LE BAL DES MURÈNES

Une première polémique aussi inutile que ridicule marque le début de mandat d’Alexander Neef.

Ouf !
Ça nous manquait. Après quatre mois d’exercice, Alexander Neef a dû faire face à sa première polémique : les murènes sont sorties de leur trou pour mordre. Encore faudrait-il qu’il y ait de quoi mordre.
Le nouveau Directeur Général de l’Opéra de Paris allait faire disparaître rien moins que la plupart des grands ballets classiques, les faire sortir du répertoire. On reste un peu interdit devant l’imbécillité de l’affirmation, de la petitesse du débat, et du ridicule de la polémique.
Tout est né d’un article du Monde du 25 décembre dernier intitulé « A l’Opéra, la diversité entre en scène » signé Elise Karlin, à propos d’un manifeste qui a circulé parmi le personnel de l’Opéra et « qui s’interroge sur la prise en compte de la diversité dans leur institution ».

La polémique portait-elle sur cette question ? Pas au départ, car le bon peuple des murènes a été mis en fureur par une phrase à la mise en page maladroite (dans un article qui ne l’est pas moins) que nous publions ici : « Une révolution qui touche au cœur d’un patrimoine toujours marqué par les choix esthétiques de Rudolf Noureev, directeur de la danse de l’Opéra de Paris de 1983 à 1989 – La Bayadère, Le Lac des cygnes, Casse-Noisette« Certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire, confirme Alexander Neef. Mais ça ne suffira pas. Supprimer ne sert à rien si on ne tire pas les leçons de l’histoire. Pour réussir une rénovation profonde, pour que dans dix ans, les minorités soient mieux représentées à l’Opéra, il fallait une vraie réflexion. Je l’ai confiée à des personnalités extérieures dans un souci d’objectivité accrue, d’une plus grande liberté de parole. » »

Il n’en fallait pas plus pour que les murènes sortent mordre : comment ? le Ballet de l’Opéra de Paris, l’une des institutions historiques de notre patrimoine culturel, au sein de laquelle est né le ballet classique (avant de se laisser supplanter par les Français installés en Russie : Marius Petipa est marseillais…), et qui aime à se présenter comme l’une des institutions de danse académique les plus importantes au monde allait supprimer de son répertoire les grands ballets du répertoire, La Bayadère, Le Lac des Cygnes, Casse-Noisette, etc. !!!
Cette polémique n’est pas seulement l’œuvre d’illuminés ou de balletomanes excités, mais elle a été relayée par une certaine droite, pas vraiment modérée, ténors (ou sopranos) de l’extrême droite, mais aussi par la presse de haut (ca)niveau, ou par une gauche indigéniste pas vraiment mieux informée ni mieux intentionnée…
Voici le titre de « Valeurs (?) actuelles » : « A l’Opéra de Paris, des œuvres classiques comme “Le Lac des Cygnes” ou “Casse-Noisette” vont disparaître pour faire de la place aux “minorités” ».
Où l’on voit comment on ment, comment on pratique l’amalgame et comment on pourrit le débat. Il est vrai que mensonge et mauvaise foi sont les mamelles de ces politiques boueuses et de la presse-poubelle mais aussi de polémistes vantant (selon l’expression d’Isabelle Barbéris dans Le Figaro) “un académisme anticulturel décomplexé, qui transforme l’art – patrimoine et création – en ingénierie sociale”.
L’équation était posée : les minorités imposaient leur diktat au directeur de l’Opéra. Voilà qui cache évidemment le racisme ordinaire, celui qu’on maquille sous le nom de tradition, d’histoire, de pratiques prétendument immémoriales…

Comme souvent avec le caniveau, il vaut mieux sauter par-dessus la boue et revenir à la raison.

D’abord, lisons bien, c’est l’auteur de l’article qui met en cause les chorégraphies de Noureev, pas Alexander Neef. Ensuite, il y a fort à parier que la « sortie du répertoire » vise plus des productions ou des chorégraphies qui ne correspondent peut-être plus aux canons du temps que les œuvres en elles-mêmes, qui sont par ailleurs les tiroirs caisse de la maison. On s’imagine l’Opéra de Paris, avec le déficit accumulé dont on a tant parlé, se tirer la balle dans le pied en retirant du répertoire des titres qui font le plein dans la maison ? C’est simplement impensable.
On s’imagine une grande troupe de ballet internationalement reconnue, retirer de son répertoire Le Lac des Cygnes qui est, à l’instar de Carmen pour l’opéra, le titre de ballet le plus représenté au monde ? C’est simplement impensable.
Et donc les murènes peuvent rentrer dans leur trou, expédier leurs affaires puantes et nous foutre la paix.

Ceci posé, essayons de considérer l’objet du débat :

Quelques remarques préliminaires.
D’abord, une observation qui concerne cette fois le ballet, mais qu’on rencontre aussi ailleurs au vu des confusions et les erreurs historiques en la matière. Il y aurait beaucoup à dire sur un discours prétendument progressiste mais totalement inculte, passant sous silence ou ignorant que ces ballets n’ont été créés ni sous la IIIème République colonialiste ni dans l’Amérique esclavagiste mais dans la Russie impériale… et mélangeant tout (codes théâtraux et ce que la doxa assimile à du « blackface », dénué de tout sens au cas d’espèce). Rien de nouveau sous le soleil : la propagande, de tous horizons, se nourrit de l’ignorance.

Ensuite, on le sait, il y a dans le ballet académique une longue tradition de reproductions de chorégraphies plus que centenaires, plus ou moins adaptées, réadaptées, modifiées, corrigées au fil du temps, mais avec des codes très précis. Pour peu qu’on soit un peu attentif, on lit souvent « Chorégraphie de X, adaptée de la chorégraphie originale de Marius Petipa ». La Bayadère est l’exemple même de ballet multiforme, adapté au fil du temps, restructuré plus ou moins profondément (3 / 4 actes, destruction du temple ou non, ajout de variations telles que celles de l’Idole dorée, évolutions d’autres, bref, une œuvre vivante !).
On le sait aussi, les productions restent longtemps dans le répertoire, déjà une quarantaine d’années pour celles de Noureev. Et au Bolchoï, la dernière chorégraphie du Lac des Cygnes de Youri Grigorovitch remonte à 2001, la précédente de 1969… vénérables.
Une chorégraphie classique implique un corps de ballet, plusieurs solistes devant tous l’apprendre et la danser, et il serait impensable de changer aussi vite qu’une production d’opéra. C’est même le contraire, plus elle est dansée, et plus elle prend forme, plus elle entre dans les veines et l’ADN d’un corps de ballet. Elle se bonifie en vieillissant en quelque sorte.
Il est vrai d’un autre côté que ces chorégraphies ont été aussi créées dans un contexte différent, un monde différent, des danseurs différents et qu’elles ne peuvent être à l’infini reproduites telles quelles. C’est ce qui se pratique, y compris en Russie qui est le pays de la danse académique par excellence aujourd’hui :  le genre a traversé la Russie impériale, le stalinisme jusqu’à Poutine aujourd’hui – et peu de cas y est fait, au sein même des corps de ballet en place, à ces réflexions…
Il n’est pas interdit soit de créer une nouvelle chorégraphie (et donc sortir une production du répertoire) en tenant compte des évolutions des publics, ou au moins de modifier ou d’intervenir sur les chorégraphies existantes là où le bât blesse. Ça s’est toujours fait, et personne n’y trouve à redire, sauf les murènes. Millepied dont nous reparlerons a ainsi changé le nom de Danse des négrillons dans La Bayadère en Danse des enfants, comme le signale l’article du Monde ; il en a également fait revoir les costumes.
Enfin, se pose la question du ballet académique lui-même fondé sur la notion de code, d’homogénéité, d’effacement des individualités, notamment dans le corps de ballet. Il s’agit de gommer les différences : sans doute peut-on facilement corriger techniquement les « différences » visibles pour homogénéiser l’aspect général (l’article du Magazine du Monde le suggère), mais la question posée par le manifeste trahit un malaise plus profond qui traverse sans doute plus largement la société française que le simple Opéra de Paris, une cible facile et habituelle. En ce sens le ballet de l’Opéra est symptôme d’un mal français plus profond, d’où la ruée des politiciens d’extrême droite sur Twitter, qui n’ont cure du ballet mais qui guettent le moindre petit fait pour répandre leur venin.

Enfin, si le Ballet de l’Opéra est une compagnie historique de grande tradition, ces dernières années elle n’est pas apparue comme affichant prioritairement le grand répertoire « classique ». Les grands ballets sont sortis des magasins au moment des Fêtes pour faire rentrer l’argent, mais – nous l’avons écrit dans un article dans Wanderersite – il n’y a pas de véritable réflexion sur le répertoire de cette institution, qui ne fonctionne d’ailleurs pas sur cette logique (ce qui fait la singularité du Ballet de l’Opéra, c’est l’École, le style, mais cela n’est pas et n’a jamais été un répertoire). Pourtant, en laissant entendre qu’il ne supprimerait pas les chorégraphies « Noureev », Alexander Neef semble d’une certaine manière renoncer à toute réflexion patrimoniale : les ballets « de Noureev » ne sont pas plus que d’autres inscrits dans le marbre, et certaines productions pourraient être remplacées (je pense à Cendrillon par exemple)… Y voir l’alpha et l’oméga de la danse académique et du « répertoire », c’est pour le moins discutable…
De toute manière cette polémique sur la suppression du « grand » répertoire est presque sans objet, puisque ce « grand » répertoire, tout en existant sur le papier n’est pas massivement présent dans la programmation.

Alexander Neef a fait les frais d’une polémique qui l’a visiblement surpris (il n’est pas au bout de ses surprises en la matière) et à laquelle il n’a peut-être pas répondu avec l’adresse voulue, en se laissant entraîner là où il était inutile d’aller. Et faisant publier un correctif maladroit sur Twitter, l’outil de ses contradicteurs[1], il a sans doute fait une erreur sans parvenir à dissiper les doutes sur ce qu’il convient d’appeler une forme de « cancel culture » . On ne répond pas aux poubelles, on les jette.

Il y a cependant plusieurs points à relever, qui permettent de replacer le débat où tout le monde est un peu instrumentalisé, dans des rails plus complexes et peut-être plus conformes à la réalité.

–       D’abord, vision optimiste, les chanteurs noirs à l’opéra ne font plus frémir quiconque, alors que Marian Anderson en son temps quand elle a chanté au MET à l’invitation de Rudolf Bing, et Grace Bumbry à Bayreuth à celle de Wieland Wagner, ont essuyé aussi les insultes racistes (ce virus-là ne disparaît pas) … En 1978 en revanche, quand Simon Estes a chanté le Hollandais à Bayreuth, il a triomphé et personne n’a hurlé… Le temps fait son office.
Le monde du ballet classique est peut-être plus conservateur et plus fossilisé que celui du lyrique (!) mais l’existence même de ce débat montre que les choses bougent et que la « norme » va forcément évoluer, au profit de tous. Le monde du ballet n’a du reste pas attendu cette polémique pour voir des artistes « racisés » devenir des artistes de légende. Il reste que dans le débat parisien c’est la question d’un racisme systémique qui est posé par les danseurs métis du ballet, notamment dans les recrutements. Mais leur présence dans le ballet ne contredit elle pas l’argument ?

–       Benjamin Millepied quand il était Directeur du ballet de l’Opéra de Paris il y a cinq ans a posé le problème, d’une manière nette, et ouverte, et juste, mais les « bons » esprits, les Trissotins (trisautins, on parle de ballet…), le petit monde accroché à une fausse tradition comme l’arapède au rocher, ont violemment réagi. Millepied lançait une réflexion. C’était insupportable à Paris à l’époque : ça l’est visiblement moins aujourd’hui : cela veut dire que cinq ans ont été perdus à cause de fossiles. Et Millepied est parti…
L’article du Monde très prudent (ou prude) en la matière laisse entendre que Millepied a heurté la petite communauté craignant une « ségrégation positive » (en l’occurrence il faudrait dire « discrimination positive ».  Et discrimination positive implique son corollaire, les quotas, qui heurte les principes républicains et fleure bon un parfum « américain ».

–       Il faut signaler qu’un certain nombre de Compagnies de ballet internationalement reconnues affichent des ballets du répertoire classique sans problèmes de diversité, comme le Royal Ballet de Londres, sans doute l’une des compagnies européennes les plus prestigieuses au monde, bien plus que le Ballet de l’Opéra de Paris aujourd’hui. Il conviendrait sans doute à Paris de faire sa mue comme les autres.

–       La question de l’accès des danseurs issus de la diversité doit aussi être élargie à l’aune du public : déclarer qu’il faut que des élèves issus de la diversité accèdent à l’école de danse de l’Opéra ne coûte rien et fait de l’effet pour la com. Mais il n’y a pas plus de spectateurs « issus de la diversité » dans le public de l’opéra. La question n’est donc pas celle de la diversité de la couleur de peau, mais bien plus celle de la diversité sociale, et plus largement celle du public qui fréquente l’Opéra. Quelle proportion du public d’opéra et de ballet dans celui de la musique dans tous ses styles en général ? Et quelle proportion d’amateurs de ballet classique dans le public de la danse contemporaine (assez divers, celui-là) : j’ai pu constater combien ces publics s’ignorent. Pourquoi le public des « diversités » serait-il pointé quand le phénomène est général. On a vu le débat autour des Indes Galantes de Clément Cogitore qui d’une manière discutable ou non posait la question de la conformité au monde de l’opéra, imposant le Hip Hop sur la scène, avec un accueil triomphal du public qui frissonnait à peu de frais.
Par ailleurs le public d’opéra et de ballet classique est déjà un public de niche, on peut comprendre que le public « issu de la diversité » soit encore moins représenté, une niche dans la niche, la minorité de la minorité. Or, on le vérifie en sport, les vocations naissent de la popularité. Pour que le public (et donc les vocations et les artistes) s’élargisse, il faut alors poser le problème en ces termes : que faire pour sortir le ballet académique de sa niche ? Et quid de la survie du ballet « académique » ?

–       C’est un phénomène bien connu que celui de la citadelle assiégée ; on en est sans doute là. On s’accroche à la tradition, aux habitudes, parce qu’on a peur de mourir. La question est fondamentale, y compris d’ailleurs dans le lyrique. Mais je vois aussi dans le résultat du manifeste (300 signatures sur 1500) non pas forcément une lecture « raciste » mais de l’indifférence, ou de la prudence eu égard à la situation difficile de l’institution et la volonté de ne pas en rajouter encore une couche au moment où un nouveau directeur prend ses fonctions.

–       Enfin le ballet comme l’opéra sont des arts issus de l’histoire de la culture occidentale : et certains cherchent de manière erronée à « raciser » cette constatation en soi objective. Cela ne signifie pas qu’ils soient des arts de blancs. Pas plus que le jazz est un art de noirs. Il y a une pleine légitimité à ce que chacun, quelle que soit sa couleur de peau ou ses origines puisse intégrer une compagnie de ballet ou une distribution d’opéra, car la seule question importante, c’est aller chercher les talents là où ils sont : le talent n’a pas de couleur, en art comme en sport (la question est la même en sport), même si les arts et les sports ont une histoire que certains, hélas paient aujourd’hui.
L’art n’appartient à personne, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne et quels que soient les genres artistiques : il n’y pas de genres artistiques « identitaires », que l’on défendrait comme un bastion culturel, pas plus que des genres « blancs » ou « noirs » ou « jaunes », comme le voudraient les indigénistes.

Enfin, avant d’en terminer, juste une petite remarque : pendant qu’une fois de plus on polémique à Paris, ailleurs on danse, à Nice qui devait proposer un Don Quichotte de très belle facture, visible faut de mieux sur YouTube, à Toulouse on rend hommage à Noureev, toujours sur YouTube et à Bordeaux on propose la Sylphide en direct le 31 décembre à 15h (mais on vient d’apprendre que c’est annulé pour cause de Covid). Trois compagnies qui ont (ou ont eu) un directeur qui a dansé sous Noureev et tous trois magnifiques danseurs et « non -blancs » (ou considérés comme tels): Eric Vu-An à Nice, Kader Belarbi à Toulouse et Charles Jude qui fut directeur du ballet à Bordeaux jusqu’en 2017.

Comme on le voit, cette minable polémique cache en réalité une forêt bien plus touffue : celle de la survie d’un genre, à quel prix, comment, avec quel répertoire, sachant que le Ballet de l’Opéra de Paris n’a pas encore résolu la question, parce qu’il ne l’a pas posée. Une fois de plus se confrontent le simplisme réducteur et vomitif, et la réalité du monde, qui est complexité.

[1] Rappelons les termes des deux tweets qui répondent à la polémique :
Tweet 1 : L’Opéra de Paris souhaite clarifier un passage de l’article
@lemonde_M et rassurer ses spectateurs : il n’a jamais été question de supprimer les œuvres de Noureev du répertoire. Il s’agit d’une juxtaposition malencontreuse. ½

Tweet 2 : L’affirmation d’Alexander Neef, selon laquelle supprimer des œuvres du répertoire n’est pas une fin en soi s’il n’y a pas de réflexion parallèle sur la présence de la diversité sur scène et dans le public, commence en effet après les titres des ballets de Noureev. 2/2

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LA NOUVELLE SAISON

Les choses changent l’Opéra de Paris, à commencer par le logo, très discrètement redessiné, un des logos les plus anciens puisque c’est celui inauguré par Liebermann en 1973…42 ans de bons et loyaux services valaient bien une légère modification non de l’esprit mais du trait. Une manière de s’inscrire dans la continuité mais aussi dans l’évolution et le changement. Un logo “Liebermannien” mais doucement “Lissnérisé”.

Tout le monde désormais connaît la saison prochaine à Paris, et mille excuses au lecteur qui va devoir subir de nouveau un descriptif de ce qu’il connaît déjà.

J’ai évidemment lu les commentaires extasiés sur la saison de Paris l’an prochain. Extase ? On n’ira pas jusque là. Simplement, après les années de médiocrité que nous venons de vivre, voilà enfin une saison qui ressemble à celle d’une maison internationale de type Covent Garden ou MET, une saison équilibrée avec son lot de grand noms, de mises en scène sages et d’autres à faire frémir le bourgeois: vous rendez-vous compte, Calixto Bieito, qui écume les scènes suisses, allemandes, espagnoles, voire italiennes depuis une bonne quinzaine d’années arrive à Paris au printemps dans une œuvre non de répertoire il est vrai, mais dans Lear, de Reimann, une œuvre contemporaine âgée de 37 ans (1978, Munich avec Dietrich Fischer-Dieskau et Julia Varady), créée, incroyable mais vrai, à l’Opéra de Paris en 1982 dans une production de Jacques Lassalle, évidemment jamais reprise depuis (ouf! on a eu peur) : qui s’en étonnerait ?
Lissner fait ainsi coup double, il fait une nouvelle production d‘une œuvre qui en Allemagne est désormais jouée régulièrement, montrant que l’Opéra est à l’écoute de la modernité, et il appelle Bieito, pour faire buzz et attirer le public qui peut-être trouvera un argument pour venir.
C’est à peu près la même opération avec Moses und Aaron de Schönberg en début de saison, confié à Romeo Castellucci. Moses und Aaron, parangon de la modernité, est créé en 1957 à Zürich, en version scénique,  en 1954 à Hambourg en version de concert, et composé entre 1930 et 1932, inachevé. Créé à l’opéra de Paris en septembre 1973, par Georg Solti, dans une mise en scène de Raymond Gérôme et dans une version française d’Antoine Goléa, et jamais repris depuis… : qui s’en souvient ? Tout le monde se souvient des Nozze di Figaro à Versailles, personne de Moïse et Aaron

Ainsi, deux œuvres déjà au répertoire de Paris, jamais reprises depuis la création à Paris, vont illustrer la modernité, par la mise en scène (Bieito qui fera frémir, et Castellucci qui fera méditer le public ou le  plongera dans des abimes de perplexité…), et par la musique, car on sait bien que la  musique contemporaine commence pour certains autour de 1935, voire un peu avant…
Lissner place ses metteurs en scène les plus « novateurs » ou les plus « scandaleux » sur des œuvres sans enjeu pour le public : imaginez-vous une Butterfly par Castellucci et un Verdi par Bieito comme il en a fait ailleurs ? Combien de crises cardiaques dans la salle…Lissner espère ainsi remplir la salle d’une manière plus assurée qu’avec un Lassalle (production sage et triste dans mes vagues souvenirs) ou un Raymond Gérôme (production tombée dans les oubliettes de l’histoire), sans forcément créer le scandale que cela créerait sur du grand répertoire.
C’est là un élément de la méthode Lissner : créer des opportunités, réveiller des intérêts et afficher un soi disant risque, alors qu’il ne risque strictement rien vu que Castellucci est désormais une gloire consacrée et que Bieito a derrière lui toute sa carrière.
Mais en même temps, Lissner sait créer l’événement : Moses und Aaron, c’est la première nouvelle production de cette saison, en coproduction avec Madrid, c’est la création en langue originale à Paris, avec une qualité musicale affichée: Philippe Jordan assume la direction musicale du Schönberg et Thomas Johannes Mayer sera Moses, John Graham-Hall Aron. belle, très belle affiche.

Si l’on regarde les nouvelles productions affichées d’emblée : Le Château de Barbe-Bleue, de Bartók, et La voix humaine de Poulenc (Mise en scène : Krzysztof Warlikowski qui revient à Paris d’où il avait été ostracisé, son Parsifal a même été détruit – c…ie quand tu nous tiens…) dans un spectacle dirigé par Esa-Pekka Salonen (nov-déc) avec Johannes-Martin Kränzle et Ekaterina Gubanova pour le Bartók et Barbara Hannigan pour La Voix Humaine, ce qui nous promet un one woman show dont elle a le secret. Voilà une affiche, musicale et scénique, qui fera courir.

Enfin, dernière nouvelle production (Décembre) des premières proposées dans la saison, est l’inauguration d’un cycle Berlioz, une Damnation de Faust, confiée à Alvis Hermanis (gageons qu’il ne fera pas frémir, mais que ce sera propre et léché), et surtout, avec Jonas Kaufmann, de retour à Paris, et qui revient à des amours embrassées en 2004 à Genève où il avait fait sensation (dans une belle production d’Olivier Py) qui alterne, excusez du peu, avec Brian Hymel (il vaudra aussi le voyage) et avec le Mephisto de Bryn Terfel et la Marguerite de Sophie Koch, le tout sous la direction de Philippe Jordan.
Dès le début, la couleur est affichée avec des spectacles sans doute forts, qui valent le déplacement, et qui alternent avec des reprises alimentaires du répertoire : Madama Butterfly, avec Oksana Dyka, qu’il faudra subir, mais qui alternera avec la plus adaptée Ermonela Jaho, le tout dirigé par Daniele Rustioni, dont ce sera la première apparition à Paris, un Don Giovanni passe-partout dans la mise en scène de Michael Haneke, désormais classique et rebattue, mais avec le très bon Patrick Lange dans la fosse, L’Elisir d’amore, (avec Alagna et Kurzak , dirigé par Donato Renzetti) et à Garnier Platée dans la production bien connue de Laurent Pelly, et Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre-Grenoble (encore Grenoble ?) et une bonne distribution, ce qui garantit l’affluence.
Enfin, concession à l’opéra contemporain, une petite forme pour les enfants affichée à l’Amphithéâtre de Bastille, mais mise en scène par Katie Mitchell, Vol retour (The way back home), de Joanna Lee, en coproduction avec l’ENO, et en création française avec les solistes de l’atelier lyrique de l’Opéra (devenu Académie : référence à l’académie créée à Aix par Lissner)…
À partir de janvier, la programmation revient à des standards plus conforme aux goûts traditionnels du public, mais avec des atouts musicaux intéressants, à commencer par un Werther (janvier-février) dirigé par Alain Lombard (un revenant…) affichant non plus le couple Koch/Kaufmann, utilisé pour Damnation, mais un nouveau couple à mettre sous la dent du public pour cette production déjà ancienne (Benoît Jacquot, élégance et tranquillité), Piotr Beczala et Elina Garanca: on verra donc cette année l’ensemble des têtes d’affiche qui se partagent « l’opéra international tour » et l’excellent Stéphane Degout dans Albert.
Robert Carsen, l’opéra sans scandale et le plaisir sans peur, reviendra pour Capriccio de Richard Strauss dirigé par Ingo Metzmacher (jan-fév), qui arrive dans la fosse de l’opéra (ça c’est plutôt intéressant), avec la très correcte Adrianne Pieczonka dans Madeleine, bien entourée par Wolfgang Koch, Benjamin Bernheim, Lauri Vasar, Lars Woldt et Daniela Sindram.
Les choses sérieuses en matière de standards commenceront fin janvier jusque mi-mars avec Il Trovatore en coproduction avec Amsterdam, mis en scène par Alex Ollé de la Fura dels Baus, dirigé par Daniele Callegari (bon…), mais avec Anna Netrebko, puis Hui Hé, Marcelo Alvarez puis Fabio Sartori en Manrico, en Luna Ludovic Tézier (à ne manquer sous aucun prétexte) puis Vitaliy Bilyy,  Ekaterina Semenchuk puis Ekaterina Gubanova en Azucena. On se battra entre le 28 janvier et le 15 février pour avoir ensemble Ludovic Tézier et Anna Netrebko. Pour les ténors et les mezzos, c’est au choix ou au goût. Sur la même période, l’opéra affiche une reprise de Il barbiere di Siviglia dans la mise en scène de Damiano Michieletto sous la direction du jeune chef Giacomo Sagripanti, dont on fait grand cas en Italie, avec des chanteurs consommés comme Lawrence Brownlee (Almaviva) et Ildar Abdrazakov (Basilio) ou Nicola Alaimo (Bartolo) en lançant des nouveaux noms moins connus, comme Alessio Arduini (Figaro) en troupe à Vienne actuellement, ou Pretty Yende, la jeune sud-africaine de 30 ans qui a gagné le concours Operalia en 2011. Un Barbier exploratoire en quelque sorte…
Moins exploratoires en mars 2016, Die Meistersinger von Nürnberg, dans la mise en scène de Stefan Herheim déjà vue à Salzbourg, qu’on espère plus convaincante dans sa reprise parisienne, sous la direction du maestro di casa Philippe Jordan, dans une distribution qui sort des sentiers battus dans cette œuvre, et c’est heureux : on y entendra Gerard Finley dans Sachs et Günther Groissböck dans Pogner, avec l’Eva de Julia Kleiter (un choix qui nous dirige vers une Eva plus fraîche que mûre), et avec Brandon Jovanovich dans Walther : c’est une voix large dont on parle beaucoup qui est proposée au public parisien. Rappelons pour mémoire que la dernière production scénique remonte à 1989 (Herbert Wernicke) et la dernière représentation de concert à 2003 (James Conlon , avec la jeune Anja Harteros). Il était temps de penser à remonter l’œuvre, que le public parisien connaît donc très mal. C’est même je crois– rendons à César..- une idée de Nicolas Joel.
En alternance à Garnier (sur tout le mois de mars et jusqu’au 1er avril) une très stimulante soirée Tchaïkovski confiée entière à la mise en scène et au décor de Dimitri Tcherniakov qui allie, comme le voulait le compositeur, l’opéra Iolanta en un acte et Casse Noisette, le célèbre ballet chorégraphié à la fois par Sidi Larbi Cherkaoui, Benjamin Millepied, Edouard Lock, Arthur Pita, et Liam Scarlett. Tant d’univers différents pour une soirée sur le conte, celui qu’on rêve en étant enfant et celui qu’on fait vivre pour masquer un secret (la cécité de Iolanta). Voilà un travail qui s‘annonce passionnant, d’autant que la distribution (Sonia Yoncheva, Alexander Tsymbaliuk, Vito Priante entre autres) et le chef commun aux deux œuvres (Alain Altinoglou) stimulent la curiosité dans ce répertoire.
Suivra sur avril et mai un Rigoletto, titre standard et tiroir-caisse s’il en fut, dans une mise en scène sans doute moins standard de Claus Guth, dirigée par Nicola Luisotti (plutôt prometteur), puis par Pier Giorgio Morandi (plutôt classique) avec deux distributions en alternance : Michele Fabiano (le ténor qui monte) et Francesco Demuro (qui monte un peu moins) en duc de Mantoue, Quinn Kelsey et Franco Vassallo en alternance dans Rigoletto. Il sera intéressant d’entendre Kelsey qu’on a entendu à Dresde, Francfort et Zurich, mais qui s’est produit essentiellement aux USA jusqu’ici. Gilda sera en alternance Olga Peretyatko et Irina Lungu, ce qui est un peu plus banal.
Mais en mai, ce Rigoletto alternera avec un Rosenkavalier dans la mise en scène désormais archi amortie de Herbert Wernicke, mais avec une distribution comme on en rêve : Anja Harteros en Maréchale sur 4 dates du 9 au 19 mai et Michaela Kaune sur les dates suivantes jusqu’au 31 mai. On sait à qui ira ma préférence, mais l’entourage vaut aussi le voyage : Daniela Sindram (Octavian), Erin Morley (Sophie) Peter Rose (Ochs) et Martin Gantner (Faninal) avec un chanteur italien de bon calibre (Fabio Sartori), le tout évidemment dirigé par Philippe Jordan.
L’année se termine par un must et deux spectacles standard pour attirer la foule : en mai et juin, le must, c’est Lear de Aribert Reimann déjà évoqué plus haut et dirigé par l’excellent Fabio Luisi, qui a dirigé au temps d’Hugues Gall à l’Opéra Norma, Turandot et Il Barbiere di Siviglia à l’époque où il faisait du répertoire partout . Les choses ont changé, il est désormais réclamé depuis qu’il a officié comme principal chef invité au MET. La mise en scène est confiée à Calixto Bieito pour son premier travail à l’opéra de Paris et l’un de ses premiers travaux en France. Il était temps…La distribution n’est pas en reste : Lear sera Bo Skhovus, un rôle qui va parfaitement à l’état actuel de la voix et à ses talents de comédien, Goneril sera Ricarda Merbeth et Cordelia Annette Dasch. Une curiosité sympathique, le Fou (Narr) sera Edda Moser, qu’on aima en Donna Anna et en Reine de la nuit aux temps de sa splendeur. Une bonne idée que de programmer Lear au Palais Garnier : 700 places de moins à remplir, mais surtout une relation un peu plus intime (si l’on peut dire) à l’espace.

Enfin la saison d’opéra se clôt sur deux standards d’été, d’abord, La Traviata dans la mise en scène très reposante (un très grand lit pour dormir) de Benoît Jacquot, avec plusieurs distributions (normal, le tiroir-caisse doit fonctionner à plein du 20 mai au 29 juin) Sonya Yoncheva et Maria Agresta (à partir du 11 juin), Bryan Hymel (jusqu’au 14 juin) et Abdellah Lasri, le jeune ténor marocain qui se compose son répertoire en troupe à Essen, une des voix les plus intéressantes de la génération montante et trois Germont l’un qui roule sa bosse (Zeljko Lučič), l’autre, Simone Piazzola, moins connu, jeune baryton vainqueur d’Operalia 2013 qui promène depuis quelque temps son Germont un peu partout. Quant au troisième, c’est un certain Placido Domingo, il chantera Germont les 17 et 20 juin.
La saison se terminera en juin-juillet par l’Aida d’Olivier Py, qui ne rajoute rien à sa gloire, sous la direction de Daniel Oren, dans une distribution correcte en alternance, Anita Rachvelishvili/Daniela Barcellona en Amneris, Sondra Radvanovski et Liudmyla Monastyrska en Aida, Aleksandrs Antonenko et Fabio Sartori en Radamès, George Gagnidze et Vitaliy Bilyy en Amonasro et un luxe, Kwanchul Youn en Ramfis. A part Sondra Radvanovski qui est une solide chanteuse verdienne et la Rachvelishvili qui est un mezzo remarquable (moins, dans ce rôle, Daniela Barcellona) le reste est du tout venant. On dirait une distribution de la période précédente. Sans intérêt donc, sinon pour le public touristique de la période.
Au total, une saison construite intelligemment : si pendant le premier trimestre (Sept-Dec) Lissner pose le paysage (Moses und Aron, Château de Barbe Bleue, Damnation de Faust) par des produits d’appel donnant la couleur du futur, il propose des pièces de répertoire (Butterfly, Elixir, Don Giovanni, Platée) pour étayer la programmation et ne pas trop effrayer. En réalité, chaque trimestre a son lot de bonnes reprises avec de très bonnes distributions (Rosenkavalier, Traviata), et de nouveautés (Trovatore, Iolanta/Casse Noisette ou Meistersinger en février-mars et Rigoletto et Lear en mai). Il y en aura pour tous les goûts et il suffit de se poser la question “ferais-je le voyage pour tel titre s’il était affiché à Munich, à Bruxelles, à Berlin plutôt qu’à Paris ?” pour que la réponse tombe, claire, évidente: oui.
Il y a par ailleurs des distributions consacrées, mais pas mal de figures nouvelles à qui on confie des grands rôles, et cela, c’est plutôt intéressant.
Ainsi, Paris redevient une salle équivalente aux autres grandes salles internationales mais à vrai dire encore un peu interchangeable. C’est déjà un premier pas. Lissner n’a pas eu à trop se fatiguer pour se différencier de son prédécesseur (à vaincre sans péril…), mais le résultat est séduisant, équilibré avec un vrai soin pour les distributions et les chefs, y compris pour les reprises.

Il reste à donner une identité « Opéra de Paris » à cette programmation. On aimerait un Don Carlos ou des Vêpres siciliennes dans leur version créée pour Paris, on aurait aimé un Trouvère (version 1857) et non un Trovatore (version 1853), voire un Meyerbeer (on attend, langue pendante, des Huguenots) ou même une reprise de La Juive de Halévy, et à l’autre bout du spectre, il manque sans doute une création. Peu de risques sont donc pris en cette première année de mandat réel (la saison actuelle est l’œuvre de Nicolas Joel), mais il y a quelque chose de nettement moins pourri au royaume de Danemark, sans nul doute, et des directions qui paraissent intéressantes. On a suffisamment soupiré ces dernières années par les non choix, les distributions grises, les chefs médiocres que l’on peut afficher une satisfaction certaine mâtinée d’espoir.
Pourvu que ça dure.[wpsr_facebook]