DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/VERDI: I VESPRI SICILIANI

I vespri siciliani fit les grandes heures verdiennes de l’Opéra de Paris version Liebermann. La première saison (Printemps 1973), l’opéra présenta les fameuses Noces de Figaro de Strehler, Orphée et Eurydice de Gluck avec Nicolaï Gedda en Orphée -aujourd’hui on pousserait des cris d’orfraie-,  Parsifal de Wagner et Il Trovatore, originellement prévu avec le jeune Riccardo Muti et Luchino Visconti. Mais le projet n’aboutit pas et Muti refusa de diriger. Le chef partit mais restèrent les chanteurs: tantôt Gwyneth Jones en Leonora, tantôt Shirley Verrett en Azucena. On eut aussi Cossuta ou Domingo en Manrico, Cappuccilli en Luna, Scotto en Leonora, Cossotto en Azucena. Bref, du rêve en continu. Mais les chefs pour Trovatore se firent attendre et désirer…

La seconde production verdienne (1974) fut l Vespri Siciliani, qui demeura l’une des grandes réussites de l’ère Liebermann. Opéra rarement donné à l’époque, et notamment en France, alors que l’oeuvre a été créée en Français pour Paris à l’occasion de l’exposition de 1855 (Livret de Eugène Scribe). Il est vrai que Verdi n’avait pas vraiment choisi un sujet francophile, puisqu’il s’agissait de rappeler le massacre des occupants français de Sicile par les Siciliens, une occasion de célébrer le sentiment national italien. Un autre opéra de Verdi, Giovanna d’Arco, n’eut jamais en France l’heur de plaire, vu que l’histoire (tirée de Schiller) ne correspond pas exactement, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’histoire de Jeanne telle que des millions de petits français l’apprennent dans la Légende Dorée des gloires nationales. D’autres opéras de Verdi en Français  n’ont pas eu non plus de destin fabuleux, Don Carlos, bien sûr, éclipsé par Don Carlo, ce chef d’oeuvre que je préfère dans sa version française, plus longue, plus développée, plus étirée sans doute, mais à la musique sublime, et Le Trouvère, version française élaborée par Verdi avec des éléments spécifiques qu’on ne retrouve pas dans la version italienne. Voilà du grain à moudre pour Nicolas Joel si Verdi revient vraiment à la mode avec des chanteurs adéquats…Mais je m’égare.

Ces Vespri Siciliani étaient présentés dans une production très épurée de John Dexter (1) et dans des décors impressionnants (un escalier monumental) de Josef Svoboda, production partagée avec le MET de New York et dirigée par le suisse Nello Santi, qui eut toujours dans cette oeuvre un énorme succès, alors qu’il fut plus contesté dans les autres opéras qu’il dirigea par ailleurs. Dans mon souvenir, je vis cette production pour la première fois avec Martina Arroyo, Placido Domingo, Roger Soyer, David Ohanesian; on y vit aussi en alternance  Cristina Deutekom, Peter Glossop, Ruggero Raimondi (ah, ce “O tu Palermo”!), Franco Bonisolli. Arroyo était irremplaçable dans Elena, et que dire de Domingo qui chanta peu ce rôle !

Je revis tardivement des Vespri Siciliani, à la Scala, avec Muti, dans une mise en scène ennuyeuse de Pier Luigi Pizzi avec Chris Merritt, Cheryl Studer, Giorgio Zancanaro et Ferruccio Furlanetto, et je me souviens bien de la Première du 7 décembre 1989: le plus gros succès, triomphal et délirant, fut remporté par …Patrick Dupont, soliste du ballet que Muti avait réinséré pour l’occasion. Merritt et Studer se firent huer copieusement. Et la production tomba dans l’oubli.

Cette saison, Amsterdam (en septembre dernier) et Genève (en mai prochain) coproduisent et programment Les Vêpres Siciliennes dans la version française, dans une mise en scène de Christof Loy. C’est une occasion exceptionnelle qu’il ne fait pas rater, quelle que soit la distribution, quelle que soit la mise en scène. Il  existe un enregistrement de la version française chez Arkadia, reprise d’un concert londonien dirigé par Mario Rossi en 1969 avec Jacqueline Brumaire (Hélène) et Jean Bonhomme (Henri). Ce n’est pas inoubliable, mais comme c’est le seul enregistrement existant à ma connaissance…

La version italienne en revanche est bien servie par le disque, notamment “live”. On ne peut dire qu’il y ait une version plus faible que les autres. les deux versions “officielles” sont celle de James Levine avec le New Philharmonia Orchestra et Arroyo, Domingo, Milnes, Raimondi enregistrée suite aux représentations du MET en 1974 et contemporaine des représentations parisiennes, et celle de Riccardo Muti, faite en direct à la Scala en 1989 avec Studer, Merritt, Zancanaro, Furlanetto, plus complète puisqu’elle comprend la musique du ballet. Pour des raisons qui tiennent à l’histoire de ma relation à cette oeuvre, je préfère évidemment la version Levine, avec une bonne partie de la distribution entendue à l’époque à Paris un Domingo (Arrigo) jeune et éclatant,  et une Martina Arroyo (Elena) au timbre solaire et un Raimondi (Procida) un peu en retrait. Même Sherill Milnes est moins froid qu’à l’accoutumée dans Monforte. Levine, qui est très bon chef pour Verdi, emporte l’ensemble avec feu et énergie, tout cela palpite, halète, séduit. C’est un Verdi de chair et de tripes, merveilleusement chanté, comme je l’aime.

J’avais assisté aux représentations de la Scala qui ont donné l’occasion du second enregistrement. C’était le début des problèmes pour les voix verdiennes, c’est aussi le moment où Riccardo Muti a complètement changé sa manière de diriger Verdi. Le sommet de Muti dans Verdi, c’est la Forza del Destino (Freni-Domingo) un sommet inégalé, enregistré trois ans auparavant, et c’est aussi toute sa première manière, énergique, avec des accélérations démentes, des contrastes à la limite du supportable, une dynamique et une vie qui en firent à l’époque une des deux références pour Verdi (l’autre étant évidemment Claudio Abbado), on en a des traces dans son Aida, son Ballo in maschera ou même son Macbeth, éclipsé par celui d’Abbado, mais qui reste un magnifique enregistrement que tout mélomane doit posséder. Mais c’est dans ses “live” faits à Florence qu’il étonna (Ah! son Trovatore, son Otello (avec un époustouflant Bruson et une Scotto de rêve)! A partir des années 90, le Verdi de Muti, tout en restant une merveille d’orchestration, s’aplatit, se banalise, devient presque ennuyeux (au fur et à mesure qu’il dirige à la Scala La Forza del Destino, on entend de plus en plus une routine, et son dernier Trovatore fut vraiment mortel) à force de rechercher des effets sonores preqaue mozartiens, tout cela devient froid, plein d’afféteries et presque indifférent. Ces Vespri Siciliani souffrent d’être trop léchées, trop sages, et pas suffisamment portées par le plateau: voulant se rapprocher de la version française, et du style français qu’elle impose, il demande à Merritt de chanter quelquefois en voix de tête avec de bien vilains sons (IVème acte). Et Studer n’est pas et ne sera jamais un soprano lirico colorature.On est loin de la chair et du sang qu’on trouve chez Levine. C’est que le rôle d’Arrigo est complexe à distribuer: il n’est pas sûr que Domingo, malgré son timbre, malgré son charisme, malgré le souvenir qu’on a de lui dans cette oeuvre, soit vraiment un Arrigo, qui n’est pas vraiment un ténor construit au moule italien. Arrigo (ou Henri), c’est un ténor de couleur plus française (Un Vanzo pouvait faire merveille là dedans, et Gedda fut impérial)

Mes Vespri Siciliani, en version officielle ce sont celles de Levine, sans hésitation !

Sans hésitation, certes pour la version officielle, mais si on commence à considérer les enregistrements “live” on ne peut que bousculer ce classement: j’en possède trois sur les quatre à posséder (il me manque Muti en 1978 à Florence, qui je le sais est une merveille à l’orchestre, avec une Renata Scotto d’exception).
Le premier est connu de tous les amateurs, Maria Callas, Boris Christoff à Florence avec l’immense Erich Kleiber. Le quatrième acte de Callas impose l’admiration silencieuse et Kleiber impose une vision plus mature de Verdi que le son “Grand Opéra” plus adapté à cette oeuvre.

Gavazzeni ouvre la saison 1970-71 de la Scala avec un quatuor de chanteurs de choc : Renata Scotto, Gianni Raimondi, Piero Cappuccilli, Ruggero Raimondi. On peut discuter la direction un peu “Zim boum” de Gavazzeni (l’ouverture!), aux tempi un peu lents, à qui il manque pour mon goût cette palpitation que je trouve chez Levine. Mais cela reste de la très belle ouvrage. Gianni Raimondi n’est pas vraiment une grande personnalité en Arrigo mais il se sort des pièges du rôle. Ruggero Raimondi et Piero Cappuccilli font merveille, mais on s’arrêtera sur Renata Scotto. Voix claire, style un peu maniéré, mais quelle maîtrise technique, quel contrôle du son, et des aigus à faire pâlir: extraordinaire! Dans le même disque, un bonus avec Leyla Gencer (qui alternait avec Scotto) dans quelques extraits aux côtés du pâle Giorgio Casellato Lamberti. Confrontation intéressante entre deux timbres radicalement différents, celui plus sombre de Gencer,  avec une fluidité du chant et une facilité à donner de la couleur qui stupéfie.

Enfin, Levine au MET avec  Montserrat Caballé, Nicolaï Gedda, Sherill Milnes, Justino Diaz, malgré une prise de son, notamment au début qui rend l’écoute très difficile voire pénible (il faut tendre l’oreille pour entendre les voix) dispute la palme avec la version Gavazzeni. C’est à peu près le seul témoignage de Caballé dans Elena, alors qu’elle était à l’époque considérée comme l’une des spécialistes de ce rôle: fluidité, aigus aériens, agilité, mais aussi émotion, mais aussi énergie (plus que d’habitude!) en font une Elena de toute première grandeur. A cette Caballé si lyrique si “naturelle” (plus naturelle que Scotto en tous cas), répond un Arrigo surprenant, Nicolaï Gedda, qu’on entendait à l’époque à Paris, dans Faust, dans Hoffmann, dans Orphée. Gedda, c’est une voix étendue, qui montait jusqu’au si, c’est ensuite une technique redoutable, une élégance inégalée et une diction unique. Et son Arrigo est une merveille, voilà celui qu’il aurait fallu entendre dans la version française ! Il a tout, les aigus, les cadences, le style, le lyrisme, mais aussi  l’allant: certes ce n’est pas une couleur à proprement parler italienne, mais cet opéra est à la fois un Grand Opéra à la française, héritier de Meyerbeer, et aussi un opéra italien (on a bien vu que Domingo même un peu inadapté dominait parfaitement un rôle qu’il estimait pourtant pour lui très difficile). Il faut entendre ses duos avec Caballé, et son “Giorno di pianto” du quatrième acte unique dans les annales (comment il tient la note sur le “disprezzo” final), c’est incontestablement l’Arrigo le meilleur de tous et sans doute le moins attendu.
Si Milnes est comme toujours impeccable, la surprise vient aussi de Justino Diaz, impressionnant Procida aussi bien dans son air d’entrée (Oh! tu Palermo) que dans les ensembles (quatrième acte). Et si c’était là ma version?

On l’a vu, il est très difficile de choisir entre ces version qui toutes ont quelque chose qui attire l’attention, et des atouts qui rendent le choix très difficile. D’autant que l’oeuvre est hybride et ne se laisse pas immédiatement appréhender. Pour découvrir sans nul doute, Levine (BMG ex.RCA), pour jouir des voix, Gavazzeni, et pour le bonheur – malgré un son pénible – Levine Caballé et Gedda.J’ai commandé Muti 1978. La suite à réception!

(1) Dexter fit aussi à Paris La Forza del Destino, mais avec beaucoup moins de bonheur scénique -même si le plateau fut toujours éblouissant: c’étaient les années où l’on distribuait aisément Verdi, mais pas Wagner. Les temps ont bien changé.

DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/CHERUBINI: LODOÏSKA

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Je voudrais vous parler de Lodoïska. L’occasion fait le larron puisque l’oeuvre a été donnée cet automne au théâtre des Champs Elysées en version de concert. Mais si j’ai envie de vous en parler, c’est parce qu’elle est associée pour moi à un très beau spectacle de la Scala de Milan en 1991, dirigé par Riccardo Muti, dans une mise en scène de Luca Ronconi. C’est le souvenir de 6 ou 7 représentations, que j’ai toutes vues,avec un enthousiasme qui n’a pas faibli, même avec la distance des années, lorsque j’entends l’enregistrement réalisé par Sony. On va bien sûr objecter la faiblesse du livret, les voix pas toujours convaincantes de cet enregistrement, mais quant à moi je réponds  fulgurance de l’approche de Muti, hardiesses de certains moments de la partition, acrobatie des cordes, notamment au deuxième acte, et  travail éblouissant de Luca Ronconi. Voilà un spectacle qui méritait la vidéo, mais là le marché a parlé-qui achèterait une Lodoïska?- et donc pas de vidéo, hélas…

Evoquer Lodoïska, c’est évoquer l’un des plus grands, sinon le plus grand succès lyrique de la révolution française (1791): deux cents représentations, une gloire fulgurante, des “remake” (il y a une Lodoïska de Kreutzer, celui de la sonate, qui date de la même année, une adaptation anglaise de Storace en 1794,  il y en a une autre de Mayr, créée à la Fenice de venise en 1796 et reprise en une version révisée à la Scala en 1799), des pillages. Lodoïska, c’est une des sources d’inspiration sinon la principale  de Beethoven pour Fidelio (1814), de Rossini pour “Torvaldo e Dorliska” (1815), c’est la partition sur laquelle la tête de Brahms repose selon ses volontés dans son cercueil. Lodoïska c’est enfin un magnifique opéra populaire, avec des dialogues parlés, un opéra comique qui tient à la fois de la tragédie Lyrique frnaçise mais aussi de la tradition italienne, sans un temps mort, mené à un rythme haletant, comme son ouverture nous y prépare. Enfin ses dernières mesures sont parmi les plus étonnantes de toute la littérature musicale: une musique qui s’éteint en volutes, qui disparaît dans le silence, au lieu de se terminer en triomphe comme Fidelio.Tous les musiciens du début du XIXème siècle ont dans la tête cette partition. Et nous, nous l’avons oubliée.

Le livret tire son origine d’une oeuvre de  Jean-Baptiste Louvet de Couvray “Les amours du Chevalier de Faublas”,  énorme roman en plusieurs parties publié entre 1787 et 1790, qui remporte un immense succès public et qui sera l’objet de nombreuses adaptations au XIXème siècle, y compris à l’opéra aussi bien en Allemagne (1872) qu’en France (Camille Erlanger, en 1897 crée un Faublas).

L’histoire reprise par Cherubini (le livret est de Claude-François Fillette-Loraux) est l’une de ces multiples “pièces à sauvetage”  où une héroïne prisonnière (Lodoïska) d’un méchant (Dourlinski) dans un noir château est libérée par l’amoureux courageux (Floreski). Comme on le voit, c’est Fidelio, mais à l’inverse car dans l’oeuvre de Beethoven c’est le héros qui est libéré par sa femme, mais c’est à peu près le même schéma. L’originalité de l’histoire, qui se passe en Pologne, est l’intervention d’une troupe de tartares qui passe par là, dirigée par un esprit noble et courageux (Tzitzikan) qui est le “Deus ex machina” de l’histoire et sauve la situation. Un Tartare gentil, comme il le dit lui-même “je suis Tartare, mais un coeur généreux peut naître dans tous les climats”.
Autre personnage puisé dans le répertoire d’opéra, très inspiré du Leporello de Don Giovanni, le valet de Floreski, Varbel, dont le premier air (“Voyez la belle besogne…”) est bien proche du “Notte giorno faticar..”, air d’ouverture de Leporello dans Don Giovanni.

Au premier acte, Floreski et Varbel à la recherche de Lodoïska s’approchent du château menaçant du Comte Dourlinski, croisent une troupe de Tartares, se battent, mais finalement se reconnaissent tous comme de nobles coeurs (Rousseau n’est pas bien loin). Tzitzikan veut se venger de Dourlinski qui saccagea ses territoires, et Floreski se souvient que le même Dourlinski fut lié au père de Lodoïska. Tombe alors une pierre du château à laquelle est attaché un mot de Lodoïska, prisonnière de l’horrible comte Dourlinski. Floreski et Varbel décident d’entrer dans le château en se faisant passer pour les frères de Lodoïska, pour la ramener à la maison.

91441lmd.1292111627.jpgLodoïska a vu Floreski et s’inquiète pour lui auprès de sa nourrice Lysinka. Dourlinski entre et lui annonce son intention de l’épouser, ce qu’elle refuse avec dédain. Devant ce refus, il la met au secret et la sépare de sa nourrice. Floreski et Varbel entrent dans le château en se faisant passer pour les frères de la jeune fille et demandent à Dourlinski de ramener avec eux Lodoïska. Devant son refus, ils insistent pour qu’il leur offre l’hospitalité pour la nuit. Dourlinski, soupçonneux, veut savoir ce qu’ils veulent en réalité, et fait empoisonner leur vin. Varbel s’en aperçoit et échange les verres avec les émissaires de Dourlinski. Au moment de sortir, ils sont découverts par Dourlinski et ses gardes et faits prisonniers.

Dourlinski annonce à Lodoïska que son amant est son prisonnier. Réunis, les deux amants déclarent préférer mourir que de céder au tyran. Mais ce dernier exerce sur Lodoïska un odieux chantage, en prétendant que son père est mort . Elle s’offre donc en sacrifice pour que vive son amant. A ce moment on entend des coups de canon. Tzitzikan arrive, le château est incendié. Lodoïska est sauvée avant que la tour ne s’écroule, Tzitzikan arrache un couteau des mains de Dourlinski qui s’apprête à tuer Floreski.
Tout est bien qui finit bien: sous l’oeil attendri de Tzitzikan, les amants sont de nouveau rassemblés et savourent le bonheur retrouvé.

Evidemment, on ne s’attardera pas sur un livret particulièrement faible, plein de bons sentiments,avec des rebondissements attendus, des sauvetages à propos, sans grand intérêt.
Musicalement, deux ténors (Tzitzikan, plus dramatique, Floreski, plus lyrique) un soprano colorature, un baryton (Varbel) et u n baryton basse (Dourlinski) et des dialogues importants pour l’histoire (j’ai lu qu’ils avaient été à peu près coupés aux Champs Elysées cet automne, ce qui est une erreur). Une musique très symphonique, épique (avec l’exception de l’air de Lodoïska au deuxième acte), musique libérée de Gluck quelquefois bien proche de Beethoven, avec des allusions claires à Mozart (finale de l’ouverture), très novatrice pour l’époque. On entend le futur Beethoven, c’est très clair, au point que quelquefois on pourrait confondre (dans des auditions à l’aveugle). Ce n’est pas trop difficile à chanter, mais demande justement des voix de très grand niveau.

91416lmd.1292111588.jpgLe deuxième acte est étourdissant de virtuosité pour les cordes, et le troisième acte est stupéfiant pour l’approche symphonique de la scène finale, l’incendie puis la destruction du château, qui est un des grands moments de la musique d’opéra: s’en inspireront Beethoven, Weber (qui lui consacrera une étude) et Schubert.  Quant aux dernières mesures, loin de se terminer en triomphe, elles se terminent de manière surprenante et inattendue, en une mouvement lent et fin d’une très grande nouveauté.Toute la musique s’efface et se délite jusqu’au silence. Tout mélomane devrait se précipiter pour l’écouter.

La production de la Scala fut sans doute un des plus grands moments de l’ère Muti. Le Maestro napolitain est éblouissant à la tête d’un orchestre de la Scala en très grande forme. On sent sa volonté de réimposer cette musique injustement tombée dans l’oubli : dynamisme, éclat, énergie rappellent le Muti fulgurant des années 70. Une absolue merveille.
Si aujourd’hui on n’aurait aucune peine à distribuer Lodoïska (Dessay, Manfrino, Massis pourraient chez les françaises prendre ce rôle) ni même Floreski ou Tzitzikan, à l’époque en 1991, ce fut plus difficile, d’autant que chacun se débrouille avec un français souvent hésitant (Shimell). Thomas Moser est un Tzitzikan honorable, Bernard Lombardo, seul français de la distribution, est très pâle en Floreski, un rôle qui exige un soufle épique, Devia est impériale mais on ne comprend pas un traitre mot quand elle chante. Cela reste quand même très honnête.

91576lmd.1292111617.jpgQuant à la mise en scène de Ronconi, elle fut un enchantement avec un décor de Margherita Palli s’inspirant des gravures de Piranèse, et des travaux du XVIIIème sur la perspective, changeant à chaque fois les points de vue avec des effets de théâtre absolument stupéfiants. On voit tantôt d’en bas, tantôt de dessus, tantôt à niveau et tout change de manière totalement étourdissante nous laissant émerveillés. Le disque en couverture montre la photo du décor final, un pont vu du dessus (un oeil non averti verrait une barrière), on voyait au théâtre les deux héros le traverser (en fait des figurants suspendus à un filin) et échapper à sa rupture au dernier moment, ce fut un moment inoubliable qui appelait les applaudissements à scène ouverte.

locandina.1292111556.jpgAinsi, je feuillette le programme de la Scala de l’époque, j’y compulse avec émotion les “locandine”(distributions) des sept représentations de cette oeuvre jamais reprise depuis. Je ne peux qu’inviter tout mélomane à redécouvrir une oeuvre étonnante, qui finit par vous accompagner et devenir un des piliers de votre univers musical. Il reste à espérer que Nicolas Joel qui a quelquefois de bonnes idées, appelle Muti à recréer pour Paris cette Lodoïska de légende, et si la production de Ronconi était encore dans les entrepôts de la Scala, qu’il serait beau de la remonter.

DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/WAGNER : PARSIFAL

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Je me souviens de mes débuts de mélomane: j’avais des difficultés à choisir des versions des opéras que j’aimais, encore qu’à l’époque, dans les années 70, le choix était encore assez réduit. Rien de plus subjectif  que la construction du goût musical:  souvent, j’achetais un disque d’extraits, et, habitué à ce son, ce rythme, ces voix, ce tempo, j’achetais ensuite la version complète qui devenait presque naturellement ma version de référence. Ce ne fut pas le cas pour Parsifal.

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J’achetai d’abord en extraits un LP de la version Boulez, avec l’idole de mes jeunes années, Gwyneth Jones, et je commençai à me sensibiliser à l’œuvre en ayant dans l’oreille la clarté et la profondeur du son et la rapidité du tempo imprimés par Pierre Boulez, mais je fis ensuite l’acquisition ruineuse de la version Solti, qui venait de sortir, premier enregistrement en studio, qui bénéficiait du fameux son DECCA, à la suite de ma première visite à l’opéra de Paris (Parsifal, Horst Stein, Helge Brilioth, Joséphine Veasey, Donald Mac Intyre, Franz Mazura).
J’ai ensuite écouté, fait l’acquisition de bien d’autres versions, à commencer par les différentes versions de Hans Knappertsbusch, Pierre Boulez, mais aussi de plus récentes, Karajan (merveilleuse), Barenboim, Levine,Thielemann. J’ ai aussi écouté et enregistré des versions radio: Abbado à Berlin et à Salzbourg, Gatti à Bayreuth, Boulez à Bayreuth en 2002. Bref l’embarras du choix.
Dans les versions “live” reprises à la radio, je crois que j’ai un très gros faible pour Abbado à Berlin, le 29 novembre 2001,  avec le Philharmonique de Berlin dans une forme éblouissante et malgré une distribution inégale (Linda Watson, Robert Gambill..mais quand même le magnifique Kurt Moll) parce que c’est le plus beau final que j’aie pu entendre, avec ses chœurs dispersés dans la salle, son chœur d’enfants (le Tölzer  Knabenchor) perché au sommet de la Philharmonie, extraordinaire de pureté, ses cloches asiatiques au son si particulier, cette impression aérienne que je n’ai retrouvée ni en salle ni à l’audition de son Parsifal salzbourgeois (avec Thomas Moser et Violeta Urmana). Pierre Boulez à Bayreuth est aussi à écouter, dans un cadre fort différent de son premier Parsifal: la mise en scène de Christoph Schlingensief mobilisa les passions et fit quelquefois oublier cette extraordinaire direction charnue, lyrique, pleine, presque définitive au service d’une équipe de chanteurs un peu faiblarde hélas.

A part ces trésors qui  seront sans doute publiés un jour (il faudra alors vous précipiter sur Abbado-Berlin), contentons-nous pour cette fois des versions officielles. On doit reconnaître que toutes sont excellentes, voire extraordinaires, notamment les différentes version Knappertsbusch, Karajan aussi bien que Barenboim et Levine à Bayreuth ou index.1289037708.jpgThielemann à Vienne (avec Domingo et Meier) proposent des Parsifal exceptionnels. il reste que mon choix n’a pas bougé depuis 40 ans et que je préfère encore aujourd’hui la version Solti.

D’abord à cause du fameux son “DECCA” toujours enchanteur, qui frise la perfection par la profondeur et la clarté. Ensuite parce que Solti réussit à la fois à rendre l’atmosphère mystique et recueillie, mais aussi l’ampleur majestueuse des transformations et de la scène du Graal, et le bouleversant “enchantement du vendredi saint” avec des Wiener Philharmoniker à leur sommet et un chœur du Staatsoper de Vienne  tout aussi remarquable. Enfin il réussit en contraste à rendre le deuxième acte très dramatique, très théâtral (le prélude est impressionnant). La scène des filles-fleurs est une totale réussite,  une lecture absolument admirable d’intelligence, avec une couleur unique: c’est une lecture qui souligne l’orientalisme voulu de la musique, mais aussi une ambiance mystérieuse, voire magique, aidée en cela par un groupe de filles fleurs de référence (de jeunes chanteuses d’avenir qui s’appellent Lucia Popp, Kiri Te Kanawa, Gillian Knight, Anne Howells…).
La distribution est particulièrement homogène, avec un jeune Kollo à la voix très claire, presque trop claire pour le rôle (l’opposé du Parsifal mur de Vickers par exemple), une Kundry exceptionnelle, Christa Ludwig, qu’on n’attend pas dans ce rôle, qui marque l’interprétation par un parti pris  sauvage,  très théâtral (en harmonie avec le chef) et un Klingsor , Zoltan Kelemen, qui étonne dans ce rôle par sa musicalité, et une interprétation “chantée” qui garde pourtant au texte son côté parlé, éructé. Mais qui a vu Kelemen sur scène (je le vis dans l’hallucinant Alberich qu’il fit à Bayreuth avec Chéreau en 1977 – et 1976- qui reste à tout jamais l’Alberich de référence pour moi) et qui surtout l’a entendu sait quel extraordinaire chanteur nous avons perdu en 1978, lorsqu’il a été emporté par la maladie.
Cette distribution fait en quelque sorte un lien entre de nouvelles gloires du chant wagnérien et les gloires finissantes: Hans Hotter en Titurel encore impressionnant, et surtout l’admirable Gottlob Frick, égal, simple, profond, une sorte de Gurnemanz pour l’éternité. Quant à Dietrich Fischer Dieskau en Amfortas de grand luxe, il est presque trop léché et trop parfait pour ce rôle de roi déchu, à mi-chemin entre la noblesse, la déchéance et la souffrance sauvages. Cette toute petite réserve n’empêche pas de continuer malgré Knappertsbusch, la référence, Boulez, dans l’ailleurs,

parsifalkarajan.1289037691.jpgKarajan, lui aussi bouleversant, ou même Abbado, et son ambiance “spatialisée” toute particulière (“Du siehst, mein Sohn, zum Raum wird hier die Zeit” / “Tu vois, mon fils, ici l’espace et le temps se confondent”) cette version comme ma version de l’île déserte, sans doute aussi parce qu’elle est liée à ma jeunesse, à mes souvenirs et que j’ai construit ma connaissance et ma familiarité avec l’œuvre à partir de cet enregistrement
Il reste que le mélomane désireux d’acheter un Parsifal, peut sans crainte en choisir un des autres, rarement en effet une œuvre n’aura bénéficié de tels sommets.

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knappertsparsifalger.1289038619.JPGLe premier enregistrement de Hans Knappertsbusch au Festival de Bayreuth, celui de 1951.

knapperts62.1289038925.jpgEt le dernier, celui de 1962 en version remastérisée.

Le CD et le Mythe: ELEKTRA de RICHARD STRAUSS à L’OPERA DE PARIS (KARL BÖHM, BIRGIT NILSSON, LEONIE RYSANEK, ASTRID VARNAY ) (21 avril 1975)

Un rapide regard sur un site de vente de disques, je repère cette Elektra de légende, je la commande, là voilà en boucle dans mon lecteur, car la magie renaît immédiatement . Depuis cette Elektra, je cherche à éprouver sur toutes les scènes possibles une émotion qui soit semblable à celle qui m’a étreint en 1974 et 1975 (et non 1973 comme il est écrit sur le disque!), lors des représentations parisiennes: la seule qui fut interdite au vulgum pecus fut justement celle du disque, qui correspondait à une représentation  offerte par le chef de l’Etat, Valéry Giscard d’Estaing , à Walter Scheel, Président de la République Fédérale allemande en visite officielle en France. Sinon je vis les 4 de 1974 (avec Christa Ludwig en Clytemnestre) et les 3 restantes de 1975 (avec Astrid Varnay en Clytemnestre). L’audition de cette version, au son correct mais évidemment pas  hifi, remet les pendules à l’heure: le souvenir ne trompe pas,  il n’y a pas de comparaison possible ni avec le disque, ni avec les représentations auxquelles j’ai assisté ensuite, qui furent autant de recherches d’une émotion comparable et pourtant j’ai vu Eva Marton et Abbado, Gwyneth Jones et Solti, Hildegard Behrens et Maazel, Deborah Polaski, avec Abbado et von Dohnanyi, autant dire les grandes Elektra des trente dernières années, et les plus grands chefs. Mais personne n’égale pour moi le vieux Böhm déchainé et les dames (Nilsson, Rysanek, Varnay) en état de grâce.Je me suis livré à une écoute comparative de la scène d’entrée d’Elektra (Agamemnon, Agamemnon, wo bist du?) avec deux autres versions légendaires, Mitropoulos (avec Inge Borkh) et Karajan (avec Varnay)…l’urgence de l’orchestre, l’extraordinaire cri chanté de Nilsson procure le frisson. Est-ce le lien entre l’audition et mon souvenir? Est-ce le fait que cette Elektra fut ce qui fit basculer ma vie de mélomane de la passion à la folie et que je garde ce souvenir en moi comme l’un des dons les plus précieux que l’art m’ait donné? Peut-être…je sais bien que l’émotion esthétique dépend beaucoup des contextes dans lesquels on l’éprouve et non pas seulement de l’oeuvre d’art elle-même. Mais tout de même, les contrebasses qui concluent la scène des servantes, le crescendo orchestral et l’entrée d’Elektra: “Alleine”…tout projette l’auditeur dans une autre dimension. J’avais le souvenir d’une direction paroxystique, violente, inquiète, presque psychotique, et la direction est tout cela et elle accompagne et seconde les voix comme rarement, il y a quelque chose de fusionnel entre l’orchestre et les voix, et notamment celle de Nilsson. Certes, Böhm et Nilsson ont tant travaillé ensemble que ces rencontres ne pouvaient qu’être miraculeuses.Et d’une jeunesse inouïe: on sait combien la musique de Strauss est consubstantielle à l’art de Böhm, mais diriger avec cette violence et cette énergie incroyables à 81 ans (il est né en 1894), cela tient du miracle. J’ai bien le souvenir de ses sauts sur le podium (il dirigeait assis), de sa vivacité, de la clarté cristalline de sa direction, de la concentration de l’orchestre (les musiciens en avaient très peur, et le respectaient avec vénération): sa direction porte le plateau et le galvanise.
Birgit Nilsson reste pour moi la voix la plus incroyable jamais entendue à dans une salle d’Opéra. A 57 ans (elle est née en 1918) la voix est d’une fraîcheur, d’une énergie et d’une puissance uniques, avec  son impressionnant physique (elle avait un immense “coffre”) elle était un vrai personnage en scène, sans même esquisser le moindre geste. Et on entend le personnage dans ce disque, on entend la violence, la haine, la joie (oh ces “Orest!” dans la scène de reconnaissance de son frère!);une prestation superlative, sans doute unique dans les annales.

Leonie Rysanek à côté de ce monstre existait tout autant: on connaît l’incroyable énergie de cette artiste sur scène, et la puissance et la chaleur de cette voix: elle se refusa à chanter Elektra et Isolde sur scène par référence à Nilsson, mais elle enregistra une vidéo (dernier enregistrement de Böhm – terminé dit-on par Bernstein- qui reste encore une référence). Elle fut la Chrysothemis de réference et le duo Elektra-Chrysothemis (troisième tableau de l’oeuvre) restera un choc impossible à oublier, ni même à reproduire. La voix était d’une puissance et d’une présence sans égales, et se différenciait parfaitement de Nilsson: la voix de Nilsson était coupante, c’était de l’acier trempé, presque inhumain. Celle de Rysanek avait la chaleur du bronze, la luminosité de l’or, et l’humanité en plus. Elle emporta à Paris un triomphe mérité égal à celui de Nilsson.
Et avoir sur une même scène la Brunnhilde des années 50 et l’Elektra des années 60, Astrid Varnay, était  un privilège unique: le vrai cadeau de Rolf Liebermann. La Clytemnestre de Christa Ludwig (en 1974) avait légèrement déçu, elle était très légèrement en-deçà de ses deux collègues: Astrid Varnay sera pour moi Clytemnestre pour toujours. Je regrette amèrement de ne jamais avoir vu celle de mon amie Regina Resnik parce que sa prestation dans l’enregistrement de Solti est stupéfiante (il me suffit de l’avoir vue dans la Comtesse de la Dame de Pique en 1978 avec Rostropovitch pour comprendre quelle Clytemnestre elle pouvait être!), mais on a en Varnay sans doute son alter-ego.
Astrid Varnay avait exactement le même âge que Nilsson,  la voix n’avait plus cependant en 1975 sans doute la même solidité: mais j’ai encore dans l’oreille ses inflexions, ses rictus, sa diction, elle fut une Clytemnestre, à la fois terrible, mais aussi peureuse, méfiante, cruelle: le duo avec Nilsson est glaçant (Ah, ce rire final!), les deux monstres qui partagèrent les mêmes rôles et les mêmes scènes sont l’une et l’autre étonnantes,  le disque rend parfaitement cette délirante tension.
Ce qui frappe, c’est d’abord que texte et musique sont d’une étonnante clarté. Il est rare que les grands chanteurs ne soient pas de grands “diseurs”. Et aussi bien Nilsson que Rysanek et Varnay ont une parfaite diction on entend le texte, on entend aussi le ton, la couleur. Quelle sensation, même si çà et là on perçoit de menus défauts de justesse (ce fut chez Rysanek à la fin de sa carrière un vrai problème, voir sa Kundry de 1982 à Bayreuth…) qu’alors je n’avais pas perçus, pris par le drame qui se jouait sur scène!

Les messieurs dans Elektra (comme souvent chez Strauss) sont presque des comparses, on notera le très bel Oreste de Hans Sotin, à l’époque au sommet de son art, et l’Egisthe très correct de Richard Lewis. Mais toute la compagnie est à la hauteur de l’événement: on constate encore une fois que l’orchestre de l’Opéra de Paris est à l’époque tout à fait exceptionnel, comparable aux plus grands!

J’ai voulu signaler ce disque, dont l’acquisition s’impose à mon avis pour tout mélomane avide de témoignages historiques à la fois de ce qu’était le chant des années 1970, mais aussi ce qu’était l’Opéra de Paris, pour marquer le principal jalon de mon parcours musical, construit essentiellement sur deux spectacles fondateurs, pour des raisons différentes, cette Elektra et le Ring de Chéreau à Bayreuth. Viendront ensuite Boccanegra d’Abbado-Strehler , Rosenkavalier avec Kleiber et Gwyneth Jones, et la Lulu de Chéreau-Boulez.

Mais la stupéfaction née de la rencontre avec l’émotion brute dans sa totale violence, c’est cette Elektra qui me la donna.

ELEKTRA
Richard Strauss,
Böhm, Nilsson, Rysanek, Varnay, Orchestre et Choeurs de l’Opéra de Paris (2CD, Golden Melodram GM 3.0008)
  http://www.goldenmelodram.com

CONCERT DU NOUVEL AN: quelques notes sur les éditions à posséder

Institution quelquefois plus médiatique que musicale , le concert du Nouvel An est souvent cependant l’occasion de mieux comprendre ce qui fait d’un chef d’orchestre glorieux (la plupart de ceux qui accèdent au podium du Musikverein le 31 décembre et le 1er janvier le sont) un véritable musicien. En effet, le programme proposé est souvent identique (quelques fantaisies çà et là cependant) et de toute manière tout le monde se retrouve au “Beau Danube Bleu” et à la “Marche de Radetsky”. Pour qui veut comparer les chefs, ou jouer à l’écoute aveugle avec ses amies et amis mélomanes, c’est un excellent moyen de juger, sur un morceau que tout le monde connaît à peu près par coeur. J’ai dans ma discothèque Willy Boskovski, Karajan (1987), Abbado 1988 et 1991, Kleiber 1989 et 1992, Muti en 1993 (il fera aussi 2000 et 2004) (soyons méchant, par curiosité presque malsaine), et Jansons. Je me suis amusé, sur un long trajet en voiture, à faire des comparaisons.
Le concert du Nouvel An à Vienne a été dirigé par Willy Boskovski, le premier violon des Wiener Philharmoniker de 1955 à 1979 et chef de l’orchestre Strauss, le spécialiste incontesté de ce répertoire pendant de très longues années, je me souviens qu’il dirigeait l’orchestre son violon en main, c’était dans la plus pure tradition viennoise, et les concerts de cette époque furent sans doute les plus “conformes” à l’esprit viennois, et c’était incontestablement l’orchestre, et Strauss, qui avaient la vedette. Acheter Boskovsky, c’est une garantie de qualité, d’esprit, d’authenticité et aussi de simplicité.

Ce n’est qu’en 1980 qu’on a commencé à y voir des chefs de renom se frotter à Strauss à Vienne, le premier fut Lorin Maazel, plusieurs fois appelé à diriger ce concert pendant les trente dernières années. En général les GMD (Generalmusikdirektor, directeur général de la musique) de Vienne, poste prestigieux s’il en est (ce fut celui de Mahler), comme Maazel, Abbado ou Ozawa sont invités presque obligatoirement à diriger ce concert:  l’an prochain, ce sera (logiquement) le tour de Franz Welser-Möst,  puisqu’il va occuper le poste de GMD à la Staatsoper en succédant à Seiji Ozawa. Depuis que le concert du Nouvel An est le phénomène planétaire et médiatique que l’on sait, la vedette reste Strauss, le chef, sans doute peu connu du très grand public (sauf Karajan en 1987) passe au second plan, sauf pour les mélomanes. C’est cette ignorance qui  a fait ainsi la fortune d’un André Rieu dans Strauss, hélas.

Il reste que si l’on veut acheter ou faire cadeau d’un concert du Nouvel An, c’est une bonne entrée en musique classique: on a un large choix, le concert de l’année étant publié dans les jours ou les semaines qui suivent le 1er janvier (un temps absolument record!). Ma vocation de mélomane est ainsi née à partir d’un cadeau de valses de Vienne qu’on me fit quand j’avais 8 ans, j’ai écouté et réécouté les valses de Vienne par l’orchestre hongrois de Yoska Nemeth, sans doute un des musiciens tziganes parmi les plus fameux du XXème siècle. C’est dire comme je suis attaché à cette musique. Si vous trouvez le disque en question, n’hésitez pas, c’est vraiment tout à fait remarquable et c’est un excellent moyen de rentrer dans l’univers des Strauss.

Et les autres?  J’aime bien Abbado 1 (1988) plus que Abbado 2 (1991) éclectique et surprenant (Mozart!), comme aime faire Claudio, mais au total un peu ennuyeux pour mon goût, disons que ces concerts ne sont pas les plus grands souvenirs de ma vie d’abbadien itinérant. Riccardo Muti comme souvent fait du beau son, mais tout cela reste assez plat, sans âme (j’écrirai un jour prochain sur ma relation très contrastée à ce grand chef, dont j’aime surtout les années 1975-1985, c’est à dire les premiers enregistrements fulgurants et l’éblouissant passage à Florence). J’ai acheté le disque de Mariss Jansons, chef que j’apprécie tout particulièrement, comme ceux qui me lisent le savent. Quelle surprise d’entendre un Strauss très symphonique,dans une interprétation très marquée par l’univers de Tchaïkovski, avec un orchestre massif qui semble quelquefois jouer Onéguine: si vous voulez une couleur autre, une vraie prise de risque interprétative, alors n’hésitez pas à en faire l’acquisition, c’est étonnant, c’est très fort, très intelligent, mais on n’est pas vraiment à Vienne.

Il reste…Carlos Kleiber. Eh, oui! A écouter et à réécouter, on a tout dans ces trois disques des deux concerts (1989 et 1992): on a d’abord la légèreté et la danse: Kleiber ne fait pas d’abord du symphonique, il fait danser l’orchestre, il n’appuie jamais sur les effets, il est étourdissant de vélocité (et l’orchestre suit d’une manière époustouflante), il virevolte, mais toujours avec un soin maniaque pour les effets instrumentaux (des rubatos des cordes à se damner, des flûtes de rêve) sans jamais insister, sans jamais appuyer, en cherchant toujours l’effet dansé: alors naît l’émotion profonde, intense (début du Beau Danube Bleu en 1989!comme je l’ai déjà souligné précédemment) . Il a arrive même à effacer toute lourdeur dans la Marche de Radetsky! Ne parlons pas de l’ouverture de “La Chauve Souris”, qu’il a dirigé si souvent à Munich;( je l’ai entendu pendant le Carnaval, il arriva en perruque déguisé en Boris Becker!) . Le disque de 1989 est un miracle, plus sans doute que celui de 1992. Si vous avez un seul concert à acheter, alors, pas d’hésitation, Vienne-Kleiber 1989. C’est absolument incomparable, à tous les niveaux, Strauss pour l’éternité. Rien de surprenant me direz-vous, certes, car à distance de 21 ans, personne n’a encore proposé mieux et Kleiber est une référence universelle, mais il vaut mieux encore une fois le dire et encore une fois le répéter: Kleiber 1989, c’est vraiment un monde fou fou fou!