IN MEMORIAM TERESA BERGANZA (1933-2022)

 

Teresa Berganza, dans mon souvenir, avant d’être une voix, c’est d’abord un sourire, celui d’Angelina (Cenerentola) abordant son air final Non più mesta. Un sourire bienveillant, des yeux pétillants de gentillesse, en somme l’émotion qui naît de l’humanité.
Car ce qui frappait quand on voyait Berganza en scène, c’était cette fraîcheur et cette douceur inhérente à la personne, qui mena une carrière exceptionnelle loin des sunlights et des médias. Une simplicité et une disponibilité qui séduisaient immédiatement le public.
Teresa Berganza fait partie, à l’instar de Gabriel Bacquier, de ces artistes qui ont accompagné ma naissance à l’opéra, quand, en 1964 ou 1965, je suivais à la télévision les retransmissions d’Aix en Provence, où elle fut révélée, Cosi fan tutte, Il Barbiere di Siviglia notamment. Âgé de 11 ou 12 ans, je ne savais rien des voix, mais ce visage avenant, ce profil un peu mutin et ce sourire déjà m’avaient frappé.
Sur scène, je l’ai entendue de nombreuses fois en Cherubino. Lors des nombreuses reprises de la production Strehler des Nozze di Figaro à l’Opéra de Paris durant les années (entre 1973 et 1980), elle en fut l’interprète la plus fréquente, où même à plus de 40 ans, elle restait incroyable de vivacité dans ce rôle d’adolescent virevoltant. Elle m’émouvait bien plus d’ailleurs dans Non so più cosa son que dans le célébrissime Voi che sapete. Elle avait cette vie bouillonnante, cette fraîcheur, dans un chant si fluide dont pourtant on ne manquait aucun mot tant la diction était claire. Les très grandes chanteuses sont d’abord des diseuses. Je n’ai jamais entendu depuis un chant aussi juvénile, un chant correspondant exactement à la couleur voulue du personnage. Sa voix faisait surgir le personnage…
Puisqu’à l’époque j’avais une sorte d’abonnement quotidien aux fonds de loge de Garnier, je crois n’avoir manqué non plus aucune de ses Cenerentola. J’ai évoqué plus haut cette humanité qu’elle donnait au personnage, le chant qui paraissait si aisé, les agilités qui semblaient arriver sans effort mais surtout avec naturel, comme prolongement d’un discours et surtout pas performance démonstrative. L’intelligence pure, sans affectation, sans démonstration : elle était Angelina, et pour moi elle le reste, même si j’en ai entendu et (aimé) quelques autres depuis.

 

Carmen (Mise en scène Piero Faggioni)

Et puis il y eut Carmen.
On peut difficilement imaginer quel choc fut sa Carmen d’Edimbourg en 1977, immortalisée par le disque, mais encore plus frappante dans les enregistrements pirates (quel dernier acte, avec un Domingo déchirant et en fosse un Abbado de feu) : de quelle manière elle lançait à Don José :
Cette bague autrefois tu me l’avais donnée,
Tiens…
Elle lançait ce tiens de manière non sauvage, mais altière, décidée, méprisante… je ne cesse de l’avoir dans l’oreille. Tout le monde lyrique en fut secoué.

Avec Claudio Abbado

Sa Carmen est évidemment indissociable de Claudio Abbado (et non de Karajan comme je l’ai lu et entendu avec qui elle fut Cherubino en 1972 et 1973 à Salzbourg), tous deux renouvelèrent totalement la vision de l’œuvre. Sa Carmen tranchait sur les interprétations anciennes de la gitane à l’œil noir et à l’érotisme torride.
Elle était une Carmen – on l’a beaucoup dit- libre, mais pas seulement, elle était joyeuse, elle était incroyable force vitale. Claudio Abbado, chef d’opéra hors pair, savait l’accompagner, la soutenir : il l’avait dirigée dans Rossini (Il Barbiere di Siviglia et évidemment la Cenerentola dans les mises en scène de Ponnelle qui restent inégalées. Elle avait conscience que sa voix, qui n’était pas immense, exigeait un théâtre aux dimensions adéquates : le King’s Theatre d’Edimbourg avait un rapport scène-salle idéal parce que cette voix exigeait aussi un rapport de proximité, pour le personnage très neuf qu’elle créait. J’eus la chance de l’entendre à l’Opéra-Comique en 1980, sans Abbado (on connaît l’histoire de son refus de diriger l’orchestre de l’opéra), mais avec Domingo (et Vanzo), Ricciarelli, Raimondi : c’était un miracle, et c’était surtout la véritable création d’un personnage construit pour elle par le metteur en scène Piero Faggioni. On le comprit quand cette production fut reprise à la Scala, avec Abbado cette fois, mais avec Shirley Verrett dans un rapport un peu appauvri à la salle, qui n’avait rien à voir (même si Verrett était évidemment très grande) avec la performance de Berganza.
En réinventant Carmen, elle ouvrait évidemment la voie à un regard très différent sur l’œuvre que la mise en scène allait reconsidérer dans le futur.

En récital, elle savait installer une ambiance, une intimité presque familiale, qui frappait tant la diva, même quelquefois habillée de robes somptueuses, était peu Diva, mais toujours élégante, dans son paraître et son être. Et l’univers qu’elle créait semblait tellement évident, tellement naturel qu’on en oubliait presque tout le travail et l’intelligence qui était derrière…
Une immense chanteuse nous a quittés, il nous reste évidemment ses disques, où l’on pourra admirer sa technique, sa diction, la variété des couleurs qu’elle savait donner à tous les rôles qu’elle aborda, de Haendel à Ravel, mais il reste surtout cette éternelle fraîcheur, cette simplicité et ce sourire dont elle irradia le monde jusqu’à la fin.

 

IN MEMORIAM JAMES LEVINE (1943-2021)

James Levine @Michael Dwyer Archives Associated Press

Si James Levine n’a jamais appartenu à mon Olympe musical personnel, sa disparition me touche néanmoins profondément parce qu’il est un artiste qui m’a accompagné de loin en loin depuis les années 1970. Je l’ai entendu en direct très souvent et pour la première fois à Salzbourg en 1979, puis à Bayreuth et puis au MET, encore assez récemment.

Je l’ai découvert au disque, à travers ce qui était alors le premier grand enregistrement des Vespri Siciliani de Verdi (Arroyo, Domingo, Milnes, Raimondi)… Rolf Liebermann avait décidé de programmer l’opéra en 1974, dans la mise en scène du MET de John Dexter (sublime décor de Josef Svoboda)  où James Levine avait dirigé Caballé et Gedda (il existe un live de ce moment). Comme trois des quatre protagonistes passèrent à Paris dans la production (les spectateurs d’alors découvraient la voix somptueuse, magnifiquement verdienne, de Martina Arroyo, qui fut l’une des habituées de Paris à cette époque, ainsi que l’Arrigo de Placido Domingo, et le Procida de Ruggero Raimondi; ils ne le chantèrent jamais ensemble, mais ils contribuèrent tous à faire de cette œuvre l’un de mes opéras de l’Île déserte sans doute aussi par la nostalgie de cette période où étudiant émerveillé, je découvrais l’opéra.

J’achetai donc le coffret de Levine, et ce fut à cette occasion que je le découvris.
J’ai pu le vérifier au MET aussi bien dans un Ballo in maschera sublime (Radvanovsky, Beczala, Hvorostovsky, Zajick) mais aussi Ernani (Meade, Domingo, Belosselskiy, Meli) non moins extraordinaire. Il avait dans Verdi à la fois la pulsion et la nervosité, mais aussi un son charnu, plein, et un sens dramatique très développé. Son Verdi fut toujours pour moi une référence.
Levine n’a jamais été un inventeur, et d’ailleurs les mises en scène qu’il dirigea ne furent jamais révolutionnaires non plus (comme souvent aux USA), mais il était une assurance d’un niveau musical exceptionnel, d’une connaissance approfondie des partitions et d’un très grand sens du théâtre ainsi qu’un professionnalisme sans failles.
A la tête du MET comme directeur musical de 1971 à 2017, il dirigea toutes les grandes œuvres du répertoire et c’est peut-être cela qui est notable chez lui : il dirigeait aussi bien Mozart que Strauss ou Wagner, Verdi, Puccini ou Offenbach, mais aussi le Wozzeck de Berg où je l’entendis au MET un soir où Matthias Goerne remplaçait (avec quelle classe) le Wozzeck prévu.
Sa présence au pupitre était pour les chanteurs une garantie, car c’était un immense chef d’opéra, mais aussi pour le public, qui était certain d’avoir une représentation de très haut niveau, même si on pouvait pinailler sur l’approche, et même si d’autres chefs étaient ou sont plus inventifs ou plus novateurs ; il était en quelque sorte un super « Konzermeister » de très grand luxe à l’opéra, une référence de classicisme. Je l’ai entendu dans La Clemenza di Tito à Salzbourg, dans Parsifal et le Ring à Bayreuth où il dirigea une vingtaine d’années. C’est lui qui dirigea la jeune Waltraud Meier dans sa première Kundry Bayreuthienne, et son Parsifal était presque aussi long que celui de Toscanini, une lenteur qui quelquefois, il faut bien le dire, pesait un peu.
Dans Wagner au MET, je l’entendis dans le Ring d’Otto Schenk en 2009, superbement distribué, quelques mois avant la naissance de ce blog, parce que les hasards de mon parcours ne m’avaient jamais permis de voir une production « traditionnelle » du Ring, et 2009 était la dernière année de la production d’Otto Schenk qui était référentielle en la matière, montée comme une réponse à Chéreau (qu’elle suivit de quelques années). Je pense que ce fut dans Wagner et Verdi qu’il fut sans doute incontesté, et pour ma part, plutôt dans son Verdi jusqu’à la fin à la fois vivant, profond, dramatique. Son Wagner était peut-être un poil plus convenu, sans rien nier des qualités de solidité, de théâtralité et de splendeur sonore, comme le démontent ses derniers Meistersinger von Nürnberg et Tannhäuser au MET que je vis dans ces années 2014 et 2015 où il dirigea régulièrement malgré la terrible maladie qui l‘avait terrassé et où j’accourus pour l’y entendre le plus souvent possible
Au total j’ai dû assister à une vingtaine de productions sous sa direction et dans plusieurs concerts : il demeure un des grands chefs des dernières années du XXe siècle. Le dernier concert où je l’entendis à Carnegie Hall (voir lien ci-dessous) montrait notamment un Mahler vraiment vibrant.

Il n’ouvrait peut-être pas des abîmes nouveaux à l’âme, et certains musiciens qui jouaient dans ses orchestres s’étaient prodigieusement lassés mais il était un vrai chef qui savait ce que faire de la musique signifiait. On retient de lui le chef lyrique, sans doute là où il montra la plus grande constance, mais il fut un chef symphonique réclamé, très présent des deux côtés de Atlantique, fidèle en Europe au Festival de Verbier dont il fut la référence incontestée, et n’oublions pas qu’il succéda à Celibidache aux Münchner Philharmoniker,  qu’il dirigea le Boston Symphony Orchestra en succédant à Seiji Ozawa et aussi qu’il fut candidat malheureux à la succession de Karajan à la tête des Berliner Philharmoniker, face à Claudio Abbado. Il faisait partie – on l’a un peu oublié aujourd’hui- du « top Ten » des chefs, et fut sans aucun conteste le dernier grand chef américain.
Les dernières années furent assombries d’abord par la maladie : il ne pouvait plus diriger debout, mais en fauteuil roulant électronique, avec un podium spécial que l’on avait conçu pour lui, mais c’était fascinant de le voir continuer à diriger et à embraser le public américain : le public du MET lui faisait une incroyable fête à chacune de ses apparitions.
Les dernières années furent aussi assombries par les accusations d’abus sexuels que tous les médias citent aujourd’hui (c’est tellement plus gourmand que de parler de sa musique) et qui firent les unes des journaux en 2017.
Ses goûts que tous faisaient semblant de découvrir étaient connus de tous, et évidemment des autorités du MET. Ce n’était pas un secret… mais on feignit la surprise et l’horreur. Le MET assez lâchement cria haro sur le baudet et non seulement le chassa, mais aussi décida d’enlever son effigie du théâtre et de retirer ses disques qui remplissaient les rayons de la Metopera Shop. Signe de grand courage d’achever un homme à terre qu’on avait porté aux nues pendant 45 ans, où il était la garantie du remplissage des salles et de la gloire musicale du théâtre à travers le monde, par de multiples enregistrements audios et les premières vidéos diffusées à grande échelle après celles de Karajan.
Mais ce n’est pas toujours sain de durer aussi longtemps; il était de toute manière temps qu’il quitte ses fonctions après presque un demi-siècle, d’autant que la maladie l’avait contraint les dernières années à s’éloigner plusieurs fois des podiums au point qu’on avait nommé un directeur musical « pro forma », Fabio Luisi qui assura avec beaucoup d’élégance ses remplacements pendant plusieurs années. Le MET ne savait pas comment le contraindre à partir. L’affaire sexuelle fut donc une bénédiction que le théâtre saisit au vol, occasion de montrer en même temps qu’il savait hurler avec les loups, préserver l’honorabilité de sa façade tout en réglant ses comptes…

Nous vivons une époque formidable où d’aucuns fusionnent les artistes dans leur vie et les œuvres qu’ils produisent. J’ai l’habitude de séparer « l’homme et l’œuvre » comme on m’a appris à l’école, et bien des artistes du passé ne furent pas des exemples de moralité, les vies agitées d’un Caravage ou d’un Borromini n’ont pas amené à brûler les tableaux de l’un et les églises de l’autre. On continue de se délecter des ouvrages de Céline qui fut un salaud.  La liste n’est évidemment pas exhaustive.
Ce qui me restera de James Levine est la lumière de sa musique.

Voir les articles du Blog :

Les Contes d’Hoffmann
Ernani
Die Meistersinger von Nürnberg
Concert Mozart-Mahler (Symphonie n°9) Carnegie Hall
Le Nozze di Figaro

Portrait de James Levine au temps de sa splendeur au Metropolitan Opera . (Photo de Ted Thai/The LIFE Picture Collection via Getty Images)