OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: ORFEO ED EURIDICE, de C.W.GLUCK le 14 MARS 2015 (Dir.mus: Enrico ONOFRI; Ms en scène: David MARTON)

Espace rêvé, espace littéraire © Stofleth
Espace rêvé, espace littéraire © Stofleth

Cette production d’Orphée et Eurydice (en réalité Orfeo ed Euridice puisque c’est la version originale sur le livret de Calzabigi qui a été choisie) a été huée par une partie du public. C’est souvent un bon signe, cela signifie que quelque chose s’est passé.
De fait, le metteur en scène David Marton a décidé de proposer une vraie dramaturgie pour une œuvre qui n’en a pas, une œuvre pain béni pour les non-metteurs en scène qui la plupart du temps se contentent d’illustrer de manière « jolie » cette histoire pourtant cruelle dont le « happy end » convenu constitue une contradiction avec le mythe originel. Je me souviens de la production d’Ivan Alexandre avec Marc Minkowski, qui était de ce type.
Marton va très loin, aux frontières du musicalement correct : bruit obsédant de la machine à écrire qui « perturbe » la musique, transistor grésillant faisant entendre la musique de Gluck sur laquelle le vieil Morphée chante un peu au début, et surtout deux Orphée se partageant la partition en alternance selon les paroles qu’ils prononcent : un Orphée, vieillard à la veille de la mort, inconsolé et transfigurant sans cesse par l’écriture le drame de sa vie, chanté par une basse (Victor von Halem) et son double fantasmatique jeune, chanté par un contre-ténor (Christopher Ainslie).
Il fallait oser.
Il fallait oser si ce travail construisait un sens. Et David Marton plutôt que de se confronter à une non-dramaturgie, revient au mythe, à sa signification littéraire et artistique, et à la question même du drame musical comme permanent retour au mythe d’Orphée, le chant et la musique ayant pour fonction d’enchanter le monde. Il se souvient que l’Orfeo de Monteverdi et que l’Euridice de Caccini sont parmi les premiers jalons du parcours de l’opéra dans l’histoire.
Orphée, c’est le mythe même de l’opéra.
Pour comprendre ce qui est représenté, il faut d’abord retourner à la poésie, Rilke bien sûr, mais surtout Apollinaire et à La chanson du mal aimé, marquée par la figure d’Orphée :

Mais en vérité je l’attends
Avec mon coeur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t’en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai Je suis content

 Guillaume Apollinaire, La Chanson du mal aimé (extrait)

L’impossibilité de la consolation, et l’écriture comme mouvement pour retrouver l’être aimé et les sensations perdues, nous portent bien sûr au seuil de Proust. Si l’on ne perçoit pas cette charge littéraire, marquée de manière obsessionnelle par le cliquetis de la machine à écrire, tout le sens de ce travail échappe.

Ce travail profondément inscrit dans le littéraire possède une force qui finit par dépasser la musique même : en fait David Marton essaie de répondre au débat de Capriccio qu’il mit en scène naguère à Lyon, prima la musica ou prima le parole…en le poursuivant dans le travail sur une œuvre référentielle, et pour le genre opéra, et pour le mythe, et pour la poésie.
Tout commence donc par une machine à écrire, celle d’Orphée fait défiler un texte sur l’écran du fond, un texte extrait d’une nouvelle d’une trentaine de pages de Samuel Beckett, Le Calmant (Nouvelles et textes pour rien, Ed.de Minuit, 1945). En allant lire le texte – ce qui motive mon retard à faire paraître le présent compte rendu – on relève d’abord la question de la mort, la décadence psychique, l’errance sans le sens. Le sujet en est un retour à la survie, plus que la vie, un parcours erratique à la Joyce et un regard sur le monde d’un vieillard qui parcourt des paysages urbains hostiles et croise d’étranges figures, un voyage entre deux, qui tient du rêve, avec ses mouvements à sauts et à gambades, et en même temps un retour à l’enfance avec ses refrains, ses contes, ses mystères et ses rencontres.

C’est là l’espace « réel » de la mise en scène et du récit qui nous est raconté : le texte de Beckett inspire sans doute le décor, une cabane abandonnée, un buisson décharné, une table laissée à l’abandon avec ses reliques (la table du mariage laissée telle quelle) une lande, et le théâtre, apparent, ses grils, ses murs nus, un espace beckettien en somme où l’on pourrait voir surgir Minnie, Vladimir ou Estragon.
Ce personnage central est un vieillard, cheveux longs et blancs, barbe, une figure de prophète car c’est bien une parole qui s’échappe de ce bruit lancinant de machine à écrire : c’est Orphée, vieilli, qui a sans doute passé sa vie à raconter la même histoire, à la chanter au monde, à la chanter au désert, une histoire obsessionnelle « notre Orphée », écrivent David Marton et Barbara Engelhardt sa dramaturge, «cherche par la poésie à fuir le vide laissé par la perte, mais avec une machine à écrire au lieu d’une lyre ».

Fantômes ou mariées..obsession © Stofleth
Fantômes ou mariées..obsession © Stofleth

Ce que va nous montrer Marton, c’est la dernière page d’un récit poétique qui va défiler une dernière fois et qui va remplir la scène, comme si nous regardions un spectacle à quatre dimensions, où hic et nunc ce vieillard ratiocine, mais où sur une scène fantasmatique ou rêvée prennent vie des souvenirs ou des images, des évocations des rêves de ce qui aurait pu arriver : tout se dilue, Eurydice apparaît en mariée, comme Orphée l’a vue le dernier jour, mais une mariée démultipliée, comme une obsession qui ne cesse de sortir de la cabane et qui finit par être un défilé de fantômes, et lui, Orphée, est le double au coeur de l’histoire, il est jeune, il a une voix jeune et lointaine, une voix d’ailleurs, une voix de l’absence comme peut l’être celle d’un contreténor.
À jardin le poète derrière sa table et à cour, la vision métaphorique et poétique (sublime apparition de l’hautboïste) colonisant le côté cour.

Tout travaille à cette différenciation : y compris la langue. David Marton joue avec l’italien chanté (on chante, je le rappelle, la version italienne de Calzabigi) et on parle en français, comme lors de l’apparition d’Amour sous l’aspect de six enfants marchant comme la garde de Carmen et chantant comme les enfants de la Flûte enchantée, qui est une aussi variation sur le mythe d’Orphée (les épreuves, le Glockenspiel charmant les animaux, la force de la musique sur les éléments etc…). Ces enfants accompagnent Orphée dans ses épreuves comme ils pourraient le faire pour Tamino. De même, en français les quelques paroles entre le couple supposé Orphée/Eurydice vivant une banale vie de famille (« à table !»  Eurydice appelle la famille et sert la soupe). Car Orphée ne revit pas l’histoire mythique d’un couple mythique qui serait à l’égal de Tristan et Yseult ou Roméo et Juliette.

Eurydice doute...© Stofleth
Eurydice doute…© Stofleth

Fort intelligemment, David Marton fait de ce mythe fondateur un rêve petit bourgeois : Orphée et Eurydice remontant des enfers finissent par jouer une vraie scène de ménage ou de dépit amoureux (Elena Galitskaya en Eurydice si fraîche et si vive) et quand on rêve de l’amour, on rêve de la vie de famille, Eurydice sert la soupe à ses enfants, qui chantent Amour, devenus enfants du couple et la table de mariage abandonnée reprend vie.

Amour glamour © Stofleth
Amour glamour © Stofleth

Et lorsqu’ils sont seuls, Orphée vit sa relation à Eurydice comme une relation glamour qu’on vit dans les films et fait « poser » la jeune femme comme pour des photos de modes, pendant que le plateau devient plateau de photographe et que s’approchent des rangées de sièges de cinéma d’un autre âge. Il y a sans cesse un dialogue  le réel et le souvenir, le réel marqué quelquefois par des bruits de train insistants et un peu invasifs et par Orphie vieilli qui parcourt l’espace en témoin “invisible” et la transfiguration qui devient rêve, qui devient ce-qui-aurait-pu-être et dont Orphée a fini par remplir sa vie.

Bien sûr, le vieillard derrière sa machine n’est pas un vieillard ordinaire, j’ai écrit plus haut qu’il avait un côté prophète : le visage m’a fait penser à Charlton Heston après l’épisode du Buisson Ardent dans Les dix commandements et je me suis même demandé si l’arbre décharné sur la scène ne renvoyait pas à l’image prophétique, voire biblique, du poète. Il y a sans nul doute dans un travail aussi adossé à la littérature, au voyage de la Parole, du Verbe qui devient chant, à un voyage qui passe de la voix de basse à la voix de femme puis à celle du contre-ténor et aux voix d’enfants, sorte de variation éclatée de toutes les couleurs de la voix humaine, il y a parole écrite, parole orale, parole chantée, tout ce qu’est la poésie. Au commencement était le Verbe.

"Quand il est mort le poète" © Stofleth
“Quand il est mort le poète” © Stofleth

Ce poète-prophète, finit par mourir : son corps est étendu pendant que se réalise mythiquement autour de la table son rêve de famille réunie et du partage de la soupe, l’ultima cena qui ne peut-être un final, parce que Gluck a imaginé un happy end à tiroirs, très difficile à concevoir après avoir pendant 1h30 représenté l’impossible consolation et la mort. Alors David Marton renonce: il renonce au théâtre, à la théâtralité, à l’histoire : le chœur devient un chœur de concert, Orphée et Eurydice deviennent des solistes de concert, les enfants retournent à être « Maîtrise de l’Opéra de Lyon » et l’orchestre enfoncé dans la fosse profonde de l’opéra de Lyon remonte au niveau et à la vue du public.
C’est la musique qui prime.
Ainsi, David Marton nous a dit (en référence à son Capriccio) pendant 1h30 minutes prima le parole donnant au discours, à la parole poétique, à la littérature, à la langue évocatoire, à la dramaturgie et au théâtre le primat, mais il renonce à la Gesamtkunstwerk les cinq dernières minutes, pour reconnaître que prima la musica : « j’ai essayé, et finalement je renonce », la musique brute, sans le théâtre, est la dernière image (très théâtrale au demeurant, et très émouvante) de ce spectacle.
Dans ce moment d’une rare finesse, il nous raconte ici quelque chose de l’histoire du genre, de ses débats, encore virulents, comme ils le furent aux temps de Gluck, et comme en témoignent les huées qui ont accueilli fort injustement le metteur en scène.

C’est bien sur la mise en scène que repose toute la fascination du spectacle et qui lui donne son sens y compris musical, pour une œuvre sans aucune tension dramaturgique la plupart du temps proposée sous la forme oratorio, mais qui se prête bien par sa nature même à toutes les adaptations plastiques, de l’encéphalogramme plat très élégant (Ivan Alexandre) au génie (Pina Bausch).
Car un des griefs que les huées ont sans doute exprimé, c’est les bruits qui perturbent la musique (trains, machine à écrire), c’est le double Orphée et donc la liberté ou les libertés prises avec la partition qui passent aux yeux de certains pour des entorses : que cette liberté empiète sur la musique, c’est difficilement pardonnable aux yeux de certains. Et pourtant, il s’agit là d’un des Orphée et Eurydice les plus vrais, les plus justes, les plus émouvants qu’il m’ait été donné de voir.
Et d’entendre…car musicalement, le spectacle est très bien défendu.

Victor von Halem fut l’une des basses de référence il y a une vingtaine ou une trentaine d’années : il a aujourd’hui à peu près 75 ans et son Orphée est étonnant de grandeur, de noblesse, d’émotion, la voix est encore très sonore, très bien projetée, la diction impeccable, l’intensité, absolument indispensable vu le personnage qui doit être représenté. C’est un moment artistique magnifique qui nous est donné à voir.
Face à lui Christopher Ainslie n’a pas la même tension. Certes, le chant est bien maîtrisé, mais la voix de contre-ténor ne fait pas oublier par exemple Bejun Mehta dans le même rôle avec Minkowski. Face à von Halem, il manque de présence et de consistance, même si cela peut aussi se justifier : il est Orphée jeune, personnage lointain, dans un ailleurs, et il ne peut afficher la même présence y compris charnelle que von Halem. Soyons justes néanmoins, sans être stupéfiante, la prestation reste très honnête et très honorable.
Elena Galitskaya a une fraîcheur et une spontanéité qui en fait une Eurydice surprenante qui immédiatement séduit. Même si le chant (pas très exigeant, c’est quand même Orphée qui a à peu près tout le rôle) manque un peu de corps, le rayonnement est tel, le personnage voulu est tellement présent, qu’elle emporte l’adhésion.

Amour..les enfants © Stofleth
Amour..les enfants © Stofleth

Citons enfin les enfants qui chantent Amour : Léo Caniard, Noé Chambriard, Yoan Guérin, Simon Gourbeix, Tom Nermel, Cléobule Perrot. Ils sont remarquables sur scène d’abord, particulièrement rigoureux dans leur jeu et ils chantent le rôle de manière impeccable, projection, diction, présence sonore, précision. Ils sont magnifiques et diffusent la joie et l’émotion

Le chœur chorégraphié, dirigé par André Kellinghaus est lui aussi particulièrement présent et la prestation vraiment réussie, aussi bien vocalement que scéniquement, car la mise en scène lui impose une gestuelle, des mouvements très précis et l’ensemble est vraiment remarquable.
Enrico Onofri a accepté la gageure de la mise en scène là où d’autres chefs auraient tordu le nez…En son temps, Riccardo Muti, dont l’absence d’intérêt pour les mises en scène est bien connu, avait pour moins que ça spectaculairement quitté Salzbourg devant le travail des Hermann pour La Clemenza di Tito, non sans avoir fait l’essentiel des répétitions, mais à l’époque, il fallait surtout se faire remarquer et emm…Mortier.
Onofri, un peu comme Montanari, familier de Lyon, vient lui aussi de l’univers baroque. Violoniste de formation il enseigne le violon baroque au conservatoire de Palerme et dirige avec succès de nombreux ensembles. Il fait sonner l’orchestre de manière particulière, lui donnant une vraie couleur baroque, avec un peu de sécheresse, beaucoup d’énergie, beaucoup de présence : l’ouverture est vraiment réussie ainsi que toute la partie finale laissée à l’orchestre. En deux soirées (la veille Les Stigmatisés), l’orchestre a montré une vraie ductilité, réussissant dans les deux à s’adapter à des styles très différents, avec une vraie couleur et une vraie personnalité. Ce soir , la musique a été à la hauteur d’une soirée réussie sous tous ses aspects.
Si le Festival annuel est aussi l’occasion de montrer un théâtre en état de marche dans toutes ses composantes, on peut dire que la pari est gagné
Et si vous vous êtes toujours ennuyés à Orphée et Eurydice, ou si tout simplement vous aimez cette œuvre, précipitez-vous à Lyon : il se passe vraiment quelque chose d’émouvant et de profond sur scène. David Marton confirme qu’il est un grand metteur en scène, et Victor von Halem est son prophète. [wpsr_facebook]

"L'ultima cena" © Stofleth
“L’ultima cena” © Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: IDOMENEO de W.A.MOZART le 23 JANVIER 2015 (Dir.mus:Gérard KORSTEN; Ms en scène: Martin KUŠEJ)

Idomeneo, un drame de la mer © Jean-Pierre Maurin
Idomeneo, un drame de la mer © Jean-Pierre Maurin

Les premières se suivent et se ressemblent. Après Londres début novembre, cet Idomeneo est accueilli à Lyon par des huées. Une fois de plus, c’est une attitude imbécile. Une salle qui n’applaudit pas ou peu est bien plus impressionnante qu’une salle traversée par des cris animaliers, mais cela fait partie du cirque lyrique.
En fait, il n’y a rien à huer, parce que le travail existe, qu’il a du sens,  même si cette production ne restera sans doute pas dans les annales.
La première partie est assez creuse, mais la seconde est plutôt mieux réussie.

Martin Kušej est un metteur en scène sérieux, typique d’un certain Regietheater, on lui doit des travaux de très grande qualité comme Lady Macbeth de Mzensk à Amsterdam (et Paris) ou Die Gezeichneten (à Amsterdam), ou même sa Carmen (Berlin, vue au Châtelet) d’autres moins convaincants comme son Macbeth ou sa Forza del Destino à Munich.

Cet Idomeneo part d’un constat intéressant qui n’est en rien contradictoire avec l’œuvre : dans la mesure où la divinité demande à Idomeneo d’abdiquer en faveur de son fils, Kušej pose la question de l’usure du pouvoir et de ses conséquences sur les peuples, celle de l’utilisation de la religion dans la manipulation des événements, ce qui est plutôt d’actualité, et propose des personnages coincés dans un espace d’où ils ne peuvent s’échapper, l’habituelle boite, avec un fond mobile installé sur une tournette. Labyrinthe (on est en Crète et Idomeneo est petit fils de Minos…) ou mur immaculé, ou maculé de sang. L’espace de jeu est plutôt réduit, un peu étouffant, pendant que souvent on aperçoit les personnages dans l’ombre,  courant en arrière scène ou dans les corridors : comme dans toute tragédie, les événements se passent derrière le décor.
On retrouve dans le décor de Annette Murschetz, les trois couleurs favorites de Kušej, le noir, le blanc, le rouge : fond alternativement noir ou blanc et en deuxième partie blanc maculé de rouge (sang), et chœur maniant des morceaux de tissu rouge (comme celui qui tombait du ciel dans Carmen…), un décor géométrique, abstrait, qui se veut relativement oppressant.

Acte I scène 1 Ilia au milieu des prisonniers troyens © Jean-Pierre Maurin
Acte I scène 1 Ilia au milieu des prisonniers troyens © Jean-Pierre Maurin

La première scène pose la situation telle que voulue par le metteur en scène : il la conçoit en amont de l’action ; des prisonniers opprimés par des gardiens armés en cuir noir, lunettes noires, une rencontre, des regards qui se croisent entre Ilia et Idamante. L’amour est installé et tout peut commencer : Idamante, régent, va libérer les prisonniers troyens.
De cette situation Kušej et son dramaturge tirent la trame politique : Idomeneo absent, avec Idamante se profile ce qu’on appellerait aujourd’hui une autre politique : une clémence envers les prisonniers qu’Idomeneo estimera plus tard prématurée et de nature à irriter les dieux. Ici les dieux sont des prétextes à manœuvres humaines, voire de basse police. Y compris évidemment le vœu d’Idomeneo, acte manqué qui vise à se débarrasser d’un fils trop indépendant, et à garder le pouvoir au nom des prétextes habituels de ceux qui veulent le garder (satisfaire le désir des dieux…). Alors la violence des gardiens, les lunettes noires , tout cela fait un peu partie de la pacotille habituelle de ce type de représentation, les idées sont intéressantes, mais mal ou banalement traduites.
Car Kušej s’est laissé prendre au piège de deux actes dramaturgiquement assez faibles, exposition bien trop longue, succession d’airs sans véritable drame ; alors il ne sait pas trop quoi faire de ses personnages : gestes convenus, courses à vide dans les corridors, tout le monde se croise sans jamais qu’il y ait action.

Les personnages sont dessinés de manière claire : le pouvoir en noir (religion et monarchie), Ilia sortie des prisonniers troyens reprend son allure de princesse (robe longue, bijoux), Idamante en chemise rouge et pantalon beige,

Miss Tick © & ™ Tous droits réservés, Walt Disney Company, Inc.
Miss Tick © & ™ Tous droits réservés, Walt Disney Company, Inc.

Elettra caricaturale, du genre sorcière (Miss Tick dans mon Journal de Mickey favori de ma première enfance), pas vraiment aimable, en tous cas un personnage auquel nul spectateur ne peut s’identifier…et un Arbace en lunettes aux verres réfléchissants, avec un accordéon, sorte de vagabond dont on devine que Kušej  fait une sorte d’exécuteur discret et fidèle des œuvres du pouvoir.
On est dans une sorte de symbolique où chaque personnage est un emblème : Idomeneo en noir, presque prêtre et encore roi (comme le sera Idamante dans la dernière image…) un Idamante du genre vaillant étudiant, une Ilia jolie princesse de contes de fées, une Elettra sorcière (de bande dessinée…), un prêtre de Neptune du genre Mage noir avec bagouses  et colliers.
Ainsi se construit une histoire distanciée, dont on veut à toutes forces qu’elle prenne sens, mais qui reste un peu lourde. On a surtout  l’impression que Kušej, à part leur attribuer une fonction, ne fait rien de ses personnages, et n’a pas vraiment travaillé le jeu et les interactions, sauf en de rares moments (scène Idomeneo/Ilia et jeu de séduction d’Ilia qui va assez loin) : c’est en tous cas Ilia qui semble le personnage le plus travaillé.
La deuxième partie, c’est à dire le troisième acte, est sans doute celui qui le plus intéressé le metteur en scène, car il a su créer une tension qu’on attendait en vain précédemment.
Le troisième acte réunit l’ensemble des outils destinés à faire avancer, puis dénouer l’action.
Comme le spectateur, Neptune s’est un peu ennuyé pendant les deux premiers actes, entre les tergiversations d’Idomeneo, l’amour d’Ilia et Idamante, et les illusions d’Elettra et surtout l’impossible communication Idamante /Idomeneo. Le Dieu s’impatiente, il veut sa victime, alors il lance un monstre sur la ville, un de ces monstres dont Neptune a le secret (voir la mort d’Hippolyte). D’ailleurs, la foule du premier acte ne portait-elle pas à Neptune un requin hyperréaliste, grandeur nature en sacrifice (et non une baleine comme j’ai entendu…), à moins qu’elle ne l’honorât sous une forme inhabituelle (et hautement métaphorique) de requin. Vision ironique de Kušej qui ne manque jamais de nous montrer sa distance et provoquer le (sou)rire.

Acte III, sc.1 © Jean-Pierre Maurin
Acte III, sc.1 © Jean-Pierre Maurin

Ce monstre dévore à qui mieux mieux tout ce qui bouge et le rideau s’ouvre sur un amas d’habits sanglants qui fait penser aux tas d’objets appartenant aux déportés qu’on voit dans les films sur les camps, contre un mur maculé. Tous les personnages vont s’y jucher, comme s’il était impossible d’échapper désormais au massacre et au sang, comme le montre la jolie robe souillée d’Ilia.
Le troisième acte dénoue les blocages un à un: Ilia n’a même pas encore avoué son amour à Idamante, mais va enfin le faire en suppliant Idamante de ne pas aller s’affronter au Monstre, comme il le veut, mais Elettra les surprend ainsi qu’Idomeneo (qui  avait subodoré leur amour) qui ne dit rien, et qui cherche seulement à précipiter le départ. Ni Ilia ni Idomeneo n’ont éclairé jusque là Idamante sur la nature de leurs vrais sentiments, c’est donc là le premier élement de résolution.

Idomeneo (Lothar Odinius) à genoux © Jean-Pierre Maurin
Idomeneo (Lothar Odinius) à genoux © Jean-Pierre Maurin

Devant l’urgence (symbolisée par le tas d’habits des morts massacrés par le monstre), le peuple manœuvré par le prêtre de Neptune (ah les curés…) insiste auprès d’Idomeneo, qui enfin avoue les raisons de son hésitation, et provoque la réaction horrifiée de la foule. Idomeneo a donc avoué lui aussi : deuxième élément de résolution.
Mais Arbace annonce qu’Idamante a tué le monstre : il est devenu un authentique héros, avec une vraie légitimité, autre que l’hérédité : il revient sur scène à la fois rassuré sur l’amour de son père (il a dû apprendre entre temps qu’il était la victime désignée du sacrifice à Neptune et comprend donc l’attitude d’Idomeneo), et décidé à être sacrifié. Qu’est ce qu’affronter la mort après avoir vaincu le monstre ? Il confie donc Ilia à son père et le convainc de le sacrifier. Troisième élément de résolution.

Le sacrifice © Jean-Pierre Maurin
Le sacrifice © Jean-Pierre Maurin

Kušej a réglé d’ailleurs une jolie scène avec le père pointant un revolver sur le fils et un joli jeu sur ce revolver qu’on jette ou qu’on ramasse quand au moment fatal intervient Neptune (qu’on voit en chair et en os muni de ce tissu rouge symbole de l’horreur du sacrifice dont se sont revêtus les membre du chœur (comme si on disait en quelque sorte « Je suis Idamante »), alors que le livret prévoit une voix (venue d’ailleurs), comme si Kušej voulait à toutes forces séculariser l’histoire et en faire en quelque sorte une victoire du peuple (ah ! ces communistes !!).

"Je suis Idamante" © Jean-Pierre Maurin
“Je suis Idamante” © Jean-Pierre Maurin

En réalité, Kušej s’inspire d’autres versions de la tradition et du mythe, celles qui font que le peuple, soit retire volontairement le fils des mains du père, soit, horrifié par le sacrifice (qui selon les traditions, tantôt est accompli, tantôt est évité), chasse le roi qui va aller fonder Salento dans les Pouilles, car il y a dans la tradition des versions qui font du peuple le protagoniste. C’est une vision qui, loin d’être un délire de metteur en scène, prend en compte la tradition antique qui elle même proposait des variantes. Il s’appuie aussi sur les variantes modernes de la tradition quand il fait d’Idomeneo un autre amoureux d’Ilia, puisque Crébillon dans sa tragédie rend père et fils amoureux de la même femme.

Le plus beau moment de l’opéra vient ensuite: portés en triomphe, Ilia et Idamante vont vers leur destin royal, tandis que balayé par l’histoire Idomeneo apparaît, débarrassé de son vêtement de pouvoir, mais en marcel noir, écroulé, agonisant, il récite son dernier récitatif, d’une voix blanche, à peine audible « Popoli, a voi l’ultima legge impone Idomeneo qual re », une sorte de mort de Boris en version Mozart. Enfin une idée de mise en scène forte et originale que de faire s’éteindre Idomeneo tandis que le couple apparaît sur le fameux tas d’habits, recouvert cette fois d’un drap blanc mais imbibé du sang des habits qu’il recouvre, comme si l’avènement du couple Idamante/Ilia entourés d’hommes en armes se faisait au prix d’un massacre . Rideau.

Pas de ballet possible après une image si noire.
Un dernier acte qui me fait voir cette histoire comme une sorte de variation dramaturgique sur l’histoire d’Hippolyte et d’Aricie (et donc de Phèdre). Songez-y : Aricie fille d’ennemis athéniens, plus ou moins prisonnière à Trézène (comme Ilia à Sidon), Hippolyte amoureux d’elle sans oser lui dire (comme Idamante). Un père disparu, une marâtre (Phèdre) folle amoureuse d’un amour non réciproque (comme Elettra). C’est la même situation que le retour du père (là Thésée, ici Idomeneo) va bouleverser. Hippolyte est englouti par le monstre et les flots quand Idamante est vainqueur. Dans Phèdre, c’est Phèdre qui s’efface, ici c’est Idomeneo. Elettra va retrouver son destin après cette parenthèse crétoise, et le couple va vivre le pouvoir à son tour (les contes diraient qu’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants) mais l’image finale nous en dissuade.
Comme on le voit, le propos a sa cohérence, les idées ne manquent pas, mais sans nul doute la mise en œuvre, le travail de mise en scène, n’est pas suffisamment approfondi pour donner à l’ensemble un véritable intérêt scénique : c’est intelligent, mais ce n’est qu’intelligent. Il n’y a théâtre que par moments, au troisième acte. A la limite, je me demande si Kušej lui même croit à son histoire…

Mais il y a un autre facteur dans l’accueil réservé que je fais à ce travail, c’est qu’il n’est pas très convaincant musicalement. Si d’un côté la scène ne convainc pas et que de l’autre la musique ne s’affirme pas, alors forcément, le résultat …

Gérard Korsten, le chef sud africain, est un chef de bonne réputation, qu’on a souvent vu distribué dans Mozart, mais aussi dans d’autres répertoires (Offenbach, à Lyon même) : les choses sont en place, mais il manque une armature, une « direction » au sens d’une option claire.
À Londres, c’est Minkowski qui dirigeait, avec une option musicale clairement baroque : ballet final (qui ne va pas du tout avec l’option de Kušej, et je crois qu’il y eut discussion) et Idamante chanté par un contreténor (Franco Fagioli). Par ailleurs, Idamante dans plusieurs enregistrements et non des moindres est chanté par un ténor (Peter Schreier, Ernst Haefliger), dans les plus récents, c’est un mezzo, comme à Lyon.
La version lyonnaise est donc moins baroque, même si la tradition baroque désormais influence fortement les visions mozartiennes actuelles, et celle-ci n’y échappe pas, sans vraiment qu’on ait cependant de choix clairement affichés. Si l’ensemble est au point, l’interprétation reste fade, plate, presque uniforme, avec un singulier manque de couleurs, sauf en de rares moments (quatuor du 3ème acte), et un vrai manque d’énergie , avec d’étranges impressions : quelquefois, l’orchestre m’a semblé sonner comme si on entendait un opera seria…du XIXème : certes Mozart annonce le futur, mais j’ai entendu quelquefois un son presque surprenant, tirant vers un Rossini sérieux, voire Donizetti : ce n’est qu’une impression très personnelle, mais elle exprime que quelque chose de cadrait pas dans le rendu sonore et l’ambiance musicale installée, alors que pour une fois, le son sec de l’acoustique du théâtre correspondait quant à lui à ce que qu’on voyait en scène .
En revanche le chœur m’est apparu vraiment très bien préparé, avec un relief réel et une intensité qu’on ne lui connaissait pas (direction Philip White), d’ailleurs un artiste des chœurs chantait le Grand Prêtre de Neptune (Didier Roussel) et c’est un très bon signe.
“La voix”  chantée par Lukas Jakobski ne se détache pas trop et ne s’impose pas, mais c’est aussi l’option de Kušej qui le veut. Cependant dans l’ensemble, aucun élément de la distribution ne m’est donc apparu faire défaut.
C’est une bonne idée d’entendre Lothar Odinius dans un rôle de premier plan. Dans chacune de ses apparitions récentes auxquelles j’ai assisté, à Lyon (Flamand) ou à Bayreuth dans Walther von der Vogelweide (Tannhäuser) on a senti une voix faite et un vrai style. C’est un chanteur plutôt orienté vers le XVIIIème siècle. Son Idomeneo est impeccable de style, la diction est exemplaire, la voix claire et bien projetée, les aigus sûrs, tenus, homogènes. Dans Fuor del mar il a eu cependant un passage à vide, la voix bougeait légèrement, et n’avait pas cette sûreté qu’elle affiche habituellement. Comme je l’ai souligné plus haut, son récitatif final était en revanche bouleversant, sans doute l’un des moments les plus forts de la soirée. Il lui manque cependant une personnalité dans le rôle qu’il semble ne pas avoir encore trouvée, c’est très propre, très élégant, juste, mais pas encore vraiment incarné.
À ces côtés, l’Arbace de Julien Behr, le régional de l’étape, a remporté un vrai succès, la couleur de la voix est assez voisine de celle d’Odinius, qui a chanté Arbace assez souvent. Behr a une vraie présence en scène, et a vraiment très bien défendu le rôle, le rendant émouvant et vrai, notamment dans son air du 3ème acte qui n’est pas si facile. À suivre.

Ilia (Elena Galitskaya) Idamante (Kate Aldrich)© Jean-Pierre Maurin
Ilia (Elena Galitskaya) Idamante (Kate Aldrich)© Jean-Pierre Maurin

L’Idamante de Kate Aldrich est énergique, avec une voix pleine et naturellement intense. Elle sait colorer et émouvoir, parce qu’elle est douée d’une vraie présence scénique. Je me souviens que son Adriano (Rienzi) à Berlin m’avait impressionné. Du point de vue strictement stylistique, elle n’a pas la rigueur de son collègue Odinius, mais elle est tellement vivante dans son chant, elle remplit tellement l’espace qu’elle emporte l’adhésion. Elle vit, dans une production où le travail sur l’acteur pèche un peu.
J’avais été très impressionné par la Senta de Ingela Brimberg aussi bien à Grenoble qu’à Genève, incarnation, engagement, puissance. Elle était phénoménale notamment à Genève. Elettra n’est sans doute pas un rôle pour elle, même si elle est très engagée dans ce personnage, qui pourtant ne lui va pas : certes, elle n’est pas servie par l’allure dont la mise en scène l’affuble, mais la voix, qui est forte, n’a pas la ductilité voulue, il y a des sons fixes, peu de legato, et même quelques problèmes de justesse dans oh smania oh furie.

Ilia (Elena Galitskaya) © Jean-Pierre Maurin
Ilia (Elena Galitskaya) © Jean-Pierre Maurin

C’est l’Ilia de Elena Galitskaya qui est sans doute la plus convaincante ce soir. D’abord parce qu’elle a une présence rayonnante en scène, dès qu’elle apparaît au milieu des prisonniers troyens, et évidemment un engagement fort. Ensuite parce que la fraîcheur vocale correspond à la jeunesse du rôle et au personnage, enfin parce que la voix est puissante, bien posée, très bien projetée, l’aigu est large, même s’il devrait peut-être quelquefois être mieux contrôlé. On n’a pas toujours l’habitude de voir une Ilia si présente, vocalement et scéniquement et si émouvante. À suivre elle aussi.
Voilà donc une soirée en demi-teinte. Une mise en scène fondée sur des idées intéressantes mais traduites de manière assez banale, de très beaux moments mais dans l’ensemble un manque de tension, notamment dans la première partie. Mais la responsabilité est partagée; je pense que si le chef avait donné à l’ensemble une âme au lieu de donner seulement des départs, s’il avait su mieux accompagner ce qu’on voyait sur scène, sans doute l’impression d’ensemble eût-elle été plus convaincante. Plus que Kušej, qui ne signe néanmoins pas là un de ses meilleurs spectacles, même s’il a semblé mal supporter les quelques huées, c’est le manque de cohérence dans l’approche musicale qui m’a le plus ennuyé : dans cette œuvre si difficile à traduire scéniquement (Py à Aix en 2009 partait des mêmes présupposés, avec un résultat aussi contesté par le public), un chef doit s’imposer pour donner une couleur et une cohérence et pas seulement une technique. Ce sera pour une autre fois. [wpsr_facebook]

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