèvement au Sérail, d’écrire une pièce brillante, enlevée, rythmée. Ce sera la « Haffner »(KV385). Ce qui frappe dans la vision d’Abbado, c’est l’extraordinaire fraîcheur qui se dégage de l’interprétation, l’extraordinaire jeunesse. Ce Mozart là est un Mozart jeune, plein d’esprit, dansant, sautillant, dans la tiédeur d’une nuit étourdissante. L’orchestre suit ce rythme avec gourmandise, notamment le dernier mouvement, emporté à une vitesse qui rappelle le final dionysiaque de la 7ème de Beethoven, c’est-à-dire une vitesse folle (Mozart recommandait lui-même d’aller aussi vite que possible). Mais ce qui frappe aussi ce sont les contrastes, les coups de timbale, la violence joyeuse de ce son. Cette jeunesse de l’interprétation, c’est une fois de plus cet homme de 78 ans qui nous la procure, et qui nous emmène dans ce tourbillon sonore.

Évidemment, la Symphonie n°5 de Bruckner (WAB 105, Edition Nowak)  respire en comparaison l’agitation, la contradiction, le contraste: on sait que la période était difficile pour Bruckner, incertitudes, insécurité. Nous nous demandions entre amis pourquoi Abbado aimait cette symphonie, qu’il a dirigée plusieurs fois, alors qu’on la considère souvent comme une cathédrale monumentale un peu froide, où se jouent les systèmes d’échos d’une cathédrale gothique et des rappels de l’instrument d’église par excellence, l’orgue : beaucoup d’enregistrements, notamment au dernier mouvement, privilégient une interprétation où le son est métaphore du son de l’orgue ; la présence tutélaire de l’orgue monumental de l’auditorium de Lucerne, dans cette salle qui s’inspire par ses volumes des grandes cathédrales, faisait un écrin particulièrement favorable aux tempêtes brucknériennes.
On aimerait tant entendre Abbado dans la 6ème, ou dans la 8ème , que cette 5ème (après une 4ème et une 7ème il y a quelques années dans cette même salle et avant, c’est un bruit qui court, une symphonie n°1) apparaissait un peu trop attendue. Et puis, il faut bien le dire, l’auditoire habituel, très façonné par Gustav Mahler, a du mal à se faire à cette musique grandiose, mais souvent répétitive et vaguement ennuyeuse (du moins est-ce ce que j’ai entendu souvent parmi les spectateurs de mes amis). Mahler a une immédiateté que Bruckner n’a pas : il faut vraiment pénétrer lentement cet univers pour qu’il devienne plus familier. On perçoit d’abord des répétitions de forme : le début adagio du 1er mouvement, aux sons à peine perceptibles, au délicats pizzicati se répète pour le deuxième mouvement et le dernier, avant les expositions des thèmes. Bruckner disait vouloir rentrer lentement dans le son, avant l’éclatement des thèmes essentiels : d’où un début à peine perceptible, aux violoncelles, avant l’explosion des cuivres et des bois et l’exposition des thèmes. Répétitif, oui peut-être, mais jamais identique. La clarté de l’interprétation d’Abbado nous guide à travers cette architecture complexe, mettant en valeur des sons rugueux, des couleurs inhabituelles, et un refus d’une certaine monumentalité compacte. C’est monumental certes, mais jamais écrasant tant on a une diffraction sonore en autant de reflets, de déconstruction du son.

L’adagio, sublime de lenteur, rappelle les ambiances nocturnes du programme Brahms/Mahler ; le scherzo est à la fois vivant et très analytique. On ne dira jamais assez la qualité extraordinaire des solistes de l’orchestre,  les cuivres emportés par Reinhold Friedrich et les cors par Alessio Allegrini. Encore une fois on reste ébahi de la performance des bois, clarinette (Alessandro Carbonare), hautbois (Lucas Macias Navarro) et flûte (Jacques Zoon).
Quand arrive le dernier mouvement, qui reprend le thème du premier, le développe, le fracture, on rentre dans la dynamique imprimée par Abbado qui est certes celle d’une cathédrale, mais une cathédrale qui serait une œuvre du XXème Siècle, une Cathédrale de Le Corbusier, de Mario Botta, ou dans cet auditorium,  Cathédrale de Jean Nouvel qui prend en cet instant une allure cosmique voire mystique. Pourquoi le XXème ? parce que Abbado est tellement clair dans sa construction, parce que chaque son , pris isolément, se perçoit en soi avant de se mêler aux autres, si bien qu’on entend des dissonances, des phrases à la limite de l’atonalité, des systèmes d’échos diffractés, des jeux de miroirs brisés, qui projettent Bruckner là où on ne l’attendait pas. Alors les certitudes avec lesquelles on était rentrés,  Bruckner le massif, Bruckner le répétitif, s’effondrent, on a envie de pénétrer cet univers, d’aller plus loin, et la concentration est telle qu’après l’éclatant final, le public reste suspendu, en silence quelques secondes significatives, avant de concéder à l’orchestre et à son chef l’habituel – et extraordinaire- triomphe.
Oui, allez à Londres, Paris ou Baden-Baden essayer de saisir cet extraordinaire moment : seuls des musiciens dédiés, voués à leur chef sont capables de donner ce qu’ils ont donné là. Cette phalange est unique, parce qu’Abbado est unique.

PS : Oui : il est unique, une expérience, non Brucknérienne récente : j’ai entendu à la Radio le Macbeth de Salzbourg :  chanteurs moyens, Muti extérieur. Production salzbourgeoise typique : riche et creuse. Audition inutile.
Alors, réentendre le Macbeth d’Abbado qui dès les premières mesures dit l’œuvre et projette l’auditeur sur une autre planète. Profitez de la planète Abbado, c’est l’un des rares chefs aujourd’hui qui installe un univers lorsqu’il lève la baguette. Planète Abbado : c’est bien le seul terme qui convienne

 

IN MEMORIAM MARGARET PRICE

mprice7.1296335069.jpgVoilà encore qui s’éteint  l’une des étoiles du ciel lyrique de ma jeunesse .

mprice4.1296335320.jpgMargaret Price, ma première comtesse, ma première Fiordiligi (avec l’immense Josef Krips! et une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle), ma première Donna Anna (avec Solti!), ma première Desdemona (avec Domingo et Solti et Bacquier). Elle fut ma grande, ma très grande référence mozartienne. Voilà une chanteuse que je n’ai jamais entendue prise en défaut, toujours égale à elle-même, c’est à dire au sommet. Elle était, oui, “égale”, au sens où chacune de ses prestations était un grand moment de chant, un grand moment d’émotion, qui créait toujours un climat poétique, mélancolique, sans “expressionisme”, mais non sans expression. On lui a reproché une certaine placidité, et un manque d’engagement scénique. Ce n’était pas un caractère à la Gwyneth Jones, sa compatriote galloise, c’était une artiste qui donnait à la fois une impression de très grande sécurité, et en même temps qui diffusait une certaine tristesse – ses Donna Anna et ses Comtesses étaient souvent – pour moi du moins- déchirantes. Le rideau qui se lève sur le sublime décor de Frigerio dans les Nozze di Figaro au deuxième acte et cette voix qui murmure en s’affirmant peu à peu un “Porgi amor” crepusculaire, c’est une image qui m’a accompagné toute ma vie.
Car la Comtesse à Paris ce n’était ni Janowitz (qui l’a chantée en 1973 et 1980), ni Söderström ou Eda-Pierre , belles chanteuses cependant. Non, la comtesse à Paris, ce fut elle, vraiment pour l’éternité, entourée de Lucia Popp, Gabriel Bacquier, Teresa  Berganza: nous les eûmes sur scène, avec des chefs divers, si souvent que cela reste ma distribution des Noces. Elle forma dans Donna Anna avec l’Elvira de Kiri Te Kanawa sous la baguette de Solti (et d’autres ensuite car il ne dirigea que quatre fois) une paire incomparable: je me souviens des commentaires incroyables que ces deux chanteuses occasionnèrent dans la presse, des délires d’applaudissements dans la salle.
Oui, Margaret Price fut une très grande. Une voix pure, très chaude, très ronde, à la technique sans failles, aussi bien dans les notes filées et la “morbidezza” que dans le registre le plus aigu, avec une ductilité dans la voix sans forcer, sans jamais faire dans l’excès. Elle fut aussi avec Solti une Desdemone magnifique aux côtés d’un Domingo débutant depuis peu dans le rôle, à qui l’on prédisait le pire des destins s’il persévérait dans les rôles trop dramatiques (on ignorait sans doute tout ce qu’il avait chanté à Hambourg à ses débuts et on connaît la suite).

Qu’il me soit permis rappler une anecdote souriante dont elle fut la victime. Otello à Paris c’était en 1976, une année  de canicule terrible au point que l’orchestre jouait et que le chef (Solti) dirigeait en chemise. On a avait mis de puissants ventilateurs pour que les chanteurs puissent supporter leurs lourds costumes. Lors de la scène finale où Desdemona meurt étranglée, le ventilateur souleva sa robe de manière indécente, et en entrant en scène, Emilia doit crier “Orrore” ce qu’elle fit en rabaissant la robe. Tout le public et les chanteurs se mirent à rire, ce qui évidemment rendit le final un peu décalé…mais Domingo rattrapa en chantant les dernières mesures de manière sublime.
Le répertoire de Margaret Price ne s’est pas limité à Mozart qu’elle chantait à la perfection.

mprice3.1296335278.jpgElle a aussi chanté les grands rôles de lirico spinto de Verdi, Desdemone, Amelia, et Elisabetta. Elle a notamment fait partie du fameux “cast B”comme on dit en Italie lors du Don Carlo dirigé par Abbado à la Scala en 1978. En effet, la reprise TV par la RAI imposait de demander à Karajan de libérer ses artistes de l’exclusivité qu’ils avaient avec lui, et il refusa. Alors, de Carreras-Freni-Ghiaurov-Obratzova on passa à Domingo-Price-Nesterenko-Obratzova, ce qui n’était pas si mal non plus. C’est ainsi que Margaret Price qui n’était pas une chanteuse habituelle d’Abbado enregistra cette reprise peu après le nouvel an 1978 (dans la fameuse mise en scène de Luca Ronconi),le disque (pirate) a conservé les traces des deux distributions, mais on a aussi le vidéo de la seconde. Et elle formait avec Domingo un magnifique couple vocal, d’un dramatisme sans doute moins fragile et moins “vécu” que Freni, mais quelle voix!

A l’étonnement de tous elle fut l’Isolde de Kleiber, pour l’éternité puisque c’est elle qu’il choisit pour graver le chef d’oeuvre de Wagner, composant avec René Kollo (en difficulté) un couple très discuté, cet enregistrement est l’un des grands must de la discographie, sans doute à cause de Kleiber. Mais son Isolde, avec ses moyens et en studio (elle ne risqua jamais Isolde à la scène), est très raffinée, très présente, et au total loin d’être aussi décevante qu’on ne le dit à la sortie du disque en 1981. A réécouter, pour elle, pour Fischer Dieskau, pour Kleiber bien sûr, d’une minutie et d’une vérité époustouflantes.

On le voit, Margaret Price fut une grande, mais toujours discrète (elle s’était retirée en 1999) et mprice2.1296335175.jpgjamais  star.

mprice1.1296335112.jpg

Elle était souriante, très  chaleureuse, très ouverte et très sympathique. On l’aimait  et on l’aimera encore pour longtemps.