CRISE À LA COMÉDIE DE GENÈVE: SYMPTÔME D’UN MAL PLUS PROFOND

 

Fres Architectes Genève. Comédie de Genève, 

Une crise agite la Comédie de Genève, le plus grand théâtre de la ville suisse, qui désormais s’étale dans tous les journaux et médias locaux (et pas seulement puisqu’un article est paru dans Télérama il y a quelques jours) et remue les réseaux sociaux, dont l’ADN désormais est l’agitation ou l’insulte pour ne pas dire plus.

Pour faire simple, la directrice du théâtre, Séverine Chavrier, nommée en 2023 et ex-directrice du CDN d’Orléans, est accusée de maltraiter le personnel, de s’isoler en nommant autour d’elle une équipe exclusivement française et de mépriser les productions théâtrales suisses, ou plus précisément romandes.

Loin de moi l’idée d’entrer dans la polémique et d’émettre un avis en l’espèce, parce que ce qui se passe vraiment à La Comédie de Genève est une question qui concerne au premier chef la puissance publique genevoise et ses citoyens, et pas un « extérieur » de mon espèce, mais Genève étant le siège du site Wanderersite.com, co-fondé par des suisses et des français, d’autre part participant depuis plusieurs années comme critique à la télévision locale Léman Bleu, et enfin observateur extérieur attentif de la vie culturelle genevoise, je voulais ici essayer de chercher dans la situation générale et l’histoire récente des politiques culturelles dans ce coin de Suisse des raisons plus profondes à ce qui se passe à la Comédie.

Genève, une singularité

Genève, d’abord, est une ville singulière, place financière enviée dès la fin du Moyen-âge, devenue au XVIe avec l’arrivée de Calvin (français, né à Noyon), un fief protestant, une capitale de la Réforme. Elle a bénéficié d’un régime politique particulier, une « République patricienne » gouvernée par une oligarchie de grandes familles (un peu comme Venise) qui accueillit les réfugiés protestants, notamment les français depuis la révocation de l’Édit de Nantes en 1683. Brièvement rattachée à la France de 1798 à 1814 (aux temps des conquêtes de Bonaparte/Napoléon), elle devient à la chute de l’Empire le 22e canton suisse.
Genève a donc longtemps été une « république », une « Cité » au sens des cités grecques, autonome, de langue française, avec une constitution qui faisait l’admiration des Lumières, Rousseau bien évidemment, natif, mais aussi d’Alembert. La relation à la France est donc forcément structurelle dans cette aire géographique presque enclavée dans le territoire français, coincée entre Annemasse, Ferney-Voltaire et le Salève. Et cette relation est prégnante, mais aussi contrastée.

Quel plus beau symbole de ce contraste que la présence voisine de deux des plus grands représentants des Lumières, Voltaire, installé à Ferney, sur la frontière, mais en France, presque plus connu au XVIIIe pour son théâtre et son « ennemi » Rousseau, natif de Genève, qui disait ne pas aimer le théâtre (Lettre à d’Alembert sur les spectacles…).
Aujourd’hui, il suffit de voir les files de frontaliers le matin et le soir passer la frontière de Bardonnex pour comprendre aussi d’autres liens complexes qui unissent Genève à la France.
Historiquement donc, Genève n’a ni identité suisse, ni identité française, mais une identité… « genevoise », avec toutes les réserves requises sur ce mot « identité » qui recouvre tout et rien et détestable pour l’usage qu’on en fait en ce moment.

Pourquoi passer par l’histoire ? Parce que l’un des reproches faits à Séverine Chavrier est de s’appuyer dans sa gouvernance sur une équipe « française », la question « française » venant souvent à la rescousse quand il y a des problèmes.
Le débat sur les frontaliers français est l’un des marronniers de la vie politique locale et dans le processus désormais habituel des réseaux sociaux, « l’ennemisation » est de rigueur et donc désigner une trop grande présence de la France dans une structure culturelle genevoise est apte à réveiller les bonnes consciences helvétiques.
C’est le même processus qui est à l’œuvre ailleurs (France, Pays-Bas, Italie, USA etc… contre les immigrés, les arabes et tous les autres: il suffit de lire le détestable dernier ouvrage de Philippe de Villiers pour s’en persuader, au titre évocateur « Populicide ». On est toujours le populicide de quelqu’un… c’est simplement vomitif.
Et très largement anti-genevois, puisque la ville a une tradition historique d’accueil depuis les protestants, siège notamment du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

Genève est ainsi une ville suisse, mais d’ascendance profondément autonome et de culture française.
Ainsi la France, c’est le sparadrap du Capitaine Haddock (Dans l’Affaire Tournesol) et dont on a bien des difficultés à se débarrasser et parce que des français sont régulièrement présents sur la scène genevoise, qu’elle soit culturelle ou universitaire ou autre… Du côté de la culture, ce fut le cas au Grand Théâtre avec Renée Auphan (1995-2001) ou Jean-Marie Blanchard (2001-2009), à la Comédie de Genève avec Maurice Jacquelin (1939-1959), Hervé Loichemol (2011-2017) et au Théâtre de Carouge, l’autre institution théâtrale de référence, dirigé depuis 2008 par le français Jean Liermier, et qui le sera à partir de 2027, par Jean Bellorini, lui aussi français transfuge du TNP de Villeurbanne. On le voit, les français sont assez présents et la chose est suffisamment habituelle pour ne pas être mise en exergue comme un problème.

Trois écosystèmes culturels

La question de la Comédie de Genève est à mon avis une question de rôle, de statut et d’écosystème culturel, plus qu’une question de gouvernance suisse, française ou volapük.
Genève est en effet tributaire de son histoire (elle est venue d’ailleurs tardivement au théâtre, puis que le premier théâtre en dur date de 1782…)  et de sa situation au carrefour de plusieurs écosystèmes culturels.
– Un écosystème culturel international :
La ville est internationale, siège de nombreuses ONG et des Nations Unies, elle est politiquement reliée au monde et se doit d’avoir une politique culturelle qui soit le reflet de ce statut. Il est clair qu’au Grand Théâtre par exemple on entend bien des langues autres que le Français…
– Un écosystème culturel suisse :
C’est la « capitale » de la Suisse romande, et elle se doit évidemment d’affirmer la particularité de la culture romande, siège de maisons d’éditions, de fondations universitaires, et pôle linguistique et culturel qui répond à Zurich qui joue le même rôle (avec d’autres inflexions) en Suisse alémanique ou Lugano dans le Tessin italophone… Cette vocation culturelle, elle se doit de l’affirmer.
– Un écosystème culturel romand local.
Genève se doit aussi de favoriser, dans la droite ligne de ce qui précède, l’émergence de structures culturelles locales, et dans le domaine qui nous intéresse, de compagnies théâtrales, de personnalités (acteurs, metteurs en scène, artistes divers) qui doivent nécessairement trouver sur place une chambre d’écho pour pouvoir s’exprimer : qui pourrait contester le droit des artistes romands à avoir sur leur propre territoire et dans leur « capitale » un véritable droit de cité.

La question à poser est donc simple : dans le domaine théâtral, La Comédie de Genève peut-elle avoir réponse à tout et être un pôle international, national suisse, et d’expression locale.
À cette question je réponds clairement non, pour la simple raison que la ville et le canton fourmillent de salles (il s’en construit sans cesse) de lieux d’accueil, d’espaces de représentation et que la vie culturelle locale est suffisamment aidée par la puissance publique pour que chaque institution puisse avoir une fonction bien définie.

Quel rôle pour la Comédie de Genève ?

La Comédie de Genève fait depuis longtemps partie des grands coproducteurs de productions francophones ou non, (je pense par exemple à Apollonia de Warlikowski, que je viens de revoir à Varsovie, passé à Genève qui en était coproducteur en 2010) et qu’elle est un acteur incontournable de la scène théâtrale francophone, mais force est de constater qu’elle n’a pas été un moteur incontesté de cette même scène dans les quinze dernières années, alors qu’elle en a la vocation.

Ce rôle a été occupé par le Théâtre de Vidy-Lausanne, depuis Matthias Langhoff,  René Gonzalez, puis avec Vincent Baudriller (lire à ce propos notre récente interview qui éclaire particulièrement ce que peut être une institution théâtrale de référence en Suisse) et surtout depuis le fameux rapport Langhoff (1987)[1], où le célèbre metteur en scène, établissait les conditions nécessaires pour faire de la Comédie de Genève, dont le mandat de Benno Besson (1982-1989) auréolé de sa carrière brillante, avait fait pour la première fois un lieu de référence.
Les institutions politique genevoises reculèrent devant ce rapport, et Langhoff arriva… à Lausanne, où il dirigea Vidy entre 1989 et 1991 relayé ensuite par René Gonzalez.

Voilà à mon avis le nœud d’origine qui concerne le flou sur le véritable statut de la Comédie de Genève et qui a pâti des hésitations politiques.

Comme bien des structures culturelles, la Comédie de Genève est gérée par une fondation, la FAD, Fondation d’Art dramatique. Désormais installée dans de nouveaux locaux, (deux salles, ateliers de fabrication et de production, salles de répétition), il s’agit de faire correspondre à ces nouvelles conditions une nouvelle politique qui sorte cette institution du brouillard et en fasse enfin le théâtre de référence qu’elle n’est pas. C’est à ce défi qu’a correspondu la nomination de Séverine Chavrier en 2023.

Les données de la « crise »

Outre la question de la personnalité de sa directrice, on reproche à ce que j’en ai lu à Séverine Chavrier de ne pas valoriser suffisamment les artistes suisses, et notamment romands…
Là se pose une autre question qui est à la fois la question de la mission de la Comédie de Genève, mais aussi la politique menée par les autorités de Genève en matière de spectacle vivant qui dépasse largement le cas de Séverine Chavrier et qui rejoint ce que je disais plus haut sur les différents écosystème culturels qui se croisent ici, sans représenter les mêmes intérêts.
Il y a en effet une sorte de paradoxe à Genève.
D’une part c’est sans doute la ville d’Europe qui consacre à la culture les sommes les plus importantes et on voit fleurir depuis quelques années de nouvelles salles, dans la ville et dans le canton, dont les nouveaux locaux de la Comédie sont un exemple, mais on ne compte plus les projets de nouvelles salles polyvalentes ou non. En même temps, on ne lit pas vraiment un axe politique, mais une sorte de profusion du « laisser faire » à l’initiative d’institutions diverses, sans véritable armature, favorisée par une situation économique confortable. Pour quoi faire, pour quelle politique, quels publics etc… sont des questions qui n’émergent pas toujours.
Dans ce paysage riche et néanmoins peu lisible, la promotion du théâtre romand a sa place évidemment, mais pas forcément et systématiquement à la Comédie de Genève. Cette promotion n’y a sa place à mon avis que dans la mesure où compagnies, metteurs/euses en scène, acteurs/actrices singulier/ères sont susceptibles d’intéresser un public qui dépasse le cadre local. Dans un paysage « idéal » où la Comédie de Genève serait redevenue un des phares de la production théâtrale francophone internationale, un spectacle romand affiché à la comédie signifierait alors qu’il serait bon pour de larges tournées, d’abord en Suisse et pas seulement romande, puis en France et ailleurs.
Mais comme le faisait remarquer Vincent Baudriller dans l’interview qu’il nous a accordée l’été dernier, les compagnies romandes (et suisses en général) partent avec un handicap parce que les faire tourner coûte cher, vu que la Suisse est un pays au niveau de vie bien supérieur aux pays voisins et que les coûts sont donc multipliés.

La Comédie ne saurait être un théâtre d’accueil de productions locales conçues et élaborées sans magistère artistique de la direction, ce n’est pas son rôle. Ce doit être un théâtre qui produit et qui vend à l’extérieur des artistes suisses de qualité ou qui peuvent prétendre à la reconnaissance internationale. C’est la Comédie de Genève qui doit être le pilote, pas le simple espace d’accueil.
En revanche, son rôle à l’intérieur du territoire doit être de prospecter parmi les jeunes ceux qui sont susceptibles de « grandir » et leur offrir alors un espace de production.
Or, là encore « malchance », la Haute école des Arts de la scène est à Lausanne, c’est la Manufacture, qui est un vivier dans lequel Vidy-Lausanne se sert (l’institution est sur place) et la Comédie arrive forcément après. C’est d’ailleurs près de Lausanne, à Ecublens, que la RTS va s’installer bientôt, ce qui renforce encore la valence culturelle du pôle lausannois, et une certaine perte d’influence de Genève en la matière. Et ce qui se passe à La Comédie de Genève n’infirmera pas cette tendance.
Il faut alors élargir la perspective : la Suisse est un état décentralisé, et derrière le vocable « suisse romande », il y a plusieurs cantons, avec leurs habitudes, leur politique et leurs particularismes. Et aujourd’hui encore la seule institution théâtrale romande vraiment internationalement reconnue reste Vidy, à cause de son action en matière de création plus que la Comédie de Genève, car malgré son histoire, sa participation régulière à des coproductions, et une politique d’accueil bien installée de productions prestigieuses, elle reste un acteur secondaire en matière de création.
Par ailleurs, les grandes figures suisses de théâtre sont essentiellement des figures tournées vers le monde germanique, Milo Rau qui dirigeait NT Gent (Gand) en Belgique, est devenu intendant des Wiener Festwochen, et Christoph Marthaler qui a dirigé naguère le Schauspielhaus de Zurich, vit et produit essentiellement à Hambourg, quelquefois à Bâle et un peu à Vidy. La dernière figure notable est Julien Chavaz, formé à Zurich et à Lausanne, et donc lui aussi figure « hybride », qui a dirigé Fribourg, mais il s’est lui aussi tourné vers l’Allemagne puisqu’il officie désormais à Magdebourg,

Comme on le voit, l’échec du projet Langhoff, bien que vieux de près de quarante ans, a laissé des traces et dessiné de manière durable le paysage des théâtres référentiels de Suisse romande.
C’est pourquoi il ne sert à rien de compter les productions ouvertes à des artistes suisses à la Comédie de Genève, pour pleurer des larmes de francophobie, c’est stérile, c’est idiot, et juste bon pour des effets de manche. C’est une autre réflexion qu’il faut mener, plus productive.

 

Les nécessités

La première nécessité, c’est d’abord voir comment La Comédie de Genève peut jouer un rôle moteur pour animer la création sur le territoire et repérer les talents, s’il y en a, et ensuite voir comment se tissent les collaborations avec Vidy-Lausanne et avec La Manufacture. Il faut en effet de pas faire de doublons, et savoir comment jouer des complémentarités pour travailler sur le territoire francophone, qui n’est pas si vaste, et repérer les artistes à suivre qui émergent de la formation de la Manufacture, ou qui se font remarquer par telle ou telle production.
La deuxième nécessité, c’est qu’il faut aussi que Genève accueille le théâtre suisse des grandes institutions au-delà de la Suisse romande,  alémaniques, même si c’est plus difficile (ces théâtres sont organisés selon le système de répertoire et tournent peu) ou du moins dialogue avec eux d’une manière ou d’une autre, mais aussi les institutions tessinoises. Il y a des compagnies tessinoises qui jouissent d’un certain prestige comme la Compagnie Finzi-Pasca et ce tissu suisse est indispensable à montrer et valoriser si on veut que le théâtre suisse fleurisse au-delà des campanilismes clochemerlesques. Bref, il faut conduire un dialogue institutionnel et artistique avec toutes les forces vives institutionnelles du théâtre en Suisse.

Troisième nécessité, acquérir avec ces nouveaux locaux une personnalité propre, par des productions maison qui font parler. On a reproché, je crois, les coûts de production d’Absalon-Absalon, que Séverine Chavrier a produit la saison dernière, qui a déjà tourné l’an dernier et qui tourne actuellement, résultat d’une large coproduction internationale incluant outre Festival d’Avignon, Odéon et TNP en France et d‘autres, le Théâtre de Liège en Belgique, le Teatre Nacional de Catalunya à Barcelone et les Théâtres de la ville de Luxembourg , c’est exactement ce qu’on doit attendre d’une institution internationale, la Comédie de Genève est donc pleinement dans son rôle. Je ne vois pas pourquoi on lui fait ce reproche, c’est pour mener cette politique que Séverine Chavrier a été appelée.

 

De quelques fragilités…

Par ailleurs, on n’en parle pas actuellement, mais peu avant l’arrivée effective en fonction de Séverine Chavrier, les personnels de La Comédie de Genève s’étaient déjà si fortement plaints de maltraitance de la part du metteur en scène polonais Krystian Lupa, qui devait créer « Les émigrants » d’après W. G. Sebald et production de la gestion précédente, qu’au dernier moment décision a été prise d’une annulation totale. Le spectacle devant tourner à Avignon et ailleurs (Paris et Strasbourg) car Lupa est un phare du théâtre occidental, cela bouleversa bien des agendas. On entendit alors déjà affirmer que le talent de Krystian Lupa n’était pas en cause, mais sa manière de traiter les personnels… C’est exactement ce qu’on entend aujourd’hui sur Séverine Chavrier.
Il faudrait donc peut-être à mon avis aussi se poser la question non de la compétence, mais de l’attente réelle des personnels, peut-être rétifs au passage à la vitesse supérieure que requiert un théâtre d’obédience internationale : il y a dans ce type d’institution pour ce type de projet, une urgence, une mobilisation des hommes, des lieux, des finances, dont on avait peut-être aussi perdu le souvenir à la Comédie de Genève
Par ailleurs encore tout récemment (printemps 2025) le spectacle Cyrano de Bergerac, mis en scène par Lola Giouse, a été annulé sine die peu avant la première pour cause de dissensions dans l’équipe de création. Cela commence à faire désordre et ne sert pas l’image de l’institution. Quels qu’en soient les motifs en effet, une telle annulation montre de la part des artistes qui en sont les fauteurs un singulier manque de maturité, un certain amateurisme par rapport à l’institution qui les accueille, par rapport au public qui paie son billet, et par rapport à la tutelle qui finance : une production, c’est aussi un contrat moral. La Comédie de Genève n’est pas la salle polyvalente de Saint-Crépy-sur-Levrette.

 

Que faire ?

Dans tout cela, la question centrale est : que veut-on faire de La Comédie de Genève,

  • Une grande institution théâtrale reconnue pour ce qu’elle produit et qu’elle diffuse au niveau international ou un simple réservoir à CHF pour contribuer à des spectacles nés ailleurs,
  • Un théâtre national romand qui présente exclusivement des productions locales, au-delà des critères de qualité mais retenant le critère exclusif de « localisme ». Alors c’est un autre projet, un autre théâtre et il n’était peut-être pas nécessaire de construire cette sorte de Cité du Théâtre qu’est la nouvelle Comédie. C’est un critère payant pour certains bords politiques, mais totalement idiot pour une véritable politique culturelle ambitieuse.

 

Dernière remarque, qui concerne les pratiques de gouvernance en général. Les institutions théâtrales en France, au moins les grandes institutions, sont dirigées souvent par des artistes, notamment des metteurs en scène, et en nommant à La Comédie de Genève Séverine Chavrier on a voulu nommer à la tête de l’institution une metteuse en scène qu’on pense être une des grandes figures du théâtre de demain. Soit.
L’avantage, c’est qu’une telle nomination donne à la maison une couleur et une esthétique, qui déterminent des choix de répertoire mais aussi d’invitations ou de participation à des coproductions.
L’inconvénient, c’est qu’en prenant en main une nouvelle structure, dans de nouveau locaux au lendemain d’une grave crise (l’affaire Lupa) dans un territoire connu d’elle (elle est franco-suisse, née à Annemasse et a étudié à Genève) mais non encore profondément exploré artistiquement, la barque était un peu chargée, notamment si la maison n’était pas habituée à travers ses personnels à une nouvelle politique, des personnels subitement passés de 30 à 80, avec des charges nouvelles et forcément de nouvelles dimensions. Peut-être une nomination de transition d’un manager bon connaisseur et bon organisateur, eût-elle été plus habile au départ ou du moins une double direction artistique et administrative. Mais c’est trop tard.

La seule chose dont je sois profondément convaincu, c’est que la Comédie de Genève ne peut être la gare de triage de compagnies locales romandes demandant à être programmées : sa vocation est la production, l’accueil de spectacles de forte valence, de tous horizons et nationalités (Genève se revendique une ville internationale, il faut que son principal théâtre la représente), et la recherche pilotée par le théâtre même et sa direction artistique, d’artistes suisses émergents et prometteurs, pour leur confier des productions, dans un cadre bien défini et non pas répondre aux sollicitations de compagnies locales désireuses de s’afficher à la Comédie de Genève et d’occuper les trous d’agenda. On ne peut être à la fois théâtre d’une métropole internationale et théâtre municipal d’accueil des compagnies locales, à l’exception évidemment de celles qui affichent une qualité en cohérence avec le projet du théâtre.
Indépendamment de l’attitude de Séverine Chavrier, il me paraît ridicule de mélanger les genres, et nuisible pour l’image de l’institution. Les politiques ou les réseaux sociaux à l’affût du nombre d’artistes suisses programmés ne font que du populisme, très à la mode, et la violence qu’on a lu çà et là est indigne, et à l’opposé à la fois des traditions locales et d’une véritable politique culturelle pilotée. Qu’il y ait des lieux à Genève pour les compagnies locales, que la Comédie de Genève elle-même organise des semaines de l’émergence théâtrale ou programme des spectacles qui vraiment sortent du lot, c’est une question de politique artistique, mais en art, il n’y a pas de quotas dictés par les politiques ou les personnels. Les critères sont doubles : la qualité et la fréquentation.

Par ailleurs, il serait tout aussi ridicule que la Comédie de Genève soit assimilée à un CDN français (Centre dramatique national), ce n’est pas plus sa nature ni sa fonction. La Comédie de Genève n’est pas une excroissance de la Région Auvergne Rhône-Alpes qui n’est d’ailleurs pas un modèle.
Avec ses équipements, La Comédie de Genève est l’équivalent d’un théâtre national français, ou d’un grand théâtre francophone comme le Théâtre de Liège, c’est cela qu’il faut viser et c’est seulement comme cela que les deniers publics seront utilisés à bon escient.

Mais si on veut tout et son contraire, international et local, si on veut à sa tête une vraie figure du théâtre avec ses exigences mais que de l’autre les personnels ne sont pas encore prêts à ce saut-là, on met une flamme sur un océan de pétrole en croyant créer du caramel mou, on se voile lâchement la face, et on écoute les cris d’orfraie devant des politiques qui bousculent, comme en 1987 quand le rapport de Matthias Langhoff fut publié.  Cela signifie que personne ne sait quel rôle social, intellectuel, philosophique doit jouer cette institution-là, et alors, c’est grave et Genève risque de garder le non-théâtre qu’elle mérite et le théâtre francophone de référence en Suisse continuera donc de regarder vers Lausanne…

[1] Ce rapport est encore disponible : Matthias Langhoff, Le rapport Langhoff, Zoe éditions, 1987 et chacun devrait le lire s’il s’intéresse au théâtre et à sa diffusion.

L’ancienne (et historique) Comédie de Genève