L’ÂGE DU CAPITAINE LISSNER…OU MINESTRONE ALLA MELONI

Quelques éléments pour comprendre les enjeux réels du départ forcé de Stéphane Lissner de Naples…

 

Les relations entre la France et l’Italie ne se sont pas améliorées grâce à Gerald Darmanin et ses « externations » (une francisation d’un mot italien esternazione utilisé il y a quelques décennies à propos de déclarations intempestives répétées de Francesco Cossiga, alors Président de la République Italienne) contre Giorgia Meloni, le Président du conseil italien (elle ne veut pas de féminisation de la charge, elle est un-homme-un-vrai), d’extrême droite. Elle serait incapable de gérer les questions d’immigration, une affirmation qui viserait en même temps l’éventuelle incapacité du Rassemblement national à résoudre la même question dans la France d’un éventuel futur. Un coup de billard à deux bandes en quelque sorte.
Quelques journalistes ou articles ont ensuite fait le lien avec le décret que le gouvernement Meloni a promulgué le 4 mai dernier stipulant que les « Sovrintendenti » étrangers d’opéras ne pouvaient dépasser 70 ans, visant en premier lieu Stéphane Lissner, 70 ans depuis janvier dernier, et Dominique Meyer, 70 ans en 2025. Ainsi, la tension entre les deux pays viserait aussi ces français à la tête de deux théâtres emblématiques ô combien de la péninsule, le plus célèbre théâtre du monde, la Scala, et le plus ancien grand théâtre italien, au passé glorieux et au présent plus difficile, le Teatro San Carlo de Naples. En plus, c’était facile d’accuser les néofascistes de préférences nationales, voire nationalistes : les pauvres petits français victimes des méchants nationalistes italiens.
En fait c’est beaucoup plus compliqué, d’abord parce que personne n’a relevé la présence parmi les sovrintendenti d’opéras de la Péninsule d’un troisième français, Mathieu Jouvin, à la tête du moins emblématique Teatro Regio di Torino, l’opéra de Turin, il est vrai bien plus jeune (44 ans) et non concerné par le décret « scélérat ».

Ni Lissner ni Meyer ne sont des perdreaux de l’année, ils ont eu chacun une carrière complète, enviable, glorieuse, et leurs postes italiens ne sont que des cerises sur un gâteau énorme qu’ils ont déjà mangé et digéré. Pour chacun, c’est le mandat en plus – pas forcément en trop d’ailleurs- rejoints dans leur situation par Alexander Pereira, qui a démissionné il y a quelques mois de l’Opéra de Florence pour d’autres raisons, suite à un lâchage politique local, sinon le dit décret l’aurait atteint lui-aussi (il a plus de 75 ans). On ne pleurera pas sur leur situation personnelle, même s’ils sont en l’occurrence victimes d’un décret dont la brutalité est aussi l’indice du style du gouvernement qui l’a promulgué.
Ensuite, c’est essentiellement de Lissner dont il s’agit puisque Dominique Meyer n’est concerné que dans la mesure où il atteindra 70 ans dans dix-huit mois, en 2025, l’année où son contrat actuel arrivera de toute manière à échéance, et c’est donc bien moins traumatique…

Pourquoi Lissner ?
La présence à la tête d’opéras italiens de Sovrintendenti étrangers est relativement récente, une petite vingtaine d’années, et c’est la nomination de Stéphane Lissner à la Scala qui en a inauguré la mode en 2004, suite à la démission de Carlo Fontana et du départ de Riccardo Muti de la direction musicale. Si la fonction est symbolique et que la Scala en Italie est une institution emblématique, tout comme le San Carlo, il reste que dans la marée de problèmes du pays, il peut paraître suspect qu’un décret règle toutes affaires cessantes un problème de sovrintendente d’opéra.
Essayons donc d’y voir clair car dans cette affaire il y a à la fois les faits avérés, les dessous, et d’évidentes motivations politiques, c’est un faisceau (aucune référence à des « fasci » bien connus du passé) de données qui sans doute aboutissent à la situation présente, où miroir et alouettes se sont singulièrement rapprochés.

En visant Lissner, le gouvernement pensait jouer sur du velours.
Il y a en effet à la fois une opportunité politique et de l’autre une vieille animosité contre Lissner, partagée par une partie du milieu musical italien, qui remonte à loin, et plonge ses racines dans la manière dont il a été nommé à la Scala. Pour le percevoir, il faut essayer de comprendre comment fonctionnait, et comment fonctionne la gestion du lyrique en Italie.

Comment sont gérés les opéras en Italie ?
La loi actuelle sur les Fondations Lyriques et symphoniques remonte à 1996, et elle fait suite à une loi de 1967 qui reconnaissait le “caractère d’intérêt général” de l’activité lyrique et symphonique “dans la mesure où elle est destinée à favoriser l’éducation musicale, culturelle et sociale de la communauté nationale”.
Ainsi, en 1967, l’État a attribué aux institutions lyriques et symphoniques l’autonomie, une personnalité juridique de droit public, s’engageant, par l’attribution de subventions publiques, à la protection, au développement et à la valorisation de ce secteur. Mais le système a manqué de souplesse et surtout les financements n’arrivaient pas en temps et heure, obligeant les institutions à des prêts bancaires pour continuer l’activité en attendant les subventions, avec les difficultés inhérentes (intérêts bancaires etc..) sans permettre aux privés d’entrer dans ces institutions pour compenser le défaut de l’État.

En outre, on mettait à la tête des institutions lyriques un triumvirat :

  • Sovrintendente, chargé de la gestion et responsable suprême de l’institution
  • Direttore artistico (directeur artistique, « aux compétences musicales reconnues ») chargé de l’organisation des saisons et de toute la partie artistiques (chanteurs, metteurs en scène etc…)
  • Direttore musicale (directeur musical) dont la charge principale était de diriger des concerts symphoniques avec l’orchestre du théâtre et quelques productions de la saison.

L’avantage politique de ce système à trois têtes était surtout dans un pays de régime parlementaire de permettre aux partis en place de se partager les postes (la fameuse lottizzazione), là où le sovrintendente était Démocratie chrétienne, le directeur artistique était d’opposition de gauche et vice-versa, le plus souvent avec des compétences reconnues pour chacun parce que chaque parti avait ses intellectuels, ses grands commis etc…

Le nouveau système de Fondations de 1996 a fait de ces institutions des personnalités juridiques de droit privé, mais gérées de manière hybride par le public et le privé, permettant une implication plus forte des acteurs publics locaux, villes, provinces, régions, mais aussi permettant l’entrée au pot financier d’acteurs privés. En réalité, les privés ont bien voulu participer au financement des institutions les plus prestigieuses, mais les autres Fondations, moins médiatiquement juteuses ont connu tour à tour des jours très difficiles que ce soit l’Arena di Verona, le Petruzzelli de Bari, l’opéra de Florence, le Carlo Felice de Gênes…
Ces sovrintendenti étrangers étaient censés aussi apporter dans la corbeille de la mariée des sponsors en nombre – Pereira en particulier, qui avait si bien réussi à Zurich – ce qui n’était pas indifférent dans un pays surendetté qui ainsi voyait ses charges allégées dans les théâtres qui coûtaient le plus cher.
Enfin, la loi sur les Fondations ne fait plus une obligation du triumvirat Sovrintendente/Directeur artistique/Directeur musical. Elle stipule que le Sovrintendente « peut » être assisté d’un directeur artistique et d’un directeur administratif, mais elle donne clairement au Sovrintendente la prééminence.
De plus, Lissner a inauguré une autre mode, appliquée aussi bien ensuite par son successeur Alexander Pereira que par Dominique Meyer, celle de cumuler les fonctions de Sovrintendente et de Direttore artistico, sur le modèle en cours dans toutes les autres maisons d’opéra non italiennes.
Le milieu musical italien a très mal supporté ce changement et garde encore la conviction qu’un directeur artistique est nécessaire, qui, selon la loi devait être de « compétence musicale éprouvée ». Signalons au passage que le troisième larron français, Mathieu Jouvin, à Turin, est flanqué d’un Directeur artistique, ce qui contribue ainsi à le « dédouaner ».
Quand Stéphane Lissner se montra à la TV incapable de reconnaître un certain nombre d’airs d’opéra, cela fit plus que jaser sur sa « compétence musicale éprouvée » (il s’en est largement expliqué depuis) même s’il reste qu’il n’a pas si mal réussi là où il est passé, Châtelet, Aix, Real Madrid, Wiener Festwochen, Scala, Paris et même Naples, où malgré les difficultés, il propose une programmation plutôt flatteuse qu’on n’avait pas vue à Naples depuis longtemps (voir sa prochaine saison dans ce Blog bientôt).
Mais il était le plus fragile, parce la situation napolitaine est difficile à plusieurs niveaux, que les forces artistiques locales sont la grande faiblesse de la maison, et que le théâtre lui-même a besoin de restaurations.
Les restaurations coûtent, mais remettre sur pied des forces artistiques et les projeter à un niveau international coûte de l’argent, demande du temps, et provoque en plus beaucoup de douleur. Il est évident qu’il a les mains relativement liées, que cela se sait et que sa position est donc a priori délicate, même si Lissner en a vu d’autres et qu’il a toujours été très habile.
D’où le coup d’arbalète qui l’a visé le 4 mai dernier avec le décret du gouvernement : il visait un maillon plus faible, supposant que le milieu musical italien et le milieu local napolitain ne broncheraient pas.
De fait, le Maire de Naples a simplement pris acte de la situation en déclarant le 16 mai : Le nouveau directeur du Théâtre San Carlo sera choisi par le biais d’un appel d’offre, après le départ à la retraite de Stéphane Lissner le 1er juin prochain en raison du décret (du 10 mai 2023 n° 51) qui envoie les directeurs étrangers des fondations symphoniques lyriques à la retraite après l’âge de 70 ans.
Telle serait la volonté du maire de Naples Gaetano Manfredi, et président de la Fondation, qui a illustré lors de la réunion du Conseil, les effets du décret et les scénarios qui s’ouvrent pour le théâtre napolitain à moins d’un mois de la présentation de la saison  23/24 (élaborée par Lissner). Sans autre forme de procès…
Au cours de cette réunion, le Conseil a approuvé les comptes 2022 du théâtre, avec le seul vote négatif de la Région, à cause de coûts supplémentaires (frais de logement) s’ajoutant au salaire du Sovrintendente, mais aussi de coûts d’embauches de 66 personnes (en réalité des transformations de CDD en CDI et d’autres éléments financiers considérés comme excessifs.
Tout cela nous montre que la position de Stéphane Lissner, pas contestée artistiquement, était très affaiblie sur la place de Naples, alors que son intronisation il n’y a pas si longtemps l’avait été avec tambours et trompettes… La Politica è mobile qual piuma al vento pour pasticher le Rigoletto de Verdi.

Il reste qu’une fois de plus le politique tue dans l’œuf un projet qui gardait sa fascination et son intérêt parce que Naples, qui fut et reste un phare de la culture, mérite un San Carlo digne d’elle. Impossible de travailler sur le long terme, une expression insultante dans un monde gouverné par le tout, tout de suite
Mais les politiques de ce côté-ci ou de ce côté-là des Alpes adorent la culture, surtout comme variable d’ajustement. Sans compter qu’en Italie l’opéra est aussi en crise, et plus encore le théâtre, mis à terre, malgré des noms comme Castellucci (désormais plus intéressé par l’opéra, plus lucratif), ou mieux Emma Dante et Pippo Delbono, qui continuent de porter fortement un vrai travail de création et où les scènes napolitaines ont une place particulière pour la créativité. Un paysage pour le reste complètement dévasté.

Le fameux décret
Le décret du 4 mai dernier dont voici le texte  ( DECRET 70ans  en italien) stipule qu’il s’agit de rétablir l’égalité de traitement pour certaines charges à l’intérieur des Fondations Lyrico-symphoniques, « L’intervention réglementaire découle d’une nécessité générale de réorganiser une matière marquée par des incohérences évidentes dans la détermination de l’âge de la retraite des surintendants des fondations lyriques-symphoniques. En effet, il existait des limites différentes en fonction de l’origine et de la nationalité du sujet. Une situation qui, de fait, discrimine les citoyens italiens. »
En fait, les Sovrintendenti italiens qui ont fait leur carrière dans l’administration publique italienne sont tenus à partir en retraite à l’âge maximum de 70 ans, alors que les étrangers, même retraités dans leur pays, peuvent signer un contrat de droit privé qui n’est pas soumis aux mêmes règles.
Le décret en conclut : « La loi approuvée aujourd’hui par le Conseil des ministres intervient dans plusieurs directions, en rétablissant le principe d’égalité au sein des fondations d’opéra. D’une part, elle permet d’accorder des nominations à tous, pensionnés ou non, jusqu’à l’âge de soixante-dix ans. D’autre part, il fixe la limite statutaire obligatoire de soixante-dix ans pour le poste de surintendant : lorsque cet âge est atteint, le contrat est automatiquement résilié. Enfin, un règlement transitoire est édicté pour ceux qui ont déjà atteint cette limite, afin de permettre une transition ordonnée et, en même temps, un renouvellement des générations. »
Voilà un décret gouvernemental qui ne traite que d’une seule fonction, celle de Sovrintendente (Surintendant) et qui ne vise donc dans l’immédiat qu’un seul manager, Stéphane Lissner. Cela ressemble à un décret ad hominem, avec une méthode peu orthodoxe, sous prétexte d’égalité de traitement italiens/étrangers. Quelle bouillie ! Un vrai minestrone…

La fin des « Enti lirici » et la naissance des Fondations n’a pas dans la mémoire collective supprimé la double fonction directeur artistique/Sovrintendente, une des questions douloureuses qui traverse l’organisation des opéras et les sovrintendenti visés,  mais elle a renforcé les pouvoirs locaux en matière de nominations, sans d’ailleurs supprimer les excès politiques : à Turin un excellent sovrintendente, Walter Vergnano, en charge depuis 19 ans, a été forcé à la démission par la nouvelle municipalité « Cinque stelle » en 2018, qui a profité d’un accident survenu dans le théâtre pour l’accuser de mauvaise gestion et a nommé un notoire incapable, source de catastrophes à répétitions pour l’institution.

En France, le localisme (un terme je crois chéri par le Rassemblement National) appliqué à la culture cache quelquefois des choix partisans (le terme est faible) ou féodaux, où la culture ne vaut que vassalisée, comme le montre Laurent Wauquiez en Auvergne-Rhône-Alpes.

C’est différent en Italie, où l’État n’a pas eu le pouvoir régulateur en matière de culture qu’il a pu avoir en France (L’État Culturel, selon l’expression célèbre de Marc Fumaroli).
En effet, le président du « Consiglio d’indirizzo », le conseil d’administration des opéras est le Maire de la ville où est installé le théâtre, et la nomination du Sovrintendente dépend beaucoup du maire et des contextes locaux. C’est vrai dans le cas de Naples où Lissner avait été nommé avec le soutien conjoint du maire de Naples (Gaetano Manfredi, indépendant soutenu par une coalition de centre gauche) et du président de la région Campanie (dirigée par Vincenzo de Luca, du parti démocratique – le grand parti de gauche) et on a vu que c’est moins vrai en ce moment, c’est aussi le cas de Florence, où Pereira a été très appuyé par la mairie de Florence (Dario Nardella, du Partito Democratico ) jusqu’à ce qu’elle le lâche, et c’est enfin le cas à Milan où Dominique Meyer était et reste très soutenu par le Maire de Milan,  Giuseppe Sala (Centre gauche).
On le remarque, les trois sovrintendenti étrangers de Milan, Naples, et Florence ont été appelés et nommés par des municipalités de gauche ou centre gauche, dans l’opposition aujourd’hui. Ce n’est pas indifférent.

Mais le pouvoir italien actuel et notamment les néo-fascistes (et Forza Italia) ont des tendances centralisatrices, au contraire de la Lega de Matteo Salvini fortement fédéraliste. Et ils ont très vite envie de peser plus sur les nominations des plus hautes charges y compris culturelles (directeurs de musée ou directeurs d’opéra). Le sous-secrétaire d’Etat à la culture Vittorio Sgarbi, un critique d’art plus connu dans les médias que dans les musées pour ses polémiques à répétition a souvent pointé les étrangers à la tête d’institutions culturelles italiennes, et la manœuvre anti-Lissner cache une autre manœuvre que les presses française et italienne ont relevé, sans toujours d’ailleurs mesurer les arcanes du tir en cascade qui est mis en place.
L’idée est d’abord de donner à l’État un rôle plus actif dans le choix des personnes qui gouverneront les institutions culturelles (et autres) (le modèle est français… ) en orientant les appels d’offre et ainsi couper l’herbe sous les pieds des institutions locales.
C’est ce qui était prévu pour Naples. Lissner vidé, on installait presque directement quelqu’un d’autre…
L’enjeu, en fait, n’est pas le San Carlo dont le gouvernement se soucie aussi peu que de sa dernière chemise (noire), mais tout d’abord sa première cible – avant d’autres-, la RAI, « mamma RAI », à la tête de laquelle était Carlo Fuortes, ancien Sovrintendente de l’Opéra de Rome, aujourd’hui démissionnaire.

Qui est Carlo Fuortes ?
C’est un universitaire, spécialiste de l’économie de la culture, il a dirigé pendant de nombreuses années l’Auditorium Parco della Musica, l’ensemble construit par Renzo Piano au nord de Rome où se déroulent les grands concerts symphoniques, il a été en 2012-2013 commissaire extraordinaire pour sauver de la faillite le Teatro Petruzzelli de Bari, mais aussi l’Arena di Verona en 2016 qu’il a sauvée du désastre. Et de 2013 à 2020, il a été aussi le Sovrintendente du Teatro dell’Opera di Roma à qui il a redonné une armature, avec l’aide de Daniele Gatti comme directeur musical. En somme, un personnage non seulement important, mais surtout intelligent, inventif, ouvert, que tout le monde donnait logiquement comme futur Sovrintendente de la Scala de Milan : c’est l’un des deux meilleurs managers lyriques en Italie aujourd’hui (avec Francesco Giambrone, son successeur à Rome) et sa nomination de l’opéra de Rome à la RAI a suivi l’exemple de celle de son lointain prédécesseur Paolo Grassi, nommé de la Scala à la RAI en 1977. Un profil de gauche modérée, assez consensuel, idéal pour Mamma RAI, comme on dit en Italie.
Or, à un poste aussi sensible avec un gouvernement dont tout le monde sait qu’il ne partage pas les idées, il était sur un siège éjectable ou sur un tapis de peaux de bananes. Il a donc préféré démissionner, en insistant sur les intrusions intempestives du pouvoir sur la programmation, et empêchant ainsi ce qui bruissait dans toute la presse, à savoir son arrivée illico presto à Naples au San Carlo en remplacement de Stéphane Lissner.

La manœuvre Lissner/Fuortes
Voici les termes conclusifs de la démission de Carlo Fuortes :
« Je ne peux pas, pour faire approuver les nouveaux plans de production par le conseil d’administration, accepter le compromis de consentir à des changements – bien qu’évidemment légitimes – de ligne éditoriale et de programmation que je ne considère pas comme étant dans l’intérêt de la RAI. J’ai toujours considéré la liberté de choix et d’action d’un directeur comme un élément essentiel de l’éthique d’une entreprise publique. Mon avenir professionnel – dont on parle beaucoup dans les journaux ces jours-ci, pas toujours à dessein – n’a pas d’importance face à ces raisons et ne peut pas faire l’objet de négociations. Je prends donc acte que les conditions ne sont plus réunies pour poursuivre mon travail d’Administrateur délégué (NdR : titre du directeur de la RAI). Dans l’intérêt de l’entreprise, j’ai communiqué ma démission au ministre de l’économie et des finances”. »
En démissionnant, Fuortes coupe l’herbe sous le pied du gouvernement qui n’aurait de toute manière pas manqué de le renvoyer à ses chères études dans les prochaines semaines : il en dénonce officiellement les manœuvres et les pressions, regagne sa liberté de parole et surtout susurre que la nomination à Sovrintendente (de Naples ou d’ailleurs) ne peut être lubie gouvernementale décidée à l’avance, ce que les stratèges du gouvernement Meloni avaient semblé oublier. Il a d’ailleurs par ailleurs précisé : « compte tenu de cette situation, il n’y a pas, à mon avis, de conditions pour occuper le poste de directeur du théâtre San Carlo ».
Le gouvernement pensait jouer sur du velours oubliant un peu que l’Italie c’est le pays de Machiavel (versant noble) et de la combinazione (version sale), il a surtout voulu aller un peu vite en besogne, faisant de Lissner le premier pion d’une manœuvre bien plus large et d’un plan visant clairement à placer ses propres hommes là où c’est important, utilisant les opéras pour leur statut prestigieux et leur importance politique très relative pour recaser noblement les démissionnés.
L’enjeu, ce sont donc les procédures de nomination pour que l’Etat-Meloni s’installe partout, et en priorité à la RAI, déterminante pour avoir un paysage médiatique avec pour pôle public une RAI instrument du pouvoir, et pour pôle privé les trois grandes chaines encore aux mains d’un Berlusconi affaibli par la maladie et momifié par les liftings, mais toujours aux aguets et surtout partie de la majorité gouvernementale. Donc au total les six grandes chaines de télévision seraient aux mains du pouvoir. Pluralisme quand tu nous tiens.
Il reste que l’Italie étant ce qu’elle est, les majorités les plus solides le sont toujours jusqu’à ce qu’elles s’autodétruisent, au jeu très italien du je te tiens tu me tiens par la barbichette, et qu’il faut du temps pour qu’un parti s’installe dans tous les rouages d’un pays, même si la Meloni médite une réforme constitutionnelle qui affaiblirait le parlementarisme. L’illibéralisme, cela prend du temps, et dans un pays aussi clanique et morcelé que l’Italie, plus de temps encore : la bête ne se laisse pas dévorer sans mordre.

Et maintenant ?
Maintenant la RAI est libre et le pouvoir va pouvoir y placer un de ses vassaux.
Du côté des opéras c’est moins clair. Lissner a annoncé qu’il allait attaquer l’État italien, même si l’issue est incertaine et sa position évidemment très affaiblie. Mais ce n’est pas lui l’enjeu, il n’a été que le bouc émissaire d’un jeu qui le dépasse. Exit de toute manière.
Fuortes en démissionnant s’est remis sur le marché. Le voir à Naples, pour lui qui a été à la tête de l’opéra de Rome et qui visait après Rome la Scala serait une sorte de prestigieuse déchéance et accepter Naples après toute cette affaire serait passer sous les fourches caudines du pouvoir et donc une humiliation. De son côté le Maire de Milan, Giuseppe Sala, a exclu il y a quelques jours l’appel à Carlo Fuortes pour la Scala. Il est un soutien inconditionnel de Dominique Meyer, et ne semble pas porter Fuortes dans son cœur « en dépit de l’estime pour l’homme » (héhé). On dit que Meyer aurait été nommé à Milan pour lui barrer la route. C’est pourtant le seul capable à mon avis de succéder à Dominique Meyer, sans l’ombre d’un doute.

Mais voilà une preuve de plus des faits et méfaits des localismes, ce qui me fait sourire tristement puisque je viens aussi de dénoncer les manœuvres d’État pour avoir la main sur les nominations…
La réalité la plus triste en effet, c’est que ce n’est jamais le projet qui gouverne les décisions, mais les haines politiques cuites et recuites, et les manœuvres de haut ou bas étage qui font des nominations d’où qu’elles viennent des coups de billard à mille bandes dont la subtilité n’a d’égale que la médiocrité.

Il serait erroné de toute manière de se passer d’un grand manager culturel comme Fuortes, il a 64 ans, et la loi lui laisse apparemment encore six ans pour en diriger un. Il lui resterait pour l’instant Florence, sans sovrintendente mais avec un commissaire extraordinaire, où il pourrait reconstituer le « couple » qui a si bien réussi à Rome, avec Daniele Gatti.
Et de toute manière, outre Florence et Naples, désormais libres, il va falloir très vite choisir un successeur à Dominique Meyer à la Scala pour des questions de programmation évidentes, même si en Italie les délais sont bien moins anticipés qu’ailleurs et que ce type d’histoire est à tiroirs……

Je ne sais si vous avez tout suivi, mais c’est …

… À suivre !

LA QUESTION DON CARLOS: QUELQUES PRÉCISIONS SUR UNE HISTOIRE ENCORE OUVERTE

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Don Carlo 1977 (Prod. Abbado/Ronconi) Acte I sc.1 Photo: Teatro alla Scala

Don Carlo revient à la Scala.

En 1977, Claudio Abbado proposait une production (mise en scène de Luca Ronconi) exécutant des musiques jamais entendues suivant le travail d’Ursula Günther et Luciano Petazzoni, auteurs de l’édition critique, les spécialistes reconnus de l’archéologie de Don Carlos.
En 1992, Riccardo Muti proposait un Don Carlo en 4 actes correspondant à la version dite « de Milan » de 1884, dans une mise en scène de Franco Zeffirelli. En 2008 Daniele Gatti dirigeait Don Carlo en 4 actes, dans l’édition révisée d’Ursula Günther, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig. La production de Peter Stein présentée à la Scala ces jours-ci (dirigée par Myung-Whun Chung) est donc la quatrième en quarante ans : la Scala revient à Don Carlo environ tous les dix ans. Et qui dit Don Carlo dit « quelle version ? » car le débat autour de l’édition de l’opéra de Verdi reste ouvert, Verdi lui-même n’ayant jamais choisi. C’est donc aux directeurs d’opéra et aux chefs d’orchestre de décider.

Puisqu’en 2018, Don Carlos revient sur les scènes françaises et qu’on en parlera abondamment, je prends un peu les devants à l’occasion de la présentation milanaise actuelle de la production de Peter Stein car on lit beaucoup d’inexactitudes dans les comptes rendus critiques, ici et ailleurs. La complexité de la question ne va pas avec les lois rapides de l’information qui exigent d’arriver à publier le premier, au risque que trop de rapidité ne nuise à la précision et à l’honnêteté intellectuelle.

Le Teatro alla Scala lui-même, se référant à la production Abbado/Ronconi de 1977, semble dans sa communication assimiler la production actuelle dirigée par Myung-Whun Chung à l’édition proposée par Abbado, qui s’appuyait aussi sur les recherches d’Ursula Günther. En réalité la version d’Abbado, qui ouvrait la saison du Bicentenaire (1977-78) se devait de proposer un coup d’éclat verdien, tant le compositeur est lié à ce théâtre : elle contient plus de musiques encore que la production actuelle.

Claudio Abbado voulait au départ ouvrir la saison avec la version française, et devant l’impossibilité de distribuer dignement à l’époque un opéra totalement tombé dans l’oubli dans l’original français ( déjà au XIXème, toutes les créations de Don Carlos dans le monde entier ont eu lieu en italien, à l’exception compréhensible  de Bruxelles) et les meilleurs chanteurs ne voulaient donc pas l’apprendre, il a donc renoncé et a proposé la version de Bologne, celle qui a triomphé en italien dès octobre 1867 sous la direction de Mariani, avec des musiques jamais entendues jusqu’alors. C’est cette version qui est proposée ici, sans le fameux Lacrimosa, le duo Filippo II/Don Carlo « qui me rendra ce mort », supprimé définitivement après la première de Paris et qu’Abbado avait néanmoins réinséré.
La version en 5 actes en français la plus communément représentée, qu’on choisit aussi dans sa traduction italienne quand un théâtre veut représenter la version en 5 actes, est la version dite de Modène (1886), qui procède de la réélaboration profonde (un tiers de la musique) que Verdi effectua en 1883/84 pour proposer une version raccourcie en 4 actes dite « version de Milan », aujourd’hui représentée le plus souvent dans les théâtres. En effet, la version en 5 actes “de Modène” est la version en 4 actes de 1884, à laquelle Verdi rajoute le 1er acte, dit « de Fontainebleau » de la version originale, raccourci de la scène initiale “des bûcherons”, pourtant essentielle pour la compréhension du drame. Verdi a en effet toujours laissé le choix de l’édition, quatre ou cinq actes, car il préférait la version en cinq actes, sans y réinsérer le ballet cependant.
Toute la tradition lyrique de Don Carlo/Don Carlos s’appuiera en réalité pendant un siècle sur la version de Milan (4 actes) et celle de Modène (en 5 actes) : on peut épargner au lecteur les différentes variantes locales (Naples etc…) pour que les choses soient claires, au point que les versions composées en 1867 pour Paris puis pour Bologne ont été perdues dans la mémoire des mélomanes, à cause des choix des théâtres : l’Opéra de Paris, lourdement coupable,  n’a plus représenté la version française, et s’en est tenu à la version italienne soit en 4 actes, soit en 5 actes (la version présentée en 1974 était en 5 actes, et version en 4 actes (en italien) et en 5 actes (en français) ont été présentées en 1987. Depuis, Paris n’a présenté que la version en 4 actes et en italien, un comble.

La première remarque, importante, est qu’il n’y a pas de « version italienne », mais exclusivement une version française, qui a donné lieu à des traductions italiennes, y compris la version en quatre actes donnée à Milan en 1884, qu’on considère de manière erronée comme « la version italienne »: en réalité une version en italien traduite du français. Une version italienne aurait supposé sans doute un remaniement plus systématique, notamment musical, car les prosodies italienne et française n’ont rien à voir. Ce qui fait en effet l’originalité de Don Carlos, c’est un travail éminemment précis sur le texte français (en réalité l’un des plus beaux livrets du XIXème), et un souci de Verdi de coller à la prosodie française de manière à en faire un opéra vraiment français. La  traduction italienne pêche quelquefois au niveau prosodique dans l’adéquation musique et paroles, et Verdi s’est toujours tourné vers des librettistes français (Méry, puis Du Locle, puis, après leur brouille, Nuitter qui a servi d’intermédiaire). Mais cette question a été occultée pour des raisons pratiques : la plupart des chanteurs se sont refusés à apprendre la version française et la version en 5 actes était pour les théâtres lourde à monter et longue, ce qui rebutait aussi les imprésarios soucieux de gains. Le format de la version en quatre actes correspondait plus au Verdi habituel.

La deuxième remarque, c’est que contrairement à ce qu’on pense souvent, le ballet n’a pas été rajouté par force, bien que dans la toute première version de 1865/66, il n’existât pas ; s’il a certes été exigé par l’Opéra, Verdi s’y est prêté de bonne grâce,  l’a même élargi et ensuite défendu ardemment: on a des lettres de lui, des réflexions où il défend la nécessité dramaturgique du ballet « La Peregrina » (15 minutes de musique) qui pour lui était la signature du genre « Grand Opéra » typiquement parisien, auquel Verdi tenait très fortement. Il voulait faire oublier, et dépasser Meyerbeer dont le succès n’était pas démenti. Don Carlos devait représenter enfin “son” grand succès parisien, après les échecs relatifs de Jérusalem (1847), de Vêpres Siciliennes (1855), et de Macbeth (1865).
Dans le sillage de cette remarque, Verdi a défendu la complexité, y compris musicale,  de son opéra et surtout sa longueur : il y voyait une vraie nécessité dramatique, pour faire comprendre les interactions du personnel et du politique chez tous les personnages, faisant de la majorité d’entre eux des êtres ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants (c’est le cas de Philippe II et d’Eboli) ; une seule exception, le Grand Inquisiteur, vieillard intransigeant et inhumain, que l’anticléricalisme de Verdi a noirci à souhait.
Ainsi donc, la tradition des représentations a plus ou moins effacé certaines musiques écrites en 1865/67 pour privilégier la profonde révision intervenue en 1883/84 : Verdi n’a jamais été convaincu du résultat final de son Don Carlo/Don Carlos. Mais un seul fait reste : c’est bien pour une prosodie française que Don Carlos est écrit – et Verdi a toujours travaillé sa musique en s’appuyant exclusivement sur le livret français (sauf une intervention en italien pour Naples) , lui-même ayant écrit quelques scènes en langue française ou proposé aux librettistes des modifications directes en français.

Ainsi donc, les musiques de la répétition générale de 1867 (avec les 20 minutes coupées pour la Première à cause d’une longueur qui empêchait les spectateurs de pouvoir prendre le dernier omnibus) n’ont jamais été entendues en France et le seront à Paris et ailleurs pendant la saison 2017-2018. Mais Paris, au mépris de toute la tradition du genre Grand Opéra, si lié à l’Opéra de Paris, ne présentera pas le ballet s’appuyant sur l’argument que la toute première version ne le contenait pas et sur l’argument (spécieux) dramaturgique : aussi bien Calixto Bieito (Bâle) que Peter Konwitschny (Barcelone et Vienne) ont trouvé des solutions très singulières dans leur mise en scène de l’opéra en version originale.

Enfin le fameux Lacrimosa appelé ainsi par référence au Lacrimosa du Requiem, recyclage du duo Philippe II / Carlos devant le corps de Posa à l’acte IV , qu’on peut aussi appeler le duo « Qui me rendra ce mort » a été sans doute, avec le début (le chœur des bûcherons) de l’acte I, la surprise la plus grande des représentations abbadiennes de 1977 : personne ne soupçonnait musique aussi forte, émouvante et développée, qu’on peut entendre dans l’enregistrement pirate des représentations (1).
Ainsi donc cette découverte d’une musique magnifique, l’une des plus belles de l’œuvre, qui développait la déploration devant le corps de Posa qu’Abbado avait fait entendre à la Scala dans une version princeps à laquelle on préfère aujourd’hui l’édition critique qu’on peut entendre dans son enregistrement de l’œuvre en français (en appendice), et dans l’enregistrement de Pappano, est devenue le symbole de la version originale de 1867, même si elle fut coupée à la première pour des raisons très contingentes (on dit que le baryton n’avait pas envie de gésir les 7 ou 8 minutes que dure la déploration, on dit aussi que le ténor était trop médiocre pour soutenir le duo avec Philippe II) . Elle fut entendue à la première, coupée à la deuxième et ne fut jamais reprise.Verdi réutilisa la musique  dans la Messa da Requiem (d’où l’utilisation abusive de titre lacrimosa).
Du coup de plus en plus, à cause de sa qualité, les chefs (par exemple Maazel à Salzbourg) l’ont insérée arbitrairement et on l’entend désormais dans presque toutes les versions en cinq actes et pas forcément la version originale. Mais le lacrimosa ne figure pas dans la version en traduction italienne de Bologne (celle de la Scala cette saison), même si c’est désormais un moment attendu du mélomane un peu informé – car souvent sa présence fait croire à une version originale, ce qui est dans la plupart des cas erroné.
À son corps défendant, le lacrimosa est donc un signe important donné à une représentation de Don Carlos dans la version originale car beaucoup pensent, ce qui est faux, que c’est une scène obligatoire liée à cette version : il reste que la musique mérite d’être connue car c’est un des grands rendez-vous de l’œuvre. Elle marque le spectateur, en un moment très dramatique, et présente une cohérence dramatique et musicale autour du personnage atypique de Posa qui est éminemment supérieure à la version écourtée, souvent peu claire à la scène. Pour qui choisit de représenter la version de 1867, le choix du lacrimosa s’impose presque implicitement tant il lui est lié désormais.
En conclusion, je voudrais donner au lecteur des pistes claires par un résumé qui aidera peut-être à modifier quelques idées reçues :

  • Il n’y a pas de version française/version italienne de Don Carlos, mais une version française (revue en 1884) et une traduction italienne, ce qui est fondamentalement différent.
  • Il y a en revanche une version originale de 1867, et une version révisée (profondément) en 1884 (Milan, quatre actes) reprise en 1886 (Modène, cinq actes) : ainsi la version française en cinq actes de 1886 contient les nombreuses musiques réécrites qui diffèrent totalement de la version originale. Ces deux dernières versions sont celles de la tradition, de la plupart des enregistrements et de quasiment toutes les représentations.
  • On a lu çà et là que la version proposée cette saison à Milan était celle de Modène, c’est totalement faux, et c’est la version de 1867 de Bologne qui est ici proposée – c’est d’ailleurs indiqué dans le programme de salle : c’était évident au 3ème acte dont la musique est très différente. Mais sans doute certains critiques présents ne la connaissaient pas.
  • Le choix des directeurs de théâtre et des chefs doit donc être entre version originale de 1867 ou version révisée de 1884/86, qu’ils choisissent la traduction italienne ou l’original français.
  • Pour le théâtre qui affiche Don Carlos dans sa version originale, un autre choix doit être fait, entre version présentée à la Première le 11 mars 1867 ou version de la répétition générale, (avec un peu plus de 20 minutes de musique supplémentaire dont le fameux et symbolique lacrimosa), les deux comprenant le ballet auquel Verdi accordait plus d’importance qu’on ne le dit généralement.
  • Aujourd’hui, il serait temps, au moins une fois, et au moins en France d’entendre toutes ces musiques, entendues à Turin en version française en 1991, seul théâtre à ma connaissance à avoir osé la version française de la répétition générale, car la version du Châtelet en 1995, objet d’un CD/DVD n’est pas complète, il y manque notamment la première scène, ” des bûcherons” et il est de mode de ne plus insérer les ballets depuis les années 70, ce qui est stupide si l’on affiche des prétentions philologiques, d’autant plus à Paris qui dispose d’un corps de ballet éminent.
  • Une dernière remarque : la version originale est très longue : elle le sera d’autant moins si elle est présentée dans une mise en scène dont la dramaturgie saura démêler le fil du politique, de l’historique et de l’individuel, tout en soignant la fluidité et la continuité du discours : la mise en scène de Peter Stein à la Scala, au-delà de la question de sa qualité intrinsèque, avait 3 entractes et de nombreuses interruptions internes dues à des changements de décor. Insupportable.

 

(1) Avec deux distributions: la première, Carreras/Freni/Cappuccilli/Obraztsova/Ghiaurov/Nesterenko pour la première série de représentations et la seconde (cast B) Domingo/M.Price/Bruson/Obraztsova/Nesterenko /Ghiaurov réunis pour seconde série et la transmission TV devant le refus de Karajan d’autoriser à participer à une retransmission des chanteurs qu’il avait pour la plupart utilisés pour son propre Don Carlo.

MÉMOIRE D’ABBADO 3: SALZBURGER OSTERFESTSPIELE 2000: SIMON BOCCANEGRA, de Giuseppe VERDI (Direction musicale: Claudio ABBADO; Ms en scène Peter STEIN)

Simon Boccanegra!

Pour l’an 2000, Claudio Abbado avait programmé son opéra fétiche au Festival de Pâques de Salzbourg dans une nouvelle production de Peter Stein, qu’on peut encore voir à Vienne car elle est encore au répertoire de la Wiener Staatsoper.

Avec la distance, la production est moins intéressante qu’il n’y paraissait, et le souvenir est vif encore de la mythique production de Giorgio Strehler,qu’on a vue partout dans le monde dans les tournées de la Scala et y compris à Paris avec Claudio Abbado à la tête de l’orchestre de l’Opéra, importée à Vienne pendant l’époque Abbado (1986-91) et stupidement détruite par l’équipe Ioan Holänder et Eberhard Wächter, .
Mais il y eut une Boccanegra Renaissance au début des années 2000: après Salzbourg, on vit l’opéra de Verdi porté par Abbado à Florence (il en reste un DVD) dans la production de Stein mais sans les Berliner, on le vit aussi en Emilie Romagne et notamment à Ferrare dans une autre production qu’il vaut mieux oublier, En bref, Claudio a reprispour quelques tours l’opéra qui lui était cher entre tous,et qui a marqué une nouvelle manière de diriger Verdi en devenant une des grandes références alors que il était considéré avant 1971 comme un opéra secondaire du Maître de Sant’Agata.
Alors vous pouvez imaginer les 15 et 24 avril 2000 avec quelle impatience ce Simon fut attendu. Et comme il fut différent des Simon entendus 20 ans auparavant. Oeuvre quasiment réservée à Abbado, très difficilement écoutable  après lui même par des chefs de grande réputation (je me souviens de Solti à la Scala, ou de Chung à Paris, voire de Chailly à Munich), elle réapparaissait au seuil du millénaire nouveau toute neuve dans le paysage, avec une Mattila somptueuse et un Alagna éblouissant. Ce n’était pas l’équipe mythique qu’on avait vue partout, Freni, Cappuccilli, Ghiaurov, Luchetti, Schiavi, mais il y avait les Berliner avec qui Abbado trouva un son et un ton neufs. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le texte ci-dessous.

 

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi.
Ces oeuvres qui vous accompagnent sans cesse, auxquelles vous faites référence, qui vous ont changé, qui ont transformé votre approche d’un auteur, de l’opéra ou du spectacle en général. Tout mélomane le sait.
Ce qui vaut pour le mélomane vaut aussi pour le musicien. Il y a des oeuvres qui, au delà d’une exécution contingente, habitent l’artiste et l’accompagnent. Il les porte en lui.
Il semble bien que Simon Boccanegra soit pour Claudio Abbado, quelque part, l’oeuvre d’une vie. Sinon, pourquoi après avoir fait renaître cette oeuvre mal connue du public et parcouru le monde avec une production mythique pendant une quinzaine d’années, pourquoi donc remettre l’ouvrage sur le métier ?
Pour tous la messe était dite.
Pour tous, mais par pour Claudio Abbado. Il y avait encore quelque chose à faire et à montrer. L’accueil incroyable du public à la répétition générale, les larmes de dizaines de spectateurs à l’issue du spectacle le prouvent : L’émotion est repassée, inépuisable. Nous doutions et nous avons été, comme tous, emportés par l’évidence : quelque chose nous a été donné de nouveau, quelque chose qui n’efface rien du passé, non, mais autre chose, tout aussi fort, qui nous gifle et nous emporte. A l’opéra, il arrive que les trains passent deux fois
On a pu émettre des doutes sur l’opportunité de reproposer une mise en scène de Simon Boccanegra après le spectacle historique de Strehler /Frigerio. La première réponse qui s’impose est que le spectacle doit vivre. Rester confiné dans les souvenirs, c’est fossiliser ce qui fait le rapport du spectacle au spectateur, qui est immédiat et en même temps fugace. Ces doutes étaient exprimés d’une part par ceux qui avaient vu le spectacle de Strehler, et qui avaient peur de vivre une éventuelle déception qui ternisse l’image de Boccanegra dans leur mémoire de mélomane, (on est dans l’ordre de l’affectif et non du musical (ou théâtral)). La seconde réponse, qui découle de la première est que le spectacle de Strehler remontant à 1971, il n’est pas absurde , 29 ans plus tard de proposer une vision nouvelle.
Peter Stein n’ignore pas ce passé, Claudio Abbado non plus. Stein utilise habilement le spectacle de Strehler, notamment dans le prologue,(Mouvements de foule, disposition du décor, jeu sur l’extérieur – intérieur (mieux réglé chez Strehler à mon avis)), même si le Palais des Fieschi est en réalité dans la vision de Stein un monumental tombeau, qui abrite Maria dans un cercueil de verre, telle la Belle au bois dormant car l’impression est bien celle d’un rêve, ou d’un conte, avec ce décor de Cité Idéale, ce cercueil de verre, ce palais tombeau dont on devine la silhouette dans la nuit: Stein lui-même confiait la difficulté qu’il y a à mettre en scène le prologue. De même dans le premier acte : le lever du rideau très lent sur un cyclo d’un bleu intense, solaire, face à la jeune Amélia, est à l’évidence une réponse au lever de rideau tout aussi lent sur la barque et la voile de Strehler et Frigerio., mais est aussi une réponse au prologue si sombre et si nocturne. Avec Amelia, le jour se lève, et c’est un jour ensoleillé.
Mais au-delà des allusions et des filiations, l’entreprise de Stein est d’un autre ordre, en pleine cohérence avec l’interprétation maturée par Claudio Abbado. La complexité du livret, avec son prologue très antérieur à l’action, ses clairs obscurs, ses révoltes qui ont toutes lieu derrière le rideau, ses personnages qui vieillissent ou qui se dissimulent, fait qu’il y a nécessité de clarifier les situations, identifier les caractères, montrer plus encore que suggérer. Strehler avait conçu un dispositif monumental, somptueux, mais aussi particulièrement poétique et élégiaque. Servi par des chanteurs dont la voix souvent suffisait, par sa splendeur et son expressivité, à camper un personnage, il y avait dans son travail une économie des gestes et des mouvements et un rythme qui répondait directement à la fosse et qui donnait au dialogue scène-fosse une unité peu commune.
Il y a chez Stein d’abord la volonté d’identifier les situations et de montrer les causalités : Boccanegra est élu doge au moment même où il perd son aimée : son cercueil de verre se dresse au fond, lorsqu’il est porté en triomphe. Faute de goût ? non. Il s’agit de décrire un parcours, qui s’ouvre sur Maria et se ferme sur Maria : le nom même de Maria doit être vu sous plusieurs clefs : il y a quelque chose de virginal – en dépit qu’elle en ait – dans cette Maria, sinon comment expliquer que la mort de Simon en forme de pietà, sinon comment lire en toile de fond, le mariage d’Amelia – Maria et Gabriele Adorno devant un portait gigantesque de Vierge à l’enfant. C’est que la pureté virginale baigne l’ensemble des personnages, Paolo excepté, tous les personnages du drame sont des personnages d’exception, des personnages positifs, nobles, des hommes de qualité. Au milieu de tous, Simon et Amelia, en blanc se retrouvent comme dans une union mystique, dans ce blanc aveuglant qui souligne leurs retrouvailles au fur et à mesure que se déroule leur duo.
La relation Amelia-Adorno est vue au travers du conte, avec les gestes innocents de l’amour innocent. Adorno (un extraordinaire Alagna ) entre en scène comme le danseur étoile du ballet classique, en courant, parcourant un immense tour de plateau pour se retrouver ensuite face à Amelia, : c’est Albert retrouvant Giselle, ou le Prince Siegfried rejoignant le Cygne blanc dans une suite de mouvements chorégraphiés qui font de cette rencontre le ballet d’amour et d’innocence. Karita Mattila (Amelia) quant à elle joue avec son corps, ses cheveux, elle est littéralement ” Nature “, sans apprêts, insouciante et heureuse. Les deux jeunes amants sont libres de toute contrainte. Ce n’est qu’après l’espèce de mariage mystique qu’est la scène de la reconnaissance Père-Fille, que le drame et l’histoire reprennent leur droit..
Du Prologue, qui n’est pas l’Histoire, mais une histoire lointaine et floue, on passe au début du premier acte à une sorte d’évocation du bonheur avant la chute, Univers du Conte, du Ballet, Univers Mystique immaculé où l’habit jaune de Paolo fait littéralement tache: c’est d’ailleurs lui qui précipite la chute: on rentre dans l’histoire.
Alors le décor reprend forme, après avoir été seulement couleur et structure minimaliste et géométrique, il redevient historié et descriptif lors de la scène du Conseil, fort bien réglée, avec un fort premier plan (le conseil) et un arrière plan (le peuple) qui pèse sur l’action. Comme souvent dans la mise en scène allemande, le décor et les costumes sont avant tous fonctionnels, avant d’être esthétiques. Les personnages sont typés : la plèbe en bleu, le parti aristocratique en rouge, le Cuir Noir pour les combats, le blanc pour le Rêve et le Bonheur, le jaune pour le traître (Paolo), et les costumes changent quand la situation change : Boccanegra quitte son habit blanc pour se mêler aux combattants. Entrée dans l’histoire et mêlée à l’intrigue, Amelia est vêtue de rouge, rouge-pouvoir, rouge-passion, mais aussi rouge aristocratique ou rouge-théâtre, tout comme Adorno qui a quitté l’habit du chasseur insouciant pour endosser un costume, rouge lui aussi. Fiesco quant à lui, qui se fait appeler Andrea, ne revêt qu’une redingote aux vagues reflets rouges, qui rappelle son appartenance partisane.
C’est que le décor laisse à chaque fois méditer sur la nature de l’action:
Le prologue laisse voir à la fois LA cité idéale (on est dans un rappel du passé, dans le monde du souvenir), et au fond, ce qu’on prend pour le palais des Fieschi, schématiquement gothique, est en réalité déjà un tombeau abritant le cercueil de verre de Marie. Idéal, Mort, Histoire et Politique, voilà les protagonistes du prologue inscrits dans le décor.
Le premier acte s’ouvre sur un espace vide qui se remplit bientôt d’une structure qui rappelle un retable ou un autel, où se célèbrent les retrouvailles, tout cela reste géométrique et essentiel, alors que le conseil se déroule devant une toile figurant un mur et des portes monumentales de palais, les rouges à gauche (Aristocrates) les bleus à droite(Plèbe) et Boccanegra en Blanc au centre.
L’agitation populaire se déroule en toile de fond et bientôt le décor laisse voir en transparence cette révolte, par un jeu intérieur et extérieur, pouvoir et peuple, qui fait immédiatement comprendre l’action.
Le deuxième acte, qui est celui du drame, de la tragédie, du complot se déroule cette fois dans un lieu clos, une sorte de Saint des Saints du pouvoir où tous passent clandestinement pour tramer…Une salle circulaire, qui fait penser à la salle octogonale du Palais de Néron – la Domus Aurea – (le divan de Boccanegra rappelle étrangement d’ailleurs un siège romain), avec sept portes fenêtres violemment éclairées, comme les sept portes de Barbe-bleue, au centre une table avec un calice. Salle circulaire, fortement centrée autour d’une table ronde, le calice étant le centre de l’action (Paolo y versera en effet le poison). Cette sorte de lieu où tout le monde passe rappelle aussi les décors uniques des tragédies classiques, c’est le lieu clos des rencontres, des crises, des conflits et des retournements. C’est aussi le lieu du moment de vérité. Mais c’est par ailleurs sensé être l’appartement privé du doge, le lieu interdit, qui ouvre les grands choix d’avenir (les sept portes); Paolo sortant, les portes s’éteignent: il n’y a plus de choix possible). Lieu interdit et pourtant violé par tous dès le lever du rideau. Lieu dans lequel on se cache derrière les portes, les colonnes, les rideaux, lieu de mort et d’assassinat, mais aussi lieu de dénouements, de reconnaissance où les grandes âmes se retrouvent (voir le trio Simon-Amelia-Gabriele). De ce lieu clos des complots on passe au lieu ouvert du peuple et des révolutions sous la voûte céleste. Tout se passe dans la nuit, sous les torches, et lorsque Simon regarde la mer, c’est une mer pâle, une mer du petit matin, qui lui fait face, la mer de la dernière aube.
La fin est complètement ouverte, l’espace sans limite, sans décor, les personnages au centre, les spectateurs, comme un choeur antique, au fond. Va s’offrir à eux le spectacle de la mort du doge.
Sous le signe de Maria, cette mort se conclut en pietà, la tête de Simon reposant sur le giron de Amelia-Maria puis le cadavre est élevé, comme ces funérailles de héros où l’on voit le corps montré au peuple éploré.
Il y a donc deux morts, une mort affective et religieuse, c’est la pietà, Simon meurt en reposant sa tête sur sa fille, une mort ” politique “, c’est la mort du héros, qu’on élève, qu’on exhibe à la foule. La boucle est bouclée, le drame individuel et familial, et le drame politique sont clos, puisqu’à travers Gabriele, devenu à la fois gendre et fils spirituel, les deux partis ennemis se réunissent enfin autour d’un doge reconnu par tous. De la dispersion et des oppositions du début de l’oeuvre, on est arrivé à l’unité par le sacrifice de Simon.
Chez Strehler Simon mourait en individu, seul face à la mer, chez Stein, il meurt ” accompagné ” par sa fille et son peuple, il meurt élevé à la grandeur des héros. Officiellement.

A cette mise en scène complexe et analytique (il faudrait aussi analyser les jeux étranges sur Maria, Gabriele et les subtils rappels de l’évangile, Mariage mystique, Annonciation, Pietà, il faudrait analyser aussi les rapports avec le cinéma, dans le traitement de l’acteur notamment), répond une direction musicale qui est le résultat d’une profonde relecture, une relecture, une fois de plus qui rend justice à l’évolution de la musique au XXème siècle, une relecture qui éclaire cette oeuvre sous un jour fort moderne, certains soli de vents renvoient presque à l’école de Vienne ! Une lecture nettement moins élégiaque que par le passé, plus incisive, plus tendue, mais pas plus froide, une lecture qui ne laisse en aucun moment indifférent et qui épouse parfaitement les intentions scéniques. Possédant parfaitement les arcanes de la partition, et à la tête d’un orchestre des grands jours, survolté, Claudio Abbado peut se consacrer à suivre avec une attention palpable chaque moment scénique, chaque mouvement, chaque souffle. Il joue sans cesse sur les couleurs faisant miroiter çà et là le métal, çà et là le feu, ailleurs l’élégie, toujours en architecte de la musique : il pousse les chanteurs à se dépasser, il les aide aussi , très attentif, en particulier à Carlo Guelfi, Simon un peu timide, un peu introverti, notamment au départ. On a pu écrire que devant une telle direction, qui elle-même est mise en scène, mise en espace musical, Stein ne pouvait guère que commenter l’action. Le tout étant si clairement identifiable dans la direction musicale que le rôle du metteur en scène devenait par force, limité!
A cet ensemble exceptionnel répond une équipe de chanteurs remarquables, dominée par l’extraordinaire composition de Karita Mattila en Amelia qui réussit avec des moyens différents, à sinon faire oublier, du moins égaler la performance légendaire de Mirella Freni. De Freni on se demandait comment une voix pareille pouvait sortir d’un si petit corps, il y a avait la poésie, une voix diaphane et éternellement jeune, un personnage tendre et fragile. Mattila, c’est l’opposé. Une voix plus sombre, plus adulte, plus “décidée”, un grand corps gracile, que les proportions énormes de la scène du Großes Festspielhaus fragilisent un peu, mais qui domine en taille Gabriele-Alagna, un jeu cinématographique, qui renvoie aux stars :tantôt Garbo, tantôt Huppert. Cette voix lyrique, pleine, qui sait tour à tour remplir la scène et la salle, mais aussi s’alléger et s’éclaircir: une Amélia incomparable. Entrée immédiatement dans les légendes de la scène.
Après le sombre prologue et ses voix de basse et de baryton qui s’entremêlent et donnent cette couleur obscure et mortifère au début de l’oeuvre, L’arrivée de la voix sublime de Mattila, puis l’entrée en scène ensoleillée de Roberto Alagna renforcent encore plus l’effet de contraste. Alagna, figure quasi enfantine, avec un timbre chaleureux tout en gardant une vigueur juvénile fait merveille. Certes, quelquefois des imprécisions, notamment dans la justesse, certes çà et là les tics traditionnels du ténor, et il faut bien le dire, de la star, mais ce sont dans ce cas des détails. L’important c’est que pour une fois Adorno existe, il en fait un vrai personnage, dont la présence s’impose vocalement et physiquement tout au long de l’opéra.
Très en voix lors de la répétition générale, le jeune Julian Konstantinov semble avoir été en peu en retrait lors de la première dans Fiesco. Son timbre de basse sa puissance néanmoins s’affirment à mesure qu’on avance dans l’opéra. Figure inquiétante à la Raspoutine, il ne fait peut-être pas tout à fait oublier le grand Ghiaurov, mais sa prestation reste de très haut niveau: c’est en tous cas une des basses d’avenir.
On se demandait comment allait se résoudre le problème Boccanegra. A Berlin,. Vladimir Chernov avait donné, en dépit d’une voix au volume limité, mais au timbre exceptionnel, une belle leçon de chant. A Salzburg, Carlo Guelfi a montré qu’il y a encore des barytons italiens de belle facture. Très attentif aux indications du chef, modulant chaque note, cherchant à donner une couleur particulière à chaque moment, jouant sur toute l’étendue du registre, des piani aériens au fortissimi (scène du conseil), il a emporté l’adhésion . Même si à la fin, la voix est fatiguée. Mais cela cadre tellement avec le sens de l’histoire et du livret que la fatigue de la voix, évidente par certaines fautes techniques (le souffle..), passe très bien la rampe et cadre très bien avec l’image de héros mourant qui domine les deux derniers actes.
De Lucio Gallo on retiendra l’extraordinaire personnage méphistophélique avec une voix presque trop belle pour le rôle, mais la composition est saisissante, notamment lors de la marche au supplice.
Enfin on s’offre le luxe de Andrea Concetti en Pietro, c’est un luxe, mais on reconnaît les grandes distributions à l’excellence des petits rôles.
En conclusion, nous avons là à l’évidence ce qu’on peut appeler une représentation de légende, une de celles où tout s’efface devant l’importance de l’ensemble et du résultat. Mais une fois de plus, nous sommes devant un cas d’école: là où le chef d’orchestre a une vision d’ensemble, là où il y a un vrai travail d’équipe, la réussite est assurée. Et quand il s’agit de Boccanegra et d’Abbado, nous sommes au-delà de la simple réussite, nous sommes de plain-pied dans l’histoire de l’interprétation musicale.
Un seul regret: qu’un tel spectacle soit donné seulement deux fois, devant un public hyper-privilégié: un luxe aujourd’hui difficilement défendable… Et qu’il ne soit pas repris par une télévision paraît une absurdité. Ce sont des réussites pareilles qu’il faut montrer pour défendre l’opéra auprès du grand public. Claudio Abbado l’a bien compris puisque ce Boccanegra voyagera en Italie (Florence, Ferrare, Parme, Bolzano) et la production sera reprise à Vienne. Mais tantôt avec d’autres chanteurs, tantôt avec d’autres orchestres. Alors, disons-le, Gérard Mortier a eu bien tort de se priver d’un triomphe assuré lors du festival d’Eté en rompant la coproduction. C’est pire qu’une erreur, c’est une faute.

 

 Giuseppe Verdi
Simon Boccanegra

Opéra en trois actes et un prologue – Livret de Arrigo Boito
Mise en scène: Peter Stein
Décor: Stefan Mayer – Costumes: Moidele Bickel
Simon: Carlo Guelfi / Amelia:Karita Mattila / Fiesco:Julian Konstantinov / Adorno:Roberto Alagna / Paolo: Lucio Gallo / Pietro: Andrea Concetti

European Festival Chorus
Berliner Philharmoniker
Direction Musicale: Claudio Abbado

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MÉMOIRE D’ABBADO 2: TEATRO COMUNALE DI FERRARA 1999-2000: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART (Dir.mus: CLAUDIO ABBADO; Ms en sc: Mario MARTONE)

 

Quelques mois avant que la maladie ne l’assaille, Claudio Abbado dirigeait Cosi’ Fan Tutte à Ferrare, avec le tout jeune Mahler Chamber Orchestra. On connaît le Mozart d’Abbado, mais ce n’est pas son Mozart qu’on exalte, on s’intéresse beaucoup plus à son Mahler par exemple. C’est pourquoi j’ai sorti de mes archives ce texte, qui est encore un souvenir très vif.
C’était son premier Cosi’ (il y en aura un autre en 2004). Jubilatoire.

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Il faudrait le répéter sans cesse, tout spectacle d’opéra repose sur trois piliers: le chef, les voix, la mise en scène. Si le spectacle repose sur l’un des trois seulement, il ne passe pas la rampe, sur deux des trois, c’est une soirée réussie, sur les trois, c’est le triomphe !Et puis il y a ces soirées où l’on sort de la salle différent, où l’on a fait un pas de plus dans la connaissance d’une oeuvre, où l’on redécouvre ce qu’on croyait archi-connu.
C’est le cas du Così fan tutte de Ferrare.
Il se passe quelque chose d’alchimique dès l’ouverture, qui nous fait sentir qu’on explore, ou qu’on nous fait explorer des continents inconnus. Abordant pour la première fois le dernier opéra de la Trilogie de Da Ponte, Claudio Abbado réussit d’emblée un coup de maître. D’emblée s’installe dans l’esprit qu’on écoute là quelque chose de définitif. Ayant eu le privilège d’assister à Udine à la version “réduite” de l’oeuvre de Mozart, nous avions bien eu l’impression qu’il y avait là une vision autre, beaucoup plus “raide”, beaucoup plus essentielle, sans fioritures, sans concessions au mielleux, au coté “bonbonnière” qu’on a souvent reproché à l’oeuvre: et que découvre-t-on: une comédie certes, mais la comédie des erreurs, des faux semblants, qui devient vite le drame des déchirements intérieurs.
Le contraste entre premier et deuxième acte est dans ce sens saisissant: un premier acte haletant, étourdissant, où l’action court, où la farce prédomine (Ah! Le docteur à l’accent émilien de la Mazzucato), où la jeunesse envahit tout: on joue, on s’amuse, sans enjeux, sans penser, dans la légèreté et l’insouciance d’esprits juvéniles et conquérants. On joue à s’aimer, à se dire des paroles définitives auxquelles on croit, on s’étourdit de sa propre soif de vivre. On entre dans le jeu des sentiments sans penser qu’il s’agit du jeu de la Vérité. Alors, l’orchestre exprime avec ironie les déclarations d’intention de ces dames: il faut écouter ces fulgurants coups d’archets, légers comme des fléchettes, accompagnant “Smanie Implacabili”, il faut écouter l’entrée du choeur des soldats, au rythme étouffé, presque “piano”, qui évoque tout sauf un choeur martial dans les premières mesures, et qui monte en crescendo jusqu’à l’exagération et la satire. C’est ici un cor qu’on n’avait jamais entendu, là des percussions qui tout à coup rythment l’action. En bref, une véritable mise en scène de la musique, qui en fait non plus un cadre somptueux de la comédie, mais un commentaire dialectique de ce qui se trame sur scène, la musique n’est plus décor, elle n’est plus à écouter, elle est, simplement, action.
Ayant admirablement intégré la leçon des interprétations baroques, Claudio Abbado n’hésite pas devant les sons rêches, les ruptures brutales de tempos, les rythmes haletants, le son n’est jamais “rond”, il est toujours saillant, présent, protagoniste.
Alors, le deuxième acte n’est plus la simple chronique de (deux) trahisons annoncées, il est le moment où l’on découvre aussi qu’il n’y a rien de plus fragile que la parole, de plus léger qu’un mot, qu’on remplace si aisément par un autre, mais où l’on découvre aussi ce qu’est le sentiment, l’intériorité, le doute: c’est la fin des certitudes. Et la musique à ce moment là se fait non pas élégiaque et poétique, mais grave, mais sombre, mais obscure comme les replis de ces consciences qui ne savent pas ce qu’elles font, ni où elles sont. Il faut voir alors avec quelle gravité, avec quelle décision Fiordiligi choisit la voie – la voix – du coeur. Comment croire à une fin heureuse après un tel “Per pietà”.
Et justement cette fin heureuse, Abbado la précipite, avec des tempi redoutables, un rythme qui fait littéralement exploser l’orchestre, comme si il fallait à la fois se débarrasser au plus vite de cette fin convenue, mais qu’il fallait revenir au vertige de la farce pour éviter le vertige des sentiments pour que tout finisse (dans cette mise en scène au moins )au lit, présent sur la scène comme une obsession, et peut-être, à quatre….
Jamais nous n’avions entendu diriger avec cette énergie, cette précision de tout les instants, ce suivi attentif de chaque mot, de chaque geste, de chaque moment scénique auquel le Maestro fait correspondre un son, un instrument, une phrase musicale.
Mais ce résultat est obtenu grâce à un orchestre jeune, hyper-doué, disponible, sensible à chaque geste du maestro, épiant jusqu’aux mouvements scéniques (combien de regards vers la scène), pour suivre exactement le rythme des corps, des voix, des paroles, grâce à un travail d’un mois, en équipe, autour d’un concept, dans l’enthousiasme et le calme de la cité des Este. Alors peu importe si tel où tel ce soir là n’était pas très en forme, si Melanie Diener (Fiordiligi ) a moins bien réussi la première que la générale, si la voix de Charles Workman (Ferrando) semble trop forte ou trop sonore, si telle autre est éteinte, c’est l’ensemble qu’il faut juger, et l’ensemble est un choc, évident
Un tel résultat pourrait-il être obtenu dans un opéra, où l’orchestre chaque jour est sollicité par d’autres taches, où le spectacle est toujours un parmi d’autres? Un tel résultat aurait-il pu être obtenu à Salzbourg, entre deux répétitions de Tristan et trois concerts ?
Non. C’est ici le spectacle du mois, voire de l’année, et un tel résultat ne s’obtient que par la concentration exclusive sur une oeuvre, que par un climat de confiance exceptionnel et d’affection que l’on sent dans toute l’équipe, il ne s’obtient que par l’osmose totale d’une équipe: alors oui, Claudio Abbado en est le chef d’orchestre, mais d’un orchestre bien plus large, qui comprend chanteurs, figurants, metteur en scène mais aussi techniciens et travailleurs du Teatro Comunale . Voilà pourquoi, ayant fait sienne une mise en scène venue d’ailleurs (production du San Carlo de Naples) qui se concentre sur l’essentiel, et évite l’accessoire (pas de déguisements, peu de décor) mais qui fait de l’accessoire un protagoniste (les lits), il fait entrer cette mise en scène “étrangère” dans son système dialectique, et elle devient l’évidente illustration du drame qui se joue en fosse.
Entourant les musiciens, comme dans “Le Voyage à Reims” mis en scène par Luca Ronconi, comme dans “Don Giovanni” mis en scène à Ferrare par Lorenzo Mariani , par des praticables et des passerelles qui rendent les chanteurs très proches du public, le décor inclut l’orchestre et en fait non plus l’accompagnateur du spectacle, mais le septième personnage. Wagner avait enfoui l’orchestre pour que le drame soit plus directement compréhensible par le public, pour que la concentration ne joue que sur les personnages, ici au contraire, où orchestre et chef sont dans l’oeuvre et non pas à côté, Abbado invente à sa manière une autre forme d’opéra total.

Mozart, Così Fan Tutte, Teatro Comunale di Ferrara:

Melanie Diener (B: Carmela Remigio)(Fiordiligi) Anna-Caterina Antonacci(B:Laura Polverelli) (Dorabella) Nicolà Ulivieri (Guglielmo) Charles Workman (Ferrando) Andrea Concetti (Don Alfonso) Daniela Mazzuccato (Despina)

Mise en scène: Mario Martone

Mahler Chamber Orchestra
Direction Musicale: Claudio Abbado
les 8,10, 12(B), 14 Février 2000

TEATRO DELL’OPERA DI ROMA 2016-2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 11 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en Scène Pierre AUDI)

Robert Dean Smith et Rachel Nicholls le 11 décembre 2016
Robert Dean Smith et Rachel Nicholls le 11 décembre 2016

Sans vouloir revenir dans les détails sur une production largement commentée à Paris et à Rome, décrite dans ce blog et ailleurs (Wanderersite), la dernière représentation a vu Andreas Schager remplacé pour le rôle de Tristan par Robert Dean Smith. Cela justifie quelques lignes pour les lecteurs intéressés par les grands ténors wagnériens.
Le retrait d’Andreas Schager est consécutif à une fatigue vocale accentuée ce dernier vendredi, où il avait repris le rôle après une première alerte qui avait déjà occasionné son remplacement par Dean Smith le mardi précédent.
Notons pour l’anecdote la manière très discrète dont l’Opéra de Rome annonce un tel changement de distribution. Sur les affiches, pas de correction (comme on le fait à la Scala par exemple), dans le programme, pas d’insert : ainsi le public romain, qui n’est pas forcément wagnérien, ne saura rien de Robert Dean Smith, dont l’arrivée est annoncée furtivement une minute avant le lever de rideau au micro. Un coup d’œil sur le site ne nous informe pas plus. De la part d’un théâtre de cette importance, c’est un peu léger et l’information devrait être un peu mieux diffusée, d’autant plus que c’est tout à l’honneur du théâtre d’avoir pu gagner un remplacement de cette qualité, Dean Smith étant un des grands ténors wagnériens actuels.
Quelques mots d’abord sur Andreas Schager: on ne peut nier qu’il s’agit sans doute  de la voix de ténor la plus puissante aujourd’hui ; il est impressionnant, il donne tout, tellement généreux dans ce qu’il offre au public. Malheureusement, il donne trop, sans jamais se laisser de réserves, sans retenir sa voix, sans réussir à la contrôler pendant la représentation. Dans un rôle comme Tristan qui doit donner l’essentiel au troisième acte, on risque l’accident si on s’est déjà largement épuisé au premier et au deuxième actes. J’ai remarqué lors de la première (voir Wanderer) qu’il avait chanté un premier acte incroyable et impressionnant, mais que ça coinçait très légèrement au troisième, et pour cause. Schager paie cash, c’est à la fois très courageux, mais en même temps très dangereux.
Robert Dean Smith n’a ni le volume ni la vaillance d’Andreas Schager. Il fait avec ses moyens, et avec sa sensibilité. Il n’est d’ailleurs pas dit que Tristan doive être une voix à la Siegfried. En ignorant les éléments de la mise en scène de Pierre Audi, et notamment le refus de faire que les amants se touchent, toujours aux antipodes l’un de l’autre, il a mis quelque chose de sensible et de charnel dans un travail qui se voulait abstrait. Et c’est immédiatement bouleversant parce que scéniquement, il ne peut s’empêcher d’aller vers Isolde, de sorte que dans ce paysage gris et désolé, il naît une chaleur qui crée immédiatement de l’émotion, et qui rejaillit évidemment sur le jeu d’Isolde. Sa présence a humanisé cette mise en scène minérale et distanciée, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, et qui ne m’a pas particulièrement convaincu. Et du même coup cette présence sensible donne une dimension supplémentaire à la représentation.

La voix de Dean Smith est claire et suave, elle n’a rien de tonitruant, elle ne s’impose pas mais elle est là, bien présente, partout quand il faut; le timbre est clair, l’articulation parfaite, la diction exemplaire. À Bayreuth son Tristan passait bien, mais tout passe à Bayreuth ; à Rome, l’acoustique est plus difficile, mais Daniele Gatti toujours très attentif aux équilibres et au plateau fait que la voix passe aussi, avec ses moyens propres et sans jamais forcer. Ses moyens propres, c’est d ‘abord une grande musicalité, une science des accents et de l’expression, très variée, c’est ensuite un soin très attentif à la couleur de chaque moment, c’est enfin l’écoute de l’autre, et la recherche permanente d’un ton qui corresponde à ce que l’autre chante. Les deux voix ainsi fonctionnent merveilleusement bien ensemble et l’Isolde de Rachel Nicholls est très à l’aise avec ce Tristan-là.
Rachel Nicholls est plus détendue au premier acte, la voix est moins acide, moins métallique aussi dans les aigus ; son deuxième acte et son troisième sont très convaincants, avec un troisième acte vraiment confondant d’émotion. La manière dont elle chante la Liebestod, avec une respiration exceptionnelle, aidée en cela par le tempo large et attentif de Gatti est confondante.
Bien sûr, tout le plateau arrive en fin de parcours et tout est digéré : l’orchestre est en place, le chef assuré, et Robert Dean Smith lui-même n’est plus tout à fait nouveau venu puisqu’il a chanté le mardi précédent. Les conditions sont réunies pour une représentation exceptionnelle.
Brett Polegato qui m’était apparu à la première un peu en deçà de ses prestations parisiennes était ce dimanche parfaitement en phase, diction superbe, expressivité et présence, belle tension. Michelle Breedt était elle aussi plus à l’aise. Quant à Andrew Rees, il est l’un des meilleurs Melot entendus récemment, et un Melot de qualité c’est une denrée rare.
Andreas Hörl était Marke, à la place de John Releya (cette substitution était prévue et affichée) : son chant est inhabituel, plus varié, plus vivant mais aussi moins maîtrisé que ce à quoi on est habitué. La voix est plus claire, et la manière de chanter fait qu’on a l’impression de le voir moins en phase avec la fosse et le chef, un peu plus difficile à suivre. Pour le spectateur, ce chant varié, souple surprend, certes, mais ne déplaît pas, mais pour les relations entre scène et fosse, c’est peut-être autre chose.
Ce qui a notablement frappé et qu’on retient aussi de ces représentations romaines, c’est l’excellent niveau des rôles de compléments : le junger Seemann de Rainer Trost, bien sûr mais aussi le berger (ein Hirt) de Gregory Bonfatti, qu’on note pour la clarté de la voix et la manière de la faire sonner. C’est suffisamment marquant pour qu’on le signale.

Ainsi arrive-t-on au terme d’une aventure qui a duré six bons mois depuis mai dernier, qui a montré quel chef était Daniele Gatti pour ce Wagner-là, et les audaces qu’il avait su imposer à l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Elysées. À Rome avec un orchestre d’opéra qu’il connaissait moins et moins habitué à ce répertoire, il a d’abord été plus prudent. Il a moins osé à la Première, un peu plus lisse, moins dramatique et moins tendue qu’à Paris, mais ce qu’on a perdu en tension dramatique, on l’a récupéré en lyrisme. On a pu dire aussi que la représentation était plus « italienne ». Après plusieurs représentations et des triomphes répétés (le public a accueilli le chef milanais à chaque fois avec enthousiasme), tout cela s’est détendu, et l’orchestre, toujours impeccablement tenu, toujours attentif, toujours tendu vers le chef, a répondu à d’autres impulsions : cette dernière représentation était plus dramatique, plus en phase avec ce qu’on avait entendu à Paris ; Gatti y a osé plus, notamment au troisième acte, époustouflant de bout en bout. Mais il a profité aussi de la présence de Robert Dean Smith, avec lequel il a trouvé immédiatement une respiration commune, notamment au deuxième acte, d’un lyrisme bouleversant d’une profondeur, d’une sérénité, d’une sensibilité encore plus marquées et qui n’a pas ressemblé à celui de la Première .

Daniele Gatti s’est entendu avec l’orchestre qui lui a répondu avec une attention de tous les instants, mais il sait aussi s’adapter à son plateau. Ce qui caractérise cette manière de diriger, c’est d’être à l’écoute des variations et des inflexions du plateau, de ne jamais diriger pour soi-même, mais en fonction de l’état des troupes et du contexte. C’est ainsi que cette direction n’est jamais tout d’une pièce ou définitive, mais toujours en devenir, toujours à l’affût, en quête d’autre chose, qui va aller plus loin au service de l’œuvre. Daniele Gatti n’est jamais en repos et c’est ce qui rend cette expérience de Tristan passionnant pour le spectateur fidèle que je fus : je n’ai jamais entendu le même Tristan, mais j’ai été à chaque fois en découverte, voire en surprise, voire pris à revers.
Un seul exemple : la large respiration finale que Gatti impose, où l’accord se gonfle et se dilate avant de s’estomper, pour figurer une sorte d’état d’abstraction métaphysique était ce 11 décembre, plus large encore, plus marqué encore, plus long encore, et cette manière inattendue de diriger un moment particulier auxquels ceux qui avaient déjà entendu ce Tristan s’attendaient, nous a laissés bouleversés, en suspension.
On attend avec impatience un Tristan und Isolde avec le Concertgebouw. Vite s’il vous plaît.[wpsr_facebook]

Daniele Gatti
Daniele Gatti                    (le 27 novembre)

 

 

 

LINGOTTO MUSICA TORINO 2016-2017: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 25 OCTOBRE 2016 (WAGNER, MAHLER, BERG)



img_9397C’est toujours avec émotion que je retourne au Lingotto, parce que ce lieu est lié à des souvenirs vibrants, encore très présents, et même antérieurs à sa transformation. Ces anciennes usines FIAT, immense bâtiment de plusieurs centaines de mètres surmonté du fameux anneau d’essai des voitures et aujourd’hui du Musée d’Art contemporain de Renzo Piano a été en 1990 le lieu de la production des « Derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus, mise en scène de Luca Ronconi. L’œuvre géante (800 pages) de l’écrivain-journaliste autrichien, qui narre la chute de l’Empire austro-hongrois, occupait un vaste espace rempli de rails, de wagons, de locomotives, de presses à imprimer Heidelberg, et devenait à la fois l’épopée d’un théâtre impossible et celle de la guerre vue de Vienne, sous la direction du démiurge Ronconi qui semblait alors capable de remuer des montagnes. Je revins 6 jours consécutifs, pour capter l’essentiel du spectacle multiple et fou, l’un des plus grands souvenirs de théâtre de ma vie est lié à ce lieu.
Et puis, le Lingotto s’est peu à peu transformé, en premier lieu avec le magnifique auditorium de Renzo Piano, construit sous l’impulsion du directoire de la FIAT, de Francesca Gentile Camerana, infatigable organisatrice de la musique à Turin, et de Claudio Abbado, qui l’a inauguré et puis est revenu tant de fois à la tête de ses divers orchestres. Francesca Camerana continue d’animer Lingotto Musica, l’association qui gère l’autre saison musicale de Turin. L’autre saison, parce que Turin abrite l’orchestre de la RAI qui a survécu au massacre des orchestres, devenu l’orchestre symphonique national de la RAI. Les orchestres de radio semblent être de ce côté-ci et de ce côté-là des Alpes, les victimes des fonctionnaires désireux de couper telle ou telle branche du patrimoine culturel, au nom de la bonne gestion qui en l’occurrence est mauvaise, mauvaise parce qu’on ne gère pas la culture comme des savonnettes. Ce type de gestion fille de l’ignorance est anti-culturelle.
Avec patience, avec enthousiasme, Francesca Camerana anime Lingotto Musica dans une Italie où l’argent pour la culture s’est raréfié, dans ce pays pourtant qui tient son identité de son héritage culturel multiforme.
Le Lingotto est aujourd’hui fait de cet auditorium Giovanni Agnelli-centre de congrès, d’un grand centre commercial en forme de galerie immense et colorée, et d’un hôtel. C’est un complexe architecturalement exemplaire, un lieu fascinant qui est une magnifique réussite de la réadaptation de bâtiments industriels.
C’était l’ouverture de saison, et pour l’occasion la Royal Concertgebouw Orchestra faisait une seule escale en Italie, dans le cadre de ses tournées « RCO meets Europa » où l’orchestre joue une petite partie de son programme avec des jeunes musiciens locaux. C’était à Turin les jeunes de la De Sono, association animée elle aussi par Francesca Camerana depuis 1988. De Sono, associazione per la musica, est une association qui poursuite les buts suivants :

  • Soutenir le perfectionnement de jeunes musiciens par des bourses.
  • Organiser des concerts pour les jeunes boursiers
  • Publier des thèses qui ont été distinguées sur le plan universitaire
  • Financer des Masterclasses de perfectionnement, en collaboration éventuelle avec le conservatoire Giuseppe Verdi de Turin.

Et ce soir, la De Sono était à l’honneur puisque l’orchestre du Concertgebouw accueillait onze des jeunes boursiers comme l’a souligné Francesca Camerana dans une petite allocution très émouvante avant le concert , pour interpréter avec l’ensemble de l’orchestre le prélude du 3ème acte des Meistersinger de Wagner, qui n’est pas vraiment une des pages les plus faciles et où les onze jeunes se sont fondus avec brio dans l’ensemble de l’orchestre.
Daniele Gatti, qui préside désormais aux destinées musicales du Royal Concertgebouw, revient au pays et dans un lieu symbolique de la musique symphonique en Italie : il n’y en a pas tant dans ce pays dédié à l’opéra. L’auditorium Parco della musica à Rome, lui aussi dû à la patte de Renzo Piano et le Lingotto.
Milan n’a pas d’auditorium digne de ce nom, même si quelques salles aménagées accueillent les orchestres locaux. Quand un orchestre de renommée internationale se produit, c’est à la Scala. La musique en Italie, c’est comme je l’ai dit plus haut l’opéra avant d’être la musique symphonique. C’est pourquoi Turin, qui a deux auditorium (le Lingotto et celui de la RAI) peut être considérée comme une référence en la matière, avec Rome (qui a l’auditorium de la Via della Conciliazione pour l’orchestre de Santa Cecilia et l’auditorium Parco della musica, moins réussi sur le plan acoustique).
Ce n’est donc pas un hasard si le Concertgebouw est passé à Turin, et seulement à Turin. D’ailleurs, Turin est une ville aux fortes traditions culturelles, un opéra important, le Teatro Regio, un théâtre de référence, le Teatro Stabile di Torino, jadis dirigé par Ronconi, deux auditoriums, c’est aussi une ville de l’édition et de la création littéraire, outre à être l’une des plus belles villes du XVIIIème siècle italien, ce que le touriste sait moins.

Le programme annonçait une soirée Wagner (Meistersinger/Götterdämmerung), et Berg. En réalité, il eut moins de Meistersinger (seulement le prélude du 3ème acte) et l’ouverture fut remplacée par l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler ; ainsi composé, le programme avait encore plus de sens et de profondeur parce qu’il était un véritable exemple d’arc musical cohérent, Wagner, Mahler, Berg. Des moments symphoniques de Wagner, dont un extrait des Meistersinger, si importants pour le monde symphonique post romantique et Mahler lui-même (le dernier mouvement de sa 5ème puise dans le 3ème acte de Meistersinger) et les extraits symphoniques de Götterdämmerung (essentiellement le voyage de Siegfried sur le Rhin et la marche funèbre), l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler, et les trois pièces pour orchestre op.6 d’Alban Berg. C’est à dire des œuvres qui tissent entre elles des liens profonds.
On connaît le Wagner de Daniele Gatti dont on a entendu Lohengrin (Scala), Parsifal (Bayreuth, New York), Tristan und Isolde (Paris et bientôt Rome) et Die Meistersinger von Nürnberg (Zürich, Salzbourg et bientôt à la Scala), un Wagner plein de relief et de corps, avec de forts contrastes et un sens aigu du théâtre et du tragique. L’introduction du 3ème acte, qui est une sorte d’introspection anticipant le monologue de Sachs, empruntant à la scène finale (folle) du 2ème acte, sur un rythme très lent, mélancolique, et reprenant les grands motifs de l’œuvre avec le sourire sans doute timide de celui qui a décidé de renoncer, il y a là avant la lettre, quelque chose de l’ambiance du monologue de la Maréchale du 1er acte du Rosenkavalier dans cette manière de renoncer et de se placer ailleurs. Fluidité, présence marquée du sentiment, mélancolie sont les caractères développés par un Wagner dans l’une des pages les plus sublimes de la partition, expression intime de l’âme de Sachs qui est sans doute aussi quelque chose de l’âme wagnérienne : « Wahn, Wahn, überall Wahn » dit Sachs en enchaînant sur ce sublime prélude…et Wagner peu d’années après fera inscrire sur le fronton de Wahnfried « Hier wo mein Wähnen Frieden fand.. ».
Gatti donne à entendre ce moment d’arrêt ou de désir d’arrêt avec un orchestre qui est la perfection même, dans une exécution sans scories, faisant ressortir un son éblouissant dans l’atmosphère très réverbérante de la salle de Renzo Piano, notamment du côté des violoncelles intenses dans une couleur qui rend parfaitement l’essence même d’une partition que l’on pense en général plus extérieure et qui est pour moi la plus grande de toute l’œuvre wagnérienne.
La deuxième partie de ces extraits symphoniques était composée des deux les plus importants de Götterdämmerung, le « Voyage de Siegfried sur le Rhin », et la « Marche funèbre », avec leurs « longues » introductions respectives, « l’aube » d’un côté et la « mort de Siegfried » de l’autre. Des grands opéras wagnériens, il reste à Daniele Gatti à diriger la saga du Ring, sans doute dans quelques années, et c’est à espérer, avec le Concertgebouw tant ces pages sonnent juste et nous parlent. Bien sûr, en impénitent wagnérien, on entend in petto les textes qui éclairent aussi ces moments, le merveilleux duo Siegfried Brünnhilde et les dernières expirations de Siegfried, mais même sans les paroles, ces moments sont « parlants » : il y a dans l’approche de Daniele Gatti une clarté, une volonté de marquer l’expression et de transmettre quelque chose de la théâtralité de l’œuvre. C’est une approche assez grave, toujours empreinte de cette tristesse inhérente au Crépuscule qui marque l’échec des rêves.

Ces pages qui reprennent les moments essentiels de la geste de Siegfried dans le Crépuscule, espoir, conquête, trahison et mort, se traduisent par un sens de la mise en son particulière chez Gatti, qui profite de la ductilité extrême de l’orchestre, capable des plus infimes fils sonores ou d’explosions par ailleurs jamais tonitruantes, avec des bois à se damner, des cordes étonnantes en particulier dans le registre grave, je crois n’avoir jamais entendu de telles contrebasses, un orchestre où sont arrivés de très nombreux jeunes surdoués (trompettes) et qui montre toujours une très grande disponibilité et une joie de jouer visible. On a donc une aube qui émerge du silence comme la lumière émerge de la nuit, avec des sourdines incroyables, et une dynamique qui se met peu à peu en place pour l’assez dansant Voyage de Siegfried sur le Rhin qui n’est pas ma pièce de prédilection. Plus ressentie pour moi la mort de Siegfried, avec les sublimes accords aux cordes, pas trop appuyés, toujours d’une étonnante fluidité malgré la volonté marquée de scander le drame et surtout la Marche funèbre, alliant le solennel et l’intime, sans cassure, tant le soin de Gatti pour préserver l’homogénéité de l’ensemble est grand, et tant l’orchestre démontre une incroyable maestria.
Après ces pages connues et tout de même spectaculaires, l’ouverture de la seconde partie marquait une continuité : l’adagio de la 10ème symphonie est pour Mahler une sorte de chant du mal aimé, lacéré par l’amour d’Alma et de Walter Gropius, et renvoie évidemment à Tristan. Les toutes premières mesures semblent annoncer la pièce suivante et les limites de la tonalité, puis laissent la place à un lyrisme qui rappellent certains échos tristanesques. Ce moment mahlérien a été pour moi peut-être un sommet de la soirée, tant Gatti à la fois laisse libre cours à sa sensibilité, et sait y mêler la sarcastique ironie d’un Mahler qui met en son le grotesque. Mais c’est surtout la continuité avec le mouvement final de sa 9ème qu’on entend, avec ces sons qui semblent peu à peu s’étouffer, qui se réveillent et s’éteignent. On entend aussi la filiation d’avec le début du troisième acte de Meistersinger, l’amertume en plus, il s’agit là aussi d’un moment de renonciation : la musique ne cesse de tisser des liens qui ici marquent une certaine unicité, l’unicité d’un échec, de Sachs au Mahler mal aimé, l’unicité d’une douleur urgente quelquefois et lointaine à d’autres. L’orchestre est ici sublime de bout en bout : c’est évidemment l’orchestre mahlérien par excellence, avec sa clarté, ses cordes éblouissantes et les différents niveaux se tissant les uns les autres en crescendos merveilleux (cordes et cuivres se répondent à certains moments de manière lacérante, notamment les altos, extraordinaires). Le souvenir de la 9ème et de ses hésitations entre déchirure et amertume est fort et Gatti prend le début de cette 10ème inachevée comme un prolongement et évidemment une fin, comme l’infini lamento du mal-aimé et du mal-heureux.
Au nom de Berg, quelques éléments du public ont délaissé l’auditorium…Berg fait encore peur à quelques irréductibles : cette musique a cent ans, mais est vécue par certains comme de la musique contemporaine…

Et pourtant, que de filiations entre Berg, sans doute le moins radical de la seconde école de Vienne, et Mahler, qu’il admirait profondément. Il n’y a donc pas de hiatus dans ce programme relativement fréquent dans les concerts, fait de Mahler et de ces pièces dédiées à Arnold Schönberg et créées assez tardivement dans leur totalité (1930 à Oldenburg).
Les deux pièces initiales sont plus brèves que la dernière, au développement plus accompli, et à la respiration plus large.
On connaît aussi le goût de Daniele Gatti pour Berg (on se souvient de son magnifique Wozzeck à la Scala) et ces trois pièces, écrites en 1914 sont parmi les pièces les plus intéressantes pour mettre en relief les possibilités de l’orchestre, collectivement et individuellement. Ces pages symphoniques impressionnantes, Gatti les met à la place d’honneur (morceau final), pour en montrer l’importance et le spectaculaire, mais aussi la profondeur.

Dans l’œuvre de Berg, c’est la pièce qui demande la plus large formation, et qui préfigure ses opéras, Wozzeck en premier lieu avec lequel il y a de fortes parentés (c’est aussi en 1914 que Berg découvre l’œuvre de Büchner et décide d’en faire un opéra), mais rappelle aussi Mahler, mort trois ans auparavant, notamment dans la partie « Marsch » avec des allusions claires à la sixième (et l’utilisation du marteau dans les deux œuvres). C’est enfin une œuvre si difficile que seuls des orchestres et des chefs experts s’y frottent. Ces deux dernières conditions sont réunies ici, puisque Gatti (qui avait aussi proposé cette pièce dans son concert de retrouvailles avec les berlinois en octobre 2014) se trouve désormais à la tête d’une des formations les plus expertes au monde.
La première pièce Präludium, commence par un ensemble de sons émergeant, peu à peu élargis à tout l’orchestre, qui ressemble déjà à un intermède de Wozzeck : la couleur est inquiétante et tragique et compose un crescendo impressionnant de tout l’orchestre, qui reste d’une incroyable clarté. Il y a là énergie et noirceur qui tranchent avec la mélancolie tragique et amère du Mahler précédent. Le mouvement crescendo-decrescendo installe une ambiance presque nocturne ensuite, au rythme ralenti très théâtralisé par Gatti, avec des bois stupéfiants, qui aboutit à un silence final pesant. La succession explosion-silence au total assez brutale vu la brièveté de la pièce, réussit cependant grâce à l’extrême ductilité de l’orchestre à sembler d’une grande fluidité, presque naturelle.
La seconde pièce Reigen (ronde) est une esquisse – c’est Berg qui le dit – de la scène de l’auberge de Wozzeck. C’est en fait une valse, lente, avec des échos en arrière-plan à la Johann Strauss, qui devient plus rapide, à s’en déconstruire ; Berg, viennois, connaît la valse, et les compositeurs du début du XXème siècle l’ont souvent utilisée comme forme (Ravel bien sûr, un peu plus tard mais aussi Debussy), cette valse devient un peu moins policée, brutale et paysanne, rapide, au sons plus sombres : la dynamique de l’orchestre, les échos grotesques en font aussi un mouvement proche de Mahler notamment dans la partie finale. On reste stupéfait de la clarté de l’orchestre d’une part qui permet d’isoler chaque instrument, et d’autre part de l’extrême subtilité des agencements qui paraissent ici particulièrement complexes. Le rythme de la valse est traversé par des traits assez violents, qui des cordes, qui des cors, et Gatti sait aussi rendre avec un incroyable naturel le raffinement extrême de cette orchestration qui sous sa baguette n’est jamais touffue. À une évocation plutôt populaire, Berg plaque une orchestration d’un raffinement singulier. Et Gatti réussit à cueillir cette apparente contradiction pour s’en faire un atout, et en donner une lecture au relief particulièrement marqué.

La troisième pièce, Marsch, aussi longue que les deux autres réunies, est peut-être la plus démonstrative et les plus apparemment touffue. Il s’agit de démêler l’apparence de désordre de motifs, de thèmes, de rythmes pour en offrir une vision organisée. Toujours au départ dans les tons graves, le rythme est immédiatement plus vif que dans les deux pièces précédentes, un rythme scandé par les bois (hautbois), un rythme allant crescendo mais en même temps une succession de faux dialogues entre bois et cuivres, puis entre bois et cordes. La fluidité de l’orchestre est singulière, dans un mouvement qui n’a rien de cohérent ni d’unifié mais multiple, comme des heurts de forces contradictoires. Seul élément permanent, la tension que Daniele Gatti sait imprimer à cette partie, se souvenant sans doute du halètement de la sixième de Mahler, qui est ici clairement interpellée. On est là encore au seuil de certains intermèdes de Wozzeck avec les heurts entre un orchestre forte, suivis subitement de quelques moments solistes à la flûte ou à la clarinette, qui répondent quasi en écho, en une sorte de ronde inquiétante et macabre car tout reste néanmoins dansant, comme dans un sabbat scandé par le triangle et les percussions, au rythme de marche (rappelons-nous le début de la sixième). Chaque explosion de l’orchestre est suivie d’un moment plus grêle, souvent aux bois mais la ronde infernale va crescendo, impliquant la totalité des instruments avec une dynamique de plus en plus marquée jusqu’aux coups de marteau. Cette succession de rythme hachés, d’une brutalité marquée est en même temps toujours d’un raffinement étonnant dans le rendu de la complexité de l’orchestration. Un moment orchestral exceptionnel, surprenant, tourneboulant même à certains moments tant l’orchestre (la flûte, les violons, et tous les autres) se montre virtuose et suit totalement les indications du chef. Le coup de marteau final surprend le public, visiblement peu familier de cette musique.
Au total un concert exceptionnel, un de plus où l’on peut mesurer à quel point se construit le profond dialogue entre le chef et ses musiciens, et la toute particulière souplesse de cette phalange qui réussit à ordonner et à clarifier des pièces d’une complexité particulière, grâce au geste très précis, très « accompagnant » de son chef et grâce à sa très longue tradition aussi. [wpsr_facebook]

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TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: DER ROSENKAVALIER DE Richard STRAUSS le 29 JUIN 2016 (Dir.mus: Zubin MEHTA; ms en scène: Harry KUPFER)

Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano

On connaît ce beau spectacle d’Harry Kupfer présenté à Salzbourg en 2014 et repris la saison dernière. Il arrive cette saison à la Scala, par la vertu des opérations Salzbourg-Milan tant reprochées à Alexander Pereira, mais qui valent d’avoir là sans doute l’un des meilleurs spectacles de la saison.
Et pourtant, et c’est stupéfiant à constater, la salle était à moitié vide (au moins la Platea) et bien des loges inoccupées. Certes, l’augmentation massive des prix des billets (jusqu’à 300 €, le prix le plus élevé d’Europe) y est sans doute pour quelque chose, mais on n’a jamais vu la Scala aussi désertée. Tous le constatent, il y a un problème de public à Milan, dû sans doute à la structure de ce public, composé essentiellement de population locale (dans un rayon de 2 km disait Stéphane Lissner) et non comme on le croit trop souvent, de touristes qui se précipiteraient.
L’augmentation du nombre de représentations n’a pas ouvert à d’autres spectateurs, dans la mesure où l’augmentation des prix décourage les éventuels candidats et où la politique culturelle de l’état italien, depuis Berlusconi, a démobilisé pas mal les publics potentiels.
Il est plus difficile de reconquérir le public que de vider les salles. Certes, l’opéra reste le genre roi en Italie, mais tous les habitués de la Scala constatent, malgré des spectacles de bon niveau, que la salle n’est pratiquement plus jamais pleine, et que l’on brade les billets les deux ou trois derniers jours avant les représentations. Ce n’est pas seulement la Scala qui est en cause, d’autres institutions dans d’autres pays vivent les mêmes problèmes, mais c’est particulièrement sensible dans une salle qui il y a quelques années encore affichait régulièrement complet. L’opéra serait-il en danger?

Il reste que le spectacle présenté, dirigé par Zubin Mehta, l’un des mythes de la direction d’orchestre, constitue une des grandes réussites de la saison. Der Rosenkavalier ya été assez souvent représenté à la Scala depuis 1952 (Herbert von Karajan avec Elisabeth Schwartzkopf), en 1961 (avec Karl Böhm et toujours Schwartzkopf – et Ludwig), en 1976 (avec Carlos Kleiber et le trio Lear, Popp, Fassbaender), en 2003 (avec Jeffrey Tate et Adrianne Pieczonka), et enfin en 2010 (avec Philippe Jordan et Anne Schwanewilms et Joyce Di Donato dans la production de Salzbourg d’Herbert Wernicke). Trois productions en 13 ans, le rythme s’accélère et montre la popularité du titre.

Acte II ©Brescia/Amisano
Acte II ©Brescia/Amisano

Harry Kupfer, ultra-octogénaire, vient de l’école de l’Allemagne de l’Est où il a travaillé dans de nombreux théâtres de la DDR, pour devenir entre 1981 « Chefregisseur » de la Komische Oper, dont il restera le directeur artistique jusqu’en 2002. Alexander Pereira, homme de fidélités artistiques, a fait appel à lui pour plusieurs mises en scène à Zürich, dont Die Meistersinger von Nürnberg (qu’on verra la saison prochaine à la Scala), et une fois à Salzbourg, l’a appelé de nouveau pour ce Rosenkavalier qui a fait les beaux soirs du Festival, dont l’œuvre est un pilier. La mise en scène installe l’intrigue à l’époque de la création (1911), dans une Vienne « fin de siècle » monumentale, la Vienne de François-Joseph, c’est à dire aussi la Vienne « fin d’Empire ». Discrètement, et sans insister, avec une certaine finesse, Kupfer raconte un peu la même histoire que celle de « Il Gattopardo », à savoir la fin de la domination de la noblesse au profit de la bourgeoisie, et l’obligation aux mésalliances pour survivre. L’image de Faninal, très bien interprété par Adrian Eröd, très juste en personnage dépassé et encore soumis aux caprices d’un Ochs pour une fois élégamment vêtu, rajeuni, plus sûr de son statut que mal éduqué, et finalement lui aussi un peu anachronique dans son sens des rapports humains qui ne considère pas l’évolution des relations sociales. C’est cette élégance dans la manière de dire les choses, accompagnée par une précision particulière dans le travail sur les personnages, Ochs bien sûr et Faninal, mais aussi la Maréchale, très retenue, réservée, déjà presque maternelle, dont Kupfer saisit « l’attimo fuggente », l’instant fugace qui la fait basculer dans la maturité. J’ai évoqué ce travail dans deux articles sur le Festival de Salzbourg, en 2014  et en 2015 , où la dominante est la nostalgie : nostalgie d’une Autriche dominante en Europe et dont l’architecture viennoise monumentale affirmait la puissance, nostalgie d’un monde où tout semblait facile et souriant, nostalgie aussi au second degré de la Vienne du XVIIIème, celle de l’impératrice Marie-Thérèse, dont la Maréchale porte justement le prénom et qui fait aussi rêver Milan qui lui doit bien des palais. De ce monde souriant et apaisé, que resterait-il quelques années après ? Que resterait-il de ce monde qui allait à la guerre comme un somnambule (pour reprendre le titre d’un fameux livre de Christopher Clark).

Mais c’est aussi musicalement que cette production désormais scaligère frappe ce soir. Habilement, Alexander Pereira a repris pour les rôles principaux la même distribution qu’à Salzbourg, excepté Sophie incarnée ici par Christiane Karg, vue à Dresde il y a deux ans sous la direction de Thielemann avec Anja Harteros, qui est un choix particulièrement bien ciblé pour composer une des meilleures distributions de l’œuvre aujourd’hui.
Krassimira Stoyanova est désormais une Maréchale qui compte dans le paysage lyrique. Elle était un peu hésitante, pas trop à l’aise avec le répertoire allemand il y a deux ans. Elle, que Bayreuth avait appelé pour Eva l’an prochain dans Meistersinger, – invitation déclinée- se refuse à abandonner les rôles italiens qui ont fait sa réputation. Néanmoins, le rôle de la Maréchale lui va parfaitement, et elle le domine pleinement désormais. On la sent beaucoup plus à l’aise, complètement maîtresse d’un texte qui exige inflexions, nuances, couleurs. La voix colle parfaitement au rôle, une voix magnifique, modulée, expressive, et qui donne au personnage à la fois une distance aristocratique, mais aussi une bonhomie particulière. J’évoquais plus haut une couleur un peu maternelle, c’est à dire un basculement vers la maturité. Krassimira Stoyanova dit tout cela, et sa réserve naturelle en scène convient parfaitement au personnage que Kupfer dessine, marqué par la discrétion et une relative distance aristocratique. Rien de démonstratif, mais de petites touches, une allure, un port qui finissent par en imposer. Vraiment la Stoyanova est désormais une grande Maréchale.
Effet de l’acoustique, rapport orchestre-plateau différent, volume de l’orchestre, on ne sait qu’imputer à une prestation de Sophie Koch moins froide et convenue qu’à Salzbourg. La voix qui est grande semble plus retenue, le personnage plus naturel, plus fluide : de toutes les soirées où je l’ai vue en Octavian, celle-ci est sans aucun doute la meilleure : c’est Octavian, sans aucune réserve, avec ses réactions brusques, son côté à la fois jeune et farouche, sa tendresse aussi. La voix est toujours là, bien sûr, mais le volume est plus contrôlé, plus maîtrisé. Il est vrai qu’à Salzbourg, Welser-Möst imposait un rythme et un volume tels qu’elle se sentait contrainte de pousser en permanence. Rien de tel ici. Elle est vraiment un Octavian de premier plan.

Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano

Christiane Karg était Sophie, cette chanteuse attachante a été ici la meilleure Sophie des trois (avec Mojka Erdmann en 2014 et Golda Schultz en 2015) vues dans cette production. Il y a dans ce chant la légèreté, le contrôle, la poésie, la fraîcheur : c’est elle qui se rapproche le plus de ma regrettée et préférée Lucia Popp, inégalée dans le duo de l’acte II. J’aime surtout sa spontanéité et son naturel, qui se lit aussi bien dans le chant que dans l’attitude scénique. Une Sophie de référence.

Octavian (Sophie Koch) Ochs (Günther Groissböck) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Ochs (Günther Groissböck) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova)
©Brescia/Amisano

Revenir sur Günther Groissböck en Ochs, c’est souligner la nouveauté de cette interprétation et de la vision du personnage. Habituellement – et l’Ochs le plus fréquent des années précédentes, Peter Rose (excellent au demeurant), en était la preuve – Ochs est un hobereau ignorant des règles policées de la vie aristocratique citadine. L’Ochs de Groissböck est vocalement remarquable, comme toujours dans les rôles qu’il aborde, beau timbre, voix puissante, volume, contrôle, intelligence du texte. Mais c’est surtout le personnage qui évolue, plus jeune, moins brutal, mieux habillé, mais en décalage par rapport aux usages et à la situation sociale du moment. Un Ochs hobereau vulgaire convenait au XVIIIème, l’Ochs de Groissböck refuse de voir les évolutions du XXème siècle et de la situation de l’Empire, refuse de voir que l’aristocratie ne peut plus faire « comme si », et Kupfer a bien cerné le personnage, plus obtus que vulgaire : voulant épouser Sophie par besoin financier, il représente cette relation typiquement aristocratique à l’argent dans l’ancien régime, qui se dépense sans se gagner, au contraire de ce que représente Faninal, la réussite et l’argent gagnés par le travail, la bourgeoisie besogneuse qui explose au XIXème siècle.

Faninal (Adrian Eröd) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano
Faninal (Adrian Eröd) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano

On croirait justement Faninal conçu directement en fonction d’Adrian Eröd, l’interprète du jour. Physiquement par son physique plutôt malingre il s’oppose à Groissböck, grand gaillard musclé. A cette opposition physique correspond aussi une opposition vocale, de volume et de couleur. Eröd n’a pas une voix volumineuse et on le lui a reproché dans cette production, même si Welser Möst dirigeait très fort. Mais il a un contrôle et une élégance du chant qui tranche avec un Ochs qui porte bien son nom vocalement ( le bœuf). Et donc l’opposition entre les deux personnages est bien construite, juste scéniquement et vocalement. Eröd est un artiste intelligent qui sait ce que texte veut dire et la direction de Mehta n’étouffe pas sa voix. Comme d’habitude, la prestation est très satisfaisante. J’apprécie ce chanteur qui incarnait à Bayreuth un Beckmesser très intéressant il y a quelques années.

Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Ein Sänger (Benjamin Bernheim) ©Brescia/Amisano
Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Ein Sänger (Benjamin Bernheim) ©Brescia/Amisano

Der Sänger, le chanteur italien, est évidemment un petit rôle, mais confié dans tous les enregistrements à des ténors très célèbres, qui aident à faire vendre. De fait, le bref épisode du chanteur italien est quasiment un “pezzo chiuso” puis pezzo “interotto” qui dérange, comme pour empêcher l’artiste de monter à l’aigu. Et l’air n’est pas si facile : je me souviens de Marcelo Alvarez distribué à la Scala dans la production Wernicke s’écrabouillant de belle manière, sans élégance, sans style, sans ligne.

Benjamin Bernheim donne ici une preuve supplémentaire de la qualité de son chant. On l’a noté dans Cassio de l’Otello de Salzbourg à Pâques avec Thielemann où il a remporté un vrai succès personnel (et justifié car il était le meilleur du plateau). Il est ici un chanteur italien vraiment impeccable : élégance, ligne, contrôle du souffle, style, mais aussi puissance et phrasé. Il serait temps de l’entendre dans des rôles plus importants. C’est vraiment un chanteur digne de la plus grande attention.

Et tous les rôles secondaires sont tenus remarquablement, parce qu’ils donnent vraiment l’impression d’une troupe , ce qui est singulier à la Scala, et qu’ils se sentent à l’aise. À commencer par Annina ( Janina Baechle) et Valzacchi (Kresimir Spicer) dans une belle composition et avec une vraie présence. Les interventions de Janina Baechle à l’acte III sont vraiment claires marquées d’un aigu puissant et d’un bel allant. Même chose, en un peu plus pâle de la Marianne Leitmetzerin de Silvana Dussmann . Le Polizeikommissar de Thomas Bauer s’en tire bien, même si il n’a pas la présence de Tobias Kehrer à Salzbourg. Seule ombre au tableau, les interventions des trois orphelines, issues de l’accademia di perfezionamento del Teatro alla Scala, sont décalées, mal coordonnées, pas en mesure et les voix fusionnent mal : cela gêne vraiment beaucoup.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Mais l’ensemble de la distribution répond quand même à l’exigence d’un Rosenkavalier de grand niveau, à quelques détails près, parce qu’il y a un maître d’œuvre qui s’appelle Zubin Mehta. Il aborde l’œuvre avec un tempo plus lent que Welser Möst, mais tellement moins agressif, tellement plus rond, laissant tellement respirer les chanteurs que la couleur change complètement. Il y a dans cette manière de lire la partition quelque chose d’indulgent, de souriant qui frappe. Je dirais presque qu’il y a correspondance entre la couleur de l’interprétation de Krassimira Stoyanova et la couleur de cette direction, précise, mais chaleureuse et charnue.

La deuxième observation est l’extraordinaire clarté de cette lecture et le relief donné à certains pupitres, notamment les bois, favorisés par l’acoustique de la Scala, avec une fosse assez haute, mais au rendu sonore irrégulier, notamment en platea. Pour en juger encore mieux il eût fallu être en hauteur où le son est très différent et plus “fondu”. Il reste que la performance de Mehta, avec une respiration peu commune, laissant au chanteur un confort inédit, est singulière et séduisante, avec une vraie personnalité. On sent un plateau à l’aise et détendu, et une direction maîtrisée et intelligente qui construit la cohésion de l’ensemble.

On aura compris que cette soirée fut une très belle soirée, qui permet de redécouvrir la qualité d’un chef protéiforme quelquefois discuté, voire méprisé par certains, et de confirmer celle d’une production qui mériterait d’entrer au répertoire pour quelque temps, car dans son apparent classicisme et sa précision, elle raconte beaucoup de l’œuvre. Kupfer est décidément un metteur en scène encore surprenant. Mehta a 80 ans, Kupfer un peu plus. Et leur travail a une vraie jeunesse et une vraie fraîcheur. C’est dans les vieux pots…[wpsr_facebook]

Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Adrian Eröd (Faninal)©Brescia/Amisano

LINGOTTO MUSICA 2015-2016, TORINO et TEATRO COMUNALE CLAUDIO ABBADO, FERRARA – FERRARA MUSICA 2015-2016: CONCERTS du MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI les 27 et 28 MAI 2016 (BEETHOVEN SYMPHONIES 8 & 9)

Ferrara 28 mai 2016
Ferrara 28 mai 2016

Bientôt 20 ans que je suis le Mahler Chamber Orchestra, fondé par Claudio Abbado et un groupe de musiciens du Gustav Mahler Jugendorchester en 1997. C’est évidemment un orchestre qui signifie pour moi bien plus qu’une phalange de plus et qu’un concert de plus, le Mahler Chamber Orchestra est un orchestre que je ne consomme pas (du genre, hier j’ai fait le Gewandhaus et demain je fais les Wiener), mais que je déguste. Cet orchestre, même s’il s’est profondément transformé en 20 ans, reste quand même étonnamment le même, au sens où c’est un orchestre d’adhésion, toujours jeune, qui a choisi d’être ensemble pour quelques sessions dans l’année, pour le plaisir de jouer, pour, comme aurait dit Claudio Abbado zusammenmusizieren, faire de la musique ensemble. Chaque musicien appartient à une ou plusieurs autres phalanges, à des ensembles de musique de chambre, et chacun vient à la Mahler pour sentir un esprit, l’esprit MCO. Il y a en effet un esprit MCO et un esprit des lieux MCO, dont Ferrare à coup sûr et dont Turin dans une moindre mesure. L’esprit MCO, c’est l’âme de son fondateur, Claudio Abbado, qui n’est plus, mais qui a laissé à l’orchestre et à ces deux lieux un esprit, une mémoire, une âme.

L'auditorium Giovanni Agnelli au Lingotto de Turin
L’auditorium Giovanni Agnelli au Lingotto de Turin

L’auditorium du Lingotto à Turin, personnifié depuis les origines par Francesca Camerana, qui préside aux destinées de Lingotto Musica est un lieu que Claudio Abbado a porté sur les fonts baptismaux, où il a donné bien des concerts, dans cette belle salle conçue comme le reste par Renzo Piano.

Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara
Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara

Et Ferrare, c’est Ferrara Musica, fondé par Claudio Abbado avec l’aide de la municipalité d’alors pour servir de résidence à un orchestre de jeunes musiciens, le Chamber Orchestra of Europe de 1989 à 1997 (et de nouveau à partir de 2007), puis le Mahler Chamber Orchestra dès 1998. Aujourd’hui les deux orchestres (chacun enfants de Claudio Abbado) se partagent grande part des projets de la saison. Alors, chaque retour à Ferrare du Mahler Chamber Orchestra est quelque chose de fort, notamment pour les musiciens qui sont dans l’orchestre depuis les origines, et qui restent garants de son esprit. Avec Abbado soit COE, soit MCO ont travaillé des programmes très divers, mais aussi des opéras, et grâce à Abbado, le MCO est le creuset du LFO, du Lucerne Festival Orchestra dont il constitue le terreau (les tutti de l’orchestre). Qu’on se tourne vers l’histoire ou même la géographie, mais qu’on se tourne aussi vers l’âme ou vers l’esprit, on rencontre Claudio Abbado, qui trône d’ailleurs avec Maurizio Pollini sur la home page de Ferrara Musica. Comment pourrais-je l’oublier ?

Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara
Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara

Alors, ce week-end au Lingotto et à Ferrare, indépendamment de tout programme, avait pour moi le parfum du souvenir, des souvenirs intenses et ardents d’une des plus belles périodes musicales de ma vie, une période où l’enthousiasme était toujours au rendez-vous, à Turin comme à Ferrare, mais où il y avait à Ferrare en plus, la ville est petite, un intense parfum d’amitié, de rencontres, d’échanges.
Cet heureux temps n’est plus, et les choses changent , mais certaines traces perdurent, certaines ambiances, ce parfum dont je viens de parler, on le retrouve, on le ressent, on en sent des effluves, parce que le MCO reste enthousiaste, et reste surtout une phalange d’une incroyable qualité, qui sait aller là où le mènent les chefs les plus sensibles à l’art de faire de la musique ensemble.
Alors, oui, j’ai passé un merveilleux week-end, parce que les souvenirs, l’amitié et la joie étaient au rendez-vous, mais surtout la musique, qui a lié tout cela ensemble. Oui, l’Hymne à la Joie était bienvenu car ce week-end du 27-29 mai fut un hymne à la joie.
Toute cette fête de la sensibilité a évidemment un liant, au-delà de Claudio Abbado, c’est la musique. Rien ne serait réveillé sans elle, et sans le rapport entretenu avec elle. Il n’est même pas concevable pour moi d’aller à Ferrare sans concert à la clef.
Ce week-end, le MCO vient d’annoncer la nomination de Daniele Gatti comme conseiller artistique. Il entretient depuis 2010 un excellent rapport à l’orchestre, avec qui il a entrepris une intégrale des symphonies de Beethoven sur deux saisons dont c’est le dernier programme, avec le couple symphonie n°8 et symphonie n°9, un programme où la joie tient le haut du pavé, aussi bien dans la la 8ème que la 9ème ! Le mini-tour de l’Italie du Nord comprend Turin (Lingotto), Ferrare (Teatro Comunale), Bergame (Teatro Donizetti) et Brescia (Teatro Grande) et entoure Milan sans y entrer. Les musiciens du MCO ont travaillé sans le chef et l’ont retrouvé pour un temps fort court de répétitions, déjà préparés. Ils ont pourtant rarement joué la 9ème, seulement une fois avec Daniel Harding.
La symphonie n°8, assez courte (27 minutes environ) est considérée comme l’une des plus légères de Beethoven, notamment à cause de l’absence ou quasi de mouvement lent : l’allegretto du 2ème mouvement, au style presque italien, presque rossinien, même si Rossini passera à Vienne une dizaine d’années plus tard fait office de mouvement lent – un peu comme l’allegretto de la 7ème qu’on joue souvent de manière si lente. C’est bien ce qui frappe dans cette 8ème, l’une de mes préférées. Je me souviens de la manière d’Abbado si fluide et si chantante, notamment dans ses dernières exécutions à Rome et Vienne en 2001.
Gatti privilégie autre chose : il cherche dans ces pièces d’abord la dramaturgie, le choc des ambiances,  les contrastes. Il y recherche quelque chose du théâtral : ne pourrait-on pas penser que la forme sonate est une forme théâtrale ? Alors Gatti privilégie dans sa recherche formelle quelque chose qui va faire drame (au sens « théâtre » du terme), quelque chose qui se heurte, et cette symphonie qui pourrait être si souriante et si légère se teinte alors de nuages, de quelque chose de rugueux, de râpeux, de rude presque. Il y a quelque chose de brahmsien dans cette approche. C’est Beethoven lu à l’aune de l’univers de la symphonie qui va le suivre, comme portant en lui quelque sorte son futur. Je l’avais déjà remarqué dans son approche de la Fantastique de Berlioz: Gatti privilégie les rencontres des masses, sans jamais être massif. Son approche est d’une clarté incroyable, avec une transparence des différents niveaux et pupitres, mais aussi et toujours avec une tension palpable.
Le MCO lui répond parfaitement. La clarté dont il est question, elle apparaissait à Turin dans une salle vaste à la réverbération marquée sans risquer cependant de provoquer la confusion des sons. La salle du Lingotto permet l’analyse  sonore et garde aux différents pupitre une vraie lisibilité. Le lendemain à Ferrare, l’acoustique est radicalement opposée, très sèche, et plutôt proche. Le son est là, présent, presque touchable, et l’on découvre encore plus de moments étonnants qu’on ne soupçonnait pas, on sent aussi les rugosités notamment dans les bois extraordinaires dont certains sonnent presque comme des instruments anciens. On entend d’ailleurs dans l’ensemble une couleur ancienne, un peu brutale, sans fioritures ni complaisance.
Le 2ème mouvement si dansant, si léger, fait contraste avec le 1er très coloré, très kaléidoscopique où l’impression domine de sons qui se génèrent l’un l’autre, de manière impétueuse, tempétueuse même (qu’on retrouve au dernier mouvement, magistral), mais en même temps quelque chose d’ouvert, qui respire, comme ces interventions des cuivres dans la partie finale et cette suspension qui clôt le mouvement, comme pour indiquer un discours jamais fermé. Mais ce qui me frappe, c’est à la fois la finesse extrême des parties piano, et de manière concomitante les appuis, les interventions-scansion sèches des percussions (timbales baroques), le rythme marqué, et malgré tout la continuité du discours.

Car ces heurts, ces aspects rugueux ne sont pourtant jamais brutaux au sens où on pourrait le craindre en lisant ces lignes : cela reste fluide, cela reste élégant, et c’est profondément pensé.
L’allegretto scherzando du 2ème mouvement est un des sommets de cette exécution, scandé par les cordes qui rythment l’ensemble et en font la colonne vertébrale. Bien sûr on entend Haydn, Mozart, mais on entend aussi par le rythme quelque chose d’un Rossini futur, en un dialogue cordes-bois d’une particulière légèreté. C’est là qu’on touche la joie qui se termine là aussi presque en suspension.
Le 3ème mouvement, tempo di minuetto, renvoie aussi à l’univers de Haydn, avec cette scansion aux percussions et ce jeu tressé des bois magistraux du Mahler Chamber Orchestra. Bien sûr la danse domine, en un menuet énergique, mais en même temps jamais sombre, qui – oserais-je ? – me fait penser à quelque chose des danses paysannes qu’on va trouver dans Mahler, une sorte de rugosité, une joie simple non dépourvue de brutalité, mais non dépourvue de la même manière de raffinements marqués. Un menuet dialectique et presque ironique en quelque sorte.
Le dernier mouvement naît des trois autres, et on comprend du même coup ces mesures finales suspendues, de manière répétée. Des parties finales qui ne sont jamais clôture, mais toujours suspens, laissant ouvertes les suites possibles, et ce son qui jamais ne se ferme conduit inévitablement à ce dernier mouvement dont l’esprit va reprendre chaque moment qui précède, la danse, l’élégance, la scansion rude, tout est là, avec une dynamique nouvelle de l’énergie accumulée des trois autres mouvements. Le début à ce titre est emblématique, rappelant par sa légèreté initiale le 2ème mouvement, puis à la reprise le 1er, en deux tons différents, quand tout l’orchestre s’investit, scandé par des percussions sèches comme dans les interprétations baroques, et ce n’est que discours alternant de manière virtuose deux ambiances : les bois à leur sommet (la flûte !!), avec des renvois à d’autres univers beethovéniens (de manière fugace la Pastorale !), et une science des rythmes qui bluffe et donne une joie irrésistible à l’ensemble. Le tout emporte l’auditeur sans lui laisser de respiration : les alternances cordes aiguës et plus graves, la clarté des cuivres, pourtant discrets et la permanence des percussions en arrière-plan construisent un cadre dramaturgique, soutenu par les quelques silences marqués entre les divers moments, qui s’élargissent en de merveilleux crescendos , comme si on s’amusait à faire tournoyer le son en un tourbillon joyeux qui s’élargit, sans jamais oublier cette alternance de brutalité et de légèreté qui rend cette interprétation si impertinente au bon sens du terme, si impétueuse et si jeune, c’est à dire inattendue, souriante et rude, énergique et tendre, de cette tendresse directe qui va directement au cœur, sans chichis, sans détours, sans artifice.
Même si la Neuvième, c’est d’abord et pour tous l’hymne à la Joie, Gatti et l’orchestre nous imposent une vision d’abord grave et tendue, comme si le récitatif qui ouvre le dernier mouvement était en quelque sorte, une reprise des trois autres, pour l’ambiance qu’ils installent. Quand j’étais jeune, la neuvième n’était qu’une attente du dernier mouvement, et je trouvais même ces trois mouvements un peu longs à vrai dire, comme s’ils retardaient le moment tant recherché et tant attendu du dernier.
En écoutant le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti ces deux soirs, c’est en quelque sorte l’impression inverse qui a prévalu, tellement ce que j’entendais était riche et nouveau. Riche parce que l’orchestre est apparu vraiment multicolore, aux mille reflets cristallins, d’une lisibilité étonnantes. On y entend en effet des moments ou des phrases que jamais on a pu entendre : légers pizzicatis, mouvements à peine esquissés des violoncelles, bois tourneboulants. Mais la clarté n’est rien s’il n’y a pas de propos, s’il n’y pas de discours.
Or c’est bien là la surprise, la surprise de la découverte d’une 9ème plus sombre, plus rude, même si pas vraiment heurtée, et, un peu comme la huitième qui précède, Gatti nous propose une vision dramatique, pleine de relief, qui construit de manière passionnante la préparation du dernier mouvement. La joie arrive au bout d’une sorte de « tunnel » plutôt tendu ou nostalgique, d’où une vision dialectique où la tension répond à la joie, où la joie explose et fait respirer une ambiance qui était tantôt sombre, tantôt particulièrement mélancolique. J’avais écouté deux mois auparavant la Neuvième avec les Berliner et Simon Rattle et j’avais exprimé à la fois l’admiration pour le phénoménal orchestre, mais aussi une relative déception interprétative car le merveilleux instrument fonctionnait à creux. Rien de tel ici où il y a comme on dit une idée par minute où la profondeur de la lecture étonne, avec un orchestre complètement dédié aux demandes du chef, d’une concentration et d’une énergie extrêmes.
La premier mouvement allegro ma non troppo, un poco maestoso, qui commence si mystérieusement, presque en sourdine, s’affirme très vite par un rythme très marqué, scandé par les percussions qui tout au long de la symphonie, vont accompagner et marquer les rythmes tantôt au premier plan, tantôt en arrière-plan comme indicateurs d’une ambiance sourde ; l’alternance d’un son très retenu, voir mystérieux, et d’explosion indique une tension forte, marquée, avec un jeu de contrastes d’où s’isolent quelques traits de flûte presque rupestres (flûte baroque, elle aussi). Il n’y rien de policé dans cette approche, mais quelque chose d’urgent, d’une énergie presque primale alternant avec une infinie tendresse et une évidente sensibilité. Le jeu des bois est particulièrement passionnant, qui sonnent si rugueux, un son à la fois sans raffinement et en même temps particulièrement maîtrisé et déchirant. Derrière ce travail j’entends obstinément une couleur pastorale, et cette impression va me poursuivre jusqu’au troisième mouvement.

L’orchestre est tenu sur un tempo assez vif, mais toujours tendu et rythmé, avec un sens du crescendo et une affirmation de soi incroyablement marqués, et donnant une impression de lacération. Rarement début de neuvième n’a autant marqué d’émotion, les sons aigus des violons repris par les bois et scandés par les percussions bouleversent et surprennent. Il n’y a jamais déchainement mais un discours continu et énergique, dramatique, comme un déploiement de forces qui se côtoient, se heurtent mais s’interpénètrent aussi d’une manière si prenante et si peu traditionnelle, avec un sens des enchainements incroyables qui, malgré les chocs et la rugosité, garde une fluidité stupéfiante car tout s’enchaine avec à la fois la logique d’un drame et celle d’une infinie tendresse, et d’une sensibilité farouche. C’est peut-être là le mot qui me manquait : cette interprétation est farouche, celle d’un tendre qui n’oserait être soi que par moments. Bouleversant, étonnant. Le crescendo final, comme venu des profondeurs du son, frappe au cœur, ainsi que l’accord final, à la fois brutal et comment dire ?- très légèrement attendri dans la note finale. On a peine à réaliser ce qui s’offre à nous, encore plus peut-être à Ferrare, à cause de la proximité de l’orchestre.
Le deuxième mouvement molto vivace, frappe immédiatement par la même brutalité, la percussion imposante, puis le rythme haletant des cordes, scandé une fois de plus par la timbale et s’achevant par une sorte de danse au rythme de la flûte, magnifique, de Chiara Tonelli, c’est peut-être dans ce mouvement que la multiplicité des couleur est la plus grande, la variété des rythmes donne une vie étourdissante et neuve, une incroyable jeunesse à une œuvre qui semble être écoutée ici pour la première fois. L’approche est si claire qu’on entend des sons totalement inconnus, même à la timbale : « l’art gradué de la timbale » existe, tant les coups de timbale sont très dosés en crescendo, et rythment le mouvement général. Une approche claire et lumineuse, qui invite à découvrir encore des secrets à une partition qu’on croyait connaître, où l’on découvre des phrases qu’on ne soupçonnait pas , et qui en même temps interroge sur le sens voulu à ces mouvements qui n’ont rien de joyeux, mais qui se raidissent, qui s’imposent, qui se succèdent en moments de tendresse, et de majesté comme si Beethoven exposait là non pas une unité, mais un tissu contradictoire d’affirmations. Gatti propose ici une vision très contrastée, tressée des contradictions dans les tons de l’œuvre, comme écartelée entre divers horizons (on entend même mon cher Cherubini par moments). En tous cas, entrer dans ce labyrinthe est passionnant, d’autant plus que l’orchestre à son sommet fait entendre l’excellence de chaque pupitre : quels cuivres ! quels bois ! quelles cordes aussi ! quelle respiration ! et surtout quel engagement ! C’était si tendu que l’on a senti la salle se détendre à l’intervalle. Il le fallait tant le troisième mouvement fut miraculeux
Le troisième mouvement, adagio molto e cantabile, est peut-être en effet le plus bouleversant de tous, et pour moi à l’orchestre, le plus réussi : à Ferrare, ce fut un sommet d’émotion. L’apaisement après l’agitation précédente s’accompagne d’un écho large qui s’allège et s’attendrit. J’évoquais précédemment une couleur de Pastorale, et nous y sommes : l’orchestre est séraphique, d’une incroyable sensibilité, avec des reprises de violons incroyables, d’une fluidité et d’une légèreté bouleversantes. Basson, clarinettes et cors sont exceptionnels, présents, et en même temps discrets, avec les échos phénoménaux des coups d’archets qui soutiennent. Je n’ai jamais entendu une telle « ambiance », où les voix se reprennent sans jamais abuser du rubato ; la symphonie de couleurs est tellement vivante, tellement tendre, tellement apaisée et bouleversante et la musique s’élargit et respire tellement en fin de mouvement (avec quelques rythmes viennois…et toujours cette timbale qui continue en arrière-plan à rythmer, et que je n’avais jamais remarqué avec cette présence intense…et dans la douceur) qu’on va avoir peine à entendre le récitatif initial et tendu du quatrième mouvement.
J’ai employé le mot miraculeux, et je pense que c’est l’expression juste, tant le temps fut suspendu, tant la poésie fut intense, où jamais expression de l’apaisement ne fut plus ressentie, notamment dans ces notes finales qui s’échappent comme vers le ciel.
D’où évidemment le contraste avec le début du quatrième mouvement, tant attendu habituellement, et ici qu’on attendait plus tant ce qui précédait était en lui-même unique.
Le drame est là, marqué, scandé, sombre, avec des contrebasses et des violoncelles en premier plan, mais en même un discours des flûtes en dialogue qui marquent évidemment l’attente de ce qui va exploser. Gatti, en maître du théâtre qu’il est, prépare soigneusement l’entrée des voix, il « ménage l’effet » car une clef possible pour comprendre son approche est de faire de la symphonie un univers théâtral avec ses espaces, ses premiers plans, ses heurts ses émotions. Chaque moment est dramatique, ou répond à un petit drame. Ici dès que la musique de l’hymne à la joie s’épanouit, avant l’entrée des voix, c’est le jeu des cordes et des bois et des cuivres discrets qui fait rencontre et drame, jusqu’à l’explosion qui prélude à l’entrée de la voix de basse (Steven Humes), en un crescendo incroyable de tension.
Les voix ne chantent que sept minutes, et ce sont sept minutes pour basse, ténor, et soprano (moins pour la mezzo) qui sont écrites de manière puissante et tendue, exigeant des aigus marqués (la basse !) de la puissance (le ténor) et une tension à l’aigu, tout en rondeur cependant pour le soprano. Il est en réalité très difficile de trouver les voix idéales, et il n’est pas sûr que des voix wagnériennes soient suffisamment ductiles pour les exigences beethovéniennes. Il faut des voix à la fois puissantes, qui aient la rondeur et la souplesse gluckiste : des voix qui feront le bonheur futur du grand opéra français. Fort, mais jamais fixe, souple, mais bien projeté. En bref impossible. Mais on sait depuis Fidelio que Beethoven n’était pas tendre avec les voix…Christiane Oelze qui a eu des problèmes de justesse à Turin était moins métallique et plus « ronde » et souple à Ferrare, Torsten Kerl après ses Tristan parisiens a donné une preuve supplémentaire de souplesse et de puissante et Steven Humes, le Roi Marke du Tristan parisien très sollicité à l’aigu, et à découvert, était lui aussi très en forme. Le quatuor (avec Christa Mayer comme mezzo) était particulièrement impliqué à Ferrare, un peu plus en voix qu’à Turin.
Le chœur, composé de l’Orfeó Català et du Cor de Cambra del Palau de la música catalana, et dirigé par Josep Vila i Casañas est puissant, avec une diction claire et une présence énergique et engagée, magnifique à tous points de vue, et une fois de plus, l’orchestre a été phénoménal, au point qu’il a mobilisé mon attention là où on est habituellement tendu vers le chœur ou les voix. Avec des dernières mesures menées à un train d’enfer dionysiaque digne d’un final de Septième, ce fut l’explosion du public debout à la fin de l’exécution ferraraise. Une musicienne de l’orchestre m’a dit « c’est l’esprit du lieu »…L’esprit soufflait en tous cas sur ce Beethoven à la couleur inhabituelle, par certains côtés brahmsienne, d’une tension et d’une humanité bouleversantes. Voilà ce que peuvent un orchestre et un chef qui travaillent ensemble par adhésion et pour faire de la musique et non donner simplement un concert. Ce fut une des grandes soirées de concert de ces dernières années, ce fut un immense Beethoven.
Il y aura d’autre concerts avec le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti, il s’agira de ne pas les manquer : le printemps fut lumineux et la vie fut belle à Turin et Ferrare en ce mois de mai finissant.[wpsr_facebook]

Turin, 27 mai 2016
Turin, 27 mai 2016

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 10 MAI 2016 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Robert CARSEN)

Acte 1 ©Brescia/Amisano
Acte 1 ©Brescia/Amisano

Riccardo Chailly a décidé de proposer une intégrale Puccini pour les prochaines années dans les éditions originales. Il a commencé la saison dernière avec Turandot pour l’ouverture de l’EXPO. C’est au tour cette année de Fanciulla del West, plus rare sur les scènes et qui partage toujours les mélomanes, y compris les pucciniens, et ce sera la saison prochaine l’ouverture de saison avec la version princeps de Madama Butterfly, celle qui avait fait un four à la Première.
On reproche à Fanciulla del West un côté sirupeux, son happy end un peu nunuche, son manque de « grands airs ». De fait l’œuvre n’a jamais été jusqu’à une date récente un opéra très fréquent sur les scènes hors de la péninsule. Comme d’autres titres, Fanciulla a refait son apparition il y a quelques années pour élargir l’offre de répertoire et sortir le public des habituels 30 standards qu’on voit partout. Une des pierres miliaires des dernières années fut la production de Marco Arturo Marelli de l’Opéra de Vienne, dirigée par Franz Welser-Möst, avec Jonas Kaufmann et Nina Stemme, une Nina Stemme vue à Paris lors de la création de l’œuvre à l’Opéra de Paris, 104 ans après la création mondiale à New York…Paris toujours à la pointe de l’actualité.
À la Scala, la dernière production remonte à 1991, sous la direction de Lorin Maazel, avec la fantasque Giovanna Casolla à la voix gigantesque, j’ai vu cette production signée Jonathan Miller avec Placido Domingo, Juan Pons et Mara Zampieri, toujours sous la direction de Lorin Maazel pendant la même série de représentations à la distribution multiple et plusieurs chefs. Il y en eut une reprise quatre ans plus tard, sous la direction de Giuseppe Sinopoli, considéré alors comme un des meilleurs spécialistes de Puccini, toujours avec Casolla.
A l’instar de Turandot, c’est le choix d’une voix pour Minnie, le personnage principal, qui est déterminant. Il faut impérativement une grande voix, un soprano lirico spinto tirant vers le soprano dramatique : il suffit de regarder la longue liste des Minnie pour s’en rendre compte. C’était Eva-Maria Westbroek qui était prévue : une Cassandre, une Isolde, une Santuzza, une Sieglinde : nous y étions ! Malheureusement, elle est tombée malade et a déclaré forfait pour les cinq premières représentations, alors qu’elle avait spécialement étudié la version originale sans les ajouts plus tardifs de Toscanini (un de ses péchés mignons), tout de même approuvés par Puccini, qui ont fait ensuite tradition. C’est sa compatriote Barbara Haveman qui a accepté de la remplacer, au départ dans la version traditionnelle, puis, à partir du 10 mai, c’est à dire de la soirée à laquelle j’assistais, dans la version originale.
On sait Riccardo Chailly friand des recherches musicologiques et des versions princeps, C’est lui qui a porté sur les fonds baptismaux, et aussi au disque la version de Turandot avec le final de Luciano Berio et non plus d’Alfano, et il propose ici une version où seuls les grands connaisseurs peuvent identifier les quelques changements.
Lors des représentations de la production précédente, Maazel, autre très grand puccinien devant l’Éternel, avait proposé une interprétation assez froide, très marquée par le XXème siècle, où il faisait systématiquement ressortir non seulement l’épaisseur et la complexité de la partition, mais aussi les phrases à la limite de l’atonalité, les contrastes harmoniques, quelquefois dissimulés dans des phrases isolées du tissu orchestral, au seuil de Schönberg,  dont on sait qu’il admirait beaucoup Puccini. Cette interprétation m’a beaucoup marqué, car elle me fit découvrir un Puccini nouveau pour moi, et qui désormais me suit. Lors d’une conversation avec Ingo Metzmacher pour une interview, celui-ci d’ailleurs me confiait son désir de diriger Puccini en Italie, et notamment Tosca « à la manière de Schoenberg ». La Fanciulla del West est de 1910, le Pierrot Lunaire de 1912. La période était faste.
Cette production devait d’abord être confiée à Graham Vick, mais le projet n’a pas plu à Riccardo Chailly, et on s’est rabattu sur Robert Carsen, populaire dans la très conservatrice Milan, parce qu’il est souvent le Canada Dry (ça tombe bien il est canadien) de la modernité : ça en a la couleur, le goût, mais ce n’est pas (toujours) moderne. Préparant un spectacle en quelques mois, il a servi une thématique fréquente dans ses mises en scènes, celle du théâtre dans le théâtre, adaptée cette fois au cinéma, où Minnie et Dick Johnson sont des vedettes du muet, où les mineurs regardent un film musical de Robert Z.Leonard  The Girl of the Golden West (1938) tiré du texte de David Belasco (librettiste de Puccini). Carsen est coutumier de ce type de construction en abyme. L’apparition de Minnie se fait en cinémascope, sur fond de Monument Valley : il ne manquerait plus que le cow-boy fumant des Marlboro.

Acte 2 ©Brescia/Amisano
Acte 2 ©Brescia/Amisano

Tout cela n’est pas gênant, pas inattendu, et pour le reste, le travail scénique est conforme, assez pauvre, dans des décors dont on sent bien qu’ils ont été conçus dans l’urgence (2ème acte). Un premier acte au cinéma, un deuxième acte dans une cabane en « noir et blanc », une sorte de décor de film muet devant lequel se profilent les personnages, et un troisième acte en deux tableaux dont le final se déroule à l’entrée du cinéma LYRIC où l’on projette, quelle surprise, The Girl of the golden West. Ni passionnant, ni intéressant, et dans ce cas, puisqu’on avait renoncé à Vick on aurait mieux fait de reprendre la production Jonathan Miller, pas très excitante non plus, mais pas moins de celle de Robert Carsen.

Acte 3, sc1 ©Brescia/Amisano
Acte 3, sc1 ©Brescia/Amisano

Il en va autrement des aspects strictement musicaux. Riccardo Chailly dirige un orchestre de la Scala des grands jours, superbe de subtilité, avec des pianissimis de rêve, des cordes exceptionnelles. Contrairement à sa Turandot , le son n’est jamais agressif, ne couvre pas le plateau (heureusement vu les voix…) et le rendu est somptueux, charnu, d’une belle clarté.
À la différence de Maazel il y a un quart de siècle, il propose une lecture certes très claire, mais moins analytique dans les détails, moins froide aussi, sans les aspérités que j’avais pu noter alors. Ce Puccini là est rond, d’une incroyable chatoyance, proposant une palette inouïe de couleurs, mais plus « traditionnel » (et il n’y a là rien de péjoratif) que ce que faisait Lorin Maazel alors. Il est plus attendu, plus « cinématographique » aussi et peut-être plus « populaire » : le deuxième acte est vraiment extraordinaire, fouillé jusqu’aux moindres détails (notamment les bois !). Puccini est un compositeur rebattu qu’on confie souvent à des chefs de répertoire, mais la complexité de l’orchestration et sa modernité aussi font qu’au total, quelques chefs charismatiques s’en sont emparés aujourd’hui : Thielemann, Dudamel, Rattle. Et Chailly, totalement légitime dans ce répertoire, propose une vision incroyablement détaillée, mais peut-être un peu moins novatrice que sa Turandot.
Le chœur de la Scala comme toujours impeccable dans ce répertoire et particulièrement subtil, très bien préparé par Bruno Casoni est très engagé, ainsi que les très nombreux rôles secondaires de cette œuvre. Claudio Sgura, en Jack Rance, est physiquement le personnage, grand, élégant, et en même temps noir à souhait. La voix est celle d’un baryton-basse, sonore, bien timbrée, la prestation est de qualité et de bon niveau, mais sans être exceptionnelle.

Acte 3, sci (Dick Johnson, Roberto Arinica)©Brescia/Amisano
Acte 3, sci (Dick Johnson, Roberto Arinica)©Brescia/Amisano

Roberto Aronica en Dick Johnson n’a que les notes : la voix est claire, le travail est plutôt soigné, sans aspérités, mais sans aucune incarnation : Aronica chante et ne fait que chanter en un chant propret mais inexpressif qui ne distille aucune émotion. Quand on a en tête le souvenir d’un Domingo ou même, sans aller jusque là, d’un Giuseppe Giacomini, on est très très loin du compte. Dans un opéra aussi sentimental, aussi sensible, aussi humain, si cette humanité fondamentale ne transparaît pas, la prestation reste désespérément transparente.
Barbara Haveman a relevé le gant, avec un certain cran. Autant le dire immédiatement, elle n’a pas la voix du rôle, ni la couleur : c’est un soprano lyrique qui lance ses notes aiguës d’une manière presque criée, prenant ses marques, poussant au maximum. La voix est petite, se noie quelquefois dans les ensembles. Si le registre central existe, les graves sont opaques, voire inexistants. L’interprétation en revanche ainsi que la présence en scène ont du style, une certaine noblesse : le personnage existe, et Haveman sait chanter Puccini, mais elle ne devrait pas aborder un rôle qui ne lui apporte rien, même si les circonstances se sont ici imposées.
Des protagonistes honorables, à des titres divers, mais pas à la hauteur des exigences de l’œuvre et de la qualité de la direction. D’où des tiraillements.
Ce qui dans la distribution m’a plutôt agréablement surpris, c’est la qualité de la distribution des (nombreux) petits rôles, qui emplissent surtout le premier acte, et dont certains ont des moments marquants, comme la magnifique ballade de Wallace (le jeune baryton Davide Fersini) ou le Nick de Carlo Bosi, un des seconds rôles scaligères habituels, toujours impeccable, mais aussi le Sonora d’Alessandro Luongo, ou le Sid de Gianluca Breda et le Larkens de Romano dal Zovo. En fait, toute la première scène dessine une ambiance, une relation solidaire entre les êtres, un monde clos vivant dans l’éloignement, fait de nostalgie et non dépourvu d’une certaine poésie. Puccini est un peintre d’ambiances (voir La Bohème, ou le début de Manon Lescaut) qui encadrent une action, il y a quelque chose de Zola dans cette approche qui inscrit une histoire dans un milieu, ou qui fait du milieu le déclencheur. Et ces scènes initiales sont souvent très élaborées à l’orchestre, et fouillées pour donner une multiplicité de couleurs, nostalgie, cruauté, violence, attendrissement : dans Fanciulla del West, le début est aussi divers, un début « paysager » qui prépare l’entrée en scène spectaculaire de Minnie, au bout d’une petite vingtaine de minutes. C’est elle qui fait spectacle, et non Jack Rance, ni même Dick Johnson, c’est Minnie qui détermine toute l’action.
Ce n’est que la scène avec Jack Rance, puis l’échange avec Dick Johnson qui posent l’intrigue, assez rapidement au demeurant, et c’est là aussi une des qualités de Puccini d’installer très vite et les ambiances et les intrigues. Au milieu du pittoresque, le fil de l’intrigue est tendu par Rance d’un côté et l’entrée de Johnson, et on sent immédiatement vers qui penche Minnie. Rapide, net efficace.
Dans ce premier acte (pour ma part le préféré), l’orchestre de Chailly est polychrome, somptueux, merveilleusement dessiné, conformément à l’effet « fresque » nettement voulu par Puccini.

Acte 2, Minnie (Barbara Haveman) Rance (Claudio Sgura) ©Brescia/Amisano
Acte 2, Minnie (Barbara Haveman) Rance (Claudio Sgura) ©Brescia/Amisano

Carsen va accentuer le côté dramatique au deuxième acte, avec des effets de zoom (le sang qui coule à flots contre la cloison) qui accentuent le drame sans être d’une immense utilité : la délicatesse n’est pas exactement au rendez-vous, et les mouvements des personnages me sont apparus assez frustes (le jeu de cartes et la tricherie de Minnie).
Le troisième acte, en deux tableaux, la pendaison et le cinéma, n’est pas mal réalisé par la distribution des chœurs et des personnages, et la scène finale par son réalisme (qui tranche avec le reste des décors) veut évidemment marquer un retour à « la vérité » et rejeter l’histoire dans le mythe…C’est spectaculaire et « professionnel » (l’adjectif qu’on emploie pour souligner qu’il n’y rien de plus que du métier).
Du côté musical, la direction de Riccardo Chailly travaille sur un ton qu’elle cherche à relier à d’autres œuvres (on est frappé de certaines phrases qui annoncent déjà Turandot) et m’a frappé par son lyrisme et sa chaleur, ce qui n’est pas si habituel chez lui. Mais une direction d’orchestre, pourtant essentielle à l’opéra, n’est qu’un pied du fameux trépied lyrique : quand le plateau est en retrait et quand la mise en scène est pâlichonne (quelle différence avec Mario Martone dans La Cena delle Beffe !), le chef reste bien seul…et la représentation ne fonctionne pas comme elle devrait.
Certes, le forfait d’Eva-Maria Westbroek est pure malchance, mais sur le trio des protagonistes, Aronica aurait été encore plus pâle vocalement face à Westbroek que face à Haveman, et Sgura, tout en étant très correct, n’est pas une bête de plateau. Il est à craindre que même avec Westbroek, certaines limites n’eussent pas été dépassées. Cette représentation, dans les traces qu’elle laisse, me rappelle les très nombreuses productions où l’on lisait et entendait que Riccardo Muti à  lui seul supportait la production, au milieu d’un plateau discutable et d’une mise en scène à l’époque le plus souvent sans intérêt. À prénom semblable, Chailly n’a pas le même profil ! Mais la Scala ne peut se reposer exclusivement sur le chef quand distribution et mise en scène ne tiennent pas tout à fait la route.[wpsr_facebook]

Acte 3, sc2 ©Brescia/Amisano
Acte 3, sc2 ©Brescia/Amisano

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: LA CENA DELLE BEFFE d’Umberto GIORDANO le 7 MAI 2016 (Dir.mus: Carlo RIZZI; Ms en scène: Mario MARTONE)

Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala

Initiative louable que d’exhumer des œuvres oubliées du répertoire de la Scala, même si quelquefois on peut en discuter la valeur. C’est bien le cas de cette Cena delle beffe (littéralement le dîner des dupes) d’Umberto Giordano, créée par Arturo Toscanini en 1924, une sombre histoire issue d’une pièce de Sem Benelli qui se déroule sur fond de la Florence médiévale des clans et des familles ennemies. Sem Benelli est sans doute l’un des dramaturges les plus réclamés du début du siècle, et La Cena delle beffe (la pièce de théâtre) qui remonte à 1909 eut un succès international. Un film très célèbre en 1942 en a été tiré avec Amedeo Nazzari. J’ai pour ma part vu le spectacle culte de Carmelo Bene (l’acteur et homme de théâtre, un des phares de l’avant-garde des années 70 et 80) en 1989. Giordano après bien des difficultés a obtenu les droits et Sem Benelli a adapté le livret pour l’opéra, créé en 1924. C’est un théâtre vaguement d’Annunzien, sorte de tragédie moderne en vers, avec ses exagérations et sa rhétorique grandiloquente qu’on apprécie difficilement aujourd’hui. En effet, dans l’opéra, le livret est assez insupportable par ses excès. Mussolini – que Benelli ne détestait pas – lui reprochait de montrer du monde seulement les « chiottes ».

Le château de Zoagli construit par Sem Benelli
Le château de Zoagli construit par Sem Benelli

Comme D’Annunzio (et sans doute en référence au Vittoriale de Gardone Riveiera sur le lac de Garde), Benelli fit construire un château assez exubérant, dans le petit village de Zoagli près de Gênes, une pittoresque crique aimée de Nieztsche. À visiter si on passe à Gênes.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire cette Cena delle beffe  (c’est presque « le dîner de cons ») dont le ton, la trame, l’idée naît dans le remue ménage intellectuel des premières années du XXème siècle, où se mélangent aussi bien Debussy que D’Annunzio, Zandonaï et Dante, où le sang, la mort, l’héroïsme et l’amour dansent une danse macabre et polymorphe, en un style ébouriffé où se mêlent inextricablement classicisme et modernité, excès et tradition, érotisme, amoralité et loi de l’honneur médiévale. Tout et son contraire, dans une exubérance esthétique et littéraire qui pointe une crise morale profonde qu’en Allemagne on retrouve dans l’expressionisme. C’est la réponse latine aux préoccupations des sociétés de ce début du XXème siècle que la première guerre mondiale va ensevelir.

Quand Giordano compose La Cena delle beffe, les temps ont changé, marqués par les ruines de la guerre et les millions de morts, les empires ont laissé la place à des républiques hésitantes, les fascismes naissent – c’est le cas en Italie. Et peut-être l’opéra arrive-t-il un peu tard, quand Puccini compose Turandot, quand le temps musical est marqué par la seconde école de Vienne, et le Wozzeck de Berg. Pourtant cette musique que je trouve en soi assez vulgaire (mais pas autant que la direction musicale de Carlo Rizzi), garde des traces de ce premier XXème siècle, certaines scènes ont la couleur de Zandonaï (un compositeur trop méconnu, et pas vraiment vériste comme beaucoup le disent), d’autres (début de l’acte III) citent presque littéralement Debussy. Giordano n’est pas un inculte, et c’est un homme de son temps. Mais c’est une musique de l’excès, presque une version expressionniste à l’italienne, sans le talent des grands compositeurs du temps et qui arrive déjà trop tard. En 1924, Giordano a déjà écrit ses deux plus gros succès, les deux opéras qui ont survécu aux temps, André Chénier (1894) et Fedora (1898) ; qui se souvient en effet de Siberia (1903)  aujourd’hui (pourtant un succès à l’époque) ? Ou même de Madame Sans-Gêne (1915) ? La Cena delle Beffe est une œuvre tardive d’un compositeur consacré, qui peut expliquer un succès momentané, assez rapidement épuisé cependant. Il est singulier de voir que ses deux plus grands succès sont des opéras de jeunesse (il a 27 ans au moment d’André Chénier et 31 ans à la création de Fedora) mais que les œuvres de la maturité sont oubliées. Par ailleurs, Fedora comme André Chénier sont des opéras de chanteurs : qui aujourd’hui va entendre André Chénier pour André Chénier ? On y va pour les chanteurs : André Chénier pour ténor et baryton (moins pour la soprano, étrangement) : qui n’a pas entendu parler de Piero Cappuccilli dans le rôle de Gérard et dans son air « Nemico della patria » ?
Quant à Fedora, c’est un opéra très pratique pour les chanteurs et chanteuses en fin de carrière ou presque, il leur permet d’épouser un nouveau rôle où ils triompheront sans risque parce que les rôles exigent un solide registre central sans grands aigus: ainsi de Mirella Freni et Placido Domingo qui triomphèrent à la Scala dans Fedora et Loris, dirigés par Gianandrea Gavazzeni, en 1993, le seul chef qui réussissait à rendre la musique de Giordano digne d’intérêt et élégante.

Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)
Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)

Pour cette reprise, le public n’a pas répondu : plusieurs soirées furent, à ce que je sais, bien désertes, et ce soir, la salle était pleine de jeunes à qui on avait donné sans doute des billets de faveur. La Scala a quelque problème de public, dont les raisons sont complexes ; mais il eût fallu un Gavazzeni pour permettre à cette renaissance de La Cena delle Beffe d’avoir quelque chance, mais il n’est plus, ou bien il fallait appeler un chef moins routinier que Carlo Rizzi, qui a accentué tous les défauts et les excès de cette musique très tendue, très criarde et presque sans lyrisme, qu’il a rendue encore plus criarde et dont il n’a réussi à faire ressortir que la vulgarité dans un déluge zimboumboumesque qui rendrait Daniel Oren une mer de la Tranquillité. Je sais bien que les grands chefs capables de faire sortir de cette musique quelque intention et quelque raffinement ne veulent à aucun prix la diriger, mais n’était-ce pas l’occasion de confier la fosse à un jeune chef valeureux qui eût pu sans risque oser quelque chose, puisque personne dans le public n’avait de références.
L’histoire est assez simple et pourrait être typique du vérisme : un homme se fait voler sa maîtresse et humilier publiquement ; il se venge en faisant en sorte que son rival tue son propre frère en croyant le tuer (et tue sa maîtresse par la même occasion : au supermarché du crime, tu prends deux en achetant un), ce pourrait être une histoire sicilienne à la Giovanni Verga et à la Mascagni. Sem Benelli en fait le drame médiéval d’un moyen âge florentin sombre et sanguinaire, dans la Florence de Laurent le Magnifique, ors et poisons, marbres et dagues, luttes de clans et de familles, comme on aime les évoquer depuis la lutte des Guelfes et des Gibelins (celle qui motive la haine entre Capulets et Montaigus à Vérone par exemple). Imaginez donc les soupiraux, des caves, des ruelles et des tavernes louches, des amours secrètes et brûlantes, et le triomphe du mal à chaque coin de venelle.
De ce drame, Sem Benelli fait une pièce flamboyante qui a marqué la culture italienne du XXème siècle aidée en cela par le cinéma, qui peut-être fonctionne mieux au théâtre qu’à l’opéra tant le livret semble à la fois suranné et insupportable de simplisme avec ses déclarations à l’emporte pièce du type « Je suis esclave du Mal » à côté desquelles le credo de Jago est aussi doux qu’un ave Maria.
De cette trame, et de ce contexte, Mario Martone (le metteur en scène du Macbeth du TCE la saison dernière) a fait une transposition qui ne manque pas de sens. Il a transféré ce monde de clans et de familles ennemies dans celui de la Mafia new yorkaise d’un Little Italy années 20 – l’époque de la composition de l’opéra. Cela se justifie pour deux raisons,

  • d’une part la culture sicilienne de la Mafia est le dernier avatar de la féodalité et du monde médiéval avec son système vassal-suzerain, avec ses familles claniques où les Petits sont protégés par les Grands (un avatar aussi des gentes romaines).
  • d’autre part les années 20 sont les années où la présence italienne émigrée aux USA est traversée par le phénomène mafieux qui naît des années de la Prohibition (1919-1933). En 1924, nous sommes en plein dans la période.
Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano
Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Un décor monumental de Margherita Palli, la décoratrice de Luca Ronconi que j’étais heureux de revoir sur une scène, très cinématographique par son réalisme et disposé sur plusieurs plans (qui n’est pas sans rappeler le fameux décor de Zeffirelli pour La Bohème),  qui sert de cadre à ce drame qui cultive les références cinématographiques (notamment à la fin une référence explicite au Parrain de Coppola) avec ses espaces vastes par exemple,  le restaurant « Louis » de « Il Tornaquinci » (Luciano di Pasquale, une basse bouffe familière des répertories rossiniens et donizettiens, assez banal ce soir) et les espaces plus étroits d’un hôtel qu’on suppose être de passe. Alors Martone joue sur les voitures qui déposent les uns et les autres au deuxième plans (référence aux « Incorruptibles »), sur les escaliers extérieurs typiques de New York, sur les briques rouges, sur les trois niveaux : cave, rez de chaussée et étages : la cave où l’on torture, le restaurant où l’on assassine et l’étage où l’on baise.
Même si par goût de la contradiction puisque dans ce blog j’applaudis aux transpositions du Regietheater, j’eus peut-être apprécié l’évocation d’un Moyen âge cinématographique : dans une œuvre aussi rare, la recréer dans son milieu originel eût pu être intéressant, il faut admettre néanmoins que le travail de Mario Martone est convaincant ainsi que son excellente direction d’acteurs, toute excès et caricature, qui semble sortie d’un film muet de l’époque, les femmes–objet bousculées et jetées, les regards apeurés, les gestes grandiloquents, les sourcils froncés, le mouvement des serveurs, la vie ordinaire d’un restaurant où se donnent rendez-vous les papes de la malavita, mais aussi des personnages affairés qui passent, qui traversent le plateau et qui disparaissent on ne sait où mais sûrement pas pour enfiler des perles.
Au total, c’est ans doute la mise en scène qui clarifie le mieux les situations et qui en même temps rend les personnages crédibles : je ne sais pas si j’eus souhaité voir Marco Berti en Haut-de-Chausses, mais en costume trois pièces, il passe peut-être mieux.

La distribution est composée de chanteurs qui sont parmi les plus réclamés du chant italien, avec Bruno De Simone (le docteur) familier, comme Luciano Di Pasquale, du répertoire rossinien et aussi d’un répertoire comique de la caricature, ce qui sert ici le jeu et qui n’est jamais pris en défaut (dans aucun rôle d’ailleurs). Marco Berti campe un vrai personnage en Giannetto, mais son chant est braillard, hélas. Il hurle sans cesse, avec un timbre nasal qui n’est jamais très agréable. C’est son style de chant, quels que soient les rôles, qui gâche un peu des qualités évidentes de diction, et une voix qui est un instrument à la puissance enviable. Le Gabriello de Leonardo Caimi joue lui aussi avec les excès, avec une expressivité exagérée (mais voulue car tout ici est caricature), mais c’est correctement fait sans être exceptionnel .

Kristin Lewis (Ginevra) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Kristin Lewis (Ginevra) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Kristin Lewis est une femme superbe, dont les formes marquent les hommes qui la désirent, mais pour la voix nous n’y sommes pas. Cette chanteuse est un mystère pour moi, car elle est engagée dans les grands rôles de lirico-spinto (Aida !) alors que ce qu’on entend est à peine un soprano lyrique, doué d’une certaine technique, mais avec une voix sans grande projection, petite, aux aigus serrés, et souvent en défaut d‘intonation : les problèmes de justesse et de volume font que si elle est théâtralement le personnage (superbe demi-mondaine) elle ne l’est pas vocalement. Le rôle conviendrait plus à une Eva Maria-Westbroek pour le volume et la couleur: c’est ce type de format qu’il faut pour Ginevra.
Les rôles moins importants (il y en a une tripotée, mais il n’y a pas de chœur) sont tous très bien tenus, parmi lesquelles ont notera Frano Lufi (Fazio) ou Jessica Nuccio, plutôt convaincante dans le rôle épisodique de Lisabetta, ainsi que la Cintia (la bonne) très expressive de la jeune Chiara Isotton, mais, last but not least, c’est Nicola Alaimo  qui est de tout le plateau le plus convaincant. C’est habituellement une belle basse bouffe, lui aussi fameux rossinien aujourd’hui, mais c’est aussi un très bon Fra Melitone, avec une voix puissante, bien projetée, qui joue sur l’expression, la couleur, et qui est très incarné : il a une présence marquée sur le plateau doublée d’un volume enviable. Très belle incarnation de Neri Chiaramantesi, c’est sans aucune hésitation des trois protagonistes le seul point totalement positif .
J’ai déjà dit ce que je pensais du travail de Carlo Rizzi dans cette œuvre. Certes, l’orchestre est tenu parce que Rizzi est apprécié pour sa « technicité » : pas de souci pour l’orchestre très au point, y compris pour le volume général de la musique qui ne couvre jamais le plateau. Mais pour le reste, une vulgarité de l’approche qui ne valorise pas les rares moments lyriques, uniforme et linéaire dans les choix. Aucune subtilité, aucun raffinement (si cette musique en a, Rizzi ne nous l’a pas fait toucher), comme si seuls étaient mis en relief les défauts de l’œuvre.

Il n’y a aucun doute, c’est toujours une bonne initiative que d’exhumer des œuvres oubliées et je ne regrette pas le voyage, mais je considère qu’une opération de cette sorte demande une attention particulière au chef et à la distribution ; pour cette dernière, on peut dire qu’à part Alaimo, elle est homogène, sans qu’aucun chanteur ne soit vraiment notable: il est vrai qu’à part les trois protagonistes, les interventions sont calibrées de manière que personne n’émerge.
Il en résulte une soirée contrastée : je ne sais si la Scala (reprenant l’opéra après 90 ans d’absence…) prévoit une autre reprise ou si cette renaissance est déjà un enterrement, mais en tous cas en sortant on n’a pas trop envie d’aller revoir La Cena delle Beffe de longtemps.[wpsr_facebook]

Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Marco Brescia& Rudy Amisano