“LE BAYREUTH DE L’AVENIR” : AGITATIONS AUTOUR DE LA COLLINE VERTE

L’été d’un nouveau Ring est toujours un moment où le Landerneau des wagnériens s’agite un peu autour de son Festival chéri, et les crises et les déclarations tonitruantes sinon définitives sur la chute du niveau de Bayreuth ne sont pas nouvelles : dès la fin du XIXe, on note une dangereuse baisse du niveau du Festival. De baisse en baisse, je n’ose m’interroger sur le niveau actuel, de peur de la crise cardiaque.
Observateur de la vie et de la production du Festival depuis plusieurs décennies, je voudrais revenir un peu sur les bruits qui courent, sur les vraies difficultés et les rumeurs, en commençant par l’étrange déclaration de Madame Claudia Roth, ministre de la Culture de la République Fédérale allemande.
Au vu de l’argent accumulé que j’ai laissé dans les caisses du Festival depuis 1977 et dans celle de la Société des amis de Bayreuth, il me semble que j’ai le droit de m’interroger sur la pertinence de cette déclaration.
Angela Merkel elle-même, qui fréquente le Festival très régulièrement et depuis longtemps, avait émis des remarques sur son manque d’ouverture vers l’extérieur et sur une billetterie qui privilégiait les associations Wagner et la Société des amis de Bayreuth plutôt que le grand public. Elle avait donc demandé à faire revoir les quotas pour ouvrir le Festival à un public plus large, ce qui avait été fait il y a une dizaine d’années. Elle n’avait pas tout à fait tort, du reste. Pendant longtemps, le système de traitement de la billetterie était suffisamment brumeux pour s’interroger sur ces queues supposées : après la première demande de billet, il fallait paraît-il attendre 7, 8, 9, 10 ans avant qu’une réponse positive n’arrive…
Celui qui écrit a eu une chance incroyable : première demande 1976, premiers billets 1977, peut-être grâce à la fuite des « cerveaux » consécutive au Ring de Chéreau, plus sûrement parce que Dieu-Richard savait reconnaître les siens.
Mais tout cela est un mauvais souvenir, puisqu’internet a permis de résoudre à peu près la question des billets, non sans humour d’ailleurs : le logiciel de vente illustre le temps d’attente par une queue virtuelle qui vous conduit jusqu’au palais des festivals, Graal mystérieux où le quidam découvre les places encore disponibles ; toute virtuelle qu’elle soit, la queue n’en dure pas moins plusieurs heures… Et les oiseaux de mauvais augure, qui ne sont jamais contents, observent désormais qu’il reste des places, avec la même inquiétude qu’ils observaient jadis le pont-levis de la forteresse désespérément levé.
Ceux qui ont fréquenté le Festival 2022, le premier d’après Covid, ont pu remarquer que la délicieuse chaleur des corps serrés les uns aux autres dans le Festspielhaus était revenue… avec bien peu de trous.

Avant d’émettre une série d’observations sur le Festival aujourd’hui, considérons d’abord la déclaration de Madame Roth en rappelant avant tout que le Festival est essentiellement co-financé par l’État Fédéral, l’État Libre de Bavière, la ville de Bayreuth et la Société des Amis de Bayreuth depuis la réforme de ses statuts au début des années 1970. Jusqu’alors, Bayreuth était une entreprise privée familiale. Il devenait clair que ce fonctionnement ne correspondait plus ni à l’époque, ni aux moyens de la famille.
Le nouveau statut qui fait du Festival de Bayreuth un établissement public précise grosso modo que la direction de celui-ci sera assurée par un membre de la famille Wagner aussi longtemps qu’il y en aura un capable de l’assumer. Tant que Wolfgang Wagner a été aux commandes, le silence a prévalu dans les rangs : le prestige de l’homme, son histoire, son parcours interdisaient évidemment toute remarque ou protestation. Par ailleurs, Wolfgang Wagner qui a introduit à Bayreuth Patrice Chéreau, Harry Kupfer, Heiner Müller, Christoph Schlingensief, Christoph Marthaler, Stefan Herheim, Claus Guth, avec des réactions quelquefois violentes, a su aussi équilibrer ses choix par d’autres personnalités, gages de tradition, lui y compris, telles que Jean-Pierre Ponnelle, Peter Hall, Werner Herzog, August Everding, Alfred Kirchner, Deborah Warner et d’autres…

Sous sa direction, on a pu entendre notamment dans la fosse de Bayreuth Pierre Boulez, Sir Georg Solti, Daniel Barenboim, James Levine, Christian Thielemann, Giuseppe Sinopoli, Daniele Gatti.
Il y a eu des remplacements, des accidents (mort de Sinopoli), des choix quelquefois erronés, mais dans l’ensemble, le bilan de Wolfgang Wagner est plutôt flatteur.

Sa succession en revanche a été chaotique : le conseil de surveillance du Festival avait désigné sa fille aînée Eva Wagner-Pasquier comme directrice au début des années 2000, tandis que Wolfgang Wagner désirait y voir son autre fille Katharina, bien plus jeune, qui lui servait alors de conseillère. En tant que « Directeur à vie », il a bloqué le processus, restant en place jusqu’à ce qu’une solution qui lui convienne soit trouvée.
La solution justement, on le sait, a été un Festival à deux têtes : les deux demi-sœurs, Eva et Katharina, ont pris le Festival en main après le dernier été (2008) de Wolfgang Wagner, en se répartissant grosso modo les tâches, Eva sur la musique et Katharina sur les aspects scéniques jusqu’en 2015. Le symbole de cette double direction a été le Ring 2013, où Kirill Petrenko procédait du choix de Eva Wagner-Pasquier, et Frank Castorf de Katharina Wagner.

Depuis le départ d’Eva Wagner-Pasquier en 2015, Katharina Wagner est désormais seule à la barre.
Nous n’avons pas à entrer dans les considérations qui ont présidé au départ d’Eva Wagner-Pasquier, car bien des bruits ont circulé et il est inutile d’y revenir.
Il est clair cependant que Katharina Wagner a dû se faire épauler par des conseillers musicaux et vocaux, ne pouvant assumer seule l’ensemble des tâches et c’est entre autres le sens de la présence à ses côtés comme « directeur musical » de Christian Thielemann, une charge dont il a été relevé discrètement au moment de la période Covid.

Or, Katharina Wagner cristallise des oppositions, pas toutes désintéressées, à la faveur du renouvellement (ou non) de son contrat en 2025 : des voix s’élèvent pour dire qu’il est désormais temps de confier les rênes du Festival à un non-Wagner. Une série de personnages sont sur les starting-blocks qui sont persuadés évidemment qu’ils feraient mieux. Être premier directeur/trice non-Wagner du Festival de Bayreuth devrait être sans doute un titre de gloire à accrocher sur une carrière.
Par ailleurs, Katharina Wagner n’a jamais eu une relation apaisée avec la puissante Société des amis de Bayreuth, notamment depuis que, dès son arrivée à la direction, elle a laissé naître (ou suscité ?) une société concurrente, la TAFF (Team Aktiver Festspielörderer).

Et puis il y a aussi ceux qui sont exaspérés de la politique artistique menée par Katharina Wagner notamment en matière de mise en scène. Comme je l’ai entendu par un éminent confrère cet été : « quand verra-t-on à Bayreuth une vraie mise en scène ? ».
Qu’est-ce qu’une vraie mise en scène ? Mystère, mais on subodore qu’il s’agit d’une mise en scène plus classique, plus plan-plan que ce à quoi Bayreuth nous a habitués ces dernières années, pour pouvoir « écouter la musique » tranquillement et n’être pas obligé comme ces américains ridicules au moment de Castorf de poser sur leurs yeux un pudique masque de sommeil pour ne pas voir et ne faire qu’écouter… Que ce soit au mépris de tout ce que Wagner a déclaré, et au mépris même du sens de la salle de Bayreuth, importe peu… On n’en est pas à une contradiction près.

J’avoue être las de ces cris d’orfraie sur les mises en scène, et de ces combats ridicules contre les « mises-en-scène-modernes-qui-cultivent-la-laideur »… Mais qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que la laideur ? on sait depuis longtemps que ce sont des notions, au théâtre surtout, qui n’ont strictement aucun sens et qui sont relatives. Combattre le laid pour imposer le beau c’est grand, c’est noble, c’est surtout désespérément simpliste.

Évidemment les attaques se sont réveillées en ce Festival 2022 qui présentait un nouveau Ring, pas vraiment bien accueilli.

Enfin, d’autres ennemis doivent aussi en vouloir à Katharina Wagner d’avoir écarté de Bayreuth Christian Thielemann. Mais il n’est pas illégitime de relativiser le départ de ce dernier, après une vingtaine d’années de présence régulière à Bayreuth, comme ce fut le cas en son temps de Daniel Barenboim (à peu près vingt ans de présence régulière pour lui aussi).

La politique artistique de Katharina Wagner est claire, dans la droite ligne du concept de Werkstatt Bayreuth, ce laboratoire cher à son père : il s’agit d’explorer tous les possibles de mise en scène aujourd’hui dans différentes directions et sans exclusive. On parle pour le prochain Parsifal d’effets tridimensionnels par exemple, mais c’est encore un objet de conflits puisque le Président de la Société des amis de Bayreuth refuse le financement des lunettes 3D nécessaires au dispositif.

Dans tous ces débats, évidemment pilotés et visant à déstabiliser la direction actuelle, personne n’a évoqué l’éclatante réussite des opéras pour enfants, qui depuis une dizaine d’années propose l’ensemble des opéras de Wagner (ceux présentés au Festival) en version réécrite et adaptée pour les plus jeunes, une entreprise où Katharina Wagner s’est fortement engagée avec des moyens qui ne sont pas indifférents (véritables équipes de mise en scène, orchestre d’une trentaine de musiciens, chanteurs engagés au festival). Comme c’est une réussite, on n’en parle évidemment pas…
A tout cela, il faut ajouter que Katharina Wagner a été assez gravement malade pendant la période Covid, ce qui a évidemment relancé les plans sur la comète et remis en selle les espoirs et les paris sur un départ anticipé.
Tout cela est simplement délétère.

Là-dessus, en dépit d’un Festival qui a renoué avec des conditions normales et a affiché exceptionnellement huit productions, avec un Tristan conçu comme « secours » en cas de défections en masse dues au Covid – ce qui n’était pas si absurde quand on considère les problèmes de remplacement qu’ont eus certains théâtres européens –, la ministre allemande de la Culture Claudia Roth, intervient dans le marigot, appelant à un nécessaire redressement du Festival. Que le Ring ait fait discuter, rien d’étonnant : les hyènes font toujours comme si c’était la première fois. Une nouvelle production est toujours un risque. Moi qui pourtant n’ai pas aimé ce Ring, je ne réclame aucune tête…
Que la ministre qui finance (partiellement) le Festival fasse part de ces remarques, c’est légitime. Qu’elle le fasse brutalement en couronnant les polémiques qui ont couvé tout l’été, c’est déjà moins sympathique. Et qu’elle se propose d’intervenir dans la ligne artistique, c’est franchement insupportable.
J’espère seulement que les Verts allemands (le parti de Madame Roth) ont une vision culturelle moins désolante ou inexistante que leurs cousins français.

Que dit Madame Roth ?

Comme représentante de l’État fédéral, l’un des financeurs du Festival de Bayreuth, la ministre est évidemment légitime pour demander que soit revue l’organisation du Festival. Elle affirme en effet qu’il y a une nécessité de beaucoup réformer le Festival de Bayreuth (« Es gibt auf dem Grünen Hügel wirklich sehr viel Reformbedarf ») .
Elle a ensuite affirmé que le public du Festival ne reflète pas notre société « diverse et colorée » et qu’il faut donc attirer un public plus jeune et plus large.
Enfin, tout en déclarant que confier la direction à un Wagner n’était pas une « obligation rituelle », elle a demandé de faire en sorte que « l’excellence artistique soit atteinte », ce qui à la fin d’une saison où le Ring a été fortement critiqué ne manque pas d’interpeller.

La question de l’excellence artistique ne devrait pas se poser pour un festival aussi fameux que le Festival de Bayreuth et le rappeler a quelque chose d’un peu insultant.
Par ailleurs, l’élargissement du public, tout le monde le sait, ne se commande pas et les vœux d’un public plus diversifié, plus coloré et plus jeune ressemble à de la pure démagogie, de celle qui inonde la société d’aujourd’hui. En ce qui concerne le public jeune, nous avons rappelé les efforts du Festival pour le jeune public qui, une fois de plus, ne semblent pas pris en compte.
Enfin au-delà des goûts du public pour l’opéra en général et pour Wagner en particulier, ouvrir le Festival « aux jeunes » suppose aussi des investissements que l’État et les autres associés sont, en cette période faste pour les budgets, sans nul doute prêts à consentir…

Il faut tout de même rappeler que le Festival de Bayreuth a longtemps été l’un des moins chers des Festivals internationaux et que la révision de la politique tarifaire est intervenue à la fin des années Wolfgang Wagner, puisque dès l’arrivée des sœurs Wagner aux commandes, un mouvement des personnels du Festival a exigé une révision des politiques salariales. Visiblement, c’était le cadeau de début de mandat.
Par ailleurs, les prix des billets ont subi une forte augmentation, de l’ordre de 30% a minima, avec une différentiation entre les Premières, les nouvelles productions et les reprises. Il n’en demeure pas moins que les finances du Festival restent assez justes, même si l’on considère que Bayreuth paie moins bien ses forces artistiques que d’autres institutions, avec des exigences néanmoins en terme d’exclusivité et de présence, qui se sont cependant beaucoup assouplies ces dernières années. Les très grands noms passés par Bayreuth le font pour le CV, mais n’y restent pas, et ceux ou celles qui ont été lancés par le Festival restent quelques années et puis succombent à d’autres sirènes plus rémunératrices.

Cette ouverture à d’autres publics, qui signifie pour le Festival d’autres investissements dans un contexte économique mondial peu favorable, plaide donc aussi pour un financement consolidé de la part des associés… On voit bien que les demandes de Madame Roth, pieuses et généreuses, sont lancées comme un pavé dans la mare, pour éclabousser plus que pour construire.

Car enfin, faisons un rapide bilan artistique des années 2009-2022.
Il y a d’abord de très grandes réussites, musicales et scéniques :

  • Le Ring de Frank Castorf et Kirill Petrenko (n’en déplaise aux traditionalistes) sans oublier les deux années Marek Janowski, qui n’ont pas été musicalement médiocres – même si sa direction ne m’a pas personnellement enthousiasmé ;
  • Le Tannhäuser de Tobias Kratzer, éclatante réussite scénique et vocale, stabilisé dans la fosse par Axel Kober après le passage très discuté de Valery Gergiev ;
  • Le triomphe répété des Meistersinger von Nürnberg, signée Barrie Kosky et Philippe Jordan ;
  • Der fliegende Holländer, dans la production 2021 de Dmitry Tcherniakov avec Oksana Lyniv, première femme dans la fosse de Bayreuth, qui a été ces deux dernières années un très gros succès ;
  • Lohengrin dans la mise en scène de Hans Neuenfels et direction musicale de Andris Nelsons, connu comme le « Lohengrin des rats », qui a finalement laissé un bon souvenir, tout simplement parce que la mise en scène de Neuenfels était l’une des plus intelligentes de l’œuvre de Wagner et que musicalement et vocalement il tenait largement la route (y compris lorsqu’il a été dirigé par Alain Altinoglu).

Il y a bien entendu des demi-succès ou demi-échecs (selon l’adage du verre à moitié vide ou à moitié plein) :

  • Der fliegende Holländer, dans la production de Jan Philipp Gloger, qui sans être une production médiocre, reste discutable et vocalement de facture moyenne, mais musicalement brillante (Thielemann) ;
  • Le Tristan und Isolde de Katharina Wagner qui n’a pas réussi à convaincre à la hauteur de ses Meistersinger, sa production précédente à Bayreuth, mais qui n’était pas une production médiocre non plus, aux distributions irrégulières mais à la direction musicale incontestable de Christian Thielemann ;
  • Parsifal, mise en scène discutable de Uwe Eric Laufenberg, musicalement solide que ce soit avec Hartmut Haenchen ou Semyon Bychkov et vocalement incontestable. Il faut se souvenir que la mise en scène avait été confiée initialement au plasticien Jonathan Meese et que le projet avait été abandonné pour des raisons financières (ou peut-être idéologiques). A cela s’ajoute le départ du chef Andris Nelsons à la suite d’un conflit avec Christian Thielemann. Malgré tous ces avatars, la production a quand même tenu ;
  • Lohengrin dans la production de Yuval Sharon et les décors du célèbre plasticien Neo Rauch, n’a pas convaincu totalement du point de vue scénique, ni du point de vue vocal la première année mais a toujours été un fantastique succès de Christian Thielemann en fosse.

Reste un échec cuisant : le Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, avec une distribution très discutable, une valse des chefs selon les années. Un des pires souvenirs de Bayreuth : l’enfer pavé de bonnes intentions.

Enfin, en 2022, la production du Tristan « de secours », signé Andreas Schwab et dont nous avons parlé, n’a pas soulevé l’enthousiasme mais laissé le public indifférent. Une production passable et très digne en fosse (Markus Poschner, arrivé au dernier moment).

Quant au nouveau Ring, signé Valentin Schwarz, particulièrement problématique au niveau scénique, il mérite sans nul doute d’être revu dans le cadre du Werkstatt Bayreuth, mais reste très défendable vocalement, avec un résultat contrasté en fosse. Le chef Cornelius Meister, arrivé deux semaines avant la première (à cause du Covid qui a frappé le chef Pietari Inkinen), n’ayant pas réussi à homogénéiser l’ensemble. Mais l’an prochain, Pietari Inkinen reprendra la direction et donc avis suspendu.

Au total, le bilan n’est pas si noir que les hyènes ne le prétendent. Certes Katharina Wagner au niveau des productions a eu à cœur d’appeler des metteurs en scène très célèbres en Allemagne, qui n’y avait jamais travaillé (Castorf ; Neuenfels) et s’est ouverte à la génération des metteurs en scène les plus en vue dans l’aire germanophone aujourd’hui.

Il y a eu aussi des accidents et des remplacements de dernière minute qui ne sont pas toujours de son fait, mais dans l’ensemble, en ce qui concerne les choix scéniques et musicaux, le bilan 2009-2022 n’est ni moins ni plus honorable que certains festivals comme Salzbourg ou Aix-en-Provence. On tire à vue sur les choix scéniques de Katharina Wagner, plus au nom de l’idéologie que des véritables résultats artistiques. La liste que nous avons rappelée nous montre qu’à part un seul véritable échec, il n’y a aucun scandale.

Est-ce à dire que tout soit parfait dans le meilleur des mondes wagnériens possibles ? Évidemment pas.
On a notamment remarqué des évolutions dans les organisations qui ne sont pas toutes des réussites.

D’abord le public du Festival a pu constater qu’en une dizaine d’années, une séparation plus nette s’est faite entre les espaces publics et les espaces professionnels :  c’est peut-être un détail aux yeux de certains, mais dans l’histoire de ce lieu il a son importance. On pouvait faire le tour du théâtre, traverser le passage de l’arrière scène vers les dépôts de décors, jeter un œil par ci par là. Ce n’est plus possible, de hideuses cloisons provisoires bloquent tous les accès arrière. Cette fermeture a sans doute été décidée pour des raisons de sécurité et pour que les professionnels puissent travailler sans que le public ne gêne. Quand on pense que jusqu’au seuil des années 1970 la cantine était commune au public et aux artistes, on ne peut que constater que le sens de l’histoire va vers la clôture.

Précisons également que si les espaces professionnels ont été protégés, le public ne l’est toujours pas les jours de pluie, qui peuvent être fréquents à Bayreuth. C’est un problème lancinant depuis qu’ont été supprimés les galeries couvertes qui protégeaient l’arrivée des spectateurs.

Si l’on n’a pas veillé à la pluie, on a en revanche veillé à la nourriture… Toute la politique de catering, importante à Bayreuth dans la mesure où les spectacles durent jusqu’à six heures avec des entractes d’une heure, a été réorganisée. Jusqu’au seuil des années 2020, il y avait essentiellement un self, le fameux stand des saucisses, un bar-self et un restaurant un peu plus chic : le public pouvait circuler dans les différents espaces. Aujourd’hui, les comptoirs qui vendent glaces, bières, eaux minérales et autres délices se sont multipliés tout autour du théâtre, ridiculement baptisé « Walk of fame » et prenant la forme de « barnums » (ceux-là même qui auraient pu être utilisés il y a encore peu de temps pour tester le Covid renforçant le côté un peu piteux de la chose). D’autres accès se sont fermés, comme le bâtiment du restaurant, réservé aux VIP et autres privilégiés. La salle du self a été réaménagée dans le genre faux chic, les prix également. Et les espaces publics (rappelons qu’à Bayreuth il n’y a pas de foyer) se sont remplis de kiosques à catering (appelés « Wahnfood ») qui ont troqué la simplicité d’antan contre un style chic et choc plus douteux. A l’évidence, le Festival en tire aussi quelques rentrées, mais Bayreuth a perdu en naturel et en simplicité ce qu’il n’a pas gagné en efficacité : la queue est toujours aussi longue devant le kiosque à saucisses !
Par delà l’anecdote, rappelons qu’un festival, c’est un caractère, une ambiance, des rituels et de ce point de vue les évolutions ne vont pas forcément dans une direction sympathique.

Les autres changements ont affecté les agendas. Et l’organisation des représentations, essentiellement pour des questions dues au Covid. L’ajout de la production de Tristan a contraint à trouver des espaces pour les répétitions et laissé le théâtre fermé une semaine après l’ouverture officielle du 25 juillet. Deuxième conséquence : la concentration des représentations (normalement, le Ring est étalé sur six jours avec deux journées de repos, mais cette année les journées de repos étaient occupées par d’autres représentations singulières). La communication du Festival n’a pas été claire à ce propos, mais dès 2023, les choses reviendront à la norme.

En revanche, la communication sur les prochaines productions, les chefs invités et le calendrier du Festival 2023 est très claire, ce qui n’a pas toujours été le cas sur la colline verte.
Autre évolution, la diffusion TV des productions est devenue plus ouverte. On a pu voir dès cette année le Götterdämmerung du nouveau Ring par exemple. Il y a encore quelques années, seuls les spectacles éprouvés étaient enregistrés pour la télévision ou la production de DVD.

Du point de vue des distributions, il est clair que tout mélomane est un membre actif du café du commerce. Chaque période a eu ses habitués, ses fidèles, chaque période a également eu ses conflits et ses exclusions. Vogt, Zeppenfeld sont des habitués de Bayreuth. Groissböck l’était mais ne l’est plus. Lise Davidsen quitte le Festival l’an prochain, mais Catherine Foster y revient et si certains choix peuvent étonner, Bayreuth nous a toujours habitués à des surprises ou à des choix bizarres. Disons que globalement, les distributions de Bayreuth ne sont jamais scandaleuses. Du point de vue des chefs, à côté de noms bien connus et expérimentés, la politique semble être d’inviter également ceux ou celles de la génération montante, charge à ces derniers ou dernières de conquérir leur place. Katharina Wagner désormais veille à équilibrer les invitations entre chefs et cheffes. Mais l’histoire nous montre qu’il y a eu des chefs régulièrement attachés à Bayreuth et d’autres – et pas des moindres – qui n’y ont jamais dirigé, pas forcément parce qu’ils n’étaient pas invités d’ailleurs. Les choix de chefs actuels, entre jeune génération et chefs d’expérience, sont globalement équilibrés.

Alors quelles réformes ?

Il y a d’abord ceux qui déclarent que la famille Wagner ça suffit ou encore que « Richard Wagner exclusif à Bayreuth, ça suffit ».
Avec le festival baroque de fin d’été de Max Emanuel Cencic, la ville de Bayreuth s’enrichit pourtant d’un autre horizon dans l’autre théâtre exceptionnel de la ville, l’Opéra des Margraves.
Ensuite j’ai toujours soutenu et continue de soutenir que le Festival de Bayreuth doit rester exclusivement consacré à l’œuvre de Wagner. Il existe un festival éclectique pluridisciplinaire de grand niveau en Europe et c’est Salzbourg. Il n’y a aucun intérêt à faire de Bayreuth un second Salzbourg.  Personne n’en comprendrait la raison.
Bayreuth est un théâtre qui a été construit par Wagner pour représenter les œuvres de Wagner et il doit le rester.
Toutefois, si le Festival d’été doit rester avec les œuvres « canoniques » et reconnues, rien n’empêcherait de créer un festival à Pentecôte ou à Pâques, peut-être plus « ouvert » où seraient représentées les autres œuvres de Wagner, jusqu’à Rienzi. En 2013, elles ont été représentées à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Wagner, en amont du Festival et dans un lieu impossible (une grande salle de sport) dans des conditions indignes. Le théâtre n’était pas disponible, du fait des répétitions du Ring de Castorf. Sans doute également n’a-t-on pas osé utiliser le Festspielhaus pour des œuvres que Wagner n’y voulait pas voir. Ce fut un échec cuisant.
Je pensais à l’époque et je continue de penser qu’un festival plus concentré, placé à une autre époque de l’année pour attirer du public avec les autres œuvres de Wagner pourrait fonctionner. Pentecôte et Pâques fonctionnent à Salzbourg, Pâques et novembre fonctionnent à Lucerne. Cela vaudrait le coup de tenter. Il est regrettable que Rienzi, ou Das Liebesverbot, qui ne sont pas des œuvres médiocres, aient si peu d’espace dans les théâtres.

Et pour s’ouvrir aux jeunes, des solutions peu onéreuses expérimentées ailleurs comme les pré générales ou générales ouvertes pourraient fonctionner même si la tradition actuelle du Festival est à la fermeture pendant les répétitions.

En somme, il y a un espace pour du neuf à Bayreuth mais il faudrait surtout penser à faire fonctionner un peu plus la salle, qui est LE monument que les touristes et les visiteurs veulent voir, même si les coûts d’une ouverture (personnel de salle, contrôles, techniciens, etc.) sont importants.

Alors rêvons un peu et supposons que tous les problèmes soient aplanis.

Ne pourrait-on pas par exemple impliquer, pour quelques concerts Wagner par an (ou des représentations en version concertante), les Bamberger Symphoniker, qui sont à 65km, en les faisant jouer dans la fosse avec les chanteurs sur la scène, à des tarifs plus bas, pour permettre à un autre public de pouvoir apprécier cette acoustique exceptionnelle ? Il y a là des pistes sans doute à explorer, mais cela suppose des financements supplémentaires que Madame Roth est sûrement prête à  assurer.

LA SAISON 2022-2023 DU THEATER AN DER WIEN

L’autre opéra à Vienne.
Le Theater an der Wien est la salle historique de Vienne, construite au tout début du XIXe à l’instigation d’Emanuel Schikaneder, le librettiste de Die Zauberflöte (La flûte enchantée) où ont été notamment créés Fidelio et deux des plus grandes opérettes viennoises, Die Fledermaus (la Chauve Souris) de Johann Strauss II en 1874 et Die lustige Witwe (La veuve joyeuse) de  Franz Lehár en 1905.  Bien antérieure à la Haus am Ring, l’actuelle Wiener Staatsoper qui l’a d’ailleurs utilisée comme salle de remplacement après la deuxième guerre mondiale, et plus récemment lorsque des productions naissaient dans le cadre du Festival de Vienne (Wiener Festwochen), comme les premières de Don Giovanni (1990, Claudio Abbado/Luc Bondy ou 1999 Riccardo Muti/Roberto De Simone),  Le nozze di Figaro (1991 Claudio Abbado/Jonathan Miller ou 2001 Riccardo Muti/Giorgio Strehler), et bien sûr Fierrabras (1988 Claudio Abbado/Ruth Berghaus), reprise ensuite à la Staatsoper, mais plus jamais reproposée depuis 1990…
Depuis 2006, le Theater an der Wien est un théâtre musical autonome, qui propose une saison d’opéra alternative à celle de la Staatsoper, établie sur des critères différents, sinon opposés.

  • Système stagione : 10 à 12 productions annuelles
  • Attention forte à la mise en scène
  • Pas d’orchestre fixe, mais participation régulière du Wiener Symphoniker et de l’ORF Symphonieorchester.
  • Participation régulière du célèbre Arnold Schönberg Chor (Dir.Erwin Örtner)
  • Appui sur des institutions et des artistes autrichiens quand c’est possible
  • Programmation alternant œuvres rares ou œuvres du répertoire dans des réalisations scéniques innovantes ou expérimentales
  • Appel à des artistes plutôt jeunes, non encore consacrés pour la plupart.

Je n’ai jamais évoqué ces saisons du Theater an der Wien, pourtant intéressantes, mais comme pour qui voyage à Vienne, il y a souvent la possibilité de combiner concerts et opéras en alternance, il pouvait être stimulant de décrire les productions de cette saison marquée par deux événements,

  • D’une part une restauration du Theater an der Wien qui deviendra Nationaltheater an der Wien à cause de sa longue histoire est entamée cette année qui devrait durer plusieurs années, et l’activité est transférée au Hall E du Museumquarter, près du Leopold Museum et pas loin du Kunsthistorisches Museum, et par ailleurs à la Kammeroper (Opéra de Chambre) pour les œuvres plus intimistes.
  • Kammeroper Wien
  • D’autre part la saison 2022-2023 est la première du règne du nouvel intendant Stefan Herheim, le metteur en scène norvégien bien connu, qui est aussi une garantie de modernité scénique. Il assumera quelques productions dans la saison.

On comprendra en lisant cette saison très intéressante que le Theater an Der Wien ne pourrait la proposer dans une ville qui n’aurait pas d’autre théâtre, car elle se profile comme un endroit autre, qui permet de parcourir d’autres chemins, laissant au public le loisir d’aller aussi à la Staatsoper qui est référentielle, et aussi plus « classique », même avec le nouveau cours imprimé depuis 2020. Et c’est une solution intelligente car personne ne se marche sur les pieds.
À Paris, face à l’opéra de Paris, il y a d’abord le TCE, qui n’a aucun choix artistique original, sinon de proposer plus ou moins les grands classiques, quelquefois même doublant les titres de l’Opéra de Paris, comme la saison prochaine une Bohème de Puccini programmée successivement à Bastille et aux Champs Elysées, rare stupidité. Pétrole…et pas d’idées.

Il y a ensuite l’Opéra-Comique, qui a un répertoire bien ciblé (opéra baroque et opéra et opéra-comique français) qui pourrait ressembler vaguement au Theater and der Wien, et le Châtelet, à l’identité illisible.
Comme on le voit il y aurait de quoi mettre en face de l’Opéra une institution qui irait ailleurs, sur d’autres chemins et vers d’autres œuvres.

Voici  les 12 productions prévues, 8 au Hall E du Museumquarter, 4 à la Kommeroper

Octobre 2022
Francesca Caccini
La liberazione

8 repr du 6 au 21 oct – Dir : Clemens Frick/MeS : Ilaria Lanzino
Avec Sara Gouzy, Luciana Mancini etc…
La Folia Barockorchester
À la Kammeroper

La Kammeroper est un théâtre à la jauge réduite, parfaitement adapté pour des œuvres baroques ou des œuvres de chambre. Et la saison ouvre avec un titre très original de la compositrice Francesca Caccini, fille de Giulio caccini, Chanteur et compositeur et sans doute première femme à avoir composé des opéras. Les temps sont plus que mûrs pour exhumer ses œuvres dont La liberazione, titre complet La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina, tiré de l’Arioste. C’est une belle initiative, l’opéra est dirigé par Clemens Frick, qui travaille régulièrement aux côtés de René Jacobs et qui compte par les spécialistes d’éditions « historiquement informées ». La mise en scène est assurée par une jeune italienne formée en Allemagne où elle a travaillé comme assistante auprès de nombreux metteurs en scène dont Christof Loy ou David Bösch. C’est incontestablement une curiosité qui devrait valoir le coup, d’autant qu’en octobre, il y a aussi du choix du côté de la Staatsoper.

Leoš Janáček
La petite renarde rusée (Příhody lišky Bystroušky)

6 repr du 15 au 27 oct – Dir : Giedrė Šlekytė/MeS : Stefan Herheim
Avec Milan Siljanov, Melissa Petit, Levente Pàll etc…
Wiener Symphoniker
La saison prochaine et pratiquement en même temps, la Staatsoper programme Jenůfa, voilà l’occasion d’une petite cure de Janáček. Grande production inaugurale de la saison dans les locaux provisoires du Hall E du MuseumQuarter, c’est Stefan Herheim en personne qui met en scène, et nul doute que son imagination débordante et son sens de l’imagerie théâtrale devrait faire de cette production un des musts de la saison. En fosse, la jeune Giedrė Šlekytė, originaire de Lituanie, qu’on a vue (et qu’on reverra) à Munich, l’une des cheffes qui attire les regards des managers et des orchestres. Signalons dans la distribution Melissa Petit, soprano française à la voix fraîche dans le rôle de la renarde…

 

Novembre 2022
Gioachino Rossini
La Gazza ladra
6 repr du 16 au 27 nov – Dir : Antonino Fogliani/MeS : Tobias Kratzer
Avec Fabio Capitanucci, Maxim Mironov, Nino Machaidze, Paolo Bordogna, Nahuel di Pierro etc…
ORF Radio-Symphonieorchester Wien
Arnold Schoenberg Chor (Dir: Erwin Ortner)
Autre must, un opéra de Rossini La Gazza Ladra (La pie voleuse) justement jamais représenté à la Staatsoper et qui sera présenté «  en grande pompe » au Theater an der Wien dans une mise en scène de Tobias Kratzer, rien que ce nom excite la curiosité dirigé par Antonino Fogliani, qui devient inévitable dans le répertoire italien à Genève, Munich, Vienne avec des spécialistes de ce répertoire comme Paolo Bordogna, Maxim Mironov et la délicieuse Nino Machaidze. Une distribution qu’aun grand opéra du monde ne démentirait.
Immanquable

Décembre 2022
Vicente Martin y Soler
L’Arbore di Diana
10 repr. du 3 au 31 déc – Dir: Rubén Dubrovski/MeS: Rafael R. Villalobos
Avec Veronica Cangemi, Maiaan Licht, Jerilyn Chou etc…
Bach Consort Wien
Kammeroper
Parallèlement à la Kammeroper, une autre rareté, l’opéra le plus connu de Vicente Martin y Soler, L’Arbore di Diana.
Le Bach Consort est l’un des meilleurs ensembles baroques d’Autriche, fondé il y a un peu plus de vingt ans et il collabore régulièrement avec le Theater an der Wien. La distribution comprend notamment Veronica Cangemi et la mise en scène a été confiée à Rafael R.Villalobos, l’un des plus prometteurs des jeunes metteurs en scène espagnols. L’œuvre elle-même, citée par Mozart dans son Don Giovanni, a été redécouverte à la fin du XXe siècle. Sur un livret de Lorenzo da Ponte, elle a été créée à Vienne en 1787, justement l’année du Don Giovanni, à l’occasion de la visite d’une nièce de Joseph II: c’est une comédie légère, de circonstance, sur une musique vraiment intéressante. Si vous êtes à Vienne, il faut y aller.

Gian Carlo Menotti
Amahl and the Night visitors
11 repr du 15 au 27 déc – Dir : Magnus Loddgard/MeS : Stefan Herheim
Avec un soliste du Wiener Sängerknaben (Amahl), Nikolay Borchev, Wilhelm Schwinghammer etc…
Wiener Symphoniker
Arnold Schoenberg Chor (Dir: Erwin Ortner)
Un opéra pour les familles (et donc pour les enfants) dont Stefan Herheim assure la mise en scène et c’est Magnus Loddgard chef d’orchestre norvégien installé à Berlin, qui en assure la direction musicale. Amahl and the Nicht visitors créé en 1951, est le premier opéra créé pour la télévision, inspiré par L’adoration des mages de Jérôme Bosch. Un Opéra/opérette idéal pour les fêtes, chanté par un jeune chanteur du Wiener Sängerknaben et quelques bons chanteurs comme Nikolay Borchev et Wilhelm Schwinghammer. La mère étant chantée par Dshamilja Kaiser, un rôle qui fut de Teresa Stratas.

Janvier 2023
Jacques Offenbach
La Périchole
8 repr. du 16 au 31 janvier – Dir : Jordan de Souza/MeS : Nilolaus Habjan
ORF Radio-Symphonieorchester Wien
Arnold Schoenberg Chor (direction : Erwin Ortner)
On commence l’année par une œuvre légère, de nouveau, et quelle œuvre puisqu’il s’agit de La Périchole d’Offenbach dirigée par Jordan de Souza, excellent chef qu’on a entendu souvent à la Komische Oper de Berlin et mise en scène par Nikolaus Habjan, jeune metteur en scène autrichien dont on a vu à Bayreuth la performance autour de Rheingold autour de l’étang du parc « Rheingold – immer noch Loge » fait avec des marionnettes, puisqu’il en est un spécialiste. Il a été metteur en scène en résidence au Theater an der Wien précédemment. C’est Anna Lucia Richter qui sera Périchole. Ce devrait être assez singulier

Février-mars 2023
Peter Eötvös
Der goldene Drache (Le dragon d’or)
8 repr. du 14 fév. au 3 mars – Dir : Walter Kobéra MeS : Jan Eßinger
Klangforum Wien PPCM Academy (Performance Practice in Contemporary Music (PPCM)
Kammeroper
Certains ont pu voir cette œuvre de Théâtre musical à Genève où elle était présentée à la Comédie de Genève en parallèle avec Sleepless, les drames qui se vivent derrière les cuisines d’un restaurant asiatique « Le dragon d’Or. A Genève, c’était l’excellent Julien Chavaz qui mettait en scène, ici la mise en scène est confiée à Jan Eßinger jeune metteur en scène allemand qui a travaillé comme assistant dans de nombreuses maisons allemandes et qui a aussi commencé à mettre en scène à Detmold et Heidelberg. C’est Walter Kobéra, un des chefs de musique contemporaine reconnus à Vienne, qui assure la direction musicale.  Une œuvre intéressante, un compositeur qui fait partie des maîtres ‘aujourd’hui dans le cadre intimiste de la Kammeroper avec l’excellent Klangforum Wien engagé dans un projet universitaire, le PPCM (voir ci-dessus)

 

Février-mars 2023
Georg Friedrich H
aendel
Belshazzar
6 repr. du 20 fev. au 2 mars – Dir : Christina Pluhar/MeS :Marie-Eve Signeyrole
Avec Robert Murray, jeanine De Bique, Vivica Genaux, Michael Nagl
L’Arpeggiata
Arnold Schoenberg Chor (direction : Erwin Ortner)
Direction musicale excitante, Christina Pluhar (qui est autrichienne et qui vit à Paris) et son ensemble L’Arpeggiata comptent parmi les ensembles baroques les plus demandés, et Marie-Eve Signeyrole est l’une des metteuses en scène à laquelle la scène germanique s’intéresse de plus en plus (elle vient de signer L’infedeltà delusa de Haydn à la Staatsoper de Munich. Distribution splendide pour ce répertoire. Que demander de plus ; c’est un incontournable pour les amoureux du baroque.

Mars-avril 2023
Carl Maria von Weber
Der Freischütz
6 repr. du 22 mars au 3 avril – Dir : Patrick Lange/MeS : David Marton
Avec Jacquelyn Wagner, Sofia Fomina, Alex Esposito ; Tuomas Katalaja
Wiener Symphoniker
Arnold Schoenberg Chor (direction : Erwin Ortner)
Un opéra relativement rare et difficile à réaliser, malgré sa célébrité. Très solide distribution, très solide direction musicale de l’excellent Patrick Lange, et mise en scène qui devrait être passionnante de David Marton, que les lyonnais connaissent bien (Capriccio, Orphée et Eurydice, Doin Giovanni, La Damnation de Faust) et qui est l’une des personnalités scéniques les plus intéressantes aujourd’hui.
Peut valoir le voyage.

Avril-mai 2023
Mieczysław Weinberg
Идиот (L’Idiot)
5 repr. du 28 avril au 7 mai – Dir : Michael Boder – MeS: Vasily Barkhatov
Avec Dmitry Golovnin, Natalya Pavlova, Kostas Smoriginas etc…
ORF Symphonieorchester
Arnold Schoenberg Chor (direction : Erwin Ortner)
Weinberg revient sur les scènes, et son opéra L’Idiot, d’après Dostoïevsky, composé entre 1985 et 1989 créé à Mannheim en 2013. Direction du très solide Michael Boder et mise en scène de Vasily Barkhatov, un des metteurs en scènes russes travaillant assez souvent en Allemagne ; et ce sera Dmitry Golovnin, l’un des meilleurs ténors russes, spécialiste des rôles de caractères et psychologiquement fragiles qui assumera le rôle-titre.
À ne pas manquer

Mai-juin 2023
Alban Berg
Lulu
6 repr. du 27 mai au 6 juin – Dir: Maxime Pascal/MeS: Marlene Monteiro Freitas
Avec Vera-Lotte Böcker, Bo Skovhus, Kurt Rydl, Edgaras Montvidas, Anne Sofie von Otter
ORF Radio-Symphonieorchester Wien
Wiener Festwochen
Un projet passionnant conduit par l’artiste totale cap-verdienne Marlene Monterio Freitas, et par Maxime Pascal, passionné par la modernité, qui se lancent tous deux dans une Lulu de Berg et seulement de Berg (les deux premiers actes) et pour le troisième, une proposition appuyée sur la Lulu Suite et sur l’inventivité de la danseuse et chorégraphe bien connue.
Distribution composée notamment de Vera-Lotte Böcker, désormais appelée sur toutes les grandes scènes, Bo Skovhus et Anne Sofie von Otter, autant dire exceptionnelle
À ne pas manquer.

 

Juin 2023
Erich Wolfgang Korngold
Die stumme Serenade
10 repr. du 5 au 25 juin – Dir : Ingo Martin Stadtmüller/ MeS : Dirk Schmeding
Wiener Kammerorchester
Kammeroper
Une comédie en musique peu connue écrite pour petit ensemble de Korngold, créée en 1951 à son retour d’exil, faite de musique de film, de jazz mais aussi de réminiscences de ses opéras d’avant exil, intrigue invraisemblable. Pour ce petit chef d’œuvre, une équipe jeune, une fois de plus, le chef Ingo Martin Stadtmüller, GMD au Schleswig-Holsteinischen Landestheater tout au nord de l’Allemagne, et une mise en scène de Dirk Schmeding, qui après avoir un peu trouné comme assistant dans de grandes maisons allemandes, commence à faire des mises en scène, notamment à Braunschweig et Graz. Œuvre totalement inconnue, à découvrir bien évidemment pendant un jour libre d’un des Ring de la Staatsoper.

A côté des productions, très régulièrement, des opéras du répertoire baroque en version concertante pendant toute la saison, très bien distribués (Cencic, Deshayes etc…) et avec des chefs de tout premier ordre (Jacobs, Pluhar, Rousset, Dantone etc…) en voici la liste :

  • 16/10/2022 : Agostino Steffani La Lotta d’Ercole con Acheloo
  • 19/11/2022 : Antonio Vivaldi Il Tamerlano
  • 22/11/2022 : Antonio Caldara Il Venceslao
  • 19/12/2022 : Bach/Scarlatt : Magnificat
  • 24/01/2023 : Haydn Orfeo ed Euridice (L’anima del Filosofo)
  • 25/02/2023 : Händel goes Wild, Oeuvres de Haendel
  • 01/03/2023 : Lully, Thésée
  • 25/03/2023 : Haendel, Alexander’s Feast
  • 04/05/2023 : Porpora, Il Polifem
  • 13/06/2023 : Telemannia Telemann & friends

Programmes et distributions consultables sur le site du Theater an der Wien, très clair https://www.theater-wien.at/de/spielplan

 

Conclusion :
Entre les opéras à la Kammeroper, avec des équipes jeunes, stimulantes et des œuvres à découvrir, et la liste des opéras au programme, alternant découvertes et œuvres célèbres, mais plus rarement représentées ou opérations expérimentales, avec des chefs solides et des metteurs en scène le plus souvent passionnants, ainsi que les opéras baroques en version de concert, on tient sans doute là la saison la plus intelligente et la plus séduisante de ce que nous avons pu voir jusque-là, alternant raretés et œuvres consacrées, mais toujours vues sous un angle original
Une telle saison ne peut se concevoir que dans une grande ville, en  complément d’un grand théâtre de répertoire ou d’un grand opéra de type Ciovent Garden ou Opéra de Paris: elle ne saurait être la saison d’un théâtre de Stagione comme le Teatro Real, le Grand Théâtre de Genève, La Monnaie ou Lyon car leur cahioer des charges ets forcément plus “généraliste”, pour un public le plus large possible. Cette suppose un public curieux, peut-être plus averti, ouvert à la modernité, ouvert aussi à de nouvelles équipes, et aux jeunes et non un public de consommation occasionnelle.
C’est une saison qui donne envie, tout simplement.
Tentez le Theater an der Wien, il en vaut la peine.

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA PROCHAINE SAISON LYRIQUE ET SYMPHONIQUE

Sauve qui peut.
Stéphane Lissner signe un programme qu’il ne suivra pas puisqu’il part pour Naples jouir de la plus belle baie du monde et d’un des plus beaux théâtres qui soient, lieu de la grande tradition italienne.
Quant au directeur musical Philippe Jordan, il aura déjà un pied à Vienne, le théâtre de référence du genre, et ne sera présent que pour son deuxième Ring. Reste Aurélie Dupont à la tête du ballet, pour poursuivre une gestion pour le moins problématique.
Le seul événement de l’année, Ring mis à part, sera la présence de Daniel Barenboim au pupitre de Bastille pour la première fois, puisque Pierre Bergé l’en avait chassé avant même qu’il lève la baguette de directeur musical en 1989. C’est évidemment un événement symbolique considérable, car les très grands chefs mythiques ne sont pas légion depuis très longtemps dans les fosses bastillaises.

Un regard sur les chefs invités pendant la saison montre d’ailleurs que si la plupart sont des bons chefs, on peine à voir de grands chefs.

Annus Horribilis

Annus Horribilis, telle a été l’année du 350ème anniversaire de la maison, qui s’est terminée par la plus longue grève de son histoire. Avec le coronavirus et la fermeture pour plusieurs mois des théâtres, la catastrophe continue, annulées par exemple les premières productions du Ring, sur lequel l’Opéra comptait pour se refaire au moins une image sinon une santé.
Il n’est pas question de revenir sur les motifs de cette très longue grève, une sorte de feuilleton quotidien où les artistes eux-mêmes (et le public avec) apprenaient à 15h (au mieux) qu’ils ne chanteraient pas le soir à 19h30.
En revanche, un tel mouvement, qui a atteint toutes les forces de la maison, est indice du profond malaise de ce théâtre, au-delà du motif affiché de la réforme des retraites. Un malaise qu’on avait perçu dans le ballet, et Madame Dupont ne fera pas d’ombre à Brigitte Lefèvre ni même à Benjamin Millepied qui l’ont précédée : avec elle « on allait voir ce qu’on allait voir »…et on a vu. Mais la question dépasse celle du Corps de ballet, elle réside dans la relation que l’on à une mission artistique, sur la confiance qu’on a dans les pilotes, sur le sentiment d’appartenance.
On aurait pu souhaiter pour Stéphane Lissner une fin de mandat moins bousculée, je persiste à penser qu’il n’a pas du tout démérité dans sa programmation, après les années Nicolas Joel (encore un qui nous avait claironné qu’on allait voir ce qu’on allait voir…et on a vu). Mais Lissner au terme d’une carrière riche n’a pas pu donner à cette maison la cohésion que sa glorieuse histoire mériterait, et il ne s’est pas vraiment attaché aux réformes qui étaient peut-être nécessaires, il n’avait pas envie de s’y atteler, alors qu’au terme de sa carrière il eût pu sans trop de risque pour son image s’y engager, mais sans doute aussi le silence assourdissant du Ministère de la Culture sur ces questions ne l’encourageait pas.

Une immense « boutique »

L’Opéra de Paris est certes un objet artistique, mais aussi et surtout politique (on n’est pas fondé par Louis XIV pour rien). Le politique, qui a déjà fort à faire par ailleurs, n’a pas envie d’y rajouter la question de l’Opéra, lancinante, qui apparaît, disparaît, et réapparaît régulièrement depuis que je fréquente les lieux, soit depuis 1973. La réforme des retraites n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase souvent plein de l’Opéra de Paris.

Et pourtant quel théâtre au monde pourrait se targuer de cette puissance de feu : une salle historique de 2000 places, le Palais Garnier, qui aurait sans doute pu suffire à notre plaisir, une des merveilles des théâtres au monde, une salle récente, l’Opéra Bastille (30 ans à peine) de 2700 places esthétiquement et architectoniquement ratée, sans parler des espaces techniques, mais qui bon an mal an depuis son ouverture a répondu à l’exigence d’élargir le public, et qui ces dernières années notamment à cause d’une politique tarifaire erratique mais pas seulement, n’arrivait plus à remplir…
Et voilà qu’on nous a annoncé récemment la future ouverture de la salle ex-modulable, troisième espace d’un millier de places, restée fermée depuis l’inauguration du théâtre. Ce qui ferait si les trois salles fonctionnaient en même temps 5700 places offertes au quotidien rien que pour l’Opéra de Paris. On aimerait que le bassin de public soit aussi énorme, cela signifierait que l’opéra et le ballet sont devenus les chouchous du public.
Bon courage pour gérer ce mastodonte, parce qu’il faudra programmer des centaines de soirées et que Paris a déjà bien d’autres salles concurrentes, avec moins de charges et plus de sveltesse. C’est exactement l’histoire de l’A380 d’Airbus, arrivé trop tard sur le marché et remplacé par des avions de capacité moindre et technologiquement plus efficients.

L’Opéra de Paris dans son format actuel ne correspond plus au profil voulu pour le genre, à moins d’un manager génial qui réussisse à résoudre la quadrature du cercle, ce que nous souhaitons à Alexander Neef.

Nous l’avons déjà écrit : quand au début des années 1980 a été lancé le projet Bastille, il n’y avait pas d’alternative à Paris, le succès de l’Opéra à Garnier ne se démentait pas, le public affluait et débordait. À l’inauguration de Bastille en 1989 les choses avaient déjà changé avec notamment le Châtelet et bientôt le Théâtre des Champs Elysées.
L’Opéra-Bastille, construit pour être un théâtre de répertoire à l’alternance serrée (on parlait d’un « Opéra national populaire » sur le modèle de l’ENO de Londres ou de la Volksoper de Vienne) est devenu un théâtre de stagione-répertoire (rappelons pour mémoire que Barenboim a été chassé sous le prétexte qu’il proposait un pur théâtre de stagione, une hérésie paraît-il à l’époque qui allait contre tout le projet « populaire » affiché de Bastille). Bastille est redevenu un théâtre de stagione-répertoire sur le modèle du MET, et du ROH Covent Garden, avec un nombre de productions respectable puisé dans le répertoire de la maison (un répertoire construit par Hugues Gall qui a répondu à sa mission) et huit ou neuf nouvelles productions par an… Mais on a oublié le concept d’opéra populaire.

Management et politique culturelle

L’Opéra de Paris, rappelons-le aussi, fut au XIXe le plus grand et le plus prestigieux des opéras, rang qu’il a perdu au XXe, notamment après la deuxième guerre mondiale. Quand Rolf Liebermann en a pris les rênes en 1973, c’était une institution tellement fossilisée qu’il a dû refonder tout son fonctionnement artistique, en licenciant dans la douleur et la troupe et le chœur.
Si l’on reprend le management de la maison pendant ces années : Liebermann, qui en a fait simplement une maison européenne normale à l’instar de Londres, est resté sept ans, puis remercié. Puis se sont succédé, plus ou moins de deux ans en deux ans, Bernard Lefort, Alain Lombard et Paul Puaux (interim) Massimo Bocianckino, Jean-Louis Martinoty, René Gonzalès, Jean-Marie Blanchard pour arriver à Hugues Gall, le seul qui a duré une dizaine d’années, Gérard Mortier, dura cinq ans, puis  arrivèrent Nicolas Joel et enfin Stéphane Lissner (il y a quand même eu depuis l’inauguration de Bastille, soit 30 ans, six directeurs généraux).
Comment construire une politique durable à ce rythme, là où ailleurs les managers durent au minimum dix ans ?
Le manque de regard stratégique des politiques est justifié par cette valse de Directeurs généraux, qui n’ont simplement pas le temps de construire une politique à long terme et qui sont réduits à « faire des coups » qui sont autant de coups d’épée dans l’eau la plupart du temps, même pour les productions à succès. La question de la stratégie tient moins aux individus qu’au suivi très lâche, sinon incompétent de la tutelle.
Le Ministère de la Culture aujourd’hui est le grand muet:  on n’y pense pas à long terme : le rôle qu’on y préfère, depuis qu’il n’y a plus de stratégie, c’est d’être la puissance qui nomme avec les jeux de cour, les jeux de couloir, les jeux de lobbying qui vont avec. La dernière nomination d’Alexander Neef a dû être reprise en main par la Présidence de la République, ce qui en dit long sur l’état des troupes et sur les agitations de la courette culturelle.
Cela traduit à la fois la pauvreté conceptuelle de nos politiques culturelles,  la charge que constitue le « machin » Opéra de Paris, et enfin le manque de candidats capables de le gouverner. Serge Dorny était de ceux-là, mais pour les raisons ci-dessus évoquées, on lui a préféré Lissner, selon la vieille théorie du bâton de maréchal, et Dorny a été bien inspiré de se tourner vers Munich.

Nous nous trouvons donc devant un État qui considère plutôt son Opéra National comme un boulet à traîner, devant une maison dont le format ne correspond plus ni à l’époque, ni au bassin de public, devant un management qui est incapable de donner un sens et une direction dans lesquels le personnel de l’opéra puisse se reconnaître et retrouver un sens à son travail, et devant une crise économique profonde due aux événements récents et actuels.

On comprendra bien que dans la situation actuelle, la question de la programmation est contingente (et la programmation lyrique est plutôt solide ces dernières années, et qu’il s’agit bien plus de restimuler à tous niveaux une machine qui semble en suspens, en attente d’arrivée du nouveau directeur général, du nouveau directeur musical, et en attente du départ de la directrice du ballet, qui n’a pas donné de grandes preuves de compétences. La situation n’est pas vraiment azuréenne

Malgré les problèmes, une programmation qui se défend

Néanmoins, celui qui écrit a suivi cette maison passionnément, il l’aime comme on aime sa vieille école, où l’on a tout appris, il retourne toujours à Garnier avec émotion, se revoyant dans ses jeunes années, tout excité à l’idée d’entendre ses voix préférées. Celui qui écrit est loin d’être indifférent à cette maison, – même si depuis, il a élu domicile opératique plutôt ailleurs. Et il espère toujours que tout cela va se stabiliser et repartir sur des bases plus solides.
Pendant la longue grève de l’opéra, on a vécu sans Opéra et sans avoir l’air d’en souffrir (évidemment les autres maisons parisiennes fonctionnaient et les grèves focalisaient l’attention ailleurs) comme si cette maison était devenue inutile et ne provoquait qu’indifférence, comme si on s’en passait sans douleur. Quelle tristesse… Qui redonnera de l’âme à l’Opéra de Paris, qui lui redonnera son histoire et la joie de travailler pour elle, qui ranimera son lustre, qui recréera des rituels, qui recréera chaque soir la joie d’y aller ?

C’est dans ces conditions que Stéphane Lissner signe une programmation 2020-2021 amputée de deux productions (Jenufa et le ballet Le Rouge et le Noir) et un nombre de productions moindre, mais des nouvelles productions et reprises alléchantes et notamment un Ring. C’est tout à son honneur. La programmation lyrique résiste bien à ce contexte. Mais qu’en sera-t-il dans cinq ou six mois ? L’opéra sera-t-il en mesure de la réaliser compte tenu du drame que l’Europe et le monde traversent en ce moment? Ce sont de vraies questions. Mais, n’est-ce pas, mieux vaut rêver.

Opéra :

18 spectacles lyriques, 9 nouvelles productions (Ring inclus) et 9 reprises

Avant d’en aborder les détails, quelques observations.
Nous en avons des preuves chaque année, dans un théâtre qui a mission de répertoire et qui doit faire des reprises, en réalité, beaucoup de productions ne sont proposées qu’une saison, au mieux deux saisons, alors que – comme Gall l’avait pensé- certaines productions sont faites pour durer bien plus longtemps ; la plupart du temps, les seules productions qui furent reprises plusieurs fois le furent sous Gall et quelques (rares) fois après lui .
Quel sens avait donc de refaire une Bohème aussi particulière que celle de Claus Guth alors que c’est l’opéra « durable » type et que la production Jonathan Miller pouvait durer encore, comme aurait pu durer (à plus forte raison) la magnifique production Menotti de Garnier, et comme dure encore Zeffirelli à Milan ou Vienne. Claus Guth avec sa vision si particulière se comprend dans un contexte de Festival, pas à Bastille qui a 2700 places à remplir.
Quel intérêt de proposer une nouvelle production de Manon ? C’est depuis 1974 la cinquième production, celle de Deflo (ère Gall) ayant été proposée quatre fois (un record), alors que l’Opéra-Comique, en plus, a proposé l’œuvre la saison dernière ?
L’ancienne production Serreau de l’Opéra de Paris était nulle, mais ne valait-il donc pas mieux alors louer celle de Pelly au MET (déjà proposée à la Scala), que de proposer une nouvelle production qui durera ce que dure les roses… Car ce n’est pas la production de Vincent Huguet (bien sage en l’occurrence) qui attire les foules ici, c’est la distribution et le couple Pretty Yende-Benjamin Bernheim :  alors qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivraie.
Dans la prochaine saison, mêmes interrogations : quel intérêt de proposer une nouvelle production d’Aïda, 7 ans après celle de Py ? On ne regrettera pas la production Py, et l’appel très intéressant à Lotte De Beer n’est pas en cause, mais le choix de refaire une Aïda, dont l’Opéra de Paris s’était passé depuis des dizaines d’années avant 2013, alors que manquent au répertoire de Paris ou n’ont pas été proposés depuis longtemps un Trouvère en français (de nouveau on propose en reprise la version italienne), Ernani, Attila, I Lombardi (ou pourquoi pas Jérusalem vu à Garnier en 1984), ou le Macbeth de Tcherniakov (depuis onze ans, il n’y pas eu une seule reprise) voire un Macbeth dans la version parisienne, Les Vêpres siciliennes en français, présenté à Amsterdam, Munich, Genève, mais pas à Paris. Et plutôt qu’une nouvelle Aïda, un nouveau Falstaff ne se justifiait-il pas mieux, puisque la production Pitoiset remonte à 1999.

En revanche, on ne peut dire la même chose des nouvelles productions de Faust ou de La Dame de Pique.
–  Pour Faust, l’échec retentissant de la production Martinoty justifiait une nouvelle production, proposée opportunément au grand Tobias Kratzer, qui fera sans doute frémir le public particulièrement conservateur de l’Opéra, mais qui ne manquera pas d’intelligence.
– Pour La Dame de Pique, ce sera la troisième production après Konchalovsky (en 1991) une des première productions de Bastille, et celle de Dodin, reprise de 1999 jusqu’à 2012. La venue de Barenboim justifie la nouvelle production, d’autant qu’il s’agit d’une coproduction avec la Staatsoper de Berlin.

Il reste que sur les nouvelles productions comme pour les représentations de répertoire qui vont être reprises, les distributions sont à la hauteur,

Nouvelles productions :

 

  • Le Ring : Calixto Bieito, Dir : Philippe Jordan avec Iain Paterson (Wotan), Martina Serafin/Ricarda Merbeth (Brünnhilde), Andreas Schager (Siegfried), Jonas Kaufmann (Siegmund), Eva-Maria Westbroek (Sieglinde), Elaterina Gubanova (Fricka), Jochen Schmeckenbecher (Alberich), Gerhard Siegel (Mime) etc…(Nov-dec) (2 Ring complets) et sont prévues Siegfried (en oct., 3 repr.) et Götterdämmerung (en nov, 3 repr.), mais tout cela sera en suspens à cause du problème Rheingold/Walkyrie non présentés ce printemps.

Qu’un Ring attire les foules est évident, que cette maison ait une production médiocre (Günter Krämer) dans ses réserves, grâce aux idées de Nicolas Joel, c’est aussi évident.
Que Lissner ait envie de laisser un Ring à Paris qui ait sa patte, c’est peut-être compréhensible, à condition que Calixto Bieito signe une mise en scène qui soit plus brillante que l’existante, alors que ces deux ou trois dernières années il n’a pas été très inventif.
Que Philippe Jordan continue d’avoir envie de diriger le Ring, c’est aussi d’autant plus compréhensible qu’il part à Vienne, et qu’il aura sans doute à le diriger là-bas, avec un tout autre enjeu.
Bref, les deux protagonistes ont un motif évident de voir ce Ring naître. Il reste qu’on peut malgré tout s’interroger sur la pertinence d’investir dans une nouvelle production, dans la mesure où l’ancienne toute médiocre qu’elle soit, pouvait être reprise avec une distribution étincelante qui aurait pu justifier la reprise à moindre frais – et on aurait fermé les yeux, dans la tradition de certaines reprises du répertoire : la production Bechtolf de Vienne n’a aucun intérêt non plus, et elle est pourtant fréquemment reprise.
On a là un nouveau Ring mais une distribution qui présente des hauts et des bas : Jochen Schmekenbecher est par exemple un excellent choix pour Alberich ou Ain Anger en Hagen, il n’est pas sûr qu’aujourd’hui Eva-Maria Westbroek soit une Sieglinde incontestable, et enfin soyons clairs, pour un Kaufmann et un Schager, on aura une Serafin et un Paterson, qui, tout en étant de bons professionnels, n’ont pas montré être les Brünnhilde et les Wotan de la décennie, ni de l’année.
De plus, Das Rheingold et Die Walküre doivent glisser la saison prochaine. Dans les conditions actuelles, Das Rheingold a été annulé et on voit mal comment Die Walküre pourrait naître début mai, les répétitions devant nécessairement commencer alors que le confinement continuera encore probablement plusieurs semaines ; dans les conditions les plus optimistes, c’est en début de saison prochaine qu’il faudra préparer en même temps les quatre opéras du Ring pour fin novembre prochain…Quant à la construction des décors de Siegfried et Götterdämmerung (à supposer que les deux autres soient prêts…), il n’est pas sûr que le confinement la permette…
Le feuilleton ne fait donc que commencer.

  • Sept morts de Maria Callas , Conception Marina Abramović, Musique Marko Nikodijević, MeS Marina Abramović (avec Lynsey Peysinger), Dir.mus : Yoel Gamzou (Orchestre de l’Opéra National de Paris) (Sept.2020) (4 repr), Palais Garnier.
    Une création de la performeuse Marina Abramović, bien connue pour la manière extrême de travailler sur son corps, passionnée de Maria Callas, qui construit un opéra sur les sept morts de grandes héroïnes chantées par Callas, Carmen, Tosca, Desdemona, Lucia, Norma, Cio Cio San, Violetta.
    Un projet conçu comme européen, qui tourne aussi à Athènes, Berlin, Munich, Florence et qui va pâtir de la période (repr. supprimées à Munich par exemple).
  • Giuseppe Verdi, Aida, MeS : Lotte De Beer, Dir : Michele Mariotti, avec Kaufmann, Radvanosky, Tézier, Garanča (12 fev/2 mars), et Pretti, Stikhina/ Rowley, Sgura, Dudnikova, (6-27 mars) (Fev-mars 2021) (14 repr.), Opéra-Bastille.
    Tout en s’interrogeant sur la pertinence de cette nouvelle production, on doit se féliciter de la présence à la mise en scène de Lotte De Beer (qui fit à Munich un Trittico assez intéressant), d’une distribution A totalement tourneboulante et d’un grand chef verdien.
  • P.I.Tchaïkovski, La Dame de pique, MeS Tcherniakov, Dir : Daniel Barenboim/Oksana Lyniv avec Jovanovich, Lundgren, Dupuis, Urmana, Grigorian, Margaine etc…(Mai-juin 2021)(7 repr). Palais Garnier.
    Une distribution très solide notamment pour les rôles féminins, et une mise en scène évidemment prometteuse car Tcherniakov est une boite à idées.
    Mais ce qui va déterminer la ruée, c’est l’arrivée enfin au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra (pour 4 représentations seulement) de Daniel Barenboim : on l’attend depuis 30 ans. Un mythe vivant dans la fosse de l’Opéra, ça n’était pas arrivé depuis des lustres et Barenboim n’a jamais dirigé à l’Opéra de Paris. Les trois autres représentations seront dirigées par Oksana Lyniv, l’une des cheffes les plus en vue aujourd’hui (la première cheffe invitée à Bayreuth), ce qui est pas inintéressant non plus.
  • Charles Gounod, Faust, MeS Tobias Kratzer, Dir : Lorenzo Viotti avec Benjamin Bernheim, Ildar Abdrazakov, Florian Sempey, Ermonela Jaho etc (du 16 mars au 3 avril), Steven Costello, John Relyea, Anita Hartig (6-21 avril) (Mars-avril 2021)(13 repr), Opéra-Bastille.
    Il faut faire oublier la prod.Martinoty pour ce titre emblématique de l’Opéra de Paris qui doit être régulièrement affiché. Cette fois-ci, c’est à Tobias Kratzer que Lissner confie la mise en scène, ce qui est un choix excellent, Kratzer étant l’un des plus grands metteurs en scène aujourd’hui, d’une fulgurante intelligence, particulièrement pour le répertoire du XIXe. Quant à Lorenzo Viotti, c’est le jeune chef qu’on s’arrache à l’opéra ces derniers temps. Excellente distribution A, un peu plus discutable la distribution B, mais pour les deux on se demande où sont passés les chanteurs français pour les principaux rôles : à part Bernheim et Sempey (et aussi Sylvie Brunet-Grupposo) indiscutables, où sont les autres ?
  • Marc-André Dalbavie, Le soulier de satin, MeS: Stanislas Nordey Dir : M.A.Dalbavie avec Luca Pisaroni, Eve-Maud Hubeaux, Jean-Sébastien Bou, Vannina Santoni etc…(Mai-juin 2021) (5 repr.) Opéra-Bastille
    Très belle distribution pour cette création attendue de Marc-André Dalbavie, dont la mise en scène est confiée à Stanislas Nordey. Claudel à l’opéra, c’est quand même un événement.

Reprises de répertoire :

Beaucoup de reprises « alimentaires » cette saison (Elisir, Carmen, Traviata, Tosca, Zauberflöte, Trovatore), et quelques-unes plus stimulantes (Snegourotchka, Iphigénie en Tauride) et le seul Strauss de l’année, Capriccio à Garnier avec des distributions pour la plupart intéressantes qui donnent à ces reprises un véritable intérêt pour certaines.

  • Donizetti, L’elisir d’amore, MeS : Pelly, Dir : Frizza avec Julie Fuchs, Xabier Anduaga, Gabriele Viviani, Bryn Terfel (Sept.oct)(10 repr.) Opéra-Bastille. Entre Julie Fuchs et Xabier Anduaga, c’est la nouvelle génération qui est ici en première ligne, et Bryn Terfel en Dulcamara, c’est plutôt excitant. Quant à Riccardo Frizza, c’est un spécialiste de ce répertoire.
  • Bizet, Carmen, MeS : Bieito, (Sept-oct/Déc) (19 repr.) Opéra-Bastille
    • Sept-oct 2020 Dir : Hindoyan avec Vittorio Grigolo/Charles Castronovo, Adam Plachetka, Clémentine Margaine/Elina Garanča, Nadine Sierra
    • Déc.2020
      Dir : K.L.Wilson avec Charles Castronovo, Lucas Meachem, Varduhi Abrahamyan, Valentina Naforniţă

Le nombre de représentations (19) montre que l’effet Carmen fonctionne toujours, dans une production (Bieito) qui a fait ses preuves sur pas mal de scènes du monde depuis 20 ans. Deux chefs, Domingo Hindoyan, surgi récemment sur la scène internationale (on l’entend partout) et plutôt intéressant et la cheffe canadienne Keri-Lynn Wilson, qu’on voit aussi dans de nombreux opéras, d’Oslo à Moscou. Quant aux deux distributions, celle d’octobre avec Garanča et Sierra attirera les foules, mais celle de décembre n’est pas mal non plus (Castronovo/Abrahamyan)

  • Gluck, Iphigénie en Tauride, MeS : Warlikowski, Dir : Hengelbrock avec Joyce Di Donato, Florian Sempey, Stanislas de Barbeyrac, Laurent Naouri (Sept-oct.2020) (8 repr.) Palais Garnier. Reprise d’un très beau spectacle de Warlikowski, l’un des premiers (2006) au temps de Mortier qui va bénéficier de la baguette experte dans ce répertoire de Thomas Hengelbrock avec pour l’occasion une distribution exceptionnelle dont Joyce Di Donato est le diamant, accompagnée d’autres joyaux (Sempey, Barbeyrac, Naouri). Il faudra y courir. 
  • Rimsky-Korsakov, La fille de neige (Snegourotchka), MeS : Tcherniakov, Dir : Tatarnikov avec Ayda Garifullina, Yurij Minenko, Oksana Dyla, Marie-Nicole Lemieux, Stanislav Trofimov (Oct-nov 2020), (6 repr.) Opéra-Bastille. Autre grand moment glorieux de l’histoire des représentations de l’Opéra de Paris avec une distribution de grande qualité et un excellent chef, directeur musical du Mikhailovski de Saint Petersbourg. À voir et à revoir.
  • Verdi, La Traviata, MeS : Stone, Dir : James Gaffigan avec Zuzana Marková, Frédéric Antoun, Peter Mattei (Nov-déc 2020) (10 repr.) Palais Garnier
    La production discutée de Simon Stone, dirigée cette fois par James Gaffigan, un chef correct, avec une distribution nouvelle et le très grand Peter Mattei en Germont.
  • Mozart, Die Zauberflöte, MeS : Carsen, Dir : Cornelius Meister avec Cyrille Dubois/Stanislas de Barbeyrac, Julie Fuchs/Christiane Karg, Alex Esposito/Florian Sempey, Nicolas Testé, Sabine Devieihle/Nina Minasyan, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Janv-fév 2021)(15 repr.) Opéra-Bastille.
    Belle distribution dans toutes ses déclinaisons, et chef plutôt intéressant, GMD de la Staatsoper de Stuttgart. La production de Robert Carsen est un beau spectacle intelligent ; il faut donc y aller.
  • Verdi, Il Trovatore, MeS : Alex Ollé (La Fura dels Baus), Dir : Luisotti (janv-fév-mars 2021) (12 repr.) Opéra-Bastille
    – avec Luca Salsi, Krassimira Stoyanova, Brian Jagde, Daniela Barcellona (21 janv-14 fév)
    avec Artur Ruciński, Marina Rebeka, Yusif Eyvazov, Daniela Barcellona (17 fév-3 mars)
    Comme on l’a souligné plus haut, on peut, on doit regretter que la version française Le Trouvère, n’ait pas encore été tentée à Paris. Nicola Luisotti est un bon professionnel et les deux distributions sont correctes sans être fabuleuses, malgré la grande Stoyanova et la populaire Marina Rebeka.

Strauss, Capriccio, MeS : Carsen , Dir : Marc Albrecht avec Diana Damrau, Simon Keenlyside, Pavol Breslik, Günther Groissböck, Ekaterina Gubanova (Janv-fév 2021)(8 repr.) Palais Garnier.
Une autre production de Robert Carsen, intéressante, très bien distribuée et dirigée par un spécialiste de Strauss, une de ces reprises qui stimulent et qu’on peut vraiment aller revoir (ou simplement voir).

Puccini, Tosca, MeS : Audi,
– Mai: Dir : Sagripanti avec Alexandra Kurzak, Roberto Alagna, Zeljko Lučić
– Juin: Dir : Ettinger avec Maria Agresta Michele Fabiano, Ludovic Tézier(Mai-juin 2021)(15 repr.) Opéra-Bastille.
Avec 15 représentations, cette reprise de la Tosca médiocre de Pierre Audi affiche des distributions qui vont attirer le public aussi bien le couple Kurzak/Alagna que Agresta/Fabiano (je ne suis pas sûr qu’Agresta soit une Tosca), avec une deuxième distribution qui bénéficie en plus du Scarpia de Ludovic Tézier. Les deux chefs sont aimés à Paris, mais ne m’inspirent pas beaucoup personnellement.

En conclusion

Une saison d’opéra dans l’ensemble intéressante, avec les réserves exprimées plus haut, mais diversifiée, avec des distributions solides, des productions stimulantes et des metteurs en scène qui titillent (Bieito, Kratzer, Tcherniakov etc..) y compris dans les reprises. On regrette d’autant plus évidemment la suppression de Jenufa au vu de ce qui se profilait (distribution exceptionnelle, prod. Warlikowski). Au niveau musical, la présence de Barenboim au pupitre de Dame de Pique, qu’on espérait depuis l’arrivée de Lissner à l’Opéra, se réalise au moment de son départ et c’est pour moi, bien plus que Le Ring, l’événement de l’année.
Espérons simplement que le coronavirus ne dévore pas ce projet, très menacé au moins pour le début de saison et donc pour le Ring.


Concerts :

 

Dans les concerts programmés à Bastille ou à Garnier, il faut saluer l’excellent cycle de musique de chambre à l’Amphithéâtre, belle initiative pour aider les musiciens de l’Opéra à « faire de la musique ensemble » dans un programme assez structuré autour des instruments (cordes, vents, sextuors, percussions) ou d’une thématique (Orient Express, musique française) ainsi que les « Midis musicaux » à Garnier, un lointain souvenir de ceux du Châtelet que Lissner et Blanchard avaient inventé à la fin des années 1980.

Les concerts symphoniques ont en revanche à mon avis deux problèmes :

  • D’une part un nombre insuffisant (quatre) à la régularité élastique, sans vraie ligne.
  • D’autre part l’omniprésence de Philippe Jordan au pupitre, (trois concerts sur quatre en 2019-2020) alors que l’on pourrait en profiter pour inviter d’autres chefs (si le nombre de concerts était plus consistant).

Structurer, cela veut dire afficher une ligne de programmation (cycles, thématiques, monographies) et donner des rendez-vous fixes et une régularité (un programme par mois, peut-être deux soirées par programme etc…) et surtout dans un seul lieu.
La saison offre cette saison quatre concerts symphoniques, deux à Bastille, un à Garnier, un à la Philharmonie, dont le 27 juin 2021 un gala lyrique « au bénéfice des activités de l’Opéra de Paris » à un moment où l’Opéra a beaucoup souffert et a besoin de soutiens financiers ainsi qu’un concert au programme non communiqué, sans doute pour célébrer le départ de Philippe Jordan (1er juillet 2021).

Il reste dans « l’ordinaire » deux concerts

  • 16 octobre 2020 : Dir : Philippe Jordan
    Schönberg : Verklärte Nacht
    Strauss: Eine Alpensinfonie
    Opéra-Bastille
  • 5 mai 2021: Dir: Daniel Barenboim
    P.I.Tchaikovski
    Concerto n°1 pour piano et orchestre en si bémol mineur op.23
    Piano : Martha Argerich
    Symphonie n°5 en mi mineur
    Philharmonie de Paris

L’irrégularité des dates saute aux yeux : 20 octobre, 5 mai, 27 juin, 1er juillet et la seule cohérence programmatique est la soirée Tchaikovski liée à la série de La Dame de Pique, avec Barenboim et Argerich dont le programme suscitera une ruée à la Philharmonie.
Il y là quelque chose à retravailler : l’Orchestre de l’Opéra National de Paris a longtemps été considéré comme le meilleur sur la place, et il mériterait d’être mieux mis en valeur dans des programmes symphoniques réguliers que quatre soirées un peu jetées là au hasard.

Pour la programmation du ballet et les réflexions qu’elle suscite, voir le site Wanderersite.com dans ses pages « Danse ».

Tarifs
Tarif pour les “grands” ballets compris entre 15 et 150 €
Tarif pour les opéras compris entre 15 et 195/210 €
Tarif pour le Festival Ring compris entre 215 € et 1000 €
On est loin de l’opéra populaire vu le nombre de places à tarifs “raisonnables”, mais 215€ pour un Ring complet comme tarif minimal (plus de 50€ en moyenne par place/opéra aux places les plus mauvaises de la salle) sans faire l’effort d’un prix politique, c’est scandaleux. Et dire qu’on a supprimé les places debout instituées par Mortier…On n’aime pas les pauvres à l’Opéra de Paris.

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2019-2020: GUILLAUME TELL de GIOACHINO ROSSINI le 5 OCTOBRE 2019 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS Tobias KRATZER)

Un petit essai sur la production de Guillaume Tell à l’Opéra de Lyon

L’œuvre est longue, lourde à monter, difficile à distribuer. Raisons suffisantes pour que Guillaume Tell soit rare sur les scènes. Lyon a relevé le défi et a vaincu toutes catégories en proposant une production sans faiblesse aucune, orchestre et chœur exceptionnels, distribution sans failles, mise en scène d’une rare intelligence qui pourrait bien devenir référentielle. Quatre heures qui passent en un éclair.
Un tel triomphe, mérité, marque le niveau auquel l’Opéra de Lyon est arrivé, qui en fait sans doute la scène française la plus inventive actuellement. 

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Prérequis

Tobias Kratzer déclarait dans l’interview qu’il a accordée à Wanderersite, que Guillaume Tell était en quelque sorte le « Chant du cygne » de Rossini. Étrange chant du cygne d’un musicien de 37 ans qui va encore en vivre 39…On a beaucoup glosé sur le long silence qui va suivre, mais sans doute y entrent divers motifs dont le « dilettantisme » du maître, qui est arrivé à une telle gloire qu’il n’a plus besoin de travailler. On s’imagine sans doute mal ce que représentait Rossini en Europe à cette période, célèbre partout, représenté partout dans des proportions inouïes. Un coup d’œil sur les saisons de la Scala de Milan à cette époque montre que certaines sont consacrées intégralement à Rossini…Et cela ne s’arrête pas en 1829 ou 1830, cela continue au moins jusqu’aux années 1840 et au-delà. Une telle gloire est sans doute unique dans l’histoire moderne de l’opéra.

Sans doute aussi Rossini avait-il conscience qu’après Guillaume Tell, il ne pouvait que se répéter ou décevoir, et de fait, les années qui suivent sont essentiellement consacrées à des reprises en version italienne. Ainsi Guglielmo Tell est-il créé à Lucca (Teatro del Giglio) en 1831, et au San Carlo de Naples en 1833 (dans une seconde version). Il a donné à Guillaume Tell une forme définitive, déjà longuement préparée par d’autres œuvres dont Le Siège de Corinthe et surtout Moïse et Pharaon. Une grande forme déterminée aussi par les possibilités offertes par l’Opéra de Paris, la plus grande scène du monde alors, avec des forces musicales incomparables et des possibilités techniques de production uniques. On pouvait donc sans crainte insérer un ballet (le ballet de l’Opéra étant alors la référence mondiale) et des chœurs nombreux. Paris garantissait le spectacle total.
Il abandonne enfin définitivement le style bouffe qui a fait sa gloire, mais aussi l’opera seria héritier du XVIIIe: en bref, il invente un genre.
C’est de là que provient le tradition française du Grand-Opéra historique qui va faire la fortune de Paris pendant les vingt années suivantes, un genre auquel outre Meyerbeer son grand représentant (Robert le Diable date de 1830) et Halévy (La Juive), vont toucher Donizetti , Wagner, et aussi Berlioz et d’autres.
Drame historique, le Grand-Opéra affiche aussi une prétention politique (Scribe le libéral humaniste va en être le grand librettiste) qui est chez Rossini également importante, puisque les librettistes Étienne de Jouy et Hippolyte Bis puisent leur sujet dans un drame de Schiller créé en 1804, cri de la liberté contre l’oppression. Qu’un tel sujet séduise Rossini pour Paris est intéressant à l’époque de la monarchie conservatrice de Charles X qui tombera justement en 1830…

Le moment de la création est aussi période de transformation des grands genres, Stendhal écrit Racine et Shakespeare entre 1823 et 1825, au moment où il fait paraître sa Vie de Rossini (1824) et Hugo écrit sa Préface de Cromwell en 1827. Le romantisme s’affirme contre un certain classicisme, du moins celui complètement rassis qu’on voit sur les scènes, envahies de tragédies médiocres (qui feront d’ailleurs les délices des librettistes d’opéra) : il y a dans Guillaume Tell des grands thèmes romantiques , comme l’aspiration à la liberté, les amours impossibles, et la relation à la nature et aux grands éléments : on y trouve la forêt, qui abrite les amours contrariées de Mathilde et Arnold, la nature sauvage et les éléments en furie (la tempête, appelée ouragan) et les eaux en furie des lacs ou des cascades que Luca Ronconi avait tellement valorisées dans sa mise en scène à la Scala (décembre 1988). Tous les ingrédients du drame romantique y sont : le Grand Opéra est né.

Guillaume Tell comme archétype

Image initiale idyllique au lever de rideau

Aussi Tobias Kratzer souligne-t-il que pour lui, Guillaume Tell est en quelque sorte, archétypal, une sorte de livre de modèles qui justifie une mise en scène épurée, voire austère et elle-même archétypale ou parabolique. Épurée, certes, allant à l’essentiel, certes, sans débordements et austère, presque sans son humour habituel. Mais épure ne signifie pas simplicité. Ce travail, comme toujours d’une très grande intelligence, est d’une réelle complexité.
Dès l’ouverture, la question est posée. Un podium rectangulaire, autour duquel sont rangés des sièges de spectateurs, au fond, une photo d’un sommet enneigé emblématique, le Cervin, seule vision identifiable de la nature, et c’est aussi le seul décor de Rainer Sellmaier. Il n’y aura pas de vidéos, comme dans d’autres productions et rien qui ne puisse distraire l’œil de ce qui se déroulera sur le podium ou autour et des éclairages assez crus de Reinhard Traub, qui manquent peut-être de subtilité, mais peut-être aussi est-ce voulu. Tout est concentré sur l’espace de jeu, le regard n’est pas distrait. Seule, à mesure que se précise la menace et que les Habsbourg pressent et font avancer l’action, la photo du Cervin se couvrira d’un liquide noir jusqu’à disparaître complètement, comme si l’identité suisse disparaissait pour accéder à une abstraction totale.
Le rideau est donc ouvert, dès les premières notes et le solo de violoncelle initial, sur une violoncelliste qui joue (voir photo d’en tête), et d’un couple de danseurs. Danse et musique s’affichent donc dans ce moment de paix, qui précède l’éruption musicale qui écrase le calme initial pour une violence marquée sur scène par l’entrée progressive d’êtres en chapeau melon, en survêtement blanc, coques protectrices, et bottines, portant des battes de base-ball menaçantes et tournant d’abord autour du couple et de la soliste : la violence est entrée avec ces hommes dont la tenue (costumes également signés Rainer Sellmaier) est empruntée à Orange mécanique, le film culte de Stanley Kubrick (1971), tiré du roman d’Anthony Burgess, contre la tentative totalitaire de gouverner les consciences (une crainte bien vivace aujourd’hui à l’heure des populismes, de l’intelligence artificielle et des algorithmes) et utilisant la musique classique comme un stimulus et notamment la neuvième de Beethoven. 
Mais il y a aussi dans le film une utilisation de l’extrait le plus fameux de l’ouverture de Guillaume Tell, liée à de terribles scènes de sexe. La musique n’est pas ici une simple bande son, mais elle a un rôle actif dans l’action. Elle est presque performative. Kratzer va s’en souvenir. 
Ainsi donc ces hommes en blanc et melon détruisent le violoncelle et menacent physiquement danseurs et violoncelliste. Au climax de cette situation, le rideau rouge se ferme, « comme au théâtre », au moment où l’on entend la fameuse « cavalcade », à peu près le seul moment musical universellement célèbre de l’opéra, on peut même dire le seul extrait de Guillaume Tell connu du grand public. Un “Moment musical” en quelque sorte.

Dans cette épure, deux points paraissent déterminants :

  • D’une part un premier acte que Kratzer estime être presque inutile dramaturgiquement, presque un en soi séparé de la trame, un exposé d’une succession de chants, et de danses, de musique (presque de l’art pour l’art dit-il). On va constater qu’en réalité Tobias Kratzer construit toute la première partie (Acte I et II) comme une mise en place des éléments qui vont se déclencher/déchainer en deuxième partie, avec un acte I vu comme exposition des éléments bruts constitutifs du genre (chœur, ballet, contexte historique, diversité des voix, ténors, baryton, basse, soprano, mezzo et travesti (Jemmy) qu’on retrouvera peu ou prou dans les autres Grands-Opéras), avec le final dramatique qui noue la trame, et acte II où s’exposent clairement les données et les nœuds de l’intrigue: opposition Arnold/Tell, amour Arnold/Mathilde, supplice et mort de Melchtal
  • D’autre part, un rôle actif de la musique, vue comme moteur d’une Suisse heureuse en lien avec la nature (la gigantesque photo du Cervin enneigé indique une situation initiale intouchée, en écho au couple de danseurs et à la violoncelliste), mais vue aussi comme élément culturel et civilisateur face à la barbarie, et comme élément fédérateur de la cohésion du groupe: chanter devient un acte de cohésion sociale (Monsieur Blanquer avec son plan chorale serait heureux…), le concert retourne à son sens latin premier, combattre puisqu’en réalité jouer de la musique ensemble ce sera combattre, comme on le verra tout au long de la représentation.
Situation initiale: la famille Nicola Alaimo (Guillaume Tell) Enkelejda Shkosa (Hedwige) et Martin Falque (Jemmy)

Une première partie (Actes I et II) qui pose les fondamentaux

Ainsi, la première partie pose-t-elle les éléments théoriques et pratiques qui vont conditionner la représentation, parce qu’il ne s’agit pas d’une représentation qui serait tellement abstraite qu’elle en ignorerait la trame, bien au contraire. La trame existe dans tous ses éléments mais traités comme une sorte de parabole qui commence autour de la table du foyer de Tell et qui se fermera de la même manière, après tous les événements qui vont se succéder depuis le premier acte et qui sont presque chacun traités comme des signes : nous sommes devant une sémiologie du Grand-Opéra, d’une clarté rare, car tous les éléments doivent en être lisibles pour le public. 

Ainsi d’abord de la table de famille, Tell, Hedwige sa femme et Jemmy leur fils, autour de la soupe, avec les rites familiaux, comme la prière, mais aussi les banalités comme le refus de Jemmy de manger sa soupe qu’il remet malicieusement dans la soupière. 
Volontairement Kratzer a fait de Jemmy un tout jeune enfant, doublé pour le chant par la chanteuse Jennifer Courcier, un peu vue comme une grande sœur ou une bonne fée protectrice. Il se débarrasse ainsi de la fiction du travesti. Il lui faut afficher une vraie famille avec un vrai enfant, il lui faut le « tableau de famille » traditionnel même si Tell prépare en sous-main la résistance. La famille, ce sont les valeurs de la paix, du quotidien, d’une vie sans heurts et dans l’harmonie. Autour d’eux, spectateurs, le chœur assis autour du podium dans une sorte de communion symbolique, comme s’ils assistaient à une sorte de drame sacré qui joue leur histoire et leurs désirs.

Ces Suisses sont en noir, couleur des musiciens en concert, ainsi la photo de montagne est-elle en noir et blanc, ainsi l’ensemble du plateau est-il en noir et blanc. Car les méchants, les autrichiens, les Habsbourg sont-ils eux revêtus de survêtements blancs : l’opposition noir/blanc, Ying/Yang est-elle ici très claire, avec cette subtile différence que le noir est porté par les victimes, alors qu’en général le blanc est la couleur de la victime sacrificielle. Dans ce premier acte, même les mariés sont en noir. Tobias Kratzer pose ainsi une opposition primale/primaire/primitive déjà perçue dans la pantomime d’ouverture ou l’harmonie culture/nature est rompue par la violence, qui est le schéma qui sous-tend toute l’œuvre.
L’abstraction n’empêche pas non plus un traitement très attentif des personnages et une conduite du jeu d’acteur très précise qui concerne aussi bien les solistes que le chœur. Il faut ici souligner la performance exceptionnelle du chœur, qui, au-delà de la prestation musicale, magnifique, a une très grande présence/prestance dans le jeu, aussi bien collectif qu’individualisé. Par son engagement dans la mise en scène, il rappelle le chœur d’Amsterdam, traditionnellement très engagé.

Ainsi par exemple les réactions des individus après le refus de Ruodi le pêcheur de faire traverser Leuthold et le sauver (C’est Tell qui s’y collera) ou la manière dont le chœur en dodelinant de la tête suit la chorégraphie des trois couples qui dansent lors du ballet de mariage du premier acte (d’ailleurs présenté avec sa première partie, ce qui n’est pratiquement jamais le cas alors que la seconde partie est bien connue), la manière d’ailleurs dont le ballet est chorégraphié (très beau travail de Demis Volpi, un des bons chorégraphes allemands actuels, qui fait aussi de la mise en scène, et qui va prendre le Ballet du Rhin à Düsseldorf/Duisbourg à partir de 2020) raconte aussi une histoire d’harmonie, de couples, de petits gestes.

Tout ce premier acte (qui n’est pas vraiment le plus resserré au niveau dramaturgique), souvent utilisé pour faire de l’illustration folklorique de la vie suisse entre lacs, montagnes, et fêtes villageoises, devient ici un exposé : les suisses, vivent sous la menace des Habsbourg ou du moins de Gesler, le féroce gouverneur de la région autour du canton d’Uri (les autres cantons qui vont former la confédération des trois cantons après la victoire sur les Habsbourg sont celui de Schwyz et d’Unterwald), mais affirment leur volonté farouche de vivre selon leurs coutumes : le premier acte est ainsi non exposé de paix folklorique, mais de résistance : danser, jouer de la musique et chanter, c’est aussi résister aux interdits de Gesler et du même coup se justifie la musique comme outil de résistance. D’ailleurs ce moment est ponctué d’une sorte de concours dont le jeune Jemmy fils de Tell, petit violoniste, est vainqueur : il aide aussi à distribuer les partitions, acte de guerre et de résistance lui-aussi. Jemmy au premier acte chante, distribue et joue la musique, il est pleinement en phase étroite avec son père.
Le premier acte s’achève sur le début de ce qui va déclencher les hostilités. Leuthold interrompt la fête, poursuivi par les Habsbourg parce qu’il a tué un soldat qui voulait violer sa fille, il porte une arme, un basson, autre signe de ce qui va être la révolte au final du deuxième acte. Tell, on l’a vu, le conduit en barque au péril de sa vie et laisse Melchtal s’opposer aux barbares… avec une baguette de chef d’orchestre avec laquelle il conduit le chœur des suisses. Melchtal est la référence vénérable, le chef non déclaré de la communauté. La baguette du chef, c’est évidemment l’outil de celui qui dirige, organise, et fait produire le son : Kratzer indique par la métaphore musicale également les hiérarchies et les rôles.
Ainsi Melchtal résiste-il à la violence qui envahit le plateau en opposant aux battes de base ball sa baguette de chef, batte contre baguette, ce pourrait être ridicule ou faire rire : c’est ici tout le contraire. Voilà qui donne le sens de la résistance suisse, et de toute résistance, tout le sens d’un choix. Face aux barbares dressés pour envahir, violenter, tuer, face au sbire Rodolphe (excellent Grégoire Mour), une mince baguette aux effets démultiplicateurs. A-t-on jamais montré ainsi la puissance de l’art, de la musique comme force de résistance, force de cohésion, force de combat : on pense au rôle des chants de résistance (Bella ciao, chant des partisans, mais aussi Πότε θα κάνει ξαστεριά (Pote tha kanei xasteria : quand fera-t-il clair ?) chant de résistance des paysans grecs contre l’occupant ottoman puis par les étudiants de Polytechnique d’Athènes contre la dictature des colonels en 1973. Cette manière d’utiliser la musique comme symbole de résistance est tout sauf anecdotique, peut-on oublier aussi que l’Ur-Grand opéra, comme l’appelle Kratzer, La Muette de Portici, créé à Paris en 1828, contient l’air « Amour sacré de la patrie » qui fut chant de ralliement des révolutionnaires belges, lors des représentations à Bruxelles en 1830, conduisant à là l’indépendance de la Belgique, sans parler évidemment du rôle de Verdi et notamment du chœur « Va pensiero » de Nabucco. C’est toute cette tradition qu’il y a aussi en arrière-plan de l’idée de Tobias Kratzer. 

Ceci posé, le deuxième acte entre vraiment dans la trame. Melchtal est sauvagement assassiné mort et les bandes Habsbourg l’ont tué en utilisant la baguette brisée, yeux crevés, corps transpercé : l’outil musical est devenu aux mains des ennemis une arme, et Kratzer n’évite pas d’insister sur cette violence visible et sadique, qui réapparaîtra plus tard, encore un signe. Le théâtre ici est dans sa pleine fonction didactique à la manière de Brecht. Le premier acte se clôt sur le chœur « si du ravage, si du pillage/ sur ce rivage pèse l’horreur »
Le deuxième acte s’ouvre bien vite sur un chœur de chasseurs « le cri du chamois mourant se mêle au bruit du torrent », sauf que Kratzer, conçoit la première scène de l’acte II comme la suite directe du final du I (presque pas de pause) et le cri du chamois est en réalité celui de Melchtal que les barbares achèvent sauvagement. La chasse est une chasse à l’homme et il n’y a « rien de plus enivrant », leur œuvre achevée et la nuit tombant, ils sortent bouffis du plaisir d’avoir tué, pendant qu’entre Mathilde, vêtue du survêtement blanc barbare. 
Cet acte va montrer le retournement d’Arnold, prêt à trahir par amour et à passer à l’ennemi, promis à un grand avenir auprès d’une princesse de sang impérial, mais qui à la vue du cadavre de son père, va rejoindre définitivement les rangs de ses compatriotes et renoncer à l’avenir radieux.

La dramaturgie rossinienne est d’une précision d’horloge, à part l’air d’entrée de Mathilde « Sombre forêt, désert triste et sauvage » dont le librettiste de Don Carlos, Camille du Locle se souviendra pour « Fontainebleau, forêt immense et solitaire », et qui est grand air du personnage, Rossini changera le statut de Mathilde dans les deux actes suivants et notamment au dernier et elle chantera en duo ou en trio et en personnage différent, une alliée qui va s’opposer à Gesler, mais un peu secondaire dans la trame héroïque qui suivra. L’entreprise de Mathilde est d’abord entreprise de séduction, il s’agit d’attendre Arnold et de le convaincre de la rejoindre chez les Habsbourg. Elle va donc utiliser les armes de l’adversaire en quelque sorte et revêtir une longue robe en lamé gris, comme une robe de récital de chant, et elle va chanter derrière une partition, elle chante avec les gestes typiques de la chanteuse d’opéra sous le miroir grossissant de la mise en scène, et c’est encore plus net dans le duo qui suit où Arnold prépare une rangée de chaises pour écouter la bien aimée chanter, puis monte pour chanter sa partie pendant que Mathilde s’assoit. Jeu souriant et ironique du metteur en scène qui montre d’une part que Mathilde utilise les arguments de son amant pour le séduire, la musique et le chant et qu’il s’y laisse prendre. Mais il y a chez Kratzer cette volonté de distance ironique qui montre qu’en fait Mathilde chante, certes, mais elle mime et elle joue à la chanteuse en représentation, c’est-à-dire l’opposé de la musique naturelle de l’acte I et des suisses. Il s’agit d’une manœuvre de la guerre amoureuse d’où elle sort vainqueur, puisque Arnold est prêt à tout quitter pour elle, mettant chapeau melon et tenant la canne de golf de Mathilde ou de Rodolphe . Elle peut alors quitter sa robe et revenir à l’habit barbare, d’autant plus que Tell et Walter approchent.

L’amour d’Arnold est posé, mais tout va très vite basculer quand Tell et Walter (qui mènent la préparation de l’attaque dont le signal sera un feu) arrivent après avoir épié le couple, et l’avoir entendu, Rossini pose la scène en deux moments, d’une part le refus de considérer Mathilde autrement que comme une ennemie née au sein de l’ennemi, affichant un refus radical de cette relation « mixte » au nom de la patrie. Arnold vexé et humilié veut partir. 

Deuxième moment, l’annonce de la mort de Melchtal et l’immédiat retournement d’Arnold.

Deuxième et dernière rencontre (Acte III) entre Arnold (John Osborn) et Mathilde (Jane Archibald)

L’intrigue secondaire Mathilde/Arnold, s’arrête là, grosso modo, et la deuxième tentative de Mathilde au troisième acte échouera, face à un Arnold armé qui se détourne (air de Mathilde: “Pour notre amour plus d’espérance”)
Le reste de l’acte est la mise en place de l’attaque, et la révolte des trois cantons. 
Il faut bien saisir ici la dramaturgie rossinienne qui suit en fait le personnage d’Arnold et son retournement, d’abord amoureux de Mathilde, il bascule dans la résistance, d’ailleurs sans doute plus pour venger le père que pour la patrie. Et donc on peut préparer la guerre puisque les trois chefs, Arnold, Tell et Walter sont au clair entre eux.

Moment central de l’œuvre, Kratzer en fait le moment le plus clair des enjeux et de son idée musicale. Les deux autres actes en effet sont beaucoup plus narratifs avec au troisième acte la fameuse scène de la pomme très attendue, et le dernier acte qui est le dénouement.
Il va procéder de manière allégorique.

Trois cantons, trois groupes se répondent et arrivent sur scène, munis de leurs armes : le premier groupe ce sont les cordes, le second les bois, le troisième les cuivres : ainsi l’allégorie est claire. Le tout forme orchestre, et donc concert, et donc armée, et donc combat, chaque canton avec sa spécificité comme les pupitres de l’orchestre, mais tous unis pour la même musique, avec cette discrète ironie qu’ici l’orchestre ne joue pas en scène, mais c’est le chœur qui chante en jouant l’orchestre, l’art de l’opéra étant métaphorique quelquefois, celui qui sur scène fait de la musique en groupe est le chœur, mais tout est solidaire et s’interpénètre. Mais les instruments de musique vont devenir des armes, avec les moyens du bord : le dos de violoncelle devient bouclier, on utilise du papier adhésif pour fabriquer l’arme symbole : flûte plus dos de violon unis à l’adhésif font une double hache, un symbole utilisé depuis l’âge du bronze et notamment symbole religieux de la Crète minoenne, mais aussi plus près de nous – et moins sympa- utilisé par Vichy (la fameuse « francisque »). C’est un symbole identitaire utilisé par d’anciens peuples francs, dont on retrouve aussi des traces dans le Tomahawk des indiens. En tous cas une arme « culturelle », identitaire, une sorte de « panache blanc » auquel se rallier, confirmant la révolte des suisses comme celle d’un peuple d’irréductibles défenseurs de leur culture et de leur mode de vie. Il y a là aussi un rapport très fort à l’aujourd’hui (il suffit de rappeler le nouveau commissaire européen chargé de la « Protection de notre mode de vie européen ») où l’on agite la question de l’identité.  En remuant ces questions en 1829, Rossini et ses librettistes illustrent la question des nations qui occupe fortement l’Europe ces années-là (on rappelait plus haut la révolution belge, mais on pourrait tout aussi bien parler des grecs et de la question philhellène).
On pourrait sourire à voir ces armes musicales, cette arbalète faite d’une clarinette et d’éclisses de violon: l’idée est en soi surprenante et séduisante. Mais il faut pour se défendre plus qu’affirmer la musique comme outil de résistance – ce que pensait le vieux Melchtal, et ce qui l’a tué. Il faut renoncer à ce qui fait sa vie, à ce qui fait son identité, il faut détruire pour reconstruire, et renoncer à la musique pour faire des armes à partir des instruments: la grandeur du sacrifice est le prix du salut. Et plus rien ne sera comme avant, même si on reproduit à la fin de l’opéra l’image rassurante et familiale du début.

La liberté, mais à quel prix

Cette deuxième partie musicalement plus tendue, avec la plupart des grands airs de l’œuvre, montre une succession de scènes qui offrent un tableau de ce qu’est la violence qui se déchaîne, qui évidemment n’est pas sans rappeler la violence nazie, voire les camps : ainsi de la manière dont les sbires de Gesler font rentrer sur le podium les femmes ou dont ils récupèrent les vêtements noirs des suisses en les forçant à se dénuder et ainsi de la manière dont ils leur jettent d’autres vêtements, folkloriques et médiévaux, ceux-là même qu’on pourrait voir dans un Guillaume Tell traditionnel, mais qui ici deviennent emblème de stigmatisation, de refus de voir autre chose dans ce peuple qu’une société occupée à chanter et danser, occupée à donner un spectacle sans profondeur, un peuple Heidi ou Milka, un peuple-image.

Gesler (Jean Teitgen) oppresse la dernière danseuse forcée de danser jusqu’à la chute


Ainsi du ballet contraint qu’on leur fait danser, qui finit dans la violence des sbires qui cassent les jambes des danseurs dans une scène qui est caricature volontaire, mais qui a une dramaturgie très tendue, un danseur tombe en hurlant et les autres continuent à danser mais plus maladroitement, la peur au ventre jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une danseuse terrorisée (très beau réglage de Demis Volpi), là aussi un souvenir d’Orange mécanique. Le costume folklorique, c’est celui de la soumission, d’une suisse réduite à une image d’Epinal, à qui l’on va paradoxalement nier la puissance des idées, la puissance de la conscience

Le petit Jemmy prostré, Jane Archibald (Mathilde), Nicola Alaimo (Guillaume Tell)après la scène de la pomme…(ActeIII)

Et Guillaume Tell, provoqué par Gesler, non seulement s’agenouille devant lui, mais pour tirer à l’arbalète, met son habit d’archer conforme à la tradition et à l’image d’Épinal, double humiliation aussi pour les raisons expliquées ci-dessus. Une scène d’ailleurs efficacement réglée, qui s’appuie sur le souvenir d’Orange Mécanique (Gesler croquant la pomme) décidément la grande référence de tout ce travail, référence à l’aujourd’hui là encore, où renaissent tous les totalitarismes, mais en même temps référence culturelle moderne qui s’adapte parfaitement à l’œuvre de Rossini et à ce qu’il veut en faire. Le Grand-Opéra qui va se développer les années suivantes ne cesse d’évoquer ou de dénoncer les massacres et les intolérances, que ce soit La JuiveLes Huguenots, mais aussi Le Prophète, terriblement prémonitoire.
La scène centrale de l’œuvre qu’est la scène de la pomme est presque traitée par Rossini de manière elliptique, bien préparée par l’air de Tell « Sois immobile et vers la terre », mais ne s’arrête que très vite à la victoire, réglée ici par une pirouette de théâtre séduisante: le double vocal de Jemmy se précipite pour faire sauter la pomme de la tête de son double-enfant; c’est bien la bonne fée dont on parlait plus haut.
Le troisième acte s’achève sur l’intervention de Mathilde, imposant par son statut de princesse du sang à Gesler de relâcher l’enfant qu’elle prend sous sa protection et qu’elle va ramener à sa mère.

Le quatrième acte est plus fonctionnel : il s’agit de terminer, par la victoire des suisses (la réussite de Tell sauvant son enfant constituant l’acte I de la reconquête), par la libération de Tell emmené dans la tempête pour être noyé, et qui se libère lui-même, tout cela est attendu et passe de manière fluide et conforme au « tout est bien qui finit bien ».
Ce qui va intéresser Kratzer dans ce dernier acte, le plus court, c’est plutôt les comportements des personnages, qui se révèlent, d’abord Arnold, qui par son air le plus fameux « Asile héréditaire », chanté de manière anthologique, reconquiert son statut héroïque de vainqueur, ayant définitivement renoncé à son bonheur personnel, mais aussi ceux qu’on n’avait pas trop entendu, Hedwige l’épouse de Tell, Mathilde, qui cherche à se faire reconnaître de l’ « ennemi », et Jemmy, nouveauté introduite par la mise en scène. C’est sans doute dans cet acte que Kratzer tire toutes les leçons les plus réalistes du drame, et pas forcément en conformité avec la tradition.
Mathilde ramène Jemmy à sa mère, et se constitue en otage pour compenser la prise de Guillaume Tell ; Hedwige qui a la partie chantée sans doute la plus importante de l’acte, s’en étonne, admirative dans le livret, mais par un geste impérieux empêche la princesse de trop s’approcher de Jemmy. La méfiance n’est pas éteinte.

C’est alors que Rossini laisse la musique prendre le pas : la tempête sur le lac a une fonction dramatique précise et ménage un suspens, et une fonction musicale très traditionnelle, les tempêtes musicales sont une tradition remontant au baroque et Rossini en utilise dans ses œuvres les plus connues, pas forcément aussi fonctionnelles qu’ici. Ainsi le Grand-Opéra naissant utilise-t-il une forme centenaire, presque un rite musical de l’Opéra (pas seulement d’ailleurs, voir la Pastorale) dans sa conclusion, créant ainsi un lien de permanence avec les anciennes formes de l’opéra : ce sont les œuvres de Rossini qui d’ailleurs constituent les dernières formes de l’opéra du XVIIIe, et qui participent à la naissance des premières formes de l’opéra du XIXe (aux côtés d’un Cherubini, d’un Spontini ou d’un Weber) : Guillaume Tell en ce sens est un point d’orgue.

Mais c’est la manière dont personnage de Jemmy est traité qui est ici la plus originale. Dans le livret, Jemmy va brûler le toit de la maison familiale pour donner le signal du combat. Dans la mise en scène de Tobias Kratzer, Jemmy depuis l’épisode de la pomme est prostré, au premier plan, la tête dans les genoux, comme refusant de voir ce qui l’entoure et comme choqué que ce père héroïque et aimé ait accepté le risque de le sacrifier : Kratzer simplement souligne que pour l’enfant, l’épreuve est fondatrice, fondamentale et terrible à la fois.
Alors Jemmy va brûler le toit, mais symboliquement en fait, il ramasse les partitions qu’il distribuait avec ardeur au premier acte, les déchire et les met au feu, après avoir sacrifié naguère pour la guerre « juste » son propre petit violon auquel il tenait tant. Jemmy ne croit plus à la musique unificatrice, à l’harmonie … Il passe de l’autre côté et lors du final, pendant lequel Mathilde fuit, sentant qu’elle a tout perdu et qu’elle n’est plus à sa place, lorsque l’on dresse la table familiale du premier acte comme pour revenir aux valeurs initiales « famille et patrie » et que Tell, Hedwige et lui s’assoient, il la quitte brusquement, et va au proscenium se revêtir d’un chapeau melon, comme un Gesler en herbe. Tout ça pour ça; le coût de la liberté est élevé. Un monstre est naissant. Rideau.

Figures de l’oppression: les Suisses mis à nu

J’ai voulu entrer dans le détail de ce travail pour en montrer à la fois les manifestations et l’arrière-plan culturel et psychologique : Tobias Kratzer est d’abord particulièrement respectueux d’une musique qu’il sert et qui d’ailleurs, on va le voir, le lui rend bien. Il utilise la musique comme symbole, comme signe, comme emblème de la stylisation d’une histoire qu’il a voulue volontairement austère et totalement vidée de ses aspects anecdotiques. Au contraire, l’anecdote ici (les costumes traditionnels) devient symbole d’oppression et d’enfermement dans une image, dans un statut. Ce que vivent les suisses est exactement ce que vivent peuples ou groupes opprimés. Dans cette perspective, les oppresseurs aussi ne sont pas fléchés et les citations répétées à Orange Mécanique ne font que souligner la mécanique de l’oppression, la mécanique de la négation des existences, et surtout la négation pour soi et pour l’autre de toute humanité. 

L’inhumanité en action, voilà ce qui nous est montré, et ce sont là des problématiques actuelles. Il n’y a pas de hasard non plus si Orange Mécanique est un des films qui a gardé aujourd’hui une effrayante actualité. En utilisant cette parabole, Kratzer donne à Guillaume Tell un statut qui transcende les temps et lui donne une valeur universelle là où beaucoup de mises en scène l’enracinaient dans l’anecdotique suisse. C’est ce qu’il souligne dans l’interview dont il était question plus haut et à laquelle je renvoie le lecteur : Guillaume Tell est comme un « mode d’emploi » un livre de motifs abstraits dans lequel les compositeurs du futur vont puiser, il n’est que de voir par exemple combien certains moments de Nabucco de Verdi ont puisé dans le souvenir de Guillaume Tell. Rossini livre son œuvre à la postérité comme testament personnel et comme bible pour le genre. Et cela Kratzer le montre parfaitement, dans une forme retenue, hiératique, stylisée au point que certains s’y trompent et n’y voient qu’habillage élégant du livret, un joli paquet cadeau. Ils confondent, ces myopes, le paquet et le cadeau. Cette œuvre avait la grandeur, Kratzer lui confère un statut et ce n’est pas peu.

Interprétation musicale au sommet

Mais ce travail n’aurait pu s’épanouir sans une distribution et sans une musique – si centrale dans le spectacle- conduite de manière exemplaire, aussi anthologique que le spectacle. Ceux qui pensent comme souvent on le lit hélas, que la musique est magnifique mais que la mise en scène ne lui rend pas justice sont des myopes une fois encore. Ce spectacle ne fonctionne aussi bien que parce que les deux se construisent en écho et en adhésion réciproques.

 Le premier point à souligner est la colonne vertébrale du spectacle et de son rythme, à savoir la direction supérieurement inspirée de Daniele Rustioni. La musique de Rossini aura ses défauts maintes fois soulignés de dilettantisme, d’emprunts à d’autres œuvres, de rapidité d’exécution, elle reste toujours composée avec beaucoup de raffinement. Rossini reste un maître de l’orchestration, dosant subtilement ses moments, alternant lyrisme et drame : le premier acte qui est exposition de motifs musicaux successifs, chœurs, ensembles, ballets se termine en crescendo en un final d’un rare dynamisme, très dramatique qui tranche avec le reste de l’acte. Mais dramatique n’est jamais tonitruant. Rossini joue avec toute la palette orchestrale (ce soir si bien métaphorisée par la scène) exigeant une lecture toujours limpide, tant il donne de l’importance à certains instruments notamment les bois, souvent sollicités. Et Rustioni dans son approche travaille la dynamique et la tension, mais aussi cette clarté qui rend l’orchestre extrêmement lisible et fait entrevoir le travail de composition. Il y a chez Rossini une mise en scène du son fascinante, un jeu sur les rythmes ralentis, accélérations, sur les crescendos qui maintiennent intacte la tension. Il est passé des opera seria inspirés du XVIIIe et notamment de Gluck à un travail aux formes beaucoup plus libres, à une fluidité plus grande dans la narration, une fluidité renforcée ici par la mise en scène où la dynamique du récit n’est jamais interrompue (pas de changement de décor, action toujours continue). Rustioni saisit au vol l’occasion de produire un Guillaume Tell jamais spectaculaire ou m’as-tu vu (ce serait tellement facile ! Et c’est tellement fréquent), mais servant toujours le déroulé du drame, très attentif au dosage des volumes pour accompagner les voix et ne jamais les couvrir, laisser le plateau en premier plan, et le soutenir toujours et garder la dynamique et l’impulsion qui permettent de maintenir la tension, même quand l’intrigue se relâche un peu. Jamais zim boum mais pas forcément raffiné à l’extrême, Daniele Rustioni trouve les dosages idoines pour donner une couleur à l’ensemble et pour préserver le théâtre, essentiel dans une œuvre aussi longue sans jamais se propulser au premier plan. Il est le vrai garant de la cohésion d’ensemble veillant à préserver l’harmonie des rythmes et de la respiration entre plateau et fosse. C’est une très grande direction de Guillaume Tell, sans doute l’une des plus grandes et surtout des plus justes entendues ces dernières années dans cette œuvre. Daniele Rustioni est décidément un très grand chef qui révèle ici une vraie maturité. Il tient en main aussi un orchestre ductile, techniquement sûr à quelques menus cuivres près qui est l’égal aujourd’hui de grands orchestres de fosse de grandes salles internationales, y compris de notre première scène. L’orchestre donne là une preuve réelle de maîtrise, et une très grande confiance dans son chef. Ils respirent ensemble.

Même impression laissée par le chœur préparé et dirigé par Johannes Knecht, un phraé impeccable, une diction d’une grande clarté, un sens du rythme et de la respiration exemplaires mais surtout, il combine ces qualités avec un sens du jeu et surtout une joie de jouer qui rendent les grands moments choraux non des arrêts statiques comme souvent, mais des moments qui n’arrêtent pas la dynamique.  Vraiment magnifique dans une œuvre où la partie chorale est déterminante.

La distribution réunit parmi les plus grands titulaires des principaux rôles, sachant que l’œuvre n’est pas souvent programmée, même si ces dernières années, on a pu en voir une production en 2017 à Munich (Mise en scène d’Antu Romero Nunes ratée mais avec Gerald Finley(1) et à Pesaro (Production de Graham Vick un peu plus réussie, avec Nicola Alaimo, Juan Diego Flórez et Marina Rebeka). L’Opéra de Paris ne peut qu’afficher une production en… 2003, sans reprise. Mais notre première scène nationale, on le sait, n’aime pas trop son histoire et son répertoire, malgré les flons flons actuels autour de ses 350 ans. 
Ainsi la distribution frappe par son homogénéité, avec des rôles de complément très bien tenus, à commencer par Leuthold, confié à un artiste des chœurs, Antoine Saint-Espes tout comme le chasseur à Kwang Soun Kim. Grégoire Mour dont la voix claire s’est étoffée et projette bien, est un bon Rodolphe. Le pécheur Ruodi de Philippe Talbot est vraiment excellent, très contrôlé avec un beau phrasé et des aigus bien maîtrisés . L’air est difficile, et souvent confié, c’est dire, à la doublure d’Arnold. Le Walter Furst de Patrick Bolleire défend bien la partie avec sa voix de basse au timbre profond et sonore. Le Melchtal de Tomislav Lavoie est un peu plus anonyme, mais il a eu un petit accident qui l’a peut-être un peu déstabilisé . Le Gesler en caricature du mal est très bien tenu par Jean Teitgen, belle projection, beau travail sur la couleur pour un rôle qui exige un travail d’interprétation et ne supporte pas l’anonymat. Notons au passage le nombre de basses dans la distribution, Gesler, Furst, Melchtal , Leuthold, le chasseur : bonne indication sur la couleur voulue par Rossini trois ténors au timbre assez voisin, Arnold, Ruodi, Rodolphe, alors qu’il y un seul baryton, Guillaume Tell signe évident d’affirmation d’une singularité. Rossini sait composer ses voix (du côté des femmes un soprano lyrique, un soprano léger, un mezzo) et proposer une palette complète, ce qui sera aussi une loi du Grand-Opéra…

Jennifer Courcier, « doublure » sonore de Jemmy, habillée en jeune fille au seuil de l’adolescence et très fraiche en scène a une jolie voix très expressive, très claire, techniquement précise qui se fait bien entendre dans les ensembles. À suivre.

Magnifique Hedwige d’Enkelejda Shkosa, plutôt discrète dans la première partie, dont la voix puissante, très contrôlée, avec une belle diction française, domine les ensembles du quatrième acte et affiche un beau mezzo à la voix homogène et sûre. Voilà une artiste discrète, une vraie belcantiste, qui a toujours mérité l’attention et qui montre ici une belle présence, très engagée dans la mise en scène.
La Mathilde de Jane Archibald surprend très agréablement et s’affirme avec une voix large, bien assise, qui a gagné en corps (elle a débuté dans les colorature suraigus comme Zerbinette) et en puissance. Elle a gardé aussi de vraies qualités d’agilité et de contrôle à l’aigu, avec un beau legato et un chant clair, doté d’une belle autorité (« Sombre forêt » est une grande réussite, y compris théâtrale) avec un magnifique travail sur la couleur dans «pour notre amour plus d’espérance».

L’Arnold de John Osborn est proprement fantastique. Il sait ménager ses effets, s’économise pour préparer son troisième acte, le plus difficile avec ses aigus ravageurs qui peuvent aussi sonner désagréablement quelquefois comme un cri d’animal qu’on égorge, ici sont parfaitement maîtrisés, avec une ligne de chant dominée et un français impeccable, clair, magnifiquement phrasé : John Osborn, l’un des ténors les plus demandés – et justement –  dans ce répertoire donne ici une leçon de technique, mais aussi d’expression, de jeu sur les couleurs, de soin sur chaque syllabe et de suprême élégance. Il sait aussi travailler les aspects héroïques d’Arnold, parce que la voix a du corps, de la largeur. C’est tout ce qui fait la difficulté du rôle d’ailleurs et qui va donner naissance à des rôles comme Raoul des Huguenots. Fascinant.

Nicola Alaimo en Guillaume Tell donne aussi une autre leçon qui est leçon d’interprétation et de modestie. Voilà un chant complètement maîtrisé, quelquefois un peu tendu, mais le rôle est plus difficile qu’il n’y paraît quelquefois car souvent les récitatifs sont redoutables par leurs aigus par exemple. Le rapport scène salle convient à cette voix empreinte de douceur. Voilà un chant qui n’est jamais démonstratif ou surchanté, qui valorise le texte, dit en un français très clair, qui reste équilibré et semble d’une simplicité extraordinaire, d’un naturel si fascinant qu’on a l’impression d’une évidence. C’est un Tell profondément humain, qui occupe la scène par sa seule présence imposante, sans jamais surjouer non plus. Il est totalement le personnage avec un courage naturel qui n’incarne pas le chef au sens de pouvoir, mais d’autorité naturelle que donne la force d’âme. Une vision d’humanité modèle totalement incarnée. Rencontre exceptionnelle d’un artiste et d’un personnage.

Ballets réglés par Demis Volpi: une réussite

Il reste quelques jours (jusqu’au 17 octobre) pour vous précipiter à Lyon pour l’un des spectacles les plus réussis de ces dernières saisons, où musique et mise en scène sont solidaires et d’une égale qualité. Pour découvrir Guillaume Tell, comprendre le génie de Rossini, passer une soirée mémorable, c’est à l’Opéra de Lyon qu’il faut aller. Encore un coup de maître de Serge Dorny.

(1) À noter que la production munichoise est reprise avec une meilleure distribution enc en mai 2020 : Finley, Spyres, Jicia

Photos de scène: © Bernard Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2019-2020

L’Opéra de Lyon (Arch. jean Nouvel)

Plus on avance dans la lecture des saisons de l’Opéra de Lyon, et plus on mesure l’évolution d’une programmation qui aujourd’hui affirme sa singularité, dans les choix des metteurs en scène et des œuvres, dans les choix culturels, tout en affirmant la présence répétée de compagnons de route; en ce sens, Serge Dorny est bien l’héritier de Gérard Mortier, avec qui il a travaillé au tout début de sa carrière. Plus  on considère d’ailleurs les programmes des opéras en Europe, et plus on ressent l’absence de Mortier, de sa vivacité intellectuelle, de son sens dialectique redoutable, de sa soif de culture sous toutes ses formes, de sa manière de considérer le monde, et de voir comment le traduire sur une scène d’opéra.

Dorny quittant Lyon à la fin de la saison 2020-2021, le processus de recrutement de son successeur est lancé, moins médiatisé que celui du successeur de Lissner à Paris, mais peut-être plus difficile. Le travail à Paris est plus ou moins calibré: du répertoire, des nouvelles productions, le ballet et sa crise endémique depuis le départ de Brigitte Lefèvre et deux théâtres à gérer avec les soucis inhérents, sans compter le regard d’une presse toujours à l’affût de la faute de l’abbé Lissner, comme elle le fut de celle de l’abbé Mortier. Il faut un profil artistique certes, mais bien plus en ce moment un gestionnaire capable d’être aussi visionnaire, denrée rare. Mais même avec un médiocre, l’histoire a prouvé que la machine continuait de tourner, car ce type d’institution a une force d’inertie qui la fait survivre même à une direction problématique.

C’est peut-être plus difficile à Lyon parce que la structure est plus fragile et dépend étroitement (au niveau du lyrique) de la programmation appuyée sur huit grosses productions presque toutes nouvelles. Certes, le théâtre est aujourd’hui un théâtre européen prestigieux, ce qu’il n’était plus en 2003 à l’arrivée de Dorny : il traversait une crise de succession depuis la fin de l’ère Erlo-Brossmann, qui, ne l’oublions pas, fut elle aussi brillante et solide et qui a construit l’identité de cette maison. N’oublions surtout pas les directeurs musicaux de leur période, qui ont eu nom John Eliot Gardiner et Kent Nagano et des productions enviables.
Après l’ère Dorny, ne souhaitons pas de crise de succession similaire. Mais il est vrai qu’autant reconstruire un théâtre dure plusieurs années, autant le mettre à terre ne peut durer que quelques mois.
Ce sera difficile pour le successeur qui devra ou bien proposer des saisons radicalement différentes, ou bien suivre le chemin ouvert par Dorny avec des inflexions, d’autres choix et d’autres esthétiques, mais toujours profondément enracinées dans la modernité, dans le style de La Monnaie de Bruxelles qui a toujours gardé quelque chose de la couleur donnée initialement par Mortier.
L’Opéra de Lyon est en France un fer de lance, qui accumule les réussites, il ne faudrait pas que cela s’émousse. Et pour l’instant, je ne vois pas vraiment qui en France pourrait continuer le travail initié à Lyon par Dorny.
La machine lyonnaise est une machine construite pour un rythme de stagione, un titre par mois à peu près, qui a atteint un rythme de croisière . Elle a trouvé aussi un équilibre musical, avec des chefs aussi différents que Kazushi Ono et aujourd’hui Daniele Rustioni, qui ont consolidé la qualité de l’orchestre, et Stefano Montanari, qui a emporté l’adhésion dans le répertoire XVIIIe sans parler du chœur, souvent splendide, investi, et très engagé aussi dans le travail scénique ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs.
Enfin, du point de vue scénique, cette maison a une singularité qui marque la différence avec les autres scènes françaises et bien des scènes européennes : Lyon a fait découvrir à la France des metteurs en scène en vue ailleurs, mais ignorés chez nous, comme David Bösch, ou Axel Ranisch la saison prochaine, des artistes à l’univers très singulier comme David Marton, des cinéastes qui se sont lancés dans l’opéra comme Christophe Honoré, et la saison prochaine Olivier Assayas. Bref, Dorny a affirmé l’opéra comme un art de notre temps (dans la lignée de Mortier) mais il a aussi offert à Lyon une visibilité internationale que cette salle n’avait jamais eue, montrant un taux de remplissage enviable avec un répertoire à mille lieux de la complaisance, sans oublier aussi une ouverture aux jeunes, soutenu en cela par la Région Auvergne Rhône-Alpes et les Ministères de l’Éducation nationale (rectorats de Lyon et de Grenoble) et de la Culture (DRAC Rhône-Alpes) .
Un séminaire fort riche sur Lessons in Love and Violence de George Benjamin (présenté à l’Opéra partir du 14 mai dans la mise en scène de Katie Mitchell) destiné à des formateurs de l’Éducation Nationale et des responsables de structures culturelles vient de s’y dérouler avec un énorme succès, par ailleurs quelques collèges isolés ont des classes à horaire aménagées expérimentales « Opéra » pour ne citer que deux opérations parmi d’autres : l’action de l’Opéra de Lyon ne se limite pas à la ville de Lyon et commence à vraiment rayonner.  Tous les spectateurs de Lyon savent que pour n’importe quel spectacle, il y a dans la salle des jeunes, qui d’ailleurs dès les beaux jours, envahissent le péristyle comme terrain d’entraînement de Hip Hop.

La saison 2019-2020 ne déroge pas à la tradition, avec un dosage subtil de titres traditionnels (Rigoletto, Le Nozze di Figaro, Tosca, Guillaume Tell), d’opéra en concert (Ernani) de titres rares (Irrelohe de Schreker), une création (Shirine de Thierry Escaich ) et deux reprises :  un titre plus bref (L’Enfant et les sortilèges), et un succès pour les fêtes (Le Roi Carotte, d’Offenbach).
Hors de la salle de l’opéra de Lyon, l’opéra se déplace au Théâtre de la Croix Rousse, ou au théâtre de la Renaissance à Oullins pour des formes diverses, destinées à un public plus jeune, ou plus large, plus divers en tous cas

  • The pajama game, comédie musicale de Broadway de 1954 (à Oullins et à la Croix Rousse)
  • I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky (de John Adams) (Croix Rousse)
  • Gretel et Hänsel (Engelbert Humperdinck & Sergio Menozzi)(Oullins)

Enfin, hors salle, comme troisième œuvre (avec Rigoletto et Irrelohe) du Festival 2020 dont le thème sera « La Nuit sera rouge et noire », au théâtre du point du jour, La Lune de Carl Orff.
On le voit, l’offre est variée, alternant grands standards, création, titres inconnus, et formes diverses pour toucher tous les publics.

Octobre

Guillaume Tell (7 repr. Du 5 au 17 octobre)
Le chef d’œuvre de Rossini, la référence du « Grand Opéra » romantique dans sa version originale en français (créé à l’Opéra de Paris en 1829). Daniele Rustioni au pupitre, évidemment, et dans une mise en scène d’un des jeunes metteurs en scène les plus intelligents et imaginatifs d’Allemagne, Tobias Kratzer (qui mettra en scène cette année Tannhäuser au festival de Bayreuth). Avec évidemment John Osborn inévitable dans le rôle d’Arnold, Nicola Alaimo, le grand baryton italien dans Tell, un rôle un peu hors de l’habitude pour lui, Jane Archibald dans Mathilde et Enlelejda Shkosa dans Hedwige.
Grande œuvre, grande distribution, grand metteur en scène, à ne manquer sous aucun prétexte.

Novembre

Ernani (6 novembre)
En version de concert (qu’on verra aussi au TCE à Paris le 8 novembre), un opéra du jeune Verdi dans le sillon tracé par Attila en 2017 et Nabucco en 2018), peu connu en France inspiré de Victor Hugo, avec l’Ernani du moment sur toutes les scènes du monde : Francesco Meli ; Il sera entouré du Carlo de Amartuvshin Enkhbat, qui a triomphé dans Nabucco en 2018, du Silva de Roberto Tagliavini et de l’Elvira de Carmen Giannatasio (seul élément de la distribution qui suscite dans ce rôle terrible un petit doute de ma part). Orchestre et chœur dirigés par Daniele Rustioni.

L’Enfant et les sortilèges (7 représentations du 14 au 19 novembre)
Reprise de la production très visuelle de Grégoire Pont et James Bonas qui avait eu tant de succès en 2016. Une manière d’ouvrir le théâtre aussi à un autre public qui entre à l’opéra pour un spectacle d’une heure.  La production a déjà triomphé et revient précédée d’une flatteuse réputation, avec une qualité musicale garantie, puisque l’orchestre sera dirigé par Titus Engel, un jeune chef suisse vivant à Berlin qui aura ouvert un mois auparavant la très attendue nouvelle saison du Grand Théâtre de Genève. Le chœur sera dirigé par Karine Locatelli cheffe valeureuse de la Maîtrise, et les solistes seront ceux du Studio de l’Opéra de Lyon.

Décembre :

The Pajama Game (11 représentations : du 12 au 14 décembre au Théâtre de la Renaissance à Oullins, du 18 au 29 décembre au Théâtre de la Croix Rousse).
Une comédie musicale de Broadway à Lyon, pour les fêtes, en parallèle avec Le Roi Carotte à l’Opéra. La première en 1954 à Broadway fut triomphale : Le livret,  signé Georges Abbott et Richard Bissell, la mise en scène Jérôme Robbins, la chorégraphie Bob Fosse. Rien de moins !
Évidemment, la Croix-Rousse n’est pas Broadway,  et l’œuvre présentée le sera avec une orchestration allégée dirigée par Gérard Lecointe et une mise en scène qui convienne à l’espace de la Croix Rousse, signée Jean Lacornerie et Raphaeël Cottin. Et plein de jeunes sur scène.

Le Roi Carotte (9 représentations du 13 décembre au 1er janvier)
Reprise de la production de Laurent Pelly dont le nom est à Lyon indissolublement lié à Offenbach, manière aussi de fêter doublement l’anniversaire de ses deux-cents ans après le Barbe-Bleue qui  fermera la saison 2018-2019.
C’est le jeune Adrien Perruchon qui dirigera, un talentueux jeune chef qui commence à émerger, on y retrouvera Yann Beuron, Christophe Mortagne, Chloé Briot, Julie Boulianne. À voir évidemment : on ne rate pas un Offenbach pareil, dont le destin fut si difficile.

Janvier

Tosca (9 représentations du 20 janvier au 5 février)
Présentation à Lyon de la production coproduite avec Aix en Provence 2019, signée Christophe Honoré, qui revient à l’Opéra après son superbe Don Carlos de 2018. Dirigée par Daniele Rustioni, elle sera interprétée par les mêmes chanteurs qu’à Aix, sauf le ténor (ce n’est peut-être pas un mal), soit Angel Blue (Tosca) et Massimo Giordano, une belle voix italienne brillante qui était Ismaele dans le Nabucco de Novembre 2018,  dans Mario, ainsi qu’Alexey Markov l’un des meilleurs barytons actuels, pour Scarpia. À noter la présence une des Tosca mythiques des années 90, Catherine Malfitano, une des très grandes de la fin du siècle dernier dans le rôle de la Prima donna, double de Tosca.
Un must comme on dit, parce que Tosca manque à Lyon depuis 1979, parce que la production est excitante, avec Rustioni et Honoré aux manettes, et aussi pour Malfitano, une de ces immenses qui dès qu’elle était en scène, aimantait tous les regards.

Février

I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky de John Adams ( 9 représentations du 13 au 25 février) au Théâtre de la Croix Rousse.
La préparation du Festival (deux grosses productions à répéter dans l’Opéra) nécessite en février que la programmation s’externalise. C’est une excellente initiative que de proposer une forme plus légère, très peu connue en France hors des spécialistes, créée à l’Université de Berkeley en 1995, d’un des grands compositeurs de la fin du XXème siècle, John Adams (l’auteur de Nixon in China, de la Mort de Klinghoffer, de Docteur Atomic, très lié à Peter Sellars). La mise en scène en sera confiée à Macha Makeieff, une garantie, l’ensemble instrumental à Philippe Forget, et le chant aux chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon. Inutile de souligner qu’il faudra aller voir ce spectacle qui permettra de découvrir un John Adams peut-être moins connu.

Mars

Festival 2020 : La Nuit sera rouge et noire
(du 13 mars au 2 avril)
Un titre pastichant le mot laissé par Gérard de Nerval le soir de son suicide “La nuit sera noire et blanche”:  sang et mort, inquiétude, drame, amours névrotiques, assassinats. Trois œuvres dont deux inconnues en France (Irrelohe, et La lune) et la troisième un grand standard de l’opéra, Rigoletto. On est donc dans le contraste savamment calculé.

Rigoletto (9 représentations du 13 mars au 2 avril)
Cette nouvelle production en coproduction avec Munich (qui a au répertoire un Rigoletto qu’il est temps de changer) est confiée pour la mise en scène à Axel Ranisch à qui l’on doit récemment une très belle production de Orlando Paladino au Festival de Munich de 2018. Cinéaste, metteur en scène de théâtre, acteur, Axel Ranisch, né en 1983, est l’un des artistes émergents sur la scène de l’opéra, et bien qu’encore jeune, il a derrière lui une longue liste de productions et films.
Rigoletto, ce sera Roberto Frontali, qui a triomphé à Rome en décembre dernier dans le rôle, Gilda sera Nina Minasyan et un Duc de Mantoue à découvrir, Mykhailo Malafii un jeune ukrainien à la voix étonnante.
La direction sera aussi confiée à un jeune chef italien qui concentre l’attention actuellement, Michele Spotti, que les lyonnais auront découvert dans Barbe-Bleue d’Offenbach en juin 2019. Beau retour d’un titre qui manque à Lyon depuis 1976.

Irrelohe (6 représentations du 14 au 28 mars)
Voilà la grande inconnue du Festival, un opéra de Schreker, c’est déjà rare, même si on le connaît mieux désormais et notamment Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) déjà vu à Lyon en 2015. Irrelohe, créé à Cologne en 1924 par Otto Klemperer est une partition complexe qui n’a pu se maintenir au répertoire, même s’il en existe deux enregistrements et puis Schreker, devenu un « dégénéré » sous le nazisme a été victime de l’histoire et ses œuvres ont peu survécu à la guerre. Irrelohe néanmoins a été récemment repris à Bonn (2010) et Kaiserslautern (2015). La production lyonnaise est une création française. L’œuvre dont le titre signifie « Les flammes folles » est une histoire qui ressemble au Trouvère de Verdi et qui finit aussi dans les flammes.
C’est David Bösch, désormais l’une des références de la mise en scène d’aujourd’hui en Allemagne, (on lui doit Simon Boccanegra à Lyon et aussi Les stigmatisés ), qui assurera aussi celle d’Irrelohe, créant ainsi un fil d’une œuvre de Schreker à l’autre, et la direction sera assurée par Bernhard Kontarsky, connu à Lyon depuis longtemps, un des très grands spécialiste des œuvres du XXe siècle. Dans la distribution, les lyonnais retrouveront Stephan Rügamer, déjà vu à Lyon dans Le Cercle de craie (Zemlinsky) et Piotr Micinsky, qui a triomphé dans Masetto du dernier Don Giovanni et surtout dans l’Enchanteresse où il jouait le rôle de Mamyrov, le méchant.
Serge Dorny renouvelle autour de Schreker l’opération qui a conduit L’Enchanteresse au succès. Mais David Bösch est un metteur en scène un peu plus sage que Zholdak…

La Lune (7 représentations du 15 au 22 mars) au Théâtre du Point du Jour (Lyon 5ème)
L’œuvre, signée Carl Orff (le compositeur des Carmina Burana) a été créée en 1939, à la veille de la guerre, par Clemens Krauss à Munich. Elle s’inspire d’un conte de Grimm, et raconte d’une certaine manière, la naissance de la Lune, qui éclaire la nuit. Elle a l’avantage d’être exécutable aussi par une petite formation (deux pianos, orgue et percussion) et a été confiée au duo-Grégoire Pont et James Bonas qui ont proposé L’Enfant et les sortilèges en 2018, repris dans la saison 2019 à cause du grand succès. Ce sera sans doute encore un enchantement visuel.

Avril

Gretel et Hansel (6 représentations au Théâtre de la Renaissance à Oullins)
L’œuvre de Engelbert Humperdinck, adaptée par Sergio Menazzi est présentée hors les murs (après le mois de Festival, l’opéra se repose un peu et abrite les répétitions de la création mondiale du mois de mai) .C’est une production où la Maîtrise de l’Opéra de Lyon joue un rôle déterminant et l’orchestre sera donc dirigé par sa responsable artistique Karine Locatelli, avec des solistes du Studio de l’OpéraLa production est confiée à Samuel Achache, Molière 2013 du spectacle musical, membre du collectif artistique de la Comédie de Valence, un metteur en scène qui aime particulièrement le théâtre musical.

Mai

Shirine (6 représentations du 2 au 12 mai)
Opéra de Thierry Escaich, sur un livret de Atiq Rahimi. C’est la deuxième création mondiale à Lyon de Thierry Escaich après Claude (livret de Robert Badinter) en 2013. C’est le poète perse Nizami Ganjavi qui a inspiré le librettiste Atiq Rahimi (Prix Goncourt 2008). Shirine raconte une histoire d’amour impossible entre le Roi de Perse Khosrow et Shirine, une princesse chrétienne d’Arménie. On perçoit immédiatement les échos que pareille histoire peut avoir aujourd’hui.
La direction en est confiée à Martyn Brabbins, grand spécialiste du XXe siècle qu’on a déjà vu dans la fosse de l’Opéra de Lyon (L’Enfant et les sortilèges de Ravel, Der Zwerg de Zemlinsky, Cœur de chien de Raskatov), et la mise en scène sera assurée par Richard Brunel (qui a fait aussi à Lyon en 2012 L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Victor Ullmann et en 2018 Le Cercle de Craie de Zemlinsky) . Dans la distribution, des chanteurs francophones très valeureux, Julien Behr, Hélène Guilmette, Jean-Sébastien Bou (qui chantait Claude dans l’opéra précédent d’Escaich) et Laurent Alvaro.

Juin

Le nozze di Figaro (8 représentations du 6 au 20 juin 2019),
L’œuvre de Mozart clôt la saison 2018-19, comme Don Giovanni avait clôt 2017-18, et les deux sont confiées à Stefano Montanari, l’un des chefs les plus réclamés aujourd’hui notamment en Italie dans le répertoire mozartien et rossinien, à qui Dorny a donné une de ses premières chances il y a quelques années. Venu du baroque, Montanari se caractérise par une énergie peu commune, un travail sur la pulsation à l’opéra qui aboutit à des résultats souvent triomphaux, tant l’œuvre retrouve une incroyable vie. Il fait partie comme d’autres des compagnons de route que Dorny a su fidéliser.
Pour ce Mozart, Serge Dorny fait de nouveau appel à un cinéaste pour sa première mise en scène d’opéra, Olivier Assayas qui est aussi scénariste, et dont l’univers pourrait très bien convenir à cette folle journée. Dans la distribution, on trouve les noms de Nikolay Borchev (le Comte), le très bon Dandini de la Cenerentola lyonnaise signée Herheim, Mandy Fredrich (la comtesse), un des sopranos importants en Allemagne aujourd’hui pour les rôles de lyrique (Marguerite de Faust, Agathe de Freischütz), Figaro sera Alexander Miminoshvili, dont Wanderersite écrivait à propos de son Erimante dans l’Erismena d’Aix en Provence en 2017 « belle basse barytonnante aux graves profonds, au chant souple et au timbre chaleureux doué d’une jolie expressivité en colorant bien les paroles » .

 À ce riche programme s’ajoutent des concerts dirigés par Daniele Rustioni ou Stefano Montanari, des récitals (Ian Bostridge, Maria Joao Pires), des concerts de musique de chambre dans le cadre lumineux du Grand studio de ballet dont les programmes font écho à celui de la saison.

Enfin l’Opéra de Lyon partira en tournée, à Aix en juillet 2019 pour Tosca, à la Ruhrtirennale de Bochum en août 2019 où sera proposé Didon et Enée Remembered (David Marton, Festival 2019) et en octobre 2019 à l’opéra de Mascate (Oman) pour l’Enfant et les Sortilèges dans la production reprise en novembre 2019 à Lyon de Grégoire Pont et James Bonas.

Vous en conviendrez, tout cela vaut bien quelques allers et retours en TGV, pour découvrir des nouvelles œuvres, des metteurs en scène inconnus et aussi, ne l’oublions pas des chanteurs souvent jeunes mais très valeureux, découverts par le conseiller vocal de l’Opéra de Lyon, Robert Körner.
Il y a plein de raisons de se retrouver à Lyon et pas seulement au Festival. Je suis déjà impatient pour ma part de découvrir le Guillaume Tell signé Rustioni-Kratzer.
Mais je n’ai qu’un seul regret, c’est que certaines productions qui ont marqué le public n’aient pas fait l’objet de captations, faute de financements. Je pense par exemple à l’Elektra de Berghaus et à la Damnation de Faust de David Marton, mais on pourrait en citer d’autres, comme l’Enchanteresse

LES SAISONS 2016-2017 (3): KOMISCHE OPER BERLIN

Die Zauberflöte Prod. Susanne Andrade (1927) ©Iko Freese :drama-berlin.de
Die Zauberflöte Prod. Susanne Andrade (1927) ©Iko Freese :drama-berlin.de

On pourrait penser à d’autres théâtres plus prestigieux, plus conformes aux étapes  habituelles du mélomane voyageur: Royal Opera House, MET, La Monnaie, Amsterdam, mais  c’est décidément la Komische Oper de Berlin qui a ma préférence. D’abord parce que c’est un lieu qui a une histoire culturelle forte, et qui a traversé la fin de l’Empire allemand, la république de Weimar, le nazisme, la DDR, et les bouleversements de la réunification sans abdiquer sa nature profonde, au point que le mensuel Opernwelt lui a décerné le titre envié d’Opéra de l’année en 2007 et en 2013.
La Komische Oper, c’est l’histoire d’un théâtre mythique, qui s’appelle Theater in der Behrensstrasse au XVIIIème où ont été créés Goetz de Berlichingen de Goethe ou Nathan der Weise de Lessing, puis à la fin du XIXème Theater Unter den Linden et bientôt Metropol Theater : il y a toujours eu un théâtre là où existe aujourd’hui la Komische Oper. Le Metropol Theater a été le théâtre mythique de l’Opérette et des revues satiriques dans la Berlin des débuts du XXème jusqu’aux années 30, mais l’abondance de compositeurs juifs qui ont dû fuir le nazisme a interrompu cette fête permanente.  Après la 2ème guerre mondiale, il rouvre en 1947 (miraculeusement, alors que le bâtiment a été bombardé et détruit, la salle est intacte, dans son style néo baroque de la fin du XIXème) et devient, sous la direction de Walter Felsenstein, un des lieux fondateurs de l’école de mise en scène moderne, universellement admiré dans le monde du théâtre. La Komische Oper de Berlin s’inscrit dans la tradition d’un théâtre ouvert et populaire (les prix pratiqués sont très raisonnables) et l’appellation « Komische Oper » s’inscrit là aussi dans une tradition née au XVIIIème en France qui a fait de l’Opéra Comique la réponse « populaire » à l’Opéra. C’est donc une scène « alternative » au sens où elle montre d’autres voies possibles, notamment en matière de mise en scène, c’est sa tradition, mais aussi de répertoire car l’opérette y tient une place non négligeable. Ainsi parmi les trois opéras berlinois, la Komische Oper est « différente » ; aussi invité-je ceux qui passent par Berlin de ne jamais oublier que c’est la Komische Oper qui est dépositaire de la tradition berlinoise moderne, plus que les deux autres institutions, aussi importantes soient-elles, et donc d’y aller faire un tour.

Le metteur en scène australien Barrie Kosky  en est actuellement l’intendant, c’est un homme à tout faire ( et notamment un nombre respectable de productions) qui a réorienté la politique de la maison dans plusieurs directions :

  • Le répertoire baroque : ses spectacles d’ouverture lorsqu’il a pris les rênes de la maison ont été la trilogie monteverdienne, un triomphe auprès du public, d’autant que la salle de 1200 places aux dimensions moyennes le permet.
  • L’opérette berlinoise, et notamment celle qui avait été ostracisée par les nazis, celles des années 20 et qui triompha sur la scène du Metropol
  • L’accueil d’un nouveau public, et notamment de l’importante communauté turque qui habite Berlin : ainsi, les surtitrages sont systématiquement en turc, entre autres langues, et la politique des publics est soucieuse de cette population.
  • Auparavant, tous les opéras étaient donnés en langue allemande (comme à la Volksoper de Vienne). Désormais, les opéras sont donnés en langue originale.
  • Et bien sûr, la continuation d’une tradition d’innovation scénique, d’appel à de nouveaux metteurs en scène (notamment anglo saxons comme “1927”, Benedict Andrews ou Keith Warner) et à des expériences scéniques différentes. N’oublions pas que les Hans Neuenfels, Harry Kupfer, Andreas Homoki (qui fut intendant avant Kosky) et bien d’autres ont beaucoup fréquenté cette maison, dans le sillage de la tradition instituée par Walter Felsenstein

Pour 2016-2017, voici les nouvelles productions :

Octobre 2016: Il barbiere di Siviglia de G.Rossini pour 12 représentations dans l’année (jusqu’en juillet), une nouvelle production signée Kirill Serebrennikov, metteur en scène russe à succès en Russie (Le Coq d’Or au Bolshoï) qui a présenté « Les idiots » en 2015 au Festival d’Avignon, et au pupitre Antonello Manacorda, ex-premier violon du Lucerne Festival Orchestra qui a embrassé la carrière de chef d’orchestre. C’est le très talentueux ténor Tansel Akzeybek qui sera Almaviva aux côtés de la Rosine de Nicole Chevalier, membre de la troupe d’origine américaine qui chantera la version pour soprano.

Novembre 2016 : Peter Pan de Richard Ayres, un opéra pour enfants (11 représentations jusqu’à février 2017), dans une mise en scène de Keith Warner et dirigé par Anthony Bramall. Sur commission conjointe de l’Opéra de Stuttgart et de la Komische Oper. L’Opéra pour enfants « comme des grands ».

Décembre 2016 : Période de Noël, période d’opérette.

Die Perlen der Cleopatra, d’Oscar Straus. Une opérette folle, une Egypte berlinisée, avec l’équipe de Ball im Savoy (fantastique spectacle) emmenée par la star Dagmar Manzel qui a aussi à son actif la recréation cette saison de Eine Frau, die weiß, was sie will!, un étourdissant show créé lui aussi au Metropol Theater en 1932 adapté en français en Madame, je veux en 1935. Oscar Straus (sans le s final, pourtant dans son vrai nom , pour le pas être confondu avec les autres Strauss) d’origine juive, a dû fuir le nazisme à l’Anschluss, se réfugier en France, puis à Hollywood, on lui doit des opérettes très célèbres dont Rêve de Valse et Trois Valses.
Dagmar Manzel et le chef Adam Benzwi feront revivre ce délire (créée au Theater an der Wien en 1923 entre autres par Richard Tauber), satire de la culture bourgeoise dans une mise en scène de Barrie Kosky, comme le fol et joyeux Ball im Savoy. À ne manquer sous aucun prétexte pour se réconcilier avec l’opérette.

Marinka d’Emmerich Kálmán. Encore un compositeur d’opérettes à succès, contraint de s’exiler parce que juif (même si, dit-on, Hitler adorait tellement ses opérettes qu’il lui offrit le tire d’Aryen d’honneur) on lui doit notamment Princesse Czardas et Comtesse Maritza. Marinka est une opérette créée à New York en 1945, qui revient à Berlin sous forme concertante (avec costumes) pour deux soirs seulement. (Direction musicale Koen Schoots)

Janvier 2017 : Petrouchka (Stravinsky)/L’Enfant et les sortilèges (Ravel), par la troupe « 1927 ». Après l’immense succès (exporté jusqu’à Los Angeles) de Zauberflöte (un spectacle à voir séance tenante, on le joue chaque année et aussi l’an prochain) , « 1927 », ce très célèbre groupe britannique, c’est à dire Suzanne Andrade, Esme Appleton et Paul Barritt  pour les animations reviennent pour un binôme musical qui devrait encore ravir par l’originalité du travail. La direction musicale est assurée par Markus Poschner, qui fut 1.Kappelmeister à la Komische Oper, actuellement GMD à Brème jusqu’à l’an prochain. Il va prendre la direction du Linz Bruckner Orchester comme successeur de Dennis Russell Davies, à partir de la saison 2017-2018
En Coproduction avec  la Deutsche Oper am Rhein Düsseldorf/ Duisburg.

Avril 2017 : La foire de Sorotchinzy de Modest Moussorgski (en langue russe). Un Moussorgski rare, dirigé par le GMD Henrik Nánási, un chef remarquable, et mis en scène par Barrie Kosky pour 7 petites représentations qu’il ne faudra sûrement pas manquer entre avril et juillet 2017. La version proposée est celle de Pavel Lamm (1932) orchestrée par Wissarion Jakowlewitsch Schebalin. L’œuvre inspirée d’une nouvelle de Gogol a attendu longtemps après la mort de Moussorgski pour être créée (1911 à Saint Petersburg) La version reconstituée la plus commune est celle de Nicolaï Tcherepine, mais la Komische Oper a choisi le travail de Pavel Lamm, considéré comme plus proche de Moussorgski.Deux remarques :

  • Une nuit sur le Mont chauve (1867) a été introduit par Moussorgski dans l’oeuvre comme une sorte de cauchemar d’un des personnages, Grizko.
  • L’œuvre manque à Berlin depuis 1948, où elle a été créée à la Komische Oper sans jamais être reprise ni depuis, ni ailleurs.

Beaucoup de raisons réunies pour ne pas manquer de faire le voyage de Berlin, d’autant qu’avril est toujours riche en musique (Festtage de la Staastoper).

Mai 2017 : Medea, d’Aribert Reimann d’après Franz Grillparzer (7 représentations de mai à Juillet). Créé en 2010 à l’Opéra de Vienne avec un énorme succès puis repris à Francfort, c’est la création à Berlin, dans une mise en scène de l’australien Benedict Andrews, à qui l’on doit la production locale de L’Ange de Feu de Prokofiev qu’on verra à Lyon la saison prochaine et dirigée par Steven Sloane, un chef passionné par le répertoire contemporain. Avec Nicole Chevalier, Nadine Weissmann, Günter Papendell.

Juin 2017 : Zoroastre, de Jean-Philippe Rameau (6 représentations en juin et juillet). Barrie Kosky continue de proposer à Berlin des opéras du répertoire baroque.  Une production qui attire les mouches à mises en scène dont je suis puisque c’est Tobias Kratzer ( Les Huguenots, Le Prophète, Die Meistersinger pour ne citer que les productions que j’ai vues) qui mettra en scène l’œuvre de Rameau, tandis que le chef Christian Curnyn, spécialiste de ce répertoire et bel interprète de Rameau, dirigera la formation de la Komische Oper.

On peut rajouter que celui qui passe une semaine à Berlin début juillet peut voir toutes les nouvelles productions de l’année en un Festival annuel (du 8 au 16 juillet 2017).

Du côté des reprises et du répertoire, ce n’est pas si mal et j’ai essayé de sélectionner :

Die Frau die weiss was Sie will Prod. Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de
Die Frau die weiss was Sie will Prod. Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de

Septembre 2016 : Eine Frau die weiss was sie will , d’Oscar Straus, l’ébouriffant succès de cette saison repris pour 8 représentations de septembre à décembre 2016, production de Barrie Kosky dirigée par Adam Benzwi avec Dagmar Manzel et Max Hopp. À ne manquer sous aucun prétexte si vous êtes à Berlin à cette période.

Die Meistersinger von Nürnberg, Prod.Homoki ©Monika Rittershaus
Die Meistersinger von Nürnberg, Prod.Homoki ©Monika Rittershaus

Octobre 2016 : Die Meistersinger von Nürnberg, de R.Wagner, reprise de la production d’Andreas Homoki d’il y a quelques années pour 4 représentations en septembre et octobre . N’oublions pas que Meistersinger est qualifié par Wagner de « grosse komische Oper » et a droit à ce titre à la scène de la Komische Oper de Berlin. C’est Patrick Lange, excellent chef trop peu connu qui dirigera et Hans Sachs sera Tomas Tomasson, Walther, Will Hartmann et Ev,a Johanni van Oostrum.

Rusalka de A. Dvořák pour 6 représentations d’octobre à décembre 2016, dans la mise en scène de Barrie Kosky, dirigé par Henrik Nánási, le GMD. Cela promet du très bon niveau et Nadine Weissmann, la Erda et la Waltraute de Bayreuth, sera ici Ježibaba.

Die Zauberflöte de W.A. Mozart. On aurait bien été étonné qu’une production fétiche de cette maison qui est un must, qu’il faut avoir vue, n’apparaisse pas dans les reprises de l’année. 11 représentations entre octobre 2016 et janvier 2017, sous la direction de Henrik Nánási, la production de Susanne Andrade et du groupe 1927 aura pour couple Pamina/Tamino Nicole Chevalier et Tansel Akzeybek. Manqueriez-vous cela ? Ce serait une erreur, pire, une faute.
Novembre 2016 :

Eugène Onéguine, de P.I.Tchaïkovski, dans une mise en scène de Barrie Kosky (en coproduction avec Zürich) et dirigé par Henrik Nánási, pour 8 représentations entre novembre 2016 et janvier 2017. C’est Günter Papendell un bon chanteur de la troupe, qui sera Eugène Onéguine.

Février 2017 :

Les Contes d'hoffmann Prod.Kosky ©Monika Rittershaus
Les Contes d’hoffmann Prod.Kosky ©Monika Rittershaus

Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, 7 représentations entre février et avril 2017 de la production de Barrie Kosky avec ses trois Hoffmann (les trois ténors : Uwe Schönbeck, Tom Erik Lie, Alexander Lewis)et son unique poupée (Nicole Chevalier), dirigé par le très bon Stefan Soltesz.

Ball im Savoy de Paul Abraham, l’opérette qu’il faut avoir vue (une de plus): dans une Nice qui ressemble à Berlin, la rouerie des femmes et la balourdise des hommes, avec un gentil diplomate turc Mustafa Bey qui aujourd’hui ferait scandale. Adam Benzwi dirige bien sûr, Barrie Kosky met en scène bien sûr, et bien sûr Dagmar Manzel emporte la joyeuse troupe. J’ai vu, j’ai rendu compte, j’ai envie de revoir. (8 représentations entre février et avril 2017)

Orfeo par Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de
Orfeo par Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de

L’incoronazione di Poppea, de Cl.Monteverdi (nouvelle instrumentation d’Elena Kats-Chernin) reprise de la production inaugurale de 2012 alors en trilogie (Orfeo, Poppea, Ulisse) de Barrie Kosky pour 5 représentations d’avril à juin, dirigé par Matthew Toogood (avril)/André de Ridder avec une distribution qui change selon les dates.
Orfeo, de Cl.Monteverdi (nouvelle instrumentation d’Elena Kats-Chernin), reprise de la production inaugurale de 2012 alors en trilogie de Barrie Kosky pour 5 représentations de juin à juillet dirigée par Matthew Toogood (juin)/André de Ridder.

 

Dans les reprises, on peut aussi voir Don Giovanni, My fair Lady et Carmen, mais déjà le choix est large.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas la Komische Oper ou qui auraient envie de faire l’expérience, je conseille inévitablement de voir une opérette, ou bien Ball im Savoy, ou bien la nouvelle production Die Perlen der Cleopatra ; comme je le répète à mes amis qui naviguent entre Wagner, Verdi et Strauss (Richard), il peut être intéressant de découvrir une autre musique, complètement différente, mais de très grande qualité. Dans le cas d’Oscar Straus, il a traversé les deux guerres mondiales (né en 1870, il meurt en 1954) et a vécu aussi bien à Berlin (où il a étudié auprès de Max Bruch) qu’à Vienne, de plus contrairement à d’autres musiciens qui ont fui le nazisme, il est revenu en Autriche où il est mort. Le genre léger de l’opérette n’est pas dédaigné outre Rhin, y compris par les grands chefs ou les grands chanteurs.

Il y a de nombreux motifs de fréquenter la Komische Oper la saison prochaine, même si on peut s’étonner que Barrie Kosky signe tant de productions. En soi, ce n’est pas une mauvaise chose dans la mesure où Kosky est vraiment l’un des metteurs en scènes intéressants de la scène lyrique européenne. Dans un théâtre où la plupart des intendants sont historiquement tous les metteurs en scène, Walter Felsenstein, Joachim Herz, Harry Kupfer (même si il a été flanqué de Werner Rackwitz, ce qui fut plutôt une chance sous la DDR, puis d’Abert Kost les dernières années) Andreas Homoki et maintenant Barry Kosky, il n’est pas absurde que l’intendant signe de nombreuses productions donnant une couleur au théâtre : humour, bonne humeur, imagination, mais aussi causticité, culture et largeur de vues sont sa signature.  Sa personnalité très fédératrice soude profondément la troupe et les travailleurs de la maison, ce qui est un autre avantage. Et ce qui ne gâte rien, rares sont les productions médiocres ou sans intérêt, avec une troupe solide sans être exceptionnelle, un orchestre sans doute moins prestigieux que les orchestre des deux autres opéras, mais un GMD (Generalmuskidirektor) de très grande qualité (Henrik Nánási), la Komische Oper est un théâtre d’où l’on sort rarement déçu. [wpsr_facebook]

Eugène Onéguine, Prod.Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de
Eugène Onéguine, Prod.Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de

 

 

 

 

 

BADISCHES STAATSTHEATER KARLSRUHE 2015-2016: LE PROPHÈTE de Giacomo MEYERBEER le 28 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Johannes WILLIG; Ms en scène: Tobias KRATZER)

Acte IV  ©Matthias Baus
Acte IV ©Matthias Baus

Deux nouvelles productions de Meyerbeer à quelques semaines de distance, l’une à Berlin (Vasco de Gama – L’Africaine) l’autre à Karlsruhe (Le Prophète) ; ces dernières années on a vu aussi réapparaître Les Huguenots (à la Monnaie et à Strasbourg, mais aussi à Nuremberg) et on l’annonce à Paris. Que se passe-t-il au royaume de l’Opéra ? Meyerbeer reviendrait il à la mode ? L’auteur le plus populaire du XIXème siècle joué et rejoué à satiété, on dira même jusqu’à l’écœurement, devenu terrible routine parce que victime de son succès, mais aussi victime de l’antisémitisme (il sera interdit par les nazis) a disparu des scènes lyriques depuis des dizaines d’années. Pourtant, dans mon souvenir, Robert Le Diable programmé par Massimo Bogianckino à Paris en 1985 fut plutôt un succès malgré la piètre mise en scène de Petrika Ionesco  (quelle distribution il est vrai ! Rockwell Blake, June Anderson, Samuel Ramey…), mais ce fut un coup d’épée dans l’eau car il n’y eut ni reprise, ni Meyerbeer Renaissance.
Meyerbeer est difficile à monter, à cause de l’énormité des spectacles (longs, onéreux, exigeant des chœurs ordinaires et extraordinaires), à cause de la rareté du répertoire qui exige de la part des orchestres une étude ex nihilo et donc un long travail de préparation, à cause surtout de l’extrême difficulté du chant qui combine le bel canto romantique et le bel canto rossinien, notamment pour les ténors, et qui demande un nombre de chanteurs de grand niveau à peu près impossible à réunir. C’est donc une entreprise assez risquée, qui engage, et aujourd’hui les managers n’ont pas droit à l’erreur.
Cette difficulté rend d’autant plus méritoire que des théâtres comme Nuremberg et Karlsruhe se soient lancés dans l’aventure : certes ils représentent une vraie tradition, sont des Staatstheater, théâtres d’Etat, et ils ont des troupes valeureuses, et de bons orchestres, Karlsruhe notamment. Mais on reste un peu étonné que ces théâtres qui ne font pas partie des plus importants d’Allemagne (mais souvent des plus intéressants) osent ce qu’aucun théâtre français n’a osé ces dernières années (Strasbourg excepté), même si Nice coproduit Les Huguenots de Nuremberg.
Ayant été séduit par le travail de Tobias Kratzer sur Les Huguenots de Nuremberg, et enthousiasmé par ses Meistersinger à Karlsruhe, j’ai repris la route pour la capitale badoise lorsque j’ai su qu’il s’y montait Le Prophète. Bien m’en a pris, c’était sans nul doute l’un des meilleurs, sinon le meilleur de tous les spectacles vus en ces premiers mois de la saison, remarquable par sa mise en scène, mais aussi par une réalisation musicale qui sans réunir les plus belles voix du monde pour ce répertoire, réussit à convaincre à tous les niveaux. Je l’écris d’emblée : cette production est visible jusqu’au début du mois d’avril, et vous auriez grand tort de ne pas faire le voyage, a fortiori si vous êtes alsacien ou lorrain.
On a tellement écrit sur la médiocrité de la musique de Meyerbeer, – il fallait donc que le XIX° siècle eût bien piètre goût pour porter au pinacle un tel compositeur – que lorsqu’on entend ce Prophète (que j’ai en CD, mais que je n’avais jamais entendu en salle), on demeure très surpris de la qualité de cette musique, de son sens dramatique, de son dynamisme, mais aussi, et ce n’est pas toujours vrai des opéras de Meyerbeer, de la qualité du livret, ou du moins de la qualité de l’intrigue et des questions qu’elle pose. Et de plus le travail de Kratzer a rendu au livret une légitimité et une urgence dont il pourrait être dépourvu dans d’autres mains.
C’est enfin une musique spectaculaire, tendue, nerveuse, qui sait aussi être ironique, qui sait aussi être subtile et raffinée, et qui montre des moments d’un très grand lyrisme et d’une très grande émotion. L’orchestration n’est pas simple, bien au contraire: Meyerbeer sait mettre en scène l’orchestre, mettre en valeur l’instrument (les harpes!), et c’est un grand connaisseur des voix (il faisait répéter les chanteurs lui-même) que l’orchestre accompagne toujours avec efficacité, sans jamais les couvrir, même dans les ensembls et dans les concertati. Bien sûr Meyerbeer doit beaucoup à Rossini, à qui il vouait une admiration sans bornes (ils ont le même âge à un an près) – et qui ne doit pas à Rossini?- mais il était curieux de tous les compositeurs de l’époque, Donizetti, Bellini (dont il adorait Norma) et Verdi (dont il verra la plupart des opéras). Partageant sa vie entre Paris et Berlin, il succèdera à Spontini à Berlin,  l’autre précurseur du Grand Opéra, que Napoléon adorait, que Wagner admirait, et dont Paris (où pourtant il a vécu de 1803 à 1820) n’entend plus parler depuis des dizaines d’années.

Mais si c’est un compositeur en prise directe avec son temps, Meyerbeer a aussi préparé la suite, et notamment Wagner, qui lui emprunte beaucoup, notamment au début de sa carrière (n’a-t-on pas dit que Rienzi est le meilleur opéra de Meyerbeer ?). En matière d’orchestration, en matière de structuration des partitions, en matière de leitmotiv,  Meyerbeer est un précurseur.
Le Prophète est le troisième de ces immenses succès parisiens avant L’Africaine, parce qu’il en a interrompu la composition à cause d’un conflit avec le directeur d’alors, Léon Pillet. Dès que Pillet quitte l’Opéra, en 1847, Meyerbeer revient, et Le Prophète est créé en 1849, notamment par Pauline Viardot, pour qui le rôle de Fidès est écrit. Comme tous les Grands Opéras, c’est un drame historique, qui se passe à Dordrecht (Pays Bas) et Münster (Allemagne) au XVIème siècle et qui retrace l’histoire de Jean de Leyde et de la révolution des anabaptistes (1533-1536). Le livret, de Scribe comme la plupart des livrets des opéras de Meyerbeer, s’inspire notamment de L’essai sur les mœurs et l’esprit des nations, de Voltaire (1756) et prend beaucoup de liberté avec l’histoire.
Jean vit avec sa mère Fidès ; il est fiancé avec la jeune Berthe. Orpheline, celle-ci doit demander l’autorisation de se marier au Seigneur du village, Oberthal. Ce dernier la trouvant fort à son goût la lui refuse et retient la jeune fille et Fidès qui l’avait accompagné.
Au même moment, trois anabaptistes sillonnent le pays pour pousser les paysans à la révolte et cherchent à attirer Jean en qui il voient un futur roi tant sa ressemblance avec un portrait du Roi David dans la cathédrale de Münster est frappante, celui-ci refuse.
Berthe et Fidès réussissent à échapper à Oberthal, Berthe se réfugie chez Jean, mais Oberthal survient et menace de tuer Fidès si Berthe ne lui est pas livrée. Jean abandonne Berthe à Oberthal pour sauver sa mère.
Mais il décide de se venger. Pour cela il va rappeler les anabaptistes et s’y associer. Il part avec eux prêcher la révolte, mais doit abandonner sa mère et partir seul mener la lutte religieuse parce que désormais il est le « fils de Dieu » .
Si ce début est assez complexe, la suite est plus simple : Jean à la tête des anabaptistes vole de victoire en victoire, mais aussi de violences en violences au nom de la religion : au début de l’acte III, le chœur des anabaptistes réclame « Du sang ! ». Jean oublie sa vengeance, et devient assoiffé de pouvoir, manœuvré par les trois anabaptistes qui l’avaient « recruté », il devient une sorte de faux prophète « fils de Dieu » et conquiert Münster dans la violence, les religieux s’enrichissent en spoliant les riches ou en récupérant leurs biens après les avoir tués. Mais la victoire est fragile. Et déjà les trois anabaptistes songent à le livrer à l’ennemi pour sauver leur peau.

Fidès reconnaît son fils dans le faux prophète, ils finissent par se retrouver, Jean retrouve Berthe aussi, mais il est trop tard pour retourner au bonheur et Berthe se suicide tandis  Oberthal surgit avec les trois anabaptistes pour se saisir de Jean, horrible explosion et tous périssent dans les flammes.

 

Un des anabaptistes distribue la Bible ©Matthias Baus
Un des anabaptistes distribue la Bible ©Matthias Baus

J’ai tenu à raconter cette histoire avec un relatif luxe de détails pour bien faire comprendre comment Tobias Kratzer sans rien transformer du livret, va en faire une histoire d’aujourd’hui, sur la manière dont la religion est utilisée pour manipuler les plus pauvres et ceux qui sont aux marges de la société, et sur la manière dont les guerres de religion cachent toujours des objectifs politiques ou économiques. Il pointe au passage les prédicateurs évangélistes outrageusement enrichis, les enlèvements contre rançon, et les dérives pédophiles de religieux abusant de leur pouvoir (dans la limousine de luxe de Jean, comme Oberthal violait Berthe dans la voiture de police)
Kratzer décide donc de transposer l’intrigue en France, dans une de ces cités en périphérie des villes. Le décor de Rainer Sellmaier installé sur une tournette (merci Castorf) représente d’un côté le café de Jean (aubergiste dans le livret) et la pièce attenante qu’il partage avec sa mère, et en dessous une sortie de parking et un garage entrepôt où des jeunes du quartier passent leur temps, sur le côté une voiture de police cabossée, et lorsque tout cela tourne, on découvre une dalle de béton sur laquelle les jeunes  se réunissent autour  d’un terrain de basket.

Les anabaptistes essaient de convaincre Jean ©Matthias Baus
Les anabaptistes essaient de convaincre Jean ©Matthias Baus

Si les lieux évoluent, la structure reste la même, on va passer du café de Jean à une pièce où les anabaptistes (vêtus en mormons) gèrent leur com, comptes twitter, vidéos etc…et la voiture latérale va être ensuite une carcasse qui brûle (lorsque le peuple se révolte violemment) et puis, quand Jean triomphe, une « limo » gigantesque.
Cette transposition recrée les rapports du livret original, en y superposant les violences des cités, la force de la religion avec laquelle on manipule les jeunes, la manipulation par la vidéo par les images et par le net. La fidélité au livret est totale, mais la transposition éclaire évidemment ce que la France vit depuis quelques années.
Tobias Kratzer imagine faire d’Oberthal un « flic » ripou qui commence par violer Berthe (un viol en réunion) et cette violence initiale appelle en retour la violence des pauvres, assoiffés de sang au nom de Dieu, voulant punir les mécréants et dépouillant les puissants.

Discours et "montage" ©Matthias Baus
Discours et “montage” ©Matthias Baus

A cette lecture sociale s’ajoute évidemment l’évolution de Jean, brave type au départ, manipulé par les trois anabaptistes, comme dans le livret, qui s’engage à leurs côtés pour se venger, mais qui est entraîné dans la spirale infernale de la violence, du sang, mais aussi de l’argent et du pouvoir : il finit par croire en ce qu’il est pour la foule, un prophète suivi aveuglément, alors qu’il n’est qu’un prédicateur charlatanesque. Une des scènes les plus drôles est le discours qu’il fait à la foule pour la calmer, un discours sur écran où l’on voit à la fois le tournage en studio et le résultat sur écran avec le montage, les images superposées et les quelques hésitations et erreurs désopilantes en surimpression comme des chats danseurs, une mire, ou un film porno, sur la trace de ce qu’avait fait Tcherniakov pour La fiancée du Tsar à Berlin et à la Scala. Autre scène magistrale et idée géniale, l’arrêt sur image initial de l’acte III, partie de basket saisie en plein mouvement, suivie par le très fameux ballet des Patineurs (un must de ma prime jeunesse que j’écoutais en boucle), transformé en ballet breakdance incroyablement réussi, réaliste et parfaitement en phase avec la musique, qui remporte d’ailleurs un triomphe.

Breakdance sur "les patineurs" ©Matthias Baus
Breakdance sur “les patineurs” ©Matthias Baus

À la fin s’accumulent des scènes d’émotion, de trahison, de cynisme où les personnages sont enchainés à leur destin auquel ils ne peuvent finalement échapper, au milieu des airs, duos trios qui s’accumulent et s’enchaînent, et au milieu du sang, des meurtres, dans une violence désormais structurelle qui envahit tout le plateau et qui semble impossible à arrêter ou canaliser.

Fidès reconnaît son fils dans "le fils de Dieu" ©Matthias Baus
Fidès reconnaît son fils dans “le fils de Dieu” ©Matthias Baus

L’explosion finale prévue par le livret est mise en situation et légèrement postposée, provoquée non par l’arrivée d’Oberthal, mais par la réponse de Jean qui se fait exploser avec une ceinture d’explosifs et sa mère à ses côtés. C’est tellement saisissant que le public en reste interdit quand le rideau tombe.

Basket ©Matthias Baus
Basket ©Matthias Baus

Ce qui frappe dans ce travail c’est d’abord l’extraordinaire précision scénique, dans les rapports humains, dans le jeu des chanteurs, dans la finesse avec laquelle les personnages sont caractérisés, petits gestes, regards, qui donnent un incroyable réalisme presque cinématographique à l’ensemble. C’est ensuite le reflet du livret original, sans aucune trahison, sans aller au-delà, mais en reprenant simplement les scènes sans rien y changer (et de fait, peu de coupures), mais en transposant les situations qui leur donnent une présence, une vérité, une crudité qui va jusqu’au malaise : les jeunes laissés à eux mêmes, leur oisiveté forcée, la manière dont ils dévorent la Bible, puis deviennent des soldats de Dieu assoiffés de mort. Kratzer disait s’être inspiré des attentats de janvier mais ce sont aussi les mécanismes des attentats de novembre qu’il nous décrit (cette mise en scène remonte à octobre dernier).
Enfin, on sent que Tobias Kratzer est un spectateur assidu : son travail, comme dans Meistersinger, est plein de références : on a parlé de Tcherniakov, mais il faut aussi parler de Castorf avec ce réalisme pointilleux et le discours idéologique sous entendu, et enfin Bieito à qui il emprunte la ceinture d’explosifs, vue dans Don Carlos à Bâle, un de ses spectacles les plus forts faisant de Carlos un terroriste de la gare d’Atocha, là aussi, en démontant la logique du livret sans jamais trahir ni Verdi, ni Schiller. Dans ce Don Carlos, le duo final Elisabeth Carlos était la préparation de l’attentat, et Elisabeth attachait à Carlos la ceinture d’explosifs en chantant un duo devenu prémonitoire. Kratzer reprend des idées,  sans les copier, sans plagiat, parce que son travail a une rigueur et une logique implacables et tient en haleine le spectateur du début à la fin. Mais en même temps, il tient un discours intertextuel sur le théâtre d’aujourd’hui, sur les grands metteurs en scène actuels, sur les influences du cinéma, avec l’utilisation efficace de la vidéo, tantôt en direct à la Castorf pour donner au spectateur un autre point de vue, tantôt par des montages de films, tout cela combiné avec un jeu hyperréaliste, voire trash (la scène de viol) mais mêlant aussi à la violence le burlesque, l’ironie, le rire, les larmes, le pathos, la distance. Un travail prodigieux qui provoque, après le silence interdit (et le cri d’un spectateur le soir où j’y étais) à la dernière mesure, par un très grand succès et de longs applaudissements.
Tobias Kratzer est déjà un très grand, il sera un incontournable dans les prochaines années.
À ce travail remarquable qui confine quelquefois au génie, correspond un engagement du plateau rarement vu sur une scène : le chœur est d’une vérité criante, dans les attitudes, dans les gestes, dans l’allure, dans la manière aussi de dire le texte français, les danseurs de breakdance semblent sortis du portique de l’Opéra de Lyon qu’ils occupent régulièrement, les chanteurs donnent tout, jusqu’à épuisement. Il est vrai que Meyerbeer leur réserve des airs d’une incroyable longueur et d’une tension insoutenable (Jean à l’acte IV).
Enfin, l’orchestre est mené avec une précision et une subtilité vraiment exemplaires par Johannes Willig, premier Kapellmeister à Karlsruhe (dont le GMD est Justin Brown). À Johannes Willig a été confiée cette nouvelle production qu’il ne reprend donc pas au GMD comme souvent dans les théâtres de répertoire . La précision de son geste est prodigieuse, à guider les masses scéniques impressionnantes, à conduire chaque chanteur et à accompagner les nombreux solos des différents pupitres. Il faut dire aussi que l’orchestre lui répond avec une justesse rare : pas de scories, pas de décalages, tout est net, tout est dominé.
Johannes Willig montre bien sûr l’énergie et la dynamique de cette musique, mais aussi tout ce qu’elle peut avoir de lyrique, de retenu, de léger même. Il conduit l’orchestre sans jamais couvrir le plateau, un orchestre d’une clarté cristalline, d’une lisibilité incroyable, et lorsqu’il fait sonner tout particulièrement forte, qu’il appuie sur un accord, on sent que c’est voulu, parce qu’il y a là dans les fortissimos tout les contrastes possibles du Grand Opéra, d’une musique protéiforme qui cultive les extrêmes.
Intelligence, rigueur, netteté : un chef à suivre, un nom à connaître.
Quant au plateau, il est composé de chanteurs inconnus, tous remarquables. Le plus connu ce soir était Guido Jentjens qui remplaçait le chanteur prévu (et la doublure, car ils étaient tous deux grippés) pour Zacharias l’un des trois anabaptistes. Une assistante à la mise en scène jouait le rôle, et Jentjens chantait avec la partition sur scène, dans des espaces qui ne gênaient pas la mise en scène, mais qui permettaient à la musique de se dérouler normalement . Sa voix de baryton basse, bien sonore, son français assez clair, ont fait que ce remplacement était très réussi.
La distribution mêlait la distribution A et B (vu la rareté de l’œuvre, il a été prévu deux distributions pour pallier les accidents éventuels, dont celui de ce soir sur Zacharias, qui a d’ailleurs abouti à une solution extérieure). Et la distribution du jour était un mixte des deux casts.

Fidès (Ewa Wolak) ©Matthias Baus
Fidès (Ewa Wolak) ©Matthias Baus

Ainsi Fidès était Ewa Wolak. Dans un rôle qui a été au disque l’un des rôles fétiches de Marilyn Horne, elle est impressionnante d’engagement, et vocalement un exemple : voix grave et profonde, incroyable d’étendue, et d’homogénéité, avec des agilités impressionnantes et des écarts graves/aigus exceptionnels. Sans avoir une qualité de timbre particulière, elle frappe par sa personnalité, par sa sûreté et par la précision. C’est un rôle qui la magnifie et qu’elle devrait assumer sur d’autres scènes.
Jean était Erik Fenton, un ténor américain d’une singulière endurance, même si la voix (comment pourrait-il en être autrement) accuse la fatigue, notamment au quatrième acte. Belle étendue vocale pour un rôle qui accumule les difficultés, la voix doit avoir une certaine épaisseur, mais avoir des aigus et suraigus sûrs, maîtrisés, tenus. Plus tendu que Raoul des Huguenots, qu’Arnold de Guillaume Tell, il rappelle un peu les exigences de Benvenuto Cellini, mais avec une voix plus large encore . Un mixte de Lohengrin, Rienzi, et Cellini. Il lui faut une ductilité pour les aigus, il lui faut largeur et appui pour les ensembles, il lui faut une ligne vraiment dominée. Erik Fenton a des atouts, une voix claire, bien posée, bien contrôlée, bien timbrée, et une très belle technique de projection. Il « fait le job » comme on dit, sans histrionisme, et avec conscience et justesse.

Oberthal (Andrew Linden) et Berthe (Agnieszka Tomaszewska) ©Matthias Baus
Oberthal (Andrew Finden) et Berthe (Agnieszka Tomaszewska) ©Matthias Baus

Berthe était la jeune soprano polonaise Agnieszka Tomaszewska, voix claire et puissante, bien posée, bien projetée avec un joli contrôle. Toutes les notes sont chantées, sans trucage, et le personnage existe, très naturel, très vrai aussi et très émouvant, dès le début d’ailleurs : la scène avec Fidès dans le café pour partie sans paroles est merveilleusement réglée et pose les personnages. Mais c’est à l’acte V qu’elle est la plus engagée et la plus bouleversante. Très belle prestation et belle présence scénique.
Des trois anabaptistes, nous avons déjà parlé de Guido Jentjens, James Edgar Knight (Jonas)  et Lucia Lucas (Mathisen) sont tout à fait excellents, belle présence et jolis ensembles, auxquels s’ajoute l’Oberthal de Andrew Finden, qui n’a rien du méchant d’opéra, mais au contraire se fond dans les gens ordinaires. Sa barbarie et son pouvoir en sont d’autant plus dangereux. C’est bien de la barbarie des gens ordinaires, de ceux qu’on croise chaque jour, qui est dénoncée ici et Andrew Finden avec son jeu sans excès et sa « normalité » est très intéressant, en particulier dans la scène du “trio bouffe” du 3ème acte, où il est reconnu et épargné par Jean; la voix est très bien projetée et la prononciation française correcte.
D’ailleurs force est de constater que le travail scénique est si passionnant, l’intelligence des situations si bien rendue, la musique si énergique et dynamique que l’on ne note pas avec un soin si jaloux la prononciation des chanteurs. Disons que dans l’ensemble, ils s’en sortent sans trop de difficultés.
Si l’ensemble de la troupe est vraiment au rendez-vous, je voudrais souligner le triomphe mérité remporté par les danseurs de Breakdance, du groupe (de Stuttgart) TruCru/Incredible Syndicate, ils sont merveilleusement en phase avec la mise en scène, et ont un sens du rythme, de la pulsation, qui colle parfaitement à la musique, quand ils dansent, mais pas seulement: à chaque fois qu’ils sont en scène, où ils apparaissent souvent, ils sont confondants par leur naturel, leur allure, leur démarche et focalisent les regards.
On aura compris qu’il n’y qu’une urgence, c’est acheter un billet au théâtre de Karlsruhe (prix maximum 44,50 €) : avec un tel rapport qualité-prix, on ne pourra jamais dire que (à Karlsruhe au moins) l’opéra n’est pas un art populaire. Et pour s’y rendre, quelques heures de TGV Est puisque Karlsruhe n’est qu’à 40 km de la frontière. Le Prophète est la production qu’il faut avoir vu, celle qui peut réconcilier avec l’opéra, et qui en tous cas nous réconcilie avec Meyerbeer.[wpsr_facebook]

Le Prophète (Bad.Staatstheater Karlsruhe) ©Matthias Baus
Le Prophète (Bad.Staatstheater Karlsruhe) ©Matthias Baus

BADISCHES STAATSTHEATER KARLSRUHE 2014-2015: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 16 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Christoph GEDSCHOLD; Ms en scène: Tobias KRATZER)

Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg
Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg

Die Meistersinger von Nürnberg est un opéra très lourd à monter : distribution lourde (avec de nombreux petits rôles), chœurs importants, et longueur de l’œuvre, la plus longue des œuvres de Wagner sont de singuliers obstacles, aussi le voit-on relativement rarement sur les scènes non germaniques. C’est aussi un opéra complexe, auquel même le public wagnérien non germanophone n’accède pas facilement, ou n’adhère pas avec la facilité et l’enthousiasme avec lesquelles il va vers Tristan und Isolde ou Parsifal. Pourtant, il est à l’origine pensé comme un « Komische Oper », un opéra comique, une qualification à laquelle Wagner lui-même a finalement renoncé, et donc un genre considéré comme plus facile ou plus accessible. J’ai moi-même pendant longtemps été plus réservé par rapport à cette œuvre que par rapport à d’autres.
Pourtant, aujourd’hui, je suis bien près de considérer que c’est peut-être le plus grand chef d’œuvre de Wagner, à cause de l’extraordinaire richesse de la partition, dans laquelle les grands musiciens de l’époque se sont plongés et qu’ils ont étudiée (Mahler va s’en nourrir, notamment pour sa cinquième Symphonie), mais aussi à cause du tissu thématique traité, d’une extraordinaire complexité, sur les rapports de l’art et du monde, et enfin par la peinture des caractères, très ambiguë, et qui n’a de simpliste que l’apparent premier degré.
Un regard un peu acéré sur les relations entre les personnages, sur le texte même, fait immédiatement percevoir des obscurités : jeu d’Eva avec les hommes, aussi bien avec Walther que Hans Sachs ; Hans Sachs, le bon maître solitaire, pas si abstrait, pas si éloigné de considérations et de désirs très humains, Walther lui-même, qui finit tant bien que mal par se plier aux règles qu’il bouleversait au départ, et Beckmesser, qui n’est pas si ridicule que la tradition veut bien le dire. Bref, une analyse du livret nous montre une singulière épaisseur des caractères et des relations entre les personnages, peut-être le livret le plus complexe sous ce rapport. La tragédie peut se permettre des caractères plus monolithiques, mais pas la comédie, ancrée dans le réel, plus prosaïque mais aussi plus proche de nous, de nos contradictions, de nos désirs, de la vraie vie.
Mais le livret est complexe aussi par la thématique traitée, qui n’est pas tant l’amour de Walther et d’Eva que celle d’une parfaite leçon d’anatomie artistique : nous assistons en trois actes à la naissance d’un air, en l’entendant quatre fois, et à chaque fois corrigé et commenté, pour aboutir à l’air chanté et représenté, dans un parcours commenté qui va de l’esquisse à la performance.
Posant la question de la fabrique de l’art, Wagner pose aussi celle du style, de la règle, de la tradition, de l’innovation dans un contexte qui est celui de la règle et de son respect, le chef d’œuvre naissant d’un respect de règles qu’il fait oublier. Face aux fameux débats au XVIIème sur le respect des règles imposées par l’Abbé D’Aubignac dans La Pratique du théâtre et notamment celle dite des Trois Unités, nos plus grands auteurs tragiques n’ont eu de cesse de ne les respecter qu’en apparence…Et d’une manière très subtile, Wagner va lier ces questions théoriques essentielles en les ramenant de manière métaphorique à la création de chaussures, autre manière de traiter les rapports à la création, à l’individu, aux règles, construisant un parallèle à l’acte 2 entre la manière de créer un chant et celle de faire une chaussure dans la scène très brillante entre Sachs et Beckmesser.
Certes, la question de l’irruption de l’innovation ou de la différence dans un monde vaguement sclérosé est une problématique qui se pose aussi bien dans Lohengrin, dans Tannhäuser, et même dans Parsifal, et c’est l’une de ces questions que le musicien Wagner va poser à la société musicale du temps, mais les Meistersinger vont plus loin en posant la question de la liaison de l’art et du social, la question du concours et du public, et même celle de l’incompréhension du public, c’est à dire aussi celle de la réception (au troisième acte, face à Beckmesser) : qu’est ce qui gouverne les réactions du public ? Beckmesser est-il si ridicule ? Et Walther, rentré dans le rang, n’est-il pas désormais un Maître comme un autre, un conforme et non un voleur de feu. Car c’est bien cette question de l’artiste comme lointain fils de Prométhée qui est en creux dans nombre d’œuvres de Wagner, et l’expression Voleur de feu qui appartient à la Lettre à Paul Demeny que Rimbaud écrivit en 1871, est contemporaine du Wagner qui s’installe à Bayreuth pour y créer ce que l’on sait, le théâtre de l’avenir pour la musique de l’avenir.
Comme on le voit, Die Meistersinger von Nürnberg est le reflet de débats esthétiques et philosophiques qui dépassent le simple opéra comique, et celui qui s’attaque à la mise en scène de cette œuvre ne peut aujourd’hui les éviter.
C’est bien ce qu’avait voulu Katharina Wagner à Bayreuth, en prenant, en plus, ses distances avec l’utilisation idéologique de l’œuvre que le nazisme (et Bayreuth) en avait fait à contresens à mon avis, s’appuyant sur le seul discours final de Hans Sachs.
Enlève-t-on à Tartuffe sa puissance subversive en s’appuyant sur le discours final de l’Exempt ? Il en va de même ici. La question étant la puissance subversive de l’art, elle ne saurait épouser l’idéologie de la barbarie nazie, ou de toute autre barbarie d’ailleurs.
Ainsi donc la question de la mise en scène se pose, encore plus que dans d’autres œuvres de Wagner, car il me paraît aujourd’hui impossible de mettre en scène cet opéra au premier degré, quand il se joue en permanence au second degré…
À cette complexité du livret correspond une vraie complexité musicale : il faut de vraies voix masculines, notamment Sachs, Pogner, Beckmesser et Walther, baryton basse, basse, baryton, ténor (lyrique ? dramatique ? lyrico-dramatique ?), et les voix féminines apparaissent faussement plus pâles : combien d‘Eva évanescentes et discrètes, sortes de petites jeunes filles sages a-t-on vu sur les scènes ? Il m’a fallu attendre Anja Harteros à Genève il y a quelques années pour saisir que ce rôle existe, avec une vraie puissance dramatique. Il y a aussi dans cet opéra beaucoup de rôles dont le relief et la présence sont équivalentes et il est difficile de poser la question du personnage principal et du personnage secondaire (c’est clair pour Pogner, vocalement difficile, scéniquement plus pâle) . De tous les rôles, seul Hans Sachs présent tout au long de l’œuvre doit défendre une des parties les plus écrasantes du répertoire, avec de longs monologues qui ne sont pas des airs, mais justement des monologues, avec toute leur charge psychologique et toutes leurs couleurs, et par ailleurs des moments de pure conversation, ou des ensembles apparemment désordonnés, où tous interviennent dans une apparente chienlit, et où tout en réalité est ordonné dans la plus pure tradition rossinienne (je dis bien rossinienne).

Oui, on sent dans cette écriture comme Wagner a compris ces écritures de comédie, ces crescendos phénoménaux qu’il applique notamment dans le fameux final de l’acte II.
À lire ces lignes, le lecteur se dira que seuls des théâtres de niveau très international ou des festivals, pourront défendre cet opéra dans toute sa complexité et tous ses attendus.
Pourtant, à des degrés divers, les grandes productions des dernières années furent des déceptions. Salzbourg l’an dernier à cause d’une distribution inégale et d’une mise en scène ratée, Bayreuth il y a quelques années à cause d’un chef moins convaincant et d’une distribution qui n’a pas trouvé son homogénéité. Il me faut dans mon histoire de spectateur remonter aux années 80 pour trouver des productions de très grand niveau musical, dirigées par Wolfgang Sawallisch, à Munich, ou à la Scala ou de bonnes productions d’ensemble comme à Bayreuth (même si les mises en scènes de Wolfgang Wagner…).
Mais aussi loin que je me souvienne, aucune des productions scéniques n’était vraiment convaincante, ni à Munich, ni à la Scala, ni à Bayreuth.
Parmi les productions vues ces dernières années, celle qui m’est apparue la plus convaincante dans son ensemble (Mise en scène et musique) est peut-être celle de Zurich, dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Harry Kupfer avec Michael Volle dans Hans Sachs, Michael Volle, qui reste aujourd’hui le Sachs de référence, mais aussi le grand Beckmesser, qu’il a interprété de manière définitive à Bayreuth (où Hermann Prey dans les années 1980 était lui aussi, mais pour d’autres raisons, tout à fait magnifique).

Cette longue introduction n’a pour but que d’encourager le spectateur-lecteur à se lancer dans Meistersinger, et à regarder au cinéma la retransmission du MET le 13 décembre, dirigée par James Levine, même si la production de Otto Schenk sera sans doute très traditionnelle et à courir lorsque l’œuvre sera programmée à Paris, même si la production de Salzbourg de Stephan Herheim n’est pas vraiment convaincante.
Ou alors, les alsaciens ou les lorrains, ou les autres, pourront aller le 7 décembre à Karlsruhe, pour la dernière représentation de la série que le Badisches Staatstheater a programmée de cette reprise de la production de la saison dernière. Ils auront raison, c’est sans doute la mise en scène la plus intelligente et la plus convaincante de Meistersinger vue de toute ma carrière de mélomane, avec un  niveau musical plus qu’honorable. Cela confirme ce que je dis sans cesse dans ce blog sur la qualité du théâtre dit de répertoire. Le Badisches Staatstheater de Karlsruhe a d’ailleurs été souvent un incubateur de futures gloires musicales.
La distribution était à peu de choses près la même que lors de la première, la direction était assurée par le Premier Kapellmeister, Christoph Gedschold, la mise en scène assurée par Tobias Kratzer, 34 ans, dont j’ai vu Les Huguenots il y a un mois à Nuremberg.
Si vous voyez ce nom sur une affiche, n’hésitez plus, c’est un metteur en scène de très grand niveau. J’avais bien aimé ses Huguenots, je suis sorti de ces Meistersinger étonné, au sens fort (et XVIIème siècle) du terme. Il s’agit là, et sans mauvais jeu de mot, d’un travail de maître, qui réussit à rendre parfaitement et surtout d’une manière lisible et fluide, la complexité dont il était question plus haut.
Sans comparer note à note la prestation de la Badische Staatskapelle avec celle de phalanges plus reconnues ou plus prestigieuses, on doit reconnaître avec plaisir qu’à part de menues scories dans les cuivres, la performance de l’orchestre est tout à fait remarquable, et que le chef a rendu la lecture de la partition très claire, très lisible puisqu’aucun des recoins du texte wagnérien n’est laissé dans l’ombre, en relevant çà et là l’ironie, en suivant avec sûreté le déroulement des dialogues, en accompagnant le plateau avec un grand souci de congruence. Certes, l’acoustique généreuse de la salle, de dimensions moyennes, mais avec une grande fosse et une scène assez large, rend le son très présent, et celui des cuivres éclatants trop démultiplié. Il en résulte, notamment lors de la Festwiese quelques déséquilibres. Mais dans l’ensemble, il n’y a rien à redire d’une prestation musicale de très bon niveau, avec un chœur (et « extrachor ») vraiment remarquable – direction Ulrich Wagner- , le tout dirigé par un chef qui sait rendre l’ensemble homogène, et qui ainsi rend parfaitement les effets voulus par la partition. La clarté de la lecture en révèle la complexité et les différentes strates, et le soin mis à rendre la musique à la fois lisible dans son déroulé et dans son épaisseur, sans aucune prise de risque interprétative, mais toujours avec honnêteté et rigueur, font que ces Meistersinger, au niveau musical, n’ont strictement rien à envier à d’autres, réalisés dans des lieux plus prestigieux.
Du point de vue du chant, on a dit la difficulté dans la distribution, confiée pour l’essentiel à des membres (ou d’anciens membres) de la troupe de Karlsruhe. La même impression d’homogénéité et d’honnêteté domine, avec pour résultat final un vrai triomphe : il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais au contraire l’impression que chacun donne le maximum pour la réussite de l’ensemble, un authentique travail de troupe et d’équipe, seulement réalisable dans des théâtres de répertoire.
Serge Dorny, à qui je posais la question de possibles Meistersinger à Lyon, me répondit par l’extrême difficulté à les monter, dans ce qui est tout de même le deuxième opéra en France. Ici à Karlsruhe, une ville moyenne d’environ 300.000h, cela semble naturel, et en tous cas c’est parfaitement réussi, car au-delà de la mise en scène, la réalisation musicale n’appelle pas de remarques particulières, et révèle des chanteurs d’une très grande valeur.
À commencer par Renatus Meszar, Hans Sachs qui, comme tous les chanteurs du plateau, réussit une performance qui est à la fois musicale et scénique. On ne peut dans ce travail séparer le chant de l’engagement dans le jeu. Et on sent l’adhésion à un projet scénique où chaque rôle est interrogé en profondeur. Vocalement, la voix encore jeune n’accuse pas de faiblesse, avec une diction exemplaire, et un engagement scénique qui forcent l’admiration, notamment au troisième acte, où le personnage marque à la fois son désespoir et sa noblesse. Dans cette mise en scène, Hans Sachs s’efface et s’en va, pliant bagage, allant chercher ailleurs la reconnaissance de l’art, et son monologue final sur l’art allemand devient comme un pis aller : dans le naufrage d’une vie personnelle gâchée, il reste l’art et notamment l’art allemand, sorte de lot de consolation.

Rideau de scène
Rideau de scène

Lorsque devant le rideau composé de dizaines et dizaines d’affiches de Meistersinger qui sont autant d’interprétations de l’œuvre, il ajoute en la collant celle de la représentation du jour, désabusé, on en vient à penser « une représentation de plus, une interprétation de plus, une parmi d’autres » ; ainsi va la vie, ainsi va l’art, ainsi va Sachs, éternel perdant qui triomphe comme une sorte de clown triste. Renatus Meszar fait découvrir un Hans Sachs qui sait être violent, qui risque même le coup de poing avec Beckmesser, loin du Maître au dessus de la mêlée, il reste, affectivement et artistiquement dans la mêlée et dans le débat. Hans Sachs ne se résigne pas, il est la vie même, il préfère partir et s’abstraire d’un milieu où il n’a plus rien à faire, puisqu’à travers Walther la succession artistique est assurée, ainsi que la succession affective, puisque le jeune homme lui a pris Eva…
Toutes ces facettes, Meszar sait les rendre, y compris physiquement, y compris sur son visage. L’attention au jeu est telle que la musique et sa puissance évocatrice sont lues sur les expressions du visage (il en est de même pour le personnage de Walther), défi difficile à tenir à l’opéra où les efforts physiques exigés par le chant peuvent effacer quelquefois les expressions du visage demandés par le rôle : quand les deux se confondent, c’est la garantie d’une indicible émotion.

 Walther face aux maîtres en "audition" Acte I © Falk von Traubenberg
Walther (Daniel Kirch) face aux maîtres en “audition” Acte I © Falk von Traubenberg

Face à lui, Walther est chanté par Daniel Kirch. Une voix qui n’a pas tout à fait le format de Walther, et qui semble un peu étroite, et pour tout dire, un peu petite par rapport aux exigences et du rôle et de la masse orchestrale. Mais en réalité cette impression initiale est contredite par la performance. Aucun problème pour mener le rôle jusqu’au bout, aucun effort particulier pour se faire entendre, parce que la voix est parfaitement placée et projetée. Daniel Kirch a de plus une diction exemplaire,  un jeu engagé et juste avec une plasticité du visage qui lui fait épouser toutes les émotions et les exprimer avec une criante vérité. Le personnage est en place, de l’étudiant un peu négligent du début au chanteur qui va présenter une audition de la fin, du marginal au rangé dans un parcours qui rappelle le Walther de la mise en scène de Katharina Wagner, que Tobias Kratzer a visiblement étudiée. Ce qui frappe dans cette vision, c’est la jeunesse et la fraîcheur, c’est l’engagement direct, sans fard, sans affèterie, c’est en même temps la puissance de la passion, qui explique les excès, les désespoirs sans fond, le passage direct de la gaieté à la plus profonde tristesse, et la voix qui change de couleur et de nature à chaque moment ; le début du quintette du 3ème acte est à ce titre emblématique, qui commence presque dans le drame.

Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg
Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg

Mais c’est au second acte que le personnage prend toute sa place, puisque Kratzer construit ce moment nocturne comme un cauchemar de Walther reparcourant l’histoire, son histoire, dans les cadres différents des trois tendances de la mise en scène du XIXème à nos jours : la mise en scène traditionnelle dans les décors de la création, avec une désopilante peinture des apprentis dans  leurs gentils costumes médiévaux, qui dansent une gentille ronde autour de David, que Wolfgang Wagner dans les pires de ses mises en scène n’aurait pas démenti, puis on  passe à l’évocation directe de la vision (si critiquée à l’époque) très abstraite de Wieland Wagner,

Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg
Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg

où les personnages en costumes médiévaux aussi, mais moins « typiques », se raidissent abandonnant un jeu naturaliste pour quelque chose de plus retenu plus distant, plus raide, en accord avec un décor réduit à l’essentiel, pour terminer enfin dans le Regietheater à la Castorf, avec ses tics, sacs poubelles, échoppe de cordonnier moderne (vendeur de clefs, etc…) et son magasin à Kebab, allusion directe au Döner Kebab de Götterdämmerung à Bayreuth, dans lequel vient se glisser subrepticement un rat tout droit sorti du Lohengrin de Hans Neuenfels, toujours à Bayreuth. Voilà Castorf et Neuenfels habillés pour l’hiver, et voilà un deuxième acte rendu cohérent par l’idée du rêve de Walther, qui prépare sa performance, et qui rêve de ses possibles, en une image des étapes de la réception et de l’interprétation de l’œuvre d’une justesse et d’une drôlerie extraordinaires, où Walther, en chemise à carreaux et en jean parcourt ces espaces, un peu perdu, un peu étonné, un peu décalé, pour finalement se retrouver copulant ardemment avec Eva au milieu de sacs poubelles à la Castorf.

Eva - Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg
Eva – Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg

Tous les contempteurs du Regietheater seront aux anges, dans un deuxième acte où il nous est dit que tout est Régie, que tout est mise en scène, et que tout peut faire fonctionner l’œuvre, pour finir dans un pandemonium où le rêve de Walther se transforme en cauchemar : la tournette où tournent les trois décors successifs s’emballe, les personnages se mélangent, les costumes s’entremêlent, le moyen-âge vu par le XIXème, le XXème et le XXIème deviennent une sorte de mixture folle, une valse étourdissante et vertigineuse qui débouche finalement sur une vanité. Au centre de ce maelström, le parcours de Walther dans les méandres de l’interprétation va aboutir sur l’œuvre, dont il sera question au IIIème acte.

Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg
Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg

Bien sûr, dans ce paysage, Beckmesser (très bien chanté par Edward Gauntt) ne peut plus être le personnage ridicule qu’on dépeint habituellement. Il est l’amoureux d’Eva (au même titre que Walther, et même que Sachs), un amoureux qui dans le deuxième acte est vu comme un chanteur de Karaoké (haut parleur et micro ouverts à plein régime dans la rue), chemise bariolée et costume de séducteur sud américain, et au premier et troisième acte un professeur de chant ordinaire, mais confit en dévotions pour Richard Wagner, dont la tête en bronze trône dans la salle de classe.

La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser
La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser

Kratzer le voit comme une sorte de défenseur ultime d’une conception rigoriste et presque sectaire du chant wagnérien, une sorte de psychorigide, qui horrifié par les excès du chant de Walther au 1er acte quitte la scène en prenant dans ses bras la tête auguste, la caressant et l’embrassant, pendant qu’au troisième acte, pénétrant par effraction dans le studio de Hans Sachs, après s’être agenouillé devant la tête de Wagner, il est le sujet d’une vision où Wagner le prend, le gronde, lui donne une fessée et sort en triomphant et lançant une projection murale de son fameux « Kinder, schafft endlich Neues! » (Enfants, créez enfin du nouveau) sorte d’appel à la libération de l’art. Le conflit Sachs/Beckmesser, en dehors de la question d’Eva, pose la question bien plus délicate de celle de l’interprétation, de l’art dans la cité, de la représentation artistique, c’est pourquoi le Beckmesser de Edward Gauntt, débarrassé de tous ses ridicules, en chemisette et pull négligemment jeté sur l’épaule, prend une valeur complètement différente, plus noble et en même temps plus pathétique quand, perdant à la fin, il jette de dépit la tête de Wagner au sol, et la brise en plusieurs morceaux, pour la recoller dans l’image finale, pendant que Walther rentré dans le rang, dirige le chœur et que Sachs s’exile. Je trouve assez subtil de mettre en regard Sachs et Beckmesser, comme deux versions d’une même génération d’artistes, plutôt que la vision manichéenne opposant Beckmesser le ridicule à Walther le noble. Sachs et Beckmesser s’opposent ainsi sur l’art, mais perdent chacun pour des raisons différentes, et laissent une nouvelle génération d’interprètes naître.

Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg
Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg

Le Pogner de Guido Jentjens, vu comme un riche bourgeois dans un ensemble de Maîtres venus volontairement de tous les horizons sociaux, du hippie retardé au grand bourgeois riche et considéré, est peut-être vocalement le plus accompli, voix profonde, bien timbrée, bien posée, aux aigus larges et assis, mais cette perfection vocale est accompagnée d’une inexistence scénique totale, Veit Pogner étant complètement effacé dans cette mise en scène par les autres protagonistes, et notamment par sa fille Eva qui est sans doute le personnage le plus complexe auquel Kratzer s’intéresse. La soprano Christina Niessen lui prête une voix claire, puissante, énergique, avec quelques défauts d’homogénéité cependant à l’aigu quelquefois un peu crié. Mais la présence vocale et scénique, l’engagement juvénile font d’Eva un personnage qui existe totalement : non plus la jeune fille un peu pâlotte qu’on peut voir quelquefois sur les scènes, mais une « femme naissante », consciente de ses désirs et de ses volontés, et bien décidée à en faire voir aux hommes, jouant sur leur orgueil et leur sensibilité comme sur un clavier.
Elle séduit vraiment Hans Sachs, et plus qu’une manœuvrière, semble vraiment hésiter entre Sachs et Walther, et se laisse en tout cas circonvenir. Il faut l’entrée impromptue de Walther dans le studio de Sachs au 3ème acte pour interrompre un doux entretien avec Sachs qui aurait sans nul doute basculé sans cette entrée à l’improviste. Cette Eva consciente de sa puissance de séduction, c’est ce qui va rester à l’image finale, où chantant dans le chœur dirigé par Walther, elle disparaît à l’arrivée d’un beau jeune homme qui la vient chercher (comme Walther au premier acte) laissant Walther désespéré et fataliste pendant que le rideau tombe. Voilà une Eva qui ne contredirait pas le Mozart de Così fan tutte.
Enfin, Madeleine (Stefanie Schäfer) acquiert une jolie présence notamment au deuxième acte avec son costume médiéval si chargé qu’elle le garde par erreur au troisième acte, comme une incongruité voulue dans l’économie générale du spectacle, qui est histoire de la trace de Meistersinger pendant que David (Eleazar Rodriguez) propose un personnage d’assistant dans l’école de chant qui est le cadre de l’action, avec une jolie voix de ténor, un peu trop légère pour le rôle. Derrière David, on peut voir en général un futur Loge, un futur Mime, voire un Erik : c’est une voix large, au timbre clair, aux aigus tendus. Eleazar Rodriguez a une jolie voix de ténor lyrique, penchant plus du côté d’Almaviva ou de Cassio que de Loge. En bref, il a la qualité technique mais pas le format. Il reste que le personnage est bien campé et que le format vocal réduit ne nuit pas au rideau final à un succès assez mérité.
Tous ces personnages sont très fouillés au niveau de leur caractérisation, et c’est la première qualité de cette mise en scène où le travail sur les personnes et leurs rapports est particulièrement aigu, particulièrement profond. Il pose de vraies questions sur leurs relations, sur l’évolution de leur psychologie. Souvent, dans une mise en  scène de type « Regietheater » le concept prime sur les détails, ici au contraire, les détails psychologiques, les méandres de la psyché (notamment chez Eva et Sachs) sont poursuivis, justifiés, explorés avec une profondeur rarement atteinte à l’opéra ; ils sont explorés dans leur manifestation et dans leur potentialité, c’est à dire dans toute leur épaisseur. C’est assez rare pour être relevé et apprécié.

La deuxième qualité de ce travail est sa fluidité, c’est à dire le déroulé sans accrocs de l’intrigue dans tous ses détails, sans être arrêtée par telle ou telle difficulté.
La trouvaille dramaturgique essentielle, c’est évidemment d’avoir uni thématiquement les 1er et 3ème acte, en transformant le deuxième en une nuit de cauchemar unifiée par le personnage de Walther qui rêve, une sorte de parenthèse qui va en fait être l’élément de résolution artistique, faisant passer Walther de l’apprenti maladroit mais doué au statut de Maître. C’est l’expérience du cauchemar, de la souffrance qui réveille la créativité et fait mûrir. Le Walther du 3ème acte est différent du 1er parce qu’il a eu l’expérience du rêve douloureux.
Les 1er et 3ème actes filent ensemble parce qu’ils posent la même question : comment interpréter ? Qu’est ce qu’un chant de Maître, c’est à dire un chant qui allie l’acceptation de la règle et l’innovation créatrice ? Quel est le rôle d’un Maître, d’un Maestro qui transmet et qui guide, qui accompagne et qui laisse en même temps la fibre créatrice s’exprimer.
Ils filent ensemble parce qu’ils sont unis au niveau du décor, la scène étant divisée en trois espaces séparés par des portes, qui permettent d’y construire des dialogues, des ensembles, des apartés, des monologues, ils permettent aux personnages de s’isoler et de se réunir, dans une unité dramaturgique visible sans rendre le livret incohérent ou contradictoire. Nous sommes dans les espaces d’une Ecole supérieure de chant, probablement dédiée au chant Wagnérien et on y prépare les Meistersinger, sûrement pour un Essay final. Les Maîtres sont des maestros qui y enseignent (au moins Beckmesser et Sachs). Au centre une salle de répétition pour le chœur, à jardin une sorte de salle d’attente pour les étudiants, à cour un cabinet où les maîtres boivent le café (machine Nespresso…) et préparent leurs interventions.
Au deuxième acte, la salle de répétition du chœur devient l’espace des trois cauchemars de Walther, où se succèdent les trois décors évoqués plus haut, installés sur une tournette, décor d’origine des Maîtres Chanteurs,  décor de Wieland dans les années 50, décor vu par le Regietheater à la Castorf,. Au total, nous vivons une sorte de théâtre dans le théâtre qui pose le problème central de l’interprétation wagnérienne où l’on ne peut échapper à la question de la représentation.

Acte III scène finale © Falk von Traubenberg
Acte III scène finale © Falk von Traubenberg

Au troisième acte, cet espace devient studio de chant avec piano et dans cette école de chant où l’on médite sur la manière de chanter Wagner, ce qui est parfaitement cohérent avec la thématique de l’œuvre. Ainsi donc la structure de l’interprétation du chant wagnérien pose au deuxième acte la question du visible, et au troisième celle de l’audible.   Tobias Kratzer a résolu la difficulté en construisant un deuxième acte hors champ, unifié par l’idée de rêve de Walther, mais en même temps laissant l’intrigue se dérouler conforme au livret dans trois cadres différents, montrant les limites de chaque approche, mais montrant en même temps combien la logique de l’œuvre résiste parfaitement et affirmant de manière syncrétique qu’il n’y a pas d’ostracisme dans l’idée d’interprétation : belle leçon de tolérance intellectuelle et d’ouverture dans un monde théâtral aujourd’hui traversé par crises et clans, tendances et cabales. Un moment magnifique de théâtre et d’intelligence.

Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg
Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg

Le troisième acte, est appuyé sur deux étais, d’une part la question de l’œuvre et de son interprétation, avec les ultimes moments d’élaboration du chant de Walther, et d’autre part l’idée somme toute banale qu’il n’y a pas de vraie création artistique sans l’émotion des individus et du créateur. Ainsi donc, l’aventure sentimentale de Walther et sa souffrance devant les hésitations et la légèreté d’Eva vont être moteurs du processus créatif et aboutir, d’un chant conforme et parfaitement exécuté, à un chant profondément ressenti : on passe de l’esprit à l’âme, d’animus à anima. Pivot de ce passage, le fameux quintette, parti de voix séparées et souffrantes : le début, déchirant, et fait d’individus chantants seuls en même temps que les autres, et la fin, devenue quintette, est un ensemble de voix chantant à l’unisson la même émotion. Ce basculement fait naître toute la partie finale, conçue comme une fête d’école où tous les étudiants assistent et participent, où le spectateur est protagoniste puisqu’une partie du chœur est distribuée dans la salle, une fête où Wagner est à l’honneur mais aussi le chant comme discipline puisque les maîtres apparaissent au milieu d’écrans projetant les grands chanteurs passés et présents (on reconnaît entre autres Alfredo Kraus, Placido Domingo, et même Klaus Florian Vogt, l’actuel Walther de référence) comme autant de références interprétatives de toutes les musiques. Nous sommes au cœur de la problématique de l’œuvre, que Kratzer inscrit comme à la fois fondement et produit : fondement théorique de la réflexion wagnérienne, et produit des méandres des histoires des individus singuliers. D’où l’image finale où tout recommence comme au début, avec une tête de Wagner cabossée mais recollée et un nouveau jeune homme aux pieds de l’éternelle Eva : toute œuvre est la rencontre de l’Histoire et d’une histoire, du collectif face à une singularité, du pluriel face au singulier.
Tobias Kratzer a réussi ainsi à TOUT raconter, de l’histoire singulière des protagonistes à celle globale et théorique, de l’interprétation et de l’œuvre d’art, une œuvre d’art à la fois dans la cité et dans la psyché. Il raconte cette histoire d’une effrayante complexité avec un naturel, une simplicité et une logique qui laissent rêveur, il raconte avec sérieux, mais aussi avec humour, avec tendresse, avec ironie aussi, avec la distance de qui aime ses personnages sans leur passer leurs caprices.
Ce jeune metteur en scène de 34 ans a réussi je crois la plus belle des mises en scène des Meistersinger des dernières années : il a réussi à tout dire, tout en nous laissant l’espace pour rêver, continuer à créer et à construire. Il a construit sur de solides références historiques, théâtrales, musicales, en laissant en même temps à cette musique son extraordinaire pouvoir d’enchantement grâce à l’excellence du rendu musical d’ensemble. Cette mise en scène ne peut réussir que soutenue par l’excellence musicale, tant elle est elle-même musicale et tant elle prend appui sur ce qu’on entend en fosse.
Ce dimanche 16 novembre, je n’étais pas le même en entrant et en sortant du théâtre. Et j’ai déjà envie d’y retourner. [wpsr_facebook]

Acte II final © Falk von Traubenberg
Acte II final © Falk von Traubenberg

STAATSTHEATER NÜRNBERG 2014-2015: LES HUGUENOTS de Giacomo MEYERBEER le 24 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Guido Johannes RUMSTADT; Ms en sc: Tobias KRATZER)

Le peintre dépassé par ses modèles Les Huguenots, Nürnberg © Jutta Missbach
Le peintre dépassé par ses modèles Les Huguenots, Nürnberg © Jutta Missbach

On peut voir Les Huguenots en France, en Belgique, en Italie quelquefois, en Allemagne cette fois, mais pas à Paris. L’Opéra de Paris, où l’œuvre a été créée, qui en a historiquement fait l’un des opéras les plus représentés avant la deuxième guerre mondiale, ne l’a pas repris depuis des lustres. Ses directeurs avisés lui préfèrent Tosca (une grande originalité, avec une distribution et un chef d’envergure pour le moins discutable) ou un Barbier de Séville : les deux pouvaient attendre, Tosca écumait depuis 20 ans la scène de Bastille dans la production Schröter, et le Barbier de Séville depuis douze ans dans celle de Coline Serreau, des reprises avec bonne distribution pouvaient faire l’affaire et permettaient avec les économies, de monter ce pilier du répertoire français. Mais sur les bords de Seine, Meyerbeer n’est sans doute pas assez in, et surtout, il n’est pas susceptible de racoler un public endormi ou en décomposition culturelle. Depuis 1980, une seule production de Meyerbeer, Robert le Diable, qui d’ailleurs a marqué, due au seul qui ait vraiment réfléchi à l’âme et à l’histoire de  cette maison, Massimo Bogianckino. En regardant Mémopéra, la mémoire partielle de l’Opéra de Paris qui commence à 1980…, on voit à Meyerbeer compositeur de nationalité allemande, manière subtile d’éviter de souligner que ce compositeur de nationalité allemande a régné sur Paris, a fait la gloire de l’Opéra de Paris et a créé un genre typiquement parisien (Paris à qui rien de Grand n’est étranger) le Grand-Opéra.
Plusieurs raisons m’ont poussé à aller à Nuremberg. D’abord et avant tout la curiosité de voir une production de Tobias Kratzer, qui fera Tannhäuser à Bayreuth en 2019 et qui l’a déjà mis en scène à Brême, ensuite voir le Staatstheater Nürnberg, dirigé depuis plusieurs années par Peter Theiler, un Intendant francophone et francophile, qui s’est lancé dans le Grand Opéra français, – il a déjà proposé Guillaume Tell de Rossini et Dom Sébastien roi du Portugal de Donizetti – et qui a propulsé Nuremberg parmi les scènes allemandes les plus intéressantes. Mais il ne s’intéresse pas seulement au Grand Opéra puisqu’en alternance avec Les Huguenots, il propose Turandot dans une nouvelle production signée Calixto Bieito.
On le sait, Les Huguenots est une œuvre très exigeante en voix, demandant  au moins deux sopranos de toute premier niveau (Arroyo Sutherland par exemple dans le disque de Bonynge) et surtout un ténor impossible pour Raoul de Nangis, comme jadis Nicolaï Gedda, ou aujourd’hui John Osborn qui le fit à Bruxelles dans la production d’Olivier Py. Réussir à  monter cet opéra dans un théâtre de répertoire avec une troupe pas forcément adaptée a priori et seulement quelques chanteurs invités est une gageure.
Car Les Huguenots qui fut un succès universel jusqu’à l’orée des années soixante, n’a rien de cette œuvre boursouflée, longue et ennuyeuse qu’on dit aujourd’hui. Dans une veine exploitée par la littérature et le théâtre de l’époque (Henri III et Charles IX y sont très à la mode et dix ans après Les Huguenots, Dumas fera paraître La Reine Margot) elle est un condensé de l’habileté de Meyerbeer à mélanger les styles, à utiliser les procédés baroques (solo avec viole d’amour) et les références du passé, à puiser dans les chœurs monumentaux (merci Guillaume Tell), dans la musique de ballet, et à faire un bilan concret de l’histoire du chant : on y trouve toutes les voix, du ténor à la voix d’Arnold du Guillaume Tell au page qui va rappeler Cherubino, le grand soprano lyrique, le soprano colorature, et une variation de basses et de barytons basses. Meyerbeer plonge dans l’histoire de la musique au XVIIIème, puise dans Bach, Gluck, Mozart, mais aussi Rossini et Spontini, son génie consiste à produire une musique toujours accessible, jamais ennuyeuse, vive, impressionnante. Le succès planétaire n’est pas un hasard .
Ce n’est pas un hasard non plus si cette œuvre de 1836 va être un creuset inépuisable d’emprunts : Wagner y trouvera le Nachtwächter des Meistersinger, et le génie du charivari final du 2ème acte des mêmes Meistersinger peut être interprété comme un renversement génial d’une Saint Barthélémy entendue chez Meyerbeer, il y trouvera aussi quelques traits futurs de Parsifal et notamment la bénédiction de Gurnemanz dans l’Enchantement du Vendredi Saint trouve son origine dans celle de Marcel bénissant Raoul et Valentine au cinquième acte. Verdi quant à lui y puisera son Rataplan de la Forza del Destino et s’en souviendra dans certains chœurs, notamment d’Ernani et sans doute dans le personnage d’Oscar de Ballo in maschera inspiré d’Urbain.
En somme, il n’y a aucune raison de mépriser cette musique : au contraire, il y a toutes les raisons de la représenter, avis à l’Opéra de Paris qui l’a représenté 1126 fois (seul le Faust de Gounod le dépasse en nombre) et qui semble l’avoir oublié, d’autant que l’opéra est distribuable aujourd’hui , on a toutes les voix pour ça..
En ce vendredi 24 octobre, la salle du Staatstheater Nürnberg (bâtiment du début du siècle à la vague architecture de cathédrale civile), un théâtre financé par l’Etat libre de Bavière et par la ville de Nuremberg, avec 550 employés,  650 représentations annuelles (théâtre, opéra, ballet), deux scènes, et 270000 spectateurs (pour une ville d’un demi-million d’habitants) est quasiment pleine.
Et la représentation de Nuremberg, proposée en collaboration avec le Palazetto Bru Zane, Centre de musique romantique française, confirme le succès de presse et de public que les premières représentations ont remporté la saison dernière.

L'espace de jeu © Jutta Missbach
L’espace de jeu © Jutta Missbach

Tobias Kratzer travaille dans un espace unique conçu par le décorateur Rainer Sellmaier (également auteur des costumes), l’atelier d’un peintre qui malicieusement ressemble à celui de La Bohème avec un poêle et une grande verrière ouverte sur les toits de Paris, un peintre d’aujourd’hui en proie comme le Marcello de Puccini à une crise d’inspiration. Travaillant sur un grand format représentant Abel et Caïn, dans le plus pur style néoclassique, il renonce et renvoie ses modèles. Lorsque ses amis envahissent son atelier  il va faire voguer son imagination dans la même veine fratricide et va investir le thème des guerres de religion en essayant d’abord de travailler sur la paix et l’entente entre catholiques et protestants dans la figuration d’un repas commun: à partir de ce moment, la mise en scène fait des allers et retours entre les affres du peintre, ses efforts pour créer des scènes monumentales à la Rubens et l’histoire des Huguenots. Mais l’Histoire ne réussit pas toujours à rentrer dans un tableau…

Les Gargouilles de Notre Dame se réveillent © Jutta Missbach
Les Gargouilles de Notre Dame se réveillent © Jutta Missbach

Les personnages deviennent réalité, sortent des tableaux, y compris par la fantasmagorie (les Gargouilles de Notre Dame envahissent la scène pour punir les Huguenots) et le peintre lui-même est tantôt le peintre, tantôt Nevers, le catholique qui refuse la guerre et qui cherche la réconciliation. Il est fiancé à Valentine, fille du comte de Saint Bris, un ultra catholique. Elle  lui demande de rompre ses fiançailles, ce qu’il’accepte avec douleur et résignation mais avec une grande noblesse d’âme, parce qu’elle est amoureuse du protestant Raoul de Nangis et que la reine Marguerite de Valois compte en faire un mariage de réconciliation entre protestants et catholiques (ainsi commence d’ailleurs la Reine Margot, qu’on force à épouser Henri de Navarre en signe de paix).

Peintre et mécène Acte I © Jutta Missbach
Peintre et mécène Acte I © Jutta Missbach

Marguerite de Valois elle même est à la fois la reine dans le rêve du peintre, et son mécène-collectionneuse dans la réalité moderne, vêtue comme une first Lady américaine à la  Nancy Reagan ou comme une riche collectionneuse coureuse de galeries.
La question sous-jacente, qui sous tend le travail de Kratzer est « peut-on figurer la guerre ? » . Le peintre ne cesse de voir son effort pour représenter une possible réconciliation contrecarré par ses propres personnages pris dans l’écheveau des événements historiques. Il y a de très beaux moments, très réussis notamment lorsque le peintre en habits d’aujourd’hui essaie de faire tomber la tension mais se trouve dépassé par la violence des foules. Ainsi Kratzer pose-t-il la question : tout est-il figurable par l’art ? mais en même temps il pose la question très actuelle  des engrenages de la violence, et notamment de la violence religieuse, des conflits individuels, des luttes inexpiables de clans (que Shakespeare avait déjà traité dans Roméo et Juliette) marqués ici par les catholiques en rouge et les protestants en noir, et Tobias Kratzer joue de manière assez virtuose sur ces va- et-vient, sur les références historiques et littéraires

Entrée de Marguerite de Valois sur son (vrai) cheval  © Jutta Missbach
Entrée de Marguerite de Valois sur son (vrai) cheval © Jutta Missbach

(entrée de Marguerite de Valois sur son cheval), sur la violence religieuse et l’intolérance, mais aussi sur la crise artistique, sur le conformisme artistique bloqué devant l’hyperviolence et contraint à la fuite en avant. Dans un ordre différent, c’est une thématique voisine de ce qu’avait créé Katharina Wagner pour les Meistersinger à Bayreuth, ou, de manière plus pâle, Carsen dans le Tannhäuser de Bastille.
Ce qui est passionnant, c’est que ce travail est sans doute une mise en abyme de son propre travail de metteur en scène et de sa recherche pour représenter Les Huguenots. Pendant trois heures trente minutes (45 minutes de coupures qui ne nuisent pas du tout au flux musical et à l’action, contrairement au Rienzi de Berlin déchiqueté malgré la belle mise en scène de Philip Stolzl) Kratzer essaie de répondre à cette simple question: peut-on représenter Les Huguenots aujourd’hui ? Au travers de ce peintre, il évoque ses propres hésitations de metteur en scène, sa propre approche, ses propres va et vient et au fond nous parle de théâtre et de représentation théâtrale, de réalité et illusion, d’être et d’apparence : et l’illusion théâtrale fonctionne, puisque peu à peu l’histoire envahit l’atelier, et qu’il n’y presque plus d’art ou de peinture mais la réalité du récit qui prend corps, dans la représentation qui devient alors réalité .

La fin de l'art © Jutta Missbach
La fin de l’art © Jutta Missbach

À la fin Nevers meurt, tué par les catholiques, et il semble n’y avoir plus de peintre ni de peinture: l’art est mort, comme à l’acte III du Parsifal bayreuthien de Schlingensief, tué par le mal absolu de la violence. Le peintre est mort, ayant tout détruit dans son atelier, dévoré par ses modèles, victime du massacre des protestants et du massacre de tout art. Désespéré par le manque d’inspiration, par l’impossibilité de créer un choc esthétique qui puisse rendre une guerre, le peintre a tout jeté, tout détruit y compris les membres disloqués de sculptures entreposés au fond de l’atelier et qui ne sont pas loin de rappeler massacres et corps mutilés, et il a tout recouvert d’une toile de plastique transparent dans laquelle on se prend les pieds, dans laquelle on risque à tout moment de tomber et sur laquelle gisent les quelques objets restant, seaux ou pinceaux. Il jette alors sur cette toile qui ressemble à de l’eau ruisselante, des seaux de peinture rouge: on pense alors à Agrippa d’Aubigné évoquant la Seine rougie du sang des morts de la Saint Barthélémy dans Les Tragiques.
Lorsqu’il se relèvera au final, revenu à la réalité, lorsqu’Urbain annonce l’arrivée de Marguerite, c’est la mécène stupéfaite qui apparaît et le peintre qui lui brandit le seul tableau possible : une toile blanche recouverte d’une immense  tache de peinture couleur de sang : l’artiste ne pouvait pas figurer le massacre, infigurable, et c’est l’abstraction qui s’impose: du même coup il a trouvé l’inspiration, il s’est renouvelé, il a trouvé son style, plus de conformisme, plus de figuratif, plus de grands formats compassés, mais un art nouveau, né – et c’est ambigu- de la violence du monde . Le peintre a fait son Guernica.

Kratzer a soigné tout particulièrement les mouvements et la direction d’acteurs : le peintre est Nevers (Martin Berner), particulièrement engagé et émouvant, sacrifiant d’un côté sa fiancée et la laissant à Raoul, s’engageant à ses côtés au nom de son honneur et au nom de la paix ; mais il est aussi d’un autre côté un peintre envahi de montées d’images impossibles à représenter, le sujet lui échappant à chaque fois par son indicible violence. La Valentine de Hrachuhí Bassénz est aussi très engagée, ainsi que le Marcel de Jochen Kupfer. Les qualités d’acteur de Uwe Stickert en Raoul sont moins évidentes que sa voix.  Ainsi la mise en scène apparaît très élaborée au niveau du concept, tissant des éléments très divers entre eux, avec par ailleurs une vraie cohérence: le passage du « réel » au « figuré » s’effectue de manière toujours fluide, avec de très beaux moments, très bien construits, entrée de Marguerite sur son cheval, invasion des Gargouilles, mais aussi la mort de Marcel, Valentine et Raoul se tenant presque triomphalement par la main. Tout cela montre un travail maîtrisé, remarquablement calibré, sur art et histoire, art contre histoire, art dans l’histoire et sur le rôle de l’artiste dans le monde.

Mort de Marcel, Raoul et Valentine © Jutta Missbach
Mort de Marcel, Raoul et Valentine © Jutta Missbach

Ce travail d’un indiscutable intérêt s’accompagne d’une réalisation musicale de niveau très enviable.
L’orchestre (la Staatsphilharmonie Nürnberg) a montré une certaine affinité avec ce répertoire, même si le rendu sonore m’est apparu manquant un peu de corps au départ. Le chef (Premier Kapellmeister du Staatstheater) Guido Johannes Rumstadt a su éviter de diriger trop fort (c’est la tentation pour ce type d’œuvre monumentale, notamment dans une salle de dimensions moyennes) et a trouvé un équilibre entre une interprétation trop rossinienne (trop italienne si l’on veut) ou un travail qui tirerait vers Wagner. La partition très ardue au niveau instrumental (le chef Habeneck avait beaucoup bataillé avec Meyerbeer, trouvant la partition impossible) réserve de nombreuses parties fort exposées aux différents pupitres notamment aux bois (clarinette basse utilisée ici pour la première fois, mais aussi basson ou cor anglais) dans lesquelles les membres de l’orchestre se sortent avec tous les honneurs, notamment quand ils accompagnent la basse Jochen Kupfer dans Marcel. C’est que la musique de Meyerbeer prend quelque chose à tous les compositeurs en vogue à l’époque, notamment les italiens (nous avons évoqué Spontini et Rossini) et plonge aussi dans le passé dont elle utilise les formes. La musique chorale évoque quelquefois les chorals de Bach et en tous cas reprend des pièces religieuses, dont le fameux choral de Luther Seigneur rempart et seul soutien (Eine feste Burg ist unser Gott ) un des leitmotiv de l’œuvre, certains autres moments renvoient à Mozart (Don Giovanni). On comprend l’immense succès de Meyerbeer, avec cette habileté à tisser différentes influences entre elles, à construire une sorte de mélange qui n’est jamais du plagiat, mais qui rappelle toujours quelque moment musical connu ou enfoui dans la mémoire. Homme de culture, saisissant parfaitement les tendances du jour, Meyerbeer sentait intuitivement les demandes du public. En très habile faiseur et mais aussi en inventeur de formes nouvelles ou de magnifiques mélodies, notamment pour Raoul (Tu l’as dit…tu m’aimes…au 4ème acte) ou Marguerite (O beau pays de la Touraine), il connaissait les recettes du succès. Et bien des trouvailles de Meyerbeer ont tellement été réutilisées depuis qu’elles passent aujourd’hui pour des banalités.

Le peintre s'interpose dans le duel entre ses modèles Raoul et Saint Bris © Jutta Missbach
Le peintre s’interpose dans le duel entre ses modèles Raoul et Saint Bris © Jutta Missbach

Dans ce maelström d’influences et de styles, l’interprétation proposée ici reste équilibrée, et même souvent raffinée ; elle défend l’œuvre  d’une manière plus qu’honorable, avec un chœur qui prend sa part de la réussite d’un projet qui pouvait au départ paraître hasardeux, vu les dimensions de la salle et de la quantité de masses à réunir. Et il prend une part non indifférente, avec la couleur bel cantiste exigée, mais aussi la vaillance et l’éclat, notamment dans ces splendides ensembles à trois voix du second acte où se mélangent en fait trois chœurs différents. La mise en scène, au total relativement intimiste, au moins confinée dans un seul espace aide d’ailleurs à contenir les effets de masse, sans amenuiser les effets musicaux particulièrement efficaces.

Vocalement, on a dit la difficulté à réunir un plateau dit « à sept étoiles », tant chaque rôle contient des difficultés propres et doit être interprété par des chanteurs de grand niveau. À titre d’exemple, la dernière reprise à la Scala en 1962 réunissait Joan Sutherland, Giulietta Simionato, Fiorenza Cossotto, Giorgio Tozzi, Nicolai Ghiaurov, Franco Corelli et Wladimiro Ganzarolli…
Trois voix féminines se partagent le plateau, la reine Marguerite de Valois, qui n’a pas le plus long rôle, mais sans doute le plus noble, puisqu’elle œuvre pour la réconciliation des catholiques et des protestants et qui chante l’un des airs les plus fameux parmi ces airs impossibles du répertoire romantique, lié pour toujours à Joan Sutherland Ô beau pays de la Touraine : c’est ici Leah Gordon, qui joue à la fois la reine et la mécène du peintre (ou une collectionneuse avisée)dans la mise en scène, très beau personnage à l’américaine, au physique et à la coiffure des années 60, une Peggy Guggenheim qui serait dessinée par Warlikowski.
Par le contrôle vocal, la diction très soignée, le sens des notes filées et d’une voix qu’elle sait alléger au maximum, et surtout par une élégance rare, elle réussit à donner de cet air particulièrement ardu une interprétation de premier ordre qui n’égale peut-être pas la Stupenda mais qui s’en rapproche fortement .

Acte V Uwe Stricker (Raoul) et Hrachuhí Bassénz (Valentine) © Jutta Missbach
Acte V Uwe Stricker (Raoul) et Hrachuhí Bassénz (Valentine) © Jutta Missbach

Pour le rôle de Valentine créé par Cornelie Falcon, une voix au timbre sombre intermédiaire entre la soprano et le mezzo, la liste des chanteuses qui l’ont abordé va de Martina Arroyo, lirico spinto à Giulietta Simionato, mezzosoprano. Valentine, c’est ici la jeune soprano arménienne Hrachuhí Bassénz, dans un rôle qui se déploie surtout dans les quatrième et cinquième actes, les plus dramatiques. Hrachuhí Bassénz est un soprano lyrique dont le répertoire va de la Reine de la nuit à Elvira des Puritani en passant par La Bohème. Elle a tout d’une grande ou d’une future grande. Voix ronde et charnue, bel appui sur le souffle, aigus larges et sonores, avec une étendue de deux octaves, contrôle vocal, diction, et tenue impeccable et belle présence qui s’imposent en scène: elle remporte un triomphe mérité, c’est un nom qui fera pour sûr du chemin.

Urbain, c’est la jeune mezzo slovaque Judita Nagyová qui vient de passer de la troupe de Nuremberg à celle de Francfort : une voix puissante, très présente, aux couleurs sombres.

Nevers est interprété par Martin Berner, un baryton au timbre chaud et à la voix sonore, mais qui enthousiasme surtout par la présence scénique et le personnage double qu’il interprète, tantôt Nevers, tantôt le peintre, avec une sensibilité, une jeunesse et un naturel confondants.
Marcel, chanté en juin dernier par une basse, l’est cette saison par un baryton basse, Jochen Kupfer,  doué d’un timbre fort séduisant et d’un volume sonore notable, même si la voix demanderait peut-être pour Marcel plus de profondeur. Il reste que la prestation est très honorable et que le français, ici encore est bien dominé.
Belle prestation également de la basse bulgare NicolaI Karnolski dans Saint Bris.

Raoul est le ténor Uwe Strickert, qui n’appartient pas à la troupe.
On connaît la difficulté du rôle, similaire à Arnold de Guillaume Tell ou sinon plus difficile encore: il exige à la fois vaillance et lyrisme, douceur et énergie et d’incroyables aigus, lancés, murmurés, susurrés : seul à mon avis Nicolai Gedda a su en rendre toutes les facettes. Certes, Stricker n’a pas la morbidezza d’un Gedda, il n’a pas aussi la voix aussi ductile. Mais il a une impeccable diction, sans doute la plus limpide de tout le plateau, un timbre clair et sonore, et il a toutes les notes, même s’il ne les tient pas au-delà de l’imaginable comme son illustre prédécesseur. Sans être incomparable, sans être non plus un acteur exceptionnel, il est un Raoul très crédible, pleinement à sa place, vocalement sans scorie aucune, ce qui vu le rôle est tout à fait remarquable.
Les rôles de complément sont tenus très dignement et l’ensemble de la représentation défend cette partition comme rarement on a pu l’entendre récemment.
Et pourtant, c’est dans un théâtre de répertoire, à l’occasion d’une représentation de répertoire donnée par la troupe qu’on peut voir ce spectacle peu ordinaire. Cela ajoute évidemment à ma conviction que seule cette forme d’organisation peut à la fois défendre l’art lyrique et le diffuser. Car c’est une organisation qui garantit une présence sur le territoire et une diffusion capillaire ainsi qu’une qualité soutenue, notamment dans les grandes villes, et qui garantit une vraie cohérence artistique par le travail de troupe au quotidien.
Par chance, ce spectacle est coproduit par l’Opéra de Nice, et le public français aura donc la possibilité de le voir dans le théâtre qui fut jadis un temple du beau chant. Espérons que ces représentations seront programmées bientôt. Et espérons surtout que Les Huguenots reprendront le chemin de Paris qui en fit la gloire et qui paraît scandaleusement l’avoir oublié.
En tous cas, pour l’instant, c’est à Nuremberg qu’il faut aller jusqu’au 15 novembre pour écouter cette représentation vraiment digne de Maîtres Chanteurs…[wpsr_facebook]

Massacrer au nom de Dieu: la bénédiction des poignards © Jutta Missbach
Massacrer au nom de Dieu: la bénédiction des poignards © Jutta Missbach

BAYREUTH 2014-2020: LA PROGRAMMATION ANNONCÉE

Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014  à la direction du Festival de Bayreuth
Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014 à la direction du Festival de Bayreuth

Hier, dimanche 27 juillet,  lors de l’assemblée annuelle des membres de la Société des Amis de Bayreuth (Gesellschaft der Freunde von Bayreuth), Katharina Wagner, accompagnée de son conseiller musical, un certain Christian Thielemann, a annoncé la programmation du Festival dans les cinq prochaines années, s’arrêtant au Ring 2020, qui reste un secret.
D’abord, cela confirme la réconciliation de l’administration du Festival avec la Gesellschaft,  entité de quelque 5000 membres, fondée il y a 65 ans, qui est l’entreprise de mécénat officiel du Festival puisqu’elle siège ès qualité dans les instances dirigeantes et qui a durement attaqué Katharina à cause des choix de chanteurs et de metteurs en scène. Son activité consiste, non à être l’arbitre des choix artistiques, mais  essentiellement à financer des travaux d’aménagement du site (ateliers, salles de répétitions), et le conflit avec Katharina était né de divergences sur le financement de la salle de répétition d’orchestre, qui depuis longtemps répète dans la grande salle du restaurant. C’est que le festival doit gérer un espace relativement réduit pour cinq à sept spectacles annuels, dont une nouvelle production. Habitués au système de répertoire et à l’alternance serrée, les gestionnaires du festival prévoient pour les reprises peu de répétitions (sauf pour le Ring, qui traditionnellement a droit à deux ans pour s’installer, c’est pourquoi l’année 2 du Ring, il n’y a pas de nouvelle production. cela veut dire grosso modo répétitions scéniques dès le mois de mai, et répétitions musicales pendant les trois première semaines de juillet, les membres de l’orchestre venant de toutes les structures (orchestres et théâtres d’Allemagne) dont les saisons se terminent fin juin.

Cette absence de nouvelle production, traditionnelle pour un nouveau Ring, a été un des prétextes avancés pour une petite campagne menée contre l’équipe dirigeante (en plus composée de deux femmes) où l’on a pêle mêle tiré argument de l’absence de la Chancelière Angela Merkel à la première et au premier cycle (comme si c’était déterminant…Hollande est toujours absent des grandes manifestations culturelles françaises et celles-ci fonctionnent malgré tout…), les goûts de Madame Merkel comptent peu même si Le Monde, notre référence en matière de presse sérieuse, s’en est fait écho (people-isation quand tu nous tiens, idiotie quand tu nous saisis) et même si le Bund (l’Etat fédéral) compte pour un tiers dans le financement de la fondation qui gère le Festival. Pour le reste, l’Etat libre de Bavière compte pour un second tiers,  le troisième tiers étant partagé entre la ville de Bayreuth (4/9), le district de Haute Franconie (Oberfranken)(2/9), et la Gesellschaft der Freunde v.Bayreuth (3/9), ceci depuis 1973.
La campagne s’est appuyée aussi sur les différents travaux en cours, restauration des murs du Festpielhaus (sous échafaudages, des briques tombant), construction du nouveau Musée Richard Wagner (en cours et en retard) à Villa Wahnfried, notoirement sous équipé et sous financé, et restauration complète du fameux théâtre des Margraves, l’un des opéras de l’âge baroque les mieux conservés d’Europe, sinon le mieux conservé dont les travaux doivent durer plusieurs années. La conjonction de l’ensemble a fait gamberger les traditionnels faiseurs d’embrouilles, alors que ni le Musée, ni l’Opéra des Margraves ne dépendent du festival, et que celui-ci par exemple a protesté récemment par la décision unilatérale de la Ville de Bayreuth de faire payer les parkings à ciel ouvert environnants 5€, une nouveauté de cette année…
À cela s’ajoute les bruits sur le fait que la salle ne s’est pas remplie aussi vite ni aussi bien que d’habitude, sans doute faute à internet dont c’était cette année la mise en place à grande échelle et, disent les mauvaises langues, faute à la fuite des spectateurs devant les horreurs de la mise en scène du Ring de Frank Castorf, et de celle du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, alors que celle du Fliegende Holländer (Jan Philipp Gloger) ne fait pas de mal à une mouche, et celle de Hans Neuenfels pour Lohengrin a fini par perdre sa valence scandaleuse et son odeur de souffre (ou de rats) à cause d’une distribution restée remarquable (Vogt qui succéda avec succès à Jonas Kaufmann), d’un chef de référence (Andris Nelsons) et simplement parce que c’est quand même une bonne mise en scène. Et cerise sur la gâteau, pour la première fois depuis la création du festival on a dû interrompre la Première (Tannhäuser) pour un problème technique de plateau, le Venusberg (une cage enfouie dans le sous-sol dans la mise en scène) ne réussissant pas à monter. Bref comme le titre la feuille de chou Festival Tribüne consacrée aux Promis (on appelle comme cela les VIP en Allemagne) qui fréquentent un jour par an le Festival: Quo vadis Bayreuth?

C’est dans ce contexte de lutte entre tradition et innovation, que l’atelier Bayreuth continue de produire. On oublie que fille de Wolfgang, Katharina applique son concept de Werkstatt Bayreuth, c’est à dire d’un lieu de propositions scéniques, qui fait appel non à des valeurs consacrées, mais à des artistes en devenir. Cela explique que les chanteurs ne sont pas toujours très connus, que les metteurs en scène proposent des concepts qui peuvent paraître scandaleux. Mais les chefs, même jeunes, font en général partie des valeurs qui montent. C’est ainsi que Leonie Rysanek arriva au festival à 21 ou 22 ans, que Regina Resnik en 1953 avait à peine 30 ans, et que les chanteurs de la génération des années 50 ont plus ou moins commencé leur carrière à Bayreuth, comme plus récemment Anja Silja, ou Gwyneth Jones (jeune et solaire Eva en 1968), Waltraud Meyer (en 1982) ou même Vogt lorsqu’il explosa dans Walther (production Katharina Wagner), voire Riccarda Merbeth dans l’ancienne production de Tannhäuser (Philippe Arlaud – Christian Thielemann) . Cela réussit quelquefois, cela rate aussi (Amanda Mace, dans la production de Meistersinger de Katharina Wagner).
Or donc, Dame Katharina et son Chevalier Christian ont annoncé la suite, une suite sans Eva Wagner-Pasquier, qui quitte la direction du festival pour devenir conseillère artistique (un rôle qu’elle a eu à Aix, qu’elle a encore au MET), mais ce rôle serait  limité à un ou deux ans, en essayant de lui donner un statut qui ait du sens (Sinnvoll..expression qui a été utilisée), histoire de dire qu’elle n’aura pas une fonction honorifique, une sorte d’emploi fictif…Christian Thielemann tient à la présence de chanteurs de grand niveau (on dit toujours ça), et devient une sorte de pieuvre à l’allemande, puisqu’il tient Salzbourg Pâques, Dresde, Bayreuth, et qu’il prétend au Philharmonique de Berlin: une présence institutionnelle qui ne s’est pas pour l’instant concrétisée par une réussite artistique incontestable. Afficher Renée Fleming ou Jonas Kaufmann à Salzbourg ne veut pas dire avoir une politique artistique (vu les mises en scènes particulièrement plan plan qu’on a vues).

Alors, cette programmation? voilà ci-dessous les dessous des cartes…comme Manuel Brug nous l’annonce dans Die Welt.

– En 2015, tout le monde le sait déjà, c’est Tristan und Isolde, dans une mise en scène de Katharina Wagner, dirigé par Christian Thielemann, avec Eva-Maria Westbroek et Stephen Gould.

Jonathan Meese
Jonathan Meese

– En 2016, la polémique gronde déjà pour le Parsifal mis en scène par le plasticien Jonathan Meese, dirigé par Andris Nelsons, et avec Klaus Florian Vogt. L’an prochain, pris par la tournée du Boston Symphony Orchestra qu’il dirige et par le Festival de Tanglewood, il laissera le pupitre de Lohengrin  à Alain Altinoglu, premier français à diriger à Bayreuth depuis Boulez.
– En 2017, nouvelle production de Meistersinger von Nürnberg, confiée à Philippe Jordan, qui dirigera la quatrième et dernière édition du Ring de Frank Castorf, Kirill Petrenko assurant en 2015 son dernier Ring sur la colline verte (il FAUT que vous fassiez le voyage en 2015 pour entendre sa géniale direction) avec Michael Volle dans Hans Sachs (il a triomphé à Bayreuth dans Beckmesser, l’un des Beckmesser mémorables de cette maison avec Hermann Prey), Johannes Martin Kränzle comme Beckmesser et Krassimira Stoyanova comme Eva. La mise en scène en est confiée à Barrie Kosky, directeur de la Komische Oper de Berlin qui a plusieurs fois déclaré combien il était loin loin loin de Wagner….Il va confronter sa géniale légèreté à celle des Maîtres…

– 2018 verra un nouveau Lohengrin, confié à Christian Thielemann et au metteur en scène letton Alvis Hermanis, dont on a parlé dans ce Blog à propos des productions de Die Soldaten et de Gawain à Salzbourg, mais aussi de Sommergäste (Les Estivants) à la Schaubühne de Berlin, une mise en scène qui sera sans nulle doute plus figurative que conceptuelle, mais qui s’en occupera puisque Anna Netrebko (c’était dans l’air) sera Elsa. Sa voix charnue, très élargie, homogène, devrait faire merveille.

 

Tobias Kratzer
Tobias Kratzer

Enfin, last but not least, en 2019, Tannhäuser, confié à Tobias Kratzer, une jeune pousse de la mise en scène germanique, à qui l’on doit des Meistersinger remarqués à Karlsruhe (ils sont en répertoire désormais, allez-y), un Lohengrin à Weimar et des Huguenots de Meyerbeer à Nürnberg (allez y aussi, le système de répertoire permettant de ne pas attendre 20 ans avant de voir un production). Le chef n’est pas connu mais devrait être une star de la nouvelle génération.

Et le Ring de 2020? chut, on murmure Thielemann, dont le premier Ring en cette maison (Tankred Dorst) n’a pas été une réussite à 100%, et qui aimerait bien renouveler son triomphe viennois.
Rien ne filtre sur la mise en scène. ni sur la distribution. On pourrait cependant parfaitement imaginer, si le Lohengrin de 2018 fonctionne, Alvis Hermanis,  un raconteur d’histoires et de grandes fresques dont l’esthétique conviendrait pour succéder à Castorf, et qui proposerait ainsi un Ring non conceptuel, et je sens, mais je me trompe sans doute une odeur de Netrebko en Sieglinde…[wpsr_facebook]

Jonathan Meese SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008 Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm
Jonathan Meese
SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008
Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm