
Pour les médias spécialisés comme pour beaucoup d’amateurs d’opéra, Donald McIntyre est le Wotan de Chéreau à Bayreuth pour l’éternité. Il l’était évidemment pour moi aussi qui ai vu cette production sept fois et qui me souviens de son profil, de son ombre portée, lorsque le feu de la Walkyrie envahissait la scène, ou lorsqu’il enlevait face à son miroir, le bandeau qui masquait son œil pendant son monologue du deuxième acte. Ce sont des images qui restent gravées en moi et qui ont structuré sans doute mon univers lyrique, mon amour de la mise en scène, et mon admiration pour les chanteurs « à tête », qui savent se confier à un metteur en scène et entrer dans un personnage.
À Bayreuth, Donald McIntyre, fut le Wotan de Chéreau, mais, on l’oublie souvent, celui de Wolfgang Wagner en 1971 (Die Walküre) puis sur tout le Ring en 1973 et 1974… Depuis son premier rôle sur la colline en 1967 (en Telramund) il y fut aussi Kurwenal, Klingsor, Der Holländer, et Amfortas, le personnage de ses dernières apparitions en 1987 et 1988 dans la production Götz Friedrich, sous la direction de James Levine…
Il était évidemment un immense, impressionnant parce qu’il savait transmettre un univers intérieur, une profondeur psychologique comme rarement on a entendu sur une scène. Il avait le sens du tragique et des déchirures humaines. Il savait surtout plus que tout autre exprimer l’humanité d’un personnage. C’est pourquoi il était unique dans le monologue de Wotan du deuxième acte de Walküre, mais aussi dans Le Wanderer de Siegfried, là où l’échec devient grandeur.
Donald McIntyre était aussi bien plus pour moi. Il fut en effet l’Amfortas de mon premier Parsifal, à l’Opéra de Paris au Palais Garnier le 29 avril 1973, en ce mois de réouverture de l’Opéra inaugurant le mandat de Rolf Liebermann.
Ce premier Parsifal de ma vie était aussi ma première fois au Palais Garnier, étonnante soirée où j’y croisais à la fois Salvador Dalí et Sylvie Vartan et où tout jeune encore, j’avais l’impression de ne pas être tout à fait à ma place au milieu de tant de dorures et d’expositions chamarrées d’un public qu’aujourd’hui on ne voit même plus aux galas, ni même dans les Festivals les plus huppés du monde lyrique .
Face à une distribution dont le seul nom que je connaissais était Joséphine Veasey (Kundry) parce que je l’avais vue sur des couvertures de disques, j’ai encore l’image de cet Amfortas fatigué, assis sur son fauteuil, dans la mise en scène pas très inventive d’August Everding mais qui me paraissait une sorte d’image du paradis pour le jeune wagnérien impénitent que j’étais.
Comme celui de tous les chanteurs de cette distribution son nom m’est resté imprimé.
Lorsque je l’ai revu à Bayreuth c’était toujours dans ma tête ce premier Amfortas de ma vie lyrique. C’est dire la place particulière de ce chanteur dans ma galerie personnelle, aussi bien lié à ma première grande soirée d’opéra qu’au choc que fut le Ring de Chéreau à Bayreuth qui décida de mon destin passionné et passionnel.
Je le vis comme beaucoup une dernière fois sur scène dans l’Elektra de Chéreau (encore !), une sorte de présence mémorielle aux côtés de Franz Mazura, autre portrait accroché dans ma galerie personnelle et lié à une édition successive de ce Parsifal que je vis et revis d’année en année, mais aussi et surtout lié à la Lulu de Chéreau.
J’ai croisé aussi de loin en loin Donald McIntyre spectateur pendant les entractes du festival de Bayreuth, encore assez récemment : il était là, monumental, avec sa barbe et sa grande chevelure blanche, ses yeux bleus profonds, toujours sympathique avec les gens qui venaient le saluer, donc je fus pour lui dire combien il était inscrit profondément dans ma mémoire.
On ne mesure pas toujours la place qu’un artiste occupe en soi : c’est au moment où il disparaît que l’effet de réalité fait mesurer l’étendue de la perte. Ce fut le cas de Franz Mazura, c’est le cas aujourd’hui de Donald McIntyre. Ce n’est pas une question d’être fan. Ce n’est même pas une question d’admiration artistique. C’est une question d’univers très personnel, de choses que vous gardez jalousement et qui font à jamais partie de votre monde. C’est pourquoi ces jours-ci je ne cesse de penser à lui et donc aussi à mon parcours dont il a posé des balises originelles… Il reste en moi, comme d’autres… et il est donc, dans mon armée des ombres bienveillantes, toujours vivant.
