MÉMOIRE D’ABBADO 2: TEATRO COMUNALE DI FERRARA 1999-2000: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART (Dir.mus: CLAUDIO ABBADO; Ms en sc: Mario MARTONE)

 

Quelques mois avant que la maladie ne l’assaille, Claudio Abbado dirigeait Cosi’ Fan Tutte à Ferrare, avec le tout jeune Mahler Chamber Orchestra. On connaît le Mozart d’Abbado, mais ce n’est pas son Mozart qu’on exalte, on s’intéresse beaucoup plus à son Mahler par exemple. C’est pourquoi j’ai sorti de mes archives ce texte, qui est encore un souvenir très vif.
C’était son premier Cosi’ (il y en aura un autre en 2004). Jubilatoire.

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Il faudrait le répéter sans cesse, tout spectacle d’opéra repose sur trois piliers: le chef, les voix, la mise en scène. Si le spectacle repose sur l’un des trois seulement, il ne passe pas la rampe, sur deux des trois, c’est une soirée réussie, sur les trois, c’est le triomphe !Et puis il y a ces soirées où l’on sort de la salle différent, où l’on a fait un pas de plus dans la connaissance d’une oeuvre, où l’on redécouvre ce qu’on croyait archi-connu.
C’est le cas du Così fan tutte de Ferrare.
Il se passe quelque chose d’alchimique dès l’ouverture, qui nous fait sentir qu’on explore, ou qu’on nous fait explorer des continents inconnus. Abordant pour la première fois le dernier opéra de la Trilogie de Da Ponte, Claudio Abbado réussit d’emblée un coup de maître. D’emblée s’installe dans l’esprit qu’on écoute là quelque chose de définitif. Ayant eu le privilège d’assister à Udine à la version “réduite” de l’oeuvre de Mozart, nous avions bien eu l’impression qu’il y avait là une vision autre, beaucoup plus “raide”, beaucoup plus essentielle, sans fioritures, sans concessions au mielleux, au coté “bonbonnière” qu’on a souvent reproché à l’oeuvre: et que découvre-t-on: une comédie certes, mais la comédie des erreurs, des faux semblants, qui devient vite le drame des déchirements intérieurs.
Le contraste entre premier et deuxième acte est dans ce sens saisissant: un premier acte haletant, étourdissant, où l’action court, où la farce prédomine (Ah! Le docteur à l’accent émilien de la Mazzucato), où la jeunesse envahit tout: on joue, on s’amuse, sans enjeux, sans penser, dans la légèreté et l’insouciance d’esprits juvéniles et conquérants. On joue à s’aimer, à se dire des paroles définitives auxquelles on croit, on s’étourdit de sa propre soif de vivre. On entre dans le jeu des sentiments sans penser qu’il s’agit du jeu de la Vérité. Alors, l’orchestre exprime avec ironie les déclarations d’intention de ces dames: il faut écouter ces fulgurants coups d’archets, légers comme des fléchettes, accompagnant “Smanie Implacabili”, il faut écouter l’entrée du choeur des soldats, au rythme étouffé, presque “piano”, qui évoque tout sauf un choeur martial dans les premières mesures, et qui monte en crescendo jusqu’à l’exagération et la satire. C’est ici un cor qu’on n’avait jamais entendu, là des percussions qui tout à coup rythment l’action. En bref, une véritable mise en scène de la musique, qui en fait non plus un cadre somptueux de la comédie, mais un commentaire dialectique de ce qui se trame sur scène, la musique n’est plus décor, elle n’est plus à écouter, elle est, simplement, action.
Ayant admirablement intégré la leçon des interprétations baroques, Claudio Abbado n’hésite pas devant les sons rêches, les ruptures brutales de tempos, les rythmes haletants, le son n’est jamais “rond”, il est toujours saillant, présent, protagoniste.
Alors, le deuxième acte n’est plus la simple chronique de (deux) trahisons annoncées, il est le moment où l’on découvre aussi qu’il n’y a rien de plus fragile que la parole, de plus léger qu’un mot, qu’on remplace si aisément par un autre, mais où l’on découvre aussi ce qu’est le sentiment, l’intériorité, le doute: c’est la fin des certitudes. Et la musique à ce moment là se fait non pas élégiaque et poétique, mais grave, mais sombre, mais obscure comme les replis de ces consciences qui ne savent pas ce qu’elles font, ni où elles sont. Il faut voir alors avec quelle gravité, avec quelle décision Fiordiligi choisit la voie – la voix – du coeur. Comment croire à une fin heureuse après un tel “Per pietà”.
Et justement cette fin heureuse, Abbado la précipite, avec des tempi redoutables, un rythme qui fait littéralement exploser l’orchestre, comme si il fallait à la fois se débarrasser au plus vite de cette fin convenue, mais qu’il fallait revenir au vertige de la farce pour éviter le vertige des sentiments pour que tout finisse (dans cette mise en scène au moins )au lit, présent sur la scène comme une obsession, et peut-être, à quatre….
Jamais nous n’avions entendu diriger avec cette énergie, cette précision de tout les instants, ce suivi attentif de chaque mot, de chaque geste, de chaque moment scénique auquel le Maestro fait correspondre un son, un instrument, une phrase musicale.
Mais ce résultat est obtenu grâce à un orchestre jeune, hyper-doué, disponible, sensible à chaque geste du maestro, épiant jusqu’aux mouvements scéniques (combien de regards vers la scène), pour suivre exactement le rythme des corps, des voix, des paroles, grâce à un travail d’un mois, en équipe, autour d’un concept, dans l’enthousiasme et le calme de la cité des Este. Alors peu importe si tel où tel ce soir là n’était pas très en forme, si Melanie Diener (Fiordiligi ) a moins bien réussi la première que la générale, si la voix de Charles Workman (Ferrando) semble trop forte ou trop sonore, si telle autre est éteinte, c’est l’ensemble qu’il faut juger, et l’ensemble est un choc, évident
Un tel résultat pourrait-il être obtenu dans un opéra, où l’orchestre chaque jour est sollicité par d’autres taches, où le spectacle est toujours un parmi d’autres? Un tel résultat aurait-il pu être obtenu à Salzbourg, entre deux répétitions de Tristan et trois concerts ?
Non. C’est ici le spectacle du mois, voire de l’année, et un tel résultat ne s’obtient que par la concentration exclusive sur une oeuvre, que par un climat de confiance exceptionnel et d’affection que l’on sent dans toute l’équipe, il ne s’obtient que par l’osmose totale d’une équipe: alors oui, Claudio Abbado en est le chef d’orchestre, mais d’un orchestre bien plus large, qui comprend chanteurs, figurants, metteur en scène mais aussi techniciens et travailleurs du Teatro Comunale . Voilà pourquoi, ayant fait sienne une mise en scène venue d’ailleurs (production du San Carlo de Naples) qui se concentre sur l’essentiel, et évite l’accessoire (pas de déguisements, peu de décor) mais qui fait de l’accessoire un protagoniste (les lits), il fait entrer cette mise en scène “étrangère” dans son système dialectique, et elle devient l’évidente illustration du drame qui se joue en fosse.
Entourant les musiciens, comme dans “Le Voyage à Reims” mis en scène par Luca Ronconi, comme dans “Don Giovanni” mis en scène à Ferrare par Lorenzo Mariani , par des praticables et des passerelles qui rendent les chanteurs très proches du public, le décor inclut l’orchestre et en fait non plus l’accompagnateur du spectacle, mais le septième personnage. Wagner avait enfoui l’orchestre pour que le drame soit plus directement compréhensible par le public, pour que la concentration ne joue que sur les personnages, ici au contraire, où orchestre et chef sont dans l’oeuvre et non pas à côté, Abbado invente à sa manière une autre forme d’opéra total.

Mozart, Così Fan Tutte, Teatro Comunale di Ferrara:

Melanie Diener (B: Carmela Remigio)(Fiordiligi) Anna-Caterina Antonacci(B:Laura Polverelli) (Dorabella) Nicolà Ulivieri (Guglielmo) Charles Workman (Ferrando) Andrea Concetti (Don Alfonso) Daniela Mazzuccato (Despina)

Mise en scène: Mario Martone

Mahler Chamber Orchestra
Direction Musicale: Claudio Abbado
les 8,10, 12(B), 14 Février 2000

OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: MATHIS DER MALER de Paul HINDEMITH le 22 novembre 2010 (Mise en scène Olivier PY, avec Matthias GOERNE)

mathis04.1291243422.jpgOui à ce magnifique spectacle, sans aucune restriction. Si les choix de Nicolas Joel sont quelquefois discutables, il a ici tapé dans le mille. Ainsi l’Opéra de Paris a-t-il fait entrer ces dernières années Cardillac (sous Gérard Mortier) et Mathis der Maler, dans deux productions qui feront date. Olivier Py signe là un travail d’une qualité et d’une intelligence incontestable, avce des moments d’une sublime beauté (le dernier tableau, totalement bouleversant).
On connaît l’histoire de cette oeuvre, dont le thème (l’artiste face aux pouvoirs) a été inspiré par la politique “culturelle” du pouvoir nazi dans les années 30, qui a abouti à l’interdiction d’Hindemith, pour “bolchevisme” et “musique dégénérée” et à son exil, puis à la création de Mathis der Maler à Zurich, malgré le soutien de Furtwängler qui avait créé à Berlin, avec grand succès, la suite symphonique tirée de l’opéra, et qui avait fini par quitter momentanément le Philharmonique de Berlin. Hindemith était un pur “aryen”, mais il était accusé de s’être laissé influencé ou pervertir par les musiciens juifs et donc avait été mis dans la même opprobe. Mathis le peintre raconte l’histoire de Mathias Grünewald, peintre  d’Albert de Brandebourg, cardinal électeur de Mayence, au moment de la Réforme luthérienne et des troubles qui l’accompagnèrent, dont la révolte des Rustauds (Deutscher Bauernkrieg, appelée aussi Erhebung des gemeinen Mannes, soulèvement de l’homme ordinaire). Albert de Brandebourg fut toujours assez libéral avec les protestants, unetolérance qu’il négocia en espèces sonnantes et trébuchantes tant il était endetté. Contrairement à son homonyme, Albrecht de Brandebourg, il ne se convertit pas, mais l’opéra le fait se convertir. L’opéra mélange les deux destins, celui du peintre frappé par le contexte politique et social et par le sort fait aux paysans, et celui du cardinal, criblé de dettes, se convertissant au protestantisme pour pouvoir au départ, faire ensuite un mariage richement doté, mais choisissant finalement le célibat. Mathis le peintre est d’abord une fresque historique, avec des personnages ayant réellement existé (Wolfgang Capito per exemple) et une méditation, une parabole sur l’artiste face au monde en autant de tableaux fixant une sorte de chemin.

Olivier Py, en choisissant de montrer le contexte politique non de la réforme mais du nazisme, courait le risque d’une sorte de banalité d’un transfert qu’on a vu mis à toutes les sauces tant au théâtre qu’à l’opéra. Il courait le risque de faire passer son choix comme celui de la facilité. Mais en réalité ce choix n’est pas vraiment souligné. On est beaucoup plus intéressé par les images de la religion, catholique, avec son décor-décorum doré et clinquant, protestante, quand le même décor se retourne et devient gris et noir, par la violence des images de guerre

mathis07.1291243462.jpgLe décor du meurtre de Helfenstein

( le meurtre du Comte de Helfenstein et le viol de son épouse sont une des scènes les plus réussies, dans un décor somptueux). Pierre André Weitz organise les espaces à sa manière habituelle, avec des chariots mobiles portant les décors et définissant des espaces mutants, transformables, tout en mouvement. On associe beaucoup le travail d’Olivier Py (qui était présent ce soir là, comme souvent les grands metteurs en scène qui veillent au destin de leur travail: Chéreau est toujours là chaque soir ) à une sorte de débordement d’images et d’excès. On n’a pas du tout cette impression dans ce spectacle, même si les décors et les images sont abondantes et multiples, elles correspondent à la situation, une fresque, un parcours singulier, deux destins parallèles, jusqu’au dénuement/dénouement où Mathis se retrouve seul face à sa vie en une image qui serait presque celle d’un clown triste. Bouleversant. Si le parcours artistique de Mathias Grünewald, placé immédiatement dès la première scène, sous le signe du retable d’Issenheim, rêve interrompu par l’irruption de la guerre et du paysan poursuivi hans Schwalb comme si le monde et ses tourments asséchait la création. L’opposition entre Albert de Brandebourg et Mathis est aussi construite avec une très grande clarté: du peintre asservi au prince on passe peu à peu au peintre libéréqui asume ses choix, même face à un Prince converti et devenu plus modeste. Vocalement aussi, la voix nasable, désagréable, froide de Scott Macallister, un spécialiste du rôle d’Albrecht, produit imméditament une mise à distance, quand celle de Mathis-Mathias Goerne,certes quelquefois un peu noyée dans l’orchestre, mais si

mathis05.1291243449.jpgMathias Goerne

chaude, si humaine, si invitante, qui prononce et dit le texte avec une telle exactitude et une telle précision, provoque une adhésion immédiate. je ne dsais pourquoi irrésistiblement et la construction de l’opéra en tableaux qui avancent dans une histoire, et le personnage de Goerne, m’ont fait penser au Saint François d’Assise de Messiaen, autre parabole d’homme seul qui renonce au monde. Un directeur d’opéra serait bien inspiré de penser à Py pour cette oeuvre.
Musicalement, la distribution n’est pas vraiment exceptionnelle, Melanie Diener n’a pas vraiment les moyens d’une Ursula, ses aigus sont proches du cri, la voix manque de corps et de chair, on aimerait une voix plus ronde, plus chaude, plus puissante, plus habitée. Celle plus modeste et plus habitée de Martina Welschenbach pour Regina est sans doute plus en situation, mais la couleur n’est pas exceptionnelle, quant à Nadine Weissmann, elle crie dans la comtesse de Helfenstein, mais en réalité c’est un rôle qiui exige cri et tension. Le Capito de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est convaincant tant par l’interprétation que par la couleur, tout comme Gregory Reinhart dans  Riedinger ou Michael Weinius dans Schwalb. Il reste que l’ensemble des solistes ne dépasse pas une honnête moyenne. Avec les réserrves sur son volume, Mathias Goerne a pris l’exacte mesure du rôle, dont on comprend qu’il fut gravé par Dietrich Fischer-Dieskau: il exige une telle maîtrise du texte, des couleurs qui changent au fur et à mesure que le Mathis artiste engagé dans le monde découvre que son engagement est à la fois stérile dans ses effets, il ne change rien au monde et dans son art: il ne produit plus. Chacun doit rester dans son ordre, telle pourrait être le message de cette histoire, mais en même temps fidèle à ses principes artistiques et humains. Ce que fut Hindemith, et même d’une certaine manière encore discutée aujourd’hui, Furtwängler.

Je ne suis vraiment pas un grand amateur de Christoph Eschenbach, mais on doit reconnaître le magnifique travail effectué avec l’orchestre de l’opéra pour défendre cette musique qui apparaît plus sage, en recul par rapport à d’autres opéras des années 20 et notamment Cardillac ou Neues vom Tage. Avec des longueurs aussi. Mais il y a des moments d’une telle intensité, d’un tel engagement, d’une telle richesse dans l’orchestration qu’on les oublie. Et puis il ya les deux derniers tableaux, d’une beauté et d’une émotion qui étreignent.

Pris comme un ensemble, la représentation est d’une très grande qualité, c’est une sorte de Grand Opéra du vingtième siècle, une oeuvre “à thème” , “à idées” au moment où les idées étaient battues en brèche,  une oeuvre qui méritait d’être créée à l’Opéra et qui obtient un succès mérité dans le public qui se presse à Bastille.

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