OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 1er FÉVRIER 2014 (Dir.mus:Carlo RIZZI, Ms en scène Nikolaus LEHNHOFF)

Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Étrange politique que celle de l’Opéra de Paris: bien sûr il fallait faire rentrer au répertoire La Fanciulla del West et on ne peut que louer Nicolas Joel de l’avoir fait, mais alors il fallait le faire alla grande et non à la sauvette. En louant (achetant ?) la production à Amsterdam (2009), l’Opéra dit clairement qu’il n’a pas l’intention de trop y investir. C’est avouer à demi-mot que c’est une entrée plus symbolique que réelle. On rétorquera que confier le rôle de Minnie à Nina Stemme,  c’est afficher sa détermination à en faire un succès. Mais cette Minnie n’a pas le Dick Johnson qui lui correspond,  avec un chef (celui qui officiait à Amsterdam) pas totalement convaincant pour mon goût, cela ne garantit pas le succès et de fait, le public peine à remplir la salle: la billetterie était assez clairsemée lors de cette première et on peut trouver encore pas mal de places. Cette absence de curiosité est vraiment regrettable pour un opéra qui est un pur chef d’œuvre au niveau de l’orchestre.
Certes, La Fanciulla del West souffre de son étiquette de western plus ou moins spaghetti, et d’un livret considéré comme assez faible, mais c’est là aussi une erreur : on peut lire à cet effet l’excellent article de Sylvain Fort dans le programme de salle (La rédemption de Minnie, p.83). Seulement, cet opéra exige sur le plateau deux voix d’exception et douées de ce charisme qui fait vibrer dès l’abord et peut même faire oublier tel ou tel défaut du livret. On en avait une potentielle ce soir, mais ce n’est pas suffisant.
Il y a eu à Vienne cet automne une production dirigée par Franz Welser-Möst, et sa direction est d’une autre facture (je l’écoute actuellement): précise, fouillée, tirant Puccini là où il doit être, vers le XXème siècle (Zemlinski, Janacek) et non vers les scories du XIXème siècle vériste finissant avec dans les deux rôles principaux et Stemme et Kaufmann. Là se justifie l’adjectif alla grande.
Pour ma part, je n’ai vu au théâtre que la production scaligère de Jonathan Miller. Comme souvent chez ce metteur en scène, elle marquait un classicisme intelligent, très propre, sans pittoresque excessif, presque retenu. L’ensemble était dirigé par Lorin Maazel, avec Placido Domingo, Mara Zampieri et Juan Pons. Je n’ai pas vu le DVD qui en a été tiré, mais dans la salle quelle surprise m’a saisi devant l’orchestre, d’une incroyable clarté et d’une étonnante profondeur de Maazel, qui reste pour moi l’un des plus grands pucciniens aujourd’hui, un orchestre où j’avais quelquefois l’impression d’entendre du Schönberg. Plus que les chanteurs (et pourtant Domingo…) c’est de cette lecture orchestrale d’une inédite épaisseur dont j’ai souvenir, et depuis, je défends mordicus cette œuvre trop méconnue. C’est Webern qui écrivit à son maître Schönberg son enthousiasme pour La Fanciulla del West “Eine Partitur von durchaus originellem Klang. Prachtvoll. Jeder Takt überraschend. Ganz besondere Klänge. Keine Spur von Kitsch” (une partition avec un son original d’un bout à l’autre. Magnifique. Chaque mesure est une surprise. Des sons tout à fait particuliers. Aucune trace de kitsch).

Tout cela pour dire combien j’étais disponible au lever du rideau.
Comme souvent lors des premières, de violentes huées ont accueilli le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff, et son équipe, ainsi que le chef d’orchestre. Je n’aime pas les huées en général, mais lorsqu’elles deviennent rituelles et injustifiées, sinon injustifiables, je les déteste. Or, même si le chef n’est pas ce que je souhaite, et même si la mise en scène n’est pas non plus totalement convaincante, le spectacle, qui certes ne frappera pas la mémoire, est défendable.

Nikolaus Lehnhoff n’est pas le premier venu. Il a laissé un grand nombre de mises en scène depuis les 40 dernières années, dans le monde entier à commencer par une très fameuse Frau ohne Schatten à l’Opéra de Paris en 1972 et en 1980 qui le fit entrer dans le monde de la mise en scène lyrique. Resté en dehors du mouvement du Regietheater, il élabore des spectacles qui, sans déranger, sont suffisamment réfléchis et propres pour écumer les scènes mondiales : il n’est guère de scènes lyriques importantes où il n’ait travaillé.
Il a 70 ans lorsqu’il crée à Amsterdam en 2009 cette Fanciulla del West reprise aujourd’hui à Paris et il n’y a pas de quoi dans cette production user sa voix à huer, sauf à avoir avec Puccini et avec la notion de mise en scène un rapport de profonde ignorance.
Ainsi Nikolaus Lehnhoff prend à la lettre l’intention de Puccini de proposer un hommage au mythe américain pour son premier opéra créé outre-atlantique (en 1918 il créera toujours au MET le Trittico). Il propose un maelstrom « d’éléments de langage » qui font aujourd’hui le point sur ce mythe : il met  l’Amérique d’aujourd’hui sous le sceau presque exclusif du dollar, rejetant l’amour authentique de Minnie et Dick Johnson au rang de bluette de Musical hollywoodien.
Une projection initiale pendant le prélude posant Wall Street et une salle de trading comme référence tandis qu’une pluie de dollars puis un gigantesque billet projeté fermeront l’œuvre : « l’argent fait tout ».
De fait, tout au long de l’opéra, l’argent sera central. Minnie compte ostensiblement des dollars, elle en distribue aussi, et le coffre-fort est au centre du décor du premier acte, presque comme le pupitre du Président des Etats-Unis, sur lequel on peut lire « Wells Fargo Bank ». La protection de l’argent des mineurs est en effet l’une des charges que  Minnie s’est donnée.

Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Dans cette mise en scène, on manie les dollars comme les pistolets, tous les personnages sont aussi prompt à sortir les uns comme les autres : et l’arrivée triomphale de Minnie, tirant en l’air, dans son manteau de cuir rouge en haut d’un escalier,  met l’ambiance qu’il faut dans ce premier acte que Lehnhoff n’arrive pas à animer et auquel il n’arrive pas à donner de ligne. De fait, on comprend bien qu’il y a volonté d’actualisation, volonté d’inscrire l’action dans le rêve américain : le saloon « Polka » de Minnie, rempli de Juke box et de machines à sous  (toujours les $$$) est dans une sorte de soupirail géant qu’on atteint par une sorte d’immense tuyau, de dessous, tandis que Minnie arrive par un escalier spécialement dressé qu’elle descend de manière spectaculaire, comme une entrée d’héroïne hollywoodienne, avec les hommes à ses pieds, comme une vedette de revue venue du  ciel, d’un ciel urbain sur lequel ouvre  un vaste trou où l’on voit une rue d’un downtown quelconque (New York ?) ou un paysage bucolique pendant que Jack Wallace (Alexandre Duhamel en costume blanc rappelant l’Elvis des bonnes années) chante de manière très efficace et très juste « che faranno i vecchi miei ». On sent bien qu’il y a volonté de sur-représenter une Amérique mythique et qu’on est plus ou moins dans le théâtre dans le théâtre (ou plutôt dans le Musical dans l’Opéra) où l’air est traité comme un pezzo chiuso.

Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Cette vision d’une Amérique en contreplongée montre la situation de ces mineurs, en cuir noir, qui ont l’air plus de blousons noirs que de travailleurs, dont Jack Rance serait en quelque sorte le chef ou le gardien: ce sont de toute manière les sous-fifres, les sans-grade tout en dessous d’une échelle sociale qui ne peut que regarder le monde de dessous. Dans cette ambiance s’installe le personnage de Minnie arrivée triomphante et qui tour à tour sert au bar, range l’argent dans le coffre et lit la Bible, leur référence à tous, et qui, rappelle Sylvain Fort,  leur lit le Psaume 51, celui du Miserere, c’est à dire le Psaume de la rédemption.
C’est donc l’idée d’une sorte de Sainte Jeanne des Cowboys que Puccini voudrait installer, dans cette mise en scène, on en est assez loin.

Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le deuxième acte se déroule en effet dans la maison de Minnie, c’est une caravane métallique comme on en faisait dans les années 50 dans un paysage enneigé, avec deux bambis à cour et à jardin. L’intérieur d’un rose fuchsia, tout capitonné, avec une vierge au-dessus de la TV qui projette des dessins animés fait irrésistiblement penser à des personnages de cartoons (les bambis…avec les yeux lumineux quand on parle d’amour…) : voilà une vignette aisément exportable dans une histoire de Minnie (!) et Mickey… Dans ce paysage très typé, les personnages vont évoluer dans l’intimité de la caravane, qui devient une sorte de scène sur la scène.

Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Vu la couleur, vu le style d’ameublement, on peut y voir une sorte de maison de poupées pour une femme enfant (les peluches..) aussi bien qu’une caravane de prostituée, et on en vient à penser : et si Minnie très discrètement nous était présentée non comme Sainte Jeanne, mais comme une sorte de p…respectueuse, la p…au grand cœur de certaines histoires de cinéma, une sorte de Marie-Madeleine des cowboys ; voilà qui justifierait aussi l’usage du psaume 51 au premier acte …mais ce n’est qu’une idée parmi les possibles de cette mise en scène, dont l’absence de ligne directrice au milieu de cette idée d’une Amérique mythique, multiple et foisonnante finit par gêner ; car si on en comprend les intentions, elles ne semblent pas fermement assises ni affirmées : les personnages se meuvent comme dans n’importe quelle mise en scène de Fanciulla (encore que la fin de l’acte II soit assez mal réglée), seul le cadre et certains mouvements marquent un évident second degré de lecture, une lecture fortement dépréciative et ironique.

Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Le troisième acte a concentré chez le public toutes les réactions négatives : les bambis aux yeux lumineux devant l’amour avaient surpris, mais le rideau était vite tombé.
Il se relève au troisième acte sur un cimetière de voitures et là le public n’en peut plus : les buh fusent alors que l’image est assez cohérente. On va pendre un bandit, et si l’on fait justice soi-même mieux vaut le faire dans un endroit discret…D’ailleurs, l’idée est empruntée au film d’Arthur Penn, The Chase (La poursuite impitoyable) sorti en 1966. C’est pour moi dans cet acte que le travail de Lehnhoff gagne en cohérence, même si je ne partage pas du tout son regard grinçant. La musique de Puccini devient alors ce qu’elle n’est pas, du sirop pour émules d’Esther Williams ou Judy Garland.

Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le travail de gestion du groupe, dissimulé dans la montagne de carcasses est assez bien fait. La pendaison de Dick qui se termine comme Tarzan sur sa liane, puis l’ouverture du décor sur un escalier lumineux dont va descendre majestueusement Minnie en robe à bustier en lamé rouge comme à Las Vegas ou dans les films hollywoodiens (Ziegfeld Follies) par exemple, sous le Lion rugissant de la MGM, voilà qui prend le public à contrepied et qui provoque des rires abondants, d’autant que Dick en smoking la rejoint en un duo final de film musical américain, sous une pluie de Dollars, pendant que Jack Rance vaincu est adossé au coffre-fort de la Wells Fargo… Le public rit, puis au baisser de rideau (avec projection d’un Dollar géant) se met à huer sauvagement.

Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Lehnhoff a prévu le coup, bien sûr, il a voulu noyer ce final et ses miélismes sous les rires et la moquerie : pur travail de distanciation.
On pouvait aussi envisager dans le genre un final très chrétien, un final à la Pizzi et la montée au ciel très baroque du couple touché par la Rédemption, mais c’eût été trop « premier degré » …et un peu plus wagnérien…Il reste que la musique a été oubliée dans ce final, et c’est peut-être dommage.
Il manque à ce travail non un dessein, non un discours ou un propos, mais une cohérence des lignes, une sorte de rigueur (un peu difficile dans ce trop plein référentiel). Lehnhoff pouvait à mon avis dire la même chose, de manière plus claire et sans se disperser.
Il reste que la mise en scène a du sens, et que cette réaction du public m’inquiète, elle tendrait à montrer que le public de l’Opéra de Paris entretient avec le théâtre et la mise en scène un rapport malsain et irréfléchi: huer pour ça, tomber dans ce piège là, c’est quand même un peu ridicule.

Musicalement, le plateau souffre moins la discussion. L’œuvre est difficile à mettre en scène, mais elle est aussi difficile à distribuer et à chanter. Elle exige de vraies voix, grandes, expressives, qui sachent aussi être émouvantes, dans un contexte un peu décalé par rapport aux habitudes de l’opéra italien car il y a peu d’airs, et l’on est dans un discours continu relativement inhabituel, qui bride les vélléités solistes, et qui frustre singulièrement l’auditeur quelquefois (c’est sensible au deuxième acte), mais tout change si on se concentre sur l’orchestre, qui est vraiment dans cette œuvre le protagoniste incontesté.
La distribution réunie n’est pas contestable : les rôles de complément, très nombreux, mais tous très individualisés (c’est une originalité de l’œuvre) sont très bien tenus : Nick (Roman Sadnik) d’abord qui chantait déjà en 2009 à Amsterdam, mais aussi Andrea Mastroni (Ashby), Roberto Accurso (Sid), André Heyboer (Sonora) avec une mention toute spéciale pour le jeune Alexandre Duhamel en Jack Wallace, déjà cité, et particulièrement en place et délicat dans un des seuls airs de la partition, et sans doute celui qu’on retient le plus.  Les autres membres de cette distribution défendent parfaitement l’œuvre sans oublier l’excellent chœur d’hommes (direction Yves-Marie Aubert) qui est totalement convaincant et très présent : magnifique prestation.
Claudio Sgura n’est pas un artiste qui m’émeut ou qui m’étonne. Je trouve que la voix est quelquefois voilée (dans le registre grave) qu’elle s’engorge facilement et qu’elle a des difficultés à se projeter. Mais Jack Rance lui va bien, bien mieux que les rôles dans lesquels je l’ai entendu, et la prestation est plus qu’honorable : il a une belle prestance, un jeu engagé, une vraie présence, et au total tout passe bien la rampe. Mais je rêve d’un Tézier…
Marco Berti a les aigus qu’il faut, la projection qu’il faut, la voix est très bien posée, même si le registre médian reste un peu problématique – la voix se révèle à l’aigu, sûr et travaillé ; c’est incontestablement un ténor correct: mais il est si peu le personnage, si peu habité, si peu engagé, si peu charismatique que l’on n’y croit pas un seul instant. Il faut qu’il y ait chez Dick Johnson cette poésie, cette voix convaincante qui nous fait croire que c’est un bandit « au grand cœur », il faut qu’il fasse rêver. Ce n’est vraiment pas le cas.
Nina Stemme était Minnie, avec ses aigus triomphants, avec son style plus wagnérien que puccinien, une voix est magnifiquement présente, notamment au deuxième acte : cependant les passages, la fluidité sont quelquefois moins homogènes qu’on ne le souhaiterait sans poser vraiment problème. Des trois, évidemment c’est la plus convaincante et la plus en phase avec le rôle, même si scéniquement, elle n’est pas totalement crédible dans cette Minnie du Golden West. Je me demande ce qu’ajoutent à son talent les rôles italiens qu’elle à son répertoire (Aida, Forza…) Elle sait être insurpassable dans certains rôles : ici elle ne l’est pas. Il ne suffit pas d’avoir les aigus, il faut que la voix nous dise j’y crois. Ce n’était pas le cas. Je n’ai pas été emporté, je n’ai pas été passionné : j’ai écouté avec plaisir, j’ai apprécié, mais sans être chaviré… Or Puccini chavire ou n’est pas.
Reste l’orchestre. Carlo Rizzi a reçu sa bordée de buh. Injustifiés comme le reste.
C’est un chef très attentif, qui sait accompagner et soutenir les voix, qui connaît aussi le rythme puccinien. Mais si j’ai bien entendu en surface, je n’ai pas entendu en épaisseur, je n’ai pas entendu vraiment le miroitement de la pâte orchestrale qui fait pour moi tout le prix de cette œuvre et qui la rend unique. Certes, certaines phrases émergent, mais je n’ai pas ressenti la clarté de l’orchestre (très bien préparé) à ses différents niveaux. C’est sans doute l’orchestre qui a fait naître pour moi non la déception, mais l’insatisfaction : Puccini exige précision, attention à l’orchestration et au tissu complexe qui la compose, il n’est pas un vériste pour qui compterait seulement une jolie mélodie, bien propre, bien émouvante : il est tout sauf facile. Et c’est là son génie : il fait croire que c’est facile. Mais qu’il est difficile au contraire pour un chef de trouver le ton juste, le son juste : il n’est pas si facile de faire pleurer. Rizzi ne m’a pas convaincu, même si sa direction est propre, même si l’orchestre est très en place : il manquait pour moi cette profondeur qui fait naître l’étonnement.
Au total une opinion contrastée : à la sortie samedi, j’étais plus sévère. Avec la distance, je pense que le spectacle est musicalement et scéniquement digne et j’ai aimé le troisième acte, le mieux mis en scène de la soirée.
Et découvrir La Fanciulla del West vaut bien une messe américaine, une americanata comme disent méchamment les italiens. Cette Fanciulla est quand même, malgré tout, et en dépit de ma propre insatisfaction, une belle américaine.
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Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2013-2014: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 30 JANVIER 2014 (Dir.mus: Ingo METZMACHER Ms en scène: Dieter DORN)

Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II © GTG/Carole Parodi

 

N’ayant pu voir en novembre dernier Die Walküre, je retrouve après un peu moins d’un an ce Ring en élaboration dont Rheingold m’avait laissé un peu sur ma faim, notamment au niveau orchestral.
 L’impression est cette fois-ci meilleure, et les intentions de la mise en scène se sont précisées. Dieter Dorn n’est pas un metteur en scène médiocre, et Jürgen Rose un décorateur (quelquefois aussi metteur en scène) de très grande surface, mais peut-être tous deux sont ils en décalage face aux évolutions actuelles de la mise en scène.
Du point de vue du chant, un Siegfried inconnu (John Daszak) dans le paysage clairsemé des Siegfried qui a provoqué curiosité intéressée (Eva Wagner, Dominique Meyer et d’autres étaient dans la salle), et un nouveau Wotan/Wanderer (Tomás Tomásson) succédant à Tom Fox, voilà qui suffisait déjà pour asseoir l’intérêt.
Ingo Metzmacher conduit l’orchestre à un train assez enlevé, voire suffisamment rapide quelquefois pour gêner quelques pupitres de cuivres, maillon faible de cet orchestre, qui m’est apparu bien plus ductile et souple au niveau des cordes et tout de même plus convaincant que dans Rheingold.
 Je n’arrive pas néanmoins à trouver l’accroche pour une direction qui m’est apparue soucieuse de poser et d’accompagner l’action, soucieuse de “Gesamtkunstwerk”, soignant certains moments de manière toute particulière (le second acte dans son ensemble, le réveil de Brünnhilde, ou la dernière partie du duo final) avec un sens marqué de la poésie et de l’évocation mais ne réussissant pas toujours à asseoir de vraie dramaturgie. Est-ce l’acoustique du théâtre ? Est-ce un parti pris ? L’orchestre était certes clair, mais sans  présence affirmée, même si on pouvait remarquer une certaine fluidité et une linéarité qui ne mettaient pas forcément toujours en valeur l’épaisseur du tissu de la partition. Comme si l’option était celle d’un Siegfried plutôt chambriste, intimiste, (ce qui ne va pas vraiment avec le chant de la forge). Curieusement pour un chef aussi rompu au répertoire du XXème siècle,  on lisait peu l’esprit analytique qui prévaut souvent chez Ingo Metzmacher mais plutôt un peu de conformisme et une sorte de parti pris de présence/absence un peu dérangeant, malgré des incontestables réussites.

Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi

La mise en scène de Dieter Dorn est une vraie mise en scène de théâtre, revendiquée, faisant appel à toutes les ressources de la scène, et seulement de la scène, mais aussi à la mémoire de 40 ans de Ring en Allemagne et ailleurs.
Les Nornes roulent comme dans l’Or du Rhin (et, je suppose, la Walkyrie) leur pelote géante de gros fil. L’histoire se déroule, linéaire, comme Wotan l’a décidé, car en protagoniste et metteur en scène de l’histoire, il fait surgir le décor au premier acte, comme un magicien ou plutôt comme un chef d’orchestre, et le fil des Nornes reste sur le sol, comme trace de cette histoire qui depuis la mise en sommeil de Brünnhilde doit se dérouler sans accrocs. Dieter Dorn nous rappelle sans cesse que nous sommes dans un théâtre : couleur noire des murs de scène, utilisation totale de l’espace, utilisation démonstrative (mais pas si utile) du cyclorama, surgissement des dessous de la caverne de Mime, comme si c’était la scène qui explosait, comme si le matériau même du décor était la scène, présence du dragon dont les pattes sont en même temps les arbres vivants de la forêt (avec dans leurs troncs des manipulateurs/danseurs bien visibles), comme dans un monde animé frémissant de paganisme. Les oiseaux sont manipulés au bout d’une tige (le Waldvogel rouge est bien visible, manipulé par la chanteuse), je dirais presque que Dieter Dorn a vu la mise en scène de Kriegenburg à Munich.

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

Il a vu en tous cas celle de Chéreau, par le souvenir évoqué par la similitude des habits de Wotan et d’Alberich à l’acte II, et par un lever de rideau avec au centre Alberich, comme la manière dont Erda au troisième acte se love autour de la lance du Wanderer, enveloppée dans son voile.
Une lance qui est en fait un long morceau de bois effilé, rappel de la première faute de Wotan, qui prit un bout du frêne du monde pour la tailler et fit ainsi dépérir l’arbre auguste.
Dieter Dorn montre bien, en superposant au premier acte l’espace de la caverne de Mime et le dragon en arrière plan (un dragon forêt, un dragon nature) que tout se déroule dans un espace relativement réduit, que ces personnages mythiques, Alberich, Wotan, Mime, Siegfried, errent dans un territoire aux dimensions d’un vaste terrain de jeux bien délimité: la géographie du Ring n’a rien de cosmique: une caverne pour Mime, de l’autre côté, à une nuit de marche, une caverne pour Fafner et entre les deux, une forêt dans laquelle errent un Wanderer et son ombre portée, négative, Alberich.

Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi

Les deux premiers actes sont d’ailleurs assez similaires dans leur définition de l’espace et dans leurs présupposés, c’est le Wanderer qui ouvre le premier acte, c’est Alberich qui ouvre le deuxième plus ou moins de la même manière.
Le deuxième acte est plus animiste: des arbres/pattes de Dragon qui bougent, à l’intérieur desquels circule la vie (marquée par ces corps bien vivants dans les troncs), une vie de théâtre et de références: comment ne pas reconnaître dans l’apparition de la tête du Dragon une référence à Méliès et au Voyage dans la Lune?

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

C’est à dire une référence à une histoire distanciée, animée, en boite, une référence à un monde de trucs et truquages . Dieter Dorn ne cesse de jouer sur cette distanciation tout en racontant l’histoire avec une simplicité désarmante, sans second ou troisième degré, presque comme un conte pour enfants (les oiseaux qui volètent en sont une indication, Fafner vu comme un héros de dessins animés).
Le troisième acte affiche un espace neutre dans la scène avec Erda, dont la mise en place, on l’a dit plus haut, renvoie à ce qu’en faisait Chéreau, ainsi que la scène avec Siegfried : souvenons nous : Chéreau isolait au premier plan les personnages, devant un rideau de voile opaque, et Siegfried partait ensuite traverser le feu alors qu’on voyait en arrière plan le fameux rocher apparaître. Chez Dieter Dorn, un espace délimité non par un voile, mais par des cloisons, mais la même structure, le même rocher dont on voit les flammes au fond (jolie image d’ailleurs), en bref, une structure assez voisine, tout comme la manière de régler les mouvements .

Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi
Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi

Le rocher d’une Brünnhilde dissimulée sous une sorte de linceul est structuré en matériaux qui semblent émergés de la scène, un peu comme la caverne de Mime au début et entourés de miroirs qui démultiplient les gestes et les images, avec des angles différents comme dans une structure cubiste où une scène est vue de plusieurs angles. Le feu est en fond de scène, sur le cyclo, inscrit sur un tissu qu’on agite pour faire bouger les flammes, artifice théâtral pur qui ne fait appel ni aux fumées, ni à la vidéo ;  les mouvements des chanteurs, le réglage des gestes et des rapports entre les personnages ne sont pas inexistants, mais très conformes à ce qui est attendu, il n’y a pas vraiment d’invention de ce côté .
Une mise en scène, qui n’apporte rien de neuf sur la vision de l’œuvre, qui ne pose pas de questions métaphysiques, mais qui essaie d’illustrer l’histoire et le texte, avec une certaine précision, de poser une ambiance, mais qui surtout affirme une certaine vision du théâtre, qui a dominé les scènes depuis les années 70, et qui aujourd’hui bascule vers autre chose. En quelque sorte, un chant du cygne.
Au service de cette vision et de cette direction musicale qui privilégient le déroulé de l’histoire et non les questions qu’elle pose, une distribution dans l’ensemble très respectable et bien composée, sans voix exceptionnelles, mais bien installées dans leurs rôles, à l’exception notable, du Siegfried de John Daszak dont c’était une prise de rôle.

John Daszak n’est pas encore le Siegfried héroïque du premier acte s’il est déjà le Siegfried lyrique du second acte. Les aigus redoutables du premier acte sont mal négociés, la voix se projette mal, et il est beaucoup plus à l’aise dans les évocations du deuxième acte, et dans le dialogue avec l’Oiseau. L’acteur ne s’impose pas totalement sur la scène, même s’il fait les gestes attendus. C’est en revanche une bonne idée que d’afficher un Siegfried et un Wanderer chacun chauve ou tête rasée pour marquer la filiation (Kupfer avait coiffé par exemple d’une abondante chevelure rousse Wotan et ses descendants). Mais ce qui fait problème pour Daszak, du moins à mon avis, c’est sa manière de dire le texte, dont on sent qu’il ne maîtrise pas la langue : il fait (pas toujours, mais enfin…) les notes, mais il ne met aucun accent, aucune expression dans sa manière de sortir le texte de prononcer les paroles, de les mâcher, de les colorer : c’est un Siegfried sans aucune couleur. S’il continue à chanter le rôle, sans doute devra-t-il approfondir son approche du sens. Pour l’instant, l’impression est qu’il maîtrise le texte depuis quelques semaines, sans avoir eu le temps de plonger vraiment dedans.
Petra Lang se sort assez honorablement de la redoutable partie de Brünnhilde, à laquelle des chanteuses plus prestigieuses se sont frottées avec bien des problèmes. Je persiste cependant à penser que Petra Lang mezzo-soprano était bien plus impressionnante que Petra Lang soprano-dramatique : elle a perdu en singularité, elle a gagné en banalité et surtout en difficultés vocales, les aigus n’étant pas toujours sûrs. Elle ne me convainc pas vraiment, même si la prestation est respectable, car le personnage reste frustre et ne fait pas lire clairement ce qui est l’enjeu de cette scène, à savoir la peur du désir.
Tomás Tomásson en Wanderer est vraiment une bonne surprise : la voix jeune, claire, chaude, bien projetée, donne une belle couleur à l’ensemble du personnage. Quelques difficultés cependant à l’aigu, lorsqu’il est très sollicité, notamment dans le troisième acte. Il reste qu’il est vocalement plus convaincant qu’un Tom Fox à la voix fatiguée : je dirais presque qu’il aurait mieux convenu d’inverser, un Wotan jeune et ferme pour Rheingold et Walküre, et un Wotan plus fatigué pour Siegfried. Dans le cas présent, on pourrait dire que ce Wotan plus jeune et énergique mimerait un Wotan repris par l’espoir à la perspective de la naissance du couple Siegfried/Brünnhilde, destinés à accomplir le destin qu’il veut voir se réaliser, alors que celui des épisodes précédents se serait fatigué à force d’échecs…mais n’extrapolons pas.
Bien que John Lundgren en Alberich soit solide et marque un personnage intéressant, il n’a pas l’éclat que personnellement j’attends chez Alberich (toujours ce syndrome Zoltan Kelemen qui me poursuit depuis 1977…), mais la prestation est très honorable.
Andreas Conrad en Mime, sans composer excessivement l’image de clown pervers et dangereux qu’on voit quelquefois, réussit à colorer,  à asseoir le personnage et à le rendre intéressant et très présent sur scène : c’est un Mime très réussi, et vocalement, et physiquement.
Mais le plus convaincant vocalement reste le Fafner de Stephen Humes, désormais LE Fafner des grandes scènes, voix claire, profonde, chaude, avec une diction impeccable et un art de la coloration particulièrement accompli : en moins de dix minutes,  il apparaît si émouvant, et doué d’une telle présence vocale qu’il obtient le plus gros succès de la soirée.
Erda (Maria Radner) est désormais bien installée dans le rôle, avec une personnalité vocale marquée et  poétique : son intervention est assez forte, tandis que l’oiseau est particulièrement bien personnifié par la voix très fraîche de Regula Mühlemann.
Que conclure sinon que avec ses hauts et ses bas, nous avons assisté à un Siegfried très honorable, plutôt solide, dans une mise en scène d’une empreinte esthétique déjà vue, et pas très inventive, mais assez bien faite et au total fluide, et avec une distribution dans son ensemble qui défend bien l’œuvre.
Un seul point encore à éclaircir, la direction musicale, qui déconcerte et laisse quand même perplexe quelquefois, malgré de magnifiques moments très maîtrisés. Il faudra sans doute attendre le Crépuscule pour en avoir peut-être les clés.
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Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: COEUR DE CHIEN d’Alexander RASKATOV le 20 JANVIER 2014 (Dir.mus: Martyn BRABBINS, Ms en scène: Simon MC BURNEY)

Fin du 1er acte ©Stofleth
Fin du 1er acte ©Stofleth

 

Comme souvent pour les créations (on l’a constaté pour Written on Skin), la production de la création est coproduite par plusieurs théâtres. C’est le cas de Coeur de chien (Собачье сердце) d’Alexander Raskatov, sur un livret de Cesare Mazzonis, créé à Amsterdam en 2010, repris la même année  à l’ENO de Londres (en anglais, avec un autre chef, mais avec des chanteurs de la création en russe, comme Peter Hoare, Charik le chien) à la Scala la saison dernière en mars 2013, avec des distributions voisines et le même chef qu’à la création, Martyn Brabbins. Cesare Mazzonis le librettiste est italien, ex directeur artistique de la Scala, ex-directeur artistique du Teatro Comunale de Florence (l’actuel Teatro del Maggio Musicale Fiorentino) conseiller artistique à l’orchestre de la RAI de Turin. C’est l’un des têtes pensantes de la musique en Italie. Alexander Raskatov, né en 1953, fils d’un célèbre satiriste russe de la revue Krokodil, est fortement influencé par Chostakovitch et Mussorgski, ses grands prédécesseurs, mais aussi par Webern ou Ligeti. Il a composé une musique assez aisément accessible, qui s’appuie beaucoup sur des citations, et qui accompagne plus l’intrigue qu’elle n’en semble la colonne portante. En fait, la mise en scène de Simon Mc Burney est tellement puissante, tellement riche et inventive, que la musique finit par en pâlir, à moins que la musique ne soit tellement mimétique des situations, qu’elle ne les accompagne comme au cinéma, plus que ne les crée.

Le chien et ses manipulateurs ©Stofleth
Le chien et ses manipulateurs ©Stofleth

L’histoire est prise à Boulgakov, à une nouvelle écrite en 1925 pour le journal Niedra (Les Entrailles) en 1925, mais elle est jugée contre-révolutionnaire et donc non publiable. Publiée à l’étranger à la fin des années 60, elle le sera pour la première fois en URSS dans le numéro 6 du journal Znamia (l’Étendard) en 1987.
Un chirurgien de renommée mondiale transforme un chien errant Charik (Bouboule) en lui implantant des organes sexuels d’homme, et celui-ci se transforme en homme de plus en plus envahissant et dangereux, notamment dans la Russie bolchevique. Il finira par lui réimplanter ses organes de chien.
On voit combien le texte renvoie à d’autres comme le Frankenstein de Mary Shelley, ou L’île du Docteur Moreau de HG Wells : il s’agit de méditer sur la nature du concept d’humanité. À partir de quel moment passe t-on du statut d’humanoïde à celui d‘humain ? Qu’est-ce qu’être humain ? Voilà des questions, à l’heure du clonage et des manipulations génétiques, mais aussi de la revendication d’un statut et de droits de l’animal, qui sont bien prémonitoires. Une nouvelle fantastique, certes, dans l’esprit du Nez de Gogol (et Chostakovitch), mais qui est aujourd’hui encore d’une plus grande urgence parce que les mêmes problèmes se posent de manière de plus en plus aiguë à la société.

Charikov et ses amis ©Stofleth
Charikov et ses amis ©Stofleth

La nouvelle de Boulgakov pose évidemment d’autres questions, plus politiques, sur le regard ironique, pour ne pas dire sarcastique, sur les révolutions, les révolutionnaires, les excès, les passe droits et tous les petits arrangements avec le ciel qui n’ont pas de couleur politique, mais une couleur terriblement humaine : Boulgakov est un observateur amer, et amusé en même temps de la dérive sociale : ici, c’est le chirurgien privilégié Filip Filippovitch Preobrajenski qui essaie à toutes forces de défendre ses privilèges et son grand appartement à l’heure du partage social, et sur le caractère intrusif des comités de quartier. Une histoire assez voisine, sur le mode bon enfant, est racontée par Chostakovitch dans l’opérette Moscou, Quartier des cerises, vue aussi sur la scène lyonnaise (2004 et 2009 – voir le blog) ; c’est dire comme l’ombre musicale de Chostakovitch inonde une œuvre tout à fait dans la veine de la satire russe et d’une musique qui colle à l’action d’une manière presque mimétique, qui selon les paroles même de Raskatov puisse « trouver un véritable équivalent au style vif et concis de Boulgakov», en utilisant une palette la plus large possible de genres musicaux pour coller aux besoins. Ainsi, trouve-t-on le récitatif Monteverdien, la parodie de la musique révolutionnaire, mais aussi le chœur orthodoxe ou la parodie de la chanson comique russe. Tchaikovski et Moussorgski ne faisaient pas autrement en puisant à la fois dans la tradition populaire ou la tradition orthodoxe, et en épousant aussi les formes occidentales. Et l’acoustique du théâtre, si sèche, va servir le dessin très analytique du chef Martyn Brabbins, un de ces chefs moins connus, mais toujours au carrefour de la modernité, dont les rythmes, la précision (l’orchestre de l’Opéra est vraiment en pleine forme) va servir et le théâtre et le plateau, accompagné, sans jamais le couvrir car pour les voix, tout est possible dans ce travail : on y trouve  des variations extrêmes de styles vocaux,  sollicitant l’extrême aigu (extraordinaire Nancy Allen Lundy dans la bonne Zina), la déconstruction vocale dans la voix déplaisante et rauque du chien Charik (Elena Vassilieva) ou l’extrême du ténor dans la voix plaisante du chien (le contre ténor Andrew Watts), et accentuant les effets par l’usage du portevoix.
Au service de ce projet, une distribution exemplaire, au premier rang de laquelle on trouve Serguei Leiferkus, qui fut l’un des barytons russes de référence pendant les vingt dernières années, et qui incarne magnifiquement l’ambigu Filippovitch : à la fois humain, mais aussi roublard et cruel, et sans cœur quand ses intérêts sont en cause, profitant de sa position (il soigne la toute nouvelle Nomenkatura), il représente toutes les inévitables compromissions. Leiferkus réussit à donner toutes les facettes du personnage avec une voix encore très présente, assez chaude, bien projetée.
Peter Hoare réussit une magnifique composition en Charikov le chien (Bouboulov), voix très ductile, jeu complètement incarné, il explose dans ce rôle (je l’ai vu dans Die Soldaten à Zürich en octobre dernier où il dessinait un Desportes moins immédiatement convaincant). La composition est saisissante, et réussit même à être émouvante par moments. Vraiment étonnant.
Aussi bien Ville Rusanen (l’assistant Bormenthal), à la très chaleureuse voix de baryton, dans la tradition des grandes voix nordiques, Elena Vassilieva (Daria et la voix désagréable du chien) que Vasily Efimov (Schwonder) composent des personnages totalement engagés et réussissent à retravailler leur voix dans le sens transformiste et éclectique voulu par la partition, mais tous sur le plateau composent une distribution exceptionnelle.
Avec une telle partition, un tel plateau et une telle œuvre, il fallait une équipe aussi polymorphe que celle de Simon Mc Burney pour réussir à faire de cette trouvaille musicale un spectacle définitif : utilisant tous les moyens offerts à un spectacle aujourd’hui : vidéo, lumières, marionnettes, manipulation, chorégraphie, théâtre, McBurney réalise là un travail exceptionnel. Dans un cadre fixe, construit par le décorateur Michael Levine, McBurney s’inspire du dessin animé pour faire un théâtre animé, un théâtre-performance qui laisse pantois, mouvements d’ensemble, travail sur les groupes, utilisation de l’espace (la cloison du fond avec l’immense porte) mobile, et surtout l’incroyable ductilité des marionnettes et des manipulateurs du chien, qui sont trois, et qui réussissent à devenir invisibles en pleine lumière, sans parler non plus de la manipulation du chat (Charikov humain hait les chats, se souvenant de sa vie antérieure de chien), sur lequel pendant une demi-seconde plane le doute : est-ce un vrai chat ? Cela donne une des scènes les plus spectaculaires de l’opéra, irracontable et tellement drôle,  d’une rare, hallucinante perfection dans sa réalisation technique qui laisse bouche bée.

Un film en trois dimensions ©Stofleth
Un film en trois dimensions ©Stofleth

McBurney a su créer une ambiance à la fois déjantée et cohérente, prodigieusement dynamique, éblouissante de précision : c’est ce qu’on peut appeler un chef d’œuvre. À la fois un respect scrupuleux du livret, mais en même temps une richesse évocatoire, une profusion imaginative qui par sa variété et son inventivité est presque une métaphore de cette musique multiforme et explosive. Ce travail colle tellement à l’œuvre qu’on verrait difficilement cet opéra présenté dans une autre mise en scène dans une autre vision: on se demande d’ailleurs si la musique ne tient pas à cause de la mise en scène: c’est pourquoi il faudrait oser une autre vision quand même. Il reste que nous avons là une manière de  spectacle total, une sorte de film en trois dimensions où tout semble possible.
Encore une fois, c’est à Lyon que ça se passe.
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Scène finale ©Stofleth
Scène finale ©Stofleth

 

 

ATHÉNÉE – THÉÂTRE LOUIS JOUVET 2013-2014: THE RAPE OF LUCRETIA de BENJAMIN BRITTEN le 19 JANVIER 2014 (Dir.mus: Maxime PASCAL, Ms en scène Stephen TAYLOR) par l’ATELIER LYRIQUE DE l’OPÉRA NATIONAL DE PARIS

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca

L’Opéra ailleurs. Voilà ce que Patrice Martinet depuis quelques années entreprend dans cette bonbonnière fleurie qu’est le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, un théâtre lieu de mémoire du spectacle vivant qui respire l’histoire et les souvenirs. On se rappelle que Pierre Bergé initia “Les lundis musicaux” en invitant chaque lundi les stars du chant, et le cycle fut tellement plébiscité qu’il reste encore dans les mémoires.
Patrice Martinet, passionné de théâtre et de musique, qui sait percevoir les attentes du public et qui intuitivement les prévient, a senti que ce théâtre était quelque part fait pour la musique, une musique intime, une musique de proximité, une musique jeune, ailleurs, inattendue: ainsi a-t-il pris le risque de présenter des œuvres en réduction (le Ring), des opérettes oubliées (Là Haut) et des oeuvres conçues pour des espaces différents, comme ce Viol de Lucrèce (The rape of Lucretia), opéra de chambre écrit en 1946 par Benjamin Britten, pour 13 musiciens qu’il présente pour la seconde fois en quelques années, dans la même production, avec les artistes de l’atelier lyrique de l’Opéra National de Paris dirigé par Christian Schirm qui montrent une fois de plus quel beau travail y est accompli. S’il y a une réussite à l’Opéra National de Paris, c’est bien son Atelier Lyrique, qui a fait que le chant en France aujourd’hui est défendu par de nombreux artistes de qualité.
Ainsi donc, cette dernière représentation était interprétée par la seconde distribution, dominée par la Lucretia de Aude Extrémo, belle voix de mezzo-soprano, très homogène, puissante, intense, avec une vraie personnalité. Évidemment, dans l’espace si intime de l’Athénée, il peut être difficile de mesurer la projection réelle d’une voix et son extension, mais il est hors de doute que sa qualité intrinsèque  est vraiment notable, et que l’artiste doit être suivie: une voix aussi chaude, aussi ronde laisse espérer une carrière, et des rôles pour lesquels on manque aujourd’hui de personnalités.
Elle était entourée d’une distribution particulièrement homogène dominée par deux coryphées vraiment convaincants,  le choeur masculin de Kévin Amiel, et féminin de Elodie Hache, tous deux vraiment engagés, intenses, avec un soin tout particulier donné au phrasé et à la diction. Ils regardent l’action, la commentent et tournent autour d’un espace réduit limité par des cloisons tournantes (de Laurent Peduzzi) qui délimitent le jeu,  espace étouffant comme il convient au lieu de la tragédie, sans issue, sans lumière possible conçu par Stephen Taylor, qui a repris en l’adaptant sa mise en scène de 2007. Les autres protagonistes ont tous une belle présence, et des voix chaudes, bien dominées, notamment Damien Pass en Junius et le Collatinus au joli timbre de Pietro di Bianco. Notons tout particulièrement la Bianca de Cornelia Oncioiu (seule rescapée de la distribution de 2007) et la Lucia lumineuse, aux aigus frais et sûrs de Armelle Khourdoïan. Seule petite déception, le Tarquinius du baryton Valdimir Kapshuk, peu à l’aise avec le texte, avec la musique, assez inexpressif et emprunté, en retrait par rapport au reste de la distribution, malgré une belle présence physique.
Stephen Taylor, nous l’avons dit, concentre l’action autour d’un espace réduit qui convient bien à ce théâtre, et installe l’action pendant la deuxième guerre mondiale: l’oeuvre date de 1946, au sortir du conflit, et cette histoire qui souligne  les excès de la guerre, qui fait tomber toutes les exigences morales et sociales, et qui permet toutes les dérives, mais aussi toutes les ambigüités. D’ailleurs, le viol de Lucrèce (bien représenté par un jeu de voilage et une fente de la cloison) pose la question du consentement et du plaisir, car on ne sait si Lucrèce se tue de la honte du viol ou de la honte d’un plaisir consenti. Le programme de salle met justement en exergue la remarque d’Ernest Ansermet qui observait que Le choeur à la vierge Marie qui suit le viol était écrit sur une musique “mimant le rythme de la copulation”.
Mais ce qui donne cohérence et tension au spectacle, c’est surtout la direction musicale très précise, très tendue, très attentive au chant du jeune Maxime Pascal et la réponse particulièrement de son ensemble Le Balcon, treize musiciens qui dans l’ensemble se révèlent d’une belle virtuosité, dans la fosse exiguë du théâtre, et qui montrent qu’on peut faire de l’opéra de haute qualité sans moyens excessifs, mais avec engagement et talent.[wpsr_facebook]

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca

 

THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 2013-2014: RICCARDO CHAILLY DIRIGE LES WIENER PHILHARMONIKER LE 19 JANVIER 2014 (SIBELIUS-BRUCKNER) avec CHRISTIAN TETZLAFF

TCE, le 19 janvier: Wiener Philharmoniker dirigés par Riccardo Chailly
TCE, le 19 janvier: Wiener Philharmoniker dirigés par Riccardo Chailly

La surface médiatique des chefs d’orchestre procède par vagues. On disait dans les années 90 qu’elle dépendait de la politique de grandes agences américaines et notamment du célèbre Ronald Wilford, qui assis aux commandes de sa table de mixage, en gérait la cartographie, poussait l’un, faisait redescendre l’autre, en un jeu destiné à ne pas lasser le public, à varier d’année en année les approches, ou à préparer les nominations futures.
Après un relatif effacement, Riccardo Chailly réapparaît. Non pas qu’il ait disparu, il a continué à diriger l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, son actuel port d’attache, il a aussi fait il y a quelques années des apparitions à la Scala (pour Rigoletto et Aida notamment), mais on ne le voyait plus à la tête des Berliner depuis des années, ni à la tête des viennois. Et cette année, le voilà futur directeur musical à la Scala, un poste qu’il ambitionne depuis longtemps, le voilà en tournée avec les Wiener et il est revenu l’an dernier diriger les berlinois. La table de mixage semble donc le pousser: on reparle un peu partout de Riccardo Chailly, qui a fait de nombreuses apparitions à Paris ces derniers mois, dont une intégrale Brahms assez discutée à la tête de son Gewandhaus.
Riccardo Chailly reste un chef discret, qui pourtant a fait une carrière exemplaire, il a été un directeur musical heureux du Teatro Comunale di Bologna entre 1986 et 1993, puis un directeur musical envié de l’Orchestre du Concertgebouw, avant Leipzig. Je me souviens qu’à ces débuts il était considéré comme un surdoué de la direction et je m’étais précipité sur l’un de ses premiers disques, un Werther avec Placido Domingo et Elena Obraztsova qui n’était quand même pas très couleur locale…C’est un chef vif et actif, disponible, curieux de tout, plein d’énergie, et qui a un très large répertoire, les opéras italiens de Verdi, Rossini et Puccini pour lesquels il a laissé de très beaux enregistrements (sa Bohème est superbe, ainsi que sa Cenerentola), mais aussi Mahler et Bruckner, dont il est une des références, et enfin le premier XXème siècle: un des concerts mémorables dont je me souvienne est une prodigieuse exécution d’Amériques de Varèse dont il est l’un des très grands interprètes.
Ainsi le voir de nouveau diriger les Wiener Philharmoniker est une vraie joie.
Le programme Sibelius/Bruckner est un appariement inhabituel. Certes, c’est une manière de décliner ces retrouvailles avec l’orchestre qui permet d’en apprécier toutes les faces, un poème symphonique, un concerto qui  lui laisse la bride tant l’orchestre est essentiel, et une symphonie très expansive. Mais le paganisme de Sibelius s’allie-t-il au mysticisme brucknérien. Deux discours, l’un fortement terrien et même inscrit dans la forêt et les espaces, l’autre en principe plus intérieur. mais la 6ème symphonie n’est pas des plus séraphiques, ni des plus mystiques. C’est même la plus difficile à caractériser, avec son premier mouvement si prenant, son adagio prodigieux, et son dernier mouvement vaguement désordonné: il faudra la 7ème symphonie pour retrouver un véritable discours, un peu perdu ici, même si Bruckner a composé la 6ème tout d’un bloc et avait donc en tête un véritable parcours.
On retrouve d’abord le son des Wiener, qui m’avaient un peu déçu lors des dernières prestations auxquelles j’avais pu assister, notamment l’été dernier à Salzbourg. Un son plein, charnu, des cordes à se pâmer, la petite harmonie  si précise, aux attaques si franches: on retrouvait une personnalité orchestrale inouïe et un son qui s’affirmait au point que certains on trouvé l’ensemble un peu fort dans l’espace contraint du théâtre des Champs-Élysées. Jamais trop pour un tel son, qui se développe, qui enveloppe, qui répond aux indications du chef avec une telle exactitude et une telle réactivité.
Avec Finlandia, huit minutes d’une oeuvre rebattue, sans doute la plus connue de Sibelius, à la fois poème et hymne: l’accord initial dramatise et installe un paysage avec des cuivres phénoménaux, et en même temps le contraste avec l’intervention des cordes qui élargit le propos et plonge dans quelque chose de plus émotif (les violoncelles…). On reconnaît çà et là des échos d’autres oeuvres (la symphonie n°2 presque aussi connue) et surtout ce qui frappe c’est à la fois la dynamique et la précision: précision du geste de Chailly qui exige une réponse immédiate des musiciens, comme la description presque objective d’un paysage. Pas de laisser aller, l’émotion existe mais sans pathos. Un magnifique moment initial, une vraie fresque animale, qui évoquait moins la Finlande qu’une vraie démonstration viennoise, ô combien bienvenue néanmoins.
Le concerto pour violon (le seul composé par Sibelius, entre 1903 à 1905) donne à l’orchestre une place de choix et de son côté le violon de Christian Tetzlaff impose un son d’une clarté et d’un éclat tout particulier, mais un peu démonstratif pour mon goût, même s’il faut applaudir à un premier mouvement extraordinaire de tension et d’expression. Orchestre et soliste ne disent pas tout à fait la même chose (lors de cette tournée, Tetzlaff a alterné avec Leonidas Kavakos et peut-être y a t-il manqué de répétitions), le début très subtil de l’orchestre, sublime, fait net contraste avec le son franc et presque dominateur, surprenant de puissance de Tetzlaff. Chailly tient un discours sombre, retenu, et presque dramatique, Tetzlaff un discours plus affermi, mais aussi plus extérieur, en un jeu de contraste qui ne me semble pas toujours concerté, même si la rencontre est tout de même par moments saisissante. Le bis donné (Bach) impose le respect: tout sauf démonstratif, particulièrement senti, tout d’émotion retenue et de subtilité.
La symphonie n°6 de Bruckner commence par ce dialogue subtil entre les violoncelles et contrebasses qui donnent le thème, et en écho les violons qui soutiennent: les cordes des Wiener font grimper au paradis.
Il faut saluer à la fois les choix de Riccardo Chailly, jamais démonstratif, très architecturé et très clair, évidemment aidé par la précision sonore de l’orchestre, sans majesté excessive notamment dans le premier mouvement qu’on a entendu plus imposant, une sorte de simplicité de discours fluide, qui avance dans une sorte d’évidence, c’est tout l’art de ce que les italiens appellent la concertazione, l’art de la mise ensemble, et surtout le soin donné aux équilibres. Le sommet de la symphonie est pour moi l’adagio, où le dialogue initial entre violon et hautbois prend une couleur particulièrement poétique, voire nostalgique. Ce qui fascine ce sont les équilibres sonores (les bois sont stupéfiants) et la manière dont Chailly dose les volumes et soigne les crescendos, sans jamais se départir d’une vision unitaire, sans jamais exagérer les contrastes, et dans un discours qui reste en même temps linéaire. La mélancolie existe, mais reste retenue, presque mise à distance, comme ouverte.
Je suis moins convaincu par la partie finale, sans doute aussi n’est-ce pas le meilleur de la symphonie, ni le moment le plus émouvant ou le plus prenant: le discours est plus superficiel, plus démonstratif et moins senti, même si les qualités évidentes de l’orchestre restent mises en relief, même si les crescendos de Chailly (qui font penser à ceux de quelqu’un d’autre…) sont parfaitement maîtrisés – peut-être avec une touche d’italianità – .
Au total, un concert qui constitue un vrai sommet, avec une unité évidente entre orchestre et chef, un univers aéré, dynamique, à la fois serein et sûr, qui confirme que Riccardo Chailly fait partie des très grands (et curieusement beaucoup en Italie le mettent à distance…voir les réactions à sa nomination à la Scala, mais nemo profeta in patria). Belle soirée, magnifique concert, radicalement différent de la veille dans son approche. Le ciel parisien ce week-end là était constellé d’étoiles.
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TCE, 19 janvier 2014
TCE, 19 janvier 2014