LUCERNE FESTIVAL 2013: Daniele GATTI DIRIGE le ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA le 1er SEPTEMBRE 2013 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

À quelques jours de distance, on a entendu à Lucerne la Symphonie n°9 de Bruckner dirigée par Claudio Abbado au pupitre du Lucerne Festival Orchestra et hier la Symphonie n°9 de Mahler par Daniele Gatti à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw. Comparer les approches des deux compositeurs au seuil de la mort est intéressant, chez l’un (Bruckner) une vision mystique, une élévation vers l’au-delà, acceptée et presque apaisée, chez l’autre (Mahler), une résistance marquée, un attachement à la terre, au monde, qui se marque par une couleur souvent amère, sarcastique, ironique: Mahler lui-même parle de burlesque, mais c’est un burlesque grinçant qui finit par se résigner et s’éteindre peu à peu: si Bruckner se termine par un pianissimo (mais la symphonie est inachevée), Mahler se termine par un silence, inscrit dans la partition (“still”), le silence de la musique.
Même si dans mon parcours de mélomane, je n’ai jusqu’ici entendu la symphonie n°9 de Mahler que dirigée par Claudio Abbado (avec les Wiener Philharmoniker, avec les Berliner Philharmoniker, avec le Gustav Mahler Jugendorchester, avec l’Orchestre du Mai Musical Florentin & l’Orchestra Mozart réunis, avec le Lucerne Festival Orchestra), je ne vais pas (encore que…) comparer les approches de Daniele Gatti et de Claudio Abbado. Claudio Abbado aujourd’hui est à la fin de sa carrière et jette un œil très marqué par son parcours et ses évolutions sur les partitions, même si cette lecture est sans cesse évolutive, elle est incroyablement nourrie comme je l’ai déjà expliqué. Daniele Gatti est en pleine maturité, il a encore bien des choses à lire, à voir, à dire, et sa lecture des œuvres – et je crois notamment de cette oeuvre-là – est “in progress”. Si l’on fait référence à Abbado, que l’on se souvienne de la manière dont son Mahler a évolué, et plus généralement son approche du monde symphonique: il y a une trentaine d’années, beaucoup émettaient des doutes sur son approche presque “scientifique” (dans leur bouche, cela voulait dire sans âme), plutôt froide et sans concession, du monde symphonique. On l’aimait à l’opéra, où il n’avait (presque) pas de contradicteurs, et on respectait son approche symphonique sans toujours être convaincu: il suffit d’écouter les Mahler d’Abbado avec Vienne ou Chicago, puis avec Berlin, et enfin avec Lucerne, pour percevoir les évolutions et les différences quelquefois radicales (et l’on pourrait faire de même avec Beethoven). On ne peut donc comparer avec les mêmes outils deux chefs de générations différentes,  à des stades différents de maturation et d’expérience qui ne peuvent regarder le monde de la même manière, notamment pour une oeuvre qui pose si directement le rapport à la mort (et donc à la vie).

Daniele Gatti le 1er septembre à Lucerne © Peter Fischli/Lucerne Festival

Daniele Gatti est un chef discuté, notamment en France depuis qu’il tient les rênes de l’Orchestre National de France, il est discuté aussi en Italie notamment pour ses Verdi. Il a beaucoup dirigé Rossini, et souvent très bien, je le suis depuis 1991 et j’ai vu Moïse et Pharaon, La Donna del lago, Il Barbiere di Siviglia, et à chaque fois l’approche est cohérente, dynamique: j’écoute assez régulièrement sa Donna del Lago faite à Pesaro et j’avoue être toujours séduit. De Verdi, j’avais moins apprécié son Don Carlo à la Scala. Il doit y diriger La Traviata pour l’ouverture de saison en décembre, et il n’est pas sûr qu’il soit bien accueilli par les quelques imbéciles qui vont l’attendre au tournant. Un chef italien, on l’attend souvent d’abord dans son répertoire national alors que Daniele Gatti fait ses plus gros succès dans Wagner: c’est aujourd’hui le chef de référence pour Parsifal: c’était vrai à Bayreuth (bien que ce soit Jordan – moins intéressant, plus conforme, plus “dans le moule” – qui ait fait l’enregistrement), c’était vrai au MET cet hiver, et j’ai aimé ses Meistersinger, à Zürich comme à Salzbourg, ainsi que son Lohengrin à la Scala il y a quelques années ; c’est aussi un grand chef pour Berg: son Wozzeck est pour moi une référence. J’étais donc vivement curieux de l’entendre dans Mahler  pour la première fois et notamment dans une symphonie si aimée et si liée pour moi à Claudio Abbado.

© Peter Fischli/Lucerne Festival

Son approche confirme l’impression que j’ai toujours eue de lui: c’est un chef “de tête”, qui conçoit une ligne pour l’oeuvre, son Mahler est volontaire, marqué, avec un son toujours  épais, un Mahler chtonien, attaché à la terre, peu éthéré. Il ne va pas à sauts et à gambades à la recherche du sublime, il ne privilégie pas l’émotion de l’âme ou l’expression d’une souffrance mélancolique, comme un Abbado, ou, comme Rattle, il ne travaille pas sur l’effet produit ou sur l’agencement de sons qui produisent seulement une  abyssale vacuité. L’impression qui se dégage c’est d’abord une conception, voire un concept, une ligne. Ce qui frappe dans le premier mouvement pour moi c’est d’abord un son très marqué, très appuyé, avec une mise en évidence des architectures, des rythmes: c’est très frappant comme il utilise la harpe, presque comme un métronome obsessionnel qui rythmerait la symphonie qui avance – avec l’orchestre en arrière plan qui suit doucement . Cette originalité, aux antipodes de l’effet, il la traduit par des gestes inattendus: souvent le poing fermé, faisant des signes vers le sol, comme s’il voulait arrimer le son à la terre. Là où Abbado allège au maximum dans une sorte de monde aérien, où les sons s’agencent dans un temps qui serait déjà espace “Zum Raum wird hier die Zeit”, Gatti se rattache presque de manière obsessive à une sorte de solidité presque “paysanne”, oserais-je dire: les bois sont déjà inquiétants, les cuivres dans le premier mouvement préfigurent  déjà un glas: une approche rude, sans concession, qui n’est pas envahie de mystère. C’est sans doute dans les deux autres mouvements, le second, “Im tempo eines gemächliches Ländlers. Etwas täppisch und sehr derb”, et le troisième, “Rondo-burleske. Allegro assai. Sehr trotzig”, qu’il suit littéralement les indications que je viens de citer et qu’il est aussi le plus convaincant. On y lit des éléments contradictoires comme dans les indications de Mahler, grossier (derb), lourdaud (täppisch), mais aussi tranquille (gemächliches), ou bien obstiné, rétif (trotzig): on le lit dans sa gestuelle. Ce Mahler-là résiste, et en même temps se déchire. Gatti insiste sur des sons rudes, rêches, râpeux et la musique devient presque grinçante jusqu’à tourbillonner dans une danse macabre presque effrayante à la fin du troisième mouvement. Au premier mouvement  Gatti effaçait la fluidité pour en faire une sorte de marche lente et pesante avec ci et là des explosions de lumière, une exposition furtive à une lumière encore présente qu’on ne voit plus qu’à éclipses. Dans les deux mouvements centraux, on est dans une sorte de réalité brute.  Le dernier mouvement, commence après la folie virevoltante qui clôt le troisième (un des plus grands moments de la soirée) et après une pause marquée,  par une introduction sublime aux cordes, ce soir totalement bouleversante, à tirer des larmes, mais on peut comprendre que ce mouvement, longue descente vers le silence malgré quelques sursauts de vie n’arrive pas à trouver sa place logique dans une vision aussi “massive”, aussi compacte, comme un trou noir qui vous attirerait par sa force de gravitation. C’est un moment profondément senti, mais sans véritable extase, sans toujours la respiration voulue, il manque encore peut-être une place plus grande pour la poésie, pour l’âme, pour “anima”. Un peu trop d'”animus”, un peu trop d’esprit dans ce travail pourtant d’une grande profondeur, et marqué par une réflexion conceptuelle d’une belle épaisseur.  Même quand le violon et la flûte s’allègent, quand les cordes tremblent et deviennent un fil grêle de son qui s’échappe, quand la harpe qui au premier mouvement scandait, devient caresse, accompagnée merveilleusement par les bois, quand les échos se déconstruisent et se diluent, les sons restent trop présents (mais il est vrai que je suis habitué aux pianissimi impossibles d’Abbado) insuffisamment évanescents: qu’il est difficile de quitter la terre et de monter au ciel! C’est vraiment dans la résistance, et dans l’amertume que Gatti donne sa pleine mesure: il lui reste sans doute à trouver un chemin pour tisser cette amertume et cette rudesse avec la tendresse et la sensibilité qui suent aussi dans cette musique. Non pas que Gatti ne le sente pas, il y a des moments sublimes de tension, des respirations inattendues dans ce dernier mouvement, des allègements extatiques aussi mais l’effet qui domine est tout de même cette vision terrienne que j’appelais paysanne tout à l’heure, ce son plein, charnu, presque charnel qui vous enveloppe et qui, presque, vous suffoque comme un océan. Je conçois qu’on puisse ne pas aimer ce Mahler-là, mais ce soir, j’ai découvert qu’on pouvait parcourir la raideur de ces chemins et que Mahler pouvait se grimper.
Évidemment tout est rendu possible par l’extraordinaire présence, l’extraordinaire réponse d’un Concertgebouw dont Mahler fait partie des gênes et qui est longue part de son histoire. Les cordes sublimes, incroyables de technique, de retenue, de maîtrise et en même temps d’engagement, les bois (même si Macias Navarro n’était pas là ce soir) – la flûte! – les cors et l’ensemble des cuivres sont renversants. Quelle phalange, quelle perfection et quelle émotion. Je comparais dans ma tête les mouvements très engagés de l’orchestre de Bamberg la veille (comme des vagues) et le va et vient des cordes qui laissent voir le son et au contraire la retenue des gestes des musiciens du Concertgebouw, la relative raideur des violons, qui s’effacent derrière la souplesse du son produit; avec un tel orchestre, que dis-je orchestre, un tel clavier, il suffit que le chef appuie sur une touche pour que la réponse, immédiate, parfaite, arrive. Impossible d’obtenir les effets voulus sans phalange d’une exceptionnelle qualité, car avec cette approche, on connaît des orchestres qui sortiraient un son lourd, un peu vulgaire, touffus: rien de tout cela ici, l’orchestre par sa maestria aide à lire le dessein du chef, clarifie le propos, éclaire les architectures, construits les arceaux sonores entre les pupitres, et un tutti n’est jamais une bouillie, mais au contraire une extraordinaire construction, un surgissement, une explosion aux mille couleurs miroitantes.
Je regrette un peu que ceux qui par des jugements à l’emporte pièce n’apprécient pas les prestations parisiennes de ce chef, ne l’aient pas entendu ce soir, car à le voir ici à l’ouvrage, avec un tel orchestre (encore une fois, quelle merveille!) on comprend les approches, les points de vue, les concepts, les partis pris: car oui, il y a un parti pris et une foule d’idées . On peut en discuter, on peut ne pas partager, mais on ne peut pas ne pas reconnaître derrière ce travail un grand esprit, un grand musicien, un chef, qui continue à se construire, à penser, à avancer voire à douter. Gatti est une chance pour Paris. [wpsr_facebook]

Saluts

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