OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER au Festival de Pâques de Salzbourg, dirigé par Sir Simon RATTLE, mise en scène de Stéphane BRAUNSCHWEIG (Le 5 avril 2010)

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Le cycle est clos. Une aventure de quatre ans, partagée avec Aix-en-Provence, dont on espère voir un jour la présentation en cycle complet, car on se sent un peu orphelin de ne l’avoir vu que par épisodes. Bernard Foccroule à Aix ne semble pas avoir été séduit par l’aventure du Ring en Provence, initiée par Stéphane Lissner, même s’il confesse que le succès des Berlinois a été le plus gros succès jamais obtenu par des concerts à Aix. Ce qui est exceptionnel à Aix est “ordinaire” si on ose dire à Salzbourg puisque les berlinois y sont (presque) chez eux. Il reste que monter un Ring est un défi peu commun, et c’est pourquoi on aimerait que l’aventure ne reste pas sans lendemain et ne se range pas dans le tiroir aux souvenirs. Même si la mise en scène de Braunschweig ne m’a pas vraiment convaincu, on ne peut vraiment apprécier un travail scénique sur le Ring que si on le voit d’affilée. J’ai aimé ces deux moments, découvrir à Aix et entendre à Salzbourg: on n’a jamais la même impression. Acoustiquement, je trouve que la fosse d’Aix est sonore, trop sonore, et couvre souvent les voix. Ici rien de semblable et les équilibres reprennent leurs droits. L’impression a donc été sensiblement différente entre les deux lieux. Et le même spectacle se regarde dans un autre contexte.
On sait que Sir Simon Rattle est un wagnérien apprécié, ses Tristan, ses Parsifal ont laissé à Vienne ou à Amsterdam des traces durables et positives. Dans l’ensemble, son Ring a été salué par la critique, focalisée en France sur la qualité de l’orchestre, plus peut-être que par l’approche du chef. Il reste que l’entreprise est un succès. Une fois de plus à Salzbourg, Ben Heppner a déclaré forfait: l’enregistrement à peine sorti de Siegfried, distribué ici aux membres bienfaiteurs, reprend les représentations de Salzbourg, avec Lance Ryan, sans doute le meilleur Siegfried d’aujourd’hui. C’est Stefan Vinke qui  remplace en ce printemps Heppner pour Götterdämmerung. Puisque Heppner a toujours chanté à Aix et jamais à Salzbourg (la Provence en été lui va sans doute mieux que le Salzburger Land au Printemps), on aura ainsi eu l’occasion de comparer trois Siegfried, ce qui renforce encore l’intérêt.

Las! Alors que le Götterdämmerung vu à Aix ne m’avait pas déplu- je l’avais même mis aux côtés de Rheingold pour l’approche scénique ( Walküre et Siegfried m’avaient plutôt déçu) la représentation du 5 avril a apporté bien des déceptions et des doutes. D’abord, au contraire des autres jours, j’ai trouvé que certains pupitres de l’orchestre manquaient de concentration, notamment dans les cuivres (à l’exception des cors). On a entendu beaucoup d’approximations, des problèmes de justesse et d’attaques. Certes, la prestation d’ensemble reste de très grand niveau, mais par rapport aux autres soirs on était incontestablement un ton en dessous.
J’ai des doutes ensuite sur l’interprétation de Sir Simon Rattle: un de mes interlocuteurs germaniques m’a dit – et je ne suis pas loin de le suivre: “L’oeuvre resiste à tout, même à une interprétation médiocre”. Il ne se dégage aucune émotion, et le premier acte (notamment) était – un comble- ennuyeux. On n’arrivait pas entrer dans l’oeuvre. la direction à elle seule ne peut être responsable de ce sentiment très mitigé, mais je ne pense pas que le chef ait su entraîner dans une vision marquante l’ensemble des forces artistiques. c’est toujours très construit, très spectaculaire mais souvent aussi trop fort, sans vraie motivation, et sans aucune mais aucune poésie.
Il est vrai aussi que Rattle n’est pas aidé par une distribution inégale, dont il est responsable: je trouve scandaleux que ce Festival, qui vend les billets parmi  les plus chers du monde, ose afficher une Gutrune (Emma Vetter) criarde, à la voix courte, sans aucun intérêt, et s’adresse pour Brünnhilde à une chanteuse certes affichée dans de nombreux théâtres, mais qui n’est pas c’est le moins qu’on puisse dire une Brünnhilde habitée. Katharina Dalayman n’a pas une voix homogène, rien dans le grave, complètement opaque, et toute la voix  se concentre sur l’aigu, avec une impression pénible de cri et non de chant. Dans ces conditions, aucune interprétation, aucune émotion, aucune poésie. Un seul exemple: toutes les grandes Brünnhilde soignent la fin de la première partie du récit finaldu troisième acte, où Brunnhilde prononce “Ruhe, Ruhe, du Gott” en s’appuyant sur l’orchestre en une longue note tenue. Behrens avec Solti en avait presque fait un climax. Ici, rien, aucun écho aucune correspondance avec l’orchestre. Des notes, mais pas de musique.
La seule a s’en sortir au niveau du chant est Anne Sofie von Otter en Waltraute: je ne suis pas sûr que ce soit vraiment un rôle pour elle, le volume n’est pas toujours au rendez-vous, mais dans la manière de dire le texte, de le moduler, on entend la chanteuse de Lied et cela reste avec ses limites une prestation de très haut niveau.

Le Siegfried de Stefan Vinke est sonore, très sonore, mais là aussi, un legato absent, des difficultés à maîtriser le suraigu, notamment au deuxième acte, une voix un peu nasale qui semble plus une voix de tête, que d’appui sur le coffre et le diaphragme. Ce n’est pas une prestation scandaleuse, mais ce n’est pas un Siegfried pour Salzbourg. Le forfait de Ben Heppner y est pour quelque chose sans doute, mais avec Lance Ryan l’an dernier, on avait gagné au change. Ce n’est pas le cas cette année.
Mikhail Petrenko en Hagen pose un autre problème, qui d’ailleurs était le même à Aix: voilà un chanteur intelligent, doué d’une excellente diction, un grand interprète, mais le rôle de Hagen réclame une puissance qu’il n’a pas, notamment dans les ensembles et avec le choeur au deuxième acte. Il est remarquable dans les parties moins épiques, mais le volume reste notoirement insuffisant, mais c’est l’un des seuls personnages “habités”.

Malgré une annonce de rhume, Gerd Grochowski est vraiment un Gunther excellent: lui aussi sait prononcer le texte avec attention et subtilité, la voix a du volume et de la présence dans un rôle ingrat. Quant à Dale Duesing en Alberich, même si la voix est désormais un peu fatiguée, c’est lui qui fait preuve de la plus grande intelligence interprétative, et son intervention est saisissante en début de deuxième acte face à son fils Hagen “Schläfst du Hagen mein Sohn”. D’ailleurs c’est la scène musicalement la plus réussie car sans doute la mieux chantée. Les Nornes sont honnêtes, et les filles du Rhin bonnes: la scène avec Siegfried du début du troisième acte est avec la scène Hagen/Alberich la plus musicale, celle aussi où Rattle conduit l’orchestre, le fait chanter, et où l’on entend un son plein et charnu, et une vraie poésie. Très beau moment.

Comme on le voit, beaucoup de problèmes musicaux et une distribution à tout le moins inégale,  en aucun cas du niveau requis pour Salzbourg.
Quant à la mise en scène, s’il y a çà et là des moments intéressants des images fortes et de belles lumières, monologue final de Hagen au premier acte, scène Hagen/Alberich, scène du palais des Gibichungen avec une bonne utilisation de l’espace, et projections video impressionnantes dans la scène finale et notamment le Rhin, le reste n’a pas beaucoup d’idées ni d’intérêt. Les bonnes idées, on les a déjà vues ailleurs (Wotan réapparaissant à la fin, c’était déjà dans Kupfer à Bayreuth, le “peuple” autour du Rhin, puis tourné vers le public, c’était dans Chéreau). S’il n’y a pas vraiment de mauvaises idées (bon, le choeur des vassaux de Hagen en joueurs de golf et de chasseurs, cela fait sourire), il n’y a rien de notable, rien d’original,et surtout pas de vraie direction d’acteurs, pas de travail sur les relations entre les personnages, pas de  poésie, comme si Braunschweig n’y croyait pas.En fait, des quatre opéras, le plus séduisant reste l’Or du Rhin. Ce Götterdämmerung ne marquera ni les annales du Festival, ni celles du théâtre en général, même si l’entreprise aura marqué Aix en Provence, par son côté exceptionnel. Ici où l’exceptionnel devrait être l’ordinaire,cela aura été une production ni aboutie, ni vraiment inspirée, sans voix exceptionnelles et avec une mise en scène indifférente et plate.
050420101950.1270680627.jpgL’orchestre au complet est venu saluer le public à la fin du spectacle.

L’an prochain (voir le lien), Salomé, avec Emilie Magee (bof) et Stefan Herheim dans comme metteur en scène (mieux) dirigé par Rattle et Gustavo Dudamel comme chef invité dans un des concerts! On reviendra donc!

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige LIGETI et BERLIOZ (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (4 avril 2010)

Il y a un grand vainqueur, un immense vainqueur au concert ce soir, c’est l’orchestre. Tant dans la première partie (Ligeti, “Atmosphères” et extraits du “Grand Macabre”) que la seconde (Berlioz, Symphonie fantastique op.14), on ne peut que constater l’incroyable maîtrise de cette exceptionnelle phalange. Il peut paraître idiot de dire que le Philharmonique de Berlin est l’un des tout premiers orchestres du monde. On a tellement dit qu’après Karajan l’orchestre ne sonnait plus aussi bien (sous Abbado, années 92 ou 93) et que maintenant avec Rattle il était carrément en recul (n°4 au classement du Top Ten d’on ne sait qui, après Amsterdam, Chicago, Vienne) que lorsque pendant quatre jours on l’entend dans tant de répertoires différents, et qu’à chaque fois on reste pantois, on se dit qu’il est bien vain de classifier l’inclassable, chaque orchestre ayant sa personnalité, ses moments d’excellence et ses moments de faiblesses. Il est certain que le Concertgebouw d’Amsterdam est impressionnant (avec Jansons cependant). Il est tout aussi évident que ce soir, c’est la performance de l’orchestre qui emporte et l’adhésion, et les suffrages.

Après l’élévation spirituelle très chrétienne des deux dernières soirées (Verdi et Bach), ce soir on s’égare dans le soufre de Ghelderode (avec Le Grand Macabre) ou le sabbat de Berlioz. On n’est plus dans le christianisme triomphant, mais on navigue dans des contrées plus maléfiques, ou plus païennes. Tout commence avec “Atmosphères” de Ligeti, pour 89 instruments sans percussions, 9 minutes de musique, créée (par le grand Hans Rosbaud) à Donaueschingen en 1961. Acte de naissance de la musique dite “statique”, la pièce se développe en une succession, sur une même hauteur, de différents instruments. On se trouve devant une “nappe de sons” (l’expression est de Marc Texier) où la polyphonie devient simplicité, légèreté, sans jamais être monotone. Les instruments, tous les instruments semblent jouer une note, une seule note à différents niveaux, jusqu’à l’inaudible ou l’insupportable (les flûtes suraiguës nous obligent presque à boucher nos oreilles) une musique statique en perpétuel mouvement. L’orchestre, quels que soient les pupitres est éblouissant, on est écrasé par le son des altos, ou des contrebasses, on est au bord de l’impossible en écoutant les flûtes. Une démonstration de haute technicité, et un intense moment musical. Puis arrivent les extraits du Grand Macabre, l’opéra créé en 1978 à Stockholm, vu à l’Opéra de Paris dans une mise en scène de Daniel Mesguich en 1981et au Châtelet en 1998 dans une mise en scène de Peter Sellars. Le Grand Macabre est une farce s’appuyant sur des formes traditionnelles de l’opéra et des extraits musicaux retravaillés et qui ne cessent de s’autodétruire dans un mouvement ironique et grinçant. Ligeti en disait lui-même: « Vous prenez un morceau de foie gras, vous le laissez tomber sur le tapis et vous le piétinez jusqu’à ce qu’il disparaisse, voilà comment j’utilise l’histoire de la musique, et surtout, celle de l’opéra ».
Les extraits proposés (Mysteries of the Macabre) sont chantés par l’incroyable soprano Barbara Hannigan. Tous les poncifs du récital sont détruits: elle entre en rasant les murs, par le côté, vêtue d’un ciré noir, qu’elle enlève bientôt pour apparaître en minijupe noire et cuissardes. Le texte, dont voici quelques extraits “Psst”, “Ko”, “Koko”, “kokokoko”, “oh” “zero zero” est essentiellement dit par la chanteuses, mais peut-être repris par les musiciens, ou interrompu, puis repris par le chef, et peu à peu tout devient un déchaînement de sons à peine articulés, de mouvements contre ou vers les musiciens, le chef est bousculé et elle en prend la place, lui-même se met à hurler contre le violoncelliste Georg Faust qui se protège. on assiste à une destruction virtuose de tous les canons du genre, dans un total délire, mais évidemment hypercontrôlé musicalement par un orchestre réduit aux dimensions de formation de chambre, entourant la chanteuse complètement déglinguée, qui se décontruit au fur et à mesure qu’elle chante. Une performance exceptionnelle qui déchaîne un immense enthousiasme de la salle surprise et captivée.
La “Symphonie fantastique” est en revanche l’occasion de vérifier que même avec l’orchestre le plus doué, si le chef ne réussit à donner ni direction ni souffle, on reste sur sa faim. La vision de Sir Simon Rattle est assez traditionnelle en somme, fondée sur de forts contrastes de volume (beaucoup de bruit), mais aussi sur une contruction très soignée, très maîtrisée qui aboutit à une mise en scène spectaculaire, un agencement théâtral du son, mais sans aller plus loin dans l’analyse. En pâtissent lourdement les deux derniers mouvements, qui n’ont plus cette couleur effrayante ou inquiétante qu’ils devraient avoir. Le dernier mouvement est une sorte d’orgie où les sons se délitent, provoquent le malaise, et anticipent même un peu Mahler ou même Stravinski par leur ironie mordante. Rien de tout cela ici: on est devant une lecture assez lisse, peu dérangeante, mais évidemment superbement exécutée, ce qui finit par agacer. Quand on a sous la baguette une telle phalange, on aimerait la voir interpréter et non exécuter. On n’arrêterait pas d’ailleurs d’en souligner les perfections techniques, les cordes, notamment les altos et les violoncelles, les harpes d’une légèreté confondante, et surtout les cuivres et les bois, impeccables. Des clarinettes à couper le souffle, un cor anglais (Dominik Wollenweber, encore lui) à laisser pantois, sans parler des Emmanuel Pahud (à la flûte) et des Albrecht Mayer (hautbois), toujours eux. Bref la démonstration de la maîtrise technique est totale, parfaite, à hurler de rage quand on rapporte toute cette énergie à l’absence totale d’émotion, ou même de propos sur l’oeuvre. Selon l’expression rageuse d’un ami allemand présent ce fut un “Perfekt Lärm” -Bruit parfait-.

Evidemment, on pense à ce qu’en a fait Abbado en 2008 à Lucerne, une danse de mort, d’un raffinement inouï, dérangeante, bouleversante où Dionysos s’introduit dans la nuit romantique où évoluent les forces les plus sombres de la nature: toutes nos habitudes et notre savoir sur l’oeuvre en ont été bouleversées. Une exécution de légende.
Sir Simon Rattle en revanche, loin d’en donner une lecture, construit avec une rigueur et une attention confondantes une vision de surface qui ne dit rien d’autre que la construction elle-même, qui force à s’extasier sur une maîtrise technique d’un relief spectaculaire sans déboucher sur rien d’autre, sans intention autre que la construction. D’où l’admiration pour le travail, mais sans aucune émotion, d’où un grand succès, mais pas de triomphe, d’où la constatation une fois de plus vérifiée que Sir Simon Rattle n’est pas le chef idoine pour un certain XIXème siècle (son Beethoven et son Brahms sont très discutables). Son Berlioz est ici sans grande profondeur, du spectaculaire plaqué sur du vide conceptuel. Seuls souvent ses Wagner ou même ses Mahler peuvent quelquefois séduire. Il est beaucoup plus convaincant sur le XVIIIème et sur le premier XXème siècle. C’est un peu ennuyeux quand on dirige à Berlin l’orchestre qui fut de Furtwängler et Karajan, et qui marque son territoire identitaire autour de Beethoven et Brahms et du XIXème en général.

Ce fut ce soir l’explosion Ligeti et la déception Berlioz


OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige la Passion selon Saint Mathieu de BACH (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (3 avril 2010) ritualisée par PETER SELLARS

Souvenir…la dernière Passion selon Saint Mathieu entendue ici (en 1997) était dirigée par Claudio Abbado. Peter Schreier était l’Évangéliste et la distribution comprenait aussi Christine Schäfer, Anne Sofie von Otter, Simon Keenlyside, Andreas Schmidt, Peter Mattei, avec le Schwedischer Rundfunkchor et le Tölzer Knabenchor. Abbado nous avait livré une Passion hiératique, débarrassée de toute scorie romantique, toute nourrie du travail moderne sur le répertoire baroque.  Cette Passion  a fait l’objet d’un enregistrement exceptionnel, que Deutsche Grammophon n’a pas voulu, et qui a fini dans les kiosques à journaux italiens, vendu à Pâques 2000 (au prix incroyable de 20000 lires pour 3 CD  soit environ 10 Euros) en supplément du journal “La Stampa” sous le Label Musicom. On en trouve encore quelquefois sur eBay à des prix stratosphériques.

Aujourd’hui, Sir Simon Rattle a voulu faire appel à Peter Sellars pour réaliser une version “ritualisée” comme il est dit dans le programme, une mise en espace qui n’est pas du théâtre, insiste Sellars, qui s’efforce de donner une image à ce qui se passe dans les âmes au moment de la Passion. Le choeur et l’orchestre sont disséminés en deux groupes séparés sur la surface immense de la scène du Festspielhaus, autour d’un espace laissé libre et occupé par quelques cubes de bois blanc, où évoluent choeur et solistes. Les solistes sont Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Thomas Quasthoff, Axel Schiedig, Sören von Billebeck, Jörg Schneider, le Choeur de la Radio de Berlin dirigé par Simon Halsey, et le Choeur d’enfants du Festival de Salzbourg. Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle.

030420101934.1270302658.jpgQuelques photos de la répétition du matin

Pourquoi une version ritualisée? Parce que, dit Peter Sellars, Bach a écrit ce chef d’oeuvre non comme un concert, non comme un travail théâtral, mais comme comme un rituel “à transformations” incluant temps et espace, unissant des communautés disparates et ayant tourné le dos à l’Esprit. Le mouvement est celui d’un regard d’amour pour les âmes perdues, qui essaie de réunir ce qui reste de la personne: c’est en fait notre effort pour reconstruire un pouvoir spirituel et moral  dans l’histoire: c’est ce qui a disparu et que, au quotidien, nous essayons, nous aussi, de reconstruire à travers les choix de vie que nous faisons en rassemblant nos souvenirs, en autant d’actes de mémoire. La réussite de Bach: celle d’avoir écrit une oeuvre qui est oeuvre de mémoire collective, qui nous aide à nous reconstruire dans un monde marqué par la chute, le premier pas d’un chemin nouveau. L’ambition de Sellars est de nous inclure dans ce rituel, d’en faire un enjeu collectif de la scène et de la salle (c’est aussi l’ambition que Wagner, nourri de Bach, voulait pour son Parsifal: c’est bien à un “Bühnenweihfestpiel, Festival scénique sacré) que nous convie Sellars.

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Rarement j’ai eu le sentiment d’une telle précision, d’une telle attention dans la préparation d’un concert. Il est vrai que la Passion selon Saint Mathieu est un monument de près de trois heures de musique, qui exige de la part des artistes une attention et une concentration peu communes, vu la nature du texte, la complexité de la construction, la polyphonie extrêmement serrée, et réclame de l’orchestre et de certains pupitres en particulier une vraie virtuosité.
Nous avons eu droit à une exécution parfaite. Techniquement, je ne pense pas qu’on puisse y trouver une quelconque faille. Peter Sellars conçoit un dispositif minimaliste, décrit plus haut, et les solistes sont selon les nécessités disséminés sur la scène ou dans la salle (pour Judas et Pilate), dans le choeur, isolés (Jésus), la basse et l’Evangéliste restent toujours sur l’espace de jeu. Les mouvements sont lents, seul le choeur réagit parfois avec des mouvements divers, comme il sied au peuple, et cseul, il bouge vraiment sur scène, les deux choeurs s’unissent, se séparent, courent. L’orchestre, le choeur et les solistes sont habillés de noir, pas d’éclairage particulier; scène et salle sont dans la même lumière. Sellars a été hué au final, j’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ce qu’il fait ne nuit pas à l’audition de l’oeuvre, et crée même parfois des situations très fortes, notamment par cette idée de lier certains airs à l’instrument qui les porte: la basse chante face à face avec le violon du jeune Daishin Kashimoto, extraordinaire nouveau premier violon des Berlinois et c’est un duo dans un face à face fantastique d’intimité. Ce sont aussi les bois qui sont isolés et rapprochés des chanteurs, que ce soit Emmanuel Pahud ou Albrecht Mayer, ou le cor anglais de Dominique Wollenweber, mais aussi la  viole de gambe de Hille Perl. Le fait de les isoler, de les intégrer à l’action fait presque de ces airs des “pezzi chiusi” et donne à la performance une force multipliée. De toute manière, l’orchestre est à son zénith, la plénitude du son, la perfection des effets, l’incroyable maîtrise, et la précision avec laquelle  Rattle les suit,et les sollicite, en les suivant presque un à un les musiciens, en allant d’un orchestre à l’autre contribuent à asseoir cette image formidable de perfection.
Quant aux solistes, sans avoir la renommée des solistes d’Abbado en 1997 (encore que, à part Schreier, ils étaient tous bien jeunes alors), ils sont tous à leur place: à commencer par l’incroyable Évangéliste de Mark Padmore  dont on ne peut que lister les qualités: résistance d’abord, pendant trois heures, la voix ne marque aucun signe de fatigue; ductilité ensuite, un contrôle permanent de l’émission, un jeu qui alterne la voix de tête, les pianissimi, la voix de poitrine sans aucun problème technique dans les passages, un timbre velouté, chaud, qui convient parfaitement à cette partie: une vraie leçon de chant, une démonstration d’anthologie. Thomas Quasthoff, toujours comparé à Fischer Dieskau, alors qu’il arrive à la même qualité que son grand aîné par des voies très différentes, voire opposées: alors que Fischer Dieskau est un cérebral qui calcule la moindre inflexion et la moindre note, au point de se faire taxer d’artifice par ses détracteurs, ce qui frappe chez Quasthoff, c’est l’impression de naturel qu’il dégage: rien ne semble forcé, la voix sort telle quelle et c’est sublime. Cette simplicité, en totale cohérence avec l’entreprise d’ensemble est sans doute ce qui frappe le plus l’auditeur. Une découverte aussi, celle du jeune ténor finlandais Topi Lehtipuu, voix claire, bien posée, très joli timbre fait pour Mozart. Un nom à retenir, je ne serais pas étonné de le voir bientôt sur les affiches des grands théâtres. Les autres sont dans leur partie, tout à fait honorables (notamment le Jésus de Christian Gerhaher). Du côté féminin, Magdalena Kožená a montré cette fois, à la différence d’autres concerts (à Lucerne notamment) et engagement et puissance et présence (un très bel “Erbarme Dich, mein Gott” et un magnifique “Können Tränen meiner Wangen…”) . Une remarquable prestation. Camilla Tilling, enceinte, est un peu en retrait mais ses airs (notamment “Aus Liebe will mein Heiland…”) sont très dominés, mais moins poétiques et lyriques qu’en d’autres occasions (en Ilia par exemple). A noter également les solistes du choeur, absolument exceptionnels.
On le voit, nous sommes face à une interprétation de très haut niveau, à une exécution parfaitement maîtrisée, parfaitement en place, à un chant d’exception.
Et pourtant,je dois le confesser, aucune émotion ne m’a étreint devant ce travail parfait. Je suis resté extérieur, admirant, mais n’arrivant pas, au contraire de la volonté de Sellars notamment, à me sentir inclus dans la musique, en phase, en osmose avec l’entreprise. Avec quelques amis, nous avons ressenti la même chose: est-ce Rattle? je ne pense pas. Est-ce Sellars, sûrement pas. Alors…Ce sont les mystères de la musique qui font qu’un soir l’âme est au rendez-vous, et que le lendemain, on reste extérieur et froid. Cela n’enlève rien à la qualité de l’ensemble, mais rend un peu triste, on aurait aimé participer, et non pas seulement écouter.

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INFO: Le concert est programmé la semaine du 4 au 12 à Berlin; il est retransmis sur le site des Berlinois dans le “Digital Concert Hall. Voir http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: MARISS JANSONS dirige le Requiem de VERDI (avec le Philharmonique de Berlin et entre autres Jonas KAUFMANN) (2 avril 2010)

A priori on ne l’attend pas dans Verdi, et pourtant, ce soir, en ouverture de la seconde série de concerts du Festival de Pâques de Salzbourg, son interprétation de la Messa di Requiem a électrisé la salle: une fois de plus Mariss Jansons montre ce qu’il est, un très grand chef, un immense musicien, un novateur. Une fois de plus se vérifie aussi qu’avec certains chefs, les berlinois se surpassent et jouent sur une autre planète.
Le Festival de Pâques est un rituel presque immuable: deux séries de quatre soirées, un opéra, un  grand concert choral ou deux, un concert orchestral ou deux. Cette année, Götterdämmerung (en coproduction avec Aix en Provence), deux grands concerts choraux (Requiem de Verdi et Passion selon Saint Mathieu de Bach), un concert orchestral (Ligeti, Berlioz). Le Festival, créé par Herbert von Karajan en 1967 pour l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’accueille que les Berlinois qui sont en résidence à Salzbourg pendant les deux semaines que durent les deux séries. Du temps d’Abbado il y a eu quelques concerts supplémentaires du Gustav Mahler Jugendorchester. Karajan, Solti, Abbado en ont assuré la direction artistique et maintenant c’est le tour de Sir Simon Rattle, en tant que directeur artistique de Berlin. Et à dire vrai, le Festival sort d’une période très chaude, où il a failli quitter les rives de la Salzach pour s’installer à Baden-Baden: mais la crise est derrière, et on peut penser désormais “avenir”.
Traditionnellement un autre chef est aussi invité c’est cette année Mariss Jansons qui entretient avec le Philharmonique de Berlin une relation très forte .
020420101927.1270248560.jpgL’approche de Mariss Jansons et la manière dont il exerce un contrôle serré sur l’ensemble rappelle la Symphonie n°2 de Mahler entendue à Londres et évoquée sur ce Blog. On peut concevoir le Requiem de Verdi comme une sorte de grand opéra, mettant en valeur les solistes, travaillant sur les effets d’espace, les effets vocaux, la mélodie et l’harmonie plutôt que la structure et l’architecture, on peut  trouver des interprétations explosives, extensives, larges, épiques qui sont en somme des catharsis du spectaculaire.
Rien de tout cela ici.
Mariss Jansons change totalement le point de vue et nous propose  une interprétation non pas “explosive” mais bien plutôt “implosive”. Rarement il nous été donné d’entendre une interprétation aussi concentrée, aussi intériorisée, tout en restant vibrante et même par moments bouleversante. Un Requiem concentré, dans un tel mouvement centripète qu’il semble se construire un trou noir musical, plus qu’une étoile en expansion. Il s’agit de nous montrer un tout musical, complexe, en permanente interaction mais où personne ne surnage, choeur, solistes, orchestre. C’est une démonstration de modestie musicale où tous jouent ensemble, en écoutant l’autre, en se fondant dans la vague  sans chercher aucun effet. Il en résulte une ouverture intense et totale vers la spiritualité, et non plus vers ce qui serait du spectacle, une tension inouïe, un bouleversement intérieur qui prend l’auditeur dès les premières mesures, murmurées. L’entrée de Jonas Kaufmann dans le Kyrie est à ce titre proprement anthologique. Tout le Dies Irae est un moment miraculeux, d’ailleurs il serait difficile de trouver dans l’ensemble un moment de faiblesse.
Mariss Jansons dirige de manière très serrée, on le sent à la manière dont les chanteurs disent le texte, travaillent les inflexions, et à la manière dont Jansons les guide et les suit. Dans une telle construction, il faut d’abord saluer le travail du Choeur de la Radio Bavaroise et de son chef Peter Dijkstra absolument extraordinaire, qui tant du point de vue du volume, que de la diction, que de la justesse et même du raffinement, ne mérite que des éloges. Jamais trop fort, jamais envahissant, toujours impressionnant.
L’orchestre philharmonique de Berlin est à son meilleur, chaque pupitre est clairement entendu, les cordes ont une souplesse, une légèreté, un engagement impressionnants, jamais non plus on n’ avait entendu avec une telle clarté les bois, et notamment les bassons, stupéfiants. Tous participent d’une construction globale à laquelle l’équipe de solistes contribue de manière vraiment rare. Aucune voix ne domine, chacune est à sa place dans ce concept d’hyperconcentration. Stephen Milling est on le sait une basse très demandée en ce moment: jamais le chanteur danois ne donne de volume (il pourrait être très sonore dans le “mors stupebit…”, il est tout intériorité), Marina Prudenskaja est un mezzo irréprochable, à la personnalité cependant plus en retrait. Bien sûr, on pense immédiatement aux merveilles que pourrait nous réserver dans ce contexte une Anja Harteros, mais la soprano Krassimira Stoyanova ne dépare pas loin de là, la voix est très contrôlée, le lyrisme est réel, les aigus (quelquefois un peu limites certes)  se déploient et le “libera me”final, très difficile, est particulièrement précis et dominé. Certes, dans un contexte plus spectaculaire, la voix pourrait avoir quelques difficultés mais elle est impeccable dans le contexte général. Quant à Jonas Kaufmann, s’il n’a pas la couleur solaire des voix plus méditerranéennes, il a ce que seulement de rares ténors possèdent, à savoir un contrôle permanent sur la voix, une technique de fer, qui lui permet à la fois de faire entendre son aigu, mais aussi de chanter piano, et même pianissimo, de murmurer, et d’être entendu. Dans le contexte voulu par Jansons, et même si certains amis italiens l’ont trouvé moins émouvant dans son “ingemisco”, il possède ce contrôle sur soi et cette couleur qui  rendent absolument extraordinaire la prestation, il a été une fois de plus stupéfiant, et tellement, oui tellement juste. Son attaque du Kyrie m’a tiré les larmes.

020420101928.1270248536.jpgOn peut ne pas partager le point de vue adopté par Jansons, et son approche très particulière qui va très loin dans  le resserrement musical mais la tension sur le public à été telle que bien vite, on est passé de l’implosion musicale à la standing ovation explosive. Mariss Jansons appartient à cette race de chefs qui innovent, qui modifient les points de vue, qui peuvent aussi déranger, à cette race de musiciens qui immédiatement ont prise sur l’orchestre et savent donner une couleur, un son personnel à ce qu’ils interprètent, c’était clair ce soir dès des toutes premières mesures.
Voilà un Requiem de Verdi sans un seul italien sur scène (quelques uns dans l’orchestre…) puisque le chef est letton (marqué par la culture musicale russe), les solistes bulgare, russe, danois, allemand, la musique est vraiment notre bien commun qui transcende les identités, et qui en ce Vendredi Saint a vraiment fait communion spirituelle: il y avait du religieux ce soir à Salzbourg.

Le Requiem de Verdi dirigé par Mariss Jansons, peut être regardé en ligne sur le site de l’orchestre philharmonique de Berlin, enregistré le samedi 13 mars (mais sans Jonas Kaufmann) URL: http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/

IN MEMORIAM WOLFGANG WAGNER

Incontestablement c’est l’une des figures historiques de la musique et de la culture européennes qui nous a laissés le 21 mars dernier. Petit fils de Richard Wagner, à la tête du Festival de Bayreuth depuis 57 ans, il en avait abandonné la direction en septembre 2008. A la faveur de la réouverture du Festival en 1951, et de la mise à l’écart de Winifred Wagner, sa mère, suite à ses relations très étroites avec le régime nazi, il prit la direction à 32 ans avec son frère Wieland du “Neues Bayreuth”, le Festival de Bayreuth “nouveau” d’après guerre. Moins créatif que son frère qui pendant les années 50 et 60 fut incontestablement la référence du Festival, il en prend définitivement la tête, seul, à la mort de Wieland en 1966. Sans rentrer dans les polémiques qui ont ravagé la famille Wagner jusqu’à une période récente, qu’on pourra évoquer en d’autres lieux, il faut lui reconnaître un sens peu commun des opportunités et du rôle moteur du Festival de Bayreuth. Il fut incontestablement l’un des plus grands directeurs de Festival, maintenant contre vents et marées la même ligne artistique, celle de faire de Bayreuth un atelier musical et scénique. D’où l’appel à des chefs et chanteurs plutôt jeunes, d’où l’appel à des metteurs en scène souvent contestés, souvent expérimentaux, sentant souvent le soufre. Il a su alterner des mises en scènes assez traditionnelles et d’autres très décoiffantes ; l’une des dernières en date, celle du Parsifal de Christoph Schlingensief, a considérablement troublé le public. Le symbole de cette politique est évidemment l’appel à Patrice Chéreau et Pierre Boulez pour réaliser le Ring du centenaire en 1976, mais n’oublions pas qu’il avait déjà défrayé la chronique en appelant Götz Friedrich pour Tannhäuser en 1972, dont la mise en scène assise sur la lutte des classes avait déjà profondément choqué à l’époque. Il avait compris que la survie de l’identité du Festival, qui avait construit sa réputation de “nouveau” à partir des mises en scène de Wieland, ne pouvait être un conservatoire “théâtral” ce qu’il avait été avant guerre et qu’il risquait de redevenir si l’on revenait sans cesse à Wieland, même disparu. Mais il avait senti que c’est bien la mise en scène qui marquerait de pierres miliaires l’histoire du Festival. Il se réservait donc les mises en scènes traditionnelles, et choisissait par un savant dosage les artistes qu’il voulait voir travailler sur le Festival. D’un point de vue musical, il a su créer d’incontestables fidélités: Birgit Nillson, Theo Adam, Gwyneth Jones, Deborah Polaski, et bien sûr sa grande découverte des années 1980, Waltraud Meier, qui a représenté le Festival pendant près de vingt ans, et Nina Stemme, ultime révélation qui commença à faire des petits rôles dans les années 90 à Bayreuth. Au niveau des chefs, il était très lié à Pierre Boulez, mais il invita aussi Solti (un échec relatif), Colin Davis, Barenboim qui resta lui aussi vingt ans la référence de Bayreuth, James Levine, Giuseppe Sinopoli et maintenant Christian Thielemann. Fidélités diverses, qui montrent l’ouverture du personnage. Il essaya plusieurs fois d’inviter Abbado, mais celui-ci refusa toujours car c’était sa traditionnelle période de vacances. Beaucoup de chefs hésitèrent à venir à cause du temps de répétition réduit avec l’orchestre. Ce fut l’une des raisons de l’abandon par Carlos Kleiber du Tristan und Isolde légendaire qu’il dirigea en 1975 et 1976. Avec des fortunes diverses, il invita aussi des jeunes, Dennis Russell Davies, Woldemar Nelsson, Marc Albrecht, avec lesquels il n’eut pas toujours la main heureuse (Mark Elder, Eiji Oue), il entretint aussi des fidélités avec de grands “Kapellmeister”, Horst Stein ou plus récemment Peter Schneider. Au total, un personnage ouvert au monde, qui refusa toujours de transiger sur l’essentiel, à savoir que se produire à Bayreuth, c’est adhérer à un projet et obéir à des obligations (cachets ou salaires réduits, refus du star system, obligation de résidence pendant de longues périodes de répétitions). D’où de douloureux changements à prévoir  dans les prochaines années, à charge pour ses filles Eva et Katharina de les mener et de conduire le modèle de Bayreuth au XXIème siècle, en rénovant sans renoncer à l’essentiel.

Wolfgang Wagner est sans doute un des derniers grands princes de l’opéra, contestable et absolu comme tous les princes, de la stature des Liebermann, des Bing, des Toscanini, un de ces modèles de référence, porteurs d’une tradition véhicule d’avenir.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER, dirigé par Zubin MEHTA avec Anja HARTEROS (27 mars 2010)

270320101925.1269776924.jpgTannhäuser n’est pas le moins bien servi des opéras de Wagner à la Scala. La dernière production remonte à février 2005, au Teatro degli Arcimboldi et fut l’un des ultimes spectacles de l’ère Fontana/Muti. A part la direction de Jeffrey Tate, elle n’appelait pas de commentaires: on se souvient seulement de la très belle interprétation de Wolfram par Peter Mattei. Cette année, en demandant à Zubin Mehta de diriger et à Carlus Pedrissa (La Fura dels Baus) de mettre en scène, Stéphane Lissner a voulu donner à cette production un lustre que l’on n’avait pas vu depuis 1967 (direction Wolfgang Sawallisch). L’opération est réussie.
La direction de Zubin Mehta, bien qu’un peu lente pour mon goût, est précise, somptueuse, ample et très attentive et concentrée. Zubin Mehta  est beaucoup moins routinier dans Wagner que dans Verdi (à Vienne dans Forza del destino!), à part quelques menues scories dans les cuivres (et notamment les cors), l’orchestre délivre une prestation de grande qualité, sonne bien et la lenteur laissant certaines phrases et certains pupitres très découverts, on entend avec bonheur certains moments musicaux habituellement masqués, très bien interprétés par les “professori” de l’Orchestre de la Scala. Il est vrai aussi que depuis l’arrivée de Lissner, la variété des titres et des chefs, la bonne proportion d’oeuvres non italiennes a redonné à cette excellente phalange une qualité qu’elle avait perdue à la fin de l’ère Muti. Le crescendo final est un moment d’exception.
270320101916.1269776876.jpgLa distribution est aussi de bonne qualité globale, à l’exception de la Venus de Julia Gertseva, jolie femme, mais voix sans éclat, sans projection, sans puissance ni volume notables. Une prestation totalement inintéressante au niveau vocal, qui pâtit du voisinage de l’extraordinaire Elisabeth de Anja Harteros, triomphatrice de la soirée. Si elle n’a pas tout à fait le format ( à un poil près) pour le “Dich teure Halle” d’ouverture du deuxième acte, tout le reste est extraordinaire d’engagement, d’intensité, mais aussi de technique vocale, notamment toute la seconde partie du deuxième acte, absolument saisissante, surprenante, bouleversante, qui fait sursauter dans son fauteuil; Anja Harteros est à l’aise aussi bien dans l’héroïsme que dans le lyrisme, elle est exceptionnelle dans les grands rôles lyriques italiens (Amelia Grimaldi, Traviata!), dans certains rôles baroques (Armida, à la Scala), et dans les rôles wagnériens (Magnifique Eva, magnifique Elsa, et magnifique Elisabeth).

270320101922.1269776899.jpgVoilà une artiste complète qu’il ne faut pas manquer, sous aucun, mais aucun prétexte!
Les voix masculines sont d’une bonne qualité d’ensemble: Georg Zeppenfeld est prète sa voix de basse au Landgrave de Thuringe, et la prestation est vraiment de très haut niveau (on l’avait déjà remarqué dans Sarastro de La Flûte enchantée avec Abbado), c’est une des jeunes basses allemandes du moment. Le Wolfram de Roman Trekel a peut-être une voix un peu opaque qui dans les ensembles, qui ne surnage pas. En revanche son troisième acte est d’une poésie exceptionnelle et dégage une grande émotion dans “Oh du, mein holder Abendstern”, la voix est très contrôlée, la technique impeccable,  l’attention aux paroles permanente, on sent le chanteur habitué à Mozart et au Lied.
Robert Dean Smith m’est apparu un peu en deçà de ses prestations habituelles. Il m’a plus convaincu en Tristan où sa voix vaillante et claire faisait merveille (à Bayreuth) que dans ce Tannhäuser où la voix paraît plus tendue, le volume quelquefois insuffisant, notamment dans la scène du Venusberg. Son troisième acte est bien plus convaincant en revanche. C’est un bon Tannhäuser mais je lui préfère un Stephen Gould (à Bayreuth, mémorable). Les autres chanteurs sont à la hauteur et l’ensemble est musicalement très dense. Quant au choeur, il était très bien préparé, et le texte très clairement prononcé, très compréhensible;e, ce qui est rare dans Wagner à la Scala.
La mise en scène de Carlus Pedrissa et des compères de la Fura dels Baus (désormais complices de Zubin Mehta avec lequel ils ont fait le Ring à Florence et Valence) est complexe, et se lit à plusieurs niveaux. L’utilisation de la vidéo et des images de synthèse est impressionnante, d’autant qu’elle suit “en direct” les mouvements des foules et des danseurs: cela donne un spectacle aux images souvent fortes et esthétiquement très belles. Les ressources techniques sont multiples,

main_guido1a.1269776051.gifla main articulée gigantesque, souvenir de Guido d’Arezzo (présent sur scène sous la forme d’un personnage, sorte de scribe informatique, dans un coin de la scène)  et symbole du spectacle (Guido d’Arezzo est à l’origine du système de notation musicale sur lequel nous vivons), symbole de l’art, de la technique, bref de tout ce qui fait la singularité du personnage de Tannhäuser, l’aquarium du Venusberg, rappelant l’origine marine de Venus,

da-vinci.1269775903.jpgle cercle inscrit dans un carré, renvoyant au dessin de l’homme de Leonard de Vinci, où s’inscrivent Tannhäuser, Elisabeth et Venus lorsqu’ils sont crucifiés par la souffrance, ou bien divinisés est aussi une idée qui mêle l’invention de la renaissance, la technique et l’architecture (ce dessin illustre un passage de Vitruve),enfin la tête de mort composée de corps entremêlés, dernier avatar du Venusberg à la fin de l’œuvre. Mais au-delà des performances techniques, la mise en scène est aussi distanciée par rapport à l’histoire, une distance qui relativise les personnages: partant de l’idée que le Venusberg renvoie à des scènes érotiques sculptées sur des temples indiens, et à un univers oriental presque baudelairien, mais aussi à la fascination que Wagner éprouvait pour la culture indienne, Carlus Pedrissa a fait de cette histoire une sorte de légende indienne (hommage à Mehta?), où Hermann est un Maharadjah et Elisabeth une princesse orientale. Cette ironie se voit à plusieurs moments: l’entrée de la cour au deuxième acte traitée comme une grande scène Bollywodienne, aux couleurs criardes et aux ballets désopilants,  les flots de larmes versés par Elisabeth au troisième acte avec un dispositif étrange et fascinant. Mais cette surcharge volontaire est pondérée par des scènes d’une simplicité étonnante (au troisième acte) et d’une poésie à couper le souffle (la romance de Wolfram sur fond de danseuses qui marchent dans les airs!). On peut être surpris, voire réservé, mais c’est un spectacle de grande ampleur, qui exerce une fascination énorme, et qui transforme cet opéra au livret tellement germanique en une œuvre symbolique de la rencontre des cultures, un spectacle syncrétique et profondément moderne qui marque le spectateur. Une vrai, belle, grande soirée d’opéra, grâce à Mehta, Harteros, la Fura dels Baus.

ABBADO et le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA à Paris le 20 octobre

Le 20 octobre prochain, Salle Pleyel, les parisiens pourront enfin entendre le Lucerne Festival Orchestra dans la Symphonie n°9 de Mahler, dirigée par Claudio Abbado. Après Tokyo, Londres, New York, Madrid, Rome et Pékin, Paris accueille enfin cet orchestre exceptionnel. Pour une seule soirée malheureusement, mais elle en vaut la peine, et le voyage. Précipitez-vous pour avoir des billets!

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2010: Gustavo DUDAMEL dirige le Sinfonica della Juventud Venezolana Simon Bolivar au Festival de Lucerne-Pâques (20 mars 2010)

 

Hugo Chavez ramasse la mise. Bien qu’il n’ait rien à voir dans la création du fameux « sistema », antérieur à son arrivée au pouvoir, les tournées de cet orchestre sont l’occasion d’une sympathique opération d’image pour le Venezuela, tant ces jeunes sont talentueux et sympathiques, et tant leurs prestations sont l’occasion pour des compatriotes  d’agiter frénétiquement dans les salles de concert autant de petits drapeaux vénézuéliens. Il faut quand même dire et répéter combien l’idée de faire jouer dans des orchestres des dizaines de milliers de jeunes est géniale. Jouer dans un orchestre, c’est jouer « collectif », mais écouter sans cesse les autres, être attentif au voisin, être dans un groupe et écouter les individus : école de tolérance, de civilité, de citoyenneté, et école de promotion sociale dans un domaine, la musique classique, confisqué le plus souvent par les classes privilégiées. Quand on voit ce que provoque le sport en terme de violence dans les stades, ou bien ce qu’il développe en haute compétition en terme d’égoïsme, d’appât du gain, d’individualisme forcené, on se dit que les valeurs de la musique valent bien celles du sport (aujourd’hui) qu’on veut nous faire croire universelles et porteuses de paix…

Et cet orchestre est un incroyable réservoir de talents : pendant l’une des répétitions de « Francesca da Rimini », Gustavo Dudamel a laissé la baguette pour le mouvement final à un tout jeune homme, 17 ou 18 ans, et ce fut miraculeux !  La technique et l’enthousiasme des jeunes musiciens est désormais légendaire, là où ils passent ils déchainent un désir de musique et une passion immédiats ainsi qu’une joie communicative. Il n’est qu’à voir Gustavo en coulisse après la fin d’un concert serrant dans les bras les fans, les musiciens, les professionnels, attentif aux gens, disponible.

Après la soirée délirante du vendredi avec Claudio Abbado, Gustavo Dudamel dirigeait Francesca da Rimini, une pièce de Tchaïkovski rarement donnée, et la Alpensinfonie de Richard Strauss, déjà entendue à Paris en octobre dernier. Ce sont des pièces qui donnent à l’orchestre l’occasion de se faire entendre, à tous les niveaux de pupitres, et qui montrent à quel point la maîtrise de ces jeunes est grande. « Francesca da Rimini » est une œuvre écrite à partir de l’épisode fameux de la Divine Comédie de Dante (dans l’Enfer) mis en musique aussi mais dans un style tout différent par Riccardo Zandonai. Zandonai a retenu les leçons de Debussy, tandis que Tchaïkovski a retenu celles de Wagner, après avoir entendu L’Anneau à la création à Bayreuth. Tout le début est un véritable écho à L’Or du Rhin, les sonorités sombres soulignant l’Enfer rappelant celles de Niebelheim. Tchaïkovski convient bien à Dudamel, qui sait faire sonner l’orchestre, et façonner un son plein, charnu, contrasté, qui convient bien quant à lui à Tchaïkovski.
Dudamel continue d’étonner par la précision de son geste, la maîtrise de chaque pupitre, la qualité de sa communication. Ce n’est pas un « révolutionnaire » au sens où ses interprétations restent très « classiques », mais d’un classicisme épuré, énergique, on dirait presque « modernisé ». Le contraste avec Abbado la veille est clair, l’un est en début prometteur de carrière, et il a tout à faire, tout à construire, tout à prouver, l’autre a tout prouvé, et peut laisser libre cours à une fantaisie créatrice exacerbée, qui rend chaque concert une divine surprise. Mais on sent chez Gustavo Dudamel un tel espace de possibilités, une telle prise sur le public, un tel vrai talent, qu’on attend, à partir des sons obtenus dans le Tchaïkovski, impatiemment son premier Wagner.
L’impression est confirmée par la lecture de Strauss, dans cette symphonie à programme où l’on passe « une journée de la vie en montagne », de la nuit à la nuit, de la base au sommet, de la nature paisible à la tempête, tout est abordé, tout est dit. Dudamel sait doser les effets, avec une science du son et des équilibres d’une redoutable efficacité. Les moments qui précèdent la tempête, par exemple, font irrémédiablement penser, par la distribution des sons, par l’arrivée lointaine du tonnerre, dans ce ciel encore serein, au fameux tableau de Giorgione, que l’on voit presque en correspondance. J’ai été cette fois très sensible aux parties nocturnes, aux moments élégiaques plus qu’aux moments de déchainement, un peu trop  démonstratifs car je voulais voir quels types de pianissimis Dudamel obtenait : il est sur la bonne voie, ses pianissimis sont presques aussi ténus et tenus que ceux de Claudio.

Est-ce le son, plus chaleureux, plus enveloppant, plus réverbérant à Lucerne qu’à la salle Pleyel, cette exécution m’est apparue encore plus maîtrisée, et plus accomplie, plus ouvragée, dirais-je. Un très grand moment de musique, qui s’est conclu par un triomphe mérité (avec standing ovation là aussi et infinis rappels).
Gustavo Dudamel est un grand chef, un très grand avenir lui est ouvert, son exécution était mémorable mais des deux artistes entendus, le plus jeune était encore et toujours Abbado !Il reste que j’attends avec impatience la série de Carmen que Dudamel dirigera cet automne à la Scala, je ne serais pas étonné que son approche soit plus convaincante que celle de Barenboim en décembre dernier.
Quelles deux merveilleuses soirées! Il faut aller à Lucerne!

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2010: Claudio ABBADO dirige le Sinfonica della Juventud Venezolana Simon Bolivar au Festival de Lucerne-Pâques (19 mars 2010)

 

C’était l’autre soir à Lucerne la rentrée de Claudio Abbado, après deux mois passés au Venezuela et quelques concerts avec le Sinfonica de la Juventud  Venezolana Simon Bolivar qu’il fait venir pour quelques jours à Lucerne.  Tout d’abord, il était très en forme, sautant les marches, redirigeant avec sa baguette, souriant, énergique.  Que ceux qui s’inquiètent de sa santé se rassurent, il va très bien, et comme d’habitude, le contact avec les jeunes le galvanise.

Une conversation le lendemain avec quelques uns des tout jeunes membres de cet orchestre était édifiante : « là où il nous mène, nous allons », « on se rend compte que l’on joue mieux sans savoir pourquoi »,  « il nous fait faire des choses incroyables ».
Incroyable, voilà le mot. On a beau assister à dix concerts d’Abbado par an, on oublie à chaque fois l’énergie, la vigueur, le dynamisme, la jeunesse éclatante de liberté qu’il diffuse, aux musiciens comme au public. C’est comme une éternelle découverte de l’évidence : il se passe quelque chose de fort, de rare, de profond à (presque) chaque concert.
L’autre soir à Lucerne, c’était un soir de miracle. La conjonction d’un programme magnifique, d’une énergie farouche, et d’un orchestre absolument extraordinaire, en état de grâce. A peine le temps de sauter sur le podium et la paroxystique Suite Scythe de Prokofiev sonne. Je ne suis pourtant pas un grand amateur de cette musique certes puissante, composée à l’origine pour un futur ballet de Diaghilev, mais qui n’eut pas l’heur de plaire. Pour Diaghilev, Prokofiev fera « Chout ». L’orchestre joue fortissimo, à une vitesse ahurissante, la lecture est d’une clarté cristalline, la précision redoutable. Cela sonne, et cela nous écrase littéralement. Une merveille. Mais quel contraste avec la Lulu Symphonie, toute subtilité : même clarté, même précision, mais cette fois-ci au lieu de la puissance écrasante, le miroitement, le scintillement lyrique des notes. Une musique d’un lyrisme étonnant, là où on est habitué plutôt à la froide chirurgie d’un Boulez, la partie finale est à ce titre frappante, cela sonne comme le Mahler de la 9ème Symphonie, d’une tristesse irrémédiable, infinie. Et puis une voix, fraiche, lisse, à la tenue et à la technique parfaite, qui immédiatement EST Lulu, celle d’Anna Prohaska, jeune soprano en troupe à Berlin, qu’Abbado veut en Lulu. Abbado la veut tellement qu’il fait, pour elle un bis, le « Ach ich fühl’s » de la Flûte enchantée. Mis en perspective avec la musique de Berg, la musique de Mozart sonne là aussi dans sa tristesse déchirante. Un moment d’exception, chanté avec une douceur et une profondeur qui étonnent.
La symphonie Pathétique, un morceau de bravoure attendu pour tout chef et tout orchestre, et pour tous les publics est abordée ensuite dans une lecture qui rappelle Mravinski, mais qui à réécouter le vieux chef russe, va encore plus loin dans l’énergie et les contrastes. Les parties les plus lyriques sont exacerbées, la lecture est écorchée, bouleversante. Puis vient le 3ème mouvement, et cette explosion d’énergie devient ivresse sonore, un océan mouvementé, ( ah ! ces cordes !! 13 contrebasses, 15 violoncelles), à tel point que le public tente d’applaudir mais Abbado ne marque même pas un silence entre le troisième et le quatrième mouvement, qu’il enchaîne et qu’il rend lui aussi  renversant de profondeur, d’amertume, de douloureuse humanité. Je cherche à exprimer par des mots, que je sens bien faibles, bien vides, cette impression de plénitude qui saisit le spectateur. A la fin, sourires rassasiés, comblés par Abbado et cet orchestre magnifique plein  d’énergie, plein de « futur », d’enthousiasme, d’engagement et surtout impeccable machine à faire de la très grande musique (un ami me disait en plaisantant, « c’était bien Berlin, hein ? »), tout le public jusqu’aux quatrièmes galeries bondit littéralement  pour une « standing ovation » délirante.

Oui, il faut aller à Lucerne, pour vivre ces moments de pur  bonheur stendhalien. Une fois de plus, l’incroyable jeune homme de 76 ans a transformé un concert en moment, en moment de pure joie, pour lequel il vaut la peine de vivre.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner, mise en scène Günter KRÄMER à l’Opéra Bastille (16 mars 2010)

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L’entreprise était une nécessité. L’Opéra de Paris, la plus grande maison d’opéra du monde avec ses deux énormes salles,  n’avait plus à son répertoire depuis des lustres une production de l’Anneau du Nibelung (le “Ring”). C’est au Châtelet (Bob Wilson) et au Théâtre des Champs Elysées (Mesguich) qu’on doit les dernières productions présentées, et mieux encore, à l’Opéra de Paris, la dernière tentative, qui remonte à 1976,- une production hardie de Peter Stein et Klaus Michael Grüber- avait avorté après “La Walkyrie”, pour cause économique (Problème des coûts de production soulevé par un audit-vengeance de Giscard suite à une grève survenue lors d’une soirée dédiée “aux français méritants”  ). Hugues Gall avait d’autres priorités, Gérard Mortier n’avait pas osé, ou pas envie.(1)
Nicolas Joel l’a enfin programmé, et c’est donc un projet qui se justifie, d’autant que tous les théâtres se mettent en ordre de marche pour 2013, année du bicentenaire de Richard Wagner. La Scala commence aussi cette année, le MET l’an prochain. Vienne, Londres, Florence et Valence ont déjà leur production en boite.
Quels sont les enjeux d’un “Ring”? Paradoxalement, pour une grande maison, ils sont évidemment musicaux, mais peut-être pas  prioritairement . En effet, la plupart des maisons d’opéra cherchent naturellement à proposer une interprétation de grande tenue avec des chanteurs de qualité et un chef de prestige (Pappano, Levine, Welser-Möst, Barenboim). La rareté des représentations, des reprises, font qu’un “Ring” est toujours un événement, c’est bien le cas cette année qui voit la ruée des spectateurs sur les représentations de l’Opéra Bastille. Pour une maison d’Opéra, l’enjeu du Ring, et notamment depuis celui de Chéreau à Bayreuth, réside sans doute plus dans la mise en scène, qui devient un emblème des choix artistiques, et qui va marquer les esprits, notamment par l’intérêt des médias. Le MET par exemple investit beaucoup dans le choix de Robert Lepage, La Scala aussi en misant sur Guy Cassiers, choix très novateur. En confiant la réalisation à Günter Krämer, Nicolas Joel fait le choix d’un grand professionnel pas vraiment inventif ni original, et celui d’une lecture conforme à la tradition allemande , suffisamment moderne pour être dans l’air du temps et suffisamment sage pour pouvoir durer sans trop choquer, le choix du répertoire plutôt que du coup médiatique, c’est le choix de la sécurité. En faisant de cet Or du Rhin, la première production dirigée ès qualités par le nouveau directeur musical Philippe Jordan, il en fait aussi un moment très symbolique de la vie de l’orchestre.

Malheureusement c’est raté. Le résultat tape en dessous de tout ce qu’on pouvait souhaiter. Si les trois autres journées valent le prologue, cela nous promet de longs moments d’ennui. Le spectacle ne tient que par la direction musicale, précise, fouillée, très analytique, trop même car elle manque quelquefois de tension. Peut-on en tenir rigueur au chef quand on voit ce qui se passe sur scène ?…Philippe Jordan a fait preuve de sa rigueur habituelle dans la lecture de la partition, et l’orchestre le suit, avec une concentration qu’on ne lui connaît pas toujours. Il lui manque un soupçon de fantaisie, un soupçon de dramatisme, mais l’ensemble est vraiment appréciable, sinon remarquable.

La distribution réunie par Nicolas Joel est globalement décevante. Certes, Falk Struckmann est un Wotan de haut niveau, doué d’une diction parfaite, d’une voix encore sonore, d’un timbre de qualité. Mais il ne campe pas un personnage intéressant, dominant comme il doit l’être dans le prologue. Sophie Koch est une Fricka de très grande qualité, sans être aussi intense que dans Brangäne par exemple, Kim Begley s’en tire avec tous les honneurs dans Loge, c’est sans doute le meilleur de la compagnie, avec Iain Paterson dans Fasolt et la Erda de Qiu Lin Zhang  dont l’intervention cependant est bien mal réglée par le metteur en scène. Mais aucun n’est vraiment exceptionnel.
En revanche Peter Sidhom est un Alberich  bien pâle (comme le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), au moins dans la première partie, quasiment inexistant dans la première scène avec les filles du Rhin (un comble!), cela s’améliore cependant dans la scène de Nibelheim. Froh (Marcel Reijans) et Donner (Samuel Youn) sont traités par la mise en scène comme des comparses, et vocalement cela ne vaut guère beaucoup mieux. Freia est notoirement insuffisante (Ann Petersen), pas de volume, voix stridente et courte. Et les filles du Rhin restent assez moyennes, voire insuffisantes (Daniela Sindham en Wellgunde).
Quand on pense à la distribution rassemblée par Liebermann en 1976 (Sir Georg Solti, Adam, Ludwig, Dernesch, Mazura, tear, Finnilä), on reste sur sa faim.
Quand on pense aussi à la mise en scène de Peter Stein, qui avait si intelligemment utilisé l’espace de la scène de Garnier pour en faire un Univers, on se dit que le travail de Günter Krämer est un vrai recul, même par rapport à cette production de 34 ans plus ancienne. D’ailleurs, on aurait pu voir son spectacle il y a dix ans, vingt ans, trente ans tant il est déjà vieux, après quatre représentations. Tous les poncifs des 30 dernières années y sont servis, y compris les géants en ouvriers avec drapeaux rouges qui hurlent de la salle. Aucune direction d’acteurs (ils n’ont rien à faire pendant de longs moments sinon être là), des incohérences (entrée de Freia),  les scènes centrales (Les dieux, Nibelheim)  d’un ennui mortel: il ne s’y passe rien, les chanteurs sont livrés à eux mêmes ou platrés dans l’immobilité. Aucun travail sur les rapports des personnages entre eux, qui vivent une sorte d’existence cloisonnée, aucune lecture vraiment claire: l’allusion à Germania, le rêve architectural des nazis, est comme plaquée, et son absence n’enlèverait rien de fondamental à l’ensemble. Nibelheim est marquée au centre par une sorte de pendule (coupe-pizza géant a dit fort justement Renaud Machart dans “Le Monde”) qui taille l’or et les solutions des scènes de transformation (Dragon, Grenouille) a priori intéressantes, tournent court. Le Walhalla est une sorte l’Echelle de Jacob immense gravie comme les gradins de l’Olympia Stadion de Berlin par des athlètes en blanc “Riefenstahl”. Esthétiquement, cela ne vaut pas non plus tripette. Globe terrestre qui rappelle de très loin  la coupole actuelle du Reichstag pour le séjour des dieux, des solutions scéniques lourdes, qui nécessitent des machinistes a vue: on sait – c’est suffisamment souligné- que nous sommes au théâtre. Les mouvements des figurants, des machinistes, le miroir qui renvoie la salle ou les cintres, tout cela est archi déjà vu et ne donne pas grand sens à l’ensemble. Seuls le lever de rideau et la scène des filles du Rhin sont assez frappants et procèdent d’une bonne idée (des mains rouges qui remuent comme des animaux au fond des flots). . Ne parlons pas des costumes de Falk Bauer, hideux; quant aux décors de Jürgen Bachmann, ils sont sans intérêt. Bref, tout cela est une proposition faible qui ne fait qu’ accompagner ou illustrer (mal) l’histoire dont au fond, rien ne nous est dit. Il résulte qu’il est impossible d’y voir une ligne claire, un propos. Je préfère de loin Otto Schenk au MET, au moins, le parti pris “traditionnel” est assumé. On a ici une fausse modernité, qui n’apporte rien à la compréhension ni du texte ni de l’œuvre.

Allez, chers amis, replongez- vous dans vos DVD et revoyez Chéreau, ou même Schenk, cela vous évitera de perdre du temps en baillant à ces représentations qui laissent mal augurer de la suite. Dommage, vraiment dommage, quand on pense à l’investissement que représente un Ring: c’est une occasion ratée, et c’est vraiment regrettable pour Philippe Jordan qui défend vaillamment la musique de Wagner.

(1) Pendant l’interrègne de Bernard Lefort en 1971-1972, avant l’arrivée de Liebermann, avait été présentée une production de “Die Walküre”.