26 JUIN 2011: BON ANNIVERSAIRE, CLAUDIO ABBADO!

Aujourd’hui, Claudio Abbado a 78 ans et entame sa 79ème année plein de projets. Les concerts prévus de la prochaine saison sont déjà nombreux et Claudio est en grande forme. Pour ceux qui s’inquiètent de sa santé, l’abondance des projets est une réponse irréfutable. Rendez-vous sur le site http://www.abbadiani.it sur les pages en français ou les pages en italien pour vous en rendre compte.
Alors, Heureux anniversaire à Claudio, et plein de voeux pour que la musique nous le conserve en pleine forme!

Claudio Abbado et Hans Joachim Westphal, ex Berliner, doyen du Lucerne Festival Orchestra à Madrid (Photo Lucerne Festival)

DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2010-2011: EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKY le 18 juin 2011 (Dir.mus: Mariss JANSONS,Ms en scène: Stefan HERHEIM)


Foto Forster

 

Lors de l’Eugène Onéguine du festival de Lucerne, ce printemps, j’avais crié mon enthousiasme devant l’impressionnante direction de Mariss Jansons, la très belle distribution réunie et la prestation tout à fait extraordinaire de l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Je terminais mon compte rendu par ces mots: “Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet…”
Je ne peux que persévérer dans ma suggestion: Amsterdam est à 3h18 de Paris en Thalys et ce spectacle vaut vraiment le voyage.
Il faut d’abord saluer à nouveau la performance tout à fait extraordinaire de Mariss Jansons et d’un Orchestre du Concertgebouw en état de grâce. On ne sait que louer: la rondeur du son, la chaleur de l’interprétation, la précision des instruments solistes, les bois superlatifs, les notes émises sur un fil de son, la clarté de l’espace sonore. L’extraordinaire cohérence de cette approche, qui sait rendre palpable la poésie de certains moments (les monologues de Lenski par exemple, où l’orchestre  accompagnant le merveilleux chanteur qu’est Andrej Dunaev est absolument magnifique) mais aussi le tragique (scène finale) et tous les moments attendus, comme la Polonaise du 3ème acte, prise avec un tempo plus lent, mais avec un sens du rythme et des équilibres sonores époustouflants. Un travail mémorable, anthologique, qui  me fait placer définitivement Onéguine au-dessus des autres grands chefs d’oeuvres lyriques de Tchaïkovski:  à Pâques, et ce soir, j’ai découvert toute l’épaisseur, toute la profondeur de cette œuvre à laquelle pendant longtemps j’ai préféré La Dame de Pique.
A cette interprétation fulgurante, répond une mise en scène d’une intelligence exceptionnelle et d’une complexité tout à fait inattendue pour une œuvre au livret apparemment linéaire. Stefan Herheim a habituellement 100 idées à la minute. Il en a eu cette fois 200 au bas mot. Il y a eu des critiques allemands (Der Tagesspiegel, de Berlin) qui lui ont reproché ce trop plein, et une complexité qui finit par gêner les chanteurs. Je ne partage pas ce point de vue. Herheim qui “contextualise” à l’extrême les œuvres qu’il met en scène, et qui s’appuie souvent sur de grandes références historiques dans lesquelles les œuvres s’insèrent (comme Parsifal à Bayreuth, par exemple) a choisi ici de placer l’action dans le contexte de la Russie éternelle, et d’une Russie grande mais amère, tout en plaçant  l’échec de tous les protagonistes au centre du drame: Onéguine perd ami, amour et gloire, Lenski perd la vie, Tatiana refuse l’amour et vivra dans la médiocrité de luxe représentée par un Grémine jeune, oligarque probablement poutinien de son état.
Le spectacle commence par l’arrivée inopinée, à salle encore éclairée, du chef, qui attend. Le rideau s’ouvre, et dans le silence arrivent des invités dans un hôtel de très grand luxe de la Russie d’aujourd’hui, puis on entend au fond la musique du troisième acte. Les ascenseurs (photo de Tchaïkovski à l’intérieur) déversent des invités très chics de la haute société, puis arrive enfin Onéguine, un peu déphasé,  et le couple Grémine/Tatiana, échange de regards, intenses, et l’opéra commence…

Acte I, Foto Forster

Le dispositif scénique de Philipp Fürhofer comprend au centre une sorte de cage de verre, aux cloisons mobiles, qui abrite un espace qui sera souvent l’espace du passé, où les protagonistes vont projeter leurs souvenirs et leur fantasmes: car tout le propos est là, Onéguine désormais  amoureux de Tatiana et Tatiana encore amoureuse d’Onéguine vont revivre, ensemble ou non, les épisodes des actes précédents (ils revivent “les choses de leur vie”), et à la Tatiana  folle amoureuse d’hier répond l’Onéguine dévoré par la passion d’aujourd’hui. Ainsi se construit un jeu complexe où se mélangent hier et aujourd’hui, dans une Russie d’hier pleine de clichés, et celle d’aujourd’hui, où dominent violence des rapports et médiocrité. L’évocation commence par une séparation du chœur en deux, à droite, les russes d’aujourd’hui dans leur comédie sociale, à gauche, des paysans en costume folklorique, comme dans des opérettes, qui entament le chœur de la première scène, pendant que Madame Larina et Filipjevna font des confitures. La Tatiana mûre repense à sa jeunesse et se dédouble, se regarde faire, et va bientôt se confondre avec son double jeune. Lenski et Onéguine sont vêtus en costume vaguement cosaque, bottes, pantalons larges, tuniques: on est dans une Russie  tchékhovienne , un bon vieux temps mythique, et Herheim a eu de très belles idées, comme celle de faire chanter Lenski (dans son air fameux “Ia tebe Lioubliou”, “je t’aime”) face à Olga, en présence d’Onéguine et de Tatiana, qui par un jeu de regards et quelques gestes, semble répéter silencieusement à un Onéguine indifférent ce que Lenski chante à Olga. Moment très émouvant et d’une grande délicatesse.


Foto Forster

Le jeu du passé et du présent culmine au moment de la scène de la lettre. Tatiana est avec Grémine, qui dort dans un luxueux lit, elle revoit sa chambre de jeune fille, elle se revoit écrire cette lettre et se réinstalle sur un bureau, mais bientôt apparaît Onéguine, – on ne sait si c’est en parallèle ou dans le fantasme de Tatiana- qui se met à écrire une lettre à Tatiana, sans doute la lettre qu’elle lui écrivit jadis, puisqu’à un moment elle semble la lui dicter. A la fin de la scène, se lève du lit non plus Grémine, mais Onéguine lui-même, rejoignant ensuite Tatiana dans le petit lit de sa jeunesse, à l’intérieur de l’espace des fantasmes. Évidemment, on devine ce que cela nécessite comme mouvements, apparitions disparitions, dédoublements, changements rapides de costumes (de Gesine Völlm, très beaux). Il faut aussi bien dominer le livret pour pouvoir suivre les méandres de l’intrigue, revue par le regard de Herheim, mais les trouvailles m’apparaissent vraiment pleines de sens, comme ce petit livre rouge, symbole de tous ces personnages romantiques du XIXème, symbolisés notamment par le Childe Harold pilgrimage de Byron par exemple, dont le dramaturge de Herheim, Alexander Meier-Dörzenbach parle beaucoup dans le programme.

Autre moment étonnant: la colère de Lenski lors de l’anniversaire de Tatiana (invités goulus, buffet somptueux, Monsieur Triquet enflammant sa perruque lorsque monte au ciel une gigantesque étoile enflammée, voir photo ci-dessous) qui se meut en colère révolutionnaire dont Lenski se fait le porte parole dans sa colère contre Onéguine: c’est la fin de la Russie du folklore, l’apparition d’une Russie grise, et glacée. Et à cette guerre là, il est tué par Onéguine qui du même coup devient un paria.
Ainsi, on voit que toute l’intrigue “amoureuse”, toute l’histoire se déroulent sur fond d’histoire russe, de la Russie fin de siècle de Tchékhov à la révolution et à la Russie soviétique et post soviétique dans un schéma qui pourrait être :
– un premier acte qui est celui des souvenirs et des regrets , c’est un monde à la Tchékhov, complètement fantasmé, qui s’oppose au monde du présent (le luxe superficiel et facile), c’est l’acte de la découverte des amours, des premières déceptions, et des retours rêvés sur ces moments par les personnages qui désormais ont vieilli ou perdu leurs illusions.
– un deuxième acte qui s’inscrit comme la fin de ce monde, irruption de la révolution russe dans un monde aristocratique en fin de course. La colère de Lenski contre Onéguine est presque idéologique, et se retourne sur la société entière, dont Onéguine semble être le symbole honni.
-un troisième acte fortement partagé en deux parties bien distinctes, la Polonaise initiale est une vision totalement fantasmée de la Russie éternelle et des clichés qui y sont rattachés: moujiks, archevêques orthodoxes, paysans folkloriques, tsar, soldats révolutionnaires, cosmonautes, athlètes olympiques,  ballets russes (un danseur entre un cygne noir et un cygne blanc, autre œuvre de Tchaïkovski symbolique de l’âme russe) et un ours!


Foto Forster

Cette vision se clôt sur un Grémine tsarisé, en beau prince charmant tout chamarré et tout de blanc vêtu, et une Tatiana alle aussi tout en blanc, comme dans un conte de fées. C’est dans ce contexte que l’air de Grémine est magnifiquement chanté par Mikhail Petrenko: Grémine n’est plus un vieillard noble, mais un homme jeune et vigoureux, un Prince Charmant qui présente sa femme à un Onéguine transfiguré. On passe cependant aussitôt après au présent, au réel, qui,  après tous ces moments rêvés, fantasmés, regrettés, qui ont parcouru les deux autres actes, se relie aux premiers moments du lever de rideau, écrin de l’échange dramatique entre Tatiana et Onéguine, interrompu par un Grémine qui lance ses gardes du corps contre un Onéguine, paria, chassé, refusé, désespéré, à qui il tend un pistolet qu’il a déchargé (roulette russe?): quand Onéguine se pointe son pistolet contre sa tempe, il tire et il n’y pas de balle:  il rate même son suicide. Il a tout raté. Tatiana toujours amoureuse l’a rejeté, Lenski son meilleur ami est mort. Tout est vain, tout est inutile, reste en scène une Russie de parvenus, mondaine et superficielle dans un luxe vulgaire dont la reine est…Tatiana.
On a peine a rappeler toutes les idées de mise en scène qui illustrent le livret et qui bien sûr vont bien au-delà: la vision d’un Lenski révolutionnaire est sans doute extrême, mais en même temps, sanctionne une fin: la fin des jeux, la fin de l’aristocratie, la fin des Onéguine. Seulement, Herheim nous montre qu’en passant des Onéguine aux Oligarques, cette Russie là n’y gagne pas. Cette lecture est particulièrement cruelle car loin d’impliquer seulement le personnage d’Onéguine, elle implique toute une vision d’une destinée russe, une lecture d’un Tchaïkovski qui se rêverait Moussorgski.
Dans une telle complexité, dans un tel écheveau de niveaux de lectures, très stimulantes pour le spectateur, et se traduisant évidemment par des effets scéniques spectaculaires, surprenants, multiples,


Foto Forster

jeux de reflets qui se superposent, jeux d’ombres, jeux d’éclairages, le travail des chanteurs est évidemment rendu lui aussi complexe, puisqu’ils doivent sans cesse passer d’un monde réel à un monde rêvé, passer dans le monde de la mémoire, tout en étant “dans l’aujourd’hui”. Ils s’en sortent remarquablement, à commencer par Bo Skhovus, qui promène un personnage qui ressemble un peu au Don Giovanni de Tcherniakov à Aix, complètement défait dès le départ, et dont la voix un peu voilée fait merveille, notamment lorsqu’au troisième acte explose une violence désespérée tout à fait extraordinaire. Si au concert son premier acte semblait un peu en deçà de ce qu’on pouvait attendre , ici tout apparaît en cohérence. Un Onéguine à la fois vaincu et pathétique, une composition phénoménale.
La Tatiana de Krassimira Stoyanova n’a pas la fraîcheur, la spontanéité juvénile et bouleversante de la jeune Veronika Dzhioeva à Lucerne. Dans le contexte d’une Tatiana plus mûre revoyant sa jeunesse perdue, et chantant en femme mûre l’ensemble de l’oeuvre dans ce va et vient exigé par le metteur en scène, cela se comprend mieux: ou alors il eût fallu deux Tatiana (il y en a quelquefois  deux mais l’une mime et l’autre chante…). Mais si elle n’a pas la fraîcheur, elle a le dramatisme et la voix tragique, elle a la puissance et compose elle aussi un beau personnage. J’ai quand même préféré la jeune  Dzhioeva, vraiment touchante.
Le Grémine de Mikhail Petrenko est  totalement en cohérence avec le rôle voulu par Herheim. Habituellement distribué à des basses en fin de carrière (Ghiaurov fulgurant dans les années 90 avec une bouleversante Freni),  Grémine est ici dans la force de l’âge, avec une voix claire, jeune, d’une intensité rare: il confirme,  ce que nous avions compris depuis quelque temps, qu’il est l’une des grandes basses d’aujourd’hui, doué d’une intelligence du texte et du chant exceptionnelle.
Lenski est confié au ténor Andrej Dunaiev, qui chante avec intensité, intelligence, poésie: voix claire, émission modèle, diction parfaite, projection, technique, subtilité, mais aussi une véritable prise de risque dans son rôle de révolutionnaire: là aussi, c’est magnifique notamment dans l’air du second acte “Kuda, Kuda”, rarement chanté avec cette intensité..
Les autres rôles sont défendus de manière exemplaire, à commencer par la Olga d’Elena Maximova, toute  fraîcheur et jeunesse, mais surtout toute  justesse de ton, n’oublions ni Olga Savova (Madame Larina) ni surtout la très belle et très émouvante Filipjevna de Nina Romanova.
Notons enfin la composition  cocasse et si juste de


Foto Forster

Gilles de Mey en Monsieur Triquet, et le chœur magnifique dirigé par Martin Wright, qui se prête à toutes les fantaisies du metteur en scène, avec un engagement, une justesse et  une précision remarquables (mais depuis Moïse et Aaron dans la mise en scène de Peter Stein avec Boulez, on sait de quoi ce choeur est capable…).
Vous aurez compris que je suis totalement séduit par ce spectacle, qui peut désarçonner, mais dont on doit reconnaître l’intelligence: travail sur l’histoire et l’imaginaire, sur la psyché des individus et d’une société, il fait d’Eugène Onéguine une œuvre non plus mélancolique, mais authentiquement tragique, aidé en cela par un orchestre et un chef de rêve…Allez, encore une fois, c’est jusqu’au 10 juillet, à 3h18 de Paris par le Thalys. Qu’attendez-vous pour vous précipiter? A défaut, ou en guise de hors d’oeuvre, regardez la retransmission sur MEZZO le 23 juin à 20h ( sans doute préannonciatrice d’un futur DVD). Et regardez toujours en tous cas la programmation toujours stimulante d’Amsterdam.

PS: Dernière nouvelle, La Monnaie de Bruxelles  reprend la saison prochaine l’extraordinaire Rusalka de Dvorak, mise en scène du même Stefan Herheim et dirigée par Adam Fischer. A ne manquer sous aucun prétexte.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: OTELLO de Giuseppe VERDI (mise en scène Andrei SERBAN, Dir.mus. Marco ARMILIATO, avec Renée FLEMING) le 14 juin 2011

Otello (Vladimir Galouzine) (2005) dans la production de A.Serban

L’intérêt de la reprise de cette production d’Otello réside dans la présence de Renée Fleming comme Desdemona. Renée Fleming est aujourd’hui une des stars du chant lyrique et le public est très largement venu sur son nom.
La production d’Andrei Serban est emblématique d’un certain type de spectacle, propre, assez jolie à voir (soleil, palmier, chaleur), mais pas trop dérangeante. Une vraie production de répertoire, construite pour durer et traverser les modes. Quelques vidéos (nuages et vagues) intervenant à point nommé pur illustrer la violence des sentiments et l’altération des âmes, et quelques  trouvailles à la fin: Otello le maure invente un rituel de sacrifice pour Desdemone (il se maquille le visage, tel un sorcier sacrificateur et fait du lit un autel entouré de branchages, bref, il retourne à la  culture de ses origines africaines)…Quant à Iago, il survit à tout le monde, comme Alberich à la fin du Ring et agite le mouchoir (il fazzoletto) en triomphateur…
Musicalement, on a assisté à une représentation honnête sans plus.  La direction de Marco Armiliato est assez rythmée, contrastée, mais ne dit pas grand chose, manque de tension et de poésie là où il en faut: les notes sont là, mais pas toujours la musique. L’ensemble m’est apparu assez superficiel, comme si l’orchestre, coincé entre le Crépuscule des Dieux  et un Cosi’ fan Tutte à venir, n’avait eu le temps de rentrer dans l’âme verdienne qu’en passant. L’impression est vraiment celle d’un travail initié mais pas approfondi. Les différents pupitres et les interventions des solos sont mis en valeur par une lecture très claire du chef, mais leurs interventions semblent plates, sans épaisseur. Peut-être de ce point de vue les dernières représentations en juillet seront-elles plus riches, après une dizaine de représentations.

L’Otello d’Alexandrs Antonenko, entendu en 2008 avec Muti à Salzbourg, est très solide. Aucun problème vocal, la voix est large, le timbre assez joli. Est-ce pour autant un Otello de référence: c’est un Otello sans vraie subtilité, sans déchirement, d’une violence extérieure non compensée par de l’émotion. Rien de nouveau depuis Salzbourg. Domingo fut l’Otello des trente dernières années, Vickers était bouleversant dès qu’il ouvrait la bouche. Antonenko ne fait pas partie de cette race, mais c’est quand même un artiste respectable, le meilleur (le plus demandé…) dans le rôle aujourd’hui.
Le Iago de Lucio Gallo m’a un peu déçu. Je l’ai toujours apprécié pour son intelligence du chant, son phrasé, son sens de la couleur. La voix a  perdu de son éclat et les passages sont quelquefois négociés difficilement (enrouement léger, problèmes de justesse). Le personnage est toujours bien campé, mais malgré une vraie présence scénique, on n’est pas vraiment convaincu.

Renée Fleming, je dois le confesser, n’est pas une de mes artistes favorites. La voix est supérieurement belle et pure, la femme est somptueuse en scène, mais ne provoque aucune émotion en moi. Voilà une artiste qui me laisse assez froid, même si j’en reconnais les qualités, notamment dans Strauss (j’avoue que le seul moment où elle m’a vraiment fait chavirer est dans Capriccio, à Vienne) .
Le duo du premier acte, qui peut être bouleversant, et qui requiert de la part des deux protagonistes une grande subtilité et une palette de couleurs très diverses, est ici inanimé, c’est à dire “sans âme” et la mise en scène n’est pas  des plus réussies à ce moment. Les moments dramatiques des actes suivants et notamment le troisième sont certes très en place et très “justes”,  mais ne secouent pas; quant au dernier acte, il a été naturellement très bien chanté, sauf que Renée Fleming, qui n’était pas dans sa forme optimale, a raté la note finale de l’Ave Maria, qui doit être chantée sur une note filée,  elle a manqué du souffle et de l’appui pour tenir la note.
Le reste de la distribution n’appelle pas de remarque particulière, le Cassio de Michael Fabiano est correct mais sans éclat (il est vrai que le rôle est ingrat), et l’Emilia de Nona Javakhidze se sort bien de son dernier acte.
Pour cet Otello il faut bien reconnaître que Nicolas Joel a réuni un des plateaux les plus brillants possibles aujourd’hui, avec un chef qui fait une belle carrière internationale, considéré  comme une valeur sûre dans Verdi.
Il reste que je ne suis pas convaincu, mais en la matière, je suis un enfant(?) très gâté, j’ai dans l’oreille Solti, Margaret Price, Placido Domingo et Gabriel Bacquier en 1976 sous une canicule mémorable , Jon Vickers dans un bouleversant second acte en 1977, Renata Scotto, Carlo Cossutta ,  avec Muti à Florence en 1980, où tout le 3ème acte tournait autour d’un extraordinaire Iago de Renato Bruson, une explosion dès la première mesure avec Kleiber à la Scala en 1987 (et un duo final du 1er acte à pleurer, avec Domingo et Freni), des dernières mesures bouleversantes de Domingo avec Abbado à Salzbourg.
Les confrontations sont donc difficiles, même si Fleming est aujourd’hui une référence comme Freni pouvait l’être alors. La vérité, c’est – et je le répète sans cesse – que nous ne traversons pas une période favorable au chant verdien, qui nécessite une vie, un bouillonnement, des émotions que nous n’avons pas retrouvés ici.
Quand palpiterons-nous de nouveau?

Acte III(2005)

BUDAPEST – PALAIS DES ARTS 2010-2011 : LOHENGRIN de Richard WAGNER (Dir.mus: Adam FISCHER) le 12 JUIN 2011

Le Festival Wagner de Budapest dirigé par Adam Fischer, a désormais pignon sur rue. Il entraîne un public nombreux, et notamment beaucoup d’autrichiens, attirés par la qualité musicale des productions. Quand le soleil s’en mêle, sur fond de Danube, la fête est totale, calquée sur  les rites, sinon les rythmes, du Festival de Bayreuth. Depuis quelques années, Adam Fischer présente chaque année une production nouvelle, en alternance avec les productions des années précédentes, ce fut d’abord Parsifal, puis le Ring, puis Tristan. C’est cette année Lohengrin, en alternance avec Tristan et Parsifal. Ce sera l’an prochain Tannhäuser, en alternance avec le Ring.
Ce 12 juin, on peut dire que ce fut un Lohengrin en état de grâce, ce qui au fond convient bien au personnage…
Les conditions de production sont particulières: le Palais des Arts est une salle de concert dont l’espace scénique est aménageable, et qui a une fosse. Ce qui veut dire qu’on y donne essentiellement des concerts, mais qu’on peut y voir aussi des ballets, et aussi des opéras. Les productions doivent tenir compte des particularités du lieu: décors à combiner avec l’architecture de la salle, utilisation fréquente de la vidéo, pas de dégagements, pas de profondeur, mais des contraintes d’utilisation (en hauteur, on utilise les balcons de l’auditorium par exemple), et les décors sont adaptés autant que faire se peut au décor de la salle, ce fut le cas l’an dernier, c’est encore le cas cette année dans une production signée László Marton, assez sage, qui représente un monde militarisé (en uniformes bien connus des ex-pays de l’Est) que l’arrivée de Lohengrin démilitarise (chemises aux couleurs criardes). Rien de révolutionnaire dans cette vision, mais la production a l’avantage (par rapport à celle de Tristan l’an dernier) d’être lisible et esthétiquement assez propre (belle entrée d’Elsa, de la salle, en voile noir par exemple). Mais ce qui frappe d’emblée c’est la qualité imprimée par les choix musicaux: l’orchestre est remarquable de netteté, de finesse, de dynamique. La direction d’Adam Fischer est très équilibrée, laissant se développer le son et le symphonisme, faisant bien apparaître tous les pupitres, isolant les cuivres au deuxième balcon, ce qui élargit l’espace sonore. Il y a des moments proprement impressionnants (final du deuxième acte, d’une belle tension avec l’utilisation somptueuse du grand orgue de la salle!). Cela confirme l’opinion que j’ai depuis longtemps d’Adam Fischer, un chef un peu négligé quelquefois notamment en France, qui  a d’éminentes qualités de raffinement et d’intelligence musicale, très classique dans son approche mais toujours impeccable. En tout cas ce soir, ce fut tout simplement grandiose.
Grandiose aussi grâce à la distribution réunie, faite de chanteurs hongrois et de grandes vedettes internationales. Burkhard Fritz, prévu à l’origine en Lohengrin, a été remplacé par un ténor hongrois en troupe à Mannheim, vraiment remarquable de technique, faisant des mezze voci inhabituelles, modulant à l’extrême son chant,  avec une belle puissance et un beau volume.

 


Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Son nom, István Kovácshazi est à retenir. La mise en scène en fait une sorte de professeur nimbus, étudiant attardé, petites lunettes fines, chemise blanche, gilet noir porteur d’un étui à violon (les violons du paradis?). Au total très convaincant. Lui répond une Elsa de luxe, la finnoise Camilla Nylund, voix solide, très dominée, quelquefois un peu froide, qui compose un personnage un peu perdu, un peu “ailleurs” elle aussi, avec de très beaux moments au premier et deuxième acte, la voix est étendue et sûre: elle n’a pas de vrai caractère, et c’est dommage, mais l’ensemble est de très haut niveau.

Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Face à ce beau couple, celui, tout à fait extraordinaire, du Telramund de Béla Perencz et de l’Ortrud incroyable de Petra Lang. Béla Perencz, membre de la troupe de l’opéra de Budapest, compose un Telramund intense, puissant, avec de très réelles qualités de diction et d’émission et Petra Lang est d’une intensité, d’une violence, et d’une puissance proprement ahurissantes: je ne sais si j’ai déjà entendu pareille Ortrud, sans doute encore plus impressionnante que Waltraud Meier, ou en son temps à Bayreuth, d’Elisabeth Connell. On l’entendra à Bayreuth cet été dans Ortrud, j’avais exprimé ma déception de voir disparaître Herlitzius de la distribution,mais devant ce que j’ai entendu là, tout doute est effacé: Petra Lang  devrait être l’ouragan attendu à Bayreuth: elle remporte un triomphe mérité, et impose un personnage presque définitif, le final est à ce titre inoubliable.
Des deux autres protagonistes, le héraut de Michael Nagy avec son très beau timbre chaleureux, sa puissance, ses qualités de diction surnage, voilà  qui excite la curiosité devant son prochain Wolfram à Bayreuth.


Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Quant à Alfred Muff, la voix a évidemment un peu vieilli et il éprouve quelques difficultés (puissance), mais le travail sur le texte, la dignité de la prestation scénique, la noblesse de la voix restent convaincantes.
Ce fut donc un Lohengrin anthologique, une des grandes représentations de cette oeuvre, sans doute une des meilleures soirées Wagner entendues à Budapest. Vaut le voyage, allez!

Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

 

OPERA NATIONAL DE LYON 2010-2011: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER (Dir.mus.: Kirill PETRENKO, Mise en scène: Alex OLLÉ – La FURA dels BAUS) le 7 juin 2011.

3ème acte (Photo Stofleth)

Très belle réussite que ce Tristan und Isolde lyonnais. C’est pourtant un spectacle qui a connu quelques vicissitudes, annulation du metteur en scène prévu initialement, annulation pour cause de maladie du ténor américain Gary Lehmann prévu pour Tristan (c’est lui qui devrait être le Siegfried du Ring New Yorkais. C’est Alex Ollé, l’un des deux metteurs en scène de la Fura dels Baus, qui a pris la relève de l’un, et Clifton Forbis celle de l’autre. Monter Tristan n’est jamais une mince affaire. Et on note dans le public de Lyon à la fois un comportement inhabituel (quelques départs aux entractes plus nombreux ) et des applaudissements très chaleureux, cadencés, mais qui n’atteignent pas certains triomphes des années précédentes. Wagner est rare à Lyon, et l’initiative de Serge Dorny est d’autant plus méritoire. L’an prochain d’ailleurs, ce sera le tour de Parsifal, dirigé par Kazushi Ono, dans une mise en scène de François Girard (et coproduit avec le MET). Quand un Tristan est programmé, dans une production qui promet, et avec un chef de cette envergure, il n’y a pas à tergiverser, on y va.
C’est Alex Ollé qui assure la mise en scène, et non Carlos Padrissa, le plus échevelé des deux. Dans une œuvre essentiellement faite de duos, sans vraie scène d’ensemble (même si le final du premier acte est quelquefois l’occasion d’introduire une note de spectaculaire comme chez Sellars ou Chéreau). Alex Ollé choisit de se concentrer sur le symbolique et sur les protagonistes, ainsi ne voit-on pas Marke arriver à la toute fin du premier acte, tout se passe en “off” et Tristan reste seul en scène. Dans un espace essentiel, un plateau tournant pour le bateau, un fond de ciel nocturne (avec étoiles filantes…) puis une demie”austère”, dit le programme de salle,  sphère apparaît, qui est une lune, ou une simple tache de lumière, un Maquette du 1er acte, photo la Fura dels baus

cyclorama sur lequel sont projetées des images de mer houleuse, brumeuse ou calme. Les chanteurs sont bien dirigés, et Alex Ollé propose des mouvements plutôt vifs, notamment dans le traitement de Brangäne, jeune, nerveuse, vive. Une image inhabituelle de la servante et confidente d’Isolde, tout comme Kurwenal, plus ironique, plus méprisant plus violent avec les deux femmes, avec des gestes correspondant plus nettement au texte chanté.

Au Maquette du deuxième acte (Photo la Fura dels baus)

deuxième acte, la sphère est sur la scène, côté interne, et figure le château du Roi Marke, avec ses meurtrières, ses portes étroites ses escaliers qui se démultiplient par les jeux d’ombres et de lumière en des formes presque abstraites. Cette sphère semble entourer, protéger les amants de l’extérieur et, dit le metteur en scène, elle reflète (par des vidéos qui sont projetées) refléter leur imaginaire.

Au troisième acte, la sphère est retournée, et elle n’offre qu’un mur écrasant à voir, où Tristan est rejeté vers l’extérieur, comme écrasé. Ainsi ce sont des images qui nous sont offertes, des images souvent fortes, esthétiquement belles, avec un traitement des personnages assez vif (Marke par exemple) et quelques libertés: ici on se tue à coup de fusils, avec des balles qui claquent. Un travail sage, mais dans l’ensemble très cohérent, et assez beau à regarder. Avec de très beaux moments (mort d’Isolde, entrée de Marke, duo d’amour). Un bel écrin pour une équipe de chanteurs très honorable: Ann Petersen ne m’avait pas du tout convaincue dans Freia à Paris il y a une année. La voix est aiguë, assez stridente, et ne semblait pas avoir la ressource nécessaire pour ce rôle qu’elle chante à Lyon pour la première fois: au premier acte, quelques cris désagréables, quelques problèmes de justesse. Peu à peu, les choses s’améliorent, la voix  s’élargit, le registre central est plein, elle nous gratifie de très beaux et surprenants piani et pianissimi filés (avec un orchestre il est vrai supérieur dans l’art de les accompagner) et au total, la prestation d’Ann Petersen est vraiment intéressante, et le personnage est rendu dans sa vérité. Le premier acte m’a beaucoup moins convaincu que le deuxième. quelques difficultés mineures dans la “Liebestod”, sans doute dues à la fatigue, mais l’ensemble est très honorable et souvent convaincant. Clifton Forbis dans Tristan peine aussi à rentrer dans le personnage au premier acte, mais cela s’améliore au deuxième et surtout au troisième, vraiment magnifique, avec des moments de très grande intensité…Tristan convient mieux à cette voix que Florestan, qu’il avait chanté il y a quelques années avec Abbado (Baden-Baden, Reggio Emilia…) et dans lequel il s’était perdu. Même si la voix a un peu vieilli,  il a pour Tristan la force, la projection et un assez joli timbre. Marke est Christoph Fischesser, noté dans Rocco à Lucerne avec Abbado l’an dernier (voir l’article d’août 2010). Belle présence scénique, jeu émouvant, et engagement avec une voix bien posée, une diction modèle et une belle puissance. Le Kurwenal de Jochen Schmeckenbecher est lui aussi doué d’une belle présence, et la qualité du jeu est notable, avec une très belle voix de baryton, une belle diction, et de la puissance aussi. A noter le Melot du jeune Nabil Suleiman, au timbre de très grande qualité, un habitué de Lyon où j’ai plusieurs fois noté la qualité de cet artiste. La toute jeune Brangäne (là aussi une prise de rôle) de Stella Grigorian a de belles qualités de volume et une jolie pâte vocale, mais elle n’a peut-être pas l’épaisseur requise pour le rôle, cela se sent particulièrement au deuxième acte dans les “Habet Acht “. les autres rôles sont très correctement  tenus par le ténor Viktor Antipenko (Ein junger Seemann, ein Hirt) et par le jeune baryton Laurent Laberdesque (Ein Steuermann).

Mais c’est évidemment la direction exceptionnelle de Kirill Petrenko, dont la carrière devient vraiment importante (en 2013, il succède à Kent Nagano à la Bayerische Staatsoper, il dirigera  aussi le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth). Sa direction très adaptée à l’ambiance relativement intime de l’Opéra de Lyon,  accentue les moments de pur lyrisme,  fait entendre des phrases souvent rarement mises en valeur, la manière dont le violoncelle solo du prologue du 3ème est mise en valeur, exaltée même, donne une couleur bouleversante à ce moment. Les grands moments symphoniques ne produisent jamais de gros son, mais au contraire tous les équilibres sont respectés, les voix jamais couvertes, le début du second acte, et l’introduction du duo en crescendo passionnel rappelle l’approche d’Abbado, exceptionnelle en ce début de second acte qui sera exceptionnel de bout en bout On note aussi une très grande élégance dans le geste (la main gauche), bref, un chef qui simplement fait de la musique, et d’une manière tout à fait extraordinaire.

La conclusion s’impose donc, rien que pour écouter l’approche de Petrenko, ce Tristan vaut le voyage, mais pour tout le reste aussi, si vous aimez Wagner, si vous êtes curieux d’artistes encore jeunes abordant ces rôles écrasants, si vous aimez les belles productions solides alors, courez-y, il y a je crois encore quelques places (jusqu’au 22 juin).

 

THÉÂTRE DE LA VILLE le 5 juin 2011: I AM THE WIND, de JON FOSSE (Mise en scène: Patrice CHÉREAU)

Photo Simon Annand

Jon Fosse est l’un des auteurs plébiscités dans le monde du théâtre aujourd’hui. Né en 1959, il a commencé à publier dans les années 90 des textes marqués par une ambiance par forcément grise, pas forcément mélancolique (bien que deux de ses romans s’appellent Melancholia) mais cette ambiance qui fait penser à ces îles norvégiennes venteuses au climat changeant, battues par la mer et peuplées d’êtres solitaires ou esseulés. Les rencontres rares sont marquées par la simplicité d’un langage d’où peu à peu naît l’émotion. Il y a quelque chose d’un univers beckettien, mais qui ne serait pas marqué par l’absurde. Ce théâtre est un théâtre de rencontres , de dialogues apparemment sans direction, surgis de nulle part, sans jamais rien de vraiment “spectaculaire”, sans décor marqué (lande, cimetière, plage). Son écriture (j’ai lu son roman Naustet “la cabane à bateaux”, telle qu’on en voit partout le long des fjords norvégiens, l’histoire des retrouvailles de deux amis d’enfance aux destins divergents) est une écriture faussement simple, qu’on retrouve dans son théâtre: phrases courtes, silences – c’est aussi une écriture de silence- , une écriture laconique, discrète, et qui transpire très vite l’émotion. Beaucoup de tristesse dans cette écriture, pas forcément partout, pas forcément dénuée d’espoir, une écriture anti théâtrale si l’on pense que ce qui compte au théâtre c’est “l’agôn”, la violence de la lutte et du combat ou le conflit, on a ici une écriture sans conflit ouvert où tout semble latent, tendre aussi, farouche quelquefois, quelquefois aussi  désespérée. Jon Fosse est joué et traduit dans le monde entier.
Patrice Chéreau a mis en scène très récemment “Rêve d’automne”, une rencontre de deux êtres dans un cimetière (Chéreau choisit de les faire rencontrer dans un Musée, forme métaphorique d’un cimetière), qu’il transforme en dialogue des êtres et des œuvres, des corps réels et des corps peints, des vies et des morts en un étrange concerto où se mêlent l’écriture de Fosse et ce que Chéreau en fait, dans le Musée du Louvre qui l’a accueilli pendant trois mois. La Mort vue en-deçà et au-delà, est un thème  familier de Fosse, il a d’ailleurs écrit une pièce intitulée Dødsvariasjonar (Variations sur la mort).

Cette fois-ci, c’est à l’invitation du Young Vic  que, près de quarante ans après sa première visite avec “La dispute”, Chéreau s’est implanté à Londres pour mettre en scène (avec l’assistance artistique de Thierry Thieû Niang) ce texte “Je suis le vent” (Eg er vinden) de Jon Fosse dans une traduction anglaise de Simon Stephens sur la dépression , dialogue de deux hommes au bord de la mer, puis sur un bateau, battu par les eaux, jusqu’à l’accident final. L’accueil de la critique londonienne a été mitigé…on peut se demander comment c’est possible, tellement ce spectacle fascine au bout de quelques instants.
Photo Simon Annand

L’espace scénique (Richard Peduzzi) est une sorte de lande grise, couverte d’eau, qui avance dans le public, avec un éclairage (Dominique Bruguière) qui accentue l’impression de grisaille, qui évolue très subtilement au gré des moments de cette courte pièce (1h08), d’une intensité rare. Nous disions plus haut comment le silence était partie prenante de l’univers de Jon Fosse. Chéreau ouvre la pièce par un long silence où “l’un” (Tom Brooke, très maigre, blafard, visage émacié, au timbre d’une douceur enchanteresse) s’écroule, et porté assez tendrement dans les bras par “l’autre”(Jack Laskey, plus mâle, barbe naissante, physique à la Rupert Everett, au timbre plus marqué, et totalement bouleversant), puis réconforté, réchauffé, habillé, il commence par dire “je ne voulais pas, je l’ai fait”, et s’enchaine un dialogue où “l’un” répond aux questions de “l’autre” de manière lapidaire, laconique, elliptique. Ouverte par  sa conclusion, la pièce  installe immédiatement chez le spectateur une sorte de fascination, chacun des deux acteurs a son style, sa diction, son ton: “L’un”, à l’expression et à la diction élégante, le regard souvent ailleurs, “L’autre”, plus bavard, plus terrestre, à l’expression ou à la couleur moins distinguée, plus urgente. Le dialogue se développe en moments, moments d’un voyage en mer vers une île et des récifs (telles les îles basses, désertes et battues par les vents qui ferment les fjords près de Haugesund -région d’origine de Fosse- ou Stavanger), un schnaps, un repas, puis on repart, vers la haute mer, “l’autre” qui ne sait naviguer est mis par “l’un” d’autorité à la barre, et c’est l’accident, en un éclair, l’un est projeté à la mer, l’autre réussit à gagner la côte, et c’est un étrange apaisement, d’où toute peur a disparu, qui clôt la pièce, qui reprend à la fin les premières répliques. Par delà la mort, “l’un” dit sa paix.
Photo Simon Annand

Le décor inventé par Richard Peduzzi, fascinant, est une sorte de radeau fragile, qui tangue grâce à un dispositif de vérins tantôt en hauteur, tantôt au raz de l’eau, jamais vraiment stable, sur lequel la majeure partie du dialogue a lieu. Un dialogue qui surgit, on ne sait d’où, on ne sait pas vraiment pourquoi ces deux êtres se retrouvent là, mais le jeu des corps et des regards, surtout de “l’autre” vers “l’un”, avec ses gestes d’une intense humanité, d’une douceur indicible et d’une retenue bouleversante montrent un enjeu affectif fort. “L’un” est plus absent, dépressif sans nul doute, sentant le poids de tout son être, comme une pierre dit-il, mais il répond presque systématiquement aux questions de plus en plus précises, presque cliniques, de”l’Autre”. Le dialogue fait de mots très simples (une langue anglaise très accessible, presque primaire…), répétitifs, qui finissent par sonner comme une litanie: à la fin, le monologue de ‘L’Autre”, avec ses refrains “J’ai crié” finit presque en psalmodie, à laquelle répond en écho, en duo, “L’un”, qui a refusé la bouée, et qui du fond de la mort dit sa paix.”Je suis le vent”
Photo Simon Annand

J’essaie de raconter, mais peut-on raconter la poésie, la tendresse, l’émotion qui inondent cet espace et ces deux êtres? Chéreau est maître de ces gestes à peine esquissés, de ces mouvements des corps qui se rapprochent, Photo Simon Annand

qui s’effleurent, qui se rétractent, qui se balancent d’un côté ou de l’autre de ce radeau, dans cet espace à la fois très réaliste (les sauts dans l’eau pour amarrer l’esquif) – on sent la puissance des éléments et complètement poétique – renforcé par l’univers sonore d’Eric Neveux – , une évocation qui fait image et qui reflète ce texte, à la fois complètement banal et quotidien, et qui au bout des cinq premières minutes, prend un envol vers un espace d’une autre dimension, où toute parole est intense, où tout geste, même le plus banal, prend sens et s’intègre dans une harmonie générale totalement fascinante. Cette intensité est telle qu’on en oublie le texte, il y a une compréhension presque immédiate, qui n’appelle pas le regard vers les surtitres, qui n’appelle presque pas non plus l’écoute de l’anglais, mais qui semble aller de soi. On est plongé dans un univers étrange où tout fait sens, mais où la compréhension laisse place à la synesthésie, à une sorte d’unisson. Je suis rarement entré dans un univers théâtral où il n’y plus besoin d’écouter pour saisir, où l’on a l’impression d’un temps suspendu, qui pourrait ainsi durer à l’infini. Rimbaud appellerait ce moment une “Flaque d’éternité”. Nous avons vécu une Illumination.

Alors, il y a des places jusqu’au 11 juin au Théâtre de la ville, et puis il y a Lyon (Nuits de Fourvière) et Avignon. Vous savez ce qui vous reste à faire.

THÉÂTRE – COMÉDIE FRANÇAISE le 4 juin 2011: UN FIL A LA PATTE, de Georges FEYDEAU (Ms.en scène Jérôme DESCHAMPS)

Il y a un lien très fort entre Feydeau et la Comédie Française. D’ailleurs, Jérôme Deschamps le rappelle dans le mini programme distribué aux spectateurs. Ce Fil à la patte me renvoie à un autre, mis en scène par Jacques Charon, dont le souvenir se résume à Bouzin, ce Bouzin de Robert Hirsch époustouflant, qui remet nerveusement ses gants blancs sous les rires explosifs du public. Jérôme Deschamps dit vouloir retrouver cet esprit de troupe comique qui fut celle des années 60-80.
Pour ma part, même si j’ai apprécié la manière dont de grands metteurs en scène actuels, comme Alain Françon, Georges Lavaudant, ou surtout Jean-François Sivadier, le plus novateur, se sont emparés de Feydeau ces dernières années, en proposant des visions soit épurées, soit complètement éclatées ou déjantées des grands classiques comme La Dame de chez Maxim, Feu la mère de Madame ou même Un fil à la patte, j’ai néanmoins toujours défendu pour Feydeau une vision “Comédie Française”. je suis en somme nostalgique de Jacques Charon, ou de Jean-Laurent Cochet, servis il est vrai par une troupe rompue à cette mécanique diabolique. Les efforts du théâtre privé pour monter Feydeau, récurrents, n’ont jamais réussi ce me semble à concurrencer même a minima cette mécanique parfaitement huilée qu’était la troupe de la Comédie Française de ces années-là, les Robert Hirsch, Georges Descrières, Micheline Boudet, Denise Gence, Jean Le Poulain, Michel Duchaussoy ou Bernard Dhéran et tant d’autres.
Alors, le succès impressionnant de ce “Fil à la patte” semble renouer avec une tradition bien ancrée dans les gênes de la Maison de Molière, et surtout l’ensemble des comédiens (Dominique Constanza, doyenne des sociétaires – elle l’est devenue en 1977 – étant la seule de la distribution ayant connu cette époque) semble entrer de plain-pied dans l’aventure avec laquelle Deschamps a renoué. Non que Feydeau ait été absent du répertoire depuis lors, mais dans des productions peut-être moins consensuelles.

Le théâtre de Georges Feydeau est en effet particulier. D’abord, qui lit ses pièces est immédiatement frappé de l’importance des didascalies, très précises, et des objets décris. Il n’y a pas de pièce de Feydeau sans objets ou sans meubles en nombre (ici, un pistolet pour enfants,  ou une corbeille de fleurs, une armoire): la pièce est d’abord un dispositif (Sivadier l’a si bien compris!). Le texte est aussi difficilement exploitable sans visualisation scénique, c’est pourquoi il est si difficile de faire étudier Feydeau en classe, même si sa portée subversive a été mieux révélée ces dernières années et que ce texte n’est pas exclusivement une mécanique à créer du rire. Jérôme Deschamps aidé de Laurent Peduzzi le décorateur subtilement adapte les ambiances entre les trois actes, un intérieur bourgeois au premier acte, plus riche, mais pas ostentatoire au deuxième, une cage d’escalier assez simple au troisième avec un oeil sur une pièce de service de l’appartement de Bois d’Enghien. Il travaille aussi les costumes, très justes de Vanessa Sannino, riches, comme toujours au Français, mais avec un rien d’ostentation qui marque notamment la baronne avec ses fourrures excessives, ou des chapeaux assez monstrueux, ou Lucette, aux couleurs vives, ou même Marceline, en coiffe bretonne!! Dominante turquoise assez clair chez les messieurs (Bois d’Enghien) et l’ensemble crée des harmoniques subtiles. Comme souvent chez Deschamps, quelques moments à la fois loufoques et poétiques, mais aussi un peu cruels, à la Deschiens, notamment au troisième acte comme la descente de la Noce, ou la descente d’escalier de Bouzin, dont Christian Hecq fait une étourdissante performance.

Deschamps accompagne le texte en s’appuyant avec précision sur toutes les didascalies, et procède par touches, les comédiens sont tous très justes, ne sur-jouent jamais. les femmes sont le plus souvent plu sensibles et aussi plus finaudes, c’est clair pour les deux “rivales”, Lucette et Viviane, qui, tout en ayant tout compris du monde, savent au fond l’utiliser à leur profit. Mais les décalés, les fous furieux, les assoiffés de désir et d’argent, ceux qui bougent partout dans un perpétuel “ôte-toi de là que je m’y mette” du désir et de l’argent, de la puissance et du statut,  ce sont les hommes, toujours prêts à mentir pour arriver à leurs fins, ou même contraints par les circonstances et les hasards.

Ici c’est d’abord la performance de Christian Hecq en Bouzin qui époustoufle parce qu’il est ce personnage en décalage qui en fait un souffre douleur systématique mais lui aussi créateur extraordinaire de ce qui fait le rejet des autres: ses mouvements brusques, ses barrissements, son incroyable aptitude aux galipettes, aux déhanchements, aux courses, aux mouvements convulsifs, en font une sorte de clown presque absurde, au comique souvent bien proche de Robin Atkinson dans Mister Bean auquel Deschamps a sûrement pensé. Incroyable, on n’avait pas vu cela depuis longtemps.

On regrette bien sûr l’absence de Guillaume Gallienne en Chenneviette et en Miss Betting, mais Christian Gonon s’en sort avec les honneurs, notamment dans son incarnation très “chevaline” de Miss Betting. Les femmes sont fraîches à souhait, la Lucette très naturelle, pétillante sans excès, de Florence Viala, la Baronne très drôle, très second degré de Dominique Constanza, et la jeune Giorgia Scalliet dans Viviane montre elle aussi qu’on peut jouer Feydeau très juste sans hurler, sans gesticuler, et même avec une vraie finesse. Dans l’ensemble des comédiens, Thierry Hancisse en Général Irrigua est caricatural à souhait, mais ne se départit pas d’une certaine élégance, et Serge Bagdassarian en Fontanet est totalement irrésistible.
Mais c’est Hervé Pierre, qui (avec Christian Hecq) m’a le plus étonné: un Bois d’Enghien ébouriffant, mobile, délirant, affolé, qui crée un vrai personnage…physiquement en rien le séducteur invétéré que Viviane veut épouser, mais qui en même temps réussit avec son physique passe partout à nous faire croire et adhérer au personnage. Une très grande performance .

Au total, je reste quand même sur mon souvenir de Jacques Charon:  peut-on lutter contre les mythes et les souvenirs? mais l’approche dirais-je “délicatement” délirante, d’où la poésie n’est pas absente, de Jérôme Deschamps, aidé d’une troupe de comédiens remarquables, voire exceptionnels au jeu résolument moderne, jamais déclamatoire, dans une ambiance débridée, mais aux couleurs pastel en même temps, m’incite à attendre une future “Puce à l’oreille” ? Deschamps réinstallera-t-il Feydeau au Français?

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : GÖTTERDÄMMERUNG / Le Crépuscule des Dieux (Dir: Philippe JORDAN, Ms en scène: Günter KRÄMER) le 3 juin 2011

 

Scène finale

 

Depuis hier soir 3 juin, l’Opéra de Paris a un Ring complet dans son répertoire. Le dernier Crépuscule des Dieux remonte à 1962.  Rolf Liebermann avait essayé d’en monter un, avec Solti, qui s’annonçait somptueux musicalement, mais le demi-échec de la production Stein-Grüber, les coûts induits à un moment où sa gestion était très critiquée, et où la présidence de la République avait pris ses distances, tout cela avait amené à l’interruption de l’entreprise.

On reste sur des souvenirs forts d’un Or du Rhin hors normes de Peter Stein, un très grand chef d’œuvre de la mise en scène d’opéra, d’une Walkyrie étonnante dans des décors de Edoardo Arroyo, où déjà Grüber voulait  raconter l’histoire,

avec des vrais chevaux (un peu trop affectueux, pour qui se souvient de l’annonce de la mort où Gwyneth Jones avait à lutter contre des coups de langue d’une monture trop amoureuse…) et du vrai feu. Mais à l’époque, un an après le choc Chéreau, Grüber était apparu un peu en retrait.
35 ans après, Nicolas Joel a réussi à boucler la commande. nous avons enfin un Ring complet à Paris. En soi, c’est un signe fort de la bonne santé de notre première scène nationale.
Et ce Ring est dominé par l’extraordinaire prestation musicale de l’Orchestre de l’Opéra, magnifiquement dirigé, façonné, sculpté, coloré, par son directeur musical Philippe Jordan. On aime ses Mozart, ses Strauss, et on adore ses Wagner, très symphoniques, charnus, pleins, et en même temps fouillés jusqu’au moindre détail, qui font apparaître tous les niveaux, toute la construction architectonique de l’œuvre. Ainsi le Crépuscule des Dieux emporte définitivement l’adhésion. S’appuyant sur un tempo très (trop?) lent, notamment au premier acte (2h10), Philippe Jordan en fait une sorte d’immense marche funèbre, immense cérémonie d’un monde qui coule, où peu à peu tout se délite et s’engloutit dans une sorte de suicide collectif. Le premier duo Siegfried/Brünnhilde devient une sorte de chant forcé, où la joie de l’amour est tempérée par un je ne sais quoi d’inquiétant qui fait qu’on n’y croit pas une seconde.


Elisa Haberer/ONP                                            Récit de Waltraute

On retiendra aussi le magnifique récit de Waltraute, avec une Sophie Koch exceptionnelle, d’une intensité qui donne le frisson, donnant sens à chaque syllabe d’un texte merveilleusement dit, et aussi tout le trio du deuxième acte, dans sa partie finale, où l’accompagnement orchestral est suffoquant , et enfin tout le troisième acte, de la légèreté triste de l’apparition des filles du Rhin, à la glaçante marche funèbre, et au final très amer voulu par le metteur en scène.

A cette entreprise somptueuse et tout à fait exceptionnelle correspond une mise en scène assez décevante, non pas par son propos et ses idées, qui prises séparément, peuvent paraître pleines de sens et souvent intéressantes, mais sont mal servies par  un visuel confus et des choix discutables.
Plusieurs postulats de départ à ce travail:
– Premier postulat: ce n’est pas Hagen qui mène l’histoire, mais Alberich qui manie Hagen de bout en bout: c’est lui qui a recueilli l’héritage de Wotan.
Déguisé en nounou fantomatique, il fouille au lever de rideau dans les oripeaux des journées précédentes (Nothung, lance brisée de Wotan, armure de Brünnhilde) pour chercher à prendre ce qui va lui être utile. Hagen quant à lui est un enfant paralysé en fauteuil roulant, qui tient un planisphère dans la main. On voit l’enjeu: dominer le monde, lui imposer ses règles: Alberich ramasse la lance brisée de Wotan et la répare, puis la donne à Hagen. D’où le symbole: Siegfried sera tué par la lance même de Wotan. Alberich poussera Hagen au propre et au figuré à gérer la vengeance, il est présent à la mort de Siegfried et c’est lui qui pousse la lance, Hagen, en fauteuil roulant, ayant de facto une mobilité réduite. C’est enfin lui et non Hagen qui au final se jette dans le Rhin pour récupérer l’anneau, mais les filles du Rhin en un dernier combat lui prennent sa lance, le tuent, et récupèrent l’anneau.
Dernière image au baisser de rideau, d’un côté Brünnhilde et Siegfried morts, de l’autre, le corps d’Alberich, percé de la lance de Wotan, au pied de ce qui reste de l’Or qui brille timidement. Autrement plus fort était le final de Kupfer où, devant le monde écroulé, Alberich seul restait vivant en scène, et fermait le rideau.

Second postulat: Brünnhilde et Siegfried sont au départ de jeunes mariés encore en habit de noces, mais Siegfried au lieu de partir en barque avec son épousée, très désireuse de le suivre, s’en va pour un voyage de noces solitaire sur le Rhin. Ils sont tous deux abrutis par le désir d’embourgeoisement (du déjà vu, là aussi chez Kupfer) – Brünnhilde aménage l’appartement et range la vaisselle pendant que Waltraute essaie de la convaincre, Siegfried est un jeune sans cervelle, en habit de jeune marié, en proie à tous les désirs (les femmes, l’alcool) et incapable de distinguer le bien du mal. Ce sont deux humains, deux mortels qui ont abandonné tout ce qui restait de leur héroisme. Le texte a beau sans cesse revenir sur l’héroisme de Siegfried, celui-ci a abdiqué son statut de héros, pour endosser celui d’humain médiocre: plus de Nothung, un seul habit de marié qui perd tout son sens à mesure que l’intrigue avance, et un imperméable chiffonné à la Colombo. A cet embourgeoisement forcément médiocre correspond la fascination de Siegfried pour le monde minable des Gibichungen.

-Troisième postulat, justement, un monde des Gibichungen petit, médiocre, auquel Siegfried s’adapte, dans lequel il se vautre, philtre ou non. Pour identifier ce monde, pendant le voyage de Siegfried sur le Rhin, des serveuses (en fait des hommes) en Dirndltracht orange et vert, installent des tables façon Biergarten bavarois. Le choeur rameuté par Hagen est vêtu en orange vif, installé sur les marches du Walhalla, sorte d’allusion aux Maîtres chanteurs (les femmes arrivant un peu plus tard comme dans le défilé des Corporations…) en somme, une fête de mariage qui ressemblerait à une Festwiese (scène finale des Meistersinger) qui tournerait mal. Là aussi un monde engoncé, recroquevillé sur ses traditions (Maibaum comme dans les villages bavarois). Günther vêtu d’un costume assez vulgaire d’un vert triste, est d’une insigne lâcheté, d’une faiblesse coupable et raillée par Brünnhilde qui le repousse violemment et le domine lorsqu’il se présente à elle avec Siegfried pour lui arracher l’anneau (il faut l’intervention de Siegfried, évidemment, pour qu’il arrive à ses fins), Gutrune vêtue d’un tailleur rouge ridicule, qui répond assez passivement à un Siegfried qui se jette littéralement sur elle avec une insigne vulgarité. Ainsi ce monde des hommes est-il assez repoussant, tout conduit à détruire le mythe. Quant à Brünnhilde, elle rêve d’un intérieur petit bourgeois rabougri.
Les traces du mythe, dans le Crépuscule, ce sont les Nornes et les filles du Rhin, chantées ici par les mêmes chanteuses (au moins deux sur trois), et vêtues sensiblement de la la même manière, robe noire, sac à main et talons pour les Nornes, et elles se transforment en Filles du Rhin qui apparaissent dès le début du Voyage de Siegfried en fond de scène (ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise idée). Ces Nornes ne tissent pas, mais regardent un fond de scène trouble (le monde?), écoutent un sol muet: rien du futur n’apparaît, sauf quand se tenant les unes aux autres, elles rompent la chaîne en une rupture annonciatrice de catastrophe.

Pris isolément, ces postulats acceptables, mais pas si nouveaux, proposent des pistes intéressantes. Mais Gunter Krämer est beaucoup trop démonstratif, beaucoup trop didascalique, beaucoup trop didactique: sans cesse les choses sont soulignées, grassement, sans cesse des idées se rajoutent au livret qui pourtant est assez parlant et clair, au besoin pour le contredire: deux exemples,

– d’abord, dans la dernière scène de l’acte I, le livret dit que Günther attendra Siegfried au bas du rocher de Brünnhilde, en réalité ils arrivent tous deux devant Brünnhilde et Siegfried devient une sorte de marionnettiste qui “gère” Günther en le poussant, dissimulé derrière lui en brandissant son Tarnhelm comme un torchon qui cacherait son visage.

– ensuite pourquoi faire de Hagen un handicapé en fauteuil roulant manipulé par son père, alors que le livret indique clairement qu’il a épousé les haines ancestrales – dans la sc.I du deuxième acte par exemple- à quoi sert de rajouter l’image d’un Alberich angoissé de rater son coup et de se laisser voler la victoire éventuelle (jeu sur le planisphère entre Hagen et son père) au point que dans la scène finale, c’est non pas Hagen (sorti de scène poussé dans sa chaise roulante par Gutrune…) comme dans le livret qui intervient en se jetant sur l’anneau mais Alberich: Alberich luttant avec les filles du Rhin et mourant par sa propre lance (ou celle de Wotan) est à mon avis un contresens, Alberich étant le seul héros resté vivant à la fin de l’œuvre, comme l’avait bien souligné Kupfer à Bayreuth.
La vision finale est d’ailleurs assez pauvre, et l’apocalypse se réduit à une sorte de jeu de massacre


Elisa Haberer/ONP                                                                           Fin du Walhalla

sur un écran géant tel un jeu vidéo (c’est très clairement indiqué) inventé par une Brünnhilde collée contre l’écran de feu. Une fin “virtuelle” qui enlève jusqu’au bout la magie de la scène finale à laquelle nous sommes habitués, et qui frustre tellement les spectateurs qu’un cri (“honteux!”) fuse dans le public dès que le silence se fait.

Du point de vue du décor, l’élément central est une sorte de grille (voir ci-dessus) sur laquelle sont projetés des vidéos, porte monumentale vers les espaces virtuels,  si le gigantesque escalier qui conduit au Walhalla est encore présent, la scène est plutôt moins encombrée que précédemment. On notera que la vidéo accompagnant la Marche funèbre (le corps de Siegfried dématérialisé montant au Walhalla) rappelle dans son principe celle de Bill Viola pour la mort de Tristan.
Alors au total, ce Crépuscule, moins échevelé que les autres journées (la Walkyrie notamment),- certaines scènes sont même étonnamment “sobres”- est dominé par l’envie de Gunter Krämer de noircir encore plus un livret qui pourtant ne manque pas en soi de noirceur ni de pssimisme, dans une volonté affirmée d’empêcher de laisser à l’histoire et au public un quelconque espoir, une quelconque lumière qui permettrait d’espérer (comme chez Braunschweig ou même chez Chéreau) dans le futur.

Au service de ce spectacle, au parti pris très discutable, mais d’une plus grande cohérence que les autres journées,et à la musique enivrante dans la fosse, une distribution contrastée, qui n’a pas la belle homogénéité que dans Siegfried en mars dernier.

 
Torsten Kerl

 

(Photo Elisa Haberer)

Torsten Kerl avait séduit dans sa vision d’un Siegfried adolescent attardé, avec une voix solidement plantée. Sans doute fatigué, son Siegfried du Crépuscule, qui nécessite de chanter moins en force, avec un legato plus affirmé, un peu plus de lyrisme, est nettement insuffisant en volume (c’est frappant dans ses duos avec Brünnhilde) et accuse des difficultés dès qu’il faut monter brutalement à l’aigu (deuxième acte!!) et cale au troisième acte. Il remporte un succès d’estime.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est littéralement incroyable de volume dès qu’elle monte à l’aigu, elle domine complètement l’immense vaisseau de la Bastille, et remporte un triomphe total. Pour ma part, je trouve que lorsque les aigus ne sont pas sollicités, la voix perd de la couleur, de l’expression et on a peine à l’entendre (graves et registre central), on a souvent l’impression d’une sorte de monotonie, d’un chant uniforme, rythmé par d’impressionnantes montées à l’aigu, mais pas vraiment habité.
Le Hagen de Hans-Peter König vu à New York il y a un mois dans Hunding a une voix impressionnante, et il remporte un juste triomphe, mais dans Hunding, il prêtait cette voix énorme à un personnage plus subtil, du moins chez Lepage, et plus humain. Il semble très gêné de devoir chanter assis dans son fauteuil roulant, et l’interprétation en souffre, une immense voix, pas vraiment habitée là non plus. Mikhail Petrenko à Aix avec un volume bien moindre et une voix plus claire, pas vraiment adaptée au rôle, était tellement plus convaincant rien que par un style et une diction incomparables.
L’Alberich de Peter Sidhom n’a rien des grands Alberich d’aujourd’hui ou d’hier, voix voilée, volume limité, interprétation pâle. Sans intérêt.
Sophie Koch en revanche est éblouissante de bout en bout dans Waltraute, une Waltraute elle aussi débarrassée des oripeaux de Walkyrie, en longue robe et capuchon noirs, comme une religieuse sans coiffe ou sans cornette, bouleversante, nous l’avons dit.
Si Iain Paterson est un remarquable Günther, rôle très difficile à habiter, avec sa diction parfaite, sa puissance, son énergie désespérée et vide, Christine Libor, qui avait ébloui au Châtelet dans “Les Fées” il y a quelques années, est décevante, souvent proche du cri, avec une voix mal adaptée au rôle et trop stridente. Les Nornes(Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Christine Libor)/Filles du Rhin (Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Caroline Stein) sont assez correctes , à mon avis  les premières meilleures que les secondes.

Que dire en conclusion sinon répéter qu’avec ses hauts et ses bas nous avons un Ring à Paris et que c’est la bonne nouvelle de la saison. Un Ring dominé par l’extraordinaire prestation de l’orchestre,

et du chef, qui confirme que nous tenons là un très grand chef, de haut lignage (il a de qui tenir!!), doué d’un sens théâtral de tout premier ordre. Un Ring dans l’ensemble assez bien chanté, mais pas  exceptionnel à cause de prestations beaucoup trop contrastées. Et un Ring chaotique au niveau scénique, avec un peu de bon et beaucoup de pire, discutable – cela alimentera la chronique- de bout en bout, qu’on devra quand même voir et revoir (supporter?) tout au long des saisons prochaines, et qui peut-être se transformera ou s’améliorera. Pour l’instant, on est entre la colère et l’indifférence,mais jamais  l’admiration, avec cette lassitude du déjà vu, ou de fréquentes grimaces devant les tortures subies par le livret et les excès inutiles.
Les rêves de Gunter Krämer sont des cauchemars méandreux.