STAATSOPER BERLIN 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA avec Placido Domingo et Anja Harteros (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Mise en scène: Federico TIEZZI) le 27 octobre 2009

 

271020091243.1256768585.jpgAnja Harteros salue le public le 27 octobre

La plupart des grandes salles d’opéra (MET, Covent Garden, Scala, Staatsoper Berlin) programment cette année Placido Domingo dans cette prise de rôle si surprenante et tant attendue, Simon Boccanegra.  Placido Domingo a déjà chanté des emplois de baryton (Don Giovanni, par exemple, et un Barbier de Séville dirigé par Abbado, où il chante Figaro, qui n’est d’ailleurs pas un bon enregistrement). Je me souviens, lorsqu’il aborda Otello, beaucoup prédirent la fin de cette voix solaire, et qualifièrent cette prise de rôle d’erreur fondamentale. On sait ce qu’il est advenu des oracles. Placido Domingo chante encore – et de quelle manière- Siegmund aujourd’hui, 35 ans après… Et il aborde de nouveaux rôles, Idomeneo l’an dernier et aujourd’hui, Simon Boccanegra, pour lequel l’Europe entière l’attend.  Cette attente ne sera sans doute pas déçue à voir l’accueil délirant de bonheur du public berlinois (25 minutes d’applaudissements debout). Mais Placido n’est pas seul. Il est superbement accompagné par l’ensemble d’une distribution homogène, de très haut niveau, à commencer par l’extraordinaire Amelia de Anja Harteros,  qui atteint là des sommets : chant contrôlé, technique impeccable, couleur, et surtout aigus triomphants, tenus, clairs, le tout d’un lyrisme vibrant. Ce n’est pas une surprise : que ce soit dans Wagner (Eva), ou dans Verdi (Traviata et maintenant, Amelia de Simon Boccanegra), la soprano allemande d’origine grecque accumule les triomphes. C’est aujourd’hui sans nul doute avec Anna Netrebko, et dans un registre sensiblement différent (la voix et plus grande, le répertoire plus large), la chanteuse de répertoire italien de référence. Aussi, dès que l’on voit son nom dans une distribution, il faut se précipiter. Face à cette Amelia d’exception, à mon avis seulement comparable à Freni, un Gabriele Adorno tout à fait remarquable, Fabio Sartori, déjà entendu dans ce rôle avec Abbado il y a quelques années. La technique est toujours impeccable, le  souffle et le volume parfaitement contrôlés, le sens musical aigu, et une voix  qui s’est bien élargie. Il fait d’Adorno, personnage toujours difficile, pris entre Simon et Fiesco, un authentique héros d’opéra. Fiesco, c’est Kwanchoul Youn, inhabituel dans ce répertoire. Nous le connaissons plus comme basse wagnérienne. Il n’a pas l’éclat d’un Ghiaurov ou même d’un Furlanetto (pas toujours…) ou d’un Prestia, mais malgré une certaine froideur,  il a une intelligence du chant, et une technique qui lui permettent de défendre un personnage plus intérieur, et un style moins expressionniste. Son  Fiesco est un personnage renfermé,  usant beaucoup de mezza voce, de notes murmurées. La fin par ailleurs (le duo avec Boccanegra) dégage une très grande émotion. Surprise aussi d’entendre Hanno Müller-Brachmann en Paolo, chanteur de qualité, un peu appliqué ordinairement, il délivre là une composition intéressante, plus juvénile que d’habitude dans ce rôle, un chant très expressif, techniquement sans failles et une très belle diction de l’italien.

Et Placido Domingo ? Dès la première parole (un’amplesso !) un son, un éclat, une profondeur qui touchent au cœur. Il n’y rien à dire, la prestation est d’un niveau tel qu’on reste secoué par certains moments bouleversants (au 2ème et 3ème actes surtout). Il n’est en rien barytonal, il n’obscurcit pas la voix et chante en ténor (ce qui quelquefois peut surprendre, notamment dans les trios avec Gabriele et Amelia au 2ème acte où en fait on entend bien deux ténors !), mais c’est un chant tellement expressif, tellement engagé, tellement intrinsèquement beau que l’on n’a d’yeux que pour ce Simon, complètement habité. On l’a beaucoup entendu dans Wagner ces derniers temps : l’entendre renouer avec Verdi, et avec quelle maestria, et avec quel panache, c’est nous replonger dans notre passé, quarante ans en arrière, au moment où il nous enchantait dans tous les Verdi qu’il abordait. Une renaissance !

Du point de vue du chant, la distribution réunie ici nous fait mentir lorsque nous affirmions encore récemment qu’il est difficile d’entendre un Verdi convaincant aujourd’hui. En voilà un, qui renoue avec le fil un peu interrompu des soirées verdiennes bouleversantes.

Et pourtant, tout n’est pas convaincant à 100% dans cette production, la direction musicale de Daniel Barenboim qui accompagne bien les chanteurs, reste en deçà de ce qu’on peut attendre d’un tel chef : beaucoup de décalages avec les chœurs d’abord, quelques accidents dans l’orchestre (cuivres..) mais bon…ce ne serait que cela ! En fait, cette direction surprend par sa froideur, par son manque de laisser aller. Jamais la musique ne se laisse aller à la poésie (le troisième acte, notamment avec le duo « piangi..piangi.. où Abbado faisait pleurer l’orchestre ici reste un peu en réserve). Certes, certains moments sont suffoquants de beauté, certaines phrases orchestrales prennent l’auditeur et le surprennent, mais l’ensemble reste un peu trop extérieur, un peu trop fort, comme si le chef n’arrivait pas à s’immerger vraiment dans la délicatesse de cet univers. Certes, l’ensemble n’est pas indigne, loin de là (sinon, on ne serait pas sorti si heureux de la salle), mais très en-deçà du niveau du chant, qui lui est tout à fait exceptionnel. D’ailleurs, avec une autre équipe de chanteurs,  on aurait sans doute moins pardonné à Barenboim.

Quant à la mise en scène, elle est proprement insipide. Federico Tiezzi a-t-il d’ailleurs fait une mise en scène ? Les mouvements des personnages, le traitement des chœurs et des foules sont  tellement rudimentaires que cela confine au ridicule (le prologue utilise les mêmes artifices que Strehler, à croire qu’on ne peut plus mettre en scène la mort de Maria sans faire que Simon soit à la fois dedans et dehors , à l’extérieur et à l’intérieur dy Palais Fieschi ! La scène du conseil est ratée, aucune tension, aucune violence, une stylisation qui appauvrit l’intrigue, le début du troisième acte n’est pas plus réussi, les soldats courent de toutes parts d’une manière risible)  . Le décor de Maurizio Balo’ est , comme souvent, épuré  mais sans vraie fonction dramaturgique  ni qualité esthétique particulière bien au contraire: seule la vidéo marine de la fin fait son effet. Les costumes de Giovanna Buzzi, sont au contraire tout à fait somptueux et sauvent l’ensemble.  On pourra bien sûr dire que cette mise en scène nous fait échapper au Regietheater : certes elle peut être en ce sens bienvenue aux yeux de certains, mais   elle n’apporte rien, ni en terme de fond, ni en terme de forme et ne dit rien de l’histoire et de sa signification : une illustration sans imagination.


Au total ce spectacle vaut pour ses chanteurs. Par leur vertu, il constitue un sommet qui à lui seul justifie qu’on courra  au printemps prochain à la Scala (ou à Berlin, deux représentations fin mars, sans doute moins courues qu’à Milan) les réentendre. Le reste est ou discutable, ou médiocre. J’ai l’habitude de dire que l’Opéra tient sur un trépied ( chant, direction, mise en scène) dont au moins deux doivent fonctionner… Me voilà démenti, par la vertu de chanteurs magiques ou mythiques.  Cette soirée tient sur un seul pied, mais c’est le piédestal  du paradis.

Saluts des artistes et de l’orchestre: de droite à gauche: Placido Domingo, Daniel Barenboim, Anja Harteros, Fabio Sartori, Kwanchoul Youn, Hanno Müller Brachmann, Alexander Vinogradov.

Saluts de l'ensemble de la compagnie et de l'orchestre

Gustavo Dudamel et l’orchestre national des jeunes du Venezuela Simon Bolivar à la Salle Pleyel (24 octobre 2009)

Il y a un phénomène Gustavo Dudamel: partout où il se produit, et quel que soit l’orchestre, il provoque un enthousiasme exceptionnel, voire délirant chez le public, mais aussi dans l’orchestre. Il ne s’agit pas vraiment de saluer une interprétation nouvelle, une voie inconnue dans laquelle ce jeune chef prodige nous entraînerait, il s’agit d’abord de prise incroyable sur les publics et les orchestres, de chaleur communicative, de sympathie innée, mais aussi de technicité hors pair au pupitre. C’est bien ce qui s’est passé hier 24 octobre à la Salle Pleyel, où le concert s’est terminé dans un délire comme la vénérable salle n’en connaît guère depuis quelques années, pour la première visite en France (il est temps! tous les pays d’Europe l’ont déjà reçu) de l’orchestre national des jeunes du Venezuela Simon Bolivar.

Au programme, le concerto pour violon de Tchaïkovski (soliste Renaud Capuçon) et la Alpensinfonie de Richard Strauss . Ce qui a frappé dans le concerto pour violon, c’est non l’interprétation acrobatique mais froide de Capuçon, qui joue la virtuosité technique plus que la sensibilité, mais la couleur de l’orchestre qui accompagnait, le regard très présent du chef sur le soliste, la finesse des attaques, l’épaisseur du son, le sens des rythmes. Je connais Dudamel depuis neuf ans, il a depuis ses débuts (sa première tournée européenne remonte à 2000, et je l’ai entendu à Hanovre pour la première fois lors d’EXPO 2000, il avait 19 ans) une incroyable technique de direction, c’est un chef authentique, qui sait rassurer un orchestre, qui domine parfaitement sa partition (il dirigeait hier sans) et qui a des gestes d’une précision et d’une lisibilité exceptionnels. Sans doute avoir dirigé un orchestre de jeunes pendant 10 ans lui a-t-il appris à être un pédagogue du pupitre avant d’être un chef, il accompagne l’orchestre et le conduit: un maestro et un vrai maître au sens de ces botteghe médiévales où les compagnons apprenaient auprès d’un maître. Mais il a en plus mûri ses approches, un peu superficielles me semblait-il y a quelques années, il mûrit vite: quelle différence entre son Mahler 2005 et son Mahler 2008! C’est cela qu’on sent dans ce Tchaïkovski tout sauf démonstratif, la poésie est là présente, non dans le violon, mais dans l’orchestre. Surprenant.

La Alpensinfonie de Strauss, sorte de Wanderung (randonnée) dans la montagne, du matin au soir, de la nuit à la nuit, surprend par sa fluidité et la maîtrise du son malgré l’incroyable nombre d’exécutants(l’orchestre se déplace toujours en grand nombre, ils sont plus ou moins 200 sur le plateau), l’option “scénique” de faire débuter et finir dans une semi pénombre montre aussi le souci du spectaculaire et une approche moins traditionnelle du concert classique, qui est au Venezuela un authentique phénomène de jeunes. On est frappé par la virtuosité technique des pupitres (les bois et les cuivres notamment) et la manière de suivre pas à pas les propositions du chef. On est aussi frappé par les contrastes, les pianissimi obtenus sont d’une finesse rare, et les fortissimi ne sont pas renforcés par le nombre des musiciens: ce qui domine, c’est la clarté de la construction, la lisibilité de l’approche, la volonté de souligner certaines couleurs, ici Mahler, là Wagner, de jouer le lyrisme très charnel, la violence de la nature et d’une nature qui reste domptée par la musique, une nature authentiquement culturelle. Il en résulte une ambiance qui s’impose au public qui suit dans un silence impressionnant avant d’exploser dès la dernière note.


Hier soir, Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture, remettait en fin de concert la croix d’officier de la légion d’honneur à José Antonio Abreu, fondateur du Sistema des orchestres vénézuéliens, où plus de 300 orchestres de jeunes, 300000 jeunes sur 26 millions d’habitants (1%) sont engagés dans la pratique orchestrale, comme une alternative à la vie désœuvrée des bidonvilles et des cités pauvres, en une pyramide qui conduit au sommet à faire partie de cette phalange miraculeuse, qui est l’une des plus virtuoses au monde, et sans doute l’une des plus enthousiastes et engagées. Abreu reçoit désormais une pluie de prix, car son œuvre unique au monde replace la musique et l’art au centre du tissu social, et surtout, permet à un public neuf, sans préjugés, de s’emparer de la musique classique. Gustavo Dudamel me disait qu’au Venezuela, les concerts de musique classique sont remplis de jeunes, et de plus en plus de pays notamment en Amérique Latine, cherchent à reproduire le miracle vénézuélien. Gustavo Dudamel recevait ensuite, très ému, la croix de chevalier des Arts et Lettres, et le concert se termina, pour la joie du public où de nombreux drapeaux du Venezuela étaient agités et créaient une ambiance de folie à Pleyel, par trois bis, le Mambo du West Side Story de Bernstein, une danse très rythmée sans doute d’un compositeur sud américain, et la Marche de Radestsky en guise d’adieu. Un grand moment, une magnifique soirée, un public estomaqué et ravi. Merci les jeunes!


ROYAL OPERA HOUSE-COVENT GARDEN 2009-2010 , LONDRES: TRISTAN UND ISOLDE avec Nina Stemme, Dir. Antonio Pappano (18 octobre 2009) )

Le chant wagnérien se porte bien en ce moment. Il se porte même beaucoup mieux que le chant verdien. On peut trouver sur le marché trois  ou quatre Siegfried de grande qualité, et quelques Tristan de grande facture, mais aussi deux ou trois Isolde de très haut niveau. Irène Theorin à Bayreuth, sans être exceptionnelle, a une présence solide, la grande Waltraud Meier procure encore de très grands moments d’émotion malgré l’inévitable usure de la voix; du reste, Deborah Polaski, Evelyn Herlitzius, Eva Maria Westbroek, la jeune Jennifer Wilson sont autant d’artistes qui aujourd’hui rendent honneur au chant wagnérien, dans un rôle ou l’autre…mais l’époque est dominée sans l’ombre d’un doute par la suédoise Nina Stemme, qui fait courir tous les wagnériens de la planète. C’était son Isolde et  le Tristan de Ben Heppner , les vedettes de cette nouvelle production de Tristan und Isolde, mise en scène par Christof Loy et dirigée pour la première fois à Covent Garden par le maître du lieu, Antonio Pappano. Lors de la dernière (et l’avant dernière), Ben Heppner, souffrant a été remplacé par le suédois Lars Cleveman, qui s’en est plus qu’honorablement tiré. Inutile de tergiverser: nous avons assisté à l’une des plus grandes, des plus belles exécutions de ces dernières années, qui sans doute marquera les mémoires.

A entendre les prestations successives de Nina Stemme (Brünnhilde, Aida, La maréchale, La comtesse de Capriccio, Leonore de Forza del Destino) et à constater la multiplication de ses apparitions, on pouvait craindre une fatigue de la voix que certains critiques n’ont pas hésité à annoncer. Qui a entendu son Isolde à Londres ne peut que rester ébahi par cette interprétation vibrante, par cette présence vocale intacte et magistrale, cette rondeur charnue de la voix, ce volume énorme et homogène,  ces aigus impressionnants, avec ce “Lust” final à peine effleuré et pourtant si clair et si présent, oui, Madame Stemme est aujourd’hui unique dans ce rôle. Un phénomène comparable aux légendes du passé, à commencer par sa compatriote Birgit Nilsson, mais dans une couleur et un registre très différents. Standing ovation, hurlements, enthousiasme du public, tout cela est mérité.
Lars Cleveman avec des moyens moins importants réussit  à soutenir de bout en bout le voisinage de sa collègue. Remplaçant une des stars du chant d’aujourd’hui, aux côtés d’une compatriote devenue elle aussi LA référence du jour, on pouvait craindre qu’il n’apparaisse effacé. Bien que légèrement fatigué au troisième acte, il compose quand même un très beau Tristan, à la voix claire, bien timbrée, avec un soin exceptionnel donné à la diction du texte:  une très belle figure à la fois juvénile et déchirée. Grande prestation.
La réussite des grandes distributions tient souvent à l’homogénéité de toute la compagnie, et c’est le cas, car ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés, à commencer par l’étonnante Brangäne de Sophie Koch, allemand encore en devenir mais émission exemplaire, puissance, émotion, engagement dans l’interprétation, d’intéressants débuts dans le rôle !  Michael Volle, lui aussi tout à fait exceptionnel (c’est désormais habituel) prête sa voix puissante et son style impeccable à Kurwenal pour en faire un vrai personnage fort, présent, immense image de l’ami protecteur et fidèle. Enfin, Matti Salminen, diminué par un problème de motricité (peu gênant dans ce rôle de vieillard), reste un des Marke de réference et il remporte un triomphe mérité. Les autres sont un peu en retrait (notamment le Melot de Richard Berkeley Steele).
La direction d’Antonio Pappano sert le dessein de la mise en scène en proposant un Tristan plus intimiste, un Tristan “de chambre” comme l’écrit le programme de salle, parfaitement au point. Son approche est très lyrique, très claire, on entend tous les instruments (ah! ces harpes finales, comme chez Abbado!) et en même temps très mesuré de sorte que les voix ne sont jamais couvertes, c’est un miracle d’équilibre qui produit une très grand moment musical. On avait aimé son approche au disque, elle est ici confirmée, et Pappano est décidément un très grand chef de théâtre.

La mise en scène de Christof Loy huée à la Première ne mérite assurément pas cet accueil. Elle n’atteint pas les sommets de la production de Sellars à Paris mais elle propose un travail très “analytique” au sens freudien du texte, l’action se déroule sur deux espaces, un espace de premier plan, nu, presque Hitchcockien avec ce mur gris où se projettent les ombres des personnages, et en arrière plan, une grande salle de réception ou de mariage où évoluent choeur et figurants, et où l’on voit ce qui ne se passe pas sur scène (Kurwenal en couple avec Brangäne par exemple), d’un côté la réalité grise, de l’autre l’espace fantasmatique, d’un côté les projections de l’imaginaire et de l’autre la présence pesante des angoisses. Il en résulte une mise en scène à la fois intimiste et oppressante, dont les moments les plus réussis se trouvent au second acte (Isolde tirant le rideau pour faire voir à tous son amour pour Tristan, et donc provoquant le drame est un moment inoubliable). Le  troisième acte semble moins achevé, notamment toute la scène finale qui hésite entre la réalité et le fantasme (comme chez Ponnelle), mais on n’oubliera pas l’image d’Isolde s’allongeant auprès de Tristan pour mourir, un moment qui fait venir les larmes. La Liebestod est de manière surprenante, assez banale et les solutions scéniques adoptées (sortie des autres personnages) peu claires et inélégantes. Mais peu importe, l’ensemble reste fort honorable.

Au total, une très grande soirée, qui valait le voyage. L’Eurostar rend Covent Garden si proche, n’hésitons pas à passer le channel!

ENGLISH NATIONAL OPERA, LONDON COLISEUM 2009-2010: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI (17 octobre 2009)

 

 

Dans les années 70, on a beaucoup discuté de l’avenir de l’Opéra Comique, laissé en friche, après la réforme de l’Opéra voulue par Jacques Duhamel, et l’argumentaire se référait très souvent à l’exemple de Londres, où le Royal Opera House de Covent Garden est l’opéra “haut de gamme”, alors que le Coliseum, ex Sadler’s Wells, aujourd’hui English National Opera joue celui d’opéra populaire, où toutes les œuvres sont données en anglais et où les compagnies sont formées souvent d’artistes jeunes qui pour la plupart font ensuite de solides carrières internationales. La très belle salle du Coliseum, impressionnante avec ses ors et ses statues de la fin du XIXème reprenait justement en ce début de saison une production de Rigoletto de Jonathan Miller, qui avait beaucoup fait discuter à l’époque de sa création en 1982, qui transpose l’action dans la Little Italy un peu mafieuse des années cinquante. La curiosité m’a conduit à aller voir ce spectacle, 27 ans après sa création, pour constater qu’il n’a pas vraiment vieilli, et que la transposition fonctionne, avec une  logique encore plus effrayante que celle de la version traditionnelle (située dans la Mantoue de la Renaissance). Il est vrai que les rivalités entre les clans et les luttes violentes du Moyen âge et de la Renaissance (voir Romeo et Juliette, ou West Side Story, pour rester à New York) ont laissé en héritage aux générations futures du sud de l’Italie cette culture du clan qui a abouti à la perversion mafieuse. L’intrigue de Rigoletto se prête bien à la transposition: un prince et des courtisans à sa botte qui peuvent se glisser dans les habits du boss  et de ses affidés, des trafics louches et des violences à l’ombre du boss/prince, des violences sur des familles réticentes (Monterone), les tueurs à gage (Sparafucile), ajoutons les ruelles mal famées et les lieux de rencontre des clans (bars, salles de réception dignes du « Parrain » de Coppola), tout cela fonctionne à merveille et rend parfaitement justice à l’œuvre.

La distribution rassemblée pour cette reprise est très homogène, dominée par le Rigoletto émouvant de Anthony Michaels-Moore, à la voix puissante, à l’interprétation intense, qui en fait un des titulaires intéressants du rôle. A l’heure où l’on ne trouve pas de successeur à Leo Nucci, voilà un excellent candidat à la succession, même si sa carrière est déjà longue: c’est une véritable incarnation,  il n’en fait pas un personnage caricatural et ne surjoue jamais comme cela peut être le cas dans ce rôle.  Le duc de Mantoue est confié au jeune ténor Michael Fabiano, physique avantageux, voix claire, bien posée, affirmée même; il campe un personnage crédible et l’interprétation est bien maîtrisée, voilà une voix à suivre, qui me semble prête à aborder de grands rôles du bel canto romantique. Un peu en retrait, la Gilda de Katherine Whyte, qui comme Michael Fabiano faisait ses débuts londoniens. La voix est claire, mais manque de la puissance voulue pour les grandes scènes dramatiques, trop petite pour l’immense salle du Coliseum, trop grêle encore pour aborder le rôle, même si le chant est contrôlé. A noter dans la distribution l’impressionnant Sparafucile de Brindley Sheratt, un nom à retenir, voix somptueuse, timbre velouté, puissance, une belle surprise.
La déception vient de la direction de Stephen Lord (débuts à l’ENO) le chef du St Louis Opera, routinière, manquant de nerfs et d’énergie, très conforme sinon conformiste, et pour tout dire ennuyeuse, dès le départ, des lenteurs, des étirements, même quand la scène était vibrante et électrique.

Une très bonne soirée tout de même! Ah! j’oubliais, c’était évidemment en anglais, comme m’avait averti la dame du box office (mais je le savais), et ce n’était pas trop gênant, tout a fonctionné car l’anglais dans Little Italy, c’est -aussi- la langue du pays…

 

 

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Bastille 2009-1010: DIE TOTE STADT de KORNGOLD (Dir Mus. Pinchas STEINBERG, ms en scène:Willy DECKER) le 3 octobre 2009.

La Ville morte (Willy Decker)

L’entrée au répertoire de l’opéra de Paris de Die tote Stadt est à considérer comme un événement. L’oeuvre de Korngold, créée en 1920 et redécouverte il y a plus de trente ans grâce à un enregistrement de Erich Leinsdorf avec René Kollo qui reste la référence, arrive peu à peu sur les scènes européennes à la recherche de nouveaux titres . Gageons que peu à peu la “musique dégénérée”(Entartete Musik) entrera dans les prochaines années dans tous les grands théâtres. Cette production, nouvelle à Paris, remonte tout de même à 2004 (à Salzburg, puis à Vienne) et Willy Decker ne s’est pas déplacé pour la remonter. Néanmoins, on peut d’emblée considérer l’opération comme une réussite, gros succès public à la Première, chant satisfaisant, orchestre à la hauteur, production de qualité. On peut trouver l’histoire résumée dans tous les bons sites internet, disons qu’il s’agit de l’histoire d’un homme, fou amoureux de sa femme Marie trop tôt disparue , qui ne se résoud pas à accepter ce deuil: à la fin de l’opéra, il a “fait son deuil” grâce à un rêve qui va couvrir environ les trois quarts de l’oeuvre. Appuyée sur un roman de Georges Rodenbach, “Bruges la morte” et sa version pour la scène, “Le Mirage” l’opéra est une adaptation en trois actes. la mise en scène de Willy Decker est assez épurée, même dans la partie “rêve” et même lorsque les scènes deviennent échevelées. Le spectateur, par un dispositif scénique clair, distingue le moment “réel” et celui “rêvé” et l’ensemble se laisse voir. Il y a de beaux tableaux (la scène de la procession vue comme “passion” christique), et les chanteurs sont suffisamment engagés pour être convaincants. Il reste que l’ensemble a un peu vieilli, et qu’on peut préférer le travail plus récent de Nicolas Brieger à Genève, qui avait résolument choisi l’option d”un monde réel tout à fait parallèle au monde rêvé,et donc d’une continuité dramatique ambiguë qui impressionnait le spectateur,   et le faisait entrer dans l’histoire d’une manière plus violente, et donc plus fidèle en ce sens au texte de Rodenbach. Rien de tel ici, et au total, le travail très propre de Willy Decker reste assez sage et, quant à lui sans aucune ambiguité, et peut être aussi sans grand mystère, ce qu’on peut regretter.

Du point de vue musical, ne boudons pas notre plaisir, la qualité est au rendez-vous, l’ensemble est d’un bon niveau, voire très bon lorsqu’il s’agit de Robert Dean Smith et de Stéphane Degout . Robert Dean Smith (Paul) étonne toujours par la puissance et l’endurance de cette voie claire à la couleur juvénile, (on l’a vu à Bayreuth dans Tristan). Il assume de bout en bout la partie en ne ménageant pas son énergie et son engagement, et en donnant une belle démonstration de chant maîtrisé de très haut niveau. Lui répond le chant très élégant de Stéphane Degout (Frantz/Fritz), un des chanteurs français les plus réclamés aujourd’hui, l’un de ces barytons qui compte dans la cohorte de très bons barytons que compte le monde lyrique aujourd’hui. Je suis plus dubitatif sur Ricarda Merbeth: la voix est puissante, certes, mais le chant est sans vraie nuance, un peu froid, sans vraie séduction (fameuse chanson de Marietta), ce qui est dommage pour le rôle:  l’interprétation musicale n’est pas marquante, mais la prestation reste évidemment solide, portée par un don d’actrice notable. Doris Lamprecht assure sa partie avec vaillance, mais ne fait pas oublier l’élégance d’Hanna Schaer à Genève dans Brigitta. Les autres rôles sont honorablement tenus.

Cette musique luxuriante, très ancrée dans l’esprit du temps, et bien proche de Strauss ou Zemlinski, réclame lyrisme et éclat,  Pinchas Steinberg et l’orchestre de l’opéra National de Paris répondent à la commande sur l’éclat, moins sur le lyrisme et la clarté de la lecture: on regrettera là encore l’extraordinaire vision du regretté Armin Jordan à Genève, qui avait su à la fois montrer l’originalité du tissu musical et en souligner les filiations.

Au total un spectacle très honorable, qui rend justice à une partition injustement méconnue du grand public, et une initiative heureuse de Nicolas Joel, même si on aurait pu peut-être penser pour une entrée au répertoire à une nouvelle production.

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Garnier: MIREILLE, de Charles GOUNOD (Dir.mus: Marc MINKOWSKI, Ms en scène: Nicolas JOEL) le 2 octobre 2009

Décevant!

En ouvrant sa saison et son règne par Mireille, de Gounod, Nicolas Joel voulait annoncer une direction nouvelle: rédécouverte d’une oeuvre un peu oubliée, large appel aux chanteurs français, fin du Regietheater, enfant chéri de l’ère Mortier. Et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, il a assumé lui-même la mise en scène, alors qu’il avait lui-même annoncé qu’il n’enferait pas à Paris. Il aurait mieux fait de s’en tenir à sa déclaration, à mon humble avis.

Le résultat de ce pari est donc mitigé, plus convaincant musicalement que scéniquement. La distribution de cette Mireille est très honorable sans être étincelante. Le plus marquant, c’est le plus ancien, le vétéran Alain Vernhes, dont la voix de basse sonore sied parfaitement au rôle de Ramon, le terrible père  de Mireille. Il est pleinement convaincant, campe un personnage juste, remplit l’espace scénique. Vraiment au-dessus des autres, dans la composition, comme dans le chant, qui a  le volume voulu. Tous les autres sont à leur place, dans tous les rôles, grands ou petits, avec une note particulière pour Anne-Catherine Gillet et la Taven de Sylvie Brunet . Frank Ferrari est un Ourrias très correct qui manque cependant d’éclat.

Quant aux protagonistes, ils sont eux aussi sans reproches au niveau du chant et de la technique. Charles Castronovo prononce le français à la perfection, chante avec la douceur voulue, le timbre est joli, la voix est bien placée. Mais ce chant reste un peu appliqué, et la voix manque un de volume et de projection. Le volume est aussi le problème de Inva Mula, souvent émouvante au demeurant, qui rencontre quelques problèmes dans le suraigu, la voix se montrant très tendue, à la limite de ses réserves; son timbre un peu clair pour mon goût dans ce rôle nuit à la force dramatique, qui en souffre. N’est pas Freni (qui l’a enregistré, mais n’a pas voulu le proposer sur scène) qui veut.

Il reste que cette musique nous touche, notamment dans la seconde partie (3ème au 5ème acte), avec de superbes moments (le troisième acte), où le mélodiste Gounod sait atteindre l’auditeur. La direction musicale, hélas,  ne stimule pas l’émotion. Marc Minkowski ne me paraît pas diriger cette oeuvre avec la sensibilité voulue, le son reste sec, le lyrisme absent, même si techniquement tout est très au point.

Mais le vrai problème de ce spectacle, c’est justement le spectacle. Ezio Frigerio conçoit un décor et Franca Squarciapino des costumes comme toujours soignés, soulignés par des éclairages subtils de Vinicio Cheli (ah, le lever de soleil au IVème acte). Mais ce décor n’est qu’une image plaquée, il n’a aucune fonction dramaturgique, On ne décèle aucune invention non plus pour les scènes plus mystérieuses  du Val d’Enfer, ni  du Rhône, qui est rendue de façon un peu ridicule d’ailleurs. Car toute la mise en scène se joue au premier plan, avec des entrées et des sorties toujours latérales, sans aucune utilisation de l’espace en profondeur, alors que l’évocation du désert de la Crau pouvait être mieux soulignée que par un ciclorama, cette absence de spatialisation scénique fait perdre à l’oeuvre de la respiration. Les choeurs (solides) sont disposés comme aux pires soirs de l’opéra de papa, le provençal devient pacotille, et les chanteurs font comme ils peuvent, car il n’y aucune direction d’acteurs, sauf quelques gestes çà et là, d’ailleurs bienvenus.

Il en résulte des moments de notable ennui, et un spectacle illustratif qui ne nous dit rien de Mistral, rien de la Provence, rien de cette liaison entre réel et surnaturel (il ya un peu de Freischütz dans cette ambiance), aucun mystère nocturne, Taven est bien peu sorcière (même si le passeur ressemble à la mort, Ah, merci Charon!)  au point qu’on finit par se demander pourquoi Mireille meurt, ce qui est quand même un comble .

C’est dommage, l’oeuvre pouvait être portée par une autre vision, pas forcément plus novatrice, mais sans doute plus sensible et plus habitée. Ici c’est l’indifférence qui essaie de mettre en scène la sensibilité, avec le résultat qu’on peut craindre…

On ne peut néanmoins que se réjouir de voir un certain répertoire un peu méprisé aujourd’hui revenir sur le devant de la scène, mais doit-on se réjouir que des millions de téléspectateurs aient vu un spectacle poussiéreux dès la première, confirmant les pires poncifs qui circulent sur l’art lyrique?

Pour mon goût, si je pense que le retour à l’Opéra d’oeuvres françaises (ou en français) oubliées, est une excellente initiative, (verra-t-on un jour Lodoiska de Cherubini, le plus grand succès de la révolution française, deux cents représentations!), j’aurais bien préféré comme inauguration en grand style d’une saison et d’un règne, voir Les Huguenots de Meyerbeer revenir à Paris. Attendons donc mieux.