BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LUCIA DI LAMMERMOOR de Gaetano DONIZETTI le 11 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Barbara WYSOCKA) avec Diana DAMRAU

Mariage...© Wilfried Hösl
Mariage…© Wilfried Hösl

La presse locale signalait que d’une part Kirill Petrenko dirigeait pour la première fois du bel canto, et que d’autre part, c’était aussi la première fois qu’un GMD en titre abordait ce répertoire.
Et pour cause, le répertoire belcantiste concentré sur le chant, est considéré sans intérêt par les grands chefs, et les opéras les affichent avec des chefs de moindre prestige puisque dans ce répertoire, les voix attirent, pas les chefs.
On a vu cependant à Londres que Maria Stuarda dirigée par un chef de niveau comme Bertrand de Billy n’était pas à négliger. On sait aussi que la référence de Lucia di Lammermoor au disque (live) est Herbert von Karajan qui n’est pas un chef de seconde zone, avec Maria Callas, à Berlin.
Il est aussi de bon ton de mépriser cette musique (« à ch…» m’a encore dit récemment un ami paraît-il mélomane) pour la promettre aux oubliettes de l’histoire, pour affirmer que l’on ne devrait plus monter ces opéras etc…Je n’ai jamais aimé les anathèmes d’aucune sorte, y compris sur les questions de goûts musicaux. On peut ne pas aimer Lucia, et n’y pas aller, mais laissons les autres aimer sans les culpabiliser…
Je m’inscris donc en faux contre ceux qui édictent le bon goût opératique, plus souvent erratique qu’opéra… et je le dis d’autant plus librement que Lucia n’est pas mon opéra préféré de la période, et à Donizetti je préfère Bellini. Mais j’aime les opéras des reines (Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux) et j’ai un faible pour Rosmonda d’Inghilterra, que j’aimerais bien qu’on aille tirer des oubliettes.
La question du répertoire est une question déterminante pour un genre aussi marqué par le passé. Parler du passé, c’est donc aussi évoquer le futur…La question du futur de l’opéra se pose chaque jour : on a vu Die Soldaten à la Scala marqué par des abonnés absents. Et ce n’est pas un opéra du futur, mais simplement d’un passé plus récent.
Il faut affronter clairement l’idée que l’opéra est actuellement un art du passé, car la production lyrique du moment, à de rares exceptions près, est assez pitoyable et surtout prétentieuse.

Mais l’opéra n’est pas has been puisque la musique nous parle encore puisque la musique c’est toujours du présent et du « direct » et non du différé. On peut simplement regretter que notre curiosité ne soit plus aiguisée, et que le regard en arrière domine…L’art avance dans le temps  en marchant toujours sur les ruines du passé (mais en construisant dessus), en tuant toujours le père, mais dans le cas presque unique de l’opéra, c’est du sur-place que l’art lyrique fait aujourd’hui avec un père encore très abusif. Prenons en acte, mais gare à la lassitude.

Si la musique de Donizetti parle encore en étant capable d’émouvoir, il est clair que les livrets ont du plomb dans l’aile, des livrets pleins de femmes sacrifiées ou folles (c’est utile, la folie en chant, c’est le chemin qui justifie vocalises et pyrotechnie) et d’amours contrariées. Les livrets, eux, sont des traces du passé, leurs histoires sont des émergences d’ambiances et de milieux révolus. C’est sur eux qu’il faut revenir…et c’est le devoir de la mise en scène.

Diana Damrau (Lucia) © Wilfried Hösl
Diana Damrau (Lucia) © Wilfried Hösl

C’est donc avec confiance que je suis allé voir cette Lucia, qui est un énorme succès. Parce que moi aussi, je n’ai jamais entendu diriger Lucia par un grand chef du calibre de Kirill Petrenko et qu’il était intéressant de voir le travail scénique de Barbara Wysocka, du cercle proche de Krzysztof Warlikowski, sans parler de Diana Damrau…
Énorme succès, triomphe indescriptible ce fut.
C’est dans les œuvres aussi passe-partout que Lucia di Lammermoor, abandonnée le plus souvent à des chefs de répertoire, parce que le public vient pour la voix et la scène de la folie, que l’on se rend compte combien tout change quand dans la fosse il y a un vrai chef…quelquefois même au déplaisir d’un public aux oreilles bercées par la routine. Je me souviens qu’un chef aussi musical que Peter Maag avait été copieusement hué à la Scala lors d’une production de Lucia (Pizzi, Pavarotti – en kilt !- et Luciana Serra).
Dans la production munichoise, le succès vient de la conjonction chanteurs, mise en scène et fosse, mais c’est quand même la fosse qui sous tend pour moi tout le reste.
Kirill Petrenko propose une version complète sans coupures, avec le glassharmonica à la place de la flûte dans la scène de la folie qui lui donne un aspect étrange, presque venu d’ailleurs, quand la flûte semble être une sorte de jeu avec la voix. Ici l’instrument dit quelque chose et la voix autre chose, c’est à la fois inattendu et très séduisant. Dès le départ, lorsqu’on entend les premiers roulements de tambour (qui font presque penser au final de Soldaten), on comprend qu’on va entendre autre chose. Une ambiance est dessinée. Inattendue, qui nous secoue.
Petrenko est assez sensible à ce qu’il voit en scène. Je l’avais constaté à Bayreuth, et je suis curieux de voir ce qu’il fera musicalement du Ring de Kriegenburg. Face au travail plutôt destructeur de Barbara Wysocka, il ne peut guère s’adonner aux fioritures, et l’histoire elle-même ne le permet pas. Amateurs d’italianismes de bazar, d’opéra de salon, passez votre chemin. Il y a dans cette direction de l’abrupt, du violent, du sombre, du vrai, une histoire tragique comme elle doit être jouée, romantiquement.
Ce qui frappe d’abord c’est l’extrême clarté du son, une limpidité stupéfiante, même au moment des ensembles, même quand le chœur chante à pleine voix, on entend tout l’orchestre, et donc tous les petits détails raffinés de l’écriture donizettienne, ceux que justement on n’entend jamais, un trait de violoncelle, quelques éléments de flûte, ou même ces percussions initiales dont Verdi se souviendra dans Trovatore et qui ici sont glaçantes.
Ensuite, c’est la dynamique de l’ensemble qui vous prend. Ruptures de tempo, transitions rèches, presque des anacoluthes musicales, des moments d’une énergie incroyable, d’une jeunesse vibrante, qui m’ont rappelé le jeune Muti des années 70, là où il osait tout, génialement, avant de tomber dans le conformisme de l’image et du miroir. Car ce soir, le chef ose tout. Le final de la première partie est un moment exaltant, un tourbillon sonore incroyable, d’une vivacité inouïe, un bouillonnement, en même temps incroyable de rigueur et de précision. L’orchestre suit, et Petrenko est attentif à tout, maîtrise tout : il ne cesse pas d’accompagner le plateau, calculant les volumes pour éviter de couvrir les voix, suivant chacun avec précision (des gestes d’une lisibilité jamais prise en défaut), le duo initial d’Edgardo et Lucia est à ce titre une leçon d’équilibre, de subtilité, d’engagement tel que l’émotion vous étreint d’emblée…mais dès que l’orchestre est seul, il explose en vibrations kleibériennes parce que ce soir, rien n’éclate, mais tout vibre au plus profond. Une Lucia di Lammermoor de cette trempe, on ne l’imaginait pas même simplement possible. Je ne sais l’impression que le streaming donnait, mais dans la salle, c’était à se damner.

Scène du mariage © Wilfried Hösl
Scène du mariage, Jenis, Breslik, Damrau, D’Aguanno© Wilfried Hösl

Mais ce tourbillon sonore est d’abord au service d’un plateau exemplaire. À commencer par les rôles de complément, l’Alisa de Rachael Wilson et surtout le Normanno de Dean Power, jolie composition en portaborse qui révèle à Enrico les amours de Lucia et Edgardo, ce jeune ténor irlandais déjà remarqué dans L’Affaire Makropoulos en début de saison mérite d’être suivi. L’Arturo de Emanuele d’Aguanno, rôle ingrat s’il en est pour un ténor qui cherche à se faire un nom, est très correct, dans son rôle de marié médiatique, voix projetée, émission correcte, timbre clair, un peu insipide cependant, mais c’est le rôle qui veut ça.

Dalibor Jenis (Enrico) le 11 février 2015
Dalibor Jenis (Enrico) le 11 février 2015

L’Enrico de Dalibor Jenis, qui a repris pour cette série le rôle que devait assumer Levente Molnar tombé malade, montre que ce baryton au timbre séduisant n’arrive toujours pas  à avoir le poids scénique nécessaire. Le volume n’est pas vraiment au rendez-vous, pas plus que l’émission. La personnalité est scéniquement crédible, l’intégration dans la mise en scène satisfaisante, mais il reste que, sans être problématique loin de là, sa composition reste en deçà du niveau des autres protagonistes ,

 

 

 

 

Raimondo (Georg Zeppenfeld) le 11 février 2015
Raimondo (Georg Zeppenfeld) le 11 février 2015

notamment le Raimondo de Georg Zeppenfeld, comme d’habitude parfait : voix claire, diction impeccable, projection exemplaire, un timbre magnifique et surtout une très grande expressivité, qui pose le personnage, notamment  dans la deuxième partie, évidemment, où, de séide d’Enrico, il devient un soutien de la pauvre Lucia et une sorte de médiateur, mais lorsqu’il est trop tard. Quel que soit le rôle, Zeppenfeld est au rendez-vous, et il impose très vite un personnage. Grande et belle prestation.

Et nous en arrivons aux protagonistes, un nouveau couple, splendide d’émotion et de tension, à commencer par Pavol Breslik. Ce jeune ténor slovaque de 36 ans est en train de s’imposer comme une des voix les plus intéressantes du moment. La voix est assez légère, mais très expressive, avec des qualités de clarté, d’appui, de couleur qui en font un véritable ténor pour le bel canto. Mais ce qui en fait le prix, c’est qu’à cette voix très présente il allie un engagement scénique proprement ahurissant, rendant le personnage d’Edgardo à la fois passionnant et bouleversant, dans cette mise en scène où il est un Edgardo-James Dean. Il a la beauté, la jeunesse, la vivacité, la présence et il a la voix, tellement expressive, sans avoir les défauts de certains ténors : il reste parfaitement rigoureux, pas de sanglots, pas de roucoulades, une fidélité au texte exemplaire. À la fin de l’opéra, il a eu un petit accident et la voix a disparu, il n’osait pas saluer le public en faisant des signes d’excuse, l’émotion diffusée avait été tellement forte que l’accueil du public a été fort justement triomphal. Face à l’étourdissante Damrau, il tient bon, il existe et à deux, ils créent le couple. Fabuleux.

Pavol Breslik, Diana Damrau le 11 février 2015
Pavol Breslik, Diana Damrau le 11 février 2015

Enfin, fabuleuse, car Diana Damrau m’a totalement bluffé. J’avais découvert dans sa Gilda au MET un vrai personnage « qui se posait là » avec une voix grande et non celle d’un rossignol, et avec une assise solide. Sa Traviata à Milan m’avait confirmé s’il en était besoin son intelligence scénique, sa sûreté, sa capacité à émouvoir.
Sa Lucia est sans doute sa composition la plus stupéfiante, qui est sans doute non le départ d’une grande carrière déjà entamée, mais qui pose Diana Damrau comme la bel cantiste du futur, à elle les reines donizettiennes, à elle les grands Bellini (même si son Elvira des Puritani ne m’avait pas complètement convaincu), à elle les grands rôles de la Gruberova.
Stupéfiante par la technique : la voix est large, assise, d’une étendue assez peu commune, d’une sûreté à toute épreuve sur tout le spectre. Contrôle sur le souffle, sur le volume, capable de fil de voix comme d’aigus stratosphériques, jouant sur la couleur, sur toutes les facettes de la voix. Proprement incroyable.

Scène de la folie © Wilfried Hösl
Scène de la folie © Wilfried Hösl

Stupéfiante par l’interprétation. Des Lucia, il y en a beaucoup, des petites voix qui veulent devenir grandes, du genre rossignol à trop gros appétit, des voix moyennes mais qui ont la ductilité et les agilités, des soprano légers, des Mesplé, des Dessay, des sopranos lirico-colorature, comme la Gruberova, ou la Sutherland sans oublier que Cheryl Studer l’a aussi chanté (colorature dramatique, disait-elle) une impératrice de Strauss se confrontant à la tendre Lucia ! et évidemment Callas, qui pouvait tout. Il y a dans ce rôle de quoi faire un festival pyrotechnique castafioresque, et puis il y a celles qui ont essayé d’en faire autre chose, d’aller explorer d’autre voies, de faire exister le personnage au-delà des aigus et des cadences, de faire de la couleur, des modulations, des obscurités des atouts pour son chant. Là se situe Damrau.

Stupéfiante enfin comme actrice, dont l’engagement n’a rien à envier à celui d’Edgardo : c’est d’ailleurs là l’incroyable pari de ce travail : faire vivre, brûler et se consumer un vrai couple romantique en faisant les héros d’une histoire sœur de West Side Story en version beaux quartiers une vraie Scottish Side Story.
Diana Damrau est, dans cette mise en scène, (je crains celle de la Scala, dans la mise en scène insipide de Mary Zimmermann et avec les Grigoloseries…) proprement incroyable de présence. Elle est une sorte de Grace Kelly amoureuse de James Dean, dans cette sorte de film années 50 que construit Barbara Wysocka. Elle est tellement engagée dans le personnage, tellement naturelle en scène qu’elle bluffe le spectateur, adaptant les vocalises, les agilités, les cadences à un geste, à un regard, à un élan qui font qu’on a l’impression que les acrobaties techniques du rôle procèdent du jeu et de la situation. C’est évidemment le cas dans la scène de la folie, sorte de one woman show, revolver au poing, menaçante et désespérée, mais c’est aussi le cas dans « regnava nel silenzio » et « quando rapito in estasi » qui suit, c’est aussi le cas dans la terrible scène du mariage, une des plus réussies de la soirée où elle darde les aigus les plus incroyables, mais sans jamais oublier qu’elle est Lucia avant de la chanter ; époustouflant.
Mais voilà, la chanteuse est intelligente, et modeste : elle se glisse dans les rôles avec une ductilité et un appétit qui ne peuvent que bouleverser le public par la vérité qu’ils diffusent, et par la justesse du jeu.
Car la mise en scène de Barbara Wysocka, très attendue, sans être un travail exceptionnel qui va renouveler les données du spectacle vivant, est un travail très juste et très stimulant.
Les données du livret sont claires et déjà Andrei Serban à Paris l’avait souligné. Dans un monde gouverné et dominé par les hommes, où les femmes n’ont qu’à obéïr et se taire (voir les manuels de savoir vivre de l’époque), Lucia est une victime soumise qui n’a de choix que la soumission ou la mort.
Barbara Wysocka essaie de voir comment cela peut aujourd’hui être vu autrement. Elle prend comme référence le cinéma, celui de la fureur de vivre, et fait des deux héros un exemple de cette envie de vivre qui traversait la jeunesse des années 50, portée par l’existentialisme.

Mariage "people" © Wilfried Hösl
Mariage “people” © Wilfried Hösl

Ce futur là, il est porté par Edgardo, qui respire vie, jeunesse et liberté. Lucia, elle sort d’une « bonne » famille, ruinée, et la référence est Grace Kelly, celle qui va épouser Rainier en un mariage « médiatique » reproposé ici :  micros, caméras, discours, un mariage « mis en scène », mais une Grace Kelly qui choisit de fuir et de refuser de se soumettre, qui résiste aux pressions, très agressive et distante avec son frère, et qui revendique son droit d’aimer en assumant un destin qui n’appartient qu’à elle.
D’où une scène de la folie sans vraie folie, mais le moment du choix de dire non, non au chœur des invités (qui ouvre la scène en dansant le twist sur la musique de Donizetti…), non à son frère, non à la famille. Et cette Lucia a décidé de se détruire en détruisant les autres, mari, famille, amis. Elle meurt en ayant conquis sa liberté, comme les grands héros tragiques. La force de cette idée, c’est de construire un mythe tragique et non une héroïne romantique.

Belles américaines (Acte I)© Wilfried Hösl
Belles américaines (Acte I)© Wilfried Hösl

Le cinéma est très présent dans ce travail, notamment par un jeu très réaliste jamais tributaire des gestes d’opéra, par l’évocation des belles américaines décapotables (même si James Dean c’est plutôt la Porsche Spyder…) et Barbara Wysocka montre une capacité réelle à diriger les acteurs. Elle sait aussi gérer un espace unique, une sorte de salon ruiné, décrépi (dans la deuxième partie, le toit s’est écroulé laissant voir charpente et pigeons qui s’y logent) avec au fond un graffitti ASHTON, qu’Edgardo à la première image ou presque va barrer à l’aérosol noir. Un salon où fauteuils renversés et piano retourné -semblent des traces d’une histoire disparue, d’une fortune envolée, tandis que reste le bureau, les affaires sont les affaires et le mariage est l’affaire du jour. Elle sait enfin créer des images warlikowskiennes, comme cette petite fille qui regarde le drame, Lucia enfant, déjà promise à la ruine avec son revolver à la main, qui regarde, première image du spectacle, son propre enterrement.

Cet espace amer d’un monde en déliquescence, n’est pas sans ironie cependant: les chaises dépareillées sur lesquelles les invités s’assoient au mariage, la présence des médias car dans cette affaire l’image prime le cœur et les êtres, les invités qui dansent le twist, et bien sûr, l’entrée spectaculaire de la belle américaine quand arrive Edgardo au volant, et en marche arrière dans la scène de la fontaine, devenue pour l’occasion une gravure que Lucia retourne parce qu’il évoque une histoire menaçante . Une belle américaine dont on verra la ruine à la fin, où quelques cloisons s’en sont allées, pour un espace plus rêvé, espace des espoirs fracassés comme la décapotable en capilotade en arrière plan.

Ce qui frappe dans ce travail c’est la manière très claire, très précise et très juste de dessiner les personnages, d’en faire immédiatement des symboles de ces vies ruinées, comme les magazines people en ont fait leurs choux gras, et malgré tout, qui restent des êtres qui existent, sentent, qui vivent, qui aiment et qui revendiquent leur liberté.

Bien sûr je crois qu’à la Première, comme toujours, quelques huées ont accueilli le spectacle, les habituels fossiles. Ce qui me paraît pourtant clair, c’est que la situation créée par la mise en scène, les personnages dessinés, donnent à cette histoire une vérité bien plus urgente, au lieu de se réfugier dans les brumes écossaises de Walter Scott, qui font certes fantasmer sur un romantisme de pacotille, mais qui n’émeuvent que par les pâmoisons suscités par des acrobaties vocales. Ici, l’émotion naît des situations, du jeu, du chant et de l’urgence musicale hypertendue créée par le chef.

Ce soir-là, tout a concouru à faire de Lucia di Lammermoor une histoire contemporaine, (encore que, il y a 60 ans…) ou du moins une histoire construite sur des références d’aujourd’hui, sur des mythes encore vivaces aujourd’hui, avec des chanteurs-acteurs de tout premier ordre. Il reste que sans un chef exceptionnel qui a su en saisir la violence et l’urgence, qui a su affirmer la présence, la nécessité de l’orchestre dans un répertoire où le plus souvent il est confiné dans le rôle d’écrin pour les voix, sans doute la soirée eût été différente, même avec Damrau.
À la Scala, en mai prochain avec Damrau, c’est le passe-partout (j’oserais dire le pâle partout) Stefano Ranzani qui dirigera : une fois de plus, cherchez l’erreur.
En tout cas, en écrivant ces lignes, je suis encore éberlué de ce que j’ai entendu, je n’aurais jamais cru être secoué à ce point par Donizetti. Et c’est merveilleux, après 42 ans de fidélité à l’opéra, d’être encore surpris. [wpsr_facebook]

Pavol Breslik (Edgardo) © Wilfried Hösl
Pavol Breslik (Edgardo) © Wilfried Hösl

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LUCIA DI LAMMERMOOR de Gaetano DONIZETTI le 23 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Pier Giorgio MORANDI, Ms en scène: Mary ZIMMERMANN)

 

Lucia, Acte III © Marco Brescia & Rudy Amisano
Lucia, Acte III © Marco Brescia & Rudy Amisano

Par le miracle des agendas, en un week-end, la Scala a proposé deux des piliers du répertoire italien, Il Trovatore et Lucia di Lammermoor, qui ont attiré un public varié, ravi de voir à la Scala deux œuvres qui illustrent le répertoire dont elle est traditionnellement dépositaire. À y regarder de près, il y a eu à la Scala dans les trente dernières années plus de reprises de Lucia di Lammermoor (1983, 84, 92, 97, 2006) que de Trovatore (1978, 2000). Il est vrai que si vous avez une Lucia qui passe la rampe, le reste de la distribution est peut-être plus facile à réunir que pour Trovatore qui exige une équipe sans failles.
C’est une nouvelle production qui est ici présentée, louée au MET, signée Mary Zimmermann. Production assez fameuse montée en 2007 autour de Natalie Dessay qui en était la vedette incontestée, dont la photo tapissait jusqu’aux murs du métro newyorkais.
Mary Zimmermann, fille d’universitaires, originaire du Nebraska, a vécu aussi en Europe (Londres et Paris), on lui doit notamment des mises en scène de Shakespeare, mais aussi d ‘adaptations de grandes œuvres littéraires au théâtre (Ovide, par exemple). Au MET, outre Lucia, qui ouvrit la saison 2007-2008, on lui doit aussi La Sonnambula, toujours pour Dessay, et l’Armida de Rossini autour de Renée Fleming. Le public américain a accueilli diversement ses efforts pour actualiser le propos d’opéras qui restent difficiles à mettre en scène à cause de livrets souvent indigents et de difficultés vocales qui font se concentrer les chanteurs sur leurs airs plutôt que sur leur performance d’acteur.
C’est le cas de cette Lucia, transposée dans une Écosse du XIXème, dans un décor de Daniel Ostling qui pourrait presque convenir à Eugène Onéguine, et illustre des rapports familiaux qui font de la femme à qui est refusée toute voix au chapitre un objet d’échange et d’enjeux politiques. La vision de Mary Zimmermann pose une ambiance à la Jane Austin, mâtinée de Flaubert, avec des moments traditionnels, d’autres plus étonnants, notamment pendant la scène du mariage au deuxième acte, où un photographe vient composer la traditionnelle photo de noces,  en essayant de faire poser amoureusement une Lucia absente et un Arturo gêné autour d’une noce artificielle dont finalement est assez bien rendu tout le côté convenu et arrangé.

Anna Netrebko au MET © MET Opera
Anna Netrebko au MET © MET Opera

La scène de la folie est structurée autour d’un immense escalier, qui trône, monumental au milieu de décor, mais bien peu utilisé, puisque Lucia le descend rapidement pour chanter son air sur le devant de la scène.

Scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

Quant à la dernière scène, l’air Tombe degli avi miei  est chanté dans un cimetière comme le veut la tradition ; et au total Mary Zimmermann ne change pas grand-chose au déroulement habituel de l’opéra : seul, le spectre blanchâtre de Lucia, déjà apparu au 1er acte lors de la scène de la fontaine (Regnava nel silenzio), annonciateur de la suite tragique de l’histoire, vient prendre dans ses bras Edgardo expirant faisant de la scène finale une sorte de remake de Romeo et Juliette.
Rien de profondément bouleversant dans une mise en scène très discutée à sa création au MET : des tableaux bien faits, une ambiance gris argent assez réussie sur fond d’Ecosse sombre et brumeuse, c’est toujours un peu mieux que Luciano Pavarotti en kilt dans la vieille mise en scène de Pier Luigi Pizzi dans les années 80 qui elle aussi s’efforçait de démédiévaliser l’histoire de Walter Scott.
Du point de vue musical, la direction routinière de Pier Giorgio Morandi, honnête artisan qui accompagne les chanteurs en les couvrant quelquefois, sans égard pour un répertoire dont il ne révèle pas vraiment les beautés. Il n’éclaire pas, ne commente pas, se contentant d’illustrer sans aucune espèce d’invention et surtout ne préparant pas des ambiances qui aideraient à colorer les airs. Aucune subtilité, aucun raffinement, aucune finesse avec des parties solistes (harpe) sans vraie poésie. Accompagnateur plus que direttore et concertatore, Pier Giorgio Morandi est l’un de ces chefs qui assurent la soirée sans la porter : il y aurait beaucoup à dire sur ce que trahit ce type de choix : au MET en 2007, le chef s’appelait James Levine. À la Scala, on considère sans doute que pour une Lucia de série, même dans une production nouvelle (mais pas neuve), il n’est pas besoin de (se) dépenser.

Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano

La distribution affichait une Lucia nouvelle sur le marché scaligère, Albina Shagimuratova, un soprano qui m’avait intéressé dans une Reine de la nuit vue il y a quelques années à Lucerne sous la direction de Daniel Harding dont j’écrivais « Une exceptionnelle Reine de la Nuit en la personne de la jeune russe/ouzbèque Albina Shagimuratova, une voix bien posée, assez large, avec du corps et du volume, et toutes les notes, sans effort. Impressionnante dans ses deux airs, elle triomphe facilement et conquiert le public. A suivre absolument…». Mais Lucia n’est pas la Reine de la nuit : le rôle exige une vraie ligne de chant, une coloration variée, une ductilité vocale et surtout un engagement interprétatif qu’Albina Shagimuratova ne possède pas. Les notes sont presque toutes là, encore que le final de l’acte II soit sérieusement fragilisé (voce calante diraient nos amis italiens) mais elles restent singulièrement froides, distanciées, sans expression : les attaques sont fixes, les cadences peu adaptées à cette voix sans grande souplesse toujours à la limite de la justesse. Elle se sort sans casse de la première partie de l’air de la folie (il dolce suono) accompagnée à la flûte et non au glassharmonica (armonica de verre) de la version originale comme à New York, qui donnait une autre couleur à l’ensemble. La seconde partie de la scène (spargi di qualche pianto) plus banale, sans relief, sans personnalité, est accueillie par le public avec indifférence.
L’Enrico de Massimo Cavaletti n’a pas vraiment le format du rôle, notamment son premier air cruda, funesta smania où les aigus sont serrés et forcés et où l’on perçoit des tensions notables, voix engorgée, absence de couleur. Un Enrico jamais vraiment convaincant (Mariusz Kwiecien à New York avait un tout autre relief).
Juan Antonio Gatell en Arturo avec sa voix de ténor élégante, n’arrive tout de même pas à exister dans les ensembles par manque de volume, et l’Alisa de Barbara de Castri nous inflige dans le final de l’acte II trois la hurlés, sorte de cris sortis de la basse-cour qui étonnent et provoquent l’hilarité par le ridicule de la situation.
Le Raimondo de Sergey Artamonov n’a peut-être pas toujours la profondeur voulue, mais la voix est bien posée, affirmée, émise avec sûreté et au total, la prestation est très honorable : il remporte un bon succès.

Vittorio Grigolo © Marco Brescia & Rudy Amisano
Vittorio Grigolo © Marco Brescia & Rudy Amisano

Enfin Vittorio Grigolo, sur lequel j’ai souvent émis bien des réserves tant sur la technique, que sur le style, arrive à mettre un peu de chaleur et d’élan dans cette glaciation générale. Certains de mes amis qui avaient vu les premières représentations m’ont dit que jusqu’à l’acte III les choses n’étaient pas en place mais que l’air Tombe degli avi miei avait été remarquable. Je dois reconnaître qu’à peine il apparaît, dès sa première scène avec Lucia les choses basculent et il y a sur scène une couleur, un engagement, et même du style et des efforts que je ne lui connaissais pas pour retenir la voix, pour moduler, bref pour chanter vraiment. Face à une Lucia tout d’un bloc, cet Edgardo tranche et emporte l’adhésion notamment dans le duo Verranno a te sull’aura. Il est présent, il n’en fait pas trop et évidemment son final de l’acte III (ou de l’acte II selon les éditions qui comptent la première partie La partenza comme prologue ou comme acte I ) est notable par son intensité et son engagement. C’est lui qui colore et qui habite une de ces soirées dont on ne garderait sans doute sinon aucun souvenir.

Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano

Il faudra repasser à la Scala dans le futur pour attendre une Lucia digne de ce théâtre où une certaine Callas et un certain Karajan portèrent le public à la folie partagée, et où sans remonter à cette légende-là, dans les trente dernières années Luciana Serra, June Anderson, Mariella Devia (en 2006) nous ont dit comment Lucia di Lammermoor pouvait nous émouvoir et nous emporter.
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Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano