@Judith Schlosser, Theater Basel
On ne rate pas une mise en scène de Christoph Marthaler. Et merci à la Comédie de Valence d’accueillir pour deux soirs cette variation sur le musical « My fair Lady » de F.Loewe.
Rappelons la genèse de ce spectacle. En 2010, le Theater Basel (qui est l’un des théâtre les plus appréciés, les plus ouverts et les plus inventifs de l’aire germanophone, récompensé par le label prestigieux de « Opéra de l’année » en 2009 par le mensuel berlinois « Opernwelt ») affiche une nouvelle production de « My fair Lady » dans une mise en scène de Tom Ryser, un spécialiste du genre en décembre 2010.
Parallèlement, Christoph Marthaler, très lié au Théâtre de Bâle, propose dans la petite salle d’un ensemble qui en possède trois, une variation sur My fair Lady, Meine Faire Dame, un spectacle à la fois poétique et désopilant, une rêverie sur le théâtre, le langage, la scène, la musique que Richard Brunel a réussi à présenter dans cette saison au chanceux public valentinois.
Le titre n’en est pas « Meine Faire Dame », mais « Meine Faire Dame, ein Sprachlabor » (Un laboratoire de langues) et le décor comme d’habitude hyperréaliste de Anna Viebrock est un laboratoire de langue, avec à droite un espace très années 60-70 avec un piano, un escalier, et un sol en parquet. La scène est délimitée à gauche par l’orgue, à droite par le piano, qui vont accompagner les différents moments de ce travail, car il s’agit vraiment de Moments musicaux où sont interpellés des grands succès de la Comédie musicale (et beaucoup d’extraits de My fair Lady) mais aussi de la musique d’opéra (un des acteurs chanteurs chante même l’intégralité du monologue de Lohengrin « In fernem Land » sans être ridicule), on entend aussi Manon de Massenet ou la Flûte enchantée de Mozart. Le spectcale ouvre par l’exécution au piano de l’ouverture du Freischütz de Weber. A travers ces extraits, c’est toute une réflexion sur le langage musical et sur le langage articulé qui se met en mouvement.
On se rappelle que l’histoire de My fair Lady, inspirée de « Pygmalion » de G.B.Shaw, raconte l’entreprise du professeur Higgins, grand phonéticien, qui a décidé de faire d’une fleuriste , Eliza Doolittle, à l’anglais particulièrement cabossé, un modèle d’expression et de prononciation anglaise aux prix d’exercices inhumains et de souffrances – car apprendre, c’est aussi souffrir-…Évidemment l’amour passe par là…
On parle allemand sur scène, mais aussi et surtout anglais, l’anglais à articuler des exercices de prononciation(«the rain in Spain stays mainly in the plain») , dirigés par l’acteur Graham F.Valentine, qui joue son Professeur Higgins, s’adressant à trois Eliza Doolittle, dont la plus vieille est sans doute l’originale, vu le duo final que l’Eliza vieillie et le professeur Higgins entament, hésitants, au rythme (des)endiablé qui convient à leurs jambes vieillissantes, mais qui fait jaillir une indicible poésie et une très grande émotion.
Alors, dans ce monde toujours un peu déjanté des personnages de Marthaler, on croise un organiste qui est le Monstre de Frankenstein (à qui on doit aussi apprendre le monde), une hôtesse de l’air, des couples qui se font et se défont, qui chantent des duos de Comédies musicales (ou qui els miment de manière stupéfiante), des personnages qui montent et descendent un escalier par les marches ou la rampe, comme dans certains films musicaux américains des années quarante. Le programme nous annonce le début d’une quête, d’une réponse à donner face à une menace:
« Le professeur Zoltan Karpathy, de retour de la conférence annuelle sur les accents du sud de l’Angleterre, découvre devant la porte de son laboratoire de langues un énorme bouquet d’hortensias. Fiché au milieu du bouquet, un petit billet ainsi libellé : « Vous avez jusqu’à minuit pour résoudre l’énigme suivante, ou je ne réponds plus de rien : Qu’est-ce qui est d’abord de l’air pur, puis une ombre qui chantonne, puis une douleur, puis un souvenir ? Déposez votre réponse à l’heure dite sous la selle de la jument Bystander, dans l’hippodrome de notre ville. Vous menaçant de tout cœur, votre F. D. » En un éclair, le professeur comprend qu’il est démasqué… »
Voilà le point de départ(?) d’une histoire qui n’est pas linéaire, qui ne raconte rien que le voyage de la langue et du langage, les liens entre musique, geste, parole et leurs interactions dans les relations humaines, qui raconte aussi bien sûr le théâtre, par un extraordinaire travail de précision sur le comique de répétition, sur le silence créateur de gêne, puis de rire (le début est stupéfiant: le pianiste arrive sur scène, debout près du piano et ne dit rien, un silence s’installe et au bout de quelques instants, quelques rires fusent, provoqués par la simple gêne de ce silence inexplicable. ). Les acteurs-chanteurs sont étonnants, rappelant par certains gestes le duo Shirley et Dino à ses débuts (quand c’était bon) deux d’entre eux sont même de bons chanteurs, et on admire leurs gestes mesurés, leur manière de faire aller leur corps dans des mouvements jamais nets, jamais achevés, avec toujours un moment où cela décroche, cela déjante et provoque des rires, discontinus, dispersés dans la salle, car chacun rit à son rythme, et prend le spectacle au creux de sa propre intimité.
On ne rit jamais à gorge déployé, on rit chacun dans son coin à mesure que tel ou tel détail parle, car le théâtre de Marthaler parle à l’individu-spectateur, jamais à toute une salle. Et puis comme souvent chez Marthaler, les 30 dernières minutes disent autre chose, elles disent l’amour, la nostalgie, la mélancolie, la poésie, le temps perdu et retrouvé, les moments musicaux s’allongent, le rythme se ralentit, comme dans la Grande Duchesse de Gerolstein par exemple): c’est là où les spectateurs qui n’entrent pas dans cette logique s’en vont (curieusement, à dix minutes de la fin, ils n’ont pas la patience d’attendre…). Certes, Marthaler c’est un regard sur un monde qui fut et qui est, un peu « cheap », toujours tendre, souvent nostalgique (on a passé depuis longtemps la mode des labos de langue de ce type). Il faut se laisser prendre à ce théâtre qui semble ne rien dire et qui dit tant et tant de choses sur nous, sur les humains, sur notre parole, sur notre rapport au monde, à l’image (il faut noter le lien calculé entre de ce qu’on voit sur le plateau et les images projetées sur l’écran plat en fond de scène, par exemple, la Dame – une sorte de Thatcher- qui apparaît sur l’écran lorsque les acteurs répètent les premières phrases anglaises, au début du spectacle, ou les pantoufles encore étiquetées portées par le professeur, qui apparaissent sur l’écran quand il a enfin de vraies chaussures aux pieds…) et surtout sur notre rapport intime au théâtre, à notre histoire, à nos gestes – même et surtout les plus familiers -.
En conclusion, je ne puis que me réjouir que ceux qui ne connaissaient pas cet univers aient pu s’y confronter et y entrer, car c’est vraiment un travail très symbolique du projet de Marthaler, un travail sur les effets et les liens entre musique et parole, musique et théâtre, musique et fantasme, et aussi un extraordinaire travail d’orfèvrerie théâtrale que seul à mon avis le théâtre germanique peut ainsi défendre. Si vous avez l’occasion de voir ce spectacle, courez-y; et si vous avez la chance d’habiter le sud de l’Alsace ou le nord du Jura, allez au Théâtre à Bâle, il y a toujours un Marthaler à prendre, et tant de spectacles stimulants et neufs.