LE COMBAT DES CHEFS (SUITE) DÉGÉNÈRE À LA SCALA

30 octobre 2012, après 19 ans d’absence, Claudio Abbado retourne à la Scala pour un concert où il dirige La Filarmonica della Scala qu’il avait fondée en 1982 avec en seconde partie la Symphonie n°6 de Mahler, « Tragique », en première partie le concerto n°1 pour piano et orchestre de Chopin et pour soliste Daniel Barenboim. Nous avions rendu compte dans ce blog de ce concert historique.
Au-delà de l’émotion intense que nous avions tous ressentie, il était aussi très fort de voir sur la même scène, faisant de la musique ensemble, le directeur musical de la Scala, Daniel Barenboim, et l’ex-directeur musical, Claudio Abbado, liés par une longue amitié. C’était un point final digne et joyeux d’un serpent de mer qui durait depuis trop longtemps.

11 Mai 2021, après 16 ans (il est revenu à la Scala en 2020 avec Chicago mais n’a plus jamais dirigé l’orchestre du théâtre), Riccardo Muti, ex-directeur musical revient à la Scala avec les Wiener Philharmoniker. Riccardo Chailly, l’actuel directeur qui par égard lui a cédé sa loge (qui fut jadis celle de Muti), vient le complimenter après le concert. Et c’est l’esclandre.
Tous les journaux et les témoins rapportent l’accueil glaçant reçu par l’actuel directeur :

  • Muti : « Qui es-tu, toi ? »
  • Chailly (retirant son masque COVID) : « C’est Riccardo qui vient féliciter l’autre Riccardo »
  • Muti : « Dehors !… » (en des termes moins choisis…)

Raconté ainsi, l’incident semble sorti d’un roman ou un exemple d’infox. Et pourtant, la presse milanaise dans son ensemble le rapporte à peu près en ces termes et ne se retient pas de le commenter.

Pendant le concert, évidemment triomphal, au moment du bis, Muti avait pris la parole rappelant plusieurs éléments :

  • C’est la première fois que les Wiener rejouent en public depuis des mois
  • Cette tournée était prévue depuis longtemps et avant la pandémie: le fait qu’ils jouent le 11 mai 2021, 75 ans après le concert de réouverture de Toscanini est pure co-in-ci-den-ce (ce fut ainsi scandé)
  • Rappel qu’il avait lui-même fêté le 50ème anniversaire en 1996 avec le même programme que celui exécuté par Toscanini en 1946
  • Rappel des liens de Toscanini avec les Wiener Philharmoniker et notamment de Zauberflöte et Meistersinger.
  • Enfin : explication du choix du bis, la Valse de l’Empereur, avec sa mélancolie qui souligne la fin d’une époque et le début d’une autre.

L’affaire de la date, et l’évocation de Toscanini (dont nous avons parlé il y a quelques jours) … tout cela a poussé Riccardo Muti à prendre la parole, mais la polémique que nous avions signalée l’a visiblement irrité.

Ajoutons que la Scala avait au final proposé trois concerts, le premier dirigé par Riccardo Chailly avec Lise Davidsen le 10 mai (qu’on peut voir sur la plateforme Raiplay daté du 11 mai), le second avec Riccardo Muti et les Wiener Philharmoniker le 11 mai, le troisième avec Daniel Harding le 17 mai.

La date indique 11 mai, pour un concert du 10 mai.

La situation est née du fait qu’en “noyant” dans une succession de trois concerts marquant à la fois la réouverture d’après Covid et l’anniversaire du concert de réouverture de Toscanini, la venue le 11 mai des Wiener Philharmoniker sous la direction de Riccardo Muti était unus inter pares et le retour de l’ancien directeur musical de la Scala ne faisait plus “événement”.

Capture d’écran du générique de la retransmission du concert de Riccardo Chailly

(D’ailleurs, le concert Chailly qu’on voit à la télévision marque très explicitement qu’il est donné en relation à l’anniversaire toscaninien, et porte à la TV la date du 11 mai, alors qu’il a été donné le 10 mai…)

Un lecteur français peut s’étonner de voir une telle polémique se développer autour d’une date symbolique certes – j’ai expliqué pourquoi par ailleurs-, mais qui semble bien bénigne au milieu de la joie de la réouverture.
L’Opéra de Paris est objet de polémiques permanentes, plus politiques ou économiques, mais jamais du moins à ma connaissance de ce type.
Mais la Scala est un théâtre emblématique, une sorte de porte-drapeau, et sous le regard médiatique international. La preuve, France Info ou France Inter, qui ne peuvent être soupçonnables d’être à l’affût des événements de musique classique ont signalé dans leurs bulletins d’information la réouverture de la Scala comme événement symbolique de réouverture des salles en Italie, quand d’autres avaient rouvert plus de deux semaines avant.
Alors je voudrais faire deux séries d’observations :

Sur la polémique en elle-même
La réaction de Riccardo Muti est à la fois étonnante, ridicule, et surtout malvenue parce que ce genre de problème se règle entre quat’zieux et pas sous ceux des médias. Mais je la trouve également touchante, parce qu’elle fait affleurer les choses banalement humaines, comme le ressentiment, l’extrême sensibilité irrépressible, et les fragilités.
Malgré sa carrière et sa gloire, malgré son statut désormais de patriarche de la musique en Italie, Riccardo Muti garde une sorte d’insécurité qui lui fait veiller jalousement à son image, à continuer de la construire (comme si elle en avait encore besoin) et notamment son lien supposé à Toscanini (dont nous avons dit la vanité), mais surtout la persistance de blessures non refermées, dont celle d’avoir été contraint en 2005 de partir de la Scala à la demande de l’orchestre. Apparemment, il n’a ni digéré, ni compris.
On comprend que le retour à la Scala en une date aussi symbolique puisse émouvoir l’homme, mais cette émotion va jusqu’à laisser ses nerfs le gagner et surtout prendre à témoin la salle en soulignant que la date n’est qu’une coïncidence alors que tout son discours tend à légitimer une sorte de fraternité avec Toscanini jusque dans sa relation privilégiée avec les Wiener. A-t-il besoin de souligner tout ça au stabilo comme s’il avait toujours besoin de rappeler au public qu’il était un grand chef d’orchestre, un grand musicien, et qu’il avait une histoire avec cette maison.
C’est incompréhensible si l’on ne tient pas compte de cette insécurité qui fait qu’il a toujours besoin pour exister de prendre des postures et de se constituer contre quelqu’un ou quelque chose (dans les chefs, ce fut Abbado et… Chailly aujourd’hui), ou s’ériger en maître du classicisme, ès Mozart, ès Gluck, ès Spontini ou Cherubini, contre un modernisme aux contours fumeux.
Riccardo Muti n’est pas un de mes chefs favoris, je l’ai souvent écrit, mais je reconnais qu’il m’a donné des émotions indicibles, à l’opéra essentiellement, et d’impérissables souvenirs (Otello à Florence, Lodoïska de Cherubini, mais aussi son Nabucco inaugural en 1986 à la Scala) et je reconnais volontiers le grand musicien, mais pas le grand inventeur.
Au seuil de son 80ème anniversaire, le voir réagir de la sorte me fait sourire d’une manière au total triste mais assez tendre : il a gardé son énergie intacte quand son ego est en cause, quand l’image qu’il veut donner est en cause. Sauf qu’il ferait mieux de mettre son énergie ailleurs…
Même s’il n’est pas de mes chefs de l’île déserte, il fait partie de ma vie de mélomane, de ma famille éloignée en quelque sorte, mais de ma famille. Il reste qu’il s’est fermé (volontairement ?) la Scala pour toujours à un âge où les blessures auraient pu se cicatriser.
L’autre c’est Riccardo Chailly qui en l’occurrence a parfaitement joué son rôle de maître des lieux, courtois et élégant. Mais bien qu’il soit un musicien incontestable à la carrière exemplaire, c’est par ailleurs un maître des lieux relativement absent, ou d’une présence elliptique presque contrainte et forcée car on cherche en vain un très grand événement musical depuis qu’il est à la tête de ce théâtre et on ne peut pas dire qu’il ait dynamisé la Scala durant la dernière période, contrairement à d’autres chefs et d’autres maisons.
On apprend que l’inauguration de la saison le 7 décembre 2021 sera Macbeth, un titre qu’il a enregistré pour le film-opéra de Claude d’Anna en 1987 (avec Leo Nucci et Shirley Verrett), avec dit-on, l’inévitable Anna Netrebko et l’inévitable metteur en scène Davide Livermore, comme si c’étaient là les bornes de son imagination artistique. Livermore fait du bon spectacle non dérangeant, c’est un habile faiseur de spectaculaire. Netrebko n’est pas une Lady Macbeth historique (pour l’avoir entendue plusieurs fois dans ce rôle) : mais l’inauguration doit être spectaculaire avec le grand nom du moment : un credo artistique limité ! L’affligeant spectacle TV substitutif du 7 décembre 2020, genre Folies Bergères du Lyrique, était d’ailleurs lui aussi signé Davide Livermore, sans doute titulaire du pass-navigo local, puisqu’il a inauguré 2018 (Attila), 2019 (Tosca), 2020 (le show TV) et maintenant 2021.


La Scala
La deuxième série d’observations concerne justement la Scala. Plus de quarante ans de fréquentation longtemps au quotidien de ce théâtre que j’aime plus qu’aucun autre n’empêche pas un regard distancié. C’est un théâtre qui depuis des années n’a plus rien produit d’intéressant, de référentiel dans le genre lyrique: qui donnera un exemple de spectacle qui ait marqué ces dernières années ? Tristan de Chéreau peut-être, c’était en 2007, il y a quatorze ans… Lohengrin de Guth peut-être, c’était il y a neuf ans : deux Wagner, avec deux fois Barenboim en fosse.
Dans Verdi ? morne plaine (sauf La Traviata de Tcherniakov-Gatti, vouée aux gémonies par un public scaligère à mettre au Museum parmi les fossiles). Dans Mozart ? morne plaine. Dans Rossini bouffe ? on en reste aux productions de Ponnelle des années 1970 sans avoir trouvé un chef qui succède dans le répertoire bouffe à Abbado (alors que Chailly a enregistré jadis de remarquables Rossini bouffe), sans parler du bel canto où la Scala a raté Netrebko quand elle le chantait comme personne et où depuis Muti et Capuleti e Montecchi (1987) on n’a pas encore retrouvé une production de grand niveau[1].
D’ailleurs, on chercherait en vain une politique en matière de bel canto à la Scala, et cela depuis des dizaines d’années. On n’ose même pas afficher Norma, à cause de la peur des fantômes… (dernière avec Caballé il y a 44 ans…en janvier 1977). On se demande bien d’ailleurs peur de quoi ou de qui vu que le public (qui fut très compétent) s’est dilué dans les touristes et les clients des foires avides de selfies.

Alors il reste à la Scala un élément qui a alimenté sa légende de tous temps, les scandales : Callas/Tebaldi alimenta la chronique, l’Anna Bolena tragique de la Caballé en 1982, le Don Carlo avec Pavarotti en 1992 et quelques autres, dont le malheureux incident de l’autre soir vient couronner la série.
On aimerait que ce théâtre se distingue aujourd’hui autrement.
En son temps, dans un discours d’adieu intelligent et fin qui avait mis en fureur ses adversaires (dont Muti…), Cesare Mazzonis, directeur artistique de 1983 à 1992, avait indiqué ce que pouvait être une ligne artistique pour la Scala.  En le relisant de matin, je me disais qu’il n’y avait rien à retirer, parce que depuis cette époque, la politique artistique du théâtre brinqueballe.
Une autre période commence, alors wait and see

[1] MeS Pier Luigi Pizzi, avec June Anderson et Agnès Baltsa entre autres…

LE COMBAT DES CHEFS : ABBADO ET MUTI FACE À TOSCANINI

 

Arturo Toscanini (1867-1957) ©DR

Il y a comme un paradoxe quand on observe la vie musicale italienne vue de l’extérieur où l’opéra semble être l’essentiel, où en dépit de de la bonne qualité des orchestres, un seul (et encore) celui de l’Accademia di Santa Cecilia de Rome a une réputation internationale, mais où le nombre de chefs d’orchestre de toutes générations est impressionnant. Au sommet, Riccardo Muti, Riccardo Chailly, Daniele Gatti, puis Gianandrea Noseda et Michele Mariotti, ainsi que Daniele Rustioni, mais on voit aussi notamment dans les fosses de théâtres européens d’excellent chefs comme Riccardo Frizza, Francesco Lanzillotta, Gianluca Capuano et les grands chefs baroques, Rinaldo Alessandrini, Giovanni Antonini, Fabio Biondi. C’est impressionnant. Trouvez aujourd’hui en Allemagne un chef allemand, en dehors de Christian Thielemann dont la gloire ait dépassé les frontières, alors que c’est LE pays de la musique classique.

Alors l’Italie, impressionnant réservoir de grands chefs, cultive aussi leur légende, depuis le premier d’entre eux, Arturo Toscanini, dont la gloire mondiale vient de sa carrière entre Italie et USA, de son statut de trait d’union entre Verdi vivant et toute la tradition post-verdienne, mais aussi de son répertoire important (il fut un très grand chef wagnérien – avec un Parsifal bayreuthien mythique parce que toute trace sonore en a disparu). Au sommet de la pyramide mythique , il est encore grandi par son militantisme anti-fasciste (bien qu’il ait été au départ plutôt favorable au mouvement) et anti-nazi (fondation du Festival de Lucerne après l’Anschluss).
Comment ce mythe est-il utilisé pour la communication  médiatique autour des chefs d’aujourd’hui, une petite anecdote sans grande importance nous en donne un indice.

Les gazettes italiennes, et même quelques médias français (c’est dire !) se sont fait l’écho du concert de Riccardo Muti (avec les Wiener Philharmoniker) le 11 mai prochain qui marquera la réouverture de la Scala de Milan à son public après l’une des plus longues périodes de fermeture de son histoire. Il faut d’abord se réjouir hautement de cette réouverture, comme de celle de tous les lieux de spectacle qui commence à essaimer en Europe.
Et puis, les gazettes italiennes ont titré:
La Scala repart de Muti (en souvenir de Toscanini) titre par exemple La Repubblica dans ses pages milanaises.
En effet le 11 mai est la date anniversaire du concert historique (11 mai 1946) donné dans le théâtre reconstruit (un bombardement américain l’avait détruit) par Arturo Toscanini qui revenait diriger à la Scala dont il avait été le directeur musical à plusieurs reprises jusqu’à son auto-exil en 1931. Ainsi cette date devint aussi un symbole de reconstruction de l’Italie après la guerre, et aussi de la clôture de l’ère fasciste, puisque Toscanini le chef des chefs était revenu d’exil.
Scala et Toscanini devenaient symboles de la fin de la tragédie.

La réouverture du théâtre en 2021 se veut donc dans la continuité un symbole à plusieurs entrées, renforcé par la présence sur le podium de Riccardo Muti, ex-directeur musical de la Scala, mais avec un orchestre invité et non l’orchestre du théâtre.
La logique eût voulu évidemment qu’une réouverture aussi emblématique se fît avec l’orchestre de la Scala et son directeur musical Riccardo Chailly.
Mais là, autre Riccardo et autre orchestre.
Voilà les arcanes complexes de la vie de ce théâtre adoré, mais dont le directeur musical actuel a une présence à (longues) éclipses et une action brumeuse qui reste encore à définir.
La présence de Riccardo Muti et des Wiener Philharmoniker donne évidemment un grand lustre à la soirée, mais perd en même temps son côté emblématique, sauf à associer la figure de Riccardo Muti à celle d’Arturo Toscanini, sport préféré d’une partie de la presse italienne depuis des dizaines d’années.
Il est vrai que Riccardo Muti deviendra le prochain 28 juillet octogénaire, et donc en bonne logique « mythe vivant » comme j’aime à le dire. Et de fait, son âge vénérable et son rôle dans le monde musical mondial en fait la mémoire de référence de la musique classique (et notamment lyrique) en Italie où il officie depuis plus de cinquante ans : il vainquit le concours Guido Cantelli en 1967 et à 30 ans succédait à Klemperer au Philharmonia Orchestra. Il devint alors avec Claudio Abbado, plus âgé de 8 ans, le symbole de la vitalité musicale italienne, avec la rivalité qui va avec.
Mais c’est lui que l’on compara très tôt à Toscanini et cette comparaison, cette lointaine fraternité l’a suivi jusqu’à aujourd’hui.

Pourquoi ?

Riccardo Muti (né en 1941) aux temps de la fougue de la jeunesse

En fait, Riccardo Muti se fit connaître par des interprétations verdiennes de feu, au rythme haletant et aux tempi d’une folle rapidité, un Verdi explosif tel que le souvenir de Toscanini l’avait magnifié. Comme Toscanini, Muti afficha jusqu’aux années 1980 une volonté de dégraisser Verdi, d’appliquer à la lettre les indications des partitions verdiennes (notamment les fameux aigus non écrits mais imposés par les chanteurs et la tradition).
Mais il s’assagit au moment où il devint directeur musical de la Scala.
La comparaison s’arrête là.

Je m’intéresse depuis des dizaines d’années à la vie musicale milanaise, souvent clanique à l’instar de la vie du foot : il y eut à la fin des années 1950 les callassiens et les tebaldiens, il y eut inévitablement les mutiani et les abbadiani dès la fin des années 1970. Et de fait les personnalités des deux chefs étaient si opposées, leurs opinions politiques si différentes qu’il était assez facile de les opposer.
On s’intéressait moins au répertoire symphonique et notamment à la manière dont Abbado faisait  connaître à la Scala un nouveau répertoire orchestral, dont Mahler, Hindemith, Berg, mais pas seulement. On lisait plutôt les deux chefs à l’aune presque exclusive du répertoire lyrique puisque les chefs italiens se vendaient souvent comme chefs d’opéra plus que chefs symphoniques (alors qu’un chef au souvenir hélas discret aujourd’hui comme Carlo-Maria Giulini marqua toute la fin du XXe par de fabuleux concerts)[1].
En France, dans mes jeunes années mélomaniaques, Abbado était lu presque exclusivement comme verdien, tout comme Muti . Dans les années 1970, Muti sortit un enregistrement d’Aida qui fit grand bruit (avec Caballé), mais surtout il entra en concurrence avec son « rival» puisqu’ils sortirent tous deux, la même année (1976) un Macbeth : celui de Muti fut très injustement oublié au profit de celui d’Abbado, encore aujourd’hui considéré comme légendaire.

Claudio Abbado ©Financial Times

Mais Abbado à la Scala avait un répertoire plus large que Verdi : Berg (Wozzeck), Prokofiev (L’amour des trois oranges), Moussorgski (Boris, qui révolutionna l’écoute de Moussorgski) et dans Verdi il privilégia un Verdi considéré  plus intellectuel, plus exigeant que Trovatore (cheval de bataille de Muti à l’époque, qu’il a même failli diriger à l’Opéra de Paris en 1973). Abbado ne dirigea d’ailleurs jamais la “trilogie populaire” (Rigoletto, Traviata, Il Trovatore) que Muti dirigea plusieurs fois et enregistra.

Muti avait alors une sorte d’aura spectaculaire, l’image d’un ouragan qui emportait tout. J’étais déjà « abbadien », mais le Muti de cette époque (la fin des années 1970) était audacieux, « disruptif » comme on dirait aujourd’hui et déchainait un incroyable enthousiasme : j’adorais ces moments brûlants d’urgence, de jeunesse, de vie immédiate.

Mais les années passées à la Scala furent bien loin d’être comparables à ce surgissement des années 1970, et notamment à l’action de Toscanini dans ce théâtre.
Les années Toscanini, ce furent les années où la modernité entra à la Scala, non seulement par le répertoire, mais aussi par les organisations, fin du système des palchettisti (les loges possédées par les grandes familles), voire aussi la modernité scénique : Toscanini demanda en 1923 à Adolphe Appia de mettre en scène Tristan und Isolde en 1924 par une lettre demeurée célèbre : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. »[2].
Même si la production n’eut pas le succès escompté, il reste que c’est la seule production d’Appia, génial théoricien du théâtre et notamment du théâtre wagnérien, dont on ait gardé le souvenir. Et c’est Toscanini qui lui a offert cette occasion.
Mais, au-delà du personnage et de ses colères homériques (une autre part de la légende), ce qu’on doit à Toscanini, c’est surtout l’élargissement du répertoire, avec Wagner notamment, car il imposa Wagner à la Scala, d’abord avec Die Meistersinger von Nürnberg, puis avec Tristan, il y dirigea Parsifal, Lohengrin, Walküre, Siegfried ou Götterdämmerung, mais aussi Gluck, Berlioz, Meyerbeer, Charpentier (Louise), Bizet, il fit entrer Pelléas et Mélisande au répertoire, mais aussi Moussorgski (Boris Godounov). Il faut considérer qu’à l’époque, c’était une innovation considérable : songeons que Wozzeck (Berlin, 1925), ne fut créé à la Scala (au scandale de verdiens bon teint) qu’en 1952. (lire la critique de Time d’alors : http://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,859731,00.html)
« A few last-ditch Verdi-lovers turned out to express their disapproval, greeted the opening curtain with whistles, catcalls and shouts of “Vergogna, vergogna!” (Shame, shame!) ».
L’image de rénovateur, d’ouverture, de modernité reste attachée à Toscanini, en dehors de son rapport filial à Verdi qui est une donnée de départ.
Au contraire, Muti s’est installé – c’est presque une posture idéologique – comme refusant la modernité des mises en scène : un seul exemple, il quitta Salzbourg au début de l’ère Mortier s’indignant contre la mise en scène de Karl-Ernst Hermann de La Clemenza di Tito. Il croyait provoquer un cataclysme contre Mortier, mais ça fit pschitt…
À la Scala, il fit émerger un répertoire « classique » (Gluck, Cherubini, Spontini) qui certes n’avait pas été vu à Milan depuis longtemps, et se contenta de diriger essentiellement le répertoire italien, laissant le reste à des collègues. Une exception avec Wagner, un Fliegende Holländer en trois actes séparés par des entractes (cela ne se faisait plus depuis longtemps ailleurs, mais à la Scala, des règles syndicales l’avaient paraît-il imposé), un Parsifal décevant qui avait attiré le ban et l’arrière ban des wagnériens (car on parlait d’une possibilité de le voir dans la fosse de Bayreuth) et un Ring plutôt brinqueballant (plusieurs metteurs en scène sans projet unificateur et un Rheingold concertant).
Sans recherche de metteurs en scène « novateurs » sinon Ronconi ou Strehler qui n’étaient déjà plus dans les années 1980 des débutants pleins d’avenir, ou Graham Vick, voire Carsen, alors limites de la modernité acceptable chez les lyricomanes italiens, il installa une routine de luxe qui n’a rien de comparable avec l’action de Toscanini, ni même d’Abbado en termes de répertoire.
Muti se positionnait là où son « rival » n’allait pas : l’exemple de Rossini est clair: là où Abbado s’était concentré sur les trois grands Rossini bouffes (Italiana, Barbiere, Cenerentola), Muti se positionna sur le Rossini de la fin (Guglielmo Tell, Moïse, tous deux avec Ronconi d’ailleurs) et même avec humour: à la fin d’un concert, en bis, il donna une ouverture ignorée du Viaggio a Reims, immense succès d’Abbado.
À chacun son pré carré : il fit Mozart au début les années 1980 (Nozze, Cosi puis Don Giovanni) Abbado au tout début des années 1990 à Vienne (Nozze et Don Giovanni) (une production scaligère de Nozze dans les années 1970 n’avait pas été une réussite), Muti fit Falstaff en 1993 (Abbado en 1998), dans la belle production “lombarde” de Strehler de 1980 à l’origine confiée à Lorin Maazel, il fit très tôt Otello à Florence en 1980 (stupéfiante, inoubliable direction musicale dans une production qu’il n’aimait pas) quand Abbado fit Otello très tard dans la carrière (à Salzbourg à en 1996 avec un concert berlinois fin 1995). À part Wagner, Muti n’aborda ni Strauss, ni Debussy, ni les russes mais signa une magnifique production de Dialogues des Carmélites, en 2004, année de son départ du théâtre milanais.
De même son répertoire symphonique reste-t-il plutôt réduit par rapport  aux deux autres grandes références italiennes d’aujourd’hui, Riccardo Chailly et Daniele Gatti.
La carrière de Muti dément, pour l’essentiel de son déroulement, et notamment à la Scala, toute l’œuvre de Toscanini dans ce même théâtre. C’est pourquoi l’obstination de certains médias italiens à le comparer à la légende Toscanini est une sorte d’abus, de facilité de com.

Ce souci de la posture de « grand classique » fut accompagné du souci ne pas croiser le rival Abbado (plus proche de Toscanini par ses choix lyriques d’ailleurs) …  Il veilla aussi à éviter de voir Abbado revenir à la Scala, puisqu’il refusa qu’il dirige avec ses Berliner Elektra (sous le prétexte que s’il voulait revenir, il devait diriger l’Orchestre de la Scala) [3]– d’où le refus d’Abbado (qui était rancunier) de diriger à la Scala jusqu’en 2012 (soit 8 ans après le départ de Muti).
Et le voilà, lui qui avait refusé Abbado et les Berliner, qui revient à la Scala à la tête des Wiener, le soir le plus emblématique de l’histoire de ce théâtre.
A chacun sa vérité.

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[1] Qui fut aussi chef lyrique : songeons que c’est Giulini qui dirigea Callas dans sa Traviata légendaire dans la MeS de Visconti.

[2] Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Il y dirigea cependant un concert avec les Wiener en 1992

QUELQUES QUESTIONS SUR LA SITUATION ACTUELLE DE LA SCALA DE MILAN

 

Pour qui suit depuis des années les « Prime » de la Scala, dès mi-novembre commence dans la presse un refrain qui annonce le « Phénix des hôtes de ces bois », puis la « Prima » passée, on glose sur le triomphe, sur les excellences présentes dans la salle le 7 décembre, sur l’extrême qualité de la production, selon un rite entonné par les chroniques (et pas les critiques) des médias locaux tel un marronnier annuel…
Et en ce 7 décembre 2018,  Attila qu’on va élever au rang de légende, pour l’oublier un mois après ne fait pas exception.
Deux remarques complémentaires cependant : pour une fois la salle était à peu près pleine lorsque j’ai vu le spectacle le 14 décembre et de fait, cette production est sans doute la meilleure inauguration depuis l’arrivée de Riccardo Chailly comme directeur musical. Remarque plus amère : la salle était pleine, mais au moins à l’orchestre (la « platea ») elle était remplie d’un public assez étonnant, d’un enthousiasme très mesuré, très touristique et riche de smartphones pianotés durant le spectacle malgré les recommandations des maschere (les ouvreurs/ouvreuses) parcourant la salle en criant « éteignez les téléphones ! » ; malgré cela, pendant la représentation, une dame devant moi se leva -oui- pour prendre une photo et partir après l’entracte…
Ce public bizarre ne prend même pas la peine de remercier les artistes aux saluts et fuit par grappes. Le public de la Scala fut longtemps l’un des plus compétents d’Europe, il est devenu en une dizaine d’années celui du Disneyland des foires commerciales, du tourisme obligé, qui vient par obligation de curiosité, et qui une fois celle-ci satisfaite, s’en va à la découverte d’autres curiosités. Voilà la conséquence d’une politique de communication qui fait de la Scala non un théâtre de référence ou un lieu de culture mais une « marque », mais une curiosité parmi d’autres. On a le théâtre qu’on mérite.
C’est un grand amoureux de la Scala qui écrit, pour qui ce théâtre reste un lieu aimé, un lieu bouleversant qu’il a fréquenté au quotidien (notamment au loggione, au poulailler, dans les places debout) pendant des années. Un lieu où il a vu sans doute quelques-unes des plus belles représentations de sa carrière de fan de lyrique.
Mais d’une certaine manière, ni Lissner, ni Pereira n’ont vraiment saisi ou voulu saisir la nature de ce théâtre, très spécifique, voire contradictoire qui ne tient pas forcément à la qualité des spectacles : car Stéphane Lissner (avec Daniel Barenboim) a produit souvent de très bons spectacles, mais essentiellement dans des sphères qui n’appartiennent pas au répertoire maison, que Pereira dit vouloir retrouver avec des résultats plus ou moins contrastés. Il fait appel aux stars (Netrebko…) pour attirer le public qui déserte, et propose des productions plutôt sages pour ce théâtre qui n’aime pas les mises en scènes trop « modernes » : un exemple, La Traviata de Tcherniakov qui fut un très grand spectacle intelligent et émouvant est remplacée cette saison par la vieille production de Liliana Cavani, sans autres qualités qu’illustratives, pour ne pas effaroucher le public habitudinaire et peu éduqué au théâtre d’aujourd’hui, qui a abhorré la production Tcherniakov.  Enfin, Pereira se contente d’appliquer des recettes réussies à Zürich, voire à Salzbourg, et elles ne prennent pas à Milan. En réalité, il n’y a pas vraiment de ligne artistique.
La question du répertoire italien est en effet lancinante à la Scala, on l’a dit, mais elle est difficile pour tout manager d’opéra. C’est en effet un répertoire difficile à chanter, et qui triomphe ailleurs peut recueillir des huées à la Scala. D’ordinaire, les chanteurs appelés sont en carrière, et il est rare de voir arriver à la Scala de jeunes chanteurs, à moins d’être exceptionnels. Par ailleurs, un des reproches qu’on faisait à la Scala dans des temps pas si anciens était de ne pas engager suffisamment d’italiens. Dans les académies italiennes (à commencer par celles de la Scala) étudient aujourd’hui une foule de jeunes chanteurs slaves, asiatiques, hispaniques, et les italiens ne sont pas forcément la majorité. Mais c’est une question secondaire aujourd’hui.
Une des raisons pour lesquelles les distributions ne correspondent pas forcément à ce qu’on pourrait rêver pour ce théâtre est que traditionnellement les saisons se décident assez tard, hormis le spectacle d’inauguration, et les chanteurs pressentis ne sont pas toujours libres ;  il faut bien reconnaître que les distributions réunies sont loin de correspondre à ce qu’on attend d’une telle institution.
Pereira a en plus une politique de chefs qui se limite à son réseau, né à Zürich, de bons chefs certes (Myung-Whun Chung, Franz Welser Möst, Adam Fischer, Christoph von Dohnanyi, Ottavio Dantone etc…) mais qui manque aujourd’hui singulièrement d’imagination et d’ouverture. Qu’on appelle Nello Santi qui a été toujours un bon chef de répertoire et une référence à Zurich pour Rigoletto peut moins se justifier aujourd’hui de même l’appel à Adam Fischer, excellent chef au demeurant, pour Ernani en 2018 ou cette saison pour un programme Salieri/Puccini peut sembler étonnant puisqu’il existe une palanquée de chefs italiens plus jeunes qui ont bien des succès sur des scènes étrangères et qu’on ne voit pas à la Scala et une autre palanquée qu’on n’y a jamais vue.
Par ailleurs, le directeur musical, Riccardo Chailly, une référence,  limite ses apparitions et ne réussit pas à imprimer sa marque. On ne retrouvera Chailly cette année à l’opéra que pour une autre production, Manon Lescaut , soit 2 sur 15.
Abbado à la fin de son mandat ne faisait guère plus d’opéra, mais restait très présent lors de la « stagione sinfonica » disparue l’automne au profit de productions supplémentaires d’opéra et distribuée le long de la saison où Chailly ne fait là encore que deux apparitions, à quoi s’ajoute une apparition dans la cadre de la « Stagione della Filarmonica della Scala ». Soit un total de 5 apparitions sur 27 programmes, lyriques ou symphoniques (sans compter les tournées).
Enfin, comme le souligne un de mes amis dans son langage, « il n’y a aucun spectacle merveilleux. Programme bof, mises en scène bof, casts parfois pas mal, chefs pas top, prix délirants…tout pour une expérience bof ».
Je ne peux malheureusement qu’y souscrire, la qualité intrinsèque de la production scaligère actuellement ne fait jamais rêver, la palette de prix excessifs se réfère à l’image que la Scala a d’elle-même (« le plus grand théâtre lyrique du monde ») mais ni à une offre dont la qualité n’est pas plus que « moyenne supérieure », ni à la situation réelle de cette institution sur l’actuel marché lyrique mondial. Pour voir des spectacles d’exception, on va ailleurs. Depuis quand n’a-t-on pas vu un spectacle d’exception à la Scala, notamment en répertoire italien ? Les références du jour sont ailleurs.
La Scala a aussi souffert d’une nouvelle organisation ouverte avec Lissner qui a exigé d’être à la fois “Sovrintendente” et “Directeur artistique”, fonctions bien distincte depuis fort longtemps en Italie, où chaque salle était dirigée par un triumvirat Surintendant/Directeur artistique/Directeur musical. Il semble que l’organisation actuelle qui concentre tout sur le surintendant ne réussisse pas à imposer une ligne artistique, tant sur le plan scénique que musical. Il en résulte une ligne tributaire des goûts du moment plus que d’une vision, en laissant les choix du quotidien à des techniciens.

La Scala de 1970 au début des années 2000, a produit une douzaine de spectacles annuels, dont la moitié du répertoire italien et pour l’autre moitié du reste : une création, un ou deux opéras allemands, un opéra français ou russe, un titre très rare. Et le théâtre affichait un remplissage très honorable.

C’est que le bassin réel de public de la Scala est limité : un public milanais, dont l’essentiel est dans un rayon de 3km autour du théâtre. La Scala est un théâtre international, mais d’abord celui d’une cité : c’est « le plus grand théâtre lyrique de province du monde ». La multiplication du nombre de représentations ne fait pas augmenter le nombre de spectateurs, mais a plutôt pour effet de le diluer et de le diminuer pour chaque représentation. Un public qui a ses habitudes, ses rites, installés depuis des lustres. Par ailleurs, la Scala n’a jamais rien fait pour aller chercher du public, pour avoir ce qu’on appelle « une politique des publics » : la Scala, en grande dame, laisse venir à elle les admirateurs, sans aller en chercher de nouveaux. Cette politique ressemble à celle du festival de Bayreuth sous Wolfgang Wagner ; aucune politique « marketing » n’était nécessaire puisque le public de toute manière venait.
Cette politique altière convient si chaque production ou presque fait événement, mais actuellement hélas, la Scala a quelque chose d’un vieux palace qui fut glorieux et la politique Pereira touche désormais à sa fin. Tout le monde attend une future équipe, dont la nomination reste un point d’interrogation dans une Italie toujours traversée de clans politiques et aux débats d’autant plus âpres dans le contexte actuel.

 

 

SAISONS LYRIQUES 2017-2018: TEATRO ALLA SCALA – MILAN

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Après Paris et Lyon, à la faveur de la publication récente du programme de la Scala, j’ai pensé qu’il était intéressant de s’interroger à partir de cette nouvelle saison, sur la situation de ce théâtre emblématique entre tous, pour deux raisons:

  • La Scala a souvent utilisé implicitement ou non le statut supposé de « Mecque » de l’opéra pour sa communication « (le plus grand théâtre lyrique du monde »), ce n’est pas neutre et cela a déterminé des décisions qui d’ailleurs lui ont quelquefois nui.
  • Elle connaît actuellement des difficultés de public et de pilotage, et la saison est un élément déterminant pour lire une politique.

Milan n’était pas une ville trop touristique il y a seulement 20 ans, elle l’est devenue, à la faveur des foires qui se sont fortement developpées, qui ont été couronnées par EXPO2015. Les touristes parcourent Milan désormais, et évidemment passent par la Scala, qui est une marque de la ville (« marchio Scala » entend-on dire: on le sent par la manie du selfie qui y règne, signe d’une « simple visite » dans ce théâtre dont la programmation est moins importante que « d’y être ».

En effet, je l’ai souvent écrit le public de la Scala est double,

  • d’une part ce public touristique dont je viens de parler (il y a des années déjà, des agences de voyage louaient une loge et les voyageurs y séjournaient pendant un acte à tour de rôle)
  • d’autre part un public local, la majorité, ce qui faisait dire à Stéphane Lissner que la Scala recrutait dans un rayon de deux kilomètres autour du théâtre, avec des réactions de théâtre local, d’endroit où l’on se retrouve, au système d’abonnement très traditionnel que Lissner a d’ailleurs essayé de modifier, un « salotto » chic qui en fait de ce que j’ai appelé quelquefois non le plus grand théâtre lyrique du monde mais le plus grand théâtre lyrique de province du monde. Ceux qui ont vécu à Milan et qui adorent cette ville (j’en suis), savent que c’est une ville un peu schizophrène, entre une ouverture internationale réelle et des réflexes de ville de province. Dans ce public, une proportion de mélomanes très avertis à qui on ne l’a fait pas, parmi lesquels quelques d’extrémistes hueurs.

Avoir la Scala sur son territoire, c’est évidemment aussi en exploiter le prestige, d’autant que sa reconstruction en 1946 après un bombardement (américain) fut le symbole de la reconstruction et de la renaissance de l’Italie, marquée par un concert mythique dirigé par Arturo Toscanini.
La Scala par ailleurs est le dernier survivant historique des grands théâtres italiens mythiques du XIXème, puisque les deux autres, La Fenice de Venise ou le San Carlo de Naples ont perdu le statut emblématique qu’ils avaient, tandis que les grands théâtres italiens des 50 dernières années, comme Bologne ou Florence, se débattent aujourd’hui dans des difficultés financières notables. Dans le paysage italien du jour, la Scala, Turin, et Rome sont pour des raisons diverses les seuls théâtres à peu près sains de la péninsule. Rome parce que c’est le théâtre de la capitale, depuis deux ans dirigé de main de maître par Carlo Fuortes qui se révèle être un intendant hors pair, et Turin, avec une politique artistique intelligente, un directeur musical de grande valeur, Gianandrea Noseda, et un solide intendant, Walter Vergnano.

D’où viennent donc les difficultés actuelles de la Scala ?
Elles tiennent à des causes historiques et des causes contingentes externes et internes.

  • Les causes historiques, on les a évoquées un peu plus haut, c’est notamment deux périodes éminemment brillantes,
  • les années 50 où le théâtre fut le champ clos des rivalités des personnalités lyriques Callas/Tebaldi par exemple mais où tous les grands chefs de l’époque passaient, Karajan en premier lieu, mais aussi Mitropoulos, Cantelli, Serafin, Furtwängler…les noms parlent d’eux-mêmes et les représentations mythiques ont fait l’objet d’enregistrements officiels ou pirates fameux.
  • Les années Abbado (dès 1968), grâce à l’action de Paolo Grassi dans les années 70, et dans une moindre de mesure de Carlo Maria Badini jusqu’en 1986, année du départ d’Abbado qui sans rien renoncer de la magnificence vocale et musicale (Kleiber, Böhm, Sawallisch), ont été marquées par une ouverture du répertoire et l’appel fréquent à des metteurs en scène plus modernes (Ronconi, Ponnelle, Strehler(même si Strehler était déjà dans le circuit avant Abbado), Chéreau, Lioubimov, Vitez).

A tort ou à raison, les périodes qui suivent où se sont succédés Carlo Fontana (avec Muti), Lissner (avec Barenboim), et maintenant Pereira (avec Chailly) ne sont pas considérées comme des grandes périodes de référence. Certes les équipes en place ne sont jamais des références, face aux âges d’or du passé, sans cesse rappelés mais il reste que ni Lissner (qui paie un peu son statut de premier étranger dans la place) ni Fontana (et Muti), qui ont dû partir suite au refus des personnels de leur faire confiance n’ont laissé chez le public mélomane local de traces artistiques profondes, en dépit de productions notables et de moments tout de même exceptionnels.
La période Lissner, qui a remis le théâtre à flot dans des conditions difficiles, a élargi le répertoire, ouvert à des chefs plus jeunes, très divers, rarement contestés, et a imposé un style de mise en scène qu’on avait oublié dans ce théâtre très marqué par la tradition. Mais si les spectacles de répertoire non-italien ont été souvent triomphaux (les Wagner de Barenboim par exemple), Lissner n’a pas réussi à pacifier le théâtre sur le répertoire italien, assez mal servi en général, et obéré par une crise notable de l’école italienne de chant, notamment pour Verdi, le compositeur maison.
Les éléments internes sont nombreux également : le système qui régit le théâtre est la Stagione, qui comme on sait, valorise les nouvelles productions, avec des reprises en nombre limité, et des distributions de qualité, choisies et normalement dignes de la réputation du théâtre.

Or sous l’emprise de l’idée selon laquelle il n’y avait pas un nombre de représentations suffisant, que le public se pressait (de fait dans les années 80 ou 90, il était difficile de trouver des places et le marché noir a toujours été actif), et à la faveur de la restructuration du théâtre du début des années 2000, qui en a sans doute abîmé l’acoustique de manière notable, mais en même temps modernisé la machinerie théâtrale favorisant une alternance plus serrée, dans un théâtre resté jusque-là avec ses machineries du XVIIIème , on a augmenté le nombre de productions de manière considérable : alors qu’il était jusqu’alors le plus souvent d’une dizaine de décembre à juillet, sans productions d’automne, réservées à la saison symphonique jusqu’en 2000, on trouve cette année une quinzaine de titres couvrant la saison qui va de décembre à novembre de l’année suivante, sans compter le ballet, les concerts, les récitals, la programmation pour les enfants. Une diversité qu’il faut saluer, mais qui en même temps bouscule un théâtre au public comme on l’a dit, limité et habitudinaire. L’offre est large, mais trop large sans faire d’effort pour élargir le public et aller le chercher par des incitations attractives, parce que la Scala n’a pas cette tradition, habituée qu’elle est à un afflux régulier et à son public captif. Quand le public vient, on ne songe pas à le construire ou à le travailler dans la mesure où il ne manque pas.

Donc le format actuel est trop large pour la demande réelle de la cité. Mais un autre motif non indifférent, ce sont des prix sont devenus dissuasifs dans un pays en crise : le tarif opéra le plus élevé culmine à 250 €, sur toute la Platea (fauteuils d’orchestres) et tous les premiers rangs de loge du premier au quatrième étage, et la galerie (1ère galerie) est à plus de 100 €. A ces tarifs, le spectacle a intérêt à être réussi. Et le niveau actuel des productions ne correspond pas vraiment aux tarifs demandés. A Munich, hors festival (où les prix augmentent) le prix maximum est de 163 € ou 132 € selon l’œuvre (Milan, 250 € et 230 €), et Munich actuellement a une offre autrement plus séduisante dans un pays au pouvoir d’achat important et dans une région prospère que Milan.

Enfin, dernière cause, et la plus récente, la direction musicale de Riccardo Chailly, au-delà de la qualité intrinsèque du chef, incontestable, manque de lisibilité. Riccardo Chailly aime à excaver des œuvres inconnues, des éditions jamais jouées, des détails scientifiquement passionnants de la musicologie, mais en dirigeant seulement deux productions dans l’année, le choix 2017-2018 de Andrea Chénier et Don Pasquale étonne. On attendrait d’un chef au répertoire aussi large et à l’imagination si notable des choix moins ordinaires et un rôle plus dynamisant qu’il n’a pas.
L’observation de la saison 2017-2018 confirme malheureusement cette impression d’absence d’idées, de recours à des recettes sans génie et surtout de manque de phares qui drainent les foules.

 

  • Andrea Chénier, d’Umberto Giordano, 9 représentations du 3/12/2017 au 5/01/2018, dont la représentation pour les jeunes (le 3 décembre) et l’inauguration du 7 décembre (à 2500 € la place d’orchestre).

Première source d’étonnement, l’ouverture de saison par un Andrea Chénier, certes populaire, et qu’on voit un peu partout en Europe, Londres ou Munich par exemple, mais dont le relief musical ne correspond pas tout à fait à une production inaugurale, qui doit faire le point sur l’état de toutes les forces du théâtre (chœur, orchestre, et même ballet) dans une œuvre incontestée du grand répertoire. Selon une recette aujourd’hui dépassée, c’est Anna Netrebko dans Madeleine de Coigny qui en est la motivation, comme si une hirondelle faisait le printemps. La mise en scène est confiée à Mario Martone, certes un des bons metteurs en scène italiens, très propre, très consensuel et donc un peu fade. Quant au ténor, c’est Monsieur Netrebko à la ville, Yusif Eyvazov, qui n’est pas jusqu’ici connu comme une référence. Nul doute qu’il sera attendu au tournant par un public (notamment au Loggione) qui ne pardonne rien, et c’est un risque et pour le théâtre, et pour lui et pour Netrebko. Je voudrais rappeler qu’en son temps, Rolf Liebermann s’était refusé à engager Joan Sutherland à Paris parce que la condition était la présence en fosse de Richard Bonynge. Enfin c’est comme à Munich Luca Salsi qui sera Gérard. Quand on évoque justement le triomphe incroyable de l’Andrea Chénier de Kaufmann/Harteros munichois que le public parisien a pu entendre, on se demande la plus-value de la Scala

  • qui se soumet au désir de la chanteuse d’avoir Monsieur à ses côtés,
  • qui propose une mise en scène plutôt attendue .

Il y a fort à parier que cela va encore alimenter l’opposition sourde qui se fait jour au pilotage d’Alexander Pereira qui en l’occurrence prend un peu le public pour des gogos.

Et même la présence de Chailly en fosse dans cette œuvre, garantira certes une direction de grand niveau, mais ne transformera pas forcément le tout en or. Beaucoup de doutes sur cette inauguration, emblème d’une politique artistique un peu erratique. Certes, d’une manière un peu racoleuse, on affiche une volonté d’italianità, un retour aux sources qui répétons-le à l’envi, n’est que mythe : au XXème siècle, Toscanini le directeur musical légendaire de la Scala dont le buste trône dans le foyer et dont on évoque les mânes à l’envi, a inauguré avec Wagner de nombreuses fois et a ouvert le répertoire plus qu’aucun autre directeur musical, il y a un siècle….

Il y a une trentaine d’années, la Scala affichait en décembre une deuxième production face à celle de l’inauguration, pratique aujourd’hui disparue sans doute au nom du marketing dû à l’exclusivité de la Prima. Et la deuxième production prévue dans la saison eût pu plus qu’une autre prendre place en cette période festive. Mais ce sera en janvier, après la fête…

 

  • Die Fledermaus, de Johann Strauss sera affichée pour 8 représentations du 19 janvier au 11 février. C’est pourtant une tradition germanique de Pereira connaît bien que Fledermaus en fin d’année, mais sans doute les questions de disponibilité artistique, et le désir de laisser comme seule production lyrique celle de la Prima en décembre ont-ils été déterminantes.
    La production qui sera dirigée par Zubin Mehta, est mise en scène par l’acteur Cornelius Obonya et son épouse Carolin Pienkos, le premier acteur du Burgtheater de Vienne et la seconde qui y a été assistante, dans des décors d’Heike Scheele, la décoratrice du Parsifal de Stefan Herheim autant dire garantie de spectaculaire.
    Leur connaissance de Vienne, et le fait que Cornelius Obonya (qui vient d’interpréter au festival de Salzbourg pendant plusieurs années le rôle-titre de Jedermann, une référence pour un acteur germanique) soit en l’occurrence aussi un notable Frosch, le geôlier du troisième acte de Fledermaus à l’accent viennois à couper au couteau garantit quelque chose d’idiomatique. Il reste que les dialogues seront sans doute en italien, puisque Frosch sera Nino Frassica, acteur et homme de télé très connu en Italie et Rosalinde l’italienne Eva Mei. Eisenstein est interprété par Peter Sonn, excellent ténor que les milanais ont vu dans David des Meistersinger, et Adele sera Daniela Fally, pilier de l’opéra de Vienne et interprète de tous les rôles de soprano aigu (Fiakermilli, Zerbinetta…). Triste à dire, mais c’est plus excitant et mieux construit que la production inaugurale. Pour un peu on aurait pu faire l’échange…

 

Pour la troisième production de la saison, et première reprise, un Verdi mythique  dans cette salle :

  • Simon Boccanegra de Giuseppe Verdi, pour 8 représentations de 8 février au 4 mars, dans la mise en scène de Federico Tiezzi et les décors de Pier Paolo Bisleri. La production de l’ère Lissner était suffisamment médiocre pour qu’on en ait refait les décors de Maurizio Balo’ en coproduction avec Berlin. C’est dire…

Ce qui frappe encore plus, c’est que cette production médiocre a été créée en 2009/2010,  reprise en 2013/2014, puis en 2015/2016, soit la saison dernière. Or Simon Boccanegra est l’un des opéras phares de la Scala à cause de la production Abbado/Strehler, longtemps carte de visite mondiale du théâtre qui choisissait ce titre dans toutes ses tournées.
Une idée : au moment où on aime les reconstitutions de productions historiques, ne vaudrait-il pas mieux réinvestir dans une reconstitution de la production Strehler dont on a plusieurs vidéos que de subir une production d’un niveau tout au plus moyen, et en tous cas oubliable d’un titre aussi emblématique.
Attraction de la saison, Krassimira Stoyanova dans Amelia, sans nul doute l’une des titulaires les plus intéressantes aujourd’hui. Simon sera Leo Nucci, grandissime artiste certes, mais la Scala pourrait appeler au moins en alternance des barytons en pleine carrière, Fiesco est le solide Dmitry Belosselsky, et Fabio Sartori sera Gabriele Adorno . La direction est assurée par Myung-Whun Chung, qui a laissé un excellent souvenir cette saison dans Don Carlo. Remarquons néanmoins que Riccardo Chailly a dirigé Boccanegra (je l’avais entendu à Munich) et que cette reprise aurait pu lui échoir, ce serait pleinement dans son rôle.

 

Venue de Covent Garden, une production de John Fulljames (bien connu des lyonnais où il a signé notamment Sancta Susanna) dans des décors de Conor Murphy et une chorégraphie de Hofesh Shechter, d’un opéra de Gluck vu souvent  à la Scala mais en version italienne :

  • Orphée et Eurydice, pour 7 représentations du 24 février au 17 mars, dirigé par le remarquable Michele Mariotti qui ne nous a pas habitués à ce répertoire, mais qui pour l’occasion va travailler avec un chanteur qu’il connaît en revanche parfaitement dans un autre répertoire, Juan Diego Florez en Orphée. Ce sera l’attraction de cette série de représentations, aux côtés de l’Eurydice de Christiane Karg (moins connue en Italie qu’en Allemagne) et l’Amour de Fatma Saïd. C’est la première fois que la version française est donnée à la Scala, et la distribution et le chef garantissent un très haut niveau.

 

De la tragédie lyrique gluckiste au bel canto bouffe , la production qui suit est confiée au directeur musical Riccardo Chailly :

  • Don Pasquale, de Gaetano Donizetti pour 8 représentations du 3 au 28 avril, mise en scène de Davide Livermore, habitué de Pesaro, mais aussi de Turin dont il est originaire, et intendant et directeur artistique du Palau de les Arts de Valence. Outre Riccardo Chailly, la distribution réunie autour du Don Pasquale de Ambrogio Maestri est composée de la Norina de Rosa Feola (la Ninetta de La gazza ladra cette saison) ainsi que de l’Ernesto de René Barbera et le Malatesta de Mattia Olivieri. Production solide sans doute, mais de là à exciter la passion…

Retour sur la scène italienne d’une rareté pour 9 représentations du 15 avril au 13 mai.

  • Francesca da Rimini, de Riccardo Zandonai, dans une mise en scène de David Pountney, des décors de Leslie Travers. L’unique opéra dont on se souvienne parmi la douzaine du compositeur originaire de Rovereto près de Trento est néanmoins peu représenté, malgré une musique d’un grand intérêt. On le croit un post-vériste, alors qu’il est quelque part entre le post wagnérisme et le post-debussysme. La distribution, dirigée par Fabio Luisi qui devrait être très à l’aise dans ce répertoire comprend Maria-José Siri (Butterfly cette saison à la Scala), Roberto Aronica (la voix sera là, oui, mais la subtilité ? on pense avec regrets à Alagna il y a quelques années à Paris) et Gabriele Viviani. Ceux qui ne connaissent pas l’œuvre ont à peu près la garantie qu’elle sera bien dirigée et chantée. Du solide là-aussi, sans être exceptionnel.

 

Pour célébrer les 95 ans de Franco Zeffirelli et pour 7 représentations du 8 mai au 3 juin :

  • Aida dans la production de Franco Zeffirelli (apparemment celle de 1963, « Zeffirelli 1 » dans les magnifiques décors de Lila de Nobili si l’on en croit l’illustration du site de la Scala et non celle de 2006, « Zeffirelli 2 »un ratage).
    Si on fait le compte, on a vu Aida en 2006/2007 (Zeffirelli 2, Chailly), 2008-2009 (Zeffirelli 2 , Barenboim), 2011/2012 (Zeffirelli 1, Omer Meir Wellber), 2012/2013 (Zeffirelli 2, Noseda), 2014/2015 (Peter Stein, Mehta). C’est donc la sixième fois qu’on va afficher le titre, à peu près une fois tous les deux ans avec des fortunes et des productions diverses, mais sur la trentaine de titres de Verdi, il semble que ce soit quelque peu excessif…
    Cette fois-ci, la distribution comprend Krassimira Stoyanova en Aida et Violeta Urmana redevenue mezzo en Amneris : c’est du dur ! Fabio Sartori en alternance avec Marcelo Alvarez en Radamès, George Gagnidze en Amonasro et Vitali Kowaljow en Ramfis complètent. Intéressant pour les dames, moins pour les messieurs. La direction musicale est assurée par un très vieux routier, ami de Pereira qui l’a souvent appelé à Zürich, Nello Santi qui aura alors 87 ans.

On sort un peu de l’ordinaire et beaucoup du rebattu du 5 au 30 juin avec

  • Fierrabras de Schubert, pour 7 représentations, dans la production du Festival de Salzbourg de Peter Stein (voir Blog Wanderer) de 2014. Une production « classique » non dépourvue ni de finesse, ni d’élégance, très critiquée en 2014 à Salzbourg, et qui ne mérite pas cette indignité.
    L’appel à Daniel Harding pour la direction musicale (à Salzbourg, c’était Ingo Metzmacher) est aussi une bonne idée, Daniel Harding étant revenu au premier plan depuis quelques années. Sans être exceptionnelle, la distribution est très solide, dominée par Anett Fritsch et Dorothea Röschmann et avec Marie-Claude Chappuis, Bernard Richter, Tomasz Konieczny, Markus Werba et Peter Sonn.

En ce début d’été, retour d’une des dernières productions de l’ère Lissner/Barenboim, non sans lien avec celle qui précède :

  • Fidelio, de Beethoven, dans la mise en scène maison de Deborah Warner pour 7 représentations du 18 juin au 7 juillet dirigé par Myung-Whun Chung, deuxième présence au pupitre de la saison (serait-il un premier chef invité in pectore ?), avec l’excellent Stuart Skelton en Florestan et Simone Schneider en Leonore. Cette dernière, en troupe (Kammersängerin) à Stuttgart, commence à chanter un peu partout en Allemagne, des rôles comme Sieglinde, Rosalinde, Chrysothemis, Elettra, l’impératrice. Elle chantera aussi Leonore avec Nagano à Hambourg en 2018. Notons aussi dans la distribution Eva Liebau en Marzelline, jeune soprano qu’on va voir à la Scala dans Ännchen de Freischütz en fin de saison. Rocco sera Stephen Milling, Pizzaro le méchant sera l’excellent Luca Pisaroni dans un rôle inattendu (on l’entend plutôt dans des Mozart ou des Rossini). La distribution est complétée par Martin Gantner en Fernando et Martin Piskorski en Jacquino. On dirait à Munich ou à Vienne « très bonne représentation de répertoire ».

Retour au répertoire italien pour clore la première partie de la saison, avec un titre rare de bel canto.

  • Il Pirata, de Bellini, dirigé par Riccardo Frizza pour 8 représentations du 29 juin au 19 juillet. On sait que les six premières seront confiées à Sonya Yoncheva qui chantera lmogene, Gualtiero sera Piero Pretti, un des ténors qui commencent à émerger un peu partout, tandis qu’Ernesto sera l’excellent Nicola Alaimo. La mise en scène déchainera sans doute l’ire du Loggione et de la platea, puisqu’elle sera signée Christof Loy, maître ès Regietheater (un Mistigri à la Scala) dans des décors de Raimund Voigt. L’œuvre est si rare qu’elle vaudra sans doute le déplacement.

La saison se poursuit après la pause estivale avec cinq productions et non des moindres.

  • Ali Babà e i 40 ladroni, de Luigi Cherubini. Retour de Cherubini à la Scala pour une œuvre rarissime. Ali Babà et les quarante voleurs est une tragédie lyrique en 4 actes créée à Paris en 1833, dernier opéra de Cherubini. Très peu représentée (on l’a vue en version digest pour enfants interprétée par les artistes de l’Opéra – Studio de l’Opéra du Rhin en 2010). À la Scala, la version italienne sera confiée à la direction de Paolo Carignani, bien connu des scènes allemandes pour tout l’opéra italien, et aux chanteurs de l’Accademia di perfezionamento per cantanti lirici del Teatro alla Scala. La nouvelle production de l’œuvre qui manque à la Scala depuis 1963 est mise en scène par Liliana Cavani dans des décors de Leila Fteita. Cela ne garantira pas un spectacle échevelé ni révolutionnaire, mais garantira aux jeunes artistes de l’académie un vrai travail scénique avec une très grande professionnelle. Pour l’œuvre cela vaut sans doute le déplacement des spectateurs curieux (il y en a), amoureux de Cherubini (il y en a moins, mais j’en suis).

Un grand Verdi qu’on n’a pas vu à la Scala depuis l’ouverture de la saison 1982/1983,

  • Ernani de Giuseppe Verdi, alors dirigé par Riccardo Muti, dans une mise en scène de Luca Ronconi qui n’a jamais été reprise après les 8 représentations de décembre 1982, et qui était alors interprété par (rêvons un peu) Mirella Freni, Placido Domingo, Renato Bruson, Nicolaï Ghiaurov.
    Fallait-il donc une nouvelle production si le décor monumental de Ronconi subsistait – on peut certes en douter, pour un spectacle âgé de 35 ans – ? Certes, c’est loin d’être un de ses meilleurs spectacles, mais je doute qu’une nouvelle production de Sven Eric Bechtolf, même avec des décors/costumes de Julian Crouch, soit meilleure, connaissant son travail habituellement sans imagination.
    Pour la direction musicale, Pereira a appelé l’excellent musicien qu’est Adam Fischer, plus wagnérien – remarquable – que verdien, dans un opéra évidemment fait pour un Michele Mariotti…Mais Fischer n’est pas contestable comme chef. Et dans la distribution, on trouve comme Elvira Aylin Perez, jeune, très en vue actuellement, et comme Ernani Francesco Meli…évidemment sans commentaire, tandis que Don Carlo sera Simone Piazzola, et Silva Ildar Abdrazakov. Bon cast, sans nul doute. On ira, parce qu’Ernani est une œuvre magnifique et inconnue au bataillon en France. Vous pouvez traverser les Alpes. (8 représentations du 29 septembre au 25 octobre)

 

Mozart au rendez-vous automnal avec là aussi une rareté à la Scala (la dernière fois, elle fut représentée à la Piccola Scala qui n’existe plus, c’est dire) pour 7 représentations du 8 au 29 octobre :

  • La Finta giardiniera, dirigée par le baroqueux Diego Fasolis, l’un des meilleurs dans la sphère italophone (il est suisse né à Lugano), dans une mise en scène (venue de Glyndebourne, c’est une location) de Frederic Wake-Walker et des décors d’Antony Mc Donald, très réjouissante et qui a remporté un très grand succès à Glyndebourne.
    Belle distribution également, avec les noms de jeunes chanteurs excellents de la nouvelle génération mozartienne, Bernard Richter, Hanna Elisabeth Müller, Kresimir Spicer, Anett Fritsch. Une initiative intéressante qui peut valoir un petit voyage.

Une reprise de prestige en fin de saison, qui ne s’imposait peut-être pas :

  • Elektra, mise en scène de Patrice Chéreau dans des décors de Richard Peduzzi et des costumes de Caroline de Vivaise.
    Cela ne s’imposait pas, parce qu’un spectacle où seule Waltraud Meier demeure de la distribution originale, celle qui a travaillé avec Chéreau, n’est plus un spectacle de Chéreau, qui ne voulait pas que ses spectacles soient repris sans lui, et qui tenait à travailler sur la longueur avec la même équipe. Chrysothémis est Regine Hangler, Elektra Ricarda Merbeth, Orest Michael Volle et Aegisth Roberto Saccà. Certes, des chanteurs respectables ou remarquables, mais si Chéreau devient un cadre extérieur comme dans n’importe quelle production de théâtre de répertoire, c’est regrettable, ou pire, idiot. Avec Waltraud Meier (et Michael Volle l’autre chanteur hors du lot, même s’il n’a pas participé à l’aventure Chéreau), c’est la présence – une vraie surprise – au pupitre d’un des très grands chefs de la fin du XXème siècle, de plus en plus rare dans les théâtres, Christoph von Dohnanyi, qui va diriger cette partition tour de force à 89 ans…

Dernière production de la saison, une création du 15 au 25 novembre pour six représentations :

  • Fin de Partie, de György Kurtág, une commande de Lissner et de Pereira si je ne m’abuse, qui devait être créée à Salzbourg, puis à la Scala, et mise en scène par Luc Bondy, dirigée par Ingo Metzmacher. Kurtág ayant pris un retard notable, le spectacle se crée à Milan, dans une mise en scène de Pierre Audi, décors et costumes de Christof Hetzer, dirigé par Markus Stenz, le très bon chef allemand, notamment pour le XXème siècle. Dans la distribution, notons Frode Olsen, familier des scènes, basse solide vue récemment dans Le Grand Macabre (dir.Simon Rattle) à la Philharmonie de Berlin et Leigh Melrose, magnifique baryton (vue cette saison dans L’Ange de Feu à Zürich) à la présence et à l’engagement scéniques hallucinants, Hilary Summers qu’on verra à Aix cet été (The Rake’s Progress) et Leonardo Cortellazzi.
    Une création, de Kurtág en plus, cela ne se manque pas et celle-ci est particulièrement attendue.
    Au total, cet automne 2018 est peut-être le moment le plus intéressant de la saison.
    Faisons les comptes : 15 productions différentes dont :
  • 8 nouvelles productions (Andrea Chénier, Die Fledermaus, Don Pasquale, Francesca da Rimini, Il Pirata, Ali Babà e i 40 ladroni, Ernani, Fin de Partie) dont une création mondiale (Fin de Partie)
  • 4 spectacles importés ou coproduits dont trois nouveaux pour Milan (Orphée et Eurydice, Fierrabras, La Finta Giardiniera, Elektra),
  • 3 reprises de productions maison (Simon Boccanegra, Aida, Fidelio).

Pour le répertoire,

  • 8 œuvres du répertoire italien
  • 2 œuvres de répertoire français (Orphée et Eurydice, et Fin de partie avec l’original français de Beckett, du moins c’est prévu ainsi)
  • 1 œuvre de Mozart (en italien)
  • 4 œuvres de répertoire germanophone (Die Fledermaus, Fierrabras Fidelio, Elektra)

Pour les compositeurs

  1. Italiens :
  • Verdi : 3
  • Giordano : 1
  • Bellini : 1
  • Donizetti : 1
  • Cherubini : 1
  • Zandonai : 1

 

  1. Non italiens :
  • Beethoven : 1
  • Gluck: 1
  • Kurtág : 1
  • Mozart : 1
  • Schubert : 1
  • Strauss Jr : 1
  • Strauss : 1

Sur le papier une saison diversifiée, équilibrée, qui donne une bonne place au répertoire italien et très variée en terme de compositeurs et de titres, avec quelques raretés pour Milan ou en absolu (Il Pirata, Ali Babà, Fierrabras, la Finta Giardiniera, Ernani, Francesca da Rimini); en y regardant de plus près, des distributions solides mais pas exceptionnelles et plutôt sans imagination, quelques chefs de grand prestige (Chailly, Mehta, von Dohnanyi) d’autres excellents (Chung, Harding, Stenz, Fischer, Mariotti, Luisi) puis de bons chefs pas encore starisés, ou plutôt des chefs de répertoire (Carignani, Frizza, Fasolis, Santi) et l’impression que certaines œuvres rares sont affichées mais un peu sous-distribuées, avec des reprises inutiles (Boccanegra, Aida, voire Fidelio). Ce qui me gêne le plus, c’est l’impression que Riccardo Chailly aurait pu diriger plus d’œuvres (Ernani ? Aida ? Boccanegra ? Fidelio ?) pour donner une ligne à sa saison. Je ne comprends pas bien la nature de son engagement comme directeur musical.
Enfin, Andrea Chénier comme ouverture de saison, d’un côté cela peut, à la limite, se justifier, de l’autre je ne lis rien d’excitant dans le cast (Netrebko à part), avec une mise en scène sans trop d’attente non plus. So what ?

So what ? L’impression est celle d’une situation d’attente, d’absence de spectacles phares, en dépit de productions quelquefois intéressantes. D’où cette impression de fadeur, de théâtre solide de répertoire mais pas de stagione en « Festival permanent ». Quand l’Impératrice des opéras se réveillera-t-elle ?

TEATRO ALLA SCALA 2016-2017: CONCERT DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS le 5 FEVRIER 2017 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

Mariss Jansons à la Scala avec le BRSO ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

En absence de Philharmonie, et malgré plusieurs auditoriums, les concerts des orchestres étrangers en tournée ont traditionnellement lieu à la Scala. Et Mariss Jansons y a été relativement rare . Il y a quelque temps, il était même inconnu en Italie auprès du public habituel. Il connaît désormais un regain de curiosité, notamment grâce à une récente 7ème symphonie de Chostakovitch, puisque l’on entendait dire dans les rangs très bien remplis du théâtre que « c’était probablement le plus grand chef actuel ». A un horaire inhabituel pour un concert (unique), le dimanche à 15h, il a donné une œuvre encore plus inhabituelle pour une matinée dominicale, la Symphonie n°9 de Mahler. Sans doute l’agenda d’occupation de la salle (avec deux grosses productions de Don Carlos et Falstaff) explique-t-il cet étrange horaire qui n’a pas empêché la présence du public des grands moments.
On connaît le Mahler de Mariss Jansons, fait de réserve, fait d’un travail ciselé à l’orchestre, essentiellement sur la musique telle quelle, sans fioritures, avec une pudeur qui sied à un chef qui est la modestie et la discrétion même, et qui dans toutes ses interprétations vise à rendre tous les effets de la musique sans jamais la surjouer. Jansons n’est jamais le chef des effets de baguettes, mais  le simple traducteur. Il faut regarder ce geste vif, engagé, qui quelquefois se passe de baguette, ou la tient dans la paume de la main (son élève Andris Nelsons a quelquefois ces mêmes gestes), mais qui s’engage dans tout son corps sans pourtant gesticuler pour dialoguer avec l’orchestre. C’est cette qualité de dialogue qui frappe quand on écoute un concert dirigé par Mariss Jansons. Même si l’on ne rentre pas toujours dans sa vision ou si l’on est moins sensible à ses interprétations, c’est bien cette impression fondamentale d’échange et de communication avec l’orchestre qui prévaut.

Toute 9ème de Mahler fait événement. C’est l’œuvre d’une fin, qui va mimer une dernière fois les hésitations, les regrets, les engagements, les espoirs bientôt déçus d’une vie souffrante, d’une souffrance physique ou d’une souffrance de l’âme qui regarde le monde avec envie ou résignation, avec ce ton à la fois ému, mais aussi quelquefois distant et sarcastique, voire grotesque, et avec ces danses à la couleur macabre ;  c’est surtout la symphonie fortement personnelle, où l’expression du moi est peut-être la plus impudique.
Ce qui frappe immédiatement dans ce Mahler-là, aujourd’hui, à la Scala, c’est le son d’un orchestre, l’un des meilleurs du monde, un son compact, franc, direct, sans maniérisme aucun. Une exécution d’un grand naturel éloignée au possible d’effets de style démonstratifs: il y a une perfection d’exécution (à part quelques menues scories) notable, qui impressionne mais laisse au fond peu de place aux intermittences du cœur, pourtant centrales dans cette œuvre.
Le premier mouvement andante comodo est sans doute de l’ensemble de la symphonie celui qui présente pratiquement un concentré de l’œuvre mahlérienne, faite de contrastes, de lyrisme, de syncopes, de tendresse et de tension tour à tour, avec des moments au volume divers, dans une construction parfaite.  Jansons et son orchestre ici font une démonstration hallucinante de perfection technique, avec un son très compact, très dense, mais en même temps parfaitement clair dans tous les raffinements. Jansons réussit à donner cohérence à cette alternance de tension et de lyrisme, à ces moments aux bords de l’explosion suivis d’incomparables moments nostalgiques et c’est bien cette capacité technique à donner un sens global à ce mouvement, qui frappe, grâce il faut le dire, à la capacité prodigieuse des musiciens qui sont toujours sur un jeu de presque rien, sur des nuances infimes, tout en gardant ce ton naturel qui frappe sur l’ensemble.
Le deuxième mouvement, Im Tempo eines gemächlichen Ländlers, par son rythme de danse, sa fluidité ses sonorités champêtres semble calmer les ardeurs entrevues au premier mouvement, mais bientôt ces sonorités champêtres un peu lointaines s’altèrent et sont perturbées par d’introduction de sons aux cuivres (et aux bois) qui donnent une couleur ironique voire sarcastique et qui dans certaines interprétations confinent à une danse macabre. L’exécution ici reste volontairement distante dans sa perfection. Jamais Jansons ne fait  surjouer son orchestre, mais le fait jouer avec une souplesse et une transparence confondante et sans jamais accentuer les effets.
Le troisième mouvement, fameux Rondo-Burleske (Allegro assai), est bien plus vigoureux et engagé dans une véhémence et une amertume dont Berg se souviendra. Jansons l’aborde avec un tempo un peu plus lent que l’habitude, et la partie plus lente au centre du mouvement est moins mélancolique pour mon goût que dans d’autres interprétations, plus solennel peut-être et un tantinet moins personnel, mais avec un jeu stupéfiant de la harpe et des bois tout particulièrement, ainsi qu’un écho de cordes impeccables et raffinées.
C’est dans l’Adagio (Sehr langsam und noch zurückhaltend) final que Mahler emporte les âmes et déchire les cœurs.
L’adagio est dominé avec la même pudeur que nous signalions, avec un son un peu trop distant pour mon goût, dans une exécution parfaite mais sans cette urgence rentrée et réprimée qu’on pourrait attendre dans ce son qui va peu à peu se dissoudre, se raréfier pour ne rester que par traits, que par sursauts,  que par traces de ce « reste de chaleur tout prêt à s’exhaler » pour se noyer dans le silence  indiqué dans la partition. Il y a là une perfection froide, un rendu impeccable qui satisfera ceux qui sont les amants d’un son sans défauts (premier violon merveilleux), mais pas ceux qui aiment les interprétations « souffrantes ». Ici la souffrance est absente au profit d’une résignation relativement sereine : j’aime le Mahler qui lutte et nous avons eu ici un Mahler qui accepte.
Sans doute éduqué au Mahler empathique et déchirant de qui vous savez, et malgré la magnificence de l’orchestre et du concert (qui a reçu un triomphe inhabituel à la Scala depuis quelque temps, avec la salle debout, ce qui est encore plus inhabituel), j’en suis sorti  admiratif d’un son et d’une technique, d’un dialogue parfait et osmotique avec l’orchestre, mais mon cœur n’a pas été mis à nu. Si, selon le mot célèbre de Pierre-Jean Jouve, « la poésie est une âme inaugurant une forme », nous n’avons eu ici que la perfection d’une forme. [wpsr_facebook]

Mariss Jansons à la Scala ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

 

IN MEMORIAM GEORGES PRÊTRE (1924-2017)

gpretreGeorges Prêtre n’est plus. Avec lui s’éteint d’un des derniers très grands chefs internationaux français qui a dû sa renommée internationale d’abord à cause de sa collaboration avec Maria Callas, et qui était aimé dans des pays aussi différents que l’Italie (adoré à la Scala) ou en Autriche (où son passage au Wiener Symphoniker comme premier chef invité qu’il est toujours resté fut marquant et apprécié). Rappelons pour mémoire qu’alors que les Wiener Philharmoniker, les plus connus donnent seulement quelques concerts à Vienne (la plupart des musiciens sont en fosse à l’opéra), la grande saison symphonique locale (au Konzerthaus) est assumée par les Wiener Symphoniker, actuellement dirigés par Philippe Jordan. Il reste tout de même le seul chef français à avoir dirigé deux fois le Concert du Nouvel an à Vienne, en 2008 et 2010.

Mais inexplicablement, il n’était pas trop aimé à Paris, au moins jusqu’à l’inauguration de saison de 1984, où son Moïse de Rossini (Mise en scène de Ronconi, avec Verrett, Gasdia, Merritt, Ramey) fut un événement.
Je n’aime pas les nécrologies, d’autres le font mieux que moi, et ce n’est pas l’objet de ce Blog. Je voudrais simplement rappeler les rencontres avec Georges Prêtre, que j’ai entendu diriger pour la première fois à l’Opéra de Paris dans Don Carlo en 1974…(Suzanne Sarocca, Nicolaï Ghiaurov) : ce fut la curée. Prêtre alors était systématiquement hué par un certain public, je ne sais lequel, mais sans doute le même qui avait hué Crespin sur la même scène d’une manière et sauvage et injustifiée. Il y avait alors à Paris des arbitres des inélégances, qui hurlaient contre Liebermann au nom du fait qu’il ne faisait pas chanter les chanteurs français, et qui ont fini par chasser Crespin et Prêtre du théâtre national. Cette étonnante attitude contre Georges Prêtre étonnait beaucoup les mélomanes étrangers, lui qui avait un tel succès à la Scala, où il était très aimé (des amis se souviennent encore de sa Bohème avec Cotrubas et Pavarotti). Jeune mélomane alors, je ne comprenais pas bien cette hostilité, même si dans cette fatale édition de Don Carlo m’avait frappé comme la foudre le Filippo II de Ghiaurov, et moins la direction qui ne méritait en aucun cas l’opprobre, mais qui ne m’avait pas semblé aussi marquante.
Et à rebours de la mode parisienne, je l’appréciais parce qu’il était souvent inattendu (voire aussi discutable) dans ses choix de tempo, dans la distribution des volumes, et toujours éminemment raffiné. Je l’ai entendu – et apprécié- à Paris dans Les contes d’Hoffmann de Chéreau dont il a dirigé la première série de représentations, mais aussi dans la magnifique Madama Butterfly de Jorge Lavelli importée de la Scala, et dans Samson et Dalila, entendu à Paris avec Guy Chauvet et Fiorenza Cossotto, mais surtout en 1991 à Vienne (production Götz Friedrich avec Domingo, Baltsa, Fondary) où il fut étincelant.
Preuve qu’il était considéré comme bankable, notamment dans le répertoire français, il a dirigé le Faust enregistré avec l’Opéra de Paris, et Mirella Freni en Marguerite (EMI) appuyé sur les nombreuses reprises de la fameuse production mythique de Jorge Lavelli alors qu’il n’a dirigé aucune des séries de représentations de cette production à Paris.

Autre preuve de la manière dont il était apprécié, notamment par les italiens, Massimo Bogianckino l’a appelé pour ouvrir sa première saison parisienne avec Moïse et Pharaon de Rossini en 1983, où il remporta pour la première fois depuis longtemps un authentique triomphe, mérité. Si bien que possédant l’enregistrement de la représentation retransmise, c’est elle que j’écoute le plus souvent : entre Verrett, Gasdia et Ramey, il y a de quoi écouter en boucle. Mais Bogianckino l’a appelé aussi pour un Werther mémorable (Alfredo Kraus, Troyanos en alternance avec Valentini Terrani) et pour une série de Don Carlos en version française chantée avec moins de bonheur, mais avec une distribution courageuse : à l’époque personne ne voulait apprendre la version française .
J’ai reçu quelques sms d’amis italiens très tristes de sa disparition : en France, comme il se doit, à mesure qu’il vieillit, il devint de plus en plus référentiel et on le statufia. Il reste que mon estime pour lui est née de la manière injuste et ridicule dont il fut reçu plusieurs fois par des imbéciles patentés du public de Garnier dans les années 70, et de ce Moïse qui reste pour moi à l’opéra l’un des sommets de son art.

Un grand bonhomme de la musique s’éteint, parfaite illustration de l’adage Nemo propheta in patria.

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: LA CENA DELLE BEFFE d’Umberto GIORDANO le 7 MAI 2016 (Dir.mus: Carlo RIZZI; Ms en scène: Mario MARTONE)

Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala

Initiative louable que d’exhumer des œuvres oubliées du répertoire de la Scala, même si quelquefois on peut en discuter la valeur. C’est bien le cas de cette Cena delle beffe (littéralement le dîner des dupes) d’Umberto Giordano, créée par Arturo Toscanini en 1924, une sombre histoire issue d’une pièce de Sem Benelli qui se déroule sur fond de la Florence médiévale des clans et des familles ennemies. Sem Benelli est sans doute l’un des dramaturges les plus réclamés du début du siècle, et La Cena delle beffe (la pièce de théâtre) qui remonte à 1909 eut un succès international. Un film très célèbre en 1942 en a été tiré avec Amedeo Nazzari. J’ai pour ma part vu le spectacle culte de Carmelo Bene (l’acteur et homme de théâtre, un des phares de l’avant-garde des années 70 et 80) en 1989. Giordano après bien des difficultés a obtenu les droits et Sem Benelli a adapté le livret pour l’opéra, créé en 1924. C’est un théâtre vaguement d’Annunzien, sorte de tragédie moderne en vers, avec ses exagérations et sa rhétorique grandiloquente qu’on apprécie difficilement aujourd’hui. En effet, dans l’opéra, le livret est assez insupportable par ses excès. Mussolini – que Benelli ne détestait pas – lui reprochait de montrer du monde seulement les « chiottes ».

Le château de Zoagli construit par Sem Benelli
Le château de Zoagli construit par Sem Benelli

Comme D’Annunzio (et sans doute en référence au Vittoriale de Gardone Riveiera sur le lac de Garde), Benelli fit construire un château assez exubérant, dans le petit village de Zoagli près de Gênes, une pittoresque crique aimée de Nieztsche. À visiter si on passe à Gênes.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire cette Cena delle beffe  (c’est presque « le dîner de cons ») dont le ton, la trame, l’idée naît dans le remue ménage intellectuel des premières années du XXème siècle, où se mélangent aussi bien Debussy que D’Annunzio, Zandonaï et Dante, où le sang, la mort, l’héroïsme et l’amour dansent une danse macabre et polymorphe, en un style ébouriffé où se mêlent inextricablement classicisme et modernité, excès et tradition, érotisme, amoralité et loi de l’honneur médiévale. Tout et son contraire, dans une exubérance esthétique et littéraire qui pointe une crise morale profonde qu’en Allemagne on retrouve dans l’expressionisme. C’est la réponse latine aux préoccupations des sociétés de ce début du XXème siècle que la première guerre mondiale va ensevelir.

Quand Giordano compose La Cena delle beffe, les temps ont changé, marqués par les ruines de la guerre et les millions de morts, les empires ont laissé la place à des républiques hésitantes, les fascismes naissent – c’est le cas en Italie. Et peut-être l’opéra arrive-t-il un peu tard, quand Puccini compose Turandot, quand le temps musical est marqué par la seconde école de Vienne, et le Wozzeck de Berg. Pourtant cette musique que je trouve en soi assez vulgaire (mais pas autant que la direction musicale de Carlo Rizzi), garde des traces de ce premier XXème siècle, certaines scènes ont la couleur de Zandonaï (un compositeur trop méconnu, et pas vraiment vériste comme beaucoup le disent), d’autres (début de l’acte III) citent presque littéralement Debussy. Giordano n’est pas un inculte, et c’est un homme de son temps. Mais c’est une musique de l’excès, presque une version expressionniste à l’italienne, sans le talent des grands compositeurs du temps et qui arrive déjà trop tard. En 1924, Giordano a déjà écrit ses deux plus gros succès, les deux opéras qui ont survécu aux temps, André Chénier (1894) et Fedora (1898) ; qui se souvient en effet de Siberia (1903)  aujourd’hui (pourtant un succès à l’époque) ? Ou même de Madame Sans-Gêne (1915) ? La Cena delle Beffe est une œuvre tardive d’un compositeur consacré, qui peut expliquer un succès momentané, assez rapidement épuisé cependant. Il est singulier de voir que ses deux plus grands succès sont des opéras de jeunesse (il a 27 ans au moment d’André Chénier et 31 ans à la création de Fedora) mais que les œuvres de la maturité sont oubliées. Par ailleurs, Fedora comme André Chénier sont des opéras de chanteurs : qui aujourd’hui va entendre André Chénier pour André Chénier ? On y va pour les chanteurs : André Chénier pour ténor et baryton (moins pour la soprano, étrangement) : qui n’a pas entendu parler de Piero Cappuccilli dans le rôle de Gérard et dans son air « Nemico della patria » ?
Quant à Fedora, c’est un opéra très pratique pour les chanteurs et chanteuses en fin de carrière ou presque, il leur permet d’épouser un nouveau rôle où ils triompheront sans risque parce que les rôles exigent un solide registre central sans grands aigus: ainsi de Mirella Freni et Placido Domingo qui triomphèrent à la Scala dans Fedora et Loris, dirigés par Gianandrea Gavazzeni, en 1993, le seul chef qui réussissait à rendre la musique de Giordano digne d’intérêt et élégante.

Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)
Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)

Pour cette reprise, le public n’a pas répondu : plusieurs soirées furent, à ce que je sais, bien désertes, et ce soir, la salle était pleine de jeunes à qui on avait donné sans doute des billets de faveur. La Scala a quelque problème de public, dont les raisons sont complexes ; mais il eût fallu un Gavazzeni pour permettre à cette renaissance de La Cena delle Beffe d’avoir quelque chance, mais il n’est plus, ou bien il fallait appeler un chef moins routinier que Carlo Rizzi, qui a accentué tous les défauts et les excès de cette musique très tendue, très criarde et presque sans lyrisme, qu’il a rendue encore plus criarde et dont il n’a réussi à faire ressortir que la vulgarité dans un déluge zimboumboumesque qui rendrait Daniel Oren une mer de la Tranquillité. Je sais bien que les grands chefs capables de faire sortir de cette musique quelque intention et quelque raffinement ne veulent à aucun prix la diriger, mais n’était-ce pas l’occasion de confier la fosse à un jeune chef valeureux qui eût pu sans risque oser quelque chose, puisque personne dans le public n’avait de références.
L’histoire est assez simple et pourrait être typique du vérisme : un homme se fait voler sa maîtresse et humilier publiquement ; il se venge en faisant en sorte que son rival tue son propre frère en croyant le tuer (et tue sa maîtresse par la même occasion : au supermarché du crime, tu prends deux en achetant un), ce pourrait être une histoire sicilienne à la Giovanni Verga et à la Mascagni. Sem Benelli en fait le drame médiéval d’un moyen âge florentin sombre et sanguinaire, dans la Florence de Laurent le Magnifique, ors et poisons, marbres et dagues, luttes de clans et de familles, comme on aime les évoquer depuis la lutte des Guelfes et des Gibelins (celle qui motive la haine entre Capulets et Montaigus à Vérone par exemple). Imaginez donc les soupiraux, des caves, des ruelles et des tavernes louches, des amours secrètes et brûlantes, et le triomphe du mal à chaque coin de venelle.
De ce drame, Sem Benelli fait une pièce flamboyante qui a marqué la culture italienne du XXème siècle aidée en cela par le cinéma, qui peut-être fonctionne mieux au théâtre qu’à l’opéra tant le livret semble à la fois suranné et insupportable de simplisme avec ses déclarations à l’emporte pièce du type « Je suis esclave du Mal » à côté desquelles le credo de Jago est aussi doux qu’un ave Maria.
De cette trame, et de ce contexte, Mario Martone (le metteur en scène du Macbeth du TCE la saison dernière) a fait une transposition qui ne manque pas de sens. Il a transféré ce monde de clans et de familles ennemies dans celui de la Mafia new yorkaise d’un Little Italy années 20 – l’époque de la composition de l’opéra. Cela se justifie pour deux raisons,

  • d’une part la culture sicilienne de la Mafia est le dernier avatar de la féodalité et du monde médiéval avec son système vassal-suzerain, avec ses familles claniques où les Petits sont protégés par les Grands (un avatar aussi des gentes romaines).
  • d’autre part les années 20 sont les années où la présence italienne émigrée aux USA est traversée par le phénomène mafieux qui naît des années de la Prohibition (1919-1933). En 1924, nous sommes en plein dans la période.
Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano
Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Un décor monumental de Margherita Palli, la décoratrice de Luca Ronconi que j’étais heureux de revoir sur une scène, très cinématographique par son réalisme et disposé sur plusieurs plans (qui n’est pas sans rappeler le fameux décor de Zeffirelli pour La Bohème),  qui sert de cadre à ce drame qui cultive les références cinématographiques (notamment à la fin une référence explicite au Parrain de Coppola) avec ses espaces vastes par exemple,  le restaurant « Louis » de « Il Tornaquinci » (Luciano di Pasquale, une basse bouffe familière des répertories rossiniens et donizettiens, assez banal ce soir) et les espaces plus étroits d’un hôtel qu’on suppose être de passe. Alors Martone joue sur les voitures qui déposent les uns et les autres au deuxième plans (référence aux « Incorruptibles »), sur les escaliers extérieurs typiques de New York, sur les briques rouges, sur les trois niveaux : cave, rez de chaussée et étages : la cave où l’on torture, le restaurant où l’on assassine et l’étage où l’on baise.
Même si par goût de la contradiction puisque dans ce blog j’applaudis aux transpositions du Regietheater, j’eus peut-être apprécié l’évocation d’un Moyen âge cinématographique : dans une œuvre aussi rare, la recréer dans son milieu originel eût pu être intéressant, il faut admettre néanmoins que le travail de Mario Martone est convaincant ainsi que son excellente direction d’acteurs, toute excès et caricature, qui semble sortie d’un film muet de l’époque, les femmes–objet bousculées et jetées, les regards apeurés, les gestes grandiloquents, les sourcils froncés, le mouvement des serveurs, la vie ordinaire d’un restaurant où se donnent rendez-vous les papes de la malavita, mais aussi des personnages affairés qui passent, qui traversent le plateau et qui disparaissent on ne sait où mais sûrement pas pour enfiler des perles.
Au total, c’est ans doute la mise en scène qui clarifie le mieux les situations et qui en même temps rend les personnages crédibles : je ne sais pas si j’eus souhaité voir Marco Berti en Haut-de-Chausses, mais en costume trois pièces, il passe peut-être mieux.

La distribution est composée de chanteurs qui sont parmi les plus réclamés du chant italien, avec Bruno De Simone (le docteur) familier, comme Luciano Di Pasquale, du répertoire rossinien et aussi d’un répertoire comique de la caricature, ce qui sert ici le jeu et qui n’est jamais pris en défaut (dans aucun rôle d’ailleurs). Marco Berti campe un vrai personnage en Giannetto, mais son chant est braillard, hélas. Il hurle sans cesse, avec un timbre nasal qui n’est jamais très agréable. C’est son style de chant, quels que soient les rôles, qui gâche un peu des qualités évidentes de diction, et une voix qui est un instrument à la puissance enviable. Le Gabriello de Leonardo Caimi joue lui aussi avec les excès, avec une expressivité exagérée (mais voulue car tout ici est caricature), mais c’est correctement fait sans être exceptionnel .

Kristin Lewis (Ginevra) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Kristin Lewis (Ginevra) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Kristin Lewis est une femme superbe, dont les formes marquent les hommes qui la désirent, mais pour la voix nous n’y sommes pas. Cette chanteuse est un mystère pour moi, car elle est engagée dans les grands rôles de lirico-spinto (Aida !) alors que ce qu’on entend est à peine un soprano lyrique, doué d’une certaine technique, mais avec une voix sans grande projection, petite, aux aigus serrés, et souvent en défaut d‘intonation : les problèmes de justesse et de volume font que si elle est théâtralement le personnage (superbe demi-mondaine) elle ne l’est pas vocalement. Le rôle conviendrait plus à une Eva Maria-Westbroek pour le volume et la couleur: c’est ce type de format qu’il faut pour Ginevra.
Les rôles moins importants (il y en a une tripotée, mais il n’y a pas de chœur) sont tous très bien tenus, parmi lesquelles ont notera Frano Lufi (Fazio) ou Jessica Nuccio, plutôt convaincante dans le rôle épisodique de Lisabetta, ainsi que la Cintia (la bonne) très expressive de la jeune Chiara Isotton, mais, last but not least, c’est Nicola Alaimo  qui est de tout le plateau le plus convaincant. C’est habituellement une belle basse bouffe, lui aussi fameux rossinien aujourd’hui, mais c’est aussi un très bon Fra Melitone, avec une voix puissante, bien projetée, qui joue sur l’expression, la couleur, et qui est très incarné : il a une présence marquée sur le plateau doublée d’un volume enviable. Très belle incarnation de Neri Chiaramantesi, c’est sans aucune hésitation des trois protagonistes le seul point totalement positif .
J’ai déjà dit ce que je pensais du travail de Carlo Rizzi dans cette œuvre. Certes, l’orchestre est tenu parce que Rizzi est apprécié pour sa « technicité » : pas de souci pour l’orchestre très au point, y compris pour le volume général de la musique qui ne couvre jamais le plateau. Mais pour le reste, une vulgarité de l’approche qui ne valorise pas les rares moments lyriques, uniforme et linéaire dans les choix. Aucune subtilité, aucun raffinement (si cette musique en a, Rizzi ne nous l’a pas fait toucher), comme si seuls étaient mis en relief les défauts de l’œuvre.

Il n’y a aucun doute, c’est toujours une bonne initiative que d’exhumer des œuvres oubliées et je ne regrette pas le voyage, mais je considère qu’une opération de cette sorte demande une attention particulière au chef et à la distribution ; pour cette dernière, on peut dire qu’à part Alaimo, elle est homogène, sans qu’aucun chanteur ne soit vraiment notable: il est vrai qu’à part les trois protagonistes, les interventions sont calibrées de manière que personne n’émerge.
Il en résulte une soirée contrastée : je ne sais si la Scala (reprenant l’opéra après 90 ans d’absence…) prévoit une autre reprise ou si cette renaissance est déjà un enterrement, mais en tous cas en sortant on n’a pas trop envie d’aller revoir La Cena delle Beffe de longtemps.[wpsr_facebook]

Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Marco Brescia& Rudy Amisano

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: GIOVANNA D’ARCO de Giuseppe VERDI le 18 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano
Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano

Verdi est un auteur difficile.  Très populaire, certes, mais est-il vraiment si connu ? Si compris? On lit tout et son contraire sur cette Giovanna d’Arco que la Scala redécouvre après l’avoir oubliée depuis 1865, sur un livret de Temistocle Solera et d’après la tragédie de Schiller Die Jungfrau von Orleans (qui n’est pas pour mon goût l’une de ses meilleures pièces). Verdi est redoutable parce que souvent très difficile à mettre en scène d’une manière convaincante à cause de livrets hautement improbables. Comme c’est un auteur populaire, le public a de plus tendance à demander le minimum syndical en matière de mise en scène, des décors illustratifs, de la couleur et des beaux costumes, quelques mains sur le cœur, quelques genoux en terre, des contre ut à plaisir. Et c’est plié.

Mais c’est aussi un auteur difficile à chanter : comme il a écrit sur environ 50 ans, il a évolué, s’est adapté  du style en vogue à ses débuts fait de bel canto et d’acrobaties vocales au style en vogue en 1893, post wagnérien, avec un Falstaff qui a des liens de grande parenté avec Die Meistersinger von Nürnberg.
Le problème avec Verdi c’est que c’est toujours complexe là où on pense que c’est simple et direct, et en plus, pour le Verdi des débuts, on met tout dans le même sac sous le titre « opéras de jeunesse » ou « jeune Verdi ». Peut-on penser que des chefs d’oeuvre comme Nabucco ou Ernani soient des opéras « de jeunesse » avec tout ce que l’expression sous entend en terme d‘inachèvement ou de maladresses ? Or, il y a des jugements à l’emporte pièce sur Verdi qui ignorent la réalité très diverse du compositeur, en perpétuelle évolution, en perpétuelle recherche, et qui finira par Falstaff, un coup de génie et de fraîcheur écrit à 80 ans. Verdi n’est pas moins génial jeune, il a simplement à se faire connaître et à s’imposer, et s’appuyer sur les modes du temps, et donc il n’écrit évidemment pas dans le même contexte que lorsqu’il est le patriarche de Sant’Agata. C’est sûr, ce sont des vocalités différentes, ce sont des livrets différents, des histoires différentes ou quelquefois revues, mais ce sont des musiques toujours élaborées et jamais bâclées.
À l’orchestre, ce qui frappe, c’est aussi la difficulté à faire émerger ce qui est toujours présent chez lui, une certaine subtilité de l’écriture. Au-delà du Zim boum boum qu’on lui fait dire à ses débuts, ou que certains chefs affectionnent, il y a toujours des moments  où la mélodie emporte tout, où la construction mérite de faire émerger telle ou telle phrase peut-être dissimulée, qui va  annoncer des œuvres bien plus tardives: d’où l’extraordinaire écart entre la routine zimboumesque, fréquente et applicable à tous ses opéras, y compris les plus grands (j’ai entendu des Otello fracassants et cassés, sans parler des Aida de cirque) et la permanente recherche de la profondeur et de la subtilité, y compris là où l’on ne l’attend pas: un Verdi cristallin est toujours une réserve à surprises.
Le sens du théâtre chez Verdi se lit chez les rares chefs qui sont les plus raffinés, ceux qui recherchent le son juste et non pas ceux qui font du bruit. Muti dit souvent « Verdi comme Mozart » voulant souligner des lignes fines, des constructions élaborées, pour faire admettre une sorte d’égale dignité. Verdi n’a sans doute pas besoin d’être comme Mozart, il lui suffit d’être lui-même, et c’est déjà un tel puzzle que bien peu de chefs sont de grands verdiens. Il y eut Toscanini, il y eut Serafin, il y eut Abbado, il y eut Karajan, il y eut Solti, il y eut même Erich Kleiber (et son fils Carlos pour Otello et Traviata), il y a encore Muti ( très grand metteur en son), encore Levine (très grand chef de théâtre pour Verdi) et pour moi il y a aujourd’hui aussi Gatti, sans doute aujourd’hui le plus raffiné et le plus profond (Son Trovatore, sa Traviata, son Falstaff…). Chacun d’eux eurent et ont un cheval de bataille, jamais le même, tant Verdi est un labyrinthe.
C’est le propre des auteurs « populaires » de ne pas toujours être pris pour ce qu’ils sont et d’avancer souvent masqués.
Comment nier que sur l’ensemble d’une œuvre aussi fournie il y ait des réussites plus ou moins affirmées ou quelques ratages ? Mais quelle que soit l’œuvre, quelque chose transpire, une trouvaille, un rythme, un halètement, une vie : il y a toujours un moment de suspension qui nous prend, une chaleur prête à s’exhaler, il y a toujours la musique, derrière le son.
Comme le chant reste chez Verdi un élément fondateur et prépondérant, on a souvent sacrifié le chef aux voix, et si l’on regarde le marché aujourd’hui, il y a peu de chefs de très grande envergure qui osent Verdi. C’est pour moi un signe. On regarde du côté de l’Italie où l’auteur national veut des chefs indigènes, mais dans le nombre, combien de chefs de répertoire qui sont des routiniers, qui garantissent la soirée, mais jamais ni la grandeur ni l’extase.
Moi même, pendant toute ma carrière de spectateur, j’ai vécu peu de moments verdiens délirants : car avec Verdi, le triomphe vire immédiatement au délire lorsqu’au plateau s’ajoute un vrai chef : Boccanegra ou Macbeth avec Abbado, Otello avec Kleiber, Aida avec Karajan, un soir de Nabucco avec Muti, l’Ernani splendide du même Muti en 1982, tellement critiqué lors des représentations, et qui pourtant a produit l’enregistrement que l’on sait et tout récemment encore l’Ernani de Levine au MET, sans doute le dernier grand verdien vivant, ou le dernier Falstaff de Gatti à la Scala en octobre dernier.
Il y a toujours chez ces chefs une pulsion théâtrale, une respiration qui halète, mais aussi des moments de lyrisme inouï, des raffinements qui vous laissent pantois (entendez l’orchestre qui pleure au final du Boccanegra d’Abbado !) ou des explosions saisissantes,  comme l’explosion initiale de l’Otello de Kleiber, celui de 1976 et celui de 1987. Stupéfiant.

La question du jour, ce ne sont pas les chefs (même s’il y a si peu de grands Verdiens) , mais les voix. Les voix verdiennes sont encore plus rares, contrairement à ce qu’on lit çà et là : trois ou quatre sopranos pour Verdi à des degrés divers (Harteros, Netrebko, Radvanovski, Meade peut-être), un seul ténor (Meli) les autres sans intérêt ou des Urlando furioso. Il y aurait Alagna, bien sûr, avec sa voix de soleil, mais il semble hésiter dans ses choix, il reste que le Verdi français lui tend les bras. Dans les barytons, il y aurait Tézier, seul successeur aujourd’hui de Cappuccilli mais il n’y a pas une basse (Furlanetto est en fin de carrière) qui atteigne les sommets d’un Ghiaurov. Même s’il y a beaucoup de basses très correctes sur le marché, aucune ne vit Verdi et ne l’incarne. Il manque dans ce paysage beaucoup d’italiens, mais la situation du chant en Italie, la formation en capilotade, le manque de figures de proue, la situation des théâtres et de la culture en général au pays de Verdi expliquent cette situation désespérante. Composer une distribution « de légende » est aujourd’hui une gageure, comme faire une distribution wagnérienne l’était dans les années 70 ou 80.
C’est dans ce contexte qu’il faut décrypter cette production de Giovanna d’Arco. Bien sûr, chaque époque a ses stars, elles ont aujourd’hui pour nom Netrebko, Stemme, Harteros aujourd’hui : toutes ont chanté Verdi, avec pour chacune de grands moments, mais qui de ces trois là pourrait être « verdienne » au sens où une Leontyne Price l’était, ou une Martina Arroyo, ou une Renata Scotto ?

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

C’’est pourquoi la distribution de Giovanna d’Arco affichée par la Scala était ce qu’on peut faire de mieux pour Verdi aujourd’hui, dans un opéra où le chant est particulièrement difficile, notamment pour la protagoniste qui doit chanter du do grave jusqu’au ré, c’est à dire qui soit un lirico spinto, presque soprano dramatique, avec une culture bel cantiste qui permette les agilités, les notes filées, la morbidezza. On sait que les héroïnes initiales de Verdi sont vocalement tiraillées entre ces extrêmes, les Elvira (Ernani), les Odabella (Attila), les Abigail (Nabucco) sont très difficiles à distribuer (il n’y pas pas une Leyla Gencer par génération). Anna Netrebko semble être aujourd’hui effectivement la plus adaptée, elle qui a commencé par chanter Mozart, qui s’est adonnée au bel canto (sa Giulietta de Capuleti e Montecchi était impériale, sa Bolena fut merveilleuse), c’est à dire un chant contrôlé, une technique de fer, mais aussi du volume et une certaine largeur…tout cela doit aboutir un jour à Norma d’un côté, à Leonora (Trovatore) ou Lady Macbeth de l’autre. Pour elle une partie du chemin est faite, mais les transformations de la voix vont quelque fois plus vite que le chemin à parcourir…

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Car la voix d’Anna Netrebko s’est élargie, s’est même épaissie d’une manière stupéfiante : elle chante en concert Madeleine de Coigny, d’André Chénier, avec une voix incroyablement large. Difficile de garder intactes des qualités bel cantistes, de technique raffinée, de retenue et de contrôle de la voix. Et de fait, si sa Giovanna d’Arco est tout à fait remarquable, la Netrebko n’a plus tout à fait la voix voulue : pendant le premier acte, les notes sont un peu courtes, les agilités moins aisées, et conjuguent difficilement volume et largeur d’un côté, agilité et contrôle de l’autre, même si la deuxième partie de l’opéra est vraiment remarquable : son « L’amaro calice sommessa io bevo » de l’acte III est  vraiment exceptionnel ainsi que son « contro l’anima percossa » de l’ensemble final qu’elle domine très largement. La voix est cependant devenue trop grande et trop charnue et a un peu perdu de la souplesse nécessaire pour certaines pièces de la joaillerie verdienne.
Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une autre chanteuse capable d’affronter le rôle aussi bien qu’elle, et elle s’en sort avec les honneurs : mais Verdi est tellement complexe et difficile, et vocalement tellement casuiste, qu’elle n’a plus tout à fait le profil aujourd’hui pour ce type de rôle, et pour Giovanna en particulier.
Francesco Meli était Carlo, c’est aujourd’hui le ténor italien le plus valeureux, notamment pour ce répertoire, car il a chanté d’abord Rossini et les romantiques, ce qui impose une discipline de fer à la voix , et un contrôle de tous les instants: la voix est claire et lumineuse, la technique est imparable, il y a longtemps qu’on n’a pas entendu un ténor aussi rigoureux et aussi propre, avec une ligne de chant, une tenue de souffle exemplaires. Si l’on veut comprendre ce que veut dire technique de chant, il faut l’écouter, et notamment ses modulations sonores : aucun son fixe, aucune note dardée, tout est chanté, tout est parfaitement en place, avec une ligne mélodique à faire pâlir. Oui, Meli est le plus grand ténor italien aujourd’hui, le seul qui défende une manière de chanter qu’on croyait perdue pour Verdi.
Et pourtant la voix peine dans les hauteurs et les suraigus, notamment ceux lancés dans la vaillance, on l’avait remarqué dans Trovatore (en particulier pour «Di quella pira »), ici dans les parties de vaillance, là où orchestre et chœur sont lâchés, il a un peu plus de difficultés à se faire entendre. Mais avec une voix et une technique pareilles, le premier Verdi est quand même pour lui.

Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Une deuxième réserve procède peut-être de sa maîtrise technique : il est tellement attentif au chant et veille tellement à cette perfection de porcelaine qu’il lui manque peut-être sur scène une spontanéité, une vie intérieure et une flamme si indispensables pour affronter les grands rôles verdiens. Ce qui peut passer chez Rossini ou Bellini ne passe pas chez Verdi : s’il manque un feu intérieur, s’il manque l’engagement, on reste insatisfait. Le chant de Francesco Meli est magnifique, mais encore dans le verre, encore sous vitrine, encore peut-être insuffisamment incarné, il ne se lâche jamais et n’est jamais scéniquement trop engagé : ce que certains traduisent « il chante tout très bien, mais tout de la même manière ». S’il est magnifique, il n’est jamais bouleversant. C’est la tête sans la tripe. L’admiration est esthétique, rarement théâtrale. Plus que les suraigus, je pense qu’il devrait travailler d’abord la vibration « animale » si essentielle pour que Verdi fonctionne à plein et se libérer sur scène. Disons à sa décharge que le personnage de Carlo, ce rôle  d’icône dorée et statufiée que lui donne la mise en scène ne l’aide pas à « se lâcher » et contribue fortement à cette distance qui me chagrine ici quelque peu.

Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

J’ai eu la chance d’entendre Carlos Alvarez dans le rôle du père abusif Giacomo (une sorte de Germont), qui sortait de maladie (il n’a pas chanté les premières représentations). J’ai pour Carlos Alvarez une très grande indulgence depuis son Posa de Don Carlo à Salzbourg dans la mise en scène de Wernicke avec Maazel au pupitre en 1998, ce qui ne rajeunit pas : une voix d’une suavité exceptionnelle, une douceur bouleversante , d’une jeunesse chavirante: il triompha et reste le seul à avoir marqué ma mémoire (même si Filippo II était déjà René Pape…) .
Bien sûr, la voix est aujourd’hui moins claire, moins douce, moins suave, mais elle bouleverse toujours car lui a la vibration verdienne; ses interventions sont incarnées, elles sont vivantes, et ce Giacomo-là, même si le rôle est un peu brut de décoffrage (le personnage est impossible), est plus humain, plus vécu que les autres personnages. Si Verdi était là ce soir, il vivait surtout en Alvarez, dont les deux derniers actes étaient totalement engagés, prenants, étreignant le cœur pour nous rappeler comment on doit entrer en Verdi. Il suffit d’écouter dans son air initial du 3ème acte « Speme al vecchio era una figlia », avec quelle variété de couleur il chante le vers final « quella misera sottrar » avec un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de Simon Boccanegra.

Dmitry Belosselskyi en Talbot, le méchant anglais, chante avec énergie, mais n’a pas la couleur que j’aime chez les basses verdiennes. Cela chante mais cela ne vibre pas trop non plus (c’était aussi patent dans son Silva d’Ernani à New York l’an dernier, très en place, peu  en âme). Mais le rôle est bref. Il reste qu’un « Wanted basse pour Verdi » serait bienvenu dans les petites annonces. Les basses bonnes ne manquent pas sur le marché, mais les grands rôles de basse chez Verdi sont exigeants et surtout pas interchangeables. Tous les Filippo II ne sont pas des Fiesco par exemple (René Pape n’a d’ailleurs pas abordé ce dernier).
On va trouver que je suis en train de couper des cheveux en quatre, mais j’essaie simplement de faire percevoir l’extrême complexité des exigences verdiennes, et notamment de ce Verdi-là, dans cette salle-là. On voit tellement de Verdi « fast food », tellement de Verdi tout venant que cela finit par instiller des jugements faussés, voire dégrader celui qui reste l’un des plus grands.
Or Giovanna d’Arco n’a jamais été retenu comme un des grands chefs d’œuvre et on le joue si rarement que je ne l’ai vu que deux fois, à Bologne dans une mise en scène de Werner Herzog et déjà Riccardo Chailly (qui était alors le directeur musical du Comunale) et cette fois-ci à la Scala. C’est paradoxalement l’un des opéras de Verdi que j’ai écoutés le plus et que je connais donc le mieux (dans l’enregistrement irremplaçable et référentiel de James Levine avec Caballé, Domingo, Milnes, tous jeunes et éclatants – Domingo !- et pas dans le dernier venu de Salzbourg) comme on écoute des musiques agréables et engageantes dans des situations diverses, le matin au réveil, en voiture pour un long trajet, en fond lorsqu’on cuisine. Une musique rythmée, des ensembles vigoureux, des airs qu’on retient bien et quelques mouvements d’émotion donnés par un Domingo en grâce et une Caballé de rêve. J’écoute souvent Rossini que j’adore, dans les mêmes conditions, celles qui ouvrent des jours heureux, qui vous rendent de bonne humeur toute la journée.
C’est dire que j’aime Giovanna d’Arco, et que je ne méprise pas cet opéra.
Il reste que j’ai des doutes pour ce choix pour une Prima.
Je comprends Riccardo Chailly, qui a voulu rester fidèle à une œuvre depuis longtemps défendue, et qui a voulu donner l’aura de la Première et donc le regard Mondovisuel à un opéra de Verdi qui sinon n’aurait pas eu les honneurs des médias comme à cette occasion. De plus, reprendre un opéra de Verdi non joué à la Scala depuis 1865 faisait parler le Landerneau lyrique, mais la Prima est aussi l’occasion de rendre témoignage de l’état du théâtre, de l’état des masses artistiques, ballet compris et donc exige un opéra aux dimensions plus larges ou même plus populaire, voire plus racoleur : l’epos est de mise le 7 décembre. Giovanna d’Arco est au contraire assez bref, mais c’est peut-être un avantage à la Prima que de laisser le temps à tous les inutiles qui peuplent la salle ce soir là d’aller ensuite dîner pas trop tard et aux TV de ne pas voir se prolonger une soirée d’opéra au delà du supportable pour les indices d’audience.
Riccardo Chailly a défendu l’œuvre avec vaillance, avec son énergie coutumière sans ce volume excessif remarqué à Turandot. La première de Turandot était son entrée officielle comme directeur musical et cette Prima était son premier 7 décembre ès qualité, ceci pour la chronique. Il a merveilleusement dirigé l’ouverture, l’une des « Sinfonie » les plus réussies de Verdi, notamment le crescendo initial aux cordes, et le jeu sur les bois, délicate antithèse avec les envolées aux cuivres, et avec son final en tarantelle brutale qui emporte tout sur son passage (qu’il faut oser s’agissant d’un personnage comme Jeanne d’Arc) et qui finit en explosion sonore étourdissante – Verdi est grand, très grand !- , Chailly a  tout aussi magnifiquement accompagné certains moments et notamment les chœurs, tout à fait exceptionnels dirigés par Bruno Casoni, qui ont montré que dans ce répertoire ils sont irremplaçables. Certains autres passages cependant me sont apparus moins réussis, notamment les équilibres entre musiques de scène et fosse, ou dans l’ensemble un relatif manque de lyrisme et quelquefois de rondeur que cette musique encore très romantique m’inspire. C’est tout de même une direction sans failles, très carrée, très architecturée, mais pas toujours si sensible, ce que je reproche quelquefois à d’autres Verdi de Riccardo Chailly.

Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Cette Giovanna d’Arco reste donc très bien menée, et à quelques détails (très personnels) près, magnifiquement dirigée, comme dans le duo Giovanna/Giacomo (de l’acte IV) qui reste pour moi le moment le plus lyrique et le plus intense à l’orchestre, et aussi l’un des moments mélodiques les plus réussis de l’opéra.

« Pensier non ho, non palpito
che non sia volto a te » (Giovanna)
– « chiari la mente a me » (Giacomo)

Mais la question c’est aussi la complexité du sujet : Jeanne d’Arc est une héroïne symbolique en France, l’héroïne de la défense de la patrie, confisquée sans trop de scrupules quelquefois par des partis politiques qui n’ont de Jeanne d’Arc ni la grandeur, ni la sainteté, ni l’honnêteté, mais peu utilisée au théâtre et peu à l’opéra (c’est à l’étranger avec Schiller, Verdi, Tchaïkovski, qu’elle est assez bien servie), en France, la Jeanne au Bûcher d’Honegger, ou la Pucelle d’Orléans de Voltaire, plutôt ironique, ne sont pas des œuvres canoniques et les seules grandes références sont, à part la magistrale Jeanne d’Arc de Michelet, qu’on ferait bien de relire, presque exclusivement cinématographiques avec La Passion de Jeanne d’Arc, avec Falconetti,  de Carl Dreyer, ou même Robert Bresson ou Jacques Rivette.
Le destin personnel de Jeanne, Les replis psychologiques, son histoire emblématique en font au total un personnage plus cinématographique d’opératique.

Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

En plus, il reste difficile de mettre en opéra le procès, voire le supplice.
Schiller avait tourné volontairement le dos à la vérité historique, faisant de Jeanne un personnage tragique pris entre son destin historique, sa pureté et ses amours terrestres : il la fait mourir devant Paris (où elle fut blessée) montant au ciel entre son père repenti et son roi amoureux et désormais seul. Difficile à admettre en France où je ne sais même pas si l’œuvre a été jouée un jour à Paris.

Jeanne chez Schiller et Verdi  est amoureuse de l’icône royale qu’est Charles VII, un roi discuté dans l’histoire, et ici icône et amour, et elle est victime pour cela d’un père abusif, un de ces pères très XIXème qui n’a qu’une obsession, le qu’en dira-t-on devant une femme qui vit au milieu des hommes et qui risque chaque jour de perdre sa pureté. C’est d’ailleurs son obsession : elle sauve la France et papa demande si elle est restée vierge. Dans mon jeune temps, Pierre Daninos faisait dire à la gouvernante anglaise donnant des leçons de stoïcisme aux jeunes filles « ferme les yeux et pense à l’Angleterre », Jeanne d’Arc pense à la France en gardant les yeux ouverts, et sans jamais penser à ça .
C’est bien le problème de Giovanna d’Arco, une intrigue ténue qui suit quelques épisodes de la vie de Jeanne, des personnages sans consistance ou difficilement concevables comme le père. Jeanne, navigue entre l’héroïne en armure, la sainte en devenir,  la petite et tendre bergère, le père est tout d’une pièce, tout méchant d’abord (et traître par dessus le marché qui va vendre sa fille aux anglais) et tout gentil ensuite quand il est trop tard et qu’il découvre que sa fille est pure, et un roi qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau quand Jeanne n’est pas là sinon lui promettre l’avenir radieux des icônes (« Vale, o diva ! Qual patrio retaggio/Tu vivrai d’ogni Franco nel cor »).
Que faire avec tout ça, qui n’est pas bien passionnant, lorsqu’on est metteur en scène au XXème siècle?
Autant Patrice Caurier et Moshe Leiser ont réussi avec Norma à Salzbourg et Zurich un travail de transposition dans le monde de la résistance française, autant avec cette Giovanna d’Arco, autre figure de résistance, ils se contentent de faire une figure de l’hystérie, qui a un compte à régler avec son père (trop proche, trop insistant et presque incestueusement jaloux) et préfère vivre sa vie de substitution au service du Roi rêvé, évidente figure paternelle qu’elle rêve amoureux et dont elle tombe amoureuse.
La scène s’ouvre sur un intérieur XIXème (décor assez efficace de Christian Fenouillat) où la jeune fille est dans son lit, observée par un père et des servants, tous angoissés, et où elle entre en crise au moment où apparaissent en transparence le chœur et Carlo, statue dorée sortie d’une tapisserie,  d’un retable ou sculpture vivante, en bref tout sauf de la chair.
L’histoire à partir de là ne sera qu’alternance de fantasme et de réalité, jusqu’à se superposer : le monde du fantasme permettant de la couleur, des costumes, des grands décors (la cathédrale de Reims) des assemblées nombreuses, en bref l’épique, et celui plus réaliste et intime de l’intérieur bourgeois, sans lumière, grisâtre, avec le pauvre petit lit de Jeanne et les deux univers jouant quelquefois l’un avec (contre/de) l’autre, mais sans vraie conviction. L’héroïne et la victime s’emparant tour à tour de l’image de Jeanne : armure d’or, étendard, mais aussi chemise de nuit, l’un le disputant à l’autre, quelquefois maladroitement d’ailleurs.
Les deux metteurs en scène se sont sortis du guêpier par la petite porte, sans grandes idées, sans vraie ligne, sans travailler plus que cela le jeu des acteurs ou les niveaux de lecture : Meli empêtré dans son or ou sur son cheval de bois (scène finale) ne fait rien, c’est d’ailleurs un peu son rôle, Netrebko est un peu gênée, surtout lorsqu’elle doit enfiler ou défaire son armure, seul Alvarez est plus cohérent parce qu’il est dans un seul univers, les pères abusifs étant une tradition dans certains Verdi, on peut toujours puiser dans ses souvenirs.
Il en résulte un travail au total illustratif, qui oublie vite l’hystérie initiale ou qui renonce à l’exploiter, et qui laisse le public jouir de tableaux d’ensemble photographiques. Il ne se passe rien de prenant, rien qui ne puisse accrocher le spectateur.
La question est de savoir s’il peut se passer quelque chose avec cette histoire, avec ce livret, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la musique, sans chercher à trouver quelque chose derrière les yeux. Ce travail sans intérêt, presque inachevé, assez médiocre (qui n’a même pas une idée comme celle de la salle d’injection létale qu’on avait vue dans leur Maria Stuarda à Londres) laisse un peu le spectateur sur sa faim : il n’y a pas un moment qui vibre ou qui secoue, cela reste plat et sans âme.
Vu l’accueil du public de la Scala à la modernité, et vu l’intérêt habituel démontré par ce public très particulier et sa chaleur polaire à remercier la troupe au moment des saluts, on peut se demander si cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas en tous cas à rendre cette Giovanna d’Arco historique. C’est un spectacle en bon ordre, un Verdi musicalement réussi, mais sûrement ni une pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation verdienne, ni évidemment dans celle de la mise en scène.
Il reste à savoir s’il était possible de faire mieux ou au moins autrement…[wpsr_facebook]

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 16 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Robert CARSEN)

Falstaff scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Falstaff scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

C’est la troisième fois que je vois cette production de Robert Carsen, très efficace, bien construite, et en même temps très passepartout. On passe un excellent moment, c’est bien fait, intelligent et juste : Shakespeare fait de Falstaff l’histoire d’une aristocratie en crise face à la bourgeoisie montante et la transposition dans les années 50  fonctionne parfaitement à un moment où les classes moyennes prennent de l’importance dans la société. La scène du restaurant – scène 2 de l’acte I et l’acte II dans la cuisine à l’américaine sont notamment les plus réussies
Je ne m’étendrai donc pas sur la mise en scène, dont on peut trouver dans ce blog deux comptes rendus (à la Scala avec Harding et à Amsterdam avec Gatti et le Concertgebouw).

Ce qui était ce soir intéressant, c’était de retrouver Daniele Gatti dans Falstaff et dans la même production, c’est à dire avec le même tempo scénique, mais avec un autre orchestre et dans la salle de la création. Et ces retrouvailles furent largement justifiées. Daniele Gatti est dans son élément, c’est à dire dans un Verdi toujours raffiné, très dynamique et particulièrement brillant. Quand il dirige Verdi, Daniele Gatti cherche toujours à en montrer les raffinements, à déceler les moments inattendus de la partition, à montrer les délicatesses et les trouvailles de la composition, là où souvent, et notamment dans les œuvres plus populaires, on en reste à une lecture rythmique et superficielle d’accompagnement des voix. Mais dans Falstaff, c’est différent. Impossible dans cette œuvre de donner dans le grossier ou le zim boum boum que d’aucuns affectionnent, car la composition même est liée à la continuité du texte de Boito, sans vrais airs (sauf pour les jeunes gens, Nanetta et Fenton qui ont ce privilège d’avoir un air à chanter), mais dans une sorte de dialogue fugué qui fait souvent penser, mais oui, au travail de Wagner sur Meistersinger von Nürnberg ; à ce titre, avoir écouté les deux œuvres à quelques jours de distance m’a ouvert des espaces inconnus jusque là, un travail sur la farce et le « Witz », dans les deux, une jeune fille courtisée par un barbon et par un charmant jeune homme dans les deux, dans les deux une célébration de la bourgeoisie à une époque où l’on bascule vers la Renaissance, et musicalement, dans les deux un héros baryton basse, dans les deux, un dialogue continu et fugué, dans les deux, une sorte de continuum musical très attentif au texte et aux mots, une comédie mise en musique plus qu’un opéra. En bref, on se retrouve dans un territoire où comme par miracle, les deux géants de l’opéra du XIXème, qu’on a plaisir à opposer, se retrouvent et dialoguent. Et Daniele Gatti qui a dirigé et Falstaff et Meistersinger et dont l’approche musicale est toujours profondément pensée et profondément culturelle, ne pouvait pas ignorer ces liens, tout en ayant en main le plus italien et le plus verdien des orchestres.

Eva Mei (Alice Ford) et Nicola Alaimo (Falstaff)© Marco Brescia & Rudy Amisano
Eva Mei (Alice Ford) et Nicola Alaimo (Falstaff)© Marco Brescia & Rudy Amisano

Car si les qualités développées à Amsterdam, extrême raffinement, clarté, précision, dynamique et aussi discrétion de l’orchestre pour laisser les dialogues s’épanouir,  se retrouvaient à Milan, il y avait ici quelque chose de plus, qui est la « couleur » typiquement italienne. Gatti est sensible aux lieux et aux gens : il connaît depuis longtemps cette salle dont il a été spectateur puis acteur, il connaît aussi cet orchestre qu’il a dirigé dans Verdi ou dans Berg, dans Wagner ou Rossini. Il sait combien Falstaff fait partie des gènes de la maison et donc dirige un Falstaff qui tient compte et de l’histoire musicale de la maison et de la tradition italienne de jeu: les qualités énoncées plus haut sont là, mais en plus dynamique encore, avec des contrastes plus marqués, un brillant encore plus mis en valeur et surtout, ce qui m’a frappé c’est la science « rossinienne » des ensembles: le double quatuor (quatuor des femmes et quatuor des hommes) de la scène II (celle du restaurant dans cette mise en scène) est en soi acrobatique et doit être dirigé sur le fil du rasoir. C’est ici une merveille de précision horlogère, et dans la même veine on relève un soin d’une rare attention donné aux crescendos : on y reconnaît là les chefs qui ont longtemps dirigé Rossini (c’était la même chose pour Abbado) et qui en connaissent la mécanique : une petite faute de rythme et l’ensemble s’écroule. Et Verdi compositeur, même en 1893, se souvient parfaitement des règles instituées par le Cygne de Pesaro. Donc cette mécanique-là, typiquement italienne, était parfaitement huilée et donnait au rythme de l’ensemble une couleur unique, que seuls les italiens savent donner. Il y avait là  la verve, il y avait là les contrastes voulus entre des moments d’une ineffable douceur, et d’autres d’une plus grande rudesse, il y avait là une perfection technique et sonore, sans une seule scorie, qui faisait de cette direction-là un motif pour faire le déplacement et redécouvrir les facettes multicolores  du joyau que constitue cette partition, que Daniele Gatti a dirigé avec la précision artisanale du joailler.

Nicola Alaimo (Falstaff) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Nicola Alaimo (Falstaff) © Marco Brescia & Rudy Amisano

Et ce travail est d’autant plus cohérent que la distribution était elle aussi parfaitement équilibrée, et de ce point de vue convenait et à l’œuvre et à la direction imprimée par le chef. Dans Falstaff comme dans Meistersinger d’ailleurs, c’est la cohérence d’une équipe qui fait les réussites et non la présence de telle ou telle vedette. Dans un opéra sans grands airs, mais avec un rythme continu, des ensembles et des dialogues, il faut une distribution qui d’abord fonctionne ensemble, avant d’avoir quelques individualités marquées. Dans le cast scaligère, pas de vedettes, mais des éléments solidaires les uns aux autres, parfaitement intégrés . il était intéressant de voir le Falstaff de Nicola Alaimo, après avoir entendu et Bryn Terfel et Ambrogio Maestri, les deux titulaires de la « Chaire Falstaff » sur le marché. À promener un rôle de scène en scène, on en devient quelque part routinier, en ménageant ses effets, en sachant exactement où faire rire le public. Rien de cela chez Alaimo, mais d’abord une très jolie science du dire : les chanteurs habitués aux rôles bouffes doivent impérativement savoir dire un texte pour en souligner les accents et la couleur. Alaimo a chanté Rossini, et notamment Bartolo, mais aussi Dandini de Cenerentola et il chante dans Verdi Fra Melitone, un rôle tout en couleurs où le rythme est essentiel. C’est un chanteur intelligent, à la voix jeune, sans volonté démonstrative, mais ayant le souci de coller au personnage et au dialogue, son Falstaff est remarquable d’équilibre, mais aussi d’émotion et il se place sans effort aux côtés de ses deux collègues, avec des moyens différents et sans histrionisme aucun (ce qui dans Falstaff serait facile).

Ford (Massimiliano Cavalletti) et Falstaff (Nicola Alaimo) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Ford (Massimiliano Cavalletti) et Falstaff (Nicola Alaimo) © Marco Brescia & Rudy Amisano

À ses côtés, l’excellent Ford de Massimiliano Cavalletti, un des très bons barytons de la péninsule, à la fois vocalement très précis et très clair, avec une voix chaude et magnifiquement posée et projetée, et qui sait à la fois donner dans le bouffe et dans le dramatique (au moment où il se voit trompé, il en est presque déchirant) avec une science du jeu et de la couleur qui colle parfaitement à la mise en scène. Le reste de la distribution masculine n’appelle pas de reproches, Carlo Bosi (Cajus, très drôle),  Patrizio Saudelli et Giovanni Battista Parodi (Bardolfo e Pistola) impeccables et très précis eux aussi, seul

Fenton 5Franceso Demuro) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Fenton 5Franceso Demuro) © Marco Brescia & Rudy Amisano

Francesco Demuro m’a un tantinet déçu. La voix est solide, bien placée, très claire, la diction impeccable, mais il m’est apparu un peu indifférent, moins engagé, un peu plus en retrait.

Eva Mei (Alice Ford), Eva Leibau(Nanetta), Marie-Nicole Lemieux (Quickly) Laura Polverelli (Meg Page) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Eva Mei (Alice Ford), Eva Leibau(Nanetta), Marie-Nicole Lemieux (Quickly) Laura Polverelli (Meg Page) © Marco Brescia & Rudy Amisano

L’ensemble des femmes est prodigieux d’engagement et de clarté, une vraie mécanique de précision dans les ensembles du I et du II : on y retrouve avec plaisir Laura Polverelli en Meg Page, une chanteuse de qualité, dans Rossini ou dans Mozart, Eva Mei, toujours aussi contrôlée, ce qui va très bien avec le personnage d’Alice Ford, voulu par la mise en scène, une Alice bourgeoise et élégante, avec une jolie ligne de chant et une voix toujours aussi veloutée, très fraîche la Nanetta d’Eva Liebau, habituée aux rôles de sopranos légers (Barbarina, Yniold, Papagena), chant très contrôlé, jolis filati. Quant à la Miss Quickly de Marie Nicole Lemieux, elle est simplement aujourd’hui dans ce rôle la référence : il y a tout, la diction, la modulation vocale avec ces graves caverneux, la précision du détail dans chaque mot, le sens du rythme et l’aisance scénique, délurée, joyeuse. Marie-Nicole Lemieux porte en elle santé et joie communicatives qui lui donnent une présence scénique irremplaçable.
Au total, un grand Falstaff, emmené par un Daniele Gatti des grands jours, dans une production qui a fait ses preuves, avec une distribution sans faiblesse aucune. Heureux le public de la Scala présent, et étrange ces places vides un soir « fuori abbonamento » : la Scala a un vrai problème avec son public, de plus en plus touristique et indifférent. Ce lent déclin de l’intérêt du public est sensible depuis quelques années, auquel s’ajoutent des tarifs prohibitifs qui interdisent l’accès à un public plus large: l’administration devrait revoir sa politique tarifaire, qui en fait aujourd’hui l’un des théâtres les plus chers du monde, sans justification autre que le nom « Scala ».  Je ne sais si Alexander Pereira est le manager idoine pour une politique de reconquête et d’acculturation d’un public de plus en plus consommateur et plus intéressé (en Platea notamment) par son mobile et ses selfies que par le spectacle.
A Berlin, dans une salle de 900 places, des Meistersinger de légende, nouvelle production, avec un Barenboim phénoménal pour 84€ au premier rang d’orchestre. A la Scala une salle de 2000 places avec la même place pour un prix allant jusqu’à 250€ selon les titres et qu’on brade ensuite parce que la salle ne se remplit pas. Quelque chose ne va pas bien dans le royaume de l’Opéra milanais.[wpsr_facebook]

Image finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Image finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

LUCERNE FESTIVAL : RICCARDO CHAILLY DIRECTEUR MUSICAL DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA : UN CHOIX DE RAISON

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©  Priska Ketterer Luzern
Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer Luzern

On s’interrogeait sur le devenir du Lucerne Festival Orchestra après la disparition de Claudio Abbado. Cet orchestre était tellement lié à la personnalité de son chef, il y avait un échange tel entre chef et musiciens, une affection tellement évidente que la question devait inévitablement se poser et qu’elle serait difficile.
Michael Haefliger a pris son temps et par ce festival 2015, il a donné la première réponse : le LFO continue. Les deux programmes dirigés l’un par Bernard Haitink le vétéran (classe 1929) et l’autre par Andris Nelsons (le benjamin des très grands) voulaient montrer que Mahler est le compositeur structurel de cet orchestre dont ses exécutions légendaires désormais ont fait la gloire, mais aussi que  il devait désormais y avoir une vie après Abbado, sans doute avec une plus grande diversification.
La présence d’Haitink à Lucerne est régulière, celle de Nelsons aussi, mais il était pris par Tanglewood et par le Boston Symphony Orchestra pendant les premiers jours d’août. Haitink a été celui qui souvent remplaça Claudio Abbado pendant des jours sombres (avant même l’existence du LFO) pour que le Festival lui offrît pour une fois la tribune de l’inauguration 2015 du Festival. C’est mérité, c’est justifié, et a posteriori, ce fut une excellente idée car les deux concerts furent de très grands moments.
C’était aussi sans doute une volonté d’Abbado que de voir le LFO consolidé : il n’aurait sûrement pas aimé voir cet orchestre disparaître après lui, il suffit déjà de l’Orchestra Mozart, né dans une Italie en crise économique et culturelle, et mort par manque d’argent et de volonté politique.
Mais le LFO consolidé, il restait à savoir avec qui faire la suite du chemin, et donc sûrement aussi de sonder d’éventuels successeurs.
En fait la succession d’Abbado est évidemment difficile en soi, mais aussi difficile parce que la période est marquée par de nombreuses transitions à la tête des orchestres internationaux et qu’il fallait trouver un fil qui lie en quelque sorte le grand chef disparu et son successeur. Et alors le choix se raréfiait.
Ce n’est pas une question de disponibilité : le LFO prend à un chef moins de trois semaines en août et une quinzaine de jours en automne pour la tournée annuelle.
Ce n’est pas une question d’argent : nous sommes en Suisse et Lucerne n’est pas un Festival pauvre.
C’est d’abord une question de politique artistique : La refondation du Lucerne Festival Orchestra (ex-Schweizer Festspielorchester) fut avec la Lucerne Festival Academy de Pierre Boulez, la grande initiative du règne de Michael Haefliger, qui ne réussit pas à imposer ou à trouver les fonds pour sa troisième initiative, la salle modulable. Or il vient de prolonger son contrat et doit trouver et de nouvelles idées et de nouveaux objectifs: Abbado est mort et Boulez ne dirige plus. Il a besoin de donner un signe fort qui ne fasse pas de Lucerne un garage pour orchestres de luxe en tournée.

C’’est aussi une question d’image et de public : Le LFO est devenu le prince des orchestres au vu des moments exceptionnels qui ont été vécus à Lucerne de 2003 à 2013; bien sûr Abbado en est la raison essentielle, mais l’orchestre s’est toujours surpassé, et il en est résulté une période dont l’intensité peut difficilement être niée, mais qui peut tout aussi difficilement être répétée ou prolongée telle quelle. On ne reprend pas une histoire d’amour et d’adhésion construite sur des années avec un chef, avec un autre sans aucune transition.
Il faut pourtant que cet orchestre reste le porte drapeau d’un Festival international dont le gène est la musique symphonique et de chambre et il faut donc que les dix premiers jours affichent systématiquement l’orchestre du Festival en formation symphonique ou en formation de chambre,  avec des « noms » susceptibles d’attirer le public, et un public international qui hésite à aller en Suisse actuellement pour des raisons financières compréhensibles vu le niveau du Franc suisse: on peut lui préférer Salzbourg où la plupart des orchestres qui passent à Lucerne se retrouvent aussi. Cette année, Haitink, Isabelle Faust, Nelsons, sont des noms prestigieux et pourtant les salles ne sont pas pleines à 100%.
Il faut à la tête de cet orchestre un chef qui soit parmi les tout premiers du top 10, et qui soit en même temps disponible. Jansons limite ses activités, Haitink a 86 ans, Gatti commence en 2016 avec le Concertgebouw et peut difficilement la même année prendre deux orchestres, Nelsons est pris par Tanglewood en été jusqu’à la mi-août. Le paysage se rétrécit alors singulièrement.
On aurait pu supposer que l’orchestre pouvait être dirigé par des chefs de prestige chaque année différents, une sorte de formule « carte blanche de l’année à… » ou un « chef d’orchestre étoile » comme il y a un artiste étoile chaque année, mais Michael Haefliger, réfléchissant à l’histoire de cet orchestre et à la personnalisation dont il a fait l’objet à travers Abbado, a préféré appeler un directeur musical fixe : c’est en terme d’images un élément bien plus significatif. Il s’est finalement résolu à la solution d’un vrai chef, pour installer aussi une tradition post-abbadienne, avec la différence que ce ne sera pas le chef exclusif, comme ça le fut (à de rares exceptions motivées par la maladie) pour Claudio Abbado, et pensant à l’importance des chefs italiens dans l’ histoire de l’orchestre (fondation par Toscanini et refondation par Abbado), il s’est ainsi tourné vers Riccardo Chailly, inattendu, mais intéressant d’avoir à Lucerne pour plusieurs raisons :

  • son contrat au Gewandhaus de Leipzig (dont le premier violon Sebastian Breuninger, est aussi le premier violon du LFO, ce qui n’est pas négligeable) se termine en 2017, c’est pour lui une manière de rebondir avec un orchestre à très grande réputation et c’est pour Lucerne important d’avoir un chef qui est l’un des plus prestigieux du paysage d’aujourd’hui.
  • il est un des chefs en activité qui a le plus enregistré (il termine une intégrale Mahler chez Accentus en DVD et son  intégrale Brahms chez DECCA a reçu des prix)
  • il a un répertoire voisin de celui d’Abbado : Mahler, répertoire romantique allemand, mais aussi XXème (Varèse) c’est à dire le répertoire même installé pour l’orchestre.
  • il peut aussi faire des opéras en version de concert, étant directeur musical de la Scala et chef d’opéra assez réputé.
  • Kapellmeister du Gewandhaus de Leipzig, et assez respecté en Allemagne, il peut attirer un public allemand, directeur musical de la Scala et milanais, il peut attirer un public italien qui peut faire l’aller et retour dans la journée (Lucerne est à 3h de Milan environ). Le contingent italien était très important dans les dix dernières années.
  • Enfin, il a été l’assistant d’Abbado ce qui représente, au moins pour la communication, un argument fort, bien qu’il n’ait pas eu de relation amicale aussi suivie avec Abbado que d’autres chefs comme Mehta, Barenboim ou Kleiber.

 

Ainsi s’explique le choix de la Huitième de Mahler comme premier programme 2016, à laquelle Abbado avait renoncé pour des raisons artistiques personnelles d’absence d’affinité avec cette œuvre, et qui permettra enfin de boucler le cycle Mahler de l’orchestre et de créer un événement. Sans doute aussi la présence de Chailly permettra-t-elle par ailleurs de boucler plus tard les symphonies de Bruckner en cours.

Il restera à voir quel rapport Chailly va installer avec l’orchestre et en combien de temps. Il faudra sans doute au moins deux saisons avant que les uns et les autres ne se calent. Mais Mahler VIII est un excellent galop d’essai et c’est une symphonie qui ira sans doute très bien à Chailly.

L’intérêt bien compris du Festival de Lucerne, mais aussi de l’orchestre est de tourner rapidement la page, désormais, pour permettre à l’orchestre de laisser les souvenirs et les émotions et d’embrasser un avenir nouveau. Déjà cette année, il ne faudra pas chercher,  dans telle ou telle interprétation un souvenir d’autres moments. Le Roi est mort, la période de deuil est close. Vive le Roi. [wpsr_facebook]

Riccardo Chailly
Riccardo Chailly