ATHÉNÉE – THÉÂTRE LOUIS JOUVET 2013-2014: LUCRÈCE BORGIA de Victor HUGO le 19 OCTOBRE 2013 (Ms en scène: Lucie BERELOWITSCH)

Lucrèce Borgia, acte III Ivre-Morts ©Nicolas Joubard

Il est difficile de s’ôter de la mémoire le souvenir de Nada Stancar, sur le plan incliné, seul décor de Lucrèce Borgia dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, et dans la mise en scène d’Antoine Vitez, une mise en scène dans et sur la nuit, une nuit des humains et des âmes,  nuit de la tragédie, car Vitez a traité Lucrèce Borgia non comme un drame romantique, mais comme une tragédie, une tragédie grecque, convoquant les grandes héroïnes de la tragédie grecque, Médée (l’empoisonneuse qui tue ses enfants), Clytemnestre (qui assassine son mari et qui est tuée par son fils), Jocaste (qui épouse son fils, ou même Phèdre (amoureuse de son beau fils). Car Lucrèce Borgia pourrait être la dernière et la plus misérable de cette longue lignée de mères meurtrières ou incestueuses: elle a un enfant illégitime de son frère Jean, assassiné par la jalousie de son autre frère César, amoureux lui-aussi de sa soeur; et pour couronner l’affaire, ils sont tous trois les enfants du Pape Alexandre VI. Et pour lui faire éviter la vindicte fraternelle, Lucrèce Borgia a toujours cherché à protéger son enfant (Gennaro), en l’éloignant et n’en a jamais perdu la trace: elle l’a envoyée grandir auprès d’un pêcheur sur les rivages calabrais, bien loin des cours ducales ou pontificales italiennes, bien loin des poisons et des dagues des Borgia. Quand Gennaro apprend qu’il n’est pas  fils de pêcheur, mais fils de grande famille, il reçoit  chaque mois une lettre de sa mère, une mère qu’il idolâtre sans la connaître. Lucrèce quant à elle, après une longue série de crimes de toutes sortes, aspire à la vertu, et cherche à revoir ce fils adoré: elle le rencontre à Venise, sans lui dire qui elle est. Les amis de Gennaro qui ont tous à se venger de Lucrèce Borgia,  qui pour un frère, qui pour un père, qui pour un ami,  lorsqu’ils voient Gennaro lui parler, lui révèlent son identité: Gennaro horrifié la fuit.
Tout ce beau monde se retrouve à Ferrare, chez le duc Alfonse d’Este, mari (jaloux) de Lucrèce Borgia: il a découvert ce qu’il croit être la relation coupable de son épouse avec Gennaro et entreprend de se venger. Suite de quiproquos, qui finiront mal. Lucrèce, désirant elle aussi se venger des amis de Gennaro qui l’ont humiliée au premier acte et révélé son identité, les empoisonne tous lors d’une fête, mais parmi eux, il y a aussi Gennaro, ce qui n’était pas prévu: celui-ci apprend de la bouche de Lucrèce qu’il est un Borgia, fils de Jean, et horrifié, il poignarde celle qu’il pense être sa tante. En expirant, elle lui apprend qu’elle est sa mère.

Deux manières de voir cette pièce de Hugo (lui qui exigea le retrait des scènes de l’opéra de Donizetti pour plagiat), une lecture tragique et hiératique, ce fut l’option de Vitez (mais déjà évoquée par Théophile Gautier), qui fit de Nada Stancar une héroïne statufiée, sauvée par la maternité, et désormais mythique au milieu de la Cour d’honneur, et qui fit de la pièce une cérémonie du langage, et une lecture “romantique” et échevelée, violente, ébouriffante et ébouriffée, c’est l’option retenue par Lucie Berelowitsch, formée au conservatoire de Moscou, puis à l’école de Chaillot (qui n’existe plus).
Comme chez Vitez, Lucie Berelowitsch en fait une pièce nocturne, de cette nuit des ombres, des meurtres (la première image est un meurtre), de la violence, où il est difficile de distinguer  qui est bon et qui est méchant, où est le bien, où est le mal tant tous les personnages semblent s’équivaloir.

Acte I (Affront sur affront) ©Nicolas Joubard


Rien à voir avec la nuit fascinante d’Avignon: dans la nuit de Lucie Berelowitsch, l’œil peine à reconnaître chacun, comme Dieu doit avoir peine à reconnaître les siens. D’autant que le monstre décrit par Maffio Orsini et ses amis, la tigresse assoiffée de sang à la longue litanie de meurtres qui la suit comme son ombre, apparaît sur scène comme une femme assoiffée de vertu, fascinée par le jeune Gennaro qui dort innocemment au proscenium, et si désireuse d’amour pur que son âme damnée Gubetta ne sait plus à quel diable se vouer. Ça c’est le sens dramaturgique de Hugo qui transforme l’horizon d’attente en une sorte de coup de théâtre: on n’a pas devant soi celle qu’on attendait.
Marina Hands ne se présente pas non plus comme on pourrait l’attendre. Il y a chez elle une jeunesse, une fraicheur, une énergie qui fait qu’entre Gennaro et elle, c’est un vrai couple qui se construit, et pas forcément un couple mère/fils. La jeunesse de cette mère, cette voix claire et juvénile qui sonne non comme un monstre mais comme une femme un peu perdue, c’est une belle trouvaille. Une fois de plus, le fantôme de Nada Stancar arrive en contrepoint, avec cette voix forte, mature (malgré un âge à l’époque légèrement inférieur – 35 ans – à celui de Marina Hands aujourd’hui) qui mettait en relief la langue de Hugo et qui en faisait immédiatement une mère (il y avait dans les mouvements avec Gennaro quelque chose d’une pietà). Rien de cela ici ; cette Lucrèce et ce Gennaro sont plus Siegmund et Sieglinde que Lucrèce et son fils. Il faut souligner aussi la fraîcheur et le naturel du jeune Nino Rocher, vraiment excellent, qui pourrait faire ce contrepoint, mais qui n’est qu’un stimulant de plus pour exciter l’amour éperdu de Lucrèce.
Toute la tragédie (un peu comme dans Phèdre) est « nominaliste » comme dirait Barthes : le tout est que le nom de cette mère mythique et adulée ne soit jamais prononcé. Que Gennaro sache qui est celle qu’il adore (parce qu’elle est inconnue, mystérieuse et en même temps tutélaire) et tout s’écroule ; non seulement parce que c’est Lucrèce Borgia, mais aussi parce que Gennaro imagine une mère, ce à quoi Lucrèce ne ressemble pas.
Marina Hands est femme, est jeune, elle est non pas monstrueuse, mais presque sympathique dans cette recherche désespérée de reconnaissance sans être reconnue: une bonne idée est de lui faire jouer la Princesse Negroni . Dans cette orgie finale (Orgia/Borgia) qu’Hugo appelle ivres-morts (titre du dernier acte), des figures de symétrie se construisent : les mêmes qui se lançaient l’un l’autre le corps de Lucrèce au premier acte la recherchent avec la même soif pour leurs fantaisies érotiques, et les mêmes qui l’humiliaient (l’acte I a pour sous titre affront sur affront) sont victimes de la vengeance d’une femme, et symétriquement, là où Gennaro à l’acte I était absent (il dormait), il est présent à l’acte III, seule menue différence qui va évidemment amener la terrible fin .
Lucie Berelowitsch propose une vision tout en mouvement, tout en cris, tout en énergie, tout en chorégraphie aussi pour certains mouvements non sans ironie d’ailleurs: la scène avec Alphonse d’Este est bien construite, avec ce siège surélevé – un siège de voiture – sur lequel Alphonse s’assoie et autour duquel Lucrèce évolue; Alphonse d’Este, qui n’est pas un Borgia serait digne de l’être : personne ne se sauve dans le monde de Hugo. Cette scène est remarquablement écrite par Hugo d’ailleurs, qui permet à Lucrèce d’être tour à tour glaciale et monstrueuse, puis suppliante, puis fragile, puis faussement capricieuse, en bref étourdissante dans ces facettes multiples.
Le décor de Kristelle Paré, construction métallique qui est à la fois rue, place et palais, dedans et dehors, fonctionne bien et les éclairages mettent bien en valeur les espaces divers proscenium, échafaudages, arrière plan, plan central, et créent une unité de lieu qu’il n’y a pas évidemment dans la pièce (rues, places palais, Venise, Ferrare) et d’une certaine manière l’espace tragique.

Acte III (Ivres-Morts) ©Nicolas Joubard

Mais rien du hiératisme tragique, mais une diction d’aujourd’hui, troublée de bruits, de musiques diverses (y compris au Juke Box), un texte traversé et perturbé par des mouvements, des convulsions et des bruits du monde, où ce qui émerge, ce sont ces mouvements de jeunes gens, immédiats, violents, sans distance : un spectacle inscrit dans l’aujourd’hui, fait pour saisir et captiver les générations d’aujourd’hui où je me suis senti un peu « déplacé » avec mes souvenirs de Vitez. Nous sommes là aux antipodes.
Et pourtant le spectacle fonctionne très bien grâce à une troupe de comédiens engagés, frais, bouillants à commencer par le Maffio Orsini de Guillaume Bachelé, mais aussi le Gubetta plein de ressources, d’humour et de distance de Thibault Lacroix, et l’Alphonse odieux et en même temps pathétique de Dan Artus.
Il est très rare qu’une soirée à l’Athénée soit décevante, celle-ci ne fait pas exception à la règle en nous montrant un théâtre au présent, très physique, très engagé, qui prend du romantisme hugolien ce qui est folie, plus que ce qui est grandeur, ce qui est agitation plus que ce qui est texte, ce qui est dramatique, plus que ce qui est tragique. Options que je ne partage pas forcément, mais de toute manière la soirée a été agréable et positive.
Il resterait à revoir la belle série “Borgia” et à aller voir de nouveau l’opéra de Donizetti (je l’ai vu une fois, à la Scala, avec une certaine Renée Fleming qui fut copieusement huée) mais il faut trouver une Lucrezia Borgia qui tienne la voix et la scène. Entreprise assez délicate.
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Marina Hands & Nino Rocher ©Nicolas Joubard