BAYREUTHER FESTSPIELE 2012 : SUR LA MISE EN SCÈNE DE PARSIFAL (ENTRE AUTRES)

J’ai hésité à rebondir sur les quelques commentaires à propos de la mise en scène de Stefan Herheim, la plupart négatifs, car l’intérêt du blog est aussi le débat. Cependant, je ne résiste pas à intervenir, pour défendre cette mise en scène bien sûr, mais aussi pour simplement poser la question de la mise en scène en général et celle de Parsifal en particulier.
Je ne peux que m’inscrire en faux devant l’affirmation que le metteur en scène ne suivrait pas le livret. Le livret est scrupuleusement suivi au contraire, Gurnemanz n’est ni un  business man des années 2050, Parsifal n’est pas un jeune gauchiste, ni Kundry une marchande de fleurs. Stefan Herheim est parti d’une réflexion sur un contexte et sur l’image finale du livret. Que nous dit l’opéra Parsifal ? L’image finale est très claire, et je cite le livret : « Lichtstrahl : heiles Erglühen des Grales. Aus der Kuppel schwebt eine weisse Taube herab und verweiht über Parsifal Haupt…» (Rayon de lumière: le Graal resplendit. De la coupole descend une colombe blanche qui s’arrête au-dessus de la tête de Parsifal). C’est exactement l’image finale de Herheim, à cette différence que la Coupole est celle du Reichstag et que le peuple, réconcilié et apaisé, partage avec les chevaliers/députés la lumière émanant de la colombe, comme si la paix descendait enfin sur le Monde.
Si Parsifal a été interdit par les nazis pour pacifisme, il y aura bien une raison. Déjà Götz Friedrich (maître de Herheim, et premier metteur en scène autre que les Wagner à avoir été invité à Bayreuth pour un Tannhäuser qui déjà fit scandale en 1972), dans sa mise en scène de 1982, proposait un final où Parsifal invitait le peuple à se joindre à la cérémonie finale et changeait les règles du rituel pour en faire un rituel plus universalisé.
Quant à la question du Graal, elle est posée par tous les exégètes qui ne peuvent se contenter de voir une coupe de sang rougir et s’éclairer, sans essayer de comprendre ce qui se cache derrière cette adoration du sang : Schlingensief à Bayreuth en avait fait une cérémonie primitive de communion, où chacun plongeait sa main dans un giron féminin et se maculait, et c’était vraiment impressionnant, d’autres ailleurs comme François Girard, posent la question du sang d’une autre manière, notamment au deuxième acte, mais beaucoup de metteurs en scène essaient de donner une réponse, une interprétation possible au sens du Graal.
Laisser la coupe rougir sans autre forme de procès, c’est sans doute accepter le « Mystère », et aussi faire de Parsifal une œuvre sans réponse, un rituel de béatitude. Mais nous ne sommes pas à l’église, nous sommes au théâtre, même si Bayreuth est un théâtre particulier. En n’applaudissant pas au premier acte, on accepte de se soumettre à l’idée que Parsifal serait plus qu’un opéra, et Bayreuth autre chose qu’un théâtre, ce qui n’est pas le cas. Pourtant, Herheim respecte au premier acte cette image car elle correspond au Parsifal joué à Bayreuth à l’époque à laquelle le premier acte renvoie (le décor est aussi quasiment celui de la création). Il efface cette vision au dernier acte, en faisant disparaître Parsifal, et en couvrant l’aigle de sang. Herheim propose deux visions différentes du Graal, l’une traditionnelle au premier acte (la référence), l’autre éclatée, explosée, tendant vers l’universel au dernier acte. Parsifal disparaît parce que le Monde n’a plus besoin de Sauveur (il conquiert sa propre rédemption)ce qui en Allemagne ne peut qu’être vivement ressenti. C’est peut-être naïvement optimiste, mais pas plus que dans les visions sacrales où la rédemption vient d’ailleurs ou d’un sauveur. Wagner lui-même est ambigu sur les Sauveurs, voir l’échec de Lohengrin venu sauver le Brabant.
Certes, le fondement du théâtre, c’est le sacré, et le théâtre est aux origines une cérémonie religieuse; certes, il y a une nécessité du théâtre dans n’importe quelle culture et sous  n’importe quelle forme, pour que cette culture puisse communier ou se voir au miroir : ainsi quelle belle idée de Herheim, que de souligner cette communion-là, autour de Bayreuth comme symbole de renaissance culturelle simplement humaine, après la barbarie. C’est bien là le sens profond du théâtre : nous faire voir ce que nous sommes.
Herheim, norvégien, mais qui vit en Allemagne,  réfléchit à cet apaisement final, et au sens de Parsifal après le nazisme : il pense à ce nouveau régime démocratique (pour un allemand, cela a du sens – n’oublions pas « Allemagne année zéro ! ») dont le Neues Bayreuth est évidemment l’une des expressions : c’est bien Parsifal qui le 30 juillet 1951, est représenté le lendemain de la IXème de Beethoven et donc qui rouvre le Festival ! Il y aura bien une raison !
Comment alors ne pas insérer Parsifal dans ce contexte ? À ce point de la réflexion se pose évidemment l’autre question : comment a-t-on joué Parsifal à Bayreuth jusqu’à la première guerre mondiale et jusqu’à ce que les théâtres s’en emparent ? Le MET mis à part, qui le présente en 1903 avec la malédiction de Cosima, tous les grands théâtres européens, Covent Garden, Vienne, la Scala, Paris, le présentent en 1914! On découvre Parsifal à la veille de la guerre de 1914 dans le monde européen, et l’on s’étonne que Herheim à qui cela n’a pas échappé puisse clore le 1er acte sur le départ en guerre des soldats avec la fleur au fusil ! (aidé aussi par la musique martiale des chevaliers nourris par le Graal). Jusque-là effectivement Parsifal était une sorte de mystère angélique, propriété des Wagner, qui faisait de Bayreuth un reflet des anges, d’où les ailes, d’où l’image de ce monde un peu à part, un peu hors du monde réel qui est donnée par Wahnfried vue par Herheim. Une époque où Bayreuth, au-delà des oppositions franco-allemandes issues de 1870, était l’espace dans lequel se retrouvait bonne part du monde intellectuel français, les symbolistes, les décadents ou européen (Georges Bernard Shaw par exemple)…la meilleure trace de cette période est Le voyage artistique à Bayreuth d’Albert Lavignac, qui date de 1897 et qui relate cette ambiance où Bayreuth était un lieu de pèlerinage [“On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. Mais la voie la plus pratique, au moins pour les Français, c’est le chemin de fer.”] et l’art au service du Maître était la loi instituée, imposée et poursuivie par Cosima.
Ainsi je ne trouve pas que Herheim ait trahi l’œuvre : il en a fait un long symbole de l’Allemagne de son histoire bousculée, il la voit comme une image de la reconquête de l’esprit allemand, der deutsche Geist au plus haut sens du terme après l’épouvante et la barbarie. Pourquoi dire qu’il y a trahison, alors qu’il y a au contraire déclaration d’amour pour une œuvre dont on fait un symbole aussi fort. Du mythe religieux un peu vide et discutable il fait un mythe hautement politique, au sens le plus noble du terme, ou hautement humaniste au sens d’aujourd’hui, et qui correspond trait pour trait à une histoire et de l’Allemagne et de Bayreuth : le Bayreuth de Winifred et de « l’oncle Wolf » est tout de même une vraie perversion et de l’esprit initial, et de l’esprit artistique en général : en ce sens, le deuxième acte avec les déviances montrées et l’explosion finale peut correspondre aussi à une lecture cohérente.
Si le metteur en scène se contente d’illustrer une œuvre ou de satisfaire à des images collectives, toujours traditionnelles, bien sûr, il ne fait pas son travail, surtout à Bayreuth. Quant à la représentation “intemporelle”, c’est un pur mythe: Chéreau en son temps avait bien expliqué ce que signifiait pour lui “intemporel” en jouant sur des costumes d’époques différentes mélangés. La représentation quelle qu’elle soit, est toujours inscrite dans le temps, parce qu’elle est vue hic et nunc par des gens bien vivants et bien inscrits dans leur temps, il n’y a pas de représentation pour l’éternité: aucun intérêt, il n’y a alors plus de théâtre . Bayreuth depuis Wieland (et donc depuis la deuxième guerre mondiale) et surtout depuis Wolfgang est un atelier « Werkstatt Bayreuth » : le Festival donne l’opportunité aux metteurs en scène d’expérimenter la vision d’un opéra  et les manières de penser un opéra et Katharina et Eva Wagner continuent cette tradition (en donnant par exemple après ce Parsifal plus historiciste, l’occasion au plasticien Jonathan Meese de faire un projet sans doute radicalement différent pour le prochain Parsifal en 2016, certains hurlent déjà). Les mises en scène à Bayreuth sont des propositions, qui d’ailleurs se modifient d’année en année : cela n’a rien d’intemporel, c’est au contraire inscrit très fortement dans son temps, cela n’a rien d’un conservatoire de la parole divine, c’est l’opposé de ce que faisait Cosima, qui avait noté chaque respiration et chaque observation du Maître (un Maître qui d’ailleurs n’a cessé de se plaindre des réalisations théâtrales de ses opéras).
Il n’y a pas d’art sans liberté, et sans prise de risque, et sans échec aussi : voir le Tannhäuser en production actuellement, un enfer pavé de bonnes intentions.
Dans le travail de Herheim, il y a tout sauf de la provocation ou l’affirmation d’un ego, il y a un grand amour de l’œuvre et un grand amour de l’Allemagne ;  le succès continu de cette production, depuis 2008 en est un indice : encore en 2012, elle est toujours très demandée, ce qui n’était pas le cas de la production précédente (Christoph Schlingensief) .
Deux autres observations :
L’architecture même de la salle concentre le regard du spectateur sur le théâtre : on ne voit pas l’orchestre, on ne voit pas le chef (même si dans ce Parsifal, on voit le chef par miroir interposé, dans cette vision d’un Parsifal apaisant l’ensemble de la collectivité, artistes compris), c’est bien de théâtre qu’il est question, et d’un théâtre qui puisse parler à l’esprit, quand la musique parle à l’âme. Refuser les propositions théâtrales, c’est simplement être à l’opposé de ce que voulait Wagner lui-même avec son théâtre, faire que ses œuvres vivent, soient l’objet d’admiration mais aussi de débats. Et la meilleure manière de les provoquer, c’est d’offrir des propositions sujettes à débat, c’est de montrer que les œuvres vivent, évoluent, et que notre regard change et doit changer, s’ouvrir, respirer.
Ma deuxième observation concerne ce final de Parsifal comme Herheim l’a conçu, comme une expression de l’universel (avec le globe terrestre qui ressemble tant à la coupole de Norman Foster du Bundestag)  l’Allemagne n’étant malgré tout qu’un exemple, j’y vois un lien profond avec cette phrase de Richard Wagner, en exergue dans tous les programmes de Bayreuth jusqu’aux années 90, aujourd’hui hélas disparue :
« Si l’œuvre d’art grecque contient l’esprit d’une belle nation, l’œuvre d’art de l’avenir doit embrasser l’esprit de l’humanité libre par-dessus les barrières nationales, l’élément national ne doit en être que l’ornement. Le charme d’une diversité individuelle et non pas une limite. »
(Extrait de“ l’Art et la Révolution“)
«Umfasste das griechische Kunstwerk den Geist einen schönen Nation, so soll das Kunstwerk der Zukunft den Geist der freien Menschheit über allen Schranken der Nationalitäten hinaus umfassen, das nationale Wesen in ihm darf nur ein Schmuck, ein Reiz individueller Mannigfaltigkeit, nicht eine hemmende Schranke sein. »(Aus “ Die Kunst und die Revolution).

[wpsr_facebook]

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: TAMERLANO DE G.F. HAENDEL LE 9 AOÛT 2012 (Version de concert) (Dir.Mus: Marc MINKOWSKI avec Placido DOMINGO)

Placido Domingo le 09/08/2012 ©Silvia Lelli

Je vais assez rarement au Festival de Salzbourg l’été, je vais plus régulièrement à Pâques. L’été, Salzbourg est livrée pieds et poings liés aux marchands du temple, Mozart en chocolat, en tee shirts, en cristal, en bonbons, Mozart en tout, et même en musique. En dehors des Mozart du Festival (cette année Zauberflöte avec Harnoncourt au Manège des rochers et Re Pastore en version de concert), des concerts apparaissent comme génération spontanée, de ci de là, avec des musiciens en costumes XVIIIème, sans compter les Mozart de rue, les acteurs statufiés devant sa maison natale etc…etc…
Contrairement à Bayreuth, où le Festival vit sa vie un peu en dehors de la vie citadine (et de plus, le Musée de Wahnfried est fermé, et encore pour quelques années, et l’Opéra des Markgraves va fermer pour au moins 4 ans), le Festival de Salzbourg est étroitement lié à la ville, et la puissante association des commerçants veille au grain.
Même si ce qu’on entend à Salzbourg est souvent exceptionnel, et impossible à entendre ailleurs (les Wiener Philharmoniker dans la fosse, les meilleurs orchestres, les plus grands chefs et chanteurs), cela reste pour moi un “produit” de luxe où il manque un peu d’âme.
Mon premier souvenir lorsque j’y vins en 1979  fut de voir les gens cherchant des billets pour l’Aida de Karajan, au lieu de produire un carton avec “Suche Karten” comme à Bayreuth, agiter en éventail des liasses de billets de 1000 Schillings devant les dizaines de Rolls qui déposaient les spectateurs au festival…
Aujourd’hui Audi sponsor du festival a remplacé les Rolls, j’ai compris depuis que Rolls ou Audi faisaient le tour du pâté de maisons à vide, pour faire croire à une abondance de véhicules qui n’est en réalité que mise en scène pour impressionner le bon peuple.
Salzbourg est une immense entreprise de spectacle, parfaitement organisée, huilée, avec aujourd’hui à sa tête Alexander Pereira, celui qui sait le mieux aligner artistes et sponsors, communiquer et aussi qui a su à Zurich s’attacher durant des années les meilleurs sponsors et les meilleurs artistes.
L’argent à Salzbourg n’est pas un problème, mais les années post-Mortier ont montré que gérer cette machine n’est pas si simple, vu la succession rapide des intendants (Peter Ruzicka, Jurgen Flimm…) qui n’ont pas réussi à tracer un sillon. Pereira, c’est le manager qu’il faut à Salzbourg, et on le voit dès cette première saison, où il affiche pour la première fois Puccini (La Bohème) dans un Festival où aucun opéra de Puccini n’a jamais été joué, avec Anna Netrebko et Piotr Beczala, dirigé par Daniele Gatti, mise en scène par la nouvelle star des scène italiennes, Damiano Michieletto. Le couple Netrebko/Beczala écume depuis plusieurs années les Bohèmes dans les bons théâtres, rien d’inattendu donc, mais tout le monde y court, impossible d’avoir une place, et tous ceux qui l’ont vue disent “remarquable”, un “spectacle qui comptera”,” grandiose”.
Pour ma part, j’ai voulu aller entendre encore et toujours Placido Domingo, affiché dans un opéra baroque en version de concert, Tamerlano, où il chante le sultan Bajazet. Je sais qu’il a abordé récemment ce répertoire, dans cette post-carrière tardive où il chante un peu ce qu’il veut, en fonction de ce qu’il peut et j’étais à la fois curieux et ravi d’entendre encore ce chanteur qui a accompagné toute ma vie de mélomane.
Bien m’en a pris, la soirée, Domingo ou non d’ailleurs, fut grande.

Je ne suis ni un amateur d’opéra baroque, ni un amateur de Minkowski. Mais il faut quelquefois ravaler ses opinions, pour admettre une performance exceptionnelle. Certes, je ne change pas vraiment mon goût pour l’opéra baroque, que je trouve être souvent plus une performance acrobatique, une succession d’airs assez répétitifs , même si souvent étourdissants. Il faut néanmoins reconnaître que Tamerlano présente aussi des moments dramatiques intéressants, surtout au troisième acte, où la succession d’airs et de récitatifs s’interrompt pour privilégier le récitatif accompagnato (presque un mélodrame) ou le récitatif pur, comme si le théâtre prenait la main sur la performance vocale: la longue scène finale, où Bajazet meurt dans un long murmure vocal accompagné par un long murmure orchestral, avec un Domingo encore bouleversant de présence, est une scène d’anthologie, ainsi que le surprenant ensemble final où quatre protagonistes sur cinq encore vivants chantent la clémence de Tamerlan, tandis que Asteria, la cinquième n’apparaît pas, comme effacée par la mort de son père Bajazet.
Autre attrait, la présence de deux contreténors, les deux amoureux d’Asteria, la fille du sultan Bajazet, Tamerlano, le conquérant mal aimé et mal aimant, et Andronico, l’ami de Tamerlan, amoureux d’Asteria, se croyant mal aimé d’une Asteria qui feint d’accepter l’amour de Tamerlan pour mieux l’assassiner ensuite (la parabole de Judith et Holopherne…), et chantant continuellement son désespoir.
Quand Minkowski dirige son orchestre, il en résulte une performance de haute qualité et de haute tenue, il obtient d’ailleurs un triomphe mérité, l’orchestre est magnifique de ductilité, les bois et cuivres sont somptueux, notamment lorsqu’ils jouent en solistes et sont mis en valeur par le chant, les récitatifs sont accompagnés au clavecin souvent avec humour (une touche de “marche nuptiale” de Mendelssohn bien incongrue et souriante à la fin!) par Francesco Corti, remarquable. Minkowski conduit avec beaucoup d’énergie comme toujours, mais aussi avec subtilité, en modulant le son, en donnant à chaque moment sa couleur, son volume, son épaisseur propres. Du grand travail, un magnifique résultat.
Si je venais en bon fan pour Placido Domingo, je repars ravi par le Festival de beau chant auquel nous avons eu droit à tous niveaux. Deux contreténors, d’une couleur et d’un timbre très différents. Le premier, Bejun Mehta, entendu il y a quelques semaines à Aix dans Written on skin, timbre clair, acrobate pyrotechnique de la vocalise, corps tout au service du chant, gesticulant, prenant ses élans, connaissant son rôle sans partition, qui compose un personnage certes conquérant mais faible devant l’amour: moins d’airs que l’autre contreténor, mais tous ahurissants de vélocité, de technicité. Une immense performance saluée par un très grand triomphe de public.
Le second, l’argentin Franco Fagioli, timble moins éclatant, plus sombre, voix plus petite aussi,  qui joue d’une alternance graves (avec une voix “normale” et aigus avec la voix du contreténor) d’une rare intensité. C’est qui a les airs les plus nombreux, souvent acrobatiques,  avec des variations de couleur étonnantes. Très grande performance également.
Face à eux, Placido Domingo dans le premier rôle écrit pour ténor de l’histoire de l’opéra je crois, qui affiche certes une voix au timbre un peu vieilli dans les parties centrales, qui cherche loin son grave un peu détimbré, mais qui, dès qu’il y a des agilités ou des aigus, retrouve son timbre de toujours et sa couleur intacte. On reste stupéfait de la maîtrise technique, de la perfection des agilités, de l’interprétation, et de la diction. Le personnage est là, remplissant la scène, et la scène finale à la fois dite et chantée, murmurée avec un sublime accompagnement orchestral, est un moment d’anthologie qui fait penser aux grandes morts chantées par Domingo, Otello ou Boccanegra et qui sait diffuser une émotion intense. Grandiose.
Face à ces trois grands, la jeune soprano Julia Lezhneva, 22 ans, chante Asteria de manière, il faut  bien le dire, totalement époustouflante: elle a tout d’une grande, technique, maturité, modulation. La qualité de la voix, le timbre, la maîtrise de la couleur, tout, vraiment tout y est. Chacune de ses apparitions est un pur bonheur. Ah! quelle Fiordiligi elle doit être!! En voilà une qui pouvait faire le soprano du Requiem de Mozart à Lucerne, à la place de  l’acide Prohaska. Si le marché et les agents ne la ruinent pas, elle pourrait bien être le soprano mozartien des prochaines années: en tous cas, ne la manquez surtout pas. Triomphe évidemment!
Face à elle l’Irene de la jeune française Marianne Crebassa, une belle voix de mezzo, aux graves sompteux, à la technique bien dominée, très énergique, très intense, qui promet de grands succès tant sa prise sur le public est forte par une présence hors du commun. Une future Charlotte peut-être, et en tout cas une future grande…
Enfin,  last but not least, dans le rôle secondaire de Leone, le baryton-basse Michael Volle, (le Mandryka d’Arabella à Paris, le Sachs de Meistersinger à Zürich, le merveilleux Wolfram de Tannhäuser à Zürich encore) venu à Salzbourg appelé par Pereira dont il a fait les beaux soirs zurichois, et l’un des barytons vedette des scènes germaniques, complète à la perfection la distribution, en apportant sa touche de (baryton)basse noble, et cette couleur incomparable dans les ensembles.
On l’aura compris, ce Tamerlano (long de 3h45 quand même) valait bien les onze heures de route aller/retour Lucerne Salzbourg et j’en suis revenu émerveillé par la qualité du chant entendu et ébloui par l’ensemble de la performance. Au-delà du formalisme inhérent au genre, car c’est bien d’abord un festival formel auquel l’opéra baroque invite le public, des formes pyrotechniques impressionnantes qui laissent évidemment imaginer ce que devaient être les représentations d’alors: on écoutait les airs et on faisait autre chose entre les airs. Mais avec un Domingo habitué des scènes, et maître de l’interprétation sensible (ceux qui l’ont entendu dans ses grandes années savent ce que je veux dire), et un opéra qui tranche avec les formes traditionnelles en son troisième acte, on a vraiment droit à un mélange entre forme et fond qui produit une soirée merveilleuse, et qui fait aussi mentir les Cassandre qui en 1976 promettaient à Domingo, tout jeune Otello encore, une fin de carrière dans les trois ans.
Ce ne fut ce soir que du bonheur.
[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 8, 10 et 11 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-MOZART)

©Peter Fischli Lucerne Festival

Concert du 8 août

L’ouverture du Festival de Lucerne se déroule selon un rituel rodé: le président du conseil d’administration Hubert Ackermann accueille et souhaite la bienvenue aux invités officiels et au public, un/une politique prononce le discours d’accueil convenu, ce soir la Présidente de la Confédération Helvétique, Eveline Widmer-Schlumpf, qui ne s’est pas trop fatiguée, et un grand intellectuel parle du thème de l’année: on a eu naguère Peter Sloterdijk ou Nike Wagner,

©Peter Fischli Lucerne Festival

ce soir c’est le grand théologien et penseur Hans Küng, l’un des plus grands théologiens du XXème siècle (et du XXIème débutant) qui va disserter pendant près de 45 minutes sur les compositeurs et la foi. Il parle de musique, de foi, de Bruckner et de sa foi naïve, de Mahler et de sa foi tourmentée, de la VIIIème de Mahler, non sans ironie, vu les circonstances, et bien sûr du Requiem de Mozart et de Beethoven. C’est un peu long, cela manque quelquefois de nerf, mais ce discours dans un bel allemand académique ne manque pas de références et montre en tous cas quel rôle joue la musique dans la culture allemande.
Après une courte pause, le concert commence avec la première partie dédiée à la musique de scène de la tragédie Egmont (un texte de Goethe de 1788). Une œuvre peu jouée, dont on connaît surtout l’ouverture (qui combine l’ouverture effective et la “symphonie de victoire” finale) comme par exemple Claudio Abbado l’a dirigée dernièrement à Pleyel avec l’Orchestra Mozart. Le comte d’Egmont croit en la liberté et en la bonté, il s’oppose à l’envahisseur espagnol en la personne du Duc d’Albe, mais est abandonné par les siens, sauf de sa maîtresse, qui se suicide. Il est emprisonné, condamné à mort, il meurt en martyr, et dans la foi en ses valeurs. De cette tragédie Beethoven a tiré 40 minutes de musique, deux airs de Clärchen, la maîtresse (Juliane Banse) et de longs monologues parlés dits ici par Bruno Ganz, et accompagnés de musique comme un mélologue, des textes grandiloquents, un peu boursouflés, que Bruno Ganz lit en surjouant un peu, avec un pathos à la limite du ridicule, notamment à la fin, mais c’est le style là Sturm und Drang.
Chaque morceau chanté ou parlé est entrecoupé d’intermèdes de  musique, très dynamique, une musique un peu martiale qui allie brio, marches, rythme très vivace, et qui donne la part belle aux bois et notamment au dialogue clarinette (Sabine Meyer) et flûte (Jacques Zoon) et aux merveilleux solos de hautbois (Entr’acte III).
Évidemment dès les premiers moments de l’ouverture, le son de l’orchestre et l’acoustique de la salle effacent totalement le souvenir de Paris, des cordes soyeuses, qui savent moduler un son, qui rappellent celles des Berliner sous Abbado, des cuivres extraordinaires (Reinhold Friedrich) , des bois à faire rêver, tout cela donne, avec l’acoustique réverbérante de la salle, une chaleur, une énergie peu communes. On aurait préféré un autre soprano que la pâle Juliane Banse, qui fait honnêtement son travail, mais sans éclat, sans poésie, sans vraie présence: le rôle est ingrat, il est vrai, deux Lied initiaux, et puis c’est tout, jusqu’à la fin.
J’ai dit que Bruno Ganz, acteur immense, un peu cabot désormais, avait tendance à en faire un peu trop, mais il dit le texte avec des accents qui quelquefois  font aimer la langue allemande pour l’éternité. Reste le vrai protagoniste, l’orchestre dont on ne sait où tendre l’oreille tant c’est somptueux: l’ouverture est vraiment de l’ordre du sublime.
Abbado dirige avec énergie, avec dynamisme, faisant ressortir le brio, la vie, tous les aspects épiques: il en résulte de vrais instants de bonheur, et au total, c’est vraiment un magnifique moment, dont on sort ragaillardi. J’ai beaucoup aimé.
Face à cette explosion, le Requiem KV 626 en ré mineur est pris par Abbado sur un mode tout différent. A ceux qui attendraient de voir des orages romantiques se lever, une sainte colère de l’homme résistant face à la mort, Abbado oppose une sorte de sérénité céleste, comme si ce Requiem était déjà une pièce de l’au-delà, de l’apaisement, du repos éternel. L’orchestre est réduit (une quarantaine de musiciens) et va jouer “en mineur”, on l’entend juste ce qu’il faut, laissant au chœur la part des anges (c’est le cas de le dire), c’est à dire tout ce qui rend cette musique sublime et justement, céleste: le chœur est le vrai protagoniste ce soir et il est à vrai dire inouï, j’ai rarement entendu une telle perfection. Formé des meilleurs éléments de deux des chœurs les plus éminents en Europe, celui de la Radio bavaroise et celui de la Radio suédoise (qui étaient prévus pour une certaine symphonie de Mahler…), on se demande comment on pourrait prétendre à mieux, c’est tout simplement époustouflant: on se souviendra pour toujours de la manière dont il chante “requiem sempiternam” dans l’Agnus Dei. C’est pour ainsi dire, unique.
Du côté des solistes, on est frappé par René Pape, évidemment (éblouissant, notamment dans le Benedictus, et  bien sûr, le Tuba mirum) et par Sara Mingardo, voix pure, ronde, puissante, elle aussi dans le Tuba mirum (magnifique “Judex ergo cum sedebit”), moins par le ténor Maximilian Schmitt à la voix juste mais un peu légère. On est en revanche très réservé devant la prestation  pénible d’Anna Prohaska, voix âpre, rêche, avec de fréquents écarts de justesse, n’ayant aucune des qualités de lyrisme, de légèreté, de pureté vocale exigées par la partie. Elle gâche l’ensemble.
Quant à l’orchestre, j’ai dit qu’il était discret, travaillant souvent sur un fil de son, à peine perceptible comme Abbado sait en obtenir parce que le parti pris est clairement de donner au chœur la plus grande importance, et de laisser l’orchestre soutenir, par touches presque pointillistes.
On se souviendra avec émotion cependant de la clarinette (Sabine Mayer) dans l’introitus ou dans le benedictus, des trombones impeccables du tuba mirum, des cordes sublimes de suavité dans le recordare ou pleurantes comme Abbado sait l’obtenir dans le lacrimosa époustouflant, ou les trompettes (Reinhold Friedrich) du sanctus.
Le long silence final en dit long sur la manière dont le public est frappé par ce travail très particulier, qui marque une évolution nette. Le premier Requiem avec les berlinois m’était apparu un peu froid, un peu absent, celui-ci n’a rien de distant, mais c’est comme une sorte de regard serein sur la mort, sur le départ. Après la mort triomphante d’Egmont, on a là une mort sans souffrance, sans attaches terrestres mais déjà conquise par le ciel, une grande émotion et tout à la fois une sérénité bien éloignée des émotions mahlériennes qui vous secouent, et vous tourneboulent. De là où ce Requiem nous regarde, plus rien n’impressionne, ce Requiem est celui de l’ailleurs presque heureux, en tous cas rasséréné.

Au total, on continue évidemment de regretter le changement de programme, mais c’est une très belle soirée qui nous a été offerte, au point que je retournerai le 10 et le 11 avec un plaisir non dissimulé pour approfondir cette interprétation surprenante, avec deux pôles radicalement opposés, qui nous permet de naviguer entre le plaisir de la mort héroïque et celui de la mort sereine, sur les rives du plus beau des lacs suisses.

Concert du 10 août

Entre le 8 et le 10 août, il s’est passé un court laps de temps qui permet au concert de ce soir de passer du niveau de très beau concert à celui de sublime moment. Ce qui a été dit avant hier vaut pour ce soir, avec un plus qui place l’ensemble, à un niveau de perfection tel que les amis qui ont annulé à cause de l’affaire Mahler ont fait une belle erreur. Un Requiem de cette trempe, on n’en entendra sans doute jamais plus.
Egmont montre les mêmes qualités et les même défauts, sauf que l’orchestre est encore plus grand, encore plus pur, techniquement au point de la perfection. L’ouverture est littéralement un coup de tonnerre, encore plus somptueuse que le 8, avec un son d’une rondeur inouïe, des bois qui vous clouent sur place, des cordes à vous faire chavirer: les violoncelles et les altos sont époustouflants. Alors, certes, Juliane Banse reste en deçà, et Bruno Ganz un peu “au-dessus”, qui ne réussit pas à équilibrer une prestation qui reste de haut niveau, mais un peu trop surjoué, surdit, avec des maniérismes certes en liaison avec un texte difficilement acceptable aujourd’hui, mais Ganz ne fait pas grand chose pour le faire accepter…sinon qu’il y a l’orchestre derrière, et cette musique, qui n’est quand même pas l’une des meilleures que  Beethoven a écrites, n’est pas désagréable à entendre, surtout quand elle est jouée par des instrumentistes en état de grâce.
Dès le début du Requiem, avec l’attaque orchestrale reprise par le chœur, on sent que l’on est un cran au-dessus du 8 août, d’abord par l’homogénéité du son, la maîtrise du volume: l’orchestre effleure le son et donne paradoxalement une forte tension immédiatement perceptible. C’est peut-être la tension, palpable de bout en bout, qui donne ce plus dont je parlais. En tous cas, il apparaît clair que le quatuor des solistes n’est pas le protagoniste de cette interprétation. Même si Madame Prohaska est encore en deçà du nécessaire, avec son attaque problématique dès l’introitus, et même si cette fois le ténor Maximilian Schmitt est plus présent, et montre un timbre velouté et une bonne maîtrise technique, les solistes ne sont que quatre instrumentistes de plus, au milieu de l’orchestre. C’est le dialogue entre chœur et orchestre qui domine, un chœur dont il est inutile de décliner des qualités:

il est littéralement insurpassable, dans le murmure comme dans le forte, dans la modulation, dans la diction (on entend chaque mot). A ce chœur unique, répond un orchestre un peu plus présent que l’autre soir, qui montre une retenue, une domination du moindre son, à tous les pupitres, et qui accompagne le chœur dans un dialogue presque céleste et intense tout à la fois, d’une intensité inouïe. Dans cet auditorium qui est haut comme une cathédrale, avec un plafond constellé, l’effet est ravageur pour l’émotion, une émotion si contenue, si compressée qu’il faut de longues minutes pour s’en remettre, pour avoir même envie d’applaudir après le très long silence final. Mais le public se réchauffe de plus en plus, ne cesse d’applaudir pour finir par se lever et gratifier l’ensemble des protagonistes de la standing ovation méritée.
On se souviendra du 10 août. Qu’en sera-t-il le 11?


Concert du 11 Août

Globalement, le niveau du concert n’était guère différent de la veille. Egmont cependant, aux dires de ceux qui y étaient hier, et c’est aussi mon avis, était un peu en deçà du niveau atteint notamment par l’ouverture et à cause de quelques hésitations de Bruno Ganz,  qui a eu un “trou” au début de son texte, et qui ne retrouvait plus la suite (avec le texte sous les yeux…).

Saluts après Egmont

Juliane Banse était peut-être un peu plus en voix, notamment dans sa seconde intervention, “Freudvoll und leidvoll…”, mais la voix, jolie, manque quand même de projection. On reste toujours abasourdi par les bois, le hautbois de Lucas Macias Navarro (un rêve) et la clarinette de Sabine Meyer, ainsi que les cuivres étourdissants (les cors!!). Il reste toujours intéressant de voir comment la musique et le texte dit s’harmonisent. Abbado suit les inflexions de Bruno Ganz (un tout petit peu moins boursouflé) et fait écho aux modulations de la langue parlée. On peut trouver cette musique un peu ronflante, il reste des moments magnifiques, des retenues qui touchent vraiment, avec des cordes qui savent chanter avec un engagement peu commun: il suffit de voir se démener le premier

Sebastian Breuninger

violon Sebastian Breuninger (Gewandhaus Leipzig).
Le Requiem en revanche a été comme la veille, en tous points sublime, avec quelques

Claudio Abbado

différences (peut-être aussi dues à la place  occupée ce soir, plus proche de la scène). Notamment les solistes étaient plus présents , le ténor Maximilian Schmitt a été chaque soir un peu meilleur, et ce soir il a donné une joli preuve de style, de portamenti, de volume.
René Pape est toujours somptueux et écoute l’orchestre avec qui il chante en écho, Sara Mingardo est vraiment elle-aussi très présente, et perçoit immédiatement quelle couleur donner à ses interventions, Anna Prohaska est toujours un peu en marge, ce qui est dommage, car elle a les interventions solistes les plus importantes. Que dire du choeur et de l’orchestre, qui se répondent et s’écoutent, avec un orchestre toujours époustouflant de ductilité, je me suis intéressé ce soir aux trombones et à la trompette, tout en sourdine, en discrétion, mais aussi tout en fluidité: du grand art.
Ce soir encore, l’impression d’avoir entendu un immense moment, qui nous mène ailleurs: un tel Requiem, je ne l’avais jamais entendu. Il est autre, oui c’est quelque chose d’autre et Abbado une fois de plus nous surprend, tout en nous faisant oublier notre regret initial (pas de Mahler!) Hier et ce soir, nous avons été mené ailleurs, dans un espace autre, là où nous ne pensions pas aller avec un sentiment qui allie étrangement sérénité et tension extrême.
Le public une fois de plus ne s’y est pas trompé, il a accompagné le long silence final, et a commencé à applaudir longuement, mais sans cris habituels, puis de plus en plus chaleureux, de plus en plus fort, jusqu’à la standing ovation…il revenait du ciel et reprenait ses habitudes de public à Lucerne, ce soir en restant en salle et battant des mains jusqu’à ce qu’Abbado revienne seul, orchestre sorti, répondre à sa demande et saluer une dernière fois sous les vivats.

Vous pouvez revoir ce Requiem sur Medici TV en cliquant sur le lien suivant: Requiem Mozart Abbado 8 août 2012

[wpsr_facebook]

EX CURSUS (et EXCURSION): DE BAYREUTH À NUREMBERG: EXPOSITION DER FRÜHE DÜRER (DÜRER À SES DÉBUTS), AU GERMANISCHES NATIONALMUSEUM

Pour une fois, je laisse la musique pour le peinture, pour de manière bien modeste, vous engager à aller voir cette magnifique exposition. Vous allez à Bayreuth, vous visitez la Bavière, alors, allez voir à Nuremberg “Der frühe Dürer” qui présente 200 œuvres du Dürer des débuts, et qui explique clairement les composants du parcours du peintre. Certes, les grands autoportraits de la période n’y sont pas, ni celui du Louvre, ni celui de Vienne, ni celui surtout de la Pinacothèque de Munich (l’autoportrait à la fourrure). Le refus du prêt a suscité d’ailleurs une certaine polémique. Ils sont reproduits dès le début de l’exposition, comme pour clore d’emblée toute frustration.
Nuremberg a vu naître Dürer, et on peut en temps habituels visiter la maison de famille et voir au Musée un certain nombre d’œuvres: cette fois, c’est une rétrospective des débuts de Dürer, de ses diverses influences, de ses diverses activités qui est présentée dans un espace confiné (il y a beaucoup de monde) mais très bien structuré. Qui entre ignorant ressort avec l’impression très réelle d’avoir appris quelque chose, d’avoir eu un contact intime avec les œuvres: on peu s’en approcher à quelques centimètres, et notamment voir les dessins exceptionnels qu’on n’a pas toujours l’occasion d’observer. C’est une exposition très didactique, très claire, très progressive qui est offerte au visiteur. On découvre les influences locales, celle de Pleydenwurff, le maître de Michael Wolgemut, l’influence italienne, notamment celle de Giovanni Bellini, connu lors du premier voyage à Venise, on découvre aussi des aspects moins connus, Dürer illustrateur, Dürer aquarelliste de paysages, de fermes des environs de Nuremberg

Die Weidenmühle

(Die Weidenmühle!), inspiré par des artistes comme Katzheimer, le Dürer inspirateur de vitraux on découvre aussi des œuvres d’une incroyable précision comme ce museau de boeuf qu’on croirait être une planche scientifique de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Si vous êtes à Bayreuth, Nuremberg n’est qu’à 80km et le Germanisches Nationalmuseum est à deux pas de la gare, avec des possibilités de parking notables. Mais il est prudent de retenir son billet par internet: vous ne ferez qu’une heure de queue environ, et sans billet, compter deux heures. Et puis, en cette année sans Meistersinger, promenez-vous ensuite dans les rue de la vieille ville, elles en valent la peine.
Site du Germanisches Nationalmuseum: http://www.gnm.de/

Portrait de ses parents

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER le 31 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Jan Philipp GLOGER)

Depuis 34 ans, pas une production de “Der fliegende Holländer” n’a raté son rendez-vous avec Bayreuth, c’est de loin la production la mieux servie et musicalement et théâtralement.

Simon Estes (Production Kupfer)

Toutes les productions ont peu ou prou marqué le spectateur à commencer par la plus juste et la plus impressionnante de toutes,

Le décor du duo Senta/Hollandais (Kupfer)
Production de Harry Kupfer

celle de Harry Kupfer (1978), dirigée par Dennis Russell Davies, puis Woldemar Nelsson, avec Simon Estes, Matti Salminen et Lisbeth Balslev, dont il existe un DVD, à acheter séance tenante, aussi pour la version du Vaisseau sans rédemption finale.

 

 

 

La fameuse maison qui tourne, symbole de la production de Dieter Dorn

 

Puis vint Dieter Dorn, avec sa maison tournante,

Production Dieter Dorn

qui fit de grand souvenirs, notamment pour la direction de Giuseppe Sinopoli et ses deux basses, Bernd Weikl et Hans Sotin, avec la Senta de Elisabeth Connell ( à la fin Cheryl Studer).
Ces deux dernières productions furent présentées 7 fois au Festival, un record!

La dernière, celle de Claus Guth, plus psychanalytique, était aussi réussie, mais peut-être moins intéressante musicalement et surtout vocalement (John Tomlinson, les dernières années, n’avait plus la voix d’antan).

Production de Claus Guth

______________________________________

C’est un metteur en scène peu connu du grand public, jeune (il est né en 1981), et très apprécié des spécialistes, Jan Philipp Gloger, actuel metteur en scène attaché au Stadttheater de Mayence qui est l’artisan de cette nouvelle production du Festival, avec les décors de Christof Hetzer et les costumes de Karin Jud.
A y bien réfléchir, la mise en scène allemande est fondée sur la figure de la métaphore: tout récit, toute histoire apparaissant une métaphore d’autre chose, d’un contexte, d’une époque, d’un destin humain. De plus, les trois mises en scènes de Lohengrin, Tannhäuser et ce Fliegende Holländer réfléchissent avec des fortunes diverses, à la signification des œuvres de Wagner aujourd’hui: il s’agit de montrer ce que ces récits mythiques disent de nous, hic et nunc, et après tout c’est bien la fonction du mythe que de nous éclairer sur le sens de notre vie.
La métaphore sur laquelle Jan Philipp Gloger réfléchit, c’est celle de l’Océan, force contre laquelle on ne peut rien et qui nous entraîne malgré nous. Et l’Océan, c’est ce monde qui nous ballotte et nous domine, contre lequel toute révolte est inutile, bien que nous nous dressions contre les éléments. Gloger et son décorateur Christof Hetzer voient l’Océan comme une structure complexe qui nous domine, une sorte d’entrelacs de circuits électriques, de néons, de chiffres qui défilent comme les sommes englouties en bourse, ou même comme une ville vue du ciel avec ses milliers de lumières qui dessinent les rues. En bref, notre monde, dominé par l’horreur économique et productive.
Ils s’inspirent étroitement des écrits de Wagner sur le Hollandais, ou de certaines phrases du livret. pour faire du Hollandais un marginal qui a quitté ce monde pour en chercher un autre, et qui ne réussit pas à changer de peau. Ce marginal arrive avec sa valise à roulette, buvant un café Starbucks dans un verre de carton, comme un cadre d’aujourd’hui, et pendant son monologue répond aux sollicitations des garçons d’hôtel, des femmes (une prostituée, une masseuse d’hôtel) mais il les renvoie, il les fuit,  c’est l’un de ces grands voyageurs désireux de commercer et d’ouvrir des routes commerciales, comme lors des grandes découvertes, et qui prend conscience de la vanité de cette vie, sans réussir vraiment à trouver le repos et tentant plusieurs fois le suicide: il s’ouvre les veines durant son monologue.

Ouverture de la valise pleine de billets (Bruns/Selig/Youn)

En rencontrant Daland, et le Steuermann, il rencontre de purs produits de cette horreur économique, des êtres qui ne pensent qu’argent, achat et vente, d’où la facilité avec laquelle Daland vend sa fille.
Dès le second acte, toute l’action va se dérouler sur un plateau, comme une scène couverte par une structure métallique comme on voit les scènes en plein air, et l’histoire de Senta et du Hollandais va se dérouler comme un “pezzo chiuso”, comme un espace clos de deux êtres qui se trouvent. Car il y a immédiatement entre les deux un véritable amour, et non la recherche d’un intérêt pour le Hollandais à attirer la jeune fille. C’est un coup de foudre.
Transposant toute l’histoire Gloger fait des fileuses des employées d’usine qui emballent des ventilateurs (Le Hollandais ne cesse de parler de vent) dans des caisses en carton.

Les jouets de carton de Senta

Avec ce carton, Senta, au lieu d’emballer comme les autres, fait des découpages et découpe un bateau, une statuette (le Hollandais évidemment), des maisons, des fleurs, du feu, en bref toute l’histoire du Hollandais dont elle rêve. Leur rencontre et leur duo se déroulent dans cet espace, et leurs silhouettes, ainsi que celle des jouets de carton, se projettent en ombre donnant à la scène une réelle puissance, et pour finir, le Hollandais donne à Senta des ailes de carton et une torche, qui lui donne une petite allure de statue de la liberté: Senta et le Hollandais sont semblables, deux marginaux perdus dans ce monde dont ils ne veulent pas. La foule, le peuple, sont sans cesse manipulés, par le Steuermann notamment, sorte d’homme de main de Daland: l’infantilisation du monde qui dit oui à l’argent et à l’argent seulement est l’un des traits marquants de cette production, qui fait de la société où évoluent les personnages une société sans âme, sans autre but que de produire et faire du fric.
Au milieu, le Hollandais et Senta vivent un amour qui ne peut que se heurter aux autres, même si Daland a plongé dans la valise à billets pour vendre sa fille à ce marchand si offrant. Au moment de grande scène du début du troisième acte, c’est toute la production  qui est remise en question, on brûle tout (le Hollandais et Senta brûlent les billets de banque) et les matelots (ici les membres du clan du Hollandais) se heurtent aux autres, obligeant le Hollandais à renoncer à vivre l’amour, et à demander à Senta de le suivre dans la mort, puisqu’il est impossible d’aimer ici bas: elle se remet ses ailes de carton, elle reprend sa torche, elle se poignarde, lui aussi et ils s’enlacent dans leur sang et dans leur amour, perchés au sommet d’une montagne de caisses de carton.
Rideau.
Musique de la rédemption par l’amour.
Le rideau s’ouvre à nouveau et des ouvrières emballent désormais des statuettes de carton représentant le couple enlacé qu’on va vendre à la place des ventilateurs. La rédemption, c’est la rédemption par l’argent, tout ce qui reste au monde d’aujourd’hui. Ils meurent, et leur mort ne résout rien. Elle accentue le cynisme du monde.
J’ai essayé d’expliquer l’essentiel d’une mise en scène copieusement huée (une dame horrifiée dès le début a crié “peinlich”  puis est sortie), mais qui, vu le parti pris, est plutôt cohérente, et en phase avec ce qu’écrit Wagner sur son œuvre, ainsi qu’avec le livret. Il y aura bien des points à clarifier, notamment le rôle des chœurs, et du peuple, la présence d’une barque dans laquelle dorment Daland et le Steuermann. En tous cas, même si elle surprend, plus de vaisseau – il est vraiment fantôme!-, plus d’Océan remplacé par cette structure métallique immense, plus de fileuses,  l’histoire est là, et une histoire centrée sur ces deux êtres qui se trouvent et qui vivent un instant de bonheur, plutôt que la seule histoire du Hollandais qui en général est plutôt un égoïste qui entraîne une jeune fille dans la mort pour résoudre son problème, mais sans  rédemption par l’amour, dans un monde où la seule valeur est l’argent.
Pour son entrée à Bayreuth, Gloger a montré qu’il savait ce que théâtre voulait dire, qu’il savait lire un livret, qu’il suivait aussi la musique, car tous les mouvements sont très en phase avec la musique.
Une musique dirigée par Christian Thielemann, bien meilleur à mon avis que dans Tannhäuser, avec une ouverture vraiment fantastique d’énergie, de dynamisme, de lyrisme et un parti pris qui tourne le dos à l’idée que Der Fliegende Holländer serait un opéra romantique, avec ses airs, ses duos, un peu “à l’italienne”. C’est une direction qui montre le Wagner du futur, avec des ruptures de tempo certes, mais aussi avec une fluidité, une continuité, un suivi du texte exemplaires; ce parti pris a surpris certains spectateurs, qui l’ont violemment hué. Une approche non conventionnelle, et plutôt réussie à mon avis. Sans parler de l’orchestre absolument impeccable, sans un seul raté, sans une seule scorie, avec un équilibre sonore phénoménal (ce qui nous changeait de Jordan la veille) et un chœur sur lequel il n’y a rien d’autre à dire qu’époustouflant.
Du côté des chanteurs, le remplaçant de Nikitin, Samuel Youn, s’en sort très bien: voix claire, diction impeccable, très beau timbre, art de la coloration. Il y a bien quelques signes de fatigue, mais le personnage est vraiment incarné, présent, engagé. Une belle (et inattendue) prestation. Je ne pense pas que Nikitin aurait fait mieux.
Le Daland de Franz Josef Selig est aussi “incarné” et la différence de voix entre les deux est frappante et caractérise parfaitement les personnages. Samuel Youn a plutôt une voix raffinée, et projette un personnage éduqué, voire aristocratique. Selig a une voix plus “brute” et donne au personnage une couleur moins élaborée, plus “popu” (ou comme on se l’imagine à l’opéra), Jean Gabin face à Pierre Fresnay, si vous voyez ce que je tente d’expliquer.
Les deux ténors s’en sortent très bien, Benjamin Bruns est un des meilleurs “Steuermann” qui m’ait été donné d’entendre, avec un jeu cynique accompli et une vraie présence scénique. Quant à Michael König en Erik, sans avoir un timbre follement séduisant, il a de l’énergie et de l’engagement qui en font un vrai personnage lui aussi très différent en diction et en couleur du Hollandais: on comprend que Senta le repousse…
Christa Mayer est une Mary sans relief, on a vu mieux.

Adrianne Pieczonka

Mais le vrai et seul problème de la distribution, c’est la Senta de Adrianne Pieczonka. La voix n’est pas (plus?) faite pour ce rôle qui exige un volume qu’elle n’a pas montré, des aigus qui ne se resserrent pas et des graves qu’elle n’a plus.. Seul le registre central est acceptable, mais le reste est vraiment insuffisant: le personnage est là, tache rouge sang dans un océan de gris, l’énergie est là aussi, mais une énergie scénique qu’on ne réussit pas à retrouver dans la voix. La ballade est décevante, les aigus de la scène finale sortent mal. Pour ma part, il s’agit d’une erreur de distribution, et c’est dommage pour une artiste de valeur comme elle.
Au total, une soirée très défendable, qui n’atteint pas de sommets, mais qui passe très nettement la rampe, même si je ne pense pas que cette lecture qui a volontairement fui la thématique du Hollandais “projection de Senta” (chez Guth comme chez Kupfer) et qui a tenté de travailler sur l’amour, dans un monde sans amour, marquera au même niveau que les productions précédentes auxquelles je faisais référence, mais on s’y habituera vite. Musicalement, on a entendu quelques buhs, injustifiés et dans l’ensemble avec les réserves exprimées, on tient là un bon niveau.
Et voilà, Bayreuth 2012 c’est fini pour moi, rangé dans les souvenirs, avec un inoubliable Lohengrin et un grand Tristan. Si on y ajoute un Hollandais acceptable, le cru 2012 peut se boire sans crainte, à quelques bouteilles près. 2013, ce sera une autre histoire et on y pense déjà avec angoisse et délice…
[wpsr_facebook]

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: PARSIFAL le 29 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Puisque cette édition va faire l’objet de la seconde retransmission TV en direct de l’histoire du Festival, je voudrais m’arrêter sur la difficulté qu’a la télévision de rendre compte de spectacles qui nécessitent, pour être parfaitement perçus, d’une vision “directe” en salle. Une mise en scène de type traditionnel passe, parce que le téléspectateur a un horizon d’attente qui correspond grosso modo à ce qu’il va voir, mais dans le cas de mises en scène complexes, hyper-référentielles, dont la moindre image est un “parti pris” assumé, c’est beaucoup plus difficile. Peut-être ce Parsifal, plus spectaculaire que le Lohengrin de l’an dernier, séduira-t-il un peu plus, mais le spectacle est tellement foisonnant que je me demande ce qu’il en restera sur le petit écran.
La même remarque vaut pour le son. Déjà, le son TV d’un spectacle d’opéra rend-il souvent difficile à analyser une direction musicale (les voix, c’est  plus facile), a fortiori à Bayreuth, au rapport scène-salle si particulier et si délicat qu’il est à mon avis impossible vu de la TV, d’émettre une opinion à partir de ce que les téléspectateurs vont entendre. Ce peut-être d’ailleurs un avantage pour les directions qui comme celles de Philippe Jordan, ne semblent pas s’être mises au diapason acoustique de cette fosse et de cette salle uniques en leur genre. Autant je me réjouis que la TV entre à Bayreuth, autant je sais que le résultat ne pourra jamais rendre la singularité du Festspielhaus et que le son apparaîtra  comparable à tout ce qui se retransmet ailleurs, alors que c’est justement l’incroyable différence avec le reste des théâtres que le spectateur présent en salle perçoit.
Dans le cas de ce Parsifal, la mise en scène de Stefan Herheim est l’un des gros succès des dernières années (il a d’ailleurs été fortement applaudi par le public). Elle inscrit l’œuvre dans une double histoire, celle de l’Allemagne depuis l’Empire de Bismarck et Guillaume et celle de Bayreuth, puisqu’elle est la seule œuvre spécifiquement écrite pour la salle du Festspielhaus et en fonction de son acoustique. Il s’agit donc d’une lecture essentiellement historique, qui s’efforce aussi de démêler la complexité du mythe et de l’histoire de Parsifal, dont Wagner adapte librement le récit de Chrétien de Troyes et de Wolfram von Eschenbach, mais à qui il rajoute des éléments religieux d’ordre divers et une relation de Parsifal à sa mère Herzeleide dont Herheim fait le point de départ de toute l’œuvre, puisque le prélude représente à la fois la mort de la mère, mais aussi le refus de l’enfant Parsifal de répondre à la demande de baiser de sa mère mourante.
Ce baiser refusé, on le retrouve comme motif récurrent, notamment dans le rôle de Kundry, sorte de mère substitutive et initiatrice à la fois (on n’a jamais peur de l’inceste et de tout ce qui peut lui ressembler dans le monde wagnérien) . J’ai plusieurs fois dans ce blog rendu compte de cette mise en scène. Ce fut même cette production qui motiva l’ouverture de ce blog. Je reviens rapidement sur le concept de Herheim qui fait de Parsifal une sorte de mythe civil de l’Allemagne, qui lui fait revêtir les atours de Germania (1914) comme dans le portrait peint par Friedrich August von Kaulbach qu’on voit sur scène au premier acte. L’action se déroule dans le décor de Wahnfried, la demeure des Wagner, au premier acte pendant le Reich wilhelminien, jusqu’à la première guerre mondiale, moment de rêve (tous les personnages ont des ailes d’aigle) sous le regard naïf de Parsifal enfant qui regarde, qui dort, qui rêve et dont s’occupe une Kundry “gouvernante”, avec ses références à la guerre, aux décors originaux du Parsifal de Bayreuth (la mise en scène de Parsifal à Bayreuth resta la même pendant plusieurs dizaines d’années, tant l’œuvre était sacralisée), le second acte se déroule dans l’entre deux guerres, s’ouvre sur un hôpital de campagne aux infirmières “gentilles” avec les blessés (les filles fleurs…), puis on passe aux années trente avec une Kundry vêtue en Marlène Dietrich dans l’Ange Bleu (excellente idée), et aux années quarante, pour finir sur la destruction par Parsifal de ce monde du mal absolu qu’est l’Allemagne nazie. Ensuite, le  troisième acte s’ouvre sur Bayreuth en ruines (Wahnfried a été bombardée et n’a été réouverte comme Musée qu’en 1976), mais non plus sur une vision directe, mais sur celle d’une une représentation de Parsifal à Bayreuth, claire allusion au Neues Bayreuth de Wieland et Wolfgang Wagner, vu comme symbole de la naissance d’une Allemagne nouvelle, d’ailleurs; en exergue, projetée, la fameuse phrase de Wieland et Wolfgang  demandant aux artistes d’éviter des discussions politiques: “Hier gilt’s der Kunst”, (Ici on traite d’art). Et Parsifal rédempteur d’une Allemagne civile peut intervenir pour libérer Amfortas dans le Bundestag, puis disparaître et laisser aller la place à une  démocratie apaisée: l’Allemagne n’a plus besoin de sauveur, et nous sommes tous à Bayreuth pour célébrer cette renaissance. L’image finale reflète dans un miroir géant la salle éclairée par la seule colombe de la paix.
Mise en scène très détaillée, pleine d’idées diverses, et très spectaculaire avec ses changements de décors incessants dans la plus pure  tradition du théâtre à machines, un chef d’œuvre technique.
A cette mise en scène très pertinente correspond une distribution un peu en dessous des années précédentes. Des Parsifal qui se sont succédé, Christopher Ventris, Simon O’Neill c’est le dernier, Burkhard Fritz  qui est le moins intéressant. Le timbre est certes joli, mais la voix manque de puissance, et de couleur. L’interprétation reste un peu plate, même si on sait que Parsifal n’est pas un rôle à effets , Fritz n’est pas Parsifal!. La production n’a pas eu non plus de chance avec ses Kundry: Mihoko Fujimura n’était pas à l’aise dans un rôle qui demande des aigus fortement tendus, la Kundry du jour non plus, Susan McLean, aux qualités éminentes d’actrice, diseuse de texte remarquable (on l’a entendu dans Ortrud il y a trois jours), mais soit Ortrud a laissé des traces, soit Kundry ne lui convient pas, car là c’est nettement insuffisant, chaque aigu un peu tendu devient cri,  et le final du second acte en regorge…et ces cris se supportent difficilement. La voix n’est pas suffisamment large pour passer dans ce rôle redoutable.
Detlev Roth en rajoute beaucoup dans Amfortas, il se roule, se tord de douleur. Bon, un peu surjoué, avec un timbre agréable, velouté, mais là aussi un certain manque de puissance. Rien à dire de Klingsor: la composition de Thomas Jesatko en travesti est étonnante et en fait un très beau Klingsor, rien à dire non plus des Filles Fleurs, à commencer par la délicieuse Julia Borchert, magnifique. Tant à dire en revanche du Gurnemanz de Kwanchoul Youn, qui fait  une immense prestation, avec les mêmes remarques que pour son Marke, c’est à dire une vraie interprétation là où l’on avait seulement une performance vocale impressionnante mais un peu froide. La voix se colore, l’acteur se débloque, et même s’il fatigue un peu à la fin, on oublie bien vite tant le personnage est vécu.
J’oublie quelquefois de signaler comme toujours l’extraordinaire prestation du chœur, une phalange hors du commun, dont on ne cesse à chaque fois de découvrir, redécouvrir, jouir des qualités, mais c’est la force de l’habitude de l’excellence…. On sait ce que vaut le chœur de Bayreuth.
L’Orchestre cette année était dirigé non plus par Daniele Gatti, à Salzbourg pour Bohème, mais par Philippe Jordan, dont c’est la première descente dans la fosse. C’est une relative déception. Là où Gatti avait immédiatement perçu l’espace particulier de la fosse et du parcours des sons et avait su  moduler et faire chanter l’orchestre, Jordan dont l’orchestre est  très évidemment techniquement au point, produit un son monocorde, sans relief, sans espace sonore, sans grande épaisseur. Bien sûr, c’est Parsifal et c’est de la musique sublime, notamment les 10 dernières minutes, qui ne peuvent être ratées, mais on ne sent pas d’énergie, pas de sève, pas de tension: cela reste mou, sérieux certes, mais sans grand intérêt. Cela ne décolle jamais, ce n’est pas de la nourriture pour l’âme. Et de l’âme dans Parsifal, il en faut.
Beau succès final, sans être triomphant, quelques buhs très limités pour Kundry, Parsifal et le chef. Peut-être les représentations suivantes vont-elles gagner en sûreté sonore. C’est ce qu’on peut souhaiter aux téléspectateurs, mais au vu de cette première, nous n’y sommes pas encore tout à fait.

[wpsr_facebook]

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TANNHÄUSER le 28 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Avant la représentation

La production n’avait pas convaincu l’an dernier. Les chanteurs non plus. Le chef non plus, du moins pour une partie du public. Cette année, la distribution a partiellement changé. Exit l’horrible Venus de Stephanie Friede. Exit Lars Cleveman, pas vraiment en phase avec la vocalité du rôle. Exit enfin Thomas Hengelbrock, le chef qui n’avait pas vraiment emporté les suffrages.
Torsten Kerl comme Tannhäuser, Michelle Breedt comme Venus, et enfin Christian Thielemann comme remplaçant de luxe de Thomas Hengelbrock: on pouvait s’attendre à plus convaincant, au moins musicalement. Sebastian Baumgarten a adapté sa mise en scène aux nouveaux venus, il a effacé certains moments et changé certaines scènes, et ça n’est pas mieux que l’an dernier.
Pour ma part c’est une grande déception, musicale et scénique. Malgré l’immense succès public, qui n’atteint tout de même pas les sommets du Lohengrin de la veille, rien ne m’a convaincu dans cette deuxième édition.
Sebastian Baumgarten a beaucoup réfléchi à ce Tannhäuser, et son propos n’est pas stupide que de prendre le monde clos de la Wartburg pour en faire un monde clos de l’après culture, du jour où progrès et technologie auront définitivement annihilé toute humanité. Il a lu les écrits de Wagner sur la question, et la méfiance que Wagner nourrissait pour la confiance aveugle dans le progrès scientifique. Dans un monde digne d’Huxley, il installe un Tannhäuser d’où tout rêve, toute beauté, toute poésie est exclue, et seul Tannhäuser l’artiste porte en lui ce qui reste d’humanité aimante, d’où le décalage avec le reste des hommes. En séjournant au Venusberg, il est tout de même tombé dans le piège, le Venusberg dans cette production n’étant pas un ailleurs, mais une cage que l’on conserve comme une soupape de sécurité, comme un antimonde nécessaire à la survie du monde “positif”. D’où Venus, présente au concours de chant du deuxième acte.
Beaucoup de scènes ont été revues, et simplifiées, ou aplanies. Je regrette pour ma part la disparition des “descentes” des personnages (Elisabeth comprise) dans le Venusberg, qui prenaient sens dans un monde aussi hygiéniste (entrée des pélerins qui s’essuient au troisième acte) et aussi réglé, d’où toute liberté est exclue. On apprécie aussi le traitement d’Elisabeth, comme être désirant et non pas seulement sainte en devenir. Quelques belles idées, comme la romance à l’étoile de Wolfram chantée à Venus, présente sur scène devant lui, une Venus laide, enceinte, qui ne porte rien d’autre que cette prégnance depuis le début de l’œuvre et qui seulement à la fin en sera libérée, Venus porteuse d’un avenir que ni Tannhäuser, ni Elisabeth ne peuvent porter.
Mais il y a trop de choses en scène, des cuves, des appareils, des robinets, des réceptacles pour excréments (la société Wartburg est spécialiste du recyclage d’excréments pour en faire du méthane), et même un dortoir au dernier niveau (il y a trois niveaux de hauteur d’un décor gigantesque toujours à scène ouverte dès que les spectateurs arrivent. On pouvait éviter les vidéos préparatoires, le compte à rebours avant la représentation, les intermèdes dans les entractes. Qui sortait lentement de la salle pouvait avoir droit à une sorte de messe autour d’un autel où les figurants chantaient l’hymne allemand.
A la fin, tout cela fait fatras. D’accord pour l’esthétique de la laideur, mais ne donner au spectateur aucun espace de rêve peut préfigurer ce qui nous attend dans quelques siècles est un peu excessif ! Nous sommes à Bayreuth, et aimons aussi respirer et rêver. La mise en scène du Lohengrin, qui part de présupposés voisins, a su créer de belles images, a su servir une certaine esthétique: nous sommes avec ce Tannhäuser au coeur de l’idéologie du metteur en scène totalitaire: prisonniers dans notre cage comme Tannhäuser dans le Venusberg, obligé comme nous de subir le bal des spermatozoïdes géants…Même pour moi qui suis un ardent défenseur du Regietheater, c’est un peu trop…
Qui connaissait ce travail de Baumgarten s’attendait cette année à une explosion musicale. Le souvenir ému de merveilleux Tannhäuser de Christian Thielemann dans cette salle (production colorée de Philippe Arlaud) accompagne les festivaliers fidèles. Sa venue au pupitre après une prestation discutée de Thomas Hengelbrock était attendue ardemment, il n’y a pas de foule aujourd’hui “qui au nom de Christian ne s’aille réveillant”. Il a donc reçu l’ovation attendue, sinon méritée, sinon justifiée. Je dois confier avoir préféré Hengelbrock l’an dernier à cette direction sans éclat, aux tempos ralentis, au son assourdi. Est-ce voulu? A-t-il voulu accompagner la vision noire de la mise en scène par une direction aussi aseptisée? Évidemment, c’est en place, évidemment, les trois dernières minutes du spectacle restent splendides et provoquent l’explosion du public, mais le reste, y compris l’ouverture, surprend par son manque de dynamique, sa lenteur: ce n’est pas plat, c’est à côté de ce qu’on attend dans cette musique plutôt luxuriante.
La distribution n’a pas grand chose pour compenser: la Venus de Michelle Breedt efface évidemment le pénible souvenir de Stephanie Friede. Est-ce pour autant une Venus convaincante? Pas vraiment, aigus tirés et volume limité ne font pas une Venus. Le Tannhäuser de Torsten Kerl,  personnage à mi-chemin entre Siegfried et Parsifal (sorte d’enfant pénible à punir du martinet) chante tout sur le même ton et fatigue assez vite, pas de coloration vocale, pas d’interprétation, peu de volume. Torsten Kerl ne serait-il convaincant qu’en Rienzi à la Deutsche Oper?
L’an dernier on avait apprécié le Wolfram de Michael Nagy, cette année, grosse déception là aussi, la voix n’a plus ce timbre velouté, certains sons émis sont pénibles, le grave est affecté, l’aigu moins triomphant…coup de fatigue?
Restent l’Elisabeth de Camilla Nylund, qui fait une belle prestation, avec une voix sûre, un bel aigu, et surtout un registre central particulièrement charnu. Ce ne sera pas l’Elisabeth du siècle, mais c’est une bonne référence aujourd’hui, le Landgrave toujours impressionnant de Gunther Groissböck, au physique athlétique de chevalier sans peur qui régit tout ce petit monde de tuyaux et cuves à la baguette, c’est la seule vraie voix, avec celle encore plus convaincante que l’an dernier encore de Lothar Odinius, Walther von der Vogelweide magnifique qui pourrait bien être, lui, un Tannhäuser crédible.
Donc un Tannhäuser sans Tannhäuser, sans Wolfram ou presque, sans Venus avec un chef discutable et un metteur en scène qui a raté son coup, ça en fait beaucoup en une soirée. Il en va ainsi de Bayreuth, après le Capitole de la veille la Roche Tarpéienne du jour. N’importe, qui connaît Bayreuth sait qu’il vaut toujours mieux être là qu’ailleurs, et que ce sont lamentations d’enfant (trop) gâté.
[wpsr_facebook]

Après la représentation, salut sous les huées de Sebastian Baumgarten

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: LOHENGRIN le 27 juillet 2012 (Dir.mus: Andris NELSONS, Ms en scène: Hans NEUENFELS)

La présence de la chancelière Angela Merkel (assise en seconde – vous avez lu et bien lu: SECONDE- catégorie de Parkett, comme toute chancelière normale au sens hollandais du terme) nous rassure:  si elle est à Bayreuth, c’est que la maison Euro ne brûle pas encore tout à fait, et de toute manière ce n’est pas le Crépuscule des Dieux qui est au programme, mais ce Lohengrin tant décrié par beaucoup de ceux qui l’ont vu en retransmission TV le 14 août 2011 (cette année, ce sera Parsifal le 11 août sur ARTE). Ce Lohengrin qui une fois de plus a obtenu un de ces triomphes dont seul Bayreuth peut faire cadeau, hurlements, battements de pieds, enthousiasme délirant, et  salle divisée en buhs et bravos quand Neuenfels est apparu pour saluer. Mon compte rendu de l’an dernier est à répéter mot pour mot. Musicalement, on peut difficilement faire mieux, même si quelques chanteurs ont changé, et scéniquement, on a la confirmation qu’il s’agit d’une mise en scène d’une rare intelligence notamment en ses deuxième et troisième acte, une des grandes mises en scène de ce temps. Quand mise en scène, chanteurs et chef se rejoignent dans l’excellence voire l’exceptionnel, c’est le triomphe assuré.
Je voudrais m’arrêter d’abord sur Klaus Florian Vogt. Il est LE Lohengrin du jour, aucun, même pas Kaufmann, ne réussit à imposer ainsi le personnage. Voix tombée du ciel, miracle de justesse, de délicatesse, de contrôle, de poésie, de tendresse Klaus Florian Vogt est le triomphateur de la soirée en recevant une ovation de celles dont on se souvient. Le timbre un peu nasal convient parfaitement et au personnage et à la mise en scène. La voix est tellement différente de celle de ses collègues qu’on la reconnaît immédiatement dans les ensembles, même ceux qui impliquent chœur et tous les solistes. Cette singularité en fait un personnage particulier, qui réussit à captiver depuis son premier mot, comme sorti du ciel tellement les premières paroles du premier acte apparaissent saisissantes. Tour à tour des mezze voci, des forte, des “diminuendo” avec une impeccable diction qui détaille et sculpte chaque mot: oui c’est miraculeux…et unique, car Vogt dans d’autres rôle peut être décevant, voire franchement insuffisant, mais dans Lohengrin, il est à la fois unique et singulier car il ne ressemble à aucun autre et lui seul peut chanter ainsi.
Je voudrais m’arrêter aussi sur Andris Nelsons, qui après quelques hésitations au début du premier acte (quelques scories dans l’ouverture, menus décalages dans la conduite du chœur, il est vrai dissimulé sous les masques de rats qui peuvent être un obstacle au suivi musical), prend la partition avec une telle énergie, une telle plénitude, une telle sûreté, un tel dynamisme, un tel lyrisme qu’il ne lâche pas la tension et le public jusqu’à la fin: formidable énergie du second acte, miraculeux prélude du troisième acte, explosif et grandiose,  cors à se pâmer, cordes époustouflantes (ah, le violoncelle solo!), cuivres impeccables de précision et de contrôle: il dirige désormais un Lohengrin d’anthologie, dominant la partition de bout en bout, et offrant une interprétation au milles couleurs, attentive à ce qui se passe sur scène, attentive aussi au rythme de la mise en scène comme dans la marche nuptiale, très sautillante, alors qu’on a l’habitude de quelque chose de plus linéaire, de plus doux, de plus étiré. Un travail littéralement prodigieux.
Je voudrais m’arrêter enfin sur Hans Neuenfels, qui, n’en déplaise aux vestales, est un immense metteur en scène, qui a su faire de ce Lohengrin un moment de théâtre exceptionnel, alors que le public et la presse se sont focalisés souvent sur les rats, qui ne sont qu’un aspect bien partiel d’un travail d’une très grande justesse et d’une très grande précision. L’expérience à laquelle se livre un Lohengrin étrangement humain, qui va jouer le jeu de l’humain dans un monde qui lui est a priori interdit (il essaie d’en forcer l’entrée dès l’ouverture), un monde où la foule écoute qui lui parle plus fort, qui porte la victoire, pour qui il n’y a pas de vérité, une foule de rats avides, un monde où le pouvoir est tenu par un roi à la Ionesco, qui tient à peine debout, qui dépend d’autrui pour maintenir son statut, Telramund au départ (et Elsa est alors méprisée, torturée, percée de flèches pendant que triomphe le couple Telramund/Ortrud, et puis, quand Lohengrin apparaît et triomphe de Telramund, c’est vers lui que se tournent et les rats et le roi. Telramund à son tour est seul. Grandeur et décadence: les jugements de cour vous rendent blanc ou noir.
Neuenfels a eu quelques nouveaux venus et a retravaillé certains mouvements, certains personnages. C’est justement le cas du couple Ortrud/Telramund dont il a changé les costumes (deux costumes d’apparatchiks masculins, redingote, cravates noires), et changé le jeu pour une Ortrud actrice plus exceptionnelle (Susan McLean)  que chanteuse, au physique moins imposant que l’ogresse Petra Lang, qui produit une prestation scénique impressionnante. Thomas Johannes Mayer, Telramund, a été injustement hué par un spectateur. C’est un acteur prodigieux d’engagement. Le roi Henri l’Oiseleur n’est plus hélas Georg Zeppenfeld, cette année Sarastro à Salzbourg, il est remplacé par Wilhelm Schwinghammer, qui est très honorable mais qui n’atteint pas dans l’interprétation de son personnage le roi halluciné de Zeppenfeld.
La vision désespérante de Neuenfels, qui laisse en fin de parcours Lohengrin s’avançant seul vers le public, au milieu d’un océan de cadavres, seul avec le monstre sorti de l’œuf que cette histoire a enfanté, seul humain, qui a résisté, dans ce monde qui ressemble fortement à celui du Rhinocéros de Ionesco. La cruelle lecture de la relation Lohengrin/Elsa, dont on comprend qu’il n’y a pas d’amour durant toute l’œuvre, sauf au moment où Lohengrin révèle son nom, moment où explose la carnalité, quand toute la relation entre Elsa et Lohengrin a été marquée par la fuite, l’évitement, le doute. L’amour n’est jamais aveugle, il naît d’un contexte, il ne peut tomber du ciel: tout le reste est fable. Grand grand grand spectacle, qui réussit à alimenter la tension musicale au point qu’on sort de là épuisé.
Musicalement, on l’a dit, on le redit, c’est un enchantement, même si çà et là tel ou tel chanteur n’est pas toujours très à l’aise avec les tessitures. C’est le cas de Susan McLean, Ortrud immense actrice, mais dont le volume ne réussit pas à embrasser l’étendue de la redoutable tessiture d’Ortrud, certains aigus sont tirés, d’autres ne passent pas, mais la diction, l’expression sont telles qu’on peut fermer les yeux sur les aigus.
Le Telramund de Thomas J.Mayer est un excellent acteur aussi, et même si la voix n’a pas l’éclat voulu quelquefois par le rôle, il réussit à créer la tension et la voix s’impose, justement parce qu’elle est sans éclat et que l’effort pour chanter crée une impression d’énergie dans la désespérance qui en fait un personnage éminemment humain.
Le roi de Wilhelm Schwinghammer est vocalement très honnête, mais n’entre pas vraiment dans le personnage voulu par Neuenfels, il hésite entre l’ailleurs et l’ici-bas, trop réel, insuffisamment décalé, on n’arrive pas vraiment à y croire et il n’arrive pas vraiment à exister. Le héraut de Samuel Youn est très attentif au chant, particulièrement sonore et énergique, dans son rôle de “chauffeur de salle”, de manipulateur de foules, un vrai rôle qu’on ne voit pas toujours aussi approfondi dans d’autres mises en scène.
Annette Dasch n’aura sans doute pas l’exacte voix du rôle, une voix courte, qui pourrait se laisser engloutir par le flot sonore de l’orchestre. Outre que, je l’ai déjà écrit l’an dernier, cette vision d’une Elsa fragile convient bien au rôle voulu par Neuenfels, cette voix dans la salle de Bayreuth parvient à s’imposer, grâce à un chant supérieurement dominé, grâce à une salle favorable aux voix, grâce à un jeu totalement prodigieux, totalement engagé. Alors oui, à Bayreuth, dans cette vision, Annette Dasch est irremplaçable.
Quant à Vogt, il n’y a rien à dire des Anges qui descendent du ciel, sur un cygne ou non. le plus beau Lohengrin depuis des dizaines et des dizaines d’années.
Le résultat, comme l’an dernier, un indescriptible triomphe. Vous ne verrez pas plus beau Lohengrin aujourd’hui.

Le choeur sublime dirigé par Eberhard Friedrich

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TRISTAN UND ISOLDE le 26 juillet 2012 (Dir.mus: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Pour la sixième et dernière série de représentations de cette production de Christoph Marthaler et dirigée par Peter Schneider (la prochaine en 2015 sera dirigée par Christian Thielemann) quelques rappels s’imposent.
Dès la première série, en 2005, le chef choisi, Eiji Oue est apparu assez problématique pour ne pas être réengagé, c’est Peter Schneider, un habitué de Bayreuth qui a repris la direction musicale dès 2006 et qui a dirigé chaque année. En 2005 et 2006, Nina Stemme était Isolde, mais elle a renoncé aux reprises, et c’est  Irene Theorin, suédoise comme Stemme, qui assuré toutes les Isolde depuis 2008. Robert Dean Smith est Tristan depuis 2005. Kwanchoul Youn, qui était Marke en 2005 et 2006, a repris le rôle cette année en remplacement de Robert Holl qui avait assurée les séries depuis 2008.
Michelle Breedt est la Brangäne de cette production depuis 2008.
En fait depuis 2008, la distribution est stable. Les reprises ont été assurées avec un relatif succès: la production étant déjà ancienne, le public est seulement moins curieux de ce Tristan.
Pour cette dernière série, on a plaisir à retrouver le rituel de Bayreuth écrasé par la chaleur, avec les inévitables petits changements: le parking réaménagé, l’apparition dans le kiosque à saucisses vanté par Colette de saucisses au homard, la disparition de la seconde société de soutien apparue l’an dernier pour faire pièce à la puissante Société des Amis de Bayreuth, fâchée avec la Direction bicéphale du Festival, et depuis réconciliée, puisque les sœurs Wagner étaient présentes à l’assemblée générale pour l’annoncer et prévoir un avenir apaisé.
Au programme des prochaines années, de nouveaux espaces de répétitions, et une restauration du théâtre, progressive jusqu’en 2020 pour éviter de fermer. On a annoncé des Meistersinger pour 2017 (Gatti?), on a annoncé aussi que la programmation jusqu’à 2020 était arrêtée, et que le Ring 2013 était complètement distribué contrairement aux dires de la presse (sic), et les festivités 2013 calées (il y a même un concours de Rap wagnérien…) et les représentations des opéras de jeunesse (en collaboration avec Leipzig) avant le festival 2013 dans la Frankenhalle dont un Rienzi dirigé par Christian Thielemann.

Revenons à Tristan version 2012, que rien ne prédisposait à être différent des éditions précédentes: et pourtant, petit miracle, cette première représentation est l’un des plus beaux Tristan vus à Bayreuth. Soulignons d’abord encore et toujours l’intelligence de la mise en scène, réglée par Anna Sophie Mahler, un travail d’une grande précision, d’une grande finesse, et d’une sobriété remarquable. Certes, on y retrouve l’ironie de Marthaler (les gestes mécaniques, le jeu des chaises renversées du 1er acte, celui sur les interrupteurs du second, celui sur les néons du troisième qui s’allument en tremblotant quand la passion de Tristan mourant est à son comble) mais aussi des idées splendides comme la première scène du second acte, où Isolde impatiente cherche à faire signe à Tristan avant le moment voulu, entame une sorte de valse solitaire, ou ce duo où le jeu s’arrête pour laisser place à la musique, se limitant à des gestes essentiels qui prennent alors une importance démesurée (la fameuse scène du gant, ou bien celle où Isolde dégrafe la veste de son tailleur, que Marke dès son irruption s’empresse d’agrafer de nouveau, ou les regards méprisants de tous sur Melot et enfin la magnifique mort, qui s’achève sur une Isolde qui s’installe sur le lit médicalisé où gisait Tristan,  en se recouvrant d’un drap linceul. Images inoubliables qui font de cette mise en scène de Tristan une des grandes références d’aujourd’hui et qui va sans nul rentrer dans l’histoire de la mise en scène wagnérienne.
Ce qui a changé cette année, c’est l’empreinte musicale. Peter Schneider a la réputation d’un “Kapellmeister” de bon aloi, pas très inventif et toujours très sage. Ce n’est pas de lui qu’on attend une surprise et c’est de lui que vient l’immense surprise de la soirée. Avec un orchestre en état de grâce, sans une faute, sans une scorie (les cors! les cordes!, le cor anglais au troisième acte, autant d’éléments qui ont déjà donné le ton de la soirée), Peter Schneider impose une version assez lente, parfaitement en phase avec la mise en scène, presque ritualisée de Marthaler , il fouille chaque détail de la partition, en proposant des solutions inattendues: le final en suspension du 1er acte, qui a stupéfié le public, un second acte éblouissant, avec des prises de risques à l’orchestre sur les cordes et des équilibres inhabituels qui ne laissent d’étonner et d’enthousiasmer, un prélude du 3ème acte d’une longueur inhabituelle, où le défilé des compagnons de Tristan devant le lit prend l’allure d’un hommage funèbre au rythme d’une musique qui devient litanie, une mort d’Isolde profondément symphonique,  où Isolde sussure une mort qui devient en même temps mort du chant. Oui, ce soir, Peter Schneider a fait un grand Tristan, une vraie référence musicale, enrichie par l’acoustique du théâtre et de la fosse, qui même après 35 ans de pèlerinages successifs est toujours objet d’émerveillement. A cette direction exceptionnelle, correspond une distribution qui s’est surpassée: Irene Theorin, chante avec un engagement et une intensité peu communes, la voix est beaucoup plus homogène, les graves sortent, le centre est d’une largeur inouïe, et les aigus sont triomphants, même si (quelquefois seulement) un tantinet criés, comme on le remarque chaque année; elle est cette année une très grande Isolde, très engagée dans le jeu et qui réussit une incroyable mort, noyée dans le flot orchestral, elle se fond, on l’entend certes, mais on l’entend mourir, et le Lust final devient presque un son supplémentaire de l’orchestre qui s’étiole. Magistral car joué sur une voix sans doute fatiguée par la performance, mais en même temps intensément présente. Bouleversant.
A ses côtés, Robert Dean Smith, plus en forme cette année, a toujours cette voix claire qu’on croit légère et courte, mais dont la clarté et le timbre cachent une forte résistance et une grande intensité. Acteur exceptionnel (son troisième acte est anthologique), il réussit jusqu’au bout à maintenir une tension extraordinaire, à jouer avec le volume de l’orchestre qui lecouvre quelquefois, mais dès que la voix est découverte, alors, on sent l’engagement, la couleur, le jeu même sur l’intonation, sur le texte (dit à la perfection). Une immense performance.
Kwanchoul Youn est un  Marke sonore, puissant, mais ce chanteur, quelquefois un peu froid et distant, a acquis en Marke une humanité qui se lit dans la voix et la manière de chanter, de prononcer les mots, de dire le texte, de le colorer, de l’adapter à la situation. Ce n’est plus seulement un Marke bien chanté, c’est un Marke souffrant qui tire les larmes, d’autant plus fortement que dans son costume gris de premier secrétaire d’un parti communiste des années 50, il affiche extérieurement une sorte de fixité, de distance, qui multiplie encore l’écart entre cette apparente distance et un chant littéralement habité.
Michelle Breedt ne m’enthousiasme pas en Brangäne notamment au premier acte, mais reconnaissons que son deuxième acte est somptueux, avec des Gib’Acht charnus, sonores, parfaitement intégrés à l’orchestre.
La voix de Jukka Rasilainen m’était apparue un peu ternie l’an dernier, mais si son premier acte est effectivement un peu terne, il se réserve pour son troisième acte,  scéniquement et vocalement impressionnant: d’une intensité, d’une humanité peu communes dans son rôle de vieillard écrasé de douleur: il remporte un triomphe mérité, en bien meilleure forme que l’an dernier.
Le reste de la distribution n’appelle pas de reproche.
Ainsi, voilà un miracle comme Bayreuth nous les réserve. On ne s’attendait qu’à un Tristan de bon niveau, mais sans surprise, et l’on a un Tristan en tous points exceptionnel, un moment intense d’ivresse wagnérienne. Ce qu’on attend de vivre à Bayreuth et qui n’est pas hélas, toujours garanti.

FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: L’ENFANT ET LES SORTILÈGES de Maurice RAVEL le 22 juillet 2012 (Dir.mus : Didier PUNTOS , Ms en scène : Arnaud MEUNIER)

©Henry Ely Aix

Il y a les grands spectacles qui déplacent foules et critiques, cette année les Nozze di Figaro, Written on skin, David et Jonathas, il y a les spectacles bucoliques qui fleurent bon l’été, la nature, le mistral et la poésie, cette année La Finta Giardiniera. Il y a enfin les spectacles de jeunes, fruits de l’enthousiasme, fruits d’ expériences, les spectacles sur lesquels ont travaillé les écoles (pan important de l’activité du festival sur Aix) et cette année, c’est L’Enfant et les sortilèges dans la version adaptée de Didier Puntos (pour piano à quatre mains, violoncelle et flûte) et dans la mise en scène d’Arnaud Meunier, au théâtre du Jeu de Paume.
Le théâtre du Jeu de Paume, qui remonte à 1757, et restauré depuis, a été ouvert en 2000, et depuis est l’un des lieux du Festival, pour des opéras contemporains, pour des classiques du XXème siècle, pour le baroque aussi. En tous cas pour des œuvres qui ne sont pas sensées drainer un public trop important. La salle qui était aussi appelée “L’Opéra” n’est d’ailleurs pas si minuscule qu’on a bien voulu le dire: un orchestre une corbeille, deux balcons relativement hauts, au total à peu près 500 places.
C’est évidemment un espace idéal pour les formes plus intimes, ou des œuvres rares: si Bernard Foccroule s’était souvenu que 2012 était l’année du tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau , il aurait pu imaginer au Jeu de Paume la représentation du mélologue Pygmalion, ou même du Devin du Village (imaginable aussi au Grand Saint Jean). Mais c’est sans doute un oubli.
Il reste que cet Enfant et les sortilèges est une réussite, et beaucoup d’enfants se pressaient dans le théâtre, certains même ont été très apeurés (“Papa j’ai peur!”) et pleuraient abondamment: l’atmosphère des contes de fées n’est pas toujours source de quiétude pour les enfants en très bas âge.
Ayant vu la représentation de Lyon il y a quelques mois (Direction musicale Martin Brabbins, mise en scène Grzegorz Jarzyna) dont on retrouve plusieurs chanteurs à Aix (Mercedes Arcuri dans le Feu et le Rossignol, Jean Gabriel Saint Martin dans l’Horloge comtoise et le Chat à Lyon, le Chêne et le Fauteuil à Aix, Majdouline Zerari dans la Chatte, l’écureuil, la bergère à Aix, Maman, la tasse chinoise, la Libellule à Lyon), il est intéressant de mettre en perspective version adaptée et version originale. La version originale impose un orchestre important, Ravel étant un maître de l’orchestration, et la version adaptée est plus intime, plus conforme à une ambiance recluse d’une chambre d’enfant (à Lyon, le décor était un semi-remorque aménagé…), plus exigeante aussi pour les voix, très découvertes, mais pas écrasées par l’orchestre.
Ici, le décor est celui d’un grenier où sont entreposés vieux meubles, vieux jouets, et musiciens – piano, flûte et violoncelle sont sur le plateau dissimulés parmi les objets abandonnés-, dans une ambiance nocturne, à la lumière limitée, qui donne encore plus cette impression de clôture, d’enfermement, et tout à la fois de rêve fantomatique propice à la naissance du conte et à la peur des enfants.
Le spectacle se déroule avec une grande fluidité, le plateau se vide peu à peu de ses objets à mesure qu’ils sont intervenus et l’espace s’élargit lorsqu’on passe dans le jardin, qui est là une forêt décharnée sur fond de lune pâle. La mise en scène d’Arnaud Meunier et le dispositif scénique de Damien Caille Perret ne prétendent aucunement à une “lecture” de l’œuvre au sens prétentieux du terme: ils accompagnent le déroulement de l’opéra, avec bonheur, car ils créent immédiatement un univers, renforcé par les costumes d’Anne Autran. L’univers est celui des albums d’enfants, comme nous en avons tous lus, des monstres qu’on crée avec un rien, des ombres portées. Si l’univers intime de cette boite à joujoux est bien rendu, si le spectacle permet à de nombreux enfants de découvrir l’opéra, ce n’est pas pour autant un spectacle “pour enfants”:  deux scènes au moins,

La théière (Valerio Contaldo)

celle de la théière avec son bec “phallus” et la tasse chinoise prête à en recevoir le suc et celle des chats, sont clairement orientées vers une certaine paillardise, ainsi que d’une certaine manière l’horloge comtoise, en slip, sur un mode moins explicite.
C’est justement ce savant mélange qui fait de ce spectacle une réussite totale, un vrai petit bijou, simple et direct, qui fait filer les 50 minutes à une vitesse incroyable. C’est déjà fini quand on en voudrait encore!
Alors, à ce travail de qualité correspond une approche musicale évidemment faite pour un espace réduit, une intimité de  bon aloi, qui convient pour un jeu d’enfant. Les musiciens, insérés dans le décor sont comme des poupées abandonnées, Didier Puntos, l’auteur de l’adaptation, qui aujourd’hui a fait le tour du monde, est accompagné au piano à quatre main du chef de chant Michalis Boriakis, de la flûtiste Anne-Lise Teruel et du violoncelliste William Imbert, tous trois participant à la résidence mélodie française de l’Académie Européenne de Musique. Une réussite, avec un son évidemment très particulier, qui correspond à l’ambiance voulue, et qui se fond avec bonheur dans la mise en scène. Évidemment, pas de chœur dans cette version, l’ensemble des chanteurs prend en charge les parties chorales de la scène finale. Et le chant est beaucoup plus présent, beaucoup mieux mis en relief que dans la version “ordinaire”: on sait que Ravel a voulu donner un espace à des types vocaux et à des styles très différents. Dans la salle du jeu de Paume, les voix prennent donc une importance plus grande, leurs qualités et leurs défauts également.  La distribution, jeune, fraiche – ils ont tous autour de trente ans- est très honorable dans l’ensemble, avec l’enfant à la fois très naturel et très simple de Chloé Briot, qui réussit donner du relief au rôle sans afféterie ni gnangnan, le chat et l’horloge de Guillaume Andrieux, au joli timbre de baryton, comme le chêne et le fauteuil de

Le Chêne (Jean-Gabriel Saint Martin)/©Patrick Berger ArtcomArt

Jean-Gabriel Saint Martin , à la diction exemplaire, tous sont justes.  Ils  font tous d’ailleurs un bel effort pour bien dire le texte, si bien que ma voisine qui amenait son petit fils et qui se réjouissait de pouvoir lire les surtitres, n’a pas été déçue quand elle a constaté qu’il n’y avait pas de surtitrage (sans doute à cause d’un problème technique): on comprenait en effet tout le texte. Le ténor Valerio Contaldo, la soprano Mercedes Arcuri (malgré des difficultés de gestion des aigus de la Pastourelle) complètent très dignement la distribution, ainsi que la Maman (qui est aussi tasse chinoise et Libellule) terrible de Eve-Maud Hubeaux. Un bon point également pour la chatte (mais aussi l’écureuil) de l’excellente Majdouline Zerari. Quant à Clémence Tilquin elle se sort à peu près de la princesse, et de la Chauve Souris: merci à ce propos à une lectrice qui a signalé une erreur dans la distribution, la Pastourelle étant chantée par Mercedes Arcuri et non par Clemence Tilquin, j’étais tombé dans le piège, je prie de m’en excuser.
Triomphe mérité à la fin, on a tous passé un excellent moment, et cet ” Enfant et les sortilèges” de chambre laissera sans doute plus de traces que celui de Lyon il y a deux mois, parce que la poésie était là, au rendez-vous, derrière chaque poussière de ce grenier magique.
[wpsr_facebook]

Chloé Briot (L'Enfant)/©Patrick Berger ArtcomArt