IN MEMORIAM MAURIZIO POLLINI (1942-2024)

Aux heureux temps de la jeunesse

On le savait fatigué, il avait annulé plusieurs concerts ces dernières années, mais on ne veut jamais envisager que tout a une fin ; et c’est hélas ce qui a été annoncé ce matin. La disparition de Maurizio Pollini, sans doute le pianiste que j’ai entendu le plus souvent dans ma vie de mélomane. La perte de l’artiste pour le monde musical est immense, c’était l’un des mythes du piano, et les nécros des magazines et des journaux se chargeront de le rappeler. Pour moi c’est une perte plus personnelle liée à mes années Abbado, à mes années Milan, à un quotidien qui m’a bercé pendant des années.
Maurizio Pollini est effectivement étroitement lié à mes années milanaises, à mes années abbadiennes, et à des moments singuliers où quelque chose dans votre univers s’ouvre et que vous gardez en vous comme un bijou précieux, dont vous porterez à tout jamais le souvenir.
Maurizio Pollini donnait pendant les grandes années au moins un concert par an à la Scala, c’était un vrai rituel joyeux que d’aller l’entendre, de le voir apparaître toujours un peu timide aller directement au piano, saluer fugacement et se mettre au clavier pour des programmes très diversifiés, Mon premier concert à la Scala est une sorte de symbole : le jour de mon arrivée à Milan pour y vivre et travailler, le lundi 11 février 1985, je filai à la Scala le soir pour fêter ma nouvelle vie et entendre Maurizio Pollini dans Le livre I du Clavier Bien tempéré de Bach, c’était un concert pour étudiants jeunes et travailleurs (la série fut supprimée quelques années plus tard) à des prix défiant toute concurrence et j’y accédai en place debout à 2500 Lire (environ 1 Euro)… Ce cycle créé par Claudio Abbado et Paolo Grassi  avait contribué à ouvrir la Scala, et tout le monde sait qu’Abbado et Pollini allaient aussi jouer dans les usines au début des années 1970 . Autres temps…
En mars 1986 cela continua avec des sonates de Beethoven et Schubert, ou cet autre en décembre 1987 (un lundi, jour de concert à la Scala) dans un programme Beethoven Liszt totalement hallucinant, et cette incroyable combinatoire que fut un soir ce programme introuvable en janvier 1990: les 24 préludes de Chopin, la sonate n°1 de Berg, les Sechs kleine Klavierstücke  de Schönberg et trois mouvements de Petrouchka de Stravinski…

Claudio Abbado et Maurizio Pollini. J’ai cette photo devant mon bureau et chaque matin, je la contemple en me mettant au travail.

La même année, en 1985 quelques semaines après mon arivée,  ce fut mon premier concert où j’entendais Abbado et Pollini ensemble, dans le concerto en la mineur de Schumann, qui fut un enchantement, l’un des moments où je compris ce qu’était leur complicité, mais aussi le public de la Scala d’alors, un public familier, enthousiaste, assez jeune, un public de la cité, dans son théâtre, dans sa maison commune. Maurizio Pollini était milanais comme Abbado, et cela comptait énormément… Je feuillette les programmes et tout remonte à la surface…
Bien sûr par la suite, j’ai pu en tant qu’abbadien assister à des répétitions, et voir nombre de concerts aussi bien à Berlin qu’ailleurs et évidemment à Lucerne. Mais je reste attaché à ces années milanaises, qui enracinèrent ma passion et en firent ma vie.
Mais ce n’est pas à la Scala que j’ai été comme frappé par la foudre un soir de concert, c’était toujours à Milan, mais dans la grande salle Verdi du Conservatoire Giuseppe Verdi, où Pollini joua la deuxième sonate de Boulez. Une pièce d’une difficulté extrême, qui me secoua fortement, qui m’ouvrit à un répertoire encore inconnu, mais qui surtout me révéla cet art de Pollini fait d’exigence, de rigueur et aussi d’une certaine forme de simplicité. J’ai rarement entendu une salle aussi concentrée, et une explosion pareille à la fin de l’exécution. Et je me souviens de son regard un peu dubitatif et souriant. Ce fut pour moi fondateur. Par cette exécution, je lus tous les concerts de Pollini différemment. Il était devenu pour moi « autre ».
Pollini était une star, mais qui jamais ne se comporta comme une star, il avait aussi un côté lunaire, et était fortement soutenu, entouré, géré et protégé par son épouse Marilisa attentive à tout, il y avait chez lui un côté artisanal, modeste, qui se fondait dans la foule lors de manifestations à Milan ou ailleurs. Tout sauf mondain, tout sauf circuit médiatique.
Je me souviens lors d’un concert à Salzbourg, un concert ? Non, ce fut pour moi l’un des concerts d’une vie, le 15 avril 2001 où dans un programme Beethoven avec Claudio, il avait exécuté le concerto l’Empereur en première partie et où en deuxième partie Claudio avec les Berlinois éleva la Septième de Beethoven au niveau du miracle, qu’on entend seulement une fois dans une vie et qui avait provoqué larmes et enthousiasme du public de Salzbourg Pâques.
Nous croisâmes avec deux amis Pollini dans le couloir de la loge d’Abbado et nous le félicitâmes d’une exécution qui nous avait tous éblouis, et lui de répondre avec cette voix toujours légèrement bourrue. « Moi ? mais vous l’avez entendu LUI ? »
Une fois encore, un pan qui a construit, éclairé, balisé ma vie de mélomane s’en va. Dix ans après Claudio, il va le rejoindre au paradis des anges musiciens. Il nous laisse avec nos souvenirs, avec sa musique, avec des images émues, mais surtout avec la gratitude de nous avoir ouvert des chemins, fait entrevoir des interprétations autres, neuves, fait vivre la musique pour elle-même et d’avoir tant donné.
La grandeur simple de ce qu’est la musique avant toute chose.

Apostille (Dim.24 mars)
Je suis assez stupéfait voire écœuré de la manière dont certains grands médias dits main-stream ont ignoré le décès de Maurizio Pollini ou l’ont relégué. France Inter qui dans ses journaux cite de manière sans doute justifiée la disparition de Daniel Beretta, acteur qui doublait Schwarzenegger, mais ignore Maurizio Pollini, l’un des plus grands pianistes de notre temps et ce matin même, dimanche 24 mars dans Classique’n co, Anna Sigalevitch qui avait sans doute enregistré son intervention avant l’annonce, n’a même pas cru bon de faire ajouter au moins un petit mot préliminaire.
Le Monde, un journal qui se croit de référence titre  : « Maurizio Pollini, pianiste italien, est mort », avec un sens aigu de l’à-propos concernant un artiste de cette trempe. Mais il y a longtemps que Le Monde se fiche comme d’une guigne de la musique classique. Quant à Libération, la nouvelle est passée sous les radars… au moins dans les éditions en ligne qui titrent sur Laurent de Brunhoff (en une) et Daniel Beretta (en pages culture). Il faut attendre le lundi 25 au matin pour lire un article sur cette disparition…. Seuls ont sauvé l’honneur par leur réactivité  Les Échos (article de Philippe Venturini qui titre « le pianiste absolu ») et Le Figaro, qui tient en Christian Merlin une des dernières plumes compétentes en musique classique de notre presse écrite nationale font une place digne à cette disparition.

IN MEMORIAM SEIJI OZAWA (1935-2024)

© Shintaro Shiratori

Un des rares avantages  de la maturité (pour ne pas dire de la vieillesse) dans les moments où la disparition d’un artiste qui a accompagné bonne part de votre vie, est d’abord de se plonger dans ses souvenirs mais surtout à ce que  diffusait l’artiste en question à l’époque où on le découvrait et ce qui motivait la curiosité à l’entendre.
La deuxième observation concerne et ce qu’était le monde de l’opéra à l’époque et dans ce monde Seiji Ozawa.
Quel jeune mélomane d’aujourd’hui en allant à l’Opéra de Paris, peut bénéficier en fosse de chefs de l’envergure d’Ozawa ?

Le jeune mélomane que j’étais, et tous ceux de ma génération qui avaient la chance de vivre à Paris, ont notamment découvert Seiji Ozawa en fosse de Garnier : de 1977 à 1987, 8 apparitions. Dans La Damnation de Faust (1977, version de concert), L’Enfant et les sortilèges/Œdipus Rex (1979, Lavelli), Turandot (1981, Wallman), Fidelio (1982, Walsh), Tosca (1982, Auvray) soit deux fois dans la même saison, Falstaff (1982, Georges Wilson), Saint François d’Assise, création mondiale (1983, Sequi), Elektra (1987, Schneidman).
Pour être juste, Ozawa est apparu aussi plus tard en fosse à Paris, cette fois alternativement à Bastille et Garnier, dans Tosca (1995, Schroeter), Dialogues des Carmélites (1999, Zambello), La Damnation de Faust (2001, Lepage), L’heure Espagnole/Gianni Schicchi (2004, Pelly), Tannhäuser (2007, Carsen).
Ainsi nous pûmes entendre entre 1973 et 1987 à l’Opéra de Paris dans des représentations ordinaires et non exceptionnelles, outre Seiji Ozawa, Georg Solti, Josef Krips, Karl Böhm, Georges Prêtre, Claudio Abbado, Zubin Mehta, Lorin Maazel, Mstislav Rostropovitch, Christoph von Dohnanyi, Ghennadi Rojdestvensky, Horst Stein, Pierre Boulez, ou encore Marek Janowski, Silvio Varviso, Charles Mackerras, Michel Plasson, Peter Maag, Jesus Lopez-Cobos… qui peut dire mieux?
Les très grands chefs dirigeaient à l’opéra, à PAris ou ailleurs, en invités et pas comme directeur musical. Aujourd’hui ce n’est guère plus le cas, sauf à Vienne peut-être et cette année à la Scala qui affiche outre Chailly Thielemann et Petrenko.
Quand verra-t-on à Paris dans la fosse un Gatti, un Rattle, un Thielemann ? Aujourd’hui, les chefs d’envergure n’apparaissent plus en fosse qu’exceptionnellement (Rattle à Berlin) ou comme Directeur musicaux (Chailly à Milan, Gatti à Florence, Pappano à Londres, Nézet-Séguin au MET), les temps ont changé, et pas vraiment en bien.
Alors oui, Seiji Ozawa est essentiellement lié à mes vingt premières années de mélomane, et surtout à l’opéra, car outre à l’opéra de Paris, c’est à la Scala où je l’ai entendu le plus souvent, dans Eugène Onéguine (1986, Prod. Konchalovski), un plus surprenant Oberon de Weber (1989, Prod. Ronconi) , La Dame de Pique (1990, Prod. Konchalovski) et La Damnation de Faust (1995, Prod.Ronconi) .
C’est aussi à la Scala, à la tête de la Filarmonica della Scala que je l’ai entendu au concert le plus souvent dans des programmes divers et toujours passionnants comme ce programme fabuleux Stravinsky/Sibelius avec un Sacre du printemps tourneboulant et un concerto pour violon de Sibelius avec Viktoria Mullova, une musique que j’ai découverte à cette occasion et qui se concluait par Circus Polka de Stravinsky, ou cet autre programme Ravel (Daphnis et Chloé, Ma mère L’Oye)/Debussy (La Mer, Rhapsodie pour saxophone et orchestre, que j’entendais là encore pour la première fois), où son approche de La Mer, hallucinante de couleurs, et de vitalité, m’avait littéralement cloué au sein d’un « Festival Debussy » qui mettait fin à l’ère Abbado.

Obéron de Weber à la Scala © Lucaronconi.it

C’est lui qui a dirigé le rarissime Oberon de Weber début 1989, un répertoire où on ne l’attendait pas forcément qu’il avait déjà dirigé en 1986 au Festival d’Edimbourg et à Francfort. Avec Elisabeth Connell et Philip Langridge, dans une mise en scène de Luca Ronconi où il étonna bien des spectateurs par un rendu diaphane, léger, poétique, laissant les voix se déployer dans une œuvre difficile avec des dialogues nombreux d’où émanait une incroyable sensibilité, et en même temps une grande simplicité, sans affèterie, d’une pureté sonore fascinante.

On parle beaucoup de son rapport à musique française, mais j’étais très impressionné de son Tchaïkovski, qui m’a poursuivi au point que le dernier opéra où je le vis diriger fut La Dame de Pique en 2009 à Vienne, dans la mise en scène de Vera Nemirova, et une distribution moyenne, mais où sa direction était d’une intensité inouïe, étincelante et urgente, comme celle de la Scala de 1989, mais avec une distribution de rêve (Mirella Freni, Vladimir Atlantov, Maureen Forrester).

Eugène Onéguine à la Scala ©Teatro alla Scala

Une anecdote : j’étais à la Scala le mardi 17 juin 1986, première d’Eugène Onéguine, mise en scène Andrei Konchalovski, avec Mirella Freni, Benjamin Luxon, Neil Shicoff et Nicolai Ghiaurov. Tout le ban et l’arrière ban des loggionisti , les zadistes du poulailler et des places debout (dont j’étais un habitué au quotidien) étaient là pour entendre dans Tatiana Mirella Freni, chérie du public (qui allait être quelques années plus tard Lisa de Dame de Pique). L’entracte s’éternisait, à un point totalement inhabituel (près d’une heure), puis peu à peu les musiciens s’installèrent, discutant et tête basse.
Que s’était-il passé ?
C’était la coupe du monde de Foot 1986, France-Italie, la France venait de battre l’Italie 2-0, et tout l’orchestre avait, Ozawa permettant, regardé la fin du match avant de reprendre le spectacle. La tristesse des musiciens n’empêcha pas cet Onéguine d’être l’un des plus grands jamais entendus, avec celui de Jansons bien plus tard, avec un orchestre immergé dans la musique doué d’une énergie et une rage incroyables, sans doute pour noyer son chagrin.

1993 En répétition dans la Basilique de Saint-Denis (93), France. © Ouzounoff Stéphan / SAIF Images

On a beaucoup parlé de ses cheveux, mais je me souviens qu’Ozawa tranchait beaucoup par ses tenues (ça m’étonnait beaucoup, dans ma vision conformiste du rituel musical) avec les chefs de sa génération, même en fosse, – aujourd’hui c’est banal, mais pas à l’époque- et surtout toujours souriant, il irradiait la bienveillance. D’une énergie incroyable, faisant sonner l’orchestre (ah, Œdipus Rex !!) ou exaltant toutes les couleurs d’une partition (ah ! la même soirée, L’Enfant et les sortilèges) il exhalait sensibilité, gentillesse et humanité. On sentait que les musiciens se sentaient bien avec lui.
En parcourant ma vie de mélomane, je me suis aperçu en pensant à lui que j’avais entendu nombre de ses concerts et nombre d’opéras qu’il dirigea, que c’était toujours merveilleux, parce qu’il savait aussi créer une ambiance, mais paradoxalement, j’en ai peu parlé, alors que jamais il ne m’a déçu en concert.
J’ai relu par curiosité ce que dans Le Monde Jacques Longchamp (qui est à peu près le dernier vrai critique musical de ce journal) avait écrit sur la soirée L’Enfant et les sortilèges/Oedipus Rex. Après avoir par le menu décrit la mise en scène de Lavelli et les voix, il enterre avec panache la direction d’Ozawa d’une petite phrase après un très long article « avec l’orchestre de l’Opéra, aussi noir et brutal qu’il était chatoyant et félin chez Ravel, sous la direction superbe d’Ozawa. »

Alors je suis allé relire sa critique de Saint François d’Assise, plus longue encore, où tout est passé au crible – c’est une création mondiale (1983). Le jugement est positif, évidemment mais encore assez lapidaire en toute fin : « Saluons enfin la direction prodigieuse de Seiji Ozawa, qui a maîtrisé, assoupli, galvanisé ce gigantesque orchestre, pour nous offrir une vision lumineuse et pleine de paix, sans doute insurpassable, de cet ouvrage colossal. » Pas plus hier qu’aujourd’hui on ne passait beaucoup de temps sur le chef dans les critiques…
Ozawa était certes célèbre, fêté, mais pas vraiment médiatique à l’instar d’un Karajan par exemple, ou un Bernstein évidemment. Il était assez modeste, et peut-être cette modestie faisait qu’on oubliait quelquefois qu’il était grand, voire immense. Certains chefs sont devenus des mythes après 80 ans, Günter Wand, Herbert Blomstedt par exemple. Ce n’est pas le cas d’Ozawa, toujours très célèbre, mais pas forcément célébré. À Paris on était allé voir Turandot pour Caballé, Tosca pour Gwyneth Jones, Fidelio pour Vickers et Behrens, a-t-on oublié qu’en fosse il y avait Ozawa ?

Deux forts moments très différents l’ont inscrit dans mon panthéon personnel :

  • La création de Saint François d’Assise, de Messiaen qui n’a pas forcément été le triomphe absolu que l’œuvre a connu après Sellars-Salonen à Salzbourg, qui est sans doute (merci Mortier) ce qui a lancé vraiment la carrière de cet opéra neuf ans plus tard. La longueur de l’œuvre , son absence de forte dramaturgie, et surtout la mise en scène médiocre de Sandro Sequi avaient beaucoup refroidi les enthousiasmes. Le prêche aux oiseaux dans cette mise en scène statique et sans idées devenait presque un supplice. J’ai fermé les yeux, et je me suis concentré sur la musique, et là, un abîme nouveau s’est ouvert, grâce à l’orchestre de l’opéra, grâce à Ozawa qui faisait de ce tableau vivant le dernier chef d’œuvre de l’impressionnisme, délicat, violent, contrasté, coloré, infiniment varié : il m’a fait vraiment rentrer dans cette musique, l’a fait respirer, lui a donné de l’espace du rêve, a montré comment elle réussissait à transfigurer le réel…
  • Second souvenir, très différent. En visite chez une amie à Boston l’été 1982, je découvre qu’il va y avoir Fidelio au Festival de Tanglewood, le Festival d’été de l’Orchestre Symphonique de Boston, dirigé par Seiji Ozawa, avec Hildegard Behrens, à qui je voue un culte et qui m’a toujours bouleversé, et une gloire du chant américain en fin de carrière, le ténor James McCracken mais aussi Paul Plishka et Franz Ferdinand Nentwig alors très connus. J’ai loué une voiture et parcouru les 220 km de Boston à Lenox pour me retrouver dans ce lieu que seuls alors les américains pouvaient imaginer, au milieu des forêts, ce centre de musique au milieu duquel trône le « shed », le kiosque (Koussetvitski Music Shed), un immense hall couvert, mais ouvert sur les côtés, sans cloisons mais avec un toit, un immense kiosque effectivement, comme posé sur l’herbe, où 5000 personnes peuvent tenir, et assis ou couchés sur le gazon sur des chaises longues, on écoutait les concerts.
    C’est ainsi que arrivé assez à l’avance en ce soir d’août 1982, j’ai assisté à ce Fidelio où Ozawa et Behrens furent fêtés comme jamais, après une représentation généreuse, incroyable d’émotion, mais aussi de grandeur où Ozawa était détendu, souriant, visiblement heureux au cœur d’un public essentiellement composé de jeunes, merveilleux festival où grâce à lui ce soir-là, il faisait très bon vivre (même si un peu frisquet)..
    Voilà, cet heureux temps n’est plus et Seiji Ozawa a rejoint le groupe des anges musiciens du paradis.
Seiji Ozawa en 2015 récipiendaire du Kennedy Center Honors (Photo du State Department des États-Unis/domaine public)

 

IN MEMORIAM ROBERT BADINTER (1928-2024)

Sans doute les lecteurs de ce blog attendraient-ils un hommage personnel à Seiji Ozawa, dont on vient d’apprendre la disparition à 88 ans en ce 9 février, un monument de la direction musicale, immense figure d’un artiste humaniste entendu si souvent, à Paris, mais aussi à Boston et même à Tanglewood pour un Fidelio en 1982 avec Hildegard Behrens et entendu en 2009 pour la dernière fois dans une Dame de Pique fabuleuse à Vienne. Je l’ai beaucoup admiré, pour son énergie, pour sa jeunesse qui semblait éternelle, pour son humanité, et voir disparaître le même jour Seiji Ozawa et Robert Badinter, deux humanistes, deux irremplaçables qui sont chacun des modèles dans leur ordre fait très mal.
Mais si j’ai avec Seiji Ozawa une relation de mélomane dont je parlerai très vite, j’ai avec Robert Badinter une relation d’une autre nature.

Dans une autre vie, j’ai eu le privilège de le rencontrer et de discuter avec lui pendant plusieurs jours, alors que je dirigeais l’Institut Français de Heidelberg, entre 1991 et 1997.

L’Institut que je dirigeais, installé à l’intérieur de l’Université de Heidelberg, fêtait en 1994 son jubilé et avec nos partenaires allemands avec qui nous entretenions des relations étroites, nous cherchions une personnalité emblématique qui aurait été susceptible de marquer de sa présence la manifestation. Le consensus s’était fait autour du nom de Robert Badinter parce que, y compris pour nos partenaires, il était considéré comme une figure morale incontestable, une sorte de phare.
Robert Badinter était alors président du Conseil Constitutionnel et j’ai donc appelé son secrétariat pour l’inviter.
La première surprise, c’est que lorsque j’ai expliqué à sa secrétaire l’objet de mon appel, un échange étrange a commencé avec elle qui transmettait mes réponses à Robert Badinter, et à ma grande stupéfaction, il a fini par me prendre au téléphone directement, et je lui ai donc expliqué la raison de mon appel, de notre invitation, et lui m’a dit simplement : mais pourquoi moi ? Je lui ai expliqué l’insistance de nos partenaires et leur admiration, la mienne, et notre désir de marquer la fête d’un institut si lié et si intégré à l’institution allemande par la venue de quelqu’un qui nous paraissait une grande figure éthique mais aussi humaine et culturelle qui nous semblait plus que d’autres symboliser la France que l’on aime.

Je lui ai évidemment dit qu’il avait tout le temps pour donner sa réponse mais je lui ai confié notre vif espoir de l’accueillir. Et très simplement, après une ou deux secondes, il m’a répondu : « eh bien, je vais venir ! » En me remerciant de l’invitation.

Et tout dans ce voyage a été organisé très simplement. Je suis allé l’accueillir à l’aéroport de Strasbourg avec ma voiture et l’ai ramené à Heidelberg, distante de 130km.
Le contact a été immédiatement sympathique et sans façons, la conversation s’est engagée, et j’avoue qu’avec un tel passager, j’étais un peu secoué et ému et particulièrement attentif à la route (c’était le soir), mais Robert Badinter savait si bien mettre à l’aise qu’on n’avait pas l’impression de converser avec un homme de cette trempe et de cette importance.
La conversation a pris un autre tour très vite cependant lorsque nous avons passé le pont de Kehl, il m’a dit : « je me sens étrange, savez-vous que c’est la première fois que je mets le pied en Allemagne ? ». J’en étais stupéfait. Et jusqu’à Heidelberg nous avons parlé de la relation à l’Allemagne, la sienne, évidemment et la mienne dont il était très curieux, puisque j’y vivais et que mon père, d’origine juive avait choisi pour moi l’étude de l’allemand, en langue vivante I, en 1964, parce qu’il pensait que l’avenir était la relation entre la France et l’Allemagne et qu’il fallait faire confiance aux générations futures, le choix scolaire sans doute le plus heureux de ma vie.
En me posant des questions sur ma famille, il a évoqué la sienne, très simplement, et j’avoue que je ne peux évoquer sans émotion cette conversation initiale, entamée immédiatement sur l’essentiel, entrecoupée d’explications sur les villes auprès desquelles nous passions, Baden-Baden, Karlsruhe, Bruchsal…

Nous avions prévu des moments officiels, dont la réception dans « l’Alte Aula » de l’Université de Heidelberg, avec le décorum dû, et les autorités dont la Présidente de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe d’alors, Jutta Limbach, l’ambassadeur de France en Allemagne, François Scheer, un des très grands diplomates de l’époque et une prodigieuse intelligence, il y eut certes des repas officiels, mais aussi quelques repas en petit comité au cours desquels il racontait une foule d’anecdotes, avec un sourire permanent : ce contact avec l’Allemagne ne semblait pas lui avoir déplu.

C’était un invité très « facile », sans exigence aucune, disponible. Ayant eu à traiter d’autres personnages moins prestigieux, j’ai pu mesurer que l’exigence pouvait être quelquefois inversement proportionnelle à la surface réelle de l’invité.
Je le raccompagnai ensuite à l’aéroport de Francfort pour son retour à Paris, la conversation fut plus libre, plus « politique » aussi, sur la situation en France (c’était la cohabitation, l’époque Pasqua etc..) et d‘autres affaires de l’époque dont les médias se font écho. Je me souviens lui avoir confié ma déception quant à la politique éducative des socialistes, et je le vis sursauter, avec une pointe de tension « Pourquoi dites-vous ça ? ». On discutait avec chaleur, et lui commentait très positivement ce premier contact physique avec l’Allemagne. Lorsque nous nous quittâmes, il me dit sa satisfaction d’être venu et ajouta, « si vous avez encore besoin de moi, c’est quand vous voulez ».
Ces journées comptent pour moi parmi les moments les plus forts de ma vie. Je n’en ai jamais parlé, sinon à des amis proches :  on mesure très vite la profondeur d’un homme qui n’était pas vraiment en représentation, qui s’exprimait librement, et qui écoutait avec une telle attention ses interlocuteurs qu’on se sentait presque naturellement enclin à parler de choses enfouies, profondes, dans un moment à la fois exceptionnel (on comprend bien pourquoi), et qui semblait en même temps si naturel, si ordinaire, sans affectation ni distance.
J’ai voulu témoigner de ce souvenir aujourd’hui, où je me sens particulièrement triste, mais en même temps incroyablement privilégié d’avoir pu côtoyer quelques jours un être pareil. Et quand j’entends le rituel des paroles de circonstance qui inondent les ondes, même émises par les immondes, cela me pèse, parce que des Robert Badinter vont cruellement nous manquer dans le monde vers lequel nous filons. Le dernier des Lumières.

« LA VRAIE CULTURE FAIT SES PREUVES EN REMUANT LE COUTEAU DANS LA PLAIE », PAR SERGIO MORABITO

Ce n’est pas l’habitude de ce Blog, mais j’ai décidé de traduire et publier un article de Sergio Morabito, actuel chef-dramaturge de l’Opéra de Vienne, qui est aussi un metteur en scène multiprimé, bien connu depuis longtemps sur les scènes européennes ainsi que son compère Jossi Wieler avec qui il collabore depuis 1993.
Cet article, paru dans la revue de l’Opéra de Vienne
Opernring2 de décembre 2023, s’appuie sur l’exemple très récent du livre d’un romancier italien, Bernardo Zannoni, I miei stupidi Intenti paru en 2021 et traduit (entre autres) en France (sous le titre Mes désirs futiles) et en Allemagne en 2023, qui renferme un certain nombre d’étonnants clichés antisémites.

À partir de cette question, Sergio Morabito élargit la réflexion à la réception d’œuvres d’art (et notamment d’opéras) qui aujourd’hui sont supposées choquer un certain nombre de communautés, et de diversités… On a beaucoup glosé récemment en France sur ces nus du XVIIe siècle qui auraient choqué certains élèves de collège et sur l’autocensure de certains enseignants hésitant à présenter en classe certaines œuvres de peur de réactions, sans parler de l’attitude de Puffin, l’éditeur britannique de Roald Dahl, l’auteur bien connu de littérature-jeunesse, désirant réécrire certains de ses textes.
La réception de l’art et de la culture semble devoir être « modérée », et donc atténuée pour éviter de « heurter » les sensibilités.

Cet article passionnant nous a paru nourrir de manière aiguë et intelligente un débat sur l’art, l’opéra, la mise en scène, qui n’est pas récent (déjà Staline avec Lady Macbeth de Mzensk…) mais qui prend dans le contexte politique assez délétère de la période, une valence suffisamment forte pour que je propose ce texte à la réflexion et à la sagacité des lecteurs.

Sergio Morabito © Dmitry Kunayev

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« Ne fais pas confiance à un renard dans une verte prairie  » ou Le chemin vers l’enfer antisémite est pavé de bonnes intentions

par Sergio Morabito

I.

Un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 7 octobre de cette année documente, sous le titre Ein Fuchs namens Salomon, quelque chose d’incroyable. Il s’agit du premier roman I miei stupidi intenti [1](Mes désirs futiles, titre français[2] ) du jeune auteur Bernardo Zannoni. Publié en 2021 par une maison d’édition italienne de renom, il a reçu plein d’éloges de la part des critiques et de nombreux prix littéraires. Des traductions ont été publiées en France, en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis, elles sont annoncées pour d’autres pays ou espaces linguistiques européens – actuellement au nombre de sept – ainsi que pour la Turquie, et une version audio du livre est également déjà commercialisée en Allemagne.

L’original italien

Dans cette fable animalière, un renard qui a appris à lire grâce à la Torah joue le rôle principal. Il porte le nom de Salomon (souverain du royaume d’Israël unifié dans la Bible) et c’est un usurier malicieux et sournois : il lance son chien Gioele (comme Joël, le prophète de l’Ancien Testament) aux trousses des débiteurs en délicatesse, les suivant à la trace grâce à des échantillons de fourrure et les menaçant de mort. Il ne s’agit là que de la pointe d’un iceberg antisémite, dont l’article précité permet de prendre la mesure. La conclusion de la rédactrice : « Le roman contient de nombreuses représentations utilisées depuis des siècles pour décrire ce qui est supposé être typiquement juif »[3].

J’aimerais encore signaler une découverte fortuite qui attire l’attention sur l’origine du motif narratif actualisé par Zannoni : en 1936 est paru aux éditions Stürmer de Nuremberg le livre d’images Trau keinem Fuchs auf grüner Heid und keinem Jud bei seinem Eid (Ne fais pas plus confiance à un renard dans une verte prairie qu’au serment d’un juif) … En assimilant le renard et le juif, la fourberie attribuée au renard est transposée au juif, comme un guide de haine raciale pour enfants de six à neuf ans.

La traduction française

Aucune des voix critiques qui se sont élevées jusqu’à présent n’a pu arrêter la diffusion mondiale de cette fable animalière prétendument fondée en philosophie. Le seul résultat tangible de ces protestations est l’information bizarre donnée par la maison d’édition Rowohlt à la journaliste de la F.A.Z., selon laquelle elle a jugé « souhaitable pour l’édition allemande » de rebaptiser le renard « Fëdor », en accord avec l’auteur. D’autres retouches minimales peuvent être signalées : L’usurier a été transformé en prêteur sur gages par la version allemande[4], le sabbat, jour où il est interdit de ramasser du bois – conformément à un avertissement de la Torah cité dans le roman – est devenu un samedi[5], et la menace d’être battu comme « les Juifs battent les infidèles » a été tacitement effacée par la traductrice. À un moment donné, le renard dit qu’il a commencé à pratiquer l’usure en raison des enseignements de Dieu ; ceux-ci lui ont fait prendre conscience que la vie ne se résume pas à voler et à tuer. Le narrateur à la première personne commente : « Il me semblait que c’est justement ce qu’il faisait, masqué derrière un système plus complexe »[6]. La traduction camoufle : « Il me semblait qu’il avait trouvé sa vocation à l’aide d’un système plus complexe ». [7]

Comment cela s’accorde-t-il, se demande-t-on, avec ce réseau de plus en plus serré d’autocontrôle volontaire auquel les maisons d’édition et les rédactions se soumettent de plus en plus ? Avec l’action de ce que l’on appelle les « lecteurs en sensibilité », qui sont chargés par les maisons d’édition de lutter contre les éventuelles violations de toutes sortes de « sentiments » par les textes littéraires ? Comment se fait-il que la reconnaissance de l’antisémitisme se situe manifestement en dessous ou peut-être aussi au-dessus de ce radar ? Ce qui se passe actuellement autour du livre de Zannoni n’est-il qu’un de ces cas isolés souvent évoqués, un dérapage d’une ampleur regrettable ? Ou faut-il penser aux deux – la « lecture sensible » (sensitivity reading) et l’antisémitisme – pour comprendre ce qui se passe ici.

 II.

C’est le refus explicite des « lecteurs en sensibilité » de reconnaître et de faire valoir des critères artistiques qui a contribué à l’échec des maisons d’édition impliquées. Il s’agit donc d’une déclaration de non-responsabilité paradoxale des « lecteurs en sensibilité » vis-à-vis du caractère artistique des textes qu’ils rédigent. Ceux-ci sont uniquement mis à l’épreuve d’une communication irréprochable et respectueuse envers le consommateur potentiel. Bien sûr : « Nulle part, face à une œuvre d’art ou à une forme d’art, la considération de celui qui la reçoit ne se révèle fructueuse pour sa connaissance »[8].  La pratique artistique se définit précisément par le fait qu’elle se détache de la communication directe et qu’elle fait fi du consommateur sans le moindre égard. À savoir en créant un champ symbolique et en jouant avec, où rien n’est ce qu’il paraît être dans la réalité. Pour découvrir ce à quoi renvoie un texte littéraire, il faut recourir à l’interprétation – une technique culturelle précieuse qui sonde la « valeur de l’entre-deux », c’est-à-dire la valeur (lat. pretium) de ce qui n’est dit ou suggéré qu’entre (lat. inter) les signes, entre les lettres, entre les lignes : le non-dit, les espaces vides.

Les récits antisémites tenaces que le récit de Zannoni a absorbés échappent à la perception du lectorat en sensibilité, car son système de coordonnées est étranger à l’art. En tant que tel, il est incapable de recevoir ce qui n’est pas clairement et directement exprimé. Il se contente d’ajuster bureaucratiquement les textes à ce qu’on imagine être ou devoir être la réalité du lecteur. Les mots ne sont pas compris comme des éléments au sein d’un jeu de langage, mais sont saisis et cloués dans leur prétendue univocité. Ce n’est pas très différent de la manière dont les moteurs de recherche passent au peigne fin les prétendues violations de règles sur la toile – ou de la manière dont le titre d’un roman, Les Versets sataniques, permet de conclure que l’incarnation de Satan est derrière tout cela. Il en résulte que la « licence poétique » est certes de moins en moins tolérée aujourd’hui, mais qu’elle peut apparemment s’épanouir de manière totalement décomplexée et sans frein dans un texte saturé d’antisémitisme comme les Stupidi intenti..

Mais il ne s’agit pas seulement d’un « péché par omission » du comité de lecture qui aurait omis de percevoir l’ombre antisémite du livre. Il s’agit plutôt du fait que certains des critères régulièrement apostrophés comme « woke » ne sont pas seulement aveugles à l’antisémitisme, mais sont eux-mêmes structurellement antisémites. Pour s’en rendre compte, pas de nécessité que des cercles qui se considèrent comme libéraux de gauche soient impliqués dans le retour de bâton antisémite global auquel nous assistons. Il aurait suffi d’analyser le concept d’identité des politiciens identitaires, qui coïncide de manière surprenante avec celui des identitaires de droite.

En effet, ces deux groupes ne conçoivent pas l’identité comme dynamique et mouvante, jamais identique à elle-même, toujours contradictoire et en perpétuel déploiement et réinvention, mais ils interprètent à tort ce mot comme une catégorie essentialiste et classificatoire. C’est pourquoi la définition d’unités identitaires sans cesse renouvelées par certains milieux académiques et actionnistes est aujourd’hui structurellement indiscernable des néologismes racistes tels que « juif complet, demi-juif, quart de juif » ou « huitième de juif » : Ces derniers visent à une identification policière univoque, les premiers à une offre d’identifications non moins univoques. La saisie du profil sur mesure du destinataire par les agences de la diversité se donne ainsi le masque d’un service au client. Mais derrière la création de l’offre individualisée, les contours du futur État de surveillance sont déjà reconnaissables à l’œil nu. Le marquage forcé du statut du locuteur s’inscrit également dans ce contexte. Un tel « marquage » disqualifiait les textes des auteurs juifs dans les années 30 et 40, sans même que leurs concitoyens aryens aient à faire l’effort de les lire, et encore moins de les comprendre.

Et personne n’a-t-il encore remarqué que le spectre de « l’appropriation culturelle » fait partie du noyau dur des maux domestiques antisémites hérités ? Le juif en tant que parasite, qui se nourrit de la culture de celui qui l’accueille en l’imitant, sans être capable d’une création artistique autochtone ? Dans les deux cas, s’affirme l’hypothèse folle que la culture est quelque chose d’identique à soi-même, qui représente une possession inaliénable, qui peut être transmise et héritée par l’appartenance à un collectif, dont on est donc doté par la naissance et dont l’accès par des « étrangers à l’espèce » doit être puni. C’est du racisme pur et dur qui parle ici de la tribalisation de la culture. Que tôt ou tard, il ait dû (re)découvrir le juif comme l’ennemi ne doit surprendre personne.

Mais il n’y a pas d’identité culturelle, comme l’a expliqué François Jullien dans son livre éponyme[9] : toute culture est appropriation, inlassable appropriation individuelle – ou n’est pas.

 

III.

Pourquoi cet essai paraît-il dans la revue d’une maison d’opéra ?[10]  Parce que les opéras sont eux aussi de plus en plus pris dans l’engrenage des stratégies capitalistes d'(auto)marketing des „Diversity- und Empowerment-Trainern“ (formateurs en diversité et responsabilisation). Même si leur contribution à la résolution de problèmes sociaux et institutionnels est bienvenue, elle devient problématique lorsqu’ils s’imaginent être qualifiés pour accéder sans difficulté à des questions esthétiques complexes.
À la fin des années 70 et au début des années 80, l’Opéra de Francfort, sous la direction de Klaus Zehelein, avait fait œuvre de pionnier en créant une offre pour les écoles, qui conduisait à des représentations et les élargissait par des activités complémentaires. Leur succès a contribué à ce que les programmes pour enfants et adolescents soient aujourd’hui une évidence pour tous les opéras. Mais dès les années 1990, Zehelein a constaté une évolution inquiétante : certains médiateurs considéraient que faire découvrir aux adolescents la particularité de l’expérience esthétique était moins leur mission que de peser pour que l’art soit subordonné aux objectifs de la didactique socio-pédagogique.

Bien entendu, les deux sphères ne s’excluent pas l’une l’autre, tout au contraire : une conscience accrue de l’interaction sociale du travail lyrique – la forme d’art la plus collective par excellence – se transforme régulièrement en plus-value esthétique. Le problème commence à partir du moment où les deux sphères – sociale et esthétique – ne sont plus perçues et réfléchies comme distinctes.

S’inspirant de l’agenda de la « Critical Whiteness », c’est-à-dire de l’étude de la « blancheur critique », les opéras du répertoire de base sont révisés sous le mot d’ordre « Critical Classics » conformément à certaines exigences idéologiques et morales. Il s’agit d’adapter « à nos standards » les textes historiques et les partitions d’opéras souvent joués et de les débarrasser de ce qui est « inactuel ». L’objectif est notamment de « débarrasser complètement La Flûte enchantée de tout langage discriminatoire »[11]. Les fonctionnaires en herbe ne se doutent pas que, loin de rompre avec la mauvaise tradition de la transmission de l’opéra, ils la poursuivent, dans une « attaque du présent contre le temps qui reste »[12]. Car il est absolument faux d’affirmer que les « œuvres » sont sacralisées par le monde lyrique : Les bases textuelles et musicales sont et ont été constamment manipulées, ce qui n’est pas conforme est passé sous silence ou systématiquement ignoré et la superstructure idéalisante des interprétations traditionnelles est confondue avec la chose elle-même.  Le fascisme et le stalinisme à leur époque ont retouché tous les opéras traditionnels en fonction de leur agenda idéologique et d’un classicisme académique, et ont ainsi façonné les attentes de générations entières, jusqu’à aujourd’hui. Il n’y a qu’une chose à faire pour le contrer : revenir à la lettre de l’original en exposant les stigmates reniés.

Il convient de rappeler, avec Walter Benjamin, qu’aucun bien culturel « n’est un document de culture sans être en même temps un document de barbarie »[13]. Ce sont justement les aspects compromis des opéras traditionnels qui sont décisifs. Ces opéras ne peuvent en être « purifiés » sans qu’ils deviennent esthétiquement muets. Leur mise en scène doit certes être mesurée à l’aune de la question de savoir si elle « reproduit la discrimination en soi » ou si elle « reproduit la discrimination pour éclairer », comme l’a récemment distingué le sociologue Klaus Holz : il est possible de « reproduire des stéréotypes antisémites pour les présenter, les déconstruire et les exposer à la critique afin de montrer qu’ils sont faux »[14].  C’est seulement et précisément cette confrontation avec des points de douleur historiques qui confère de la validité à une réalisation scénique. Le théâtre ne doit pas confondre politique symbolique à bon compte avec exploration esthétique, mais il doit essayer d’être à la hauteur de sa mission artistique, « ne craignant pas la vérité impure », « ne cachant pas tout qui n’a pas affleuré »[15]. C’est sur leur représentation que l’art théâtral actuel doit faire ses preuves.

L’évocation de soi-disant chefs-d’œuvre est dénuée de sens et de contenu si elle n’est pas une expérience et une réflexion sur la présence du passé, qui se révèle joyeusement dans le jeu déchaîné des forces théâtrales avec les impositions, les contradictions, les lacunes et les ruptures de la tradition. On peut et on a le droit d’échouer artistiquement, il n’y a aucun problème, mais si l’on n’affronte pas l’histoire de la violence gravée dans les œuvres, et qu’on l’occulte, on se prive de toute prétention artistique. Si une visite au théâtre n’est plus déstabilisante, on peut s’en passer : « C’est d’ailleurs largement la même chose, percevoir quelque chose et percevoir quelque chose d’inquiétant ! A la perception de ce qui n’est pas inquiétant répond l’oubli immédiat. En fait, on ne perçoit rien du tout ; ce qui signifie en d’autres termes qu’il existe une relation intime entre la perception et la douleur »[16].  Il faut donc aussi, par exemple, regarder l’antisémitisme de Wagner droit dans les yeux quand on met en scène ses drames musicaux. Sinon, ses messages continuent d’agir de manière subreptice, comme c’est le cas dans le livre qui a servi de point de départ à nos réflexions et dont l’auteur n’était soi-disant pas conscient de l’ampleur de son degré de contamination.

Ce sont toujours les régimes totalitaires qui tentent de camoufler la contamination de l’art par la barbarie qu’ils pratiquent eux-mêmes : L’État meurtrier russe, en route vers la dictature au début des années 2000, a attaqué l’art rebelle pour « atteinte aux sentiments des croyants ». La vraie culture fait ses preuves en remuant le couteau dans la plaie et en la rendant productive, supportant et tenant en éveil l’échec de ses utopies et le regard sur ses propres abîmes et implications historiques. Faute de quoi, tout se répète.

[1] Bernardo Zannoni, I miei stupidi intenti, Sellerio, 2021

[2] Bernardo Zannoni, Mes désirs Futiles, trad. Romane Lafore, La table ronde, 2023 (NdT)
Edition allemande, Mein erstaunlicher Hang zu Fehltritten, Trad Julika Brandestini, Rowohlt, Hamburg, 2023

[3] https://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/antisemitismus-buch-meine-toerichten-absichten-ist-voller-klischees-19224416.html

[4] La version française traduit « usuraio » (original italien) par « prêteur » (Mes désirs futiles, op.cit. p.36). (NdT)

[5] Le texte italien est « sabato », c’est à dire samedi mais qui peut aussi être aussi « shabat » – le mot italien est mimétique- ce qui laisse l’initiative au traducteur … (I miei stupidi intenti, Sellerio, p.60 (NdT)

[6] La traductrice française propose : « Il me semblait portant que c’était ce qu’il faisait, mais en le justifiant derrière un système plus complexe ; » (Mes désirs futiles, op.cit. p.65). (NdT)

[7] Il faut également mentionner le fait que « Salomon » a trouvé la Torah en sautant sur un pendu dont elle était tombée de sa poche. Le personnage néo-testamentaire de Judas Iscariote, qui selon Matthieu s’est pendu lui-même après avoir rendu son salaire pour avoir trahi Jésus, a été compris comme une « unité de fait » avec le peuple juif, par la « religiosité populaire » catholique (dans les jeux de la Passion) ainsi que par Martin Luther (d’après Mirjam Kübler, Judas Iskariot – Das abendländische Judasbild und seine antisemitische Instrumentalisierung im Nationalsozialismus, Waltrop 2007). (d’après Mirjam Kübler, Judas Iscariote – L’image occidentale de Judas et son instrumentalisation antisémite dans le national-socialisme, Waltrop 2007).

[8] Walter Benjamin, Die Aufgabe des Übersetzers (1921/23), zitiert nach: Ders., Illuminationen, Frankfurt 2001

[9] François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle, , L’Herne, 2016, 93p.

[10] Première parution dans le numéro de décembre 2023 d’Opernring2, la revue de l’Opéra d’État de Vienne

[11] Citations tirées du procès-verbal des résultats du Groupe de travail « Théâtre musical » de la Dramarturgische Gesellschaft (Société dramaturgique) du 24 octobre 2023

[12] D’après le titre du film d’Alexander Kluge (1985) : Der Angriff der Gegenwart auf die übrige Zeit (l’attaque du présent contre le temps qui reste)

[13] Über den Begriff der Geschichte (1940)(Sur le concept d’histoire) cité par : .W.Benjamin, Illuminationen, Frankfurt 2001

[14] https://www.hna.de/kultur/documenta/interview-mit-klaus-holz-zu-antisemitismus-und-der-documenta-15-91799950.html (interview en langue allemande)

[15] Heiner Müller, Der Horatier (1968), Berlin 2011 (Horace, sur les Horaces et les Curiaces)

[16] Albrecht Fabri, Variation über den Ruhm (1954) (Variations sur la gloire), cite par: Variationen, Wiesbaden 1959

MA PLANÈTE ABBADO. DIX ANS DÉJÀ

© Silvia Lelli

Les coffrets-hommages se sont accumulés, Arte propose un cycle de concerts et un documentaire, les articles continuent de paraître, les tweets (ou X) signalent l’événement : Claudio Abbado nous a quittés le 20 janvier 2014, il y a dix ans.
Ainsi le Teatro alla Scala s’y associe en ayant présenté le 19 janvier deux ouvrages,
– une chronologie de tous ses concerts, Mauro Balestrazzi Claudio Abbado Nota per Nota, Una cronologia artistica


– Un livre d’Angelo Foletto Ho piantato tanti alberi, Claudio Abbado, Ritratti recensioni interviste.

Toutes ces manifestations qui montrent que Claudio Abbado n’est pas oublié font évidemment très plaisir. Toutefois, au milieu de la folie commémorative qui saisit tous les domaines de l’activité, dont l’activité culturelle, je crains un peu que marquer les dix ans de la disparition de Claudio Abbado ne soit pour le mélomane lambda qu’une ligne supplémentaire sur la liste assez fournie des chers disparus à honorer.
Pour un Angelo Foletto qui a suivi depuis longtemps la carrière de Claudio et qui a rendu compte de nombreux concerts, combien d’articles kilométriques qui usent de l’encre plus pour profiler le signataire que pour honorer de manière sentie la mémoire d’un monument qui continue de nous marquer, de nous accompagner et de nous nourrir.

Quand on a l’écouté pour la première fois à 23 ans et qu’à 32 ans, on a senti que quelque chose basculait dans sa propre existence de mélomane parce qu’avec Claudio ce n’était pas comme avec tous les autres, même les plus grands, parler de Claudio, c’est forcément parler de soi.
Avec Claudio c’était différent.
Différent parce qu’un concert ou un opéra dirigé par Claudio déjà aux temps où il animait la Scala était si spécial que toute exécution favorisait les échanges et la naissance des amitiés : bonne part des amitiés italiennes que j’ai nouées dans les années 1980 l’ont été autour de Claudio. Malheureusement, je suis arrivé à Milan dix-huit mois avant son départ et je n’ai vécu que très partiellement l’Abbado milanais, même si en « touriste », j’avais déjà effectué tant de voyages vers la capitale lombarde depuis Paris pour écouter par exemple un Boris ou un Lohengrin.

Quand il a quitté Milan, en 1986, sur un inoubliable Pelléas et Mélisande (mise en scène d’Antoine Vitez) plusieurs d’entre nous avons évidemment décidé de suivre autant que possible son travail à Vienne. Il fut ainsi l’occasion, bien avant les fameux Abbadiani itineranti, de voyages fous. Alors ce furent des nuits de voiture entre Milan et Vienne, des arrivées au petit matin, des retours aussitôt après la représentation pour revenir frais et dispos à Milan et reprendre le travail. Les dates des opéras à Vienne rythmaient nos agendas… et les nuits (à quatre dans une 205, bénie soit-elle) passées à écouter des cassettes et discuter passionnément de ses approches restent des souvenirs émerveillés.
Claudio a été le facteur d’une construction intellectuelle, culturelle et musicale, le déclencheur de curiosités : aurais-je suivi Prometeo de Nono en 1984, me serais-je plongé dans l’univers viennois des débuts du XXe, ou dans les symphonies de Mahler (qui dans ces années-là commençaient à essaimer les programmes, sans rien de comparable à la situation d’aujourd’hui) et dans l’ouvrage monumental d’Henry-Louis de La Grange qui venait de paraître, sans les discussions passionnées autour de ses interprétations et de nos découvertes. Une exécution de Claudio nous invitait à poursuivre, à approfondir, à réécouter si le concert était donné plusieurs fois : ce fut mon école de musique, mais aussi un élargissement culturel incroyable.
Éduqué et formé en France, cette dernière restait le centre référentiel de ma culture et de mes lectures. À Milan par « ruissellement » né des regards sur les programmes d’Abbado et par les échanges permanents avec mes amis, je me suis plongé dans ce qu’on ne considérait pas alors en France à sa juste valeur, la culture Mitteleuropa. Abbado, Mahler, Mitteleuropa, c’est tout un parcours et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Arrivé pour travailler à Milan en 1985, j’ai découvert fasciné des auteurs qui en France n’étaient même pas traduits, et que j’ai lus en italien puisqu’en Italie la politique de traduction était bien plus active qu’en France. C’est ainsi que je me suis jeté entre autres dans le Mahler d’Adorno en italien.

Tout cela pour souligner que Claudio n’est pas un chef, mais une planète autour de laquelle plein d’éléments se sont ordonnés dans la vie de tous ceux qui fidèlement l’ont suivi, jamais comme des fanatiques qui acceptaient tout sans discuter, mais au contraire des pointilleux qui sans cesse se demandaient pourquoi tel choix plutôt que tel autre, quel effet plutôt que tel autre et qui ensuite allaient dans les livres humer, chercher, vérifier tout en discutant sans cesse passionnément et allaient jusqu’à l’interroger quand quelque chose trottait dans la tête de manière obsessionnelle.
C’est ainsi que se sont formés – au propre et au figuré-  les abbadiens, bien avant la naissance de l’association des Abbadiani Itineranti (Club Abbadiani Itineranti, CAI).
Claudio qui n’avait pas un caractère spécialement facile était néanmoins ouvert, accessible, presque jusqu’à la dernière période de sa vie. Lorsque j’allai à Tokyo où il dirigeait Tristan und Isolde, juste après son opération du cancer et encore très fatigué et complètement décharné, il reçut dans sa loge gentiment les membres japonais du CAI après la représentation alors qu’il était épuisé.
À Berlin, comme partout ailleurs et notamment à Lucerne, on accédait à sa loge, facilement. Cela peut paraître singulier, aujourd’hui où les accès se sont considérablement réduits pour des raisons de sécurité ou autres, qu’une telle star ait pu être aussi disponible après les concerts. Il restait aussi assez disponible d’ailleurs pour l’accès aux répétitions. Tout cela a évidemment alimenté la relation affective entre lui et nous.

© Cordula Groth

Ma Planète Abbado, cela veut dire aussi satellites, nous avons aussi connu autour de lui les musiciens qui l’ont souvent accompagné, Berliner Philharmoniker, Lucerne Festival, Mahler Chamber Orchestra etc… Nous en avons connu beaucoup quand ils étaient tout jeunes dans le GMJO, GustavMahler JugendOrchester et puis ensuite suivi dans leur parcours et leur carrière. Là encore, c’est la planète Abbado qui se reforme lorsque nous croisons aujourd’hui ces « anciens » qui furent jeunes et avec qui nous avons un passé profond ressenti par tous au-delà des parcours et des destins. C’est encore Planète Abbado lorsque nous allons entendre le Mahler Chamber Orchestra et le Chamber Orchestra of Europe, même si la composition de ces orchestres a profondément changé
Alors oui, Claudio nous quittés il y a dix ans. Mais les planètes sont éternelles…
Mais nous a-t-il quittés vraiment ? Ils sont rares, les jours où il ne surgit pas au détour d’un concert (inévitables souvenirs et comparaisons) ou autour d’un opéra comme le dernier Don Carlo scaligère, autour d’une lecture, ou évidemment d’un souvenir. Je relisais quelques pages de Gustave Thibon il y a quelques jours me souvenant que c’est en découvrant un de ses ouvrages dans sa loge au moment où il préparait Parsifal que je m’y suis plongé. Il m’est par exemple impossible d’aller voir à la Scala le prochain Simon Boccanegra, même mis en scène par son fils Daniele
D’abord parce que je suis comme tant d’autre attaché à la production Strehler, découverte avec Claudio à Paris, vue et revue jusqu’en 1990 à Vienne, qui n’a jamais été remplacée : aucune des productions (dont celles qu’il a dirigées ensuite à Ferrare ou à Salzbourg) vues depuis ne m’a convaincu, tant c’est une œuvre difficile. Et je reste sur l’idée que la vision très humaniste de Strehler (1971) à la fois poétique et politique, n’a rien perdu de son actualité, ni même de son acuité, dirais-je, et que l’on n’a pas réuni depuis une distribution qui puisse faire écho même lointain aux « grandes » années. Alors je me réfugie dans ma planète, la vidéo parisienne, que je possède par miracle, et celle de la RAI à la Scala.

Ma Planète Abbado, c’est aussi inséparable d’un intérêt pour le monde qui ne l’a jamais quitté, pour la diffusion musicale au-delà des salles « dédiées », pour les jeunes (jusqu’aux dernières années, avec ses hivers passés au Venezuela, au cœur du Sistema à la tête de l’orchestre Simon Bolivar), c’est aussi le foot, et l’écologie, comme cette demande à la ville de Milan de planter 100000 arbres, c’était aussi sa défense obstinée de Cuba, qui choquait quelques-uns d’entre nous, aussi abbadiens qu’anticastristes.
Ma Planète Abbado, c’est aussi une manière douce et têtue de dire non, non aux Wiener Philharmoniker en 2000 en refusant de diriger à Salzbourg à leurs conditions, non au retour à Milan jusqu’à 2012, non aux Berliner de faire plus d’un concert par un après son départ, et son premier non, lui, jeune chef de 32 ans, à Karajan pour diriger Cherubini à Salzbourg, imposant (déjà) la Symphonie « Résurrection » de Mahler en août 1965.
Claudio resta fidèle à une trajectoire, et ne s’en détacha jamais.

Ma Planète Abbado, ce sont aussi ces dix ans depuis qu’il nous manque, qui n’ont rien effacé des amitiés tissées, ni de leur vivacité. Nous ne nous retrouvons pas en anciens combattants nostalgiques, mais toujours à l’affût de nouvelles ouvertures musicales et scéniques, car si Claudio nous a fait un formidable cadeau, c’est la curiosité qui aiimente sans cesse notre esprit critique et nos discussions enflammées, et une disponibilité pour tous les possibles.
Ma Planète Abbado, c’est l’opposé de l’immobilisme et de la contemplation nostalgique. Chaque partition, même celles qu’il avait dirigées tant de fois, quand elle était reprise, l’était comme si elle était neuve, comme si elle était autre, je cite pour mémoire ces formidables exécutions de la Symphonie Fantastique de Berlioz à Berlin, le dernier programme qu’il y dirigea en mai 2013, (voir compte rendu dans ce blog), littéralement jamais dirigées de cette manière alors que la Fantastique avait été au programme quelques années auparavant à Lucerne. Il y avait quelque chose de jeune, de vivifiant, d’optimiste dans cette manière de rouvrir les partitions, qui fascinait musiciens et auditeurs. Abbado était toujours neuf.

Alors oui, Ma Planète Abbado, c’est un Claudio est toujours là, en creux, avec moi, avec nous, il restera « il nostro » comme nous l’avons toujours appelé, dans la simplicité qui a dominé tous les rapports humains autour de lui. Sans en parler sans cesse, mais sans jamais qu’il ne quitte notre univers, il nous a fait grandir et continue de nous faire grandir ayant fait de nous des spectateurs et des auditeurs avertis, il a sans même le vouloir, créé une sorte de système autour de lui, un tissu de relations humaines, et intellectuelles qui lui survit, au-delà de l’œuvre musicale immense.
Enfin last but not least, il est à l’origine de ce nom « Wanderer », puisqu’un jour où je lui disais mon regret de ne pas l’avoir vu diriger le Ring, il me répondit, après m’avoir dit comme d’habitude « demain ! » en souriant quand je lui posais ce type de question (sur Don Carlos en Français, sur Meistersinger)   « mais vous le CAI (le Club Abbadiani Itineranti) c’est vous les Wanderer. ».
Alors , dix ans déjà, certes, mais y-a-t-il quelque chose à célébrer quand Claudio reste mon, notre quotidien en continu ?

© Cordula Groth

IN MEMORIAM JORGE LAVELLI (1932-2023)

Au milieu des polémiques sur les metteurs en scène à l’Opéra disparaît l’un de ceux qui créa un scandale mémorable à l’Opéra de Paris lors de la première de « Faust » de Gounod le 3 juin 1975 (je me souviens que le rideau qui se levait lentement sur une scène du jardin entre les draps étendus avait provoqué dans le public parisien toujours aux avant-postes de la modernité une syncope dont peu se relevèrent notamment après le chœur « Gloire immotelle de nos aïeux » et suscité un retentissant « Bien fait pour Gounod ! » venu des hauteurs de la salle.
En même temps et bien malgré lui, ce « Faust » dès les premiers jours montra la force d’une mise en scène à l’opéra, indépendamment des décors.
En effet, une grève des techniciens éclata aussitôt après la première, pour empêcher les représentations de ce spectacle si emblématique et au décor (de Max Bignens) si impressionnant et lourd : la seule coupole de verre et de métal qui couronnait l’espace vaguement Baltard conçu par le décorateur (la mise en scène situait l’œuvre au XIXe, à l’époque de la création) avait un poids énorme.

Faust (Opéra de Paris, 1975), scène de la Kermesse

Du côté syndical on avait donc cru que sans ce décor si important, la direction annulerait les représentations.
Rolf Liebermann en décida autrement : il maintint les représentations qui se déroulèrent sur plateau nu, mais en costumes, et avec la mise en scène, sous un calicot de la CGT…
Gedda, inoubliable Faust, ouvrit ainsi l’opéra dont le premier mot est « rien » et se mit à rire et le public avec devant ce plateau nu : la partie était gagnée.
À la stupéfaction générale, sans décor et avec un minimum d’accessoires, la mise en scène tint si bien que le public à qui l’on proposait en raison des circonstances le remboursement des places continua de venir et la grève s’éteignit après la troisième soirée « nue » le 11 juin. C’était la preuve qu’une grande mise en scène, malgré les circonstances hostiles, tenait le coup : le scandale initial mené par les barbons de service allait tourner au triomphe, puisque cette production fut emblématique de l’Opéra de Paris jusqu’à 2003, et qu’elle aurait pu encore tenir des années encore.

Voir et revoir ce spectacle (reprise automne 1975, direction Charles Mackerras, avec Gedda, Freni, Soyer) sur Youtube

Je suis très touché par cette disparition, les lecteurs de ce Blog et du site Wandereriste.com savent que je cite souvent Lavelli, dont les spectacles à l’Opéra de Paris ont enchanté mes débuts de mélomane et de fan d’opéra.

L’Enfant et les sortilèges (1979)

Plusieurs spectacles et images me restent encore particulièrement vifs, comme cet « Enfant et les sortilèges », accouplé à « Œdipus Rex » de Stravinski en 1979 (avec Maria Casarès en récitant) sous la direction de Seiji Ozawa (on savait vivre à l’Opéra de Paris à l’époque). Comment cette production de « L’Enfant et les sortilèges » (venue de la Scala où elle était présentée avec « L’Heure espagnole ») a-t-elle pu rester au répertoire seulement deux saisons et disparaître ensuite est un mystère que seule l’imbécillité humaine peut expliquer.  C’était une production qui aurait pu émerveiller des générations d’un public jeune ou moins jeune, d’une fraicheur, d’une inventivité, d’une légèreté inoubliables.

Venue de la Scala encore, « Madama Butterfly » en 1978, en remplacement de la « Dame de Pïque » de Youri Lioubimov annulée à la suite d’une cabale de la nomenklatura d’URSS contre la mise en scène de celui qui était l’enfant terrible du théâtre russe (on voit de qui vient le combat contre les metteurs en scène novateurs…) à qui l’on a refusé le visa pour monter le spectacle.

Madama Butterfly, entrée (livraison) de Butterfly (1978)

Qui a vu la production de Lavelli se souvient de l’arrivée de Butterfly dans un panier d’osier et liée par un gros nœud rouge, comme un cadeau chosifié fait à Pinkerton et de tout l’opéra où elle reste enfermée dans son cylindre de tulle comme isolée du monde et dans son monde de rêves sauf au moment où elle croit au retour de Pinkerton au deuxième acte et que le cylindre se lève sur la baie de Nagasaki illuminée, une image bouleversante, jusqu’à sa mort déchirante où elle s’enroule dans un drap rouge sang tendu par son enfant aux yeux bandés, une fin à la Wozzeck, comme l’écrivit à l’époque Jacques Longchampt dans Le Monde.

 

Pelléas et Mélisande (1977)

Enfin, dernier choc à l’Opéra de Paris, « Pelléas et Mélisande », dirigé par Lorin Maazel en 1977, création à l’Opéra de Paris (c’était une œuvre réservée à l’Opéra-Comique où elle a été créée) qui fut pour moi une révélation, musicale d’abord, tant la direction claire, lumineuse de Lorin Maazel m’aida à pénétrer cette musique encore mystérieuse à mes oreilles, et scénique, entre rituel, conte de fées sombre et histoire simple, avec ce château étonnant, l’arrivée de la mare en forme de miroir apporté par des femmes presque prêtresses,

L’arrivée de la mare-miroir

le tunnel formé par un long drap dans lequel Pelléas et Mélisande s’enfermaient, histoire simple et triste dans une ambiance uniformément sombre et noire, encore une production qui aurait pu tenir des décennies tant elle était forte et suggestive, et qui ne survécut pas à la période Liebermann…

Idomeneo (1975)

Mais il y eut dans cette période aussi d’autres chocs, dont le premier choc, « Idomeneo », à l’époque si rare en France, présenté d’abord à Angers, puis dans pas mal de villes de France, un enchantement d’images simples sans aucun décor lourd, et à l’inverse, l’énorme « Fidelio » toulousain de la Halle aux grains, où le public était partie prenante, dans un décor englobant, on dirait aujourd’hui immersif, ou les spectacles de théâtre qu’il créa à la Colline, dont il inaugura comme directeur les nouveaux murs où je vis notamment « Opérette » de Gombrowicz, un de ses auteurs fétiches au théâtre.

Il y eut d’autres spectacles à l’Opéra de Paris, comme « Dardanus » de Rameau avec son énorme monstre gonflable, « Salomé » de Strauss et ailleurs, à l’espace Cardin un « Orphée aux Enfers » assez délirant en 1984.
Mon parcours Lavellien s’est terminé par « La Veuve Joyeuse » à l’Opéra de Paris, dont je rendis compte dans ce blog.

Jorge Lavelli a été pour moi avec Chéreau, l’un des révélateurs de ce qu’est la mise en scène et notamment de son importance à l’opéra. Ils ont transformé chacun ma vie de spectateur, et donc ma vie intellectuelle, en me montrant les dimensions cachées du théâtre, en cela ils ne cessent de m’accompagner. Lavelli n’était ni un historien, ni un idéologue, mais il cherchait à traduire une vérité des œuvres par une variété d’approches qui pouvait aller de l’abstraction (« Idomeneo » ou « Madame Butterfly ») à un contexte fortement concret (« Faust », « Fidelio »), toujours lisible, toujours rigoureux, si bien qu’à l’instar de son Faust, beaucoup de ses productions à l’opéra eussent pu durer de longues années : elles ont quelque chose d’indémodable. Enfin, il a marqué le théâtre en France pendant uen trentaine d’années, imposant des auteurs rarement joués, en faisant connaître de nouveaux, en particulier tout au long de ses années au théâtre de la Colline mais pas seulement: il en fut ainsi d’Arrabal, de Gombrowicz déjà cité, de Valle Inclan, de Copi, de Lars Norén, de Thomas Bernhard, de Lorca, tout en continuant à monter des classiques, de Shakespeare à Ionesco en passant par Calderón ou Corneille.
Le travail de Lavelli a laissé en moi des images indélébiles, qui m’ont rendu – et ce n’est pas un paradoxe- encore plus sensible à la musique des œuvres qu’il a mises en scène, c’est vrai pour Pelléas, pour Ravel, c’est vrai pour le Faust de Gounod que je méprisais et détestais en bon wagnérien plongé très tôt dans la marmite, et que son travail m’a appris à aimer. J’y associe Alain Satgé, collaborateur étroit et dramaturge de Lavelli, qui a accompagné mes premiers pas dans la mise en scène d’opéra, au cours d’intenses conversations lors des longues files d’attente à l’Opéra de Paris et les pots d’après spectacle. C’est d’ailleurs à Lavelli et Satgé que je dois la lecture passionnée de mon premier livre d’analyse de mise en scène, Opéra et Mise à mort, chez Fayard, et donc indirectement, c’est à eux que je dois ce blog.

AH ! MON DIEU QU’IL EST BEAU L’OPÉRA DE PAPA ! SUR LE « MODERNISME » À L’OPÉRA …

Résurrection de l’opéra, par Cham © BnF Gallica

Ces derniers mois, pour expliquer les motifs d’une éventuelle désaffection des publics pour l’opéra, on a vu apparaître dans la presse et les réseaux sociaux plusieurs contributions mettant en cause les mises en scène « modernes » qui ruineraient le plaisir de l’opéra.
Ainsi, par leurs excès, les horribles metteurs en scène auraient contribué largement à éloigner le public des opéras, à cause tout à tour du Regietheater (encore une fois il faudrait m’expliquer ce qu’on entend par là) des « transpositions » (là encore il faudrait expliquer pourquoi, comment et depuis quand), du culte de la laideur (là encore une notion toute relative…) etc.. etc… Un chef d’orchestre indigne a même enfilé un masque de sommeil pour diriger au Festival de Torre del Lago-Puccini en guise de protestation contre la mise en scène…
Alors j’ai voulu savoir ce que ces contempteurs entendent par mises en scène « modernes » et ce qu’ils désirent en retour. J’ai d’abord pensé naïvement que ces mélomanes amers appelaient de leurs vœux des mises en scène non « modernes » et pour mieux comprendre, j’ai consulté un dictionnaire d’antonymes, et voilà ce qu’on trouve pour les antonymes de moderne (source, http://www.antonyme.org/antonyme/moderne).

anachronique ancien antique archaïque arriéré classique démodé dépassé désuet fossile inactuel obsolète périmé passé préhistorique primitif rococo suranné traditionnel vétuste vieilli vieillissant vieillot.

En appliquant tour à tour ces adjectifs à l’expression « mise en scène », le paysage ressemble à un grenier ou à une échoppe de marché aux puces. Je ne peux me résoudre à cette pensée tragique qu’une partie des mélomanes (et des journalistes, et des chanteurs et des chefs) souhaite des mises en scènes obsolètes, primitives, surannées, vieillottes, j’en passe et des meilleures…

Devant les absurdités qu’on lit çà et là, qui sont plus souvent des invectives que des analyses, et nourri par l’histoire des réceptions du public, des publics de l’époque de leur création à des mises en scènes devenues ensuite culte (pensons à Chéreau à Bayreuth), et par la question de la complexité d’un art qu’on veut réduire au simplisme, je voudrais rappeler quelques éléments face à des manifestations antihistoriques, anticulturelles et antiartistiques qui ressemblent aussi beaucoup à des réactions idéologiques (et politiques) que l’ai fétide ambiant encourage  pour certains, corporatistes pour d’autres.

 

Quelques évidences pour commencer

Il y a eu quelques attaques en règle dans le monde de l’opéra contre les tendances des mises en scène contemporaines qui ont réveillé la bête et tenté de répondre à une question qui ne se pose pas.
Si ces gens savaient un peu de quoi on parle, ils sauraient que le Regietheater est un mouvement né à la fin des années 1970, et que ses représentants ont aujourd’hui entre 70 et 80 ans, quand ils ne sont pas décédés. C’est une appellation commode pour mettre dans un même sac toutes les mises en scènes qui dérangent un certain public réactionnaire, qui a toujours existé, le même qui huait Wieland Wagner ou Patrice Chéreau ou Jorge Lavelli quand ils proposaient leurs visions nouvelles à l’opéra. Rien n’a changé.
À lire ces libelles, on affirme qu’en France par exemple la désaffection du public signifie fin de l’opéra dont on rend responsable les mises en scènes. Or, liste des théâtres en main, la plupart ont perdu du public mais l’écrasante majorité des opéras en France propose des productions traditionnelles, seules des institutions comme l’Opéra de Paris (et pas toujours), l’Opéra de Lyon, l’Opéra du Rhin, quelquefois l’Opéra de Lille proposent des mises en scènes contemporaines qui peuvent « heurter » un public traditionaliste. Les autres théâtres qui proposent de l’opéra proposent des productions plutôt « classiques ». Si l’on écoute ces libelles la désaffection devrait toucher en premier les premières, ce qui n’est pas vérifié… mais qui se vérifie aussi ailleurs, là où le « Regietheater » est encore un mot inconnu. On a observé une lente érosion des publics en Italie aussi, un pays où ce mot est encore plus inconnu qu’en France.
Donc l’argument est agité pour faire buzz, dans des médias français d’opéra ou de musique classique très largement opposés aux mises en scènes contemporaines et aux évolutions du théâtre.
L’avenir de l’opéra est une question qui se pose depuis des dizaines d’années : il suffit de relire les interviews de Gerard Mortier déjà quand il était à la Monnaie, ou de Rolf Liebermann quand il était à Paris, à une époque où le public était en extension (une extension à laquelle on a répondu par de nombreuses constructions de salles et d’auditoriums). L’avenir du genre est une question qui se pose, mais pas sous le prisme des mises en scènes, plutôt sous le prisme général des exigences du genre lyrique à tous les niveaux, et c’est une autre question.
Cette question commence d’ailleurs à se poser dans des pays de tradition plus musicale, même si ce n’est pas exactement dans les mêmes termes.
Il faut distinguer aussi les articles opportunistes, comme celui paru dans Le Temps le 12 septembre dernier, à relier évidemment au changement de direction à prévoir au Grand Théâtre de Genève, où Aviel Cahn part pour Berlin dans trois saisons. Il s’agissait de peser indirectement sur le débat de la succession, dans une Suisse où deux des trois théâtres les plus importants (Bâle et Zürich) sont plutôt ouverts, et où le choix d’Aviel Cahn à Genève avait été considéré comme une rupture après une dizaine d’années de ronronnement. Donc l’article en question ouvrait un débat qui avait de fortes implications locales.
Mais évidemment, on s’en est emparé dans les officines, c’était trop beau, d’autant que des stars du chant comme Jonas Kaufmann relayaient le même refrain.
Dernier point, on a en France récemment porté aux nues la Carmen rouennaise, comme un retour à la saine tradition (un opéra plutôt fraichement accueilli à sa création d’ailleurs) en niant tout ce que les recherches philosophiques sur l’herméneutique nous ont appris, à savoir que le retour au passé n’est jamais un vrai retour, mais un regard sur nos fantasmes du passé, sur nos représentations présentes du passé. On sait bien que l’âge d’or n’existe pas. Nous allons essayer de développer la question sans du tout d’ailleurs remettre en cause la pertinence de l’entreprise, mais simplement en essayant d’en dire le périmètre.

 

La mise en scène à l’opéra

Rappelons que l’histoire de la mise en scène, au sens moderne du mot, commence dans la dernière partie du XIXe siècle, en réaction à une pratique de l’opéra fossilisée et antithéâtrale, développée notamment dans les écrits de Richard Wagner mais aussi inspirée à la fin du XIXe par les innovations techniques qui vont définitivement changer le rapport de la salle à la scène, qui concernent d’ailleurs aussi bien l’opéra que le théâtre parlé. On évoquera pour mémoire sa réflexion : « j’ai inventé l’orchestre invisible, que n’ai-je inventé le théâtre invisible… » ce qui n’est pas spécialement sympathique pour le théâtre de son temps, à commencer par le premier Ring de Bayreuth, dont il n’aimait pas la mise en scène, c’est de notoriété publique.
La réflexion sur la mise en scène s’enrichit, moins à l’opéra qu’au théâtre, par des contributions de théoriciens comme Adolphe Appia, Edward Gordon Craig, Max Reinhardt (cofondateur du Festival de Salzbourg conçu d’abord comme Festival de Théâtre), Stanislavski, Antoine, Jacques Copeau, Vsevolod Meyerhold, Bertolt Brecht, Peter Brook etc… La liste est longue de ceux qui réfléchissent au XXe siècle sur l’art de la mise en scène, y compris au péril de leur vie (Meyerhold), ce qui nous montre aussi que la question théâtrale est idéologique et politique.
À l’opéra, avant la deuxième guerre mondiale, rien ne bouge vraiment, sinon les réflexions scéniques essentiellement théoriques menées par Adolphe Appia, et pratiques à Bayreuth, y compris sous l’impulsion d’un certain Adolf Hitler, qui impose une nouvelle mise en scène de Parsifal (au grand dam des traditionnalistes), l’ancienne étant maintenue depuis la création en 1882 comme une relique.

Après la deuxième guerre mondiale,  l’opéra connaît à Bayreuth encore, une sorte de révolution avec Wieland Wagner, sanctifié aujourd’hui, qui n’a pas manqué d’être en son temps conspué, tandis que des disciples de Brecht commencent à travailler à l’opéra comme Giorgio Strehler en Italie et ou en Allemagne de l’Est à la fin des années 1960 dans le sillage de la réflexion brechtienne (Ruth Berghaus, Götz Friedrich, Harry Kupfer, vrais fondateurs du Regietheater, et à l’ouest Hans Neuenfels),  en Pologne, autour de Tadeusz Kantor puis de Jerzy Grotowski., mais aussi en URSS autour de Iouri Lioubimov et de la Taganka.
Que pour l’essentiel la réflexion théâtrale qui a abouti à notre théâtre d’aujourd’hui ait été menée dans des pays totalitaires du bloc de l’Est par des gens qui s’inscrivaient en résistance ouverte ou aux marges, ou qui jouaient avec les failles de ces régimes en dit long, y compris sur l’intolérance des contempteurs de ce théâtre aujourd’hui qui en est l’héritier. Enfin, dans les pays anglosaxons de grande tradition actoriale, la question de la mise en scène se réduit souvent à la question de l’acteur, et les metteurs en scènes novateurs (Brook, Wilson, Sellars) ont fait essentiellement carrière en Europe continentale. Un hasard ?

Tout cela pour souligner que la question de la mise en scène ne vient pas de nulle part, qu’elle n’est pas une génération spontanée d’imbéciles et de trouble-fêtes et qu’elle court toute la fin du XIXe et le XXe siècle dans un parcours où se mêlent à la fois la réflexion sur les évolutions du théâtre, notamment face au cinéma, sur les technologies, et enfin sur l’état du monde et l’histoire, et cette question évidente qui se pose depuis des décennies : que peut nous dire du monde et de nous-mêmes le théâtre d’aujourd’hui ?

De ce bouillonnement intellectuel, l’opéra n’a cure jusqu’aux années 1970. la question de la mise en scène se pose à Bayreuth depuis les années 1950, dans le reste du monde à quelques rarissimes exceptions, elle ne se pose pas : prima la musica, primi i cantanti, chant et musique ont la primeur, la mise en scène se réduisant à de « beaux » décors et de « beaux » costumes colorés, dans une tradition spectaculaire qui remonte au monde baroque des XVIIe et XVIIIe : l’opéra, un monde du tape-à-l’œil, pour public ivre de voix qui vient simplement se distraire. Temps bénis où les chanteurs étaient les rois.

Deux événements aux conséquences considérables vont bousculer ce bel ordonnancement. Tous deux à Bayreuth : en 1972, Götz Friedrich transfuge de l’Est met en scène Tannhäuser idéologique et ouvrier et Patrice Chéreau en 1976 met en scène le Ring du centenaire, sous la direction de Pierre Boulez.
Notons qu’en 1974, Luca Ronconi avait commencé un Ring à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch qui avait tellement bousculé qu’il ne sera poursuivi que plusieurs années plus tard à Florence. Ce Ring influencera évidemment Chéreau et montre qu’à l’opéra on commence à frémir : si l’on prend l’exemple de Paris, le scandale provoqué par le Faust signé par Lavelli (quarante ans de présence au répertoire ou à peu près jusqu’à son remplacement par une production minable de Martinoty…heureusement rattrapée par celle de Kratzer actuelle) date de juin 1975… Comme quoi scandale en 1975 et classique dans les années 2000, c’est pareil pour le Ring de Chéreau, porté aux nues par les enfants de ceux qui hurlaient à la trahison en 1976.
Et l’histoire se répète au théâtre où chaque génération de spectateurs affiche ses oppositions : l’histoire se répète jusqu’à devenir une farce, pour parodier Marx.

Je l’ai écrit très souvent dans ce Blog, et notamment dans mes articles sur le Regietheater : si Chéreau n’est pas un représentant du Regietheater pur et dur, il a été formé auprès de Strehler au Piccolo Teatro de Milan, qui est un grand metteur en scène de Brecht, et son travail au théâtre d’abord (La Dispute), à l’opéra ensuite (Les Contes d’Hoffmann), lui ouvrent les portes de Bayreuth, où son Ring est considéré comme une révolution, provoquant des réactions d’une rare violence, dans la salle et hors de la salle, de la part des spectateurs, de certains universitaires et associations et aussi de certains chanteurs (Karl Ridderbusch, René Kollo) qui se répandent dans la presse avec des arguments voisins de ce qu’on entendait sur Wieland Wagner en 1956 (Die Meistersinger von Nürnberg) et aujourd’hui dans la bouche des Kaufmann et autres.
En réalité quelles que soient les périodes, on entend les mêmes reproches, notamment l’absence de respect du compositeur et de ses « intentions » (qu’évidemment tout le public connaît par des séances de spiritisme ad hoc – esprit de Wagner es-tu là ?) quand ce n’est pas la trahison par des metteurs en scène qui ne connaissent pas la musique… un exemple : Christoph Marthaler dont le Falstaff a provoqué à Salzbourg de dangereuses éruptions boutonneuses et des crises d’urticaire a d’abord été musicien avant d’avoir été metteur en scène et connaît parfaitement la partition de Falstaff, qu’il aime, au contraire que ce que j’ai lu sous la plume d’un de ces libellistes.
Et l’attaque frontale de certains aujourd’hui contre les mises en scènes reprend des arguments mille fois ressassés, sans argumentaires nouveaux, comme si la mise en scène était devenue l’élément perturbateur d’un ordre des choses qui semblait aller si bien, un âge d’or, cet avant des « grandes » mises en scène (dans lesquelles on place étrangement les Wieland Wagner, les Chéreau si vilipendés à l’époque de leurs productions).

Le monde de l’opéra appartenait jadis aux chanteurs et aux chefs, et l’arrivée de la mise en scène a bousculé ce petit monde, en le surprenant dans ses habitudes : la mise en scène prenait un peu de la lumière qui leur était réservée, si bien que certains chefs, persuadés qu’ils étaient le tenant et l’aboutissant de l’opéra, se sont mis à la mise en scène, par exemple Karajan dans les années 1970, plus récemment  Riccardo Muti (avec sa fille comme prête-nom) ou Ivan Fischer avec des résultats contrastés.

Mais l’opéra n’est ni le chef, ni le chanteur, ni le metteur en scène, l’opéra est une combinatoire…

La question est donc plus profonde, elle concerne bien plus la relation du public d’opéra au théâtre, et notamment aux évolutions du théâtre parlé, elle concerne le cloisonnement des publics et la totale inculture de beaucoup d’artistes lyriques ou chefs d’orchestre en matière de théâtre parlé, pour ne pas évoquer celle de certains spectateurs hurleurs ou « souffrant » en silence. La réflexion sur le théâtre qui existe depuis des siècles ne peut que rejaillir sur l’opéra, art scénique par excellence, qui mêle théâtre et musique. Ce qui en France a été compris dans le domaine de la danse qui s’est ouverte sur des formes très diverses semble être refusé à l’opéra, qu’on veut forcément empaillé sans doute parce qu’on aime qu’il garde son caractère d’entre soi doré et champagnisé.
Or la réflexion théâtrale, celle des Brecht, des Kantor, des Grotowski, des Brook, des Wilson etc… rejaillit forcément sur la manière de jouer, sur la manière de lire un texte, un personnage, une situation, et sans qu’on ne le perçoive forcément aussi sur notre manière d’aller au théâtre, d’accepter telle ou telle forme, d’autant que la réflexion accompagne aussi les évolutions des techniques scéniques, vidéo, laser, éclairages qui changent complètement notre regard et nos visions.

Mais ici l’inculture est de mise : il est clair que l’école, pas plus qu’elle ne transmet l’opéra (on s’étonne que les jeunes n’y aillent pas, qui leur en parle à l’école ?), ne transmet le théâtre. Certes on y étudie le théâtre à travers l’évolution des formes littéraires (les genres, les écoles, les périodes), mais pratiquement jamais (sauf de la part d’enseignants sensibilisés ou formés) on ne parle de mise en scène, de jeu, de passage du texte à la scène. Je connais suffisamment le sujet de l’intérieur pour constater qu’il n’y a pas d’évolution de ce point de vue entre les années 60 où j’étais élève et les années 2000 où j’étais inspecteur (sauf évidemment dans les « options » et enseignements spécialisés), si ce n’est pendant le bref passage dans les programmes de l’objet d’étude, Théâtre : texte et représentation, aujourd’hui aux oubliettes, si bien que pour le tout-venant des élèves, rien ne se passe s’ils ne sont pas dans un contexte familial favorable ou tombés avec le prof sensibilisé. Il n’y a donc pas à s’étonner de la situation.

D’abord on confond mise en scène avec décors et costumes, et mise en scène et mise en place (« tu sors là, tu entres là ») ; très souvent quand on parle de mise en scène on vous répond décors… La mise en scène, à l’opéra, c’est pour tous ces contempteurs un simple passe-plat.
Ensuite on nie totalement une vérité qui structure l’origine de l’opéra, né pour faire revivre la tragédie grecque, c’est-à-dire le théâtre par excellence. Une intention que Wagner retrouvera avec son théâtre de Bayreuth conçu au départ comme populaire et si clairement référencé au théâtre grec, comme retour au « vrai » théâtre puisqu’il qu’il refusait l’opéra de son temps, fossilisé, mondain, qui n’avait pas de valence civique ou politique. Mais Wagner est un horrible, c’est bien connu puisqu’il a contribué à la naissance de la mise en scène…

La mise en scène offre une réponse à une question posée par des textes, livret et ses sources, et partition. Il est évident que des textes aussi denses que celui du Ring ou même celui de Lohengrin ou Parsifal posent des questions qui vont dans plusieurs directions, à commencer par celle du Sauveur… une question politiquement très actuelle, très urgente, et qui semble échapper à des yeux qui préfèrent le cygne, la colombe, ou le dragon « pour rêver », étant bien entendu que les récits d’opéra nous font rêver : Lucia qui délire après avoir sauvagement assassiné le mari qu’on lui a imposé, Traviata qui meurt de phtisie abandonnée de tous, Tosca quasi violée, meurtrière, et qui se jette du haut du château Saint Ange, sans parler d’Otello, de Bohème, de Pagliacci, histoires de meurtres, de misères et de sang, et je ne parle ni de Lulu, ni de Wozzeck ni même des opéras baroques dès les origines, parce que l’Incoronazione di Poppea n’est pas spécialement un conte de fées…
Mais tout paraît tellement plus supportable avec cette musique qui adoucit les mœurs et non avec ces horribles metteurs en scène qui nous mettent devant les yeux la vérité des livrets, des livres et donc des hommes.

La presse française en transes autour du refus des mises en scène « modernes » semble mettre en relief ce qui ne serait qu’une mille et unième resucée du conflit entre les anciens et les modernes.
C’est faux
Comme tout travail artistique, une mise en scène a du sens ou n’en a pas, qu’elle soit moderne ou classique, et l’opéra du XIXe dit des choses sur le monde qui sont aujourd’hui parfaitement dans l’actualité, et donc actualisables : prenons les opéras de Meyerbeer ou La Juive de Halévy, spectaculaires certes, mais pas seulement : La Juive et Les Huguenots sur la tolérance et les guerres civiles, Le Prophète sur les faux prophètes et le populisme des charlatans, L’Africaine sur l’acceptation de l’Autre, qui n’a pas la même couleur de peau.

Des questions évidemment aujourd’hui résolues, intransposables, inactualisables.
D’ailleurs en matière de « transposition » – ce mot honni par certains aujourd’hui, à l’ENO le Rigoletto d’un Jonathan Miller, une figure plutôt classique et sage, transposé dans le milieu de la Mafia newyorkaise a remporté un succès qui ne s’est jamais démenti à Londres, une ville où le Regietheater n’a pas droit de cité du tout, dans un pays, la Grande Bretagne où la mise en scène reste souvent dans les placards… À qui se fier alors?.

Si l’opéra est un art d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement par des créations d’aujourd’hui, mais parce que les créations d’hier posent des questions encore aujourd’hui irrésolues, et c’est à la mise en scène d’aujourd’hui de le révéler ou de le confirmer. L’Opéra, comme tout spectacle vivant et en premier lieu le théâtre a une fonction civique, visant à éclairer le citoyen par son regard sur le monde… Ainsi au moins l’ont entendu la plupart des grands compositeurs et cela, seule la mise en scène peut le mettre en lumière, plaçant l’opéra au centre de la cité, et pas au centre des ors et des froufrous.

Mais en ces temps de fragilité idéologique, dans une société prête à accepter populismes et totalitarismes aux réponses simplistes plus que simples, on refuse d’aller au spectacle pour se poser des questions, pour voir en face ce qu’est le monde (je suis épouvanté par la bêtise de ces discours sur le laid et le trash à l’opéra, comme si le monde d’aujourd’hui était un paradis fleur bleue) : tout le monde va aller entendre West Side Story au Châtelet. Qu’est-ce que West Side Story sinon une histoire de conflits interraciaux, pas plus résolus aujourd’hui qu’hier parce que le monde est bien entendu un paradis fleur bleue. Quand Barrie Kosky met en scène Anatevka (Le violon sur le toit), une comédie musicale sur les pogroms et l’antisémitisme structurel de la Russie tsariste (et d’ailleurs), il ne montre pas non plus un paradis fleur-bleue. Il y a tant de variations dans l’offre théâtrale, tant de facettes qu’on ne peut véhiculer une pensée aussi rudimentaire et simpliste que celle que je lis dans les médias aujourd’hui qui semblent hélas, se détourner de la pensée complexe.

 

La question des chanteurs

Il est clair que dans un monde qui appartenait beaucoup aux chanteurs, un peu aux chefs, l’irruption des metteurs en scène a de quoi déranger un ordre établi, d’autant que dans les années 1970, les temps changent aussi pour les chanteurs, attachés souvent à des troupes ou à des théâtres dans les années 1950-60. Vienne, Berlin-Est, New York, Paris, la Scala avaient soit leurs troupes, soit leurs chanteurs locaux, dans un monde où les déplacements restaient encore une affaire lourde : si on allait chanter à New York ou Buenos Aires, c’était pour un séjour de plusieurs mois et plusieurs rôles et pas pour une semaine.

L’ère des jets (le Boeing 707 est mis en service au début des années 1960) change la donne et rend les voyages intercontinentaux plus faciles en divisant par deux les temps de vol, désormais aussi sans escales, et permet une mobilité qui n’existait pas précédemment.

Sans metteurs en scène empêcheurs de chanter en rond, on pouvait aisément de New York à Vienne en passant par Londres, chanter le même Mario, le même Alfredo, avec les mêmes gestes, les mêmes mouvements ressassés dans des décors plus ou moins stéréotypés : un opéra comme La Bohème dans vingt-cinq théâtres est vingt-cinq fois le même : ça facilite grandement le travail et surtout, ça évite de passer du temps à des répétitions inutiles.
Bien des stars n’aiment pas les répétitions, parce qu’elles ont des concerts à droite et à gauche et que les exigences des répétitions (trois à six semaines en général) les bloquent et les empêchent de cachetonner. Cela touche moins les chefs qui arrivent en général à la fin du processus, disons dans les deux (trois dans les meilleurs cas) dernières semaines et que les chefs qui participent aux répétitions scéniques ou qui font travailler les chanteurs au piano se comptent sur les doigts d’une main.
Mais la question des répétitions est dolente, et bien souvent on répète avec la doublure avant l’arrivée de la star, voilà par exemple une raison très pragmatique de la réserve de certaines stars (et pas seulement) envers les mises en scène : le fric qu’on perd…
Malheureusement les chanteurs croient souvent que seul le gosier compte : il y a des exemples historiques de carrières qui sont devenues mythiques grâce aux mises en scène : hier Gwyneth Jones sans Chéreau aurait-elle accédé au statut qu’elle a dans les mémoires collectives des mélomanes, et aujourd’hui Asmik Grigorian sans la Salomé de Castellucci à Salzbourg ou Ausrine Stundyté sans Calixto Bieito feraient-elles les carrières qu’on connaît ?

Le travail scénique (quand il est bon) en réalité donne au travail musical une valence supplémentaire, une autre dimension, qui en renforce la puissance.
J’adore entendre les wagnériens trahir allégrement leur Dieu lorsqu’ils se présentent à Bayreuth avec des masques de sommeil ou proclament qu’une version concertante vaut mieux qu’une version scénique. C’est l’inverse de ce que Wagner a proclamé toute sa vie, mais on n’est pas à une contradiction près. Il est vrai que les fous de Dieu sont souvent aussi des hérétiques…

Ce que font les metteurs en scène avec les chanteurs, c’est qu’ils travaillent d’abord sur le texte, pour en faire percevoir les possibles, les sens multiples, la profondeur, il y en a qui acceptent, et d’autres pour qui c’est une perte de temps. Le chant ce n’est pas des notes, c’est un texte, et les plus grands artistes le savent bien. L’urgence des chanteurs, et c’est naturel, c’est d’abord leur voix, mais certains savent que la voix ne saurait être tout, et d’autres non (voir Jonathan Tetelman à Salzbourg dans le rôle de Macduff, complètement à côté de la plaque avec sa belle voix et qui risque de finir en bête de foire).

 

La Carmen rouennaise et les dangers d’une méprise…

Aujourd’hui, tout le monde ne bruisse que de la Carmen rouennaise, qui aurait une puissance scénique inédite sur le public et notamment sur les jeunes, et qui comme écrit Le Figaro serait l’indice de « La fin du modernisme ».
Mais quand finira-t-on de prendre les lecteurs auditeurs spectateurs pour des imbéciles ?

D’abord, je peux dire, je l’ai vu et vécu, que Jeanne au Bûcher signée Castellucci à Lyon, avait eu sur les jeunes élèves de lycée professionnel que j’avais accompagnés un impact si fort qu’ils sont intervenus en défense du spectacle face à des spectateurs qui le huaient. On est loin de Carmen de 1875, mais c’est une simple constatation : préparés, les jeunes qu’on amène à l’opéra sont sensibles à l’impact et à la nature du spectacle, quel qu’il soit, parce qu’ils n’ont ni horizon d’attente, ni idées préconçues sur la mise en scène et c’est tant mieux, ils sont disponibles, face à d’autres quelquefois bouffis de certitudes.

Une reconstitution archéologique d’un spectacle a toujours un intérêt, et c’est pratiqué assez souvent par ailleurs. En ce moment au Japon, l’Opéra de Rome vient de triompher avec une production de Tosca dans les décors de la création qui est l’un de ses étendards depuis des années. En 2017, le festival de Pâques de Salzbourg a proposé une Walkyrie dans la production et les décors de Herbert von Karajan de 1967, opération « nostalgie » qui n’était pas tout à fait réussie d’ailleurs. Et il y a de nombreux autres exemples.

L’enjeu pour Rouen est ailleurs : d’abord, c’est un théâtre qui a souffert plus qu’un autre de la crise issue du Covid et des augmentations des coûts, il a dû demander de l’aide et revoir sa production lyrique drastiquement à la baisse, l’opération est une opération légitime de communication pour montrer que ce théâtre existe et qu’il propose une opération forte qui attire les foules, qui remue nationalement (pas toujours pour de bonnes raisons, mais ça n’est pas là pour Rouen le sujet) : c’est une manière de mettre aussi les tutelles devant des responsabilités que souvent elles fuient.

L’opération Carmen est toutefois une reconstitution moderne, avec un metteur en scène d’aujourd’hui, Romain Gilbert, sensible, intelligent, qui sait ce que mise en scène veut dire, une chorégraphie d’aujourd’hui (Vincent Chaillet) et des décors de toiles peintes d’après les documents d’époque d’Antoine Fontaine, des costumes que Christian Lacroix a reconstitués sur un travail de recherche du Palazzetto Bru Zane.
Ceux qui disent « Carmen comme à la création » confondent donc une fois de plus décors et costumes et mise en scène, sachant que la notion de mise en scène telle que nous l’entendons n’était pas en 1875 à Paris vraiment d’actualité.

Comme à la création ? Évidemment non, puisque d’une part les éclairages n’avaient rien à voir, que d’autre part à la création l’œuvre a été très fraichement accueillie et donc le public n’a pas vraiment réagi comme il le fera aujourd’hui où Carmen est l’opéra le plus joué au monde, et qu’enfin et étonnamment, la salle de la création, l’Opéra-Comique n’est même pas coproducteur, au contraire de l’Opéra Royal de Versailles, dont la relation à Carmen reste à prouver au contraire de sa relation à la nostalgie de l’art de cour…

Il s’agit d’une reconstitution scrupuleuse, sans doute, on peut faire confiance au Palazzetto Bru Zane, mais qui ne peut que jouer sur les fantasmes du public qui ira voir une pièce qui n’est même pas muséale, parce que ce n’est pas une représentation dans les conditions de la création (on n’a même pas l’hologramme de Madame Galli-Marié…) et donc qu’il y a autant d’exactitude archéologique que de fantasme et d’horizon d’attente, comme dans tout spectacle de ce type d’ailleurs.

La reconstitution archéologique ne peut-être qu’une curiosité esthétique : je serais curieux de voir quelle réaction aurait le public devant la mise en scène reconstituée de la création du Ring (1876, un an après Carmen) alors que l’image la plus fantasmée d’un Wagner « traditionnel » aujourd’hui est celle véhiculée par les productions de Wieland et Wolfgang Wagner, qui faisaient hurler dans les années 1950

En matière de reconstitution archéologique, de « vraie » reconstitution archéologique on a l’exemple de celle effectuée au Palais de Cnossos en Crète, près d’Heraklion, faite par Arthur Evans au début du XXe siècle, qui est une catastrophe, puisque les livres d’images nous transmettent ses fantasmes, ses propres projections personnelles qu’il a construites en béton sur les fondations même du palais, qu’on ne peut plus détruire aujourd’hui sous peine de détruire les ruines authentiques. On vient donc voir non le palais de Cnossos, mais un fantasme de palais… comme on va à Rouen voir un fantasme de Carmen.

Toute reconstitution est expérience, elle ne saurait tenir pour vérité révélée, par une loi d’airain, qui est qu’eux (ceux de l’époque de la création), c’est eux, avec leur vision du monde d’alors, leur morale d’alors, leurs valeurs d’alors, et que nous, c’est nous. Carmen a fait scandale en 1875, aujourd’hui, c’est une histoire plus courante et banale (même si fabriquer des cigarettes, n’est plus très politiquement correct…). Il n’y a plus de scandale : nous ne pensons donc plus Carmen comme il y a 148 ans. La Carmen de Rouen ne peut-être que pittoresque, au-delà de la réussite du spectacle, comme la visite d’un village du Moyen âge reconstitué, une sorte de Puy du Fou à l’opéra. Je n’en nie pas l’intérêt, mais qu’on n’en fasse pas une vérité révélée de l’opéra éternel.

Enfin, dans la série l’arbre qui cache la forêt, si je considère la programmation d’opéra (en version scénique) à Rouen, je compte
Carmen (Bizet): 6 représentations
Ô mon bel inconnu (R.Hahn) : 2 représentations
Tancredi (Rossini): 3 représentations
Tristan und Isolde (Wagner): 3 représentations

Soit 13 représentations dans la saison dont 6 sont prises par Carmen, c’est à dire 46% de l’ensemble, presque la moitié…
Rajoutons trois représentations de Don Giovanni de Mozart en version concertante, Carmen  prend quand même 37% du total…
Je sais bien que le directeur de l’opéra de Rouen préfèrerait afficher une saison à 30, 40 ou 50 représentations d’opéra, mais le système en cours dans notre beau pays de la culture ne lui en offre pas la possibilité…

Alors, si cette Carmen qui prend tant d’espace médiatique, national et financier permet par son succès de proposer l’an prochain une saison d’opéra un peu plus digne que 14 (ou 17) représentations annuelles d’une salle qui s’appelle « Opéra », alors tant mieux. Si c’est un cache-misère, alors l’hypocrisie continue.

 

Conclusion

J’ai voulu essayer de rappeler que la question du « modernisme » à l’opéra est plus complexe que ce que les médias présentent, qui accentuent les contrastes pour faire du story-telling, qui fait vendre et contribue largement à l’abêtissement général.
La question du spectacle vivant est complexe comme toutes les grandes questions culturelles et oserais-je dire politiques. Le spectacle vivant a perdu des spectateurs depuis quelques années, l’opéra en perd depuis bien plus, et ce n’est pas forcément dû aux mises en scènes modernes parce qu’il en perd aussi où la mise en scène d’aujourd’hui n’a pas encore pénétré.
L’argument du modernisme cache en réalité des positions idéologiques, politiques, plus que culturelles.
Les pays où l’opéra est muséal (ou patrimonial) aujourd’hui en Europe se situent plutôt du côté des totalitarismes et populismes (comme sous Staline d’ailleurs et ses immédiats successeurs), et en ce moment agite (un peu) l’Italie qui pourtant n’est pas de tradition Regietheater, loin de là, mais elle affiche un gouvernement culturellement plutôt destroïde. Il est clair que dans certains pays, (y compris les États-Unis qui en matière idéologique se posent là également) le spectacle ne doit pas soulever de questions perturbantes et qu’on y préfère un public endormi par un opéra entertainement, qui laisse défiler les spectacles faits pour « s’évader » .
Je préfère pour ma part la complexité au simplisme, la réflexion à la sédation par les Carmen de 1875, le débat à la passivité du public. Que les mises en scène soient huées ne me dérange pas si cela montre que le théâtre est un art vivant, et pas un Musée de la nostalgie et de la poussière. L’opéra a droit au débat, comme tout spectacle d’aujourd’hui, et pas d’hier, mais que ce soit un vrai débat, et pas une série d’assertions non démontrées.et d’invectives.
Dernière remarque en forme de pirouette : si on suivait nos contempteurs de l’opéra « moderne », la danse académique devrait s’imposer partout, puisqu’elle est à la chorégraphie ce que la « mise en scène traditionnelle » est à l’opéra, et pourtant partout s’impose la danse contemporaine avec une ouverture que personne ne remet en cause dans ce domaine, aux dépens de la « danse académique ». On devrait entendre hurler… mais non, sans doute que ces mêmes contempteurs voient d’un bon œil que les salles d’opéras soient les derniers foyers de la danse académique, et parce que l’académisme sied à l’opéra comme le deuil à Electre…

Et pour information: dernière critiques d’opéra sur Wanderersite.com dans des mises en scènes  d’inspirations très diverses.

Idomeneo, Nancy, Mise en scène Lorenzo Ponte (David Verdier)
Norma, Messine, Mise en scène Francesco Torrigiani (Sara Zurletti)
Boris Godounov, Hambourg, Mise en scène Frank Castorf (Guy Cherqui)
Lohengrin, Paris, Mise en scène Kiril Serebrennikov (David Verdier)

 

 

 

 

 

IN MEMORIAM STEPHEN GOULD (1962-2023)

© Kay Herschelmann

On savait l’issue fatale proche, un communiqué sobre et touchant il y a quelques semaines avait averti que Stephen Gould, atteint d’un cancer incurable, devait abandonner la carrière avec une espérance de vie de 10 mois. Il avait dû renoncer à toutes ses apparitions au Festival de Bayreuth 2023 (Siegfried, Tannhäuser, Tristan), lui, fidèle parmi les fidèles, depuis un sublime Tannhäuser en 2004 sous la direction de Christian Thielemann, rôle dans lequel je l’ai découvert, puis retrouvé l’année suivante à Genève dans la fameuse production d’Olivier Py.
Le Tannhäuser de 2004 à Bayreuth, pour moi la plus grande réussite musicale de Christian Thielemann, urgente, brûlante, phénoménale d’énergie, était stupéfiant parce qu’enfin on retrouvait un Tannhäuser qui chantait avec la même réussite les parties lyriques et italianisantes, et celles plus rudes qui annoncent Tristan : c’était une voix à la fois adulte et juvénile, une sorte de voix introuvable. J’écoute encore très souvent l’enregistrement radio comme un modèle du genre.
À Bayreuth il fut Tannhäuser, Siegfried (de Siegfried et Götterdämmerung), Tristan et Siegmund (unique apparition en 2018 dans Die Walküre dirigée par Placido Domingo dans la production Castorf.
Il était l’un des ténors wagnériens les plus demandés des vingt dernières années, mais il était aussi un Kaiser exceptionnel dans Die Frau ohne Schatten ( comme à Vienne, en 2019) et nous l’avons vu aussi en Parsifal à Baden-Baden en 2018.
Il avait par ailleurs d’autres rôles à son répertoire comme celui de Peter Grimes (dans lequel nous l’avions vu à Genève en 2009) ou l’Otello de Verdi, c’est-à-dire les rôles parmi les plus exigeants du répertoire de ténor.
Stephen Gould n’a jamais été une star au sens Kaufmannien du terme, mais il a été à peu près sans rival dans les rôles qu’il a abordés, et c’était la référence auprès de tous les wagnériens parce qu’il avait les trois qualités nécessaires :

  • La clarté : aussi bien dans son timbre toujours juvénile que dans sa diction absolument impeccable où chaque mot était compris et distillé.
  • La ductilité et la souplesse d’une voix faite pour affronter aussi bien Siegfried, Tristan que Tannhäuser, ses rôles « chevaux de bataille » redoutables entre tous parce qu’ils exigent de la force, mais aussi surtout pour Tristan et Tannhäuser un certain lyrisme, qu’il possédait aussi intrinsèquement (voir son Parsifal et son Siegmund) : il y avait dans cette voix quand il le fallait une douceur ineffable
  • Le sens de l’interprétation, car il était déchirant dans les personnages déchirés, comme Tannhäuser au troisième acte : qui chantait comme lui le récit du retour de Rome ? ou comme évidemment le troisième acte de Tristan, où ces dernières années il est resté inégalé. Il montrait cette qualité irremplaçable des très grands : l’humanité.

Cette humanité lui donnait cette ouverture qui lui faisait traverser des mises en scène différentes dans lesquelles il apparaissait toujours à l’aise, mais c’est sans doute Tobias Kratzer qui l’a immortalisé dans Tannhäuser où il en a fait un personnage bouleversant, un clown triste inadapté et notamment dans ce troisième acte de fin du monde qui marquera les mémoires.

Tristan pour enfants Kay Stiefermann (Kurwenal), Kelly God (Isolde), Stephen Gould (Tristan) Prod: Dir.mus: Azis Sadikovic | MeS: Dennis Krauß | Décor: Johanna Meyer | Costumes: Ina Kromphardt © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

En France, on l’a peu entendu, Tannhäuser en 2007 dans la production Carsen et sous la direction d’Ozawa, et tout à fait récemment à Lyon, il y a à peine un an, en Tannhäuser aussi où il remplaçait pour toute la série le ténor prévu initialement… Il y a des remplacements qui sont des bénédictions.

Mais pour ma part, j’ai un souvenir de lui qui dit beaucoup du personnage, de sa simplicité et de son engagement. En 2021, à Bayreuth il fut Tristan.
Ne cherchez pas dans les grimoires trace de ce Tristan qu’il n’y avait pas au programme du Festival, mais il fut Tristan dans le Tristan und Isolde pour enfants présenté dans le cadre des spectacles pour enfants du Festival décentré cette année-là au Reichshof, une petite salle du centre-ville, sans doute pour raisons de Covid. Stephen Gould, Tristan dans une production pour enfants, dans une toute petite salle à la fois cheap et sympathique (l’orchestre était au balcon parce qu’espace scénique ne permettait pas son installation) c’était à la fois inattendu et magnifique. Qu’un tel artiste participe à un spectacle de ce type (dont on ne dira jamais assez la pertinence) m’a personnellement beaucoup touché et m’a rendu Stephen Gould encore plus attachant.

Entre Tristan pour les enfants et Tannhäuser en clown pour adultes, c’est l’espace de rêve que nous a offert Stephen Gould, dont le sourire bienveillant marquait partout où on le voyait, sur scène et à la ville, et dont la perte nous rend si triste et qui laisse un tel vide, en nous rappelant aussi celle tout aussi prématurée du grand Johan Botha en 2016, à 51 ans…

Cliquer sur l’image:

Tannhäuser, prod. Tobias Kratzer, Bayreuther Festspiele Steohen Gould (Tannhäuser) Venus (Ekaterina Gubanova) © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

LA SAISON 2023-2024 DU THEATER BASEL

@DR/WIKIpedia

ET SI ON ALLAIT À BÂLE?

Nous proposons à nos lecteurs pour la première fois de découvrir la saison lyrique du Theater Basel, qui offre en outre une saison théâtrale et une saison de ballet.
En effet, ce théâtre est assez particulier dans le paysage, par une programmation souvent imaginative, pas forcément au niveau des titres, mais au niveau des offres qui les soutiennent, cette année par exemple, les manifestations proposées autour du Ring des Nibelungen, dont seront présentés Das Rheingold et Die Walküre.

C’est aussi un théâtre accessible depuis la France, au public alsacien et franc-comtois (Une quarantaine de kilomètres de Mulhouse, 180 kilomètres de Strasbourg et à portée d’autoroute de toute la Franche Comté) et à trois heures de TGV de Paris avec un aéroport (Bâle Mulhouse) fréquenté par les low-coast. Il y a donc des arguments forts qui nous induisent à offrir dans nos comptes rendus une place à cette institution que le Wanderer fréquente depuis plus d’une quinzaine d’années, sans jamais avoir été déçu.
En outre Bâle est une ville fort sympathique qui a d’autres atouts, et si on peut l’estimer un peu chère pour des bourses françaises, on peut toujours loger en Allemagne, à trois kilomètres, tout près de la frontière à Weil am Rhein, ou à Saint Louis en France, voire à Mulhouse et les prix pratiqués par le théâtre sont bien plus raisonnables que ceux pratiqués à Genève ou Zurich.

Il y a en plus des arguments touristiques qui ne sont pas indifférents aux amateurs d’art, notamment l’architecture (Bâle est une des capitales européennes de l’architecture) et l’art contemporain, avec le Musée Tinguely, et la Fondation Bayeler ainsi qu’en Allemagne sur la frontière, le Vitra campus, un vaste espace qui mêle architecture, design art, nature dont le Vitra Design Museum conçu par l’architecte Frank Gehry. Enfin pour les amateurs de réjouissances aquatiques, attenant à Vitra et toujours à Weil am Rhein, le Laguna Badeland.
Vous n’y pensiez peut-être pas, mais Bâle peut être un vrai but de long week-end, à l’occasion d’une ou plusieurs soirées d’opéra qui souvent valent la peine.

Le Theater Basel, institution municipale est un ensemble moderne, abritant la grande salle de spectacle d’environ mille places, une plus petite salle (kleine Bühne) de 320 places et à deux cents mètres le Schauspielhaus, le théâtre de prose, avec une salle d’environ 500 places et c’est dans tous ses espaces un lieu accueillant et agréable.
La saison, composée d’opéra, de ballet et de théâtre propose environ 600 représentations. L’intendant actuel est le metteur en scène Benedikt von Peter qui à l’instar de son collègue de Zurich, assume la mise en scène du nouveau Ring.
C’est un théâtre de troupe, (acteurs comme chanteurs) et c’est par Bâle que Simon Stone qui y était en résidence a commencé sa carrière européenne, mais pas un théâtre de répertoire au sens strict, beaucoup de nouvelles productions et quelques reprises. Enfin chaque production bénéficie pour l’essentiel de 10 à 18 représentations dans l’année ce qui laisse un vaste choix pour les dates. Pas de productions proposées seulement pour une dizaine ou une douzaine de jours.

La saison 2023-2024 propose les 10 productions d’opéra suivantes (7 NP et 3 reprises):

Nouvelles productions
Wagner :
Das Rheingold
Die Walküre

Herbert Grönemeyer :
Pferd Frisst Hut

Georges Bizet :
Carmen

Claudio Monteverdi :
L’incoronazione di Poppea

W.A.Mozart :
Requiem

Ambroise Thomas :
Mignon

Reprises :

Rossini :
Il Barbiere di Siviglia

Weber :
Der Freischütz

Verdi :
Rigoletto

 

NOUVELLES PRODUCTIONS

Septembre-Octobre 2023

Richard Wagner : Der Ring des Nibelungen
Das Rheingold

8 repr. du 9 sept. au 22 juin – Dir : Jonathan Nott/MeS : Benedikt von Peter
Avec : Nathan Berg, Michael Borth, Michael Laurenz, Solenn’ Lavanant Linke, Hanna Schwarz, Lucie Peyramaure, Andrew Murphy etc…
Sinfonieorchester Basel

Die Walküre
8 repr. du 16 sept. au 23 juin – Dir : Jonathan Nott/MeS : Benedikt von Peter
Avec : Nathan Berg, Solenn’ Lavanant Linke, Ric Furman, Artyom Wasnetsov, Theresa Kronthaler.
Sinfonieorchester Basel

Le Ring n’a pas été monté à Bâle depuis quarante ans, et au-delà de la représentation du cycle wagnérien, c’est à un effort de contextualisation des thèmes traités dans le cycle wagnérien qu’invite le Theater Basel en élargissant les représentations à un « Festival » qui s’appuie sur les thématiques du Ring pour les insérer dans des perspectives actuelles, multiples et quelquefois inhabituelles, soulignant ainsi l’actualité d’une œuvre qui continue de nous parler.
L’entreprise, toujours lourde pour un théâtre,  sera dirigée par Jonathan Nott, actuellement directeur musical de l’Orchestre de la Suisse Romande, que nous avions entendu diriger un Ring concertant très correct à Lucerne avec son ancien orchestre, les Bamberger Symphoniker.
La distribution est composée de jeunes chanteurs à découvrir et d’autres plutôt bien connus à commencer par la légende Hanna Schwarz en Erda, la Fricka de Chéreau continue de chanter et c’est toujours un plaisir très évocatoire et personnel de l’entendre, Loge est confié à Michael Laurenz, que nous entendons souvent et Wotan au baryton-basse local, le canadien Nathan Berg, que nous avions entendu dans Philippe II  en 2021/2022, chanteur expressif et précis. Fricka sera Solenn’ Lavanant Linke, Sieglinde Theresa Kronthaler, et Brünnhilde Trine Moller, chanteuse danoise à la voix bien trempée. C’est évidemment l’occasion de découvrir des voix nouvelles (Ric Furman en Siegmund, Artyom Wasnetsov en Hunding,  à un moment où bien des chanteurs wagnériens arrivent en fin de carrière. C’est aussi l’occasion de découvrir les artistes de la troupe bâloise qui est loin d’être médiocre.
Évidemment impossible de connaître l’approche scénique sinon qu’elle portera sur la question du patriarcat, et qu’il y aura des marionnettes.
De toute manière, un Ring ne se rate pas, d’autant que celui-ci est à portée de main.

 

Ein Ring Festival
En écho aux représentations du Ring, plusieurs manifestations de complément sont prévues, en illustration, en contraste, changeant les contextes, dans et autour du théâtre concentrées entre septembre et octobre, avec aussi des initiatives surprenantes et heureuses, comme de mettre en vente deux places pour Die Walküre (mais aussi pour d’autres titres comme Carmen, Requiem et Rigoletto) en fosse d’orchestre pour observer l’opéra « vu de la fosse ».

Pour ce Festival autour du Ring ont été invitées des compagnies de théâtre de milieux différents aussi bien que d’approches esthétiques diversifiées à adopter des perspectives ouvertes sur le drame de Wagner avec un regard critique. Le collectif Gintersdorfer/Klassen, qui travaille avec des performeurs de Côte d’Ivoire, rencontrera le duo de théâtre documentaire Hans-Werner Kroesinger et Regine Dura. L’artiste sonore britannique Matthew Herbert développera une installation chorale participative sur la Theaterplatz. Ainsi est conçu le Festival « Ein Ring Festival » à partir du 9 septembre. Une série de late night et des manifestations d’introduction complètent ce programme de ‘Der Ring – Ein Festival’. Sans oublier que la ville de Bâle est traversée par le Rhin, lieu central de la Saga wagnérienne…

Rheinklang, ein Chorritual :
Compositeur : Matthew Herbert
Chorégraphie : Imogen Knight
Chœur et chœur supplémentaire du Theater Basel
Hommage au Rhin qui traverse la ville, avant chaque représentation de Rheingold entre le 9 septembre et le 6 octobre sur la Theaterplatz. Chants du chœur et bruits de l’eau du Rhin tissés par Matthew Herbert se mêlent en un prélude à la représentation..


Gold, Glanz und Götter
Du 10 septembre au 8 octobre
Concept et mise en scène :
Hans-Werner Kroesinger et Regine Dura
Avec Klaus Brömmelmeier, Johannes Dullin, Sascha Bitterli, Lulama Taifasi, Nadejda Petrova Belneeva
La lutte pour le pouvoir est le moteur du Ring wagnérien. Les deux metteurs en scène Hans-Werner Kroesinger et Regine Dura sont d’importants représentants du théâtre documentaire, héritier d’Erwin Piscator, qui plonge dans la réalité contemporaine pour en dénoncer les dérives. Ici, il s’agira d’explorer les centres de pouvoir à Bâle à partir des implications politiques de l’œuvre de Wagner. Le spectacle conçu comme un parcours se déroulera dans les coulisses du théâtre la plupart du temps interdits au public (deux représentations par jour, de 18h à 19h30 et de 20h à 21h30. 

Der Youpougon-Ring
9 repr. du 22 sept. au 8 oct.
Concept: Monika Gintersdorfer et Knut Klassen
Avec Álfheiður Erla Guðmundsdóttir, Hauke Heumann, Gadoukou la Star (Edmond Franck Yao), Cora Frost, Annick Prisca Abgadou, Spaguetty Mazantomo etc…
(Dans la grande salle)
Une performance qui passe au crible les thèmes du Ring et ses mythes entre magie, domination, culte des héros, au travers de diverses formes d’expression esthétiques et culturelles, danse, culture pop etc… dans une perspective transculturelle s’appuyant notamment sur des artistes ivoiriens.

 

 

Novembre 2023-Mai 2024
Herbert Grönemeyer
Pferd frisst Hut

  • du 4 nov. 2023 au 18 mai 2024 (Dir : Thomas Wise/MeS : Herbert Fritsch)

Sinfonieorchester Basel

Le célèbre compositeur-interprète allemand Herbert Grönemeyer, l’une des stars de la pop outre-Rhin crée cette comédie musicale d’après « Le chapeau de paille d’Italie » de Labiche dans une mise en scène d’Herbert Fritsch, l’un des metteurs en scène les plus réclamés aujourd’hui sur les scènes du monde germanique (on lui doit par exemple  Il Barbiere di Siviglia à la Staatsoper de Vienne) et dirigé par l’américain Thomas Wise directeur des formations musicales du Theater Basel.
Après les débuts du Ring Wagnérien, un contraste plus léger qui ne manquera pas d’attirer un nombreux public.

Janvier-juin 2024
Kurt Weill-Bertolt Brecht
Die Dreigroschenoper

15 repr. du 13 janv. au 19 juin 2024 – Dir : Sebastian Hoffmann/MeS : Antú Romero Nunes
Avec  Elmira Bahrami, Aenne Schwarz, Thomas Niehaus, Jörg Pohl, Barbara Colceriu, Sven Schelker, Paul Schröder , Chanteuse – Cécilia Roumi

Au Schauspielhaus
Dans le cadre plus réduit du Schauspielhaus, dans la mise en scène du directeur « Théâtre » du Theater Basel, Antú Romero Nunes de qui nous avions vu à Hambourg un Ring « parlé »  et qui aime travailler sur les frontières texte-opéra, voilà l’une des œuvres les plus difficiles à monter, et qui pourtant fait partie du répertoire classique de toute scène lyrique ou théâtrale. Opéra ou théâtre ou les deux, nous avons voulu inclure cette production marquée « théâtre » dans la programmation musicale du Theater Basel. Il sera intéressant de voir ce qu’en fait Antú Romero Nunes, justement à cause de la nature hybride de l’œuvre.

Février-juin 2024
Georges Bizet
Carmen

15 repr. du 3 févr. au 11 juin 2024. (Dir : Maxime Pascal/MeS : Constanza Macras)
Avec Edgaras Monvidas/Rolf Romei, Kyu Choi, Rachael Wilson/Jasmin Etezadzadeh, Sarah Brady etc…

(Existence de places en fosse)
Sinfonieorchester Basel

Maxime Pascal est devenu l’un des chefs français les plus demandés notamment dans le répertoire contemporain. On va l’entendre à Salzbourg dans The Greek Passion

de Martinu d’après Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis. Le voilà dans la fosse pour l’opéra le plus connu du répertoire lyrique international, Carmen, à l’autre bout du spectre en quelque sorte. La chorégraphe Constanza Macras et sa compagnie Dorky Park combinent danse, texte, musique films en spectacles interdisciplinaires. Elle est en résidence à la Volksbühne de Berlin. Elle essaiera de s’attaquer à la diversité du mythe de Carmen dans toutes ses implications.  Dans la distribution, Edgaras Monvidas en Don José, bien connu des scènes lyriques et l’américaine Rachael Wilson, qui fut l’un des meilleurs éléments de la troupe de la Bayerische Staatsoper de Munich et désormais en carrière un peu partout.

Mars-mai 2024
Claudio Monteverdi

L’incoronazione di Poppea
11 repr. du 3 mars au 25 mai – Dir : Laurence Cummings – MeS : Christoph Marthaler
Avec Kerstin Avemo, Jake Arditti, Anne-Sofie von Otter, Álfheiður Erla Guðmundsdóttir, Stuart John Jackson etc…
La Cetra Barockorchester
Une représentation « historiquement informée » sous la direction de Laurence Cummings, solide spécialiste de ce répertoire. Une distribution de bon niveau, homogène, où l’on reconnaît Jake Arditti, le Nerone de la production 2022 d’Aix en Provence et surtout l’Ottavia de Anne-Sofie von Otter, chanteuse fétiche de Christoph Marthaler, qui signe la mise en scène. C’est l’un des phares de la mise en scène des trente dernières années, une figure incontournable toujours contestée et souvent incomprise, et qui pourtant entre sarcasme, ironie, mélancolie et poésie sert un théâtre toujours respectueux de la musique (il est lui-même musicien). Derniers spectacles vus, Giuditta de Lehár et Lear de Reimann à la Bayerische Staatsoper . Nous avions vu de lui à Bâle une Grande Duchesse de Gerolstein commençant en Offenbach et finissant en opéra baroque sur la guerre et la mort qui était un spectacle fort et dérangeant. On ne manque pas un Marthaler, il faut y aller sans aucune hésitation.

 

Avril-juin 2024
W.A.Mozart
Requiem

11 repr. du 20 avril au 15 juin – Dir : Ivor Bolton – Francisco Prat/MeS : Romeo Castellucci
Sinfonieorchester Basel (Existence de places en fosse)
Coprod. Festival d’Aix en Provence, Adelaide Festival, Wiener Festwochen, Palau des Arts Reina Sofia di Valencia, La Monnaie Bruxelles, Teatro San Carlo Napoli

La production du Requiem de Mozart au Festival d’Aix (édition 2019) avait été triomphalement reçue, pour sa fraicheur, sa vie foisonnante, sa poésie. Après Bruxelles et venant juste d’être présentée à Naples en mai 2023, la voilà au Theater Basel, dirigée par un grand spécialiste de ce répertoire Ivor Bolton (en alternance avec Francisco Prat) qui plus est directeur musical du Sinfonieorchester Basel. Si vous n’avez pas vu ce spectacle, c’est l’occasion de le découvrir, car il s’agit d’une des plus belles réussites de Romeo Castellucci.

Mai 2024
Ambroise Thomas
Mignon

20 mai 2024 (semi concertante) – (Dir : Hélio Vida – MeS : Tilman aus dem Siepen)
Collegium Musicum Basel
Opernstudio OperAvenir
Une production du Studio de l’œuvre de Thomas rare sur les scènes, mais célèbre à cause de Goethe (Mignons Lied, Kennst du das Land…), chaque théâtre d’un peu d’importance a un studio et ces centres de formation-apprentissage se sont multipliés ces dernières années.
La direction musicale est assurée par Hélio Vida, jeune chef brésilien formé entre autres à Nancy qui dirige le Studio du Theater Basel et la mise en scène (ou en espace) par Tilman aus dem Siepen, jeune metteur en scène formé à Berlin qui vient d’intégrer le Theater Basel comme assistant à la mise en scène.

 

REPRISES

Octobre-Décembre 2023
Gioachino Rossini
Il Barbiere di Siviglia
10 repr. du 14 oct. au 31 déc. – Dir : Hélio Vida/MeS : Nikolaus Habjan
OpernStudio OperAvenir
Sinfonieorchester Basel
Nikolaus Habjan originaire de Graz est considéré comme l’un des maîtres de la mise en scène alliant marionnettes et acteurs. Il a produit ce Barbiere di Siviglia en fin de saison 2021-2022 pour le studio avec un beau succès et la production est reprise pendant les trois derniers mois de l’année 2023, notamment pour la période des fêtes du 15 au 31 décembre mais aussi en tournée à Zug et Winterthur. L’orchestre est dirigé par le directeur du studio OperAvenir Hélio Vida. Les reorésentations hybrides pour marionnettes sont fascinantes et valent le déplacement.

 

Octobre-Novembre 2023
Carl Maria von Weber

Der Freischütz
6 repr. du 15 oct. au 12 nov. – Dir : Titus Engel – MeS : Christoph Marthaler
Avec
Sinfonieorchester Basel

Un chef parmi les plus intéressants aujourd’hui qu’on a entendu ces dernières années à Lyon Genève et à Munich notamment (Giuditta, dans la mise en scène de Marthaler) et de nouveau ici avec la mise en scène de Christoph Marthaler. Ce couple seul vaut le voyage pour une œuvre très connue mais paradoxalement rarement représentée. La distribution n’est pas connue, mais l’équipe Engel/Marthaler est une garantie suffisante pour ne pas manquer cette reprise d’une production de l’automne 2022, aux couleurs tragicomiques, dans une société de chasseurs. L’univers de Marthaler est à la fois singulier, touchant et juste.

Novembre 2023-janvier 2024
Giuseppe Verdi
Rigoletto

10 repr. du 30 nov. au 21 janv. 2024 – Dir : Michele Spotti-Thomas Wise/MeS : Vincent Huguet

Avec Pavel Valuzhin, Nikoloz Lagvilava, Regula Mühlemann/ Álfheiður Erla Guðmundsdóttir
Sinfonieorchester Basel (avec places en fosse)
Michele Spotti après un Don Carlos qui a marqué la saison 2021-2022 est revenu à Bâle en 2022-23 pour une œuvre de Verdi plus populaire, Rigoletto, avec le même metteur en scène, Vincent Huguet. La production été plutôt bien accueillie notamment pour sa distribution et la direction musicale particulièrement colorée du jeune chef italien, et la reprise est affichée avec les mêmes. Autant d’arguments pour ne pas hésiter à faire le déplacement.

 

Conclusion

La saison lyrique du Theater Basel n’affiche que quelques rares stars, mais elle donne envie, parce que les initiatives autour des spectacles sont intéressantes, parce que l’offre est variée, tant au niveau des styles musicaux que de la couleur des mises en scène et parce que l’expérience montre que le niveau n’y est jamais médiocre.
Voilà bien des raisons pour lesquelles un lecteur intéressé par l’opéra doit penser à un déplacement à Bâle, parce qu’aucun théâtre français ni suisse n’a cette originalité ni cette couleur.

@DR/ Girlsberger

LA SAISON 2023-2024 DU TEATRO SAN CARLO DE NAPLES

SABLES MOUVANTS

L’exercice est périlleux. La période est instable. Nous avons évoqué la question de Stéphane Lissner, qui a attaqué l’État italien pour l’interruption brutale de son contrat, à cause du Décret-loi du 4 mai dernier et nous avons aussi évoqué la position pour le moins fuyante de la municipalité de Naples qui a pris acte du départ forcé du Sovrintendente. Le site du théâtre porte encore comme Sovrintendente et Direttore artistico Stéphane Lissner, en attendant développements ultérieurs, le décret-loi n’est pas encore devenu loi, mais …
En tous cas, le seul départ attesté est celui de José Luis Basso, chef des chœurs, qui dirigera à partir du 1er septembre le chœur du Teatro Real de Madrid, ce qui est indicatif de la situation fragile du grand théâtre napolitain à plusieurs niveaux.
– D’une part les derniers développements ont évidemment posé de nombreux points d’interrogation sur l’avenir de la programmation construite par Stéphane Lissner et sur la pérennité de ce qu’il a commencé à construire.
– D’autre part, le départ brutal de Lissner a créé un appel d’air dans lequel les syndicats se sont engouffrés et les travailleurs du théâtre ont déclenché des grèves et une agitation qui a amené à de récentes annulations entre mai et juin 2023.
– Enfin le talon d’Achille de ce théâtre n’est pas tant sa force de production que ses forces artistiques, chœur et orchestre, qui n’ont pas le niveau requis pour les ambitions affichées qui sont celles d’égaler au moins L’Opera di Roma et un jour le Teatro alla Scala, même s’il faut reconnaître que leurs dernières prestations s’étaient très nettement améliorées par rapport à ce qu’on avait l’habitude d’entendre. Ambitions légitimes au regard de l’histoire glorieuse d’une institution qui a sans doute plus contribué encore à l’art lyrique et à la gloire du répertoire italien que la Scala elle-même : la liste des premières mondiales napolitaines donne le vertige.

L’Opera di Roma est une institution récente, qui remonte à la fin du XIXe et dont l’identité était d’être l’opéra de la capitale de la nouvelle Italie, Milan et Naples étant les opéras de l’Histoire, auxquels on ajoutera le Teatro La Fenice de Venise, construit en 1792 (c’est le plus récent des théâtres historiques) resté au long du XIXe siècle un théâtre de référence, dans une ville qui a créé le théâtre d’opéra public dès le XVIIe.

Bref, aller au San Carlo est une plongée dans une histoire riche, prestigieuse, représentant une ville qui trouve ses racines dans l’antiquité et qui fut pendant des siècles la seule vraie capitale italienne, restant aujourd’hui encore l’une des villes européennes les plus fascinantes.
À ce titre, et au-delà de toutes les polémiques qui ont entouré Stéphane Lissner pendant les dernières années, l’entreprise qu’il a commencé d’édifier au San Carlo se justifie pleinement, mérite qu’on s’y intéresse et qu’on la salue, même s’il ne faut pas négliger le travail de remise à plat patient effectué par celle qui l’a précédé à ce poste, Rosanna Purchia, l’une des grandes représentantes du management théâtral en Italie, restée de 1976 à 2009 directrice de l’organisation et de la réalisation de la production artistique  au Piccolo Teatro, celle qui a accompagné toutes les directions, Giorgio Strehler, Jack Lang, Luca Ronconi et rendu possible la continuation de la production dans ce théâtre de légende.

Car le San Carlo est une institution depuis longtemps sur le fil du rasoir, qui a besoin de travaux de réfection et de restauration dont certains entamés en 2023, qui a besoin d‘une réflexion sur ses forces artistiques, et qui a aussi besoin d’une politique artistique sur le long terme, les trois ensemble formant un « en même temps » très délicat à combiner et à tisser sur un terrain aussi mouvant que le terrain napolitain. Quand on possède le plus beau des palais, si les fondations sont fissurées, le risque, c’est l’écroulement.
C’est là toute l’histoire des dernières décennies de ce Théâtre merveilleux, un des grands joyaux de l’architecture théâtrale italienne, né 41 ans avant la Scala, en 1737 et qui reste pour tout amoureux de l’art lyrique un lieu d’émotion pure. Et quel que soit le futur immédiat de l’institution, les successeurs, s’ils trouvent des saisons construites, auraient bien tort de les détruire (au nom de la politique bien connue des dépouilles), même si elles sont signées Lissner. Son ombre portée sera encore là, mais les futurs gestionnaires du lieu pourront officiellement s’en parer, ce qui est de bonne guerre. Reste à savoir s’ils seront des gens intelligents ou des sbires, ce qui est une autre histoire au vu de la main politique qui se saisit de la culture (dont elle se soucie comme d’une guigne, dans la bonne tradition née sous Berlusconi) en Italie…

Nous présentons la saison napolitaine telle qu’elle a été annoncée il y a déjà quelques mois, elle sera sans doute réalisée. Dans le cas contraire les uns accuseront la politique « dispendieuse » de Lissner (c’est pour le moins discutable on va le voir), les autres l’incapacité à maintenir un niveau digne au plus vieux théâtre d’opéra en Italie. Mais si les contrats artistiques ont été signés, il n’y pas de raison de douter car les rompre coûterait plus cher… Une autre question est de savoir si les artistes qui avaient envie de dire oui à Lissner (qui a du réseau et de l’influence) diront oui aux successeurs… à eux de jouer.

 

LA SAISON LYRIQUE

Les productions lyriques 2023-2024

13 opéras dont 11 en version scénique. Dans les compositeurs, le répertoire italien en prend la moitié avec 5 compositeurs sur les 10 proposés où Verdi se taille la part du lion (4 opéras). On remarque immédiatement que les nouvelles productions « en propre » du San Carlo sont limitées à la Turandot inaugurale, les autres sont des coproductions (Vespri siciliani, La Gioconda, Maria Stuarda), des productions louées ailleurs (Le château de Barbe Bleue/La voix humaine, Norma) et des reprises de productions marquantes du San Carlo, manière de rappeler que ce théâtre a aussi en magasin des productions de grand niveau (Don Giovanni, La Traviata, Elektra, Carmen), deux opéras enfin sont proposés en version de concert et particulièrement bien distribués, Luisa Miller et Simon Boccanegra.
Bien sûr ce sont des solutions claires pour moins dépenser, de montrer habilement que l’on tient compte de budgets resserrés, sans renoncer à la qualité. Et il faut reconnaître que bien des titres valent le voyage.

Bartok : Le château de Barbe-Bleue/Poulenc : La voix humaine
Bellini : Norma
Bizet : Carmen
Donizetti : Maria Stuarda
Mozart : Don Giovanni
Ponchielli : La Gioconda
Puccini : Turandot
Verdi :
I vespri siciliani
Luisa Miller (Concertant)
La Traviata
Simon Boccanegra (Concertant)
Strauss : Elektra

 

Analyse de la saison

 

Décembre 2023
Giacomo Puccini : Turandot

7 repr. du 9 au 17 déc. – Dir : Dan Ettinger /MeS : Vasily Barkhatov
Avec :
(A) [9, 12, 15, 17]
Sondra Radvanovsky, Yusif Eyvazov, Rosa Feola
(B) [10,13,16] Oksana Dyka, Seok Jong Baek, Amina Edris
et
Nicola Martinucci, Alexander Tsymbalyuk, Alessio Arduini, Gregory Bonfatti Francesco Pittari Nouvelle production Teatro San Carlo.
Le seul nom d’Oksana Dyka est un repoussoir pour la distribution B, qu’on évitera donc.
Tous les rôles de complément sont bien distribués, et on notera la présence de Nicola Martinucci, classe 1941, en Altoum, lui qui fut un des fréquents Calaf des années 1980 et 1990. Yusif Eyvazov sera sans doute un solide Calaf pendant que Madame est à la Scala pour Don Carlo, Rosa Feola la seule Liù possible aujourd’hui, et évidemment la grande Sondra Radvanovsky, lirico spinto de référence saura sûrement donner à la Princesse de glace une couleur plus moirée que les voix métalliques qu’on entend le plus souvent. Au pupitre, Dan Ettinger, chef polymorphe au large répertoire, nouveau directeur musical.
Le metteur en scène russe Vasily Barkhatov est l’un des noms qui émerge ces dernières années. On lui doit la très belle production de « L’Enchanteresse » à l’Opéra de Francfort dont Wanderersite a rendu compte. Tout cela laisse bien augurer de cette production.
Une bonne suggestion serait de coupler Scala et Naples. L’inauguration romaine du 27 novembre (Mefistofele) se poursuit jusqu’au 5, c’est un peu juste pour les dates mais quelques jours en Italie hors saison sont toujours à prendre.

Janvier – Février 2024
Giuseppe Verdi : I vespri siciliani

5 repr. du 21 janv. au 3 févr. – Dir : Henrik Nánási /MeS : Emma Dante
Avec Mattia Olivieri Piero Pretti Alex Esposito Maria Agresta etc…
Nouvelle production, Coprod. Teatro Massimo di Palermo/Teatro Comunale Bologna/Teatro Real Madrid
On a vu à Palerme cette somptueuse production, sicilienne en diable (normal vu à la fois le titre et les origines d’Emma Dante), où l’on parle d’antimafia et Wanderersite en a rendu compte. Malheureusement, si Palerme a osé la version originale en français, Naples ne s’y risque pas et propose I Vespri Siciliani dans une distribution de très bon niveau, avec Mattia Olivieri en Monforte, Maria Agresta en Elena et surtout Alex Esposito en Procida. En Arrigo (Henri), le très bon Piero Pretti sans doute plus à l’aise dans la version italienne que la française qui exige un ténor à la Raoul des Huguenots… Dans la fosse, le chef Henrik Nánási, excellent dans bien des répertoires, qu’on n’attendait pas forcément dans Verdi. Ceux qui adorent cet opéra (dont je suis) prendront le train.

Février 2024
W.A.Mozart : Don GiovannI

6 repr. du 16 au 27 févr. – Dir : Constantin Trinks /MeS : Mario Martone
Avec Andrzej Filończyk Antonio Di Matteo Roberta Mantegna, Bekhzod Davronov Selene Zanetti Gianluca Buratto Valentina Naforniţa Tommaso Barea
Reprise prod.2002
Il est si difficile de trouver une distribution adéquate pour Mozart aujourd’hui qu’un Don Giovanni excite immédiatement la curiosité. La production est une reprise maison de Mario Martone, largement présentable, le chef fait partie de la génération des chefs allemands solides, qui proposera un Mozart de tradition et sans bavures, et la distribution présente quelques choix particulièrement intéressants, en premier lieu Andrzej Filończyk, baryton-basse polonais qui fait largement carrière en Italie dans le rôle-titre, parce que c’est vraiment un excellent chanteur avec face à lui, le Leporello de Gianluca Buratto qui vient de l’univers baroque et qu’on commence à voir sur toutes les scènes. Roberta Mantegna plus entendue dans Verdi que Mozart sera Donna Anna, la voix puissante saura répondre aux exigences techniques du rôle, mais saura-t-elle l’incarner ? Et Selene Zanetti sera Donna Elvira, délicieux soprano d’une autre couleur qu’il sera intéressant d’écouter dans ce rôle redoutable. Notons aussi le moins connu Bekhzod Davronov qui a si favorablement impressionné dans le rôle du prince Kouraguine dans Guerre et Paix de Prokofiev (Bayerische Staatsoper), assez à l’opposé du caractère d’Ottavio qu’il incarnera à Naples. Dans l’ensemble une reprise qui excite la curiosité.

Mars 2024
Vincenzo Bellini : Norma

4 repr. du 16 au 26 mars – Dir : Lorenzo Passerini /MeS : Justin Way
Avec Anna Pirozzi, Ekaterina Gubanova, Freddie De Tommaso, Alexander Tsymbalyuk etc…
Prod. du Teatro Real Madrid (2021)
La production de Justin Way avait en 2021 à Madrid laissé quelques doutes (théâtre dans le théâtre), mais il est difficile de trouver aujourd’hui une production satisfaisante, tant l’œuvre reste rare sur les scènes et difficile à monter. Le chef Lorenzo Passerini est l’un des chefs les plus en vue de la jeune génération et donc c’est un vrai plus. La distribution est solide, mais pas vraiment belcantiste, ni PIrozzi ni Gubanova ne sont des Belliniennes d’origine contrôlée, et Norma n’est ni Tosca, ni Nabucco, ni Aida. Tsymbalyuk, basse bien connue, sera sans doute un bon Oroveso, et toute notre curiosité ira au Pollione du jeune Freddie De Tommaso, lancé désormais sur les scènes internationales, ténor au timbre chaleureux et plutôt intéressant.
C’est louable de monter Norma de toute manière, alors, bon vent.

Avril 2024
Amilcare Ponchielli : La Gioconda

6 repr. du 10 au 17 avril – – Dir : Pinchas Steinberg /MeS : Romain Gilbert
Avec
(A) 10, 13, 16 avr. : Anna Netrebko, Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier, Anita Rashvelishvili, Alexander Köpeczi, Kseniia Nicolaieva
(B) 11, 14, 17 avr. : Liana Haroutounian, Giorgio Berrugi, Ernesto Petti, Yulia Matochkina,
Alexander Köpeczi, Kseniia Nicolaieva
Nouvelle production, Coprod. Gran Teatre del Liceu, Barcelona
Ce sera la ruée, vu le trio de tête Netrebko/Kaufmann/Tézier. Je ne parie pas trop sur Anita Rashvelishvili en Laura mais bien plus en Yulia Matochkina qui chante dans la distribution B, intéressante aussi avec Liana Haroutounian, sans doute titulaire en B et doublure en A.
On ne commente pas : il faut pour Gioconda un mythe. J’entendis (la seule fois, en scène) Callas en fin de parcours dans Suicidio et noyé dans mes larmes, je compris en « live » pourquoi elle était un mythe, alors que la voix était détruite.
Tézier et Kaufmann seront là aussi pour compléter la fête, une de ces soirées à ne pas manquer.
Production du jeune français Romain Gilbert qu’on commence à voir sur les scènes et qui fera sans doute un travail spectaculaire, mais sûrement pas révolutionnaire, d’ailleurs, l’œuvre ne s’y prête pas et le public qui viendra ne l’attend pas. En fosse, Pinchas Steinberg, très grand professionnel, une assurance pour l’orchestre. Réservez vos places…

Mai 2024
Béla Bartók : Le Château de Barbe Bleue
Francis Poulenc : La voix humaine

4 repr. du 24 au 30 mai – Dir : Edward Gardner/MeS Krzysztof Warlikowski
Avec (Bartók) Elīna Garanča, John Relyea/(Poulenc) Barbara Hannigan
Prod. Opéra national de Paris/Teatro Real Madrid
Duo de stars pour cette production phare qui a fait les beaux soirs de l’Opéra de Paris et du Teatro Real de Madrid. Après Rome, Krzysztof Warlikowski arrive à Naples, le sud italien s’ouvre plus que le nord à la mise en scène d’opéra, mais historiquement (et contrairement à ce qu’on croit) le sud italien était le lieu de l’innovation économique et artistique et le nord en a tiré, sucé la substantificque moelle.
En fosse, l’excellent Edward Gardner, connu désormais partout mais pas en Italie, à qui l’on doit un magnifique Peter Grimes à Munich et sur la scène, à côté du solide John Relyea en Barbe Bleue, Elīna Garanča en Judith qu’on ne doit manquer sous aucun prétexte. Quant à Barbara Hannigan, la production a été créée pour elle, c’est une des chanteuses fétiches de Warlikowski, et dans l’œuvre de Poulenc, elle sera sans doute époustouflante…
Vous savez ce qui vous reste à faire.

Juin 2024
Giuseppe Verdi : Luisa Miller
2 repr. (version concertante) les 5 et 9 juin – Dir : Daniele Callegari
Avec Nadine Sierra, Gianluca Buratto, Michael Fabiano, Valentina Pluzhnikova, Artur Ruciński, Krzysztof Bączyk
Il est un peu curieux que cet opéra créé au San Carlo ne fasse pas l’objet d’une production, sans doute parce qu’il est un peu moins populaire que d’autres Verdi. Il bénéficie en revanche de la direction de Daniele Callegari, un excellent chef d’opéra, actuel directeur musical de l’Opéra de Nice et pas toujours considéré à sa juste valeur, ainsi que d’une distribution de haut niveau dominée par Nadine Sierra et Michael Fabiano, très connus (et avec raison) et entourés d’Artur Ruciński, Gianluca Buratto, Krzysztof Bączyk, excellents professionnels. Ajoutons la présence en Federica de la jeune mezzo Valentina Pluzhnikova, issue de l’Accademia del Teatro alla Scala, et remarquée l’an dernier à Bergamo dans Chiara e Serafina, à l’orée d’une carrière qui s’annonce bien.

Gaetano Donizetti : Maria Stuarda
4 repr.  du 20 au 29 juin – Dir : Riccardo Frizza/ MeS : Jetske Mijnssen
Avec Pretty Yende, Aigul Akhmetshina, Francesco Demuro, Carlo Lepore, Sergio Vitale etc…
Nouvelle production, coprod . avec Dutch National Opera, Palau de les Arts Reina Sofia Valencia.
Désormais demandée dans pas mal de scènes lyriques européennes, Jetske Mijnssen vient de mettre en scène avec un relatif succès semble-t-il Anna Bolena  à Naples, première brique de la trilogie qui se poursuit donc la prochaine saison avec Maria Stuarda dont le rôle-titre est confié à Pretty Yende, voix séduisante et émouvante, personnalité peut-être moins convaincante en scène. Face à elle l’Elisabetta d’Aigul Akhmetshina, astre montant très rapidement dans le ciel des mezzo-sopranos, tant on voit son nom sur pas mal de distributions un peu partout. Elle avait impressionné dans Polina de Dame de Pique à Baden-Baden en 2022. Autour, une distribution de bonne facture (Demuro, Lepore, Vitale) et un chef donizettien pur sucre, puisqu’il est le directeur musical du festival Donizetti de Bergamo, Riccardo Frizza.  Une production qui a des arguments pour séduire.

Juillet 2024
Giuseppe Verdi : La Traviata

6 repr. du 14 au 30 juillet – Dir : Giacomo Sagripanti /MeS : Lorenzo Amato
Avec Lisette Oropesa, Xabier Anduaga, Luca Salsi etc…
Reprise d’une production maison 2018
L’été lyrique napolitain avait commencé on s’en souvient en 2020 avec de grands concerts en plein air et des stars (Netrebko, Kaufmann) sur la Piazza del Plebiscito alors que le monde était encore secoué par la pandémie (un siège sur deux, masques etc…), l’idée d’un été festif s’est désormais concentrée autour du théâtre, offrant des productions populaires dont la distribution est susceptible d’attirer non seulement le public local, mais aussi le touriste de passage. C’est le cas de cette Traviata qui a tout pour plaire : Lisette Oropesa qui en est aujourd’hui la titulaire incontestée un peu partout, Luca Salsi, le baryton italien le plus célèbre, et Xabier Anduaga, belcantiste à la voix importante et délicate qui visiblement tient à élargir son répertoire. En fosse, Giacomo Sagripanti, qui n’est pas le pire des chefs de répertoire.
Les ingrédients y sont, et si vous passez par Naples en cette fin de juillet.

Septembre-Octobre 2024
Richard Strauss : Elektra

4 repr. du 27 sept. au 3 oct. – Dir : Mark Elder / MeS : Klaus Michael Grüber
Avec Ricarda Merbeth, Evelyn Herlitzius, Elisabeth Teige, John Daszak, Łukasz Goliński etc…
Reprise prod.2003
Une production de Klaus Michael Grüber, même ressorties des placards, même de vingt ans d’âge, même déjà reprise dans l’intervalle, cela ne se manque pas, notamment pour ceux qui ne connaissent pas cette légende du théâtre et de la scène lyrique qui a marqué de son empreinte les trente dernières années du XXe siècle, décédé trop tôt et emporté en 2008 par la maladie. C’est déjà un motif de déplacement. Même si Ricarda Merbeth n’est pas mon Elektra de cœur, c’est une des voix importantes du rôle, et elle voisine avec l’immense Herlitzius qui fut une Elektra phénoménale avec Chéreau, cette fois Clytemnestre, et en Chrysothemis Elisabeth Teige, la dernière découverte de Bayreuth (Der Fliegende Holländer 2022) où elle sera en plus Sieglinde et Elisabeth en 2023. Trio de choc, mise en scène à voir…il est pourtant regrettable que l’entreprise ait été confiée à la baguette sans aucun intérêt de Sir Mark Elder, que je n’ai jamais réussi à trouver convaincant quand je l’ai entendu, à commencer par Die Meistersinger von Nürnberg à Bayreuth en 1981, qu’il dirigea un an seulement…

Octobre 2024
Giuseppe Verdi : Simon Boccanegra
2 repr. (version concertante) les 11 et 13 oct. – Dir : Michele Spotti
Avec Ludovic Tézier, Michele Pertusi, Ernesto Petti, Francesco Meli, Marina Rebeka
Un Simon Boccanegra concertant mais qui au vu de la distribution vaut bien des versions scéniques ; le couple Tézier-Pertusi, deux astres des scènes, qu’on a déjà vu dans le Don Carlo inaugural de la saison présente 2022-2023 se retrouve pour deux représentations, Meli en Gabriele Adorno de très grand luxe, Marina Rebeka en Amelia aura la voix, mais sans doute pas l’émotion attendue dans un rôle qui en demande tant. Mais ne chipotons pas…
En fosse Michele Spotti, qui pas à pas devient l’un des chefs les plus fréquents du répertoire italien : il affronte de plus en plus Verdi, Don Carlos et Rigoletto à Bâle par exemple alors qu’on le considérait comme essentiellement rossinien. Avec Boccanegra, il accède à la cour des grands.
Deux représentations qui sont de réelles promesses.

Octobre – Novembre 2024
Georges Bizet : Carmen
8 repr. du 25 oct. au 3 nov. – Dir : Dan Ettinger/MeS : Daniele Finzi Pasca
Avec Aigul Aktmetshina/Viktoria Karkacheva, Dmytro Popov/Jean-François Borras, Mattia Olivieri/Ernesto Petti, Selene Zanetti/Carolina López Moreno etc…
Reprise prod. 2015
La saison s’achève avec un must, l’opéra le plus représenté au monde (et ici 8 représentations d’une reprise, ce qui veut dire un bon rapport financier pour le théâtre). La Production est signée du tessinois Daniele Finzi Pasca, qui avait ouvert l’ère Aviel Cahn à Genève par une belle réussite, Einstein on the Beach, de Philip Glass.
Deux distributions qui chacune ont leur prix, à commencer par les deux Carmen, incarnées par les deux mezzos qui explosent en ce moment, Aigul Aktmetshina et Viktoria Karkacheva : notez leur nom, elles vont inonder les scènes dans les prochaines années. À Dmytro Popov vaillant sans plus, on préfèrera Jean-François Borras en Don José pour d’évidentes raisons à la fois idiomatiques, techniques et artistiques : le ténor français cultive l’art du chant avant celui du ténor ténorisant. Mattia Olivieri est désormais un des barytons de choix dans les chanteurs italiens, bon acteur, qui devrait convenir à Escamillo, et de son côté Selene Zanetti a tout d’une idéale Micaela. Je conseillerais presque (si vous êtes à Naples) de voir les deux distributions, tant les deux Carmen incarneront deux facettes très différentes du personnage.
En fosse, Dan Ettinger, solide, sûr, mais pas inoubliable.

 

BALLET

Il y a une grande tradition napolitaine du ballet et celui du San Carlo est dirigé par Clotilde Vayer venue de l’Opéra de Paris où elle était directrice adjointe de la danse. Le ballet du San Carlo essentiellement composé de « precari » (CDD) a été consolidé l’an dernier par la création de 21 CDI, le but étant d’arriver à une compagnie stable d’une quarantaine de membres, le théâtre a donc ouvert un concours où 80% des reçus appartenaient au corps de ballet du San Carlo en CDD.  On perçoit là encore les problèmes de gestion d’un théâtre qui n’a pas, comme nous l’écrivions toute la stabilité voulue pour être « en état de marche ».
La saison 2023-24 propose quatre soirées de ballet de répertoire plutôt classique.
Le ballet est dans toutes les maisons un moyen d’engranger de la trésorerie puisque les corps de ballet sont des troupes qui coûtent en salaire et pas en cachets, et qu’en général les soirées affichent complet.
On ne s’étonnera pas de voir à la fois des productions de ballets louées ailleurs sans doute rarement ou pas présentés à Naples et un minimum de six soirées par production. Toujours s’affiche la prudence de gestion dans un théâtre fragile.

Décembre 2023- Janvier 2024
Ludwig Minkus : Don Quichotte

7 repr. du 23 déc. au 4 janv. (Chor : Rudolf Noureev-Marius Petipa/Dir : Martin Yates)
4 repr. « Familles » (à 12h, version réduite, musique enregistrée) les 24 et 31 déc/3 et 4 janvier).
Orchestre et ballet du Teatro San Carlo
Production du Royal Swedish Opera

Un des grands ballets du répertoire académique, une chorégraphie de Noureev ; programme de fin d’année idéal.

 

Avril-mai 2024

Serguei Prokofiev : Romeo et Juliette
6 repr. du 28 avr. au 5 mai (Chor : Kenneth McMillan/ Dir : Paul Connelly)
Orchestre et ballet du Teatro San Carlo
Production du Royal Birmingham Ballet

Un autre des grands piliers du répertoire de ballet, créé au Royal Ballet de Londres en 1965 par Rudolf Noureev et Margot Fonteyn. Et cette chorégraphie est devenue un mythe, reprise sur toutes les scènes du monde, signée de Kenneth McMillan mort en 1992, qui allie modernité et classicisme.

 

Juillet 2024
Soirée Jérôme Robbins

5 repr. du 19 au 28 juillet ( Chor : Jérôme Robbins/Dir : Philippe Béran/Piano : (Chopin) : Aniello Mallardo Chianese ; (Ravel) : Alessandra Brucher)
Orchestre et ballet du Teatro San Carlo

Autre chorégraphe mythique, popularisé par sa chorégraphie et sa mise en scène de West Side Story à Broadway en 1957 puis par le film de Robert Wise en 1961 dont sont présentés trois pièces courtes mais très symboliques :
In the night, ballet en quatre mouvements, sur les musiques des  Nocturnes n° 1 op. 27, n° 1 e n. 2 op. 55, n° 2 op. 9 de Fryderyk Chopin
Afternoon of a faun, du poème symphonique Prélude à l’après-midi d’un faune, de Claude Debussy
En sol , Concerto en sol majeur pour piano et orchestre de Maurice Ravel

 

Septembre 2024
La danse française de Serge Lifar à Roland Petit
6 repr. du 7 au 11 sept. (Chor : Serge Lifar- Roland Petit/Dir : Philippe Béran)
Orchestre et ballet du Teatro San Carlo
Production du Teatro dell’Opera di Roma

Suite en Blanc, Extrait de Namouna d’Édouard Lalo
Chorégraphie : Serge Lifar reprise par Charles Jude
L’Arlésienne
, musique de Georges Bizet
Chorégraphie : Roland Petit reprise par Luigi Bonino
Le jeune homme et la mort
, musique de Jean-Sébastien Bach
(Passacaille en do mineur, BWV 582)
Chorégraphie : Roland Petit reprise par Luigi Bonino

Une soirée composée de trois ballets piliers du répertoire parisien qui clôt une saison à la fois réduite mais diverse par les styles combinant petites formes et grands ballets.

 

CONCERTS ET RÉCITALS

 

Dans une ville qui au contraire de Rome n’a pas une offre musicale très étoffée en dehors du San Carlo, le rôle d’une saison symphonique est déterminante, nous l’avons d’ailleurs déjà évoqué. La suppression en 1992 de l’Orchestra Scarlatti de la RAI puis le regroupement en un seul orchestre à Turin a mis en difficulté la vie musicale napolitaine. La naissance de la Nuova Orchestra Scarlatti dès 1993 a tenté non sans vaillance de combler le vide. Il reste que le San Carlo reste le centre musical de référence.
Ainsi sont programmés en 2023-2024 15 concerts et récitals (exactement 6 récitals et 9 concerts, sur l’ensemble de l’année dont trois concerts du directeur musical Dan Ettinger. Souvent, les chefs invités de la saison lyrique dirigent un concert symphonique en complément, mais on trouve aussi d’autres noms. Chaque concert est donné une seule fois, signe que le public n’est pas encore tout à fait reconstitué pour ce type de manifestation.

Il reste qu’il manque à cette programmation une meilleure lisibilité (séparer les concerts des récitals de chant par exemple). En revanche la programmation des récitals est visiblement destinée à attirer le public (par exemple, la chanson napolitaine, qui gagne à être connue par ailleurs), exclusivement ciblée sur les airs d’opéra populaires. Notons de Luca Salsi fait la part belle au Verdi français, ce qui est une excellente idée.
Un étalement plus clair des concerts symphoniques tout au long de la saison serait aussi souhaitable.

20 Décembre 2023
Concert de Noël

Orchestra e coro del Teatro San Carlo
Dir : Dan Ettinger

Schubert : Symphonie n°5 en si Bémol majeur D.485
Mozart : Grande messe en ut mineur K.427
Nadine Sierra, soprano
Ana Maria Labin, soprano
Attilio Glaser, ténor
Adolfo Corrado, basse

26 Janvier 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Pinchas Steinberg
Nikolai Lugansky, piano

Rachmaninov : Concerto n°3 en ré mineur pour piano et orchestre, op.30
Chostakovitch : Symphonie n°5 en ré mineur, op.47

2 février 2024
Jonas Kaufmann
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Jochen Rieder
Extraits de The Great Caruso, Love Story, Gladiator, Once Upon a Time in America, West Side Story, South Pacific
Musiques de Nino Rota, Bernard Herrmann, Max Steiner, Franz Waxman, Leonard Bernstein

24 février 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Ingo Metzmacher
Adriana di Paola, mezzosoprano
Francesco Castoro, ténor
Dario Russo, baryton

Stravinsky, Ballet avec chant en un acte
Beethoven Symphonie n°7 en la majeur op. 92

14 mars 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Marco Armiliato
Lucas Debargue, piano
Matilda Lloyd, trompette

Beethoven, Egmont , ouverture en fa mineur op.84
Chostakovitch, Concerto n°1 op. 35 pour piano et orchestre à cordes accompagné de trompette op.35
Mendelssihn, Symphonie n°4 en la majeur op.90

20 avril 2024
Maria Agresta, hommage à Naples

Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Antonio Sinagra
Maria Agresta, soprano

Raffaele Viviani, “Bammenella”
Ernesto De Curtis / Edoardo Nicolardi, “Voce ’e notte”
Totò, “Malafemmena”
Ernesto Tagliaferri / Nicola Valente / Libero Bovio, “Passione”
Eduardo Di Capua / Vincenzo Russo, “I’ te vurria vasà”
Mario Pasquale Costa / Salvatore Di Giacomo, “Era de maggio”
Rodolfo Falvo / Enzo Fusco, “Dicitencello vuje”
Salvatore Cardillo / Riccardo Cordiferro, “Core ’ngrato”
Filippo Campanella / Raffaele Sacco, “Te voglio bene assaje”
Ernesto De Curtis / Giambattista De Curtis, “Torna a Surriento”
Gaetano Lama / Libero Bovio, “Reginella”
Eduardo Di Capua / Alfredo Mazzucchi / Giovanni Capurro, “’O sole mio”
Enrico Cannio / Aniello Califano, “’O surdato ’nnammurato”
Ernesto De Curtis / Libero Bovio, “Tu ca nun chiagne”
Alberto Barberis / Michele Galdieri, “Munasterio ’e Santa Chiara”
Francesco Paolo Tosti / Gabriele D’Annunzio, “’A vucchella”

 

10 mai 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Edward Gardner
John Relyea, basse

Berlioz, le carnaval romain, ouverture op.9
Moussorgski, Chants et danses de la mort, cycle de quatre chants pour voix et orchestre
Brahms, symphonie n°4 en mi mineur op.98

11 mai 2024
Récital
Barbara Hannigan, soprano
Bertrand Chamayou, piano

Zorn, Jumalattaret
Scriabine, Sélection d’extraits pour piano seul
Messiaen, Chants de Terre et de Ciel

24 mai 2024
Récital
Nadine Sierra, soprano
Vincenzo Scalera, piano

Gounod, Roméo et Juliette, “Ah, je veux vivre”
Gustave Charpentier Louise, “Depuis le jour”
Richard Strauss
“Allerseelen”, op. 10 n. 8
“Ständchen”, op. 17 n. 2
“Morgen”, op. 27 n. 4
“Wiegenlied”, op. 41 n. 1
“Cäcilie”, op. 27 n. 2
Giuseppe Verdi La traviata, “È strano… Sempre libera”
Gaetano Donizetti Don Pasquale, “Quel guardo il cavaliere… So anch’io la virtù magica”
Heitor Villa-Lobos “Melodia Sentimental”
Ernani Braga “Engenho Novo!”
Joaquín Rodrigo Cuatro madrigales amatorios
“¿Con qué la lavaré?”
“Vos me matasteis”
“¿De dónde venís, amore?” “De los álamos vengo, madre”
Gerónimo Giménez El barbero de Sevilla, “Me llaman la primorosa”

7 juin 2024
Récital
Luca Salsi, baryton
Nelson Calzi, piano

Bizet “Pastel” “Voyage”
Hahn “Si mes vers avaient des ailes”
Martucci Notturno, op. 70 n. 2
Rossini  Guillaume Tell, “Sois immobile”
Donizetti La favorite, “Léonor, viens, j’abandonne“
Verdi
Les vêpres siciliennes, “Au sein de la puissance”
Macbeth, “Honneur, respect, tendresse”
Martucci Notturno, op. 70 n. 1
Verdi Don Carlos, “C’est moi, Carlos… C’est mon jour… Carlos, écoute”

 

22 juin 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Dan Ettinger
Leonidas Kavakos, violon

Ravel, Tzigane, Rhapsodie de concert pour violon
Sibelius, Sérénade n°1 en ré majeur pour violon et orchestre op. 69
Chausson, Poème pour violon et orchestre op.25
Schumann, Symphonie n°4 en ré mineur op.120

28 juin 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Dan Ettinger
Gregory Kunde, ténor

Liszt, Eine Faust-Symphonie d’après Goethe pour soliste, chœur d’hommes et orchestre S.108

4 juillet 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : James Ga ffigan
Lisette Oropesa, soprano

Schubert, Symphonie n°3 en ré majeur D.200
Mozart
“Vado, ma dove? Oh Dei!”, K. 583
“A Berenice… Sol nascente”, K. 70
Tchaikovski, Romeo e Giulietta, Ouverture-fantaisie en si mineur

6 octobre 2024
Jonas Kaufmann/Ludovic Tézier
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Jochen Rieder
Jonas Kaufmann, ténor
Ludovic Tézier, baryton

Giuseppe Verdi
La forza del destino, Ouverture
“Solenne in quest’ora”
“Morir! Tremenda cosa!”
“La vita è inferno all’infelice”
“Invano Alvaro ti celasti al mondo”

Giuseppe Verdi
I vespri siciliani, Ouverture

Amilcare Ponchielli La Gioconda,
“Enzo Grimaldo, Principe di Santafior”
Danza delle ore
“Cielo e mar!”

Giuseppe Verdi Otello, “Tu?! Indietro! Fuggi!”
Giacomo Puccini La bohème, “O Mimì, tu più non torni”
Giuseppe Verdi Don Carlo, “Dio, che nell’alma infondere”

28 juin 2024
Orchestra del Teatro San Carlo
Dir : Mikko Franck
Anna Tifu, violon

Sibelius, Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, op. 47
Bruckner, Symphonie n°7 en mi majeur

FESTIVAL DE PIANO

Quatre rencontres avec des pianistes de renom à la fin du mois de mai forment le « Festival de piano ».

Samedi 25 mai 2024
Gregory Sokolov
Programme à annoncer

Mardi 28 mai 2024
David Fray

Bach, Aria avec 30 variations, en sol majeur pour clavecin, BWV 988 “Variations Goldberg”

Liszt,
Années de pèlerinage. Deuxième année: Italie, S. 161
Sposalizio
Années de pèlerinage. Troisième année, S. 163
Les jeux d’eaux à la Villa d’Este
Années de pèlerinage. Deuxième année: Italie, S. 161
Sonetto 104 del Petrarca
Après une lecture de Dante

Mercredi 29 mai 2024
Mikhail Pletnev

Scriabine, vingt-quatre préludes, op. 11
Chopin, vingt-quatre préludes pour piano, op. 28

Vendredi 31 mai 2024
Francesco Piemontesi

Beethoven
Sonate n° 21 en ut majeur pour piano, op. 53 “Waldstein”
Sonate n° 30 en mi majeur pour piano, op. 109

Debussy, Préludes pour piano – Livre II, L. 131

 

MUSIQUE DE CHAMBRE :

Comme à la Scala, dont nous avons salué l’initiative, le théâtre propose une programmation spécifique de musique de chambre, 9 concerts très variés avec des membres de l’orchestre du San Carlo, une fois par mois, le dimanche à 18h à un tarif plutôt séduisant aussi bien pour le public local que les touristes de passage.

Les dates sont :

Dimanche 7 janvier : Andante appassionato
En ouverture du cycle, en grande formation de chambre  (« I reali Filarmonici ») dans un programme Saint-Saëns, Fauré, Rimski-Korsakov, Rachmaninov, Respighi

Dimanche 4 février : Mozart
Deux pièces de Mozart, le Divertimento pour cordes en mi bémol majeur « Grand trio » K.563 et le Quatuor n°1 pour flûte et cordes en ré majeur K.285

Dimanche 10 mars : Bach/Haydn/Ries
Un parcours du XVIIIe au XIXe pour cordes, flûte et clavecin

Dimanche 21 avril : Violoncelles du Teatro San Carlo
Les ensembles de violoncelles sont toujours spectaculaires, ici dans un programme Bach, Aeschbacher, Forino, Elgar, Rachmaninov, Villa-Lobos

Dimanche 12 mai : Stravinski/Khatchaturian/Bartók
Programme de trois trios pour violon, clarinette et piano qui commencera par l’Histoire du Soldat de Stravinsky.

Dimanche 16 juin : Omaggio alla lirica italiana
Des arrangements d’airs célèbres de Rossini, Verdi, Puccini pour vibraphone, violon, alto, contrebasse

Dimanche 15 septembre : Real Cappella del Teatro San Carlo
Formation baroque du Teatro San Carlo (violons, alto, violoncelle, contrebasse, orgue) dans un programme Pergolèse, l’un des plus grands représentants de l’école napolitaine, avec soprano et contralto :
Salve Regina pour soprano, quatuor à cordes et basse continue,
Salve Regina pour contralto, quatuor à cordes et basse continue,
Stabat Mater pour soprano, contralto, quatuor à cordes et basse continue.

Dimanche 20 octobre : Rossini/Mendelssohn
Programme pour cordes
Rossini,
Sonate à quatre n°1 en sol majeur pour deux violons, alto et violoncelle
Sonate à quatre n°2 en la majeur pour deux violons, alto et violoncelle
Mendelssohn, Octuor en mi bémol majeur pour cordes op.20

Dimanche 10 novembre : Mahler
Direction musicale : Maurizio Agostini
Mahler, Symphonie n°4 en sol majeur (arrangement d’Erwin Stein pour formation de chambre)

 

 

Conclusion

Au total, la programmation du San Carlo a une grande cohérence, elle est sensible aussi au public local, par sa prudence dans les choix de répertoire, mais aussi par une certaine variété de l’offre à tous niveaux. La programmation lyrique est loin de manquer d’intérêt, la programmation symphonique assez ouverte et les concerts de musique de chambre ont un programma souvent séduisant, ils sont aptes à attirer un public moins habituel, curieux de pénétrer dans cette salle mythique, à un tarif particulièrement avantageux (15 Euros).
En somme, cette programmation démontre une activité, une ambition, et déjà un bilan car les deux saisons précédentes n’ont pas fait rougir.

C’est pourquoi voir l’État italien déstabiliser brutalement l’institution pour des motifs qui n’ont rien à voir avec l’artistique a quelque chose de désolant, voire d’imbécile mais hélas habituel.

Il reste à espérer qu’une solution pour le théâtre soit trouvée qui le consolide, et que cette merveille ne retombe pas dans les sables mouvants du passé.