PETITES BARBARIES (2): À BERLIN AUSSI, LA CULTURE PAIE LES POTS CASSÉS PAR LES AUTRES

Barrie Kosky © Tagesspiegel

Dans une lettre ouverte parue le 24 novembre dernier dans le journal berlinois Tagesspiegel, le metteur en scène Barrie Kosky demande aux autorités berlinoises, qui pour cause de déficit abyssal de la ville de Berlin, ont décidé d’arrêter pour un temps les travaux de rénovation de la Komische Oper dont il fut pendant une décennie l’heureux directeur, de réfléchir au sens culturel, politique, historique de leur geste.
Cette affaire, qui peut nous sembler lointaine, montre au contraire comment et souvent de manière absurde et délétère, les autorités politiques de tous les pays considèrent la culture comme une variable d’ajustement. Toute atteinte aux subventions et aux investissements culturels ne touche qu’un public forcément minoritaire et les artistes restent une catégorie méprisable si elle ne sert pas directement la gloire d’un prince évergète. Le politique considère donc que toute polémique culturelle ne peut provoquer que des vaguelettes, notamment dans les circonstances actuelles, où des enjeux politiques et géopolitiques bien plus larges et angoissants menacent la planète, l’Europe, et en l’occurrence l’Allemagne en train de faire le compte de ses abris anti-atomiques.

Justement, on pensait que l’Allemagne, avec une irrigation culturelle forte, un réseau unique de salles de théâtre public, une considération innée pour le théâtre et les arts vivants, était un peu plus préservée, et en Allemagne, Berlin encore plus à cause de son histoire, des tragédies traversées, et de la vivacité créatrice qui l’a toujours caractérisée (moins sous la parenthèse nazie, mais même sous la RDA).
Le Sénat de Berlin vient de décider de restrictions de 130 millions d’Euros au budget culturel, portant notamment sur le théâtre et l’opéra (il y a à Berlin de très nombreux théâtres publics et trois opéras) mais pas seulement. Dans le plan prévu, un arrêt des travaux de rénovation de la Komische Oper a été programmé. Et c’est ce qui a provoqué la lettre ouverte de Barrie Kosky.

 

Dans ces circonstances l’intervention d’un saltimbanque célèbre et souvent génial, doit avoir un certain poids et sa lettre pose une question qui va bien plus loin que celle de la seule rénovation d’un théâtre berlinois.

D’abord les faits : la Komische Oper est l’ancien Metropol Theater qui a vu exploser dans les années 1920 de la République de Weimar les plus emblématiques opérettes berlinoises et pendant les années de la RDA est devenue un théâtre de la rénovation scénique sous l’impulsion du grand Walter Felsenstein, à qui succéda un autre grand, Harry Kupfer. C’est un théâtre symbole de Berlin, de la Berlin de toujours, vive, créative, ouverte, même au moment où la chape de plomb soviétique cherchait à l’étouffer. Et Barrie Kosky, qui l’a dirigée de 2012 à 2022, en a refait un des lieux de référence de la scène berlinoise, relançant notamment les opérettes qui firent sa gloire, mais pas que…

Ce théâtre dont la salle est un joyau intouché, miraculeusement préservé des bombardements a besoin d’une rénovation scénique forte car tout s’y fait actuellement à la main, et de voir repensés ses espaces professionnels : dans un théâtre de répertoire, une scène moderne facilite l’alternance rapide et multiplie les possibilités. C’est le troisième opéra de Berlin, un des phares de la ville : ces travaux sont nécessaires, prévus de longue date, d’un coup avoisinant les 500 millions d’Euros, avec les inévitables dépassements, de règle dans la plupart des cas…
On sait ce qu’à Berlin signifie l’arrêt des travaux, même, soi-disant, pour un temps limité. Deux exemples antérieurs et emblématiques :

L’aéroport de Berlin-Brandebourg, mal conçu, mal fichu, et qui a nécessité de tout arrêter et de reprendre tous les travaux pour des années à peine quelques jours avant une inauguration prévue en 2012 et qui de report en report a eu lieu en 2020 avec une explosion des coûts.

– La Staatsoper Unter den Linden, qui ferme en 2010 pour des lourds travaux de réparation et de consolidation et qui ne rouvre que sept ans après, en 2017, après la découverte successive de défauts, de problèmes dus au sol meuble de Berlin (on semble y découvrir que Berlin et notamment à cet endroit,  est construite sur l’eau). Là encore, les coûts ont explosé…
On peut alors comprendre ce que peut signifier l’arrêt « provisoire » des travaux à la Komische Oper. Reprendre des travaux arrêtés génère des coûts induits non indifférents, qui pourraient menacer le théâtre, en ces temps de restrictions tous azimuts.

Mais s’agissant de ce théâtre, c’est évidemment à une institution particulièrement sensible que touchent les politiques, à plusieurs niveaux.
Le premier niveau c’est celui que Barrie Kosky dénonce, à savoir une institution qui dans les années 1920 fut l’une des plus créatives de Berlin, là où l’opérette berlinoise avec sa joie, ses stars et aussi son goût de la satire politique a fleuri, avec un incroyable succès. Mais son caractère particulier, c’est que compositeurs, librettistes, acteurs, producteurs étaient juifs pour la plupart et qu’ils représentaient un pan de la culture allemande, parce que les juifs allemands étaient allemands avant d’être juifs. Et ce fut d’ailleurs bien là leur drame : ils ne virent pas venir la peste brune, n’y crurent que très tard, souvent trop tard. Le Metropol Theater est le lieu d’un pan impossible à effacer de la culture musicale et théâtrale allemande, qui est la culture de l’opérette – c’est encore le seul pays où on en propose régulièrement – qui a été cultivée à Berlin par la culture juive (mais n’oublions pas non plus que Johann Strauss à Vienne était aussi d’origine juive, sans parler d’Offenbach à Paris). Il est cependant clair que le public d’hier, des années 1920, et celui des années 2012-2022 qui a renoué avec ce répertoire que Kosky (et avec quel brio et avec quel succès) a remonté, n’allait pas voir des pièces juives ou de juifs, mais simplement des spectacles éblouissants.
Il est clair aussi que tout cela s’écroule en 1933, quand arrivent au pouvoir les nazis, étouffant cette part de la culture allemande qu’ils abhorraient d’autant plus détestable qu’elle avait un succès qui jamais ne s’était démenti.
Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, sur qui la shoah pèse toujours comme un couvercle, faire taire ce théâtre symbole d’une culture authentiquement allemande et en même temps d’origine juive, est une erreur historique, une erreur politique, une idiotie, un signe de crasse ignorance : une petite barbarie.
Encore une.

De plus, dans Berlin déchirée en deux après la deuxième guerre mondiale, devenue Komische Oper, c’est encore un foyer d’innovation avec la présence de Walter Felsenstein, l’un des grands rénovateurs de la mise en scène lyrique, parallèlement au Theater am Schiffbauerdamm, le Berliner Ensemble de Bertolt Brecht. Dans la RDA communiste, les deux théâtres sont des lieux de création qui transcendent la vision qu’on peut avoir de ces années-là, et lorsque le mur tombe, la Komische Oper reste pendant un temps un théâtre « de l’Est », non pour sa programmation, mais par son public qui reste très localisé, il est encore l’opéra populaire de la Berlin de l’Est, et ce statut d’opéra « populaire », la Komische Oper va le garder, car son public est indéniablement plus jeune, plus bigarré, moins chic, même si le succès des dernières années a amené quelques amateurs d’opéra à se risquer à aller voir Die Perlen der Cleopatra d’Oscar Straus ou Ball im Savoy de Paul Abraham.

C’est ce théâtre emblématique de la ville avec son histoire, son incroyable succès et son public fidèle que le Sénat de Berlin (à majorité CDU, chrétien-démocrate, droite dite modérée) veut faire taire pendant des années au nom des économies qui ne devaient pas être aussi prégnantes pour ce théâtre puisqu’en septembre dernier le sénateur chargé de la culture Joe Chialo avait assuré les responsables actuels du théâtre qu’il ne serait pas touché à la rénovation. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient…

Le plan d’économies touche toutes les institutions culturelles berlinoises, dans une ville qui tire son identité de toutes les institutions notamment théâtrales et musicales de toutes sortes qui la peuplent, des Berliner Philharmoniker au Friedrichstadt Palast, le théâtre de revues berlinoises le plus connu aujourd’hui.
Il est vrai que la scène berlinoise est abondante, il est vrai que son organisation pose de vrais problèmes, ne serait-ce que la question des trois gros opéras, Staatsoper, Deutsche Oper et Komische Oper, résultat de l’histoire de la ville et des doublons nés de son partage par le mur, comme Konzerthaus/Philharmonie, Schaubühne/Berliner Ensemble et ces théâtres magnifiques et actifs qui peuplent l’ex Berlin-Est Volksbühne, Deutsches Theater, Gorki Theater, mais c’est aussi cette singularité qu’il faut savoir traiter en se disant qu’une telle abondance, une telle diversité est une immense chance, une singularité et pas un boulet.
Par ailleurs, la question des trois opéras est lancinante depuis des années, mais à ma connaissance aucune vraie réflexion sur le réseau des opéras publics n’a été menée,  et justement, le seul qui soit vraiment singulier, autre, différent, est la Komische Oper.
C’est pourquoi sa rénovation est pour Berlin un symbole et une chance.
Or, l’arrêter alors qu’elle vient de commencer, c’est dire clairement qu’elle n’est pas si utile, et surtout pas prioritaire. Après tout, les spectacles ont lieu ailleurs, comme si au théâtre ou à l’opéra le lieu ne comptait pas, ne respirait pas, ne transpirait pas une histoire et une profondeur. Comme si Saint Sulpice valait Notre-Dame

Or ce n’est pas une dépense, c’est un investissement sur l’avenir, pour redonner à ce théâtre sa place dans Berlin, sa place emblématique, historique, au centre vital de la ville, d’autant que les travaux concernent d’abord et avant tout les dispositifs professionnels, techniques et la scène. Que le Sénat de Berlin méprise à ce point l’une des institutions les plus fortes de la ville, est étonnant, est imbécile, c’est même inexplicable On applique une logique comptable dans une ville où plus qu’ailleurs d’autres logiques sont en jeu.

Les italiens disent tutto il mondo è paese : il n’y a pas de sensibles différences entre les politiques aujourd’hui en Europe. Personne ne nie qu’il y ait des difficultés budgétaires dans la plupart des pays, personne ne nie sans doute la nécessité de rationaliser, de faire des efforts, mais partout, la culture trinque d’abord, c’est ce qu’il y a de plus facile, de plus fragile et de moins visible. Mais surtout, ces politiques de gribouille induisent l’idée que la culture coûte tant, et sans rien produire de tangible que des paillettes, qu’on peut sans problème couper les vivres, vu que les acteurs culturels sont à la mangeoire, en quête de subventions sans fin sans rien donner en échange. Ainsi le politique sabre sans jamais convenir que si la culture a un coût, elle rapporte en terme d’image, de dynamisme, de flux touristiques, et donc économiques c’est clair à Berlin et surtout qu’elle est investissement pour la population…
Je ne me fais hélas aucune illusion, la culture, non plus que l’école n’ont jamais empêché les barbares, qu’ils s’appellent Mussolini, Hitler ou autres plus récents de s’installer au pouvoir, il y a des mouvements de fond contre lesquels on ne peut rien, la barbarie petite ou grande est déjà présente aujourd’hui, il suffit de regarder simplement l’Europe ou le pourtour méditerranéen, l’Argentine ou les USA.
Mais la culture reste une voix, un frein, un moyen aussi de lutter pour la pensée et contre les slogans faciles. Qu’à Berlin, la capitale d’Europe sans doute la plus blessée par l’histoire, la plus ballotée, la plus déchirée, si déchirée que ses blessures sont encore visibles et vives, on ignore ce qui fait l’identité historique de la ville au nom de millions ou de milliards qu’on a par ailleurs laissé dépenser pour construire gratte-ciels, nouveaux quartiers et ancien rénovés et gentrifiés, voire un palais impérial à mon avis moins symbolique et moins important pour cette ville que la Komische Oper, qui en est le cœur vivant. À Berlin aussi, les petites barbaries font le lit des grandes.

KOMISCHE OPER BERLIN 2015-2016: BALL IM SAVOY de Paul ABRAHAM le 20 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Adam BENZWI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Dagmar Manzel et l'ensemble de la troupe (scène finale) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Dagmar Manzel et l’ensemble de la troupe (scène finale) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Un théâtre où l’on peut voir avec le même plaisir Die Soldaten de Zimmermann, L’Orfeo de Monteverdi et Ball im Savoy de Paul Abraham est-il un théâtre comme les autres ? Evidemment pas : la Komische Oper de Berlin n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on pense qu’on a envisagé de le fermer, alors qu’il est sans doute le théâtre d’opéra le plus authentiquement populaire au monde. Y-en-a-t-il d’autre ? la Volksoper de Vienne sans doute, mais on est loin du niveau affiché à Berlin, l’ENO de Londres, peut-être, s’en rapprocherait, mais l’ENO n’a pas un spectre de répertoire aussi large, et tout de même moins populaire. J’aime être à la Komische Oper, et je crois ne pas être le seul, parce que c’est un théâtre profondément enraciné dans l’histoire du spectacle et aussi l’histoire de Berlin, une histoire du Berlin d’avant-guerre qu’on n’interpelle pas forcément
La Komische Oper était avant la deuxième guerre mondiale le très fameux Metropol Theater : fameux pour les revues berlinoises puis fameux pour les opérettes après 1918. Il renaquit de ses cendres (le bâtiment fut presque entièrement détruit, mais la salle miraculeusement préservée) sous le nom de Komische Oper en 1947, sous la direction de Walter Felsenstein et fut un lieu de référence de la Berlin Est du temps de la DDR. Le public de l’Est lui est apparemment resté fidèle. Elle est dirigée par le metteur en scène australien Barrie Kosky qui a succédé à Andreas Homoki. Son directeur musical est Henrik Nánási. Ce qui a longtemps caractérisé ce théâtre, c’était la présentation de toutes les œuvres en langue allemande. Barrie Kosky a renoncé à ce caractère, mais un système de surtitrage (dans le dossier de chaque siège) en allemand, anglais, français, turc, permet de suivre l’action. Pas de répertoire particulier, puisqu’il va de l’opéra (les grands standards, mais aussi l’opéra baroque, favorisé par une salle aux dimensions moyennes au Musical et à l’Opérette.
Il faut oser l’opérette. Je sais qu’en France elle ne jouit pas d’une grande popularité, sauf chez les publics du dimanche après midi. Il est vrai aussi qu’on s’est ingénié à la tuer. Il y avait dans ma jeunesse deux théâtres à Paris pour l’opérette, Mogador et le Châtelet. Tout jeune, mon oncle m’emmenait au Châtelet, temple des super productions populaires, où je découvris l’Aiglon de Rostand, et surtout L’Auberge du Cheval Blanc, de Benatzki qui me donna le goût de la musique classique et quelques années après, j’entrais en Wagner. On peut dire que mon parcours initial et initiatique, complètement solitaire, passa de Benatzki (à 8 ans) à Wagner (12 ans) via Johann Strauss (10 ans). Et le goût de l’opérette ne m’a jamais quitté. J’en vois de mes amis qui doivent frémir en me lisant.
Aujourd’hui, on joue l’opérette plus en province qu’à Paris, je ne sais dans quelles conditions, mais ce dont je suis sûr c’est qu’il y a un public, et qu’on considère tellement ce genre comme un sous-genre (sauf Offenbach) dans certaines officines de la rue de Valois (ou ailleurs) que je me demande quand on reverra à Paris une production digne de l’Auberge du Cheval Blanc puisqu’on a découvert la partition originale il y a peu de temps et que celle-ci révèle d’incroyables surprises.
À part le musical américain des années 50 ou 60, dont le Châtelet s’est fait aujourd’hui le chantre, c’est l’opérette viennoise et Offenbach qui ont raflé la mise : d’un côté pour Offenbach les réalisations scéniques et discographiques de Laurent Pelly et  Marc Minkowski, vigoureuses , musicalement référentielles, et de l’autre La Chauve Souris a eu les honneurs de l’Opéra Comique, la Veuve Joyeuse ceux du Palais Garnier : on n’a pas encore osé Le Pays du Sourire, et c’est dommage car dans l’enregistrement historique de l’œuvre , le couple Gedda-Schwarzkopf n’était pas si mal et l’on pourrait en faire une production de Noël avec des stars d’aujourd’hui. Mais dans ce type de production c’est plutôt l’Opéra qui s’encanaille(et avec le public d’opéra), cela ne fait pas partie des gènes. Il n’y pas de théâtre comparable à la Komische Oper de Berlin, hélas.
On a beaucoup ironisé dans les milieux autorisés (ou prétendus tels) sur le disque d’airs légers de Jonas Kaufmann (« Du bist die Welt für mich ») , mais c’est en pays germanique un vrai répertoire, très aimé, auquel se confrontent la plupart des chanteurs d’opéra.
L’opérette à la Komische Oper est l’autre continent, je dirais l’autre versant d’un répertoire qui raconte souvent les mêmes histoires qu’à l’opéra, souvent d’une grande qualité musicale, mais sur d’autres canons, avec une autre couleur, et aussi avec l’humour, l’ironie, la tendresse et même quelquefois la mélancolie  qui convient à ce genre, plus léger mais tout aussi sérieux…
C’est à la Komische Oper un continent pris en compte avec sérieux, dans des productions vraiment soignées: Im weiss’n Rössl (l’auberge du Cheval Blanc) en version presque originale avec trois orchestres (ce blog en a rendu compte) dans une mise en scène de Sebastian Baumgarten (Tannhäuser à Bayreuth…moins réussi que ce qu’il a fait sur le chef d’œuvre de Benatzki) et depuis l’an dernier, Ball im Savoy, de Paul Abraham, confiée au patron-maison, Barrie Kosky. Et on en sort non seulement heureux, mais ému. N’oublions pas que L’auberge du Cheval Blanc qui se passe en Autriche, à Saint Wolfgang, est une opérette berlinoise, tout comme Ball im Savoy.

L’opérette berlinoise est l’autre horizon de l’opérette germanique, stoppée net par l’arrivée du nazisme. La Berlin vivace, ouverte, délicieusement amorale des années vingt se reflète dans ces œuvres : l’hymne de Berlin, c’est Berliner Luft, extrait de l’opérette de Paul Lincke …que j’ai entendu un soir de réveillon à la Philharmonie dirigé par…Claudio Abbado qui abandonna le podium pour laisser les Berliner Philharmoniker le jouer seul en pilote automatique et la salle reprendre en chœur. L’opérette berlinoise a pris la place des revues mythiques du Metropol Theater que tout visiteur de Berlin devait avoir vues, une opérette tout sauf moralisante, acérée, ouverte à la musique, aux musiques du jour, une opérette aux couleurs de ce que Berlin fut depuis le début du XXème siècle.
Paul Abraham a laissé des opérettes célébrissimes : Viktoria und Ihr Husar, et Ball im Savoy. Cette dernière, créée en 1932, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, fut un immense succès, immense est un mot insuffisant pour qualifier le triomphe, dernier triomphe d’une musique marquée par l’air berlinois qui se confondait souvent avec l’air juif : les artistes comme Paul Abraham l’ont payé cher. L’œuvre a eu un destin, à Londres, elle a failli être reprise à New York, mais les reprises européennes après la guerre n’ont pas rendu justice à l’original. Il a fallu la reprise in situ sous l’impulsion de Barrie Kosky pour revenir à la musique originale, qui est vraiment extraordinaire d’invention et de rythme. C’est une musique qui fait creuset entre la tradition et la modernité, qui est à l’époque le jazz et la musique noire. Vous imaginez les nazis face à une musique cosmopolite puisant dans l’inspiration culturelle juive, (mais aussi hongroise et viennoise) et la toute neuve et fantastiquement vitale musique noire ? 1932 fut le chant du cygne de cette extraordinaire inventivité, et remarquons au passage qu’en 1932, Schönberg venait de terminer les deux premiers actes de Moses und Aron, l’autre rive musicale, à l’opposé, et tout aussi marquée par le judaïsme.
Barrie Kosky a voulu rendre hommage à cette musique judéo-berlinoise, typique d’une culture qui a irrigué la république de Weimar, une culture à la vitalité prodigieuse, une culture complètement ouverte qui faisait de Berlin une ville artistiquement disponible à tout. Et il l’a fait à sa manière. Kosky n’est pas un idéologue ; il ne faut pas chercher chez lui le Regietheater idéologique qui nous aurait sans doute projetés dans un Berlin pré nazi ou transposé l’œuvre dans une situation évidemment sérieuse et lourde… Il veut au contraire seulement faire « refonctionner » l’œuvre, lui donner de nouveau sa chance, et faire qu’on s’y amuse, aujourd’hui comme hier, et qu’ainsi Berlin retrouve son Berliner Luft. Le propos est assez sérieux : il s’agit de redonner à ce théâtre sa fonction et sa couleur, il s’agit de célébrer une identité berlinoise faite de plaisir de vivre et de liberté ; le vecteur choisi n’est pas du tout sérieux, et c’est revendiqué: Ball im Savoy a une trame hallucinante de légèreté et de banalité, qui fonctionne à merveille sur un public tout acquis à la cause. J’en recopie l’argument :

À leur retour d’un voyage de noces d’un an qui les a conduits partout autour du globe, Madeleine et Aristide de Faublas rentrent heureux et amoureux à Nice où ils sont accueillis par leurs amis et leurs domestiques Bébé et Archibald. Mais quelques heures après leur retour à peine, Aristide est rattrapé par son passé de noceur et séducteur. Un télégramme vient l’informer de la présence à Nice d’une ancienne conquête, la danseuse Tangolita, qui lui annonce sa présence le soir même au bal annuel du Savoy. Avec l’aide de son ami, l’attaché à l’Ambassade de Turquie Mustafa Bey, grand connaisseur de la gent féminine, six fois marié et divorcé, Aristide invente un prétexte pour se rendre le soir même au bal du Savoy, laissant sa femme à la maison. Madeleine, flairant la manœuvre, décide de se rendre elle aussi masquée, au bal , assurée de la complicité de son amie Daisy Darlington, une jeune musicienne et célèbre compositeur de jazz sous le pseudonyme masculin de « José Pasodoble » qui a décidé de révéler publiquement sa véritable identité au bal.

Je vous laisse imaginer tout ce qui va se passer pendant ce bal, où Aristide va comprendre que Tangolita ne le tente plus et qu’il est définitivement amoureux de Madeleine. Tout est bien qui finit bien. Je vous laisse penser aussi que derrière la ville de Nice se cache Berlin, la ville folle des années 20, et tous ses possibles.
Dans la trame (de 1932), on trouve un attaché à l’ambassade de Turquie six fois divorcé qui entretient avec ses ex-femmes une relation très détendue, et qui chante avec le sourire en citant… Mahomet… on trouve quelques aventures transgenres pas toujours très nettes, on trouve un Bal du Savoy plutôt déluré, c’est à dire une société au total moins sourcilleuse qu’aujourd’hui sur la bien-pensance. On se demande d’un côté s’il serait possible aujourd’hui d’imaginer un personnage comme Mustafa Bey, vu les circonstances, et de l’autre on reste étonné qu’en 1932, une femme imagine se faire passer pour un homme pour pouvoir montrer ses capacités de compositrice. Le livret (de Alfred Grünwald et Fritz Löhner-Beda) d’ailleurs est truffé de réflexions sur la condition féminine et sur la libération de la femme. L’œuvre n’est pas sérieuse, mais elle pose des personnages particulièrement avancés, et des situations très ouvertes sur des sujets qui aujourd’hui, sont très sérieux, voire subversifs.

Katherine Mehrling (José Pasodoble) et le Lindenquartett © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Katherine Mehrling (José Pasodoble) et le Lindenquartett © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Barrie Kosky voit notamment dans le personnage de Mustafa Bey, globetrotter polyglotte, riche, à l’imagination fertile pour les bons tours de la vie de patachon, une autre image se superposer, qu’il voit dans d’autres opérettes et d’autres œuvres ou films musicaux, notamment américains, celle du voyageur, cosmopolite, plein d‘idées, sympathique et léger, qu’il appelle familièrement « Ersatzjude ». Kosky s’appuie sur deux éléments, d’une part la musique, qu’il dit rappeler les musique juives de Bar-Mitsvah familiales, et non l’orientalisme turc, et d’autre part la figure du sémite, du levantin, qu’il soit juif ou arabe, qui s’adapte à tout et qui a toutes les bonnes idées qui font avancer l’action. Et il déclare avoir décidé de lui laisser tout son texte qui ne sonne pas aujourd’hui, vraiment pas du tout politiquement correct…
De l’autre côté, il y a Daisy Darlington, la femme moderne, qui fait avancer la cause des femmes, qui est compositrice de jazz et championne du monde de claquettes. Dans la production elle est championne de yodel parce que Catherine Mehrling qui l’interprète est imbattable en yodel..Cette figure de femme moderne, qui accueille le jazz, qui accueille le sexe (avec Mustafa avec lequel elle fait couple très libéré) c’est une figure typiquement berlinoise : d’ailleurs, le jazz n’a pas pris à Vienne comme il a pris à Berlin.
Voilà le genre d’analyse et de travail effectué par Barrie Kosky, on est loin de Francis Lopez, on est surtout loin de l’opérette qui endort le jugement sous des tonnes de bons sentiments, on est au cœur de questions qui nous agitent
Et sa mise en scène est évidemment échevelée,  comme toujours, avec sa foule de personnages plus déjantés les uns que les autres, qu’il aime insérer (un peu comme dans Die Schweigsame Frau à Munich) : le décor (de Klaus Grünberg, qui a signé les lumières) est assez léger, plus évocatoire que figuratif : ce qui l’intéresse ce sont les personnages, c’est l’ambiance, ce sont les costumes (splendides, de Esther Bialas), paillettes, couleurs, brillants, ce sont les individus, tous très caractérisés, des personnages colorés, des danseuses, des danseurs, des hommes-femmes, des femmes hommes, , il y a des danseurs du genre Chippendales, il y a des putes, des travestis, des bourgeois, des princesses, tous venus de partout, complètement cosmopolites et complètement livrés à la joie de l’immédiat et tous s’amusent comme des fous dans une fête délurée, dans un entrain communicatif. Il n’y a rien là de pervers, rien de malsain, il y a l’envie naturelle de s’amuser, dans une farandole qui malheureusement sera la dernière.
Ce qui l’intéresse aussi ce sont les situations, qui sont très proches de la folie et des quiproquos de Feydeau, notamment quand Aristide et Tangolita se retrouvent seuls dans un cabinet pendant que derrière le mur mitoyen Madeleine s’est retrouvée avec le jeune Célestin Formant, un avocat ramassé par hasard pour faire pendant à son mari volage. On est au bord du divorce, on appelle l’avocat, mais c’est justement son représentant, le jeune Célestin qui arrive et se trouve dans une délicate situation…on baigne dans Feydeau, jusqu’à ce que la vérité éclate : il ne s’est rien passé, ni entre Madeleine et Célestin, ni entre Aristide et Tangolita….
Deux parties très différentes : la première est un peu folle, vive, tourbillonnante, légère, mais aussi plus linéaire, la seconde est plus théâtrale ou plus vaudevillesque, plus déjantée (l’arrivée de José Pasodoble/Daisy Darlington sur son escalier monumental est désopilante) peut-être aussi plus acérée.

José Pasodoble (Katherine Mehrling) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Daisy Darlington/José Pasodoble (Katherine Mehrling) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Et Kosky aime montrer et provoquer les émotions. C’est ainsi que le public est emporté par le tourbillon, on a les airs en tête, on a tous le sourire, c’est un triomphe pour les chanteurs, quand Dagmar Manzel, incontestable et incontestée vedette de la soirée, fait taire les applaudissements et rappelle que Paul Abraham l’auteur et chef d’orchestre, qui fit triompher l’œuvre dans ce théâtre même, dut quelques mois après s’exiler, et devint fou. Un moment suspendu de silence dans la salle, quand l’ensemble de la troupe reprend en chœur en guise d’au revoir « Good night », l’un des airs les plus connus de Paul Abraham, extrait de Viktoria und Ihr Husar. Et là l’émotion étreint, jusqu’aux larmes. Barrie Kosky a bien réussi son coup.
*Ecoutez et regardez sur You tube

Mustafa Bey (Helmut Baumann) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Mustafa Bey (Helmut Baumann) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Toute la troupe est extraordinaire de vivacité, délirante, avec une incroyable vélocité dans les dialogues au rythme étourdissant. Bien sûr le Mustafa Bey de Helmut Baumann, avec sa rondeur, sa vivacité, l’incroyable rythme et le sourire permanent, la Daisy Darlington de Katherine Mehrling, belle voix, énergie, agilité scénique, je suis un tantinet moins convaincu de Agnes Zwierko en Tangolita, une sud américaine aux parfums vraiment slaves (ah! le cosmopolitisme…) qui devrait plutôt s’appeler Tangolitova, le couple Bébé (Christiane Oertel) et Archibald (Peter Renz) offrent un duo d’amour qui est l’un des clous de la soirée : émotion, délicatesse, sourire, tendresse. Une petite déception pour l’Aristide de Christoph Späth, scéniquement impeccable, vocalement un peu en retrait par rapport à ce qu’on attendrait, il est vrai qu’il pâlit aux côtés du rayonnement de Dagmar Manzel.

Dagmar Manzel (Madeleine) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Dagmar Manzel (Madeleine) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Car il y a Dagmar Manzel, cette Dame étonnante qui est aussi bien comédienne que chanteuse, l’une des grandes vedettes de la scène allemande, née à Berlin Est, qui chante l’opérette, ou le musical à la Komische Oper, et qui joue en même temps au Deutsches Theater de Berlin Gift de Lot Vekemans (pour lequel elle a eu le Prix du Theâtre allemand « Der Faust ») et même dans Tatort à la TV, la série policière la plus fameuse actuellement. Elle chante, avec un sens de la couleur, un rythme, une sensibilité et un humour incroyable, elle est agile, elle est d’une incroyable jeunesse, et elle sait aussi jouer sur une palette d’émotions larges, elle joue un personnage d’opérette, mais elle reste sensible, elle exprime une grande variété de sentiments et elle dit le texte parlé avec un sens du rythme hallucinant. Quel émerveillement! Quel bouillonnement!
Enfin, chœur et orchestre de la Komische Oper garantissent le très haut niveau musical de la soirée, dirigés par Adam Benzwi, qui fait exploser la musique dès le départ (avec les Savoy Boys : le Lindenquartett Berlin) grâce à un orchestre ductile, aussi bien jazzy que plus classique, doué d’une énergie et d’une fraîcheur enviables. Il en ressort l’idée d’une troupe, solide, incroyablement professionnelle, soudée autour de Barrie Kosky qui semble lui avoir  donné depuis qu’il dirige ce théâtre une inépuisable énergie créatrice.
Guettez les représentations de Ball im Savoy lorsque vous allez à Berlin, vous ne le regretterez pas, et surtout, vous découvrirez peut-être que l’opérette peut n’être pas ringarde, mais vive, mais intelligente, et aussi d’une profonde humanité. En ces temps de barbarie ordinaire, il peut-être important de la célébrer et surtout de la vivre.
*Regarder le trailer de la Komische Oper sur You Tube
[wpsr_facebook]

Final du premier acte © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Final du premier acte © Iko Freese/ Drama-Berlin.de