LUCERNE FESTIVAL 2013: Ivan FISCHER dirige LE BUDAPEST FESTIVAL ORCHESTRA le 8 SEPTEMBRE 2013 (BARTÓK – DVOŘÁK)

Iván Fischer à la tête du Budapest Festival Orchestra à Lucerne le 8 septembre © Lucerne Festival/Georg Anderhub

Ce dimanche 8 septembre est un jour béni pour le mélomane drogué à Lucerne: deux concerts de haute tenue, à 11h le Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer, à 18h30, le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Mariss Jansons. Un joli couronnement de week-end.
Le Budapest Festival Orchestra est une phalange assez jeune, 30 ans, née en 1983, qui s’ajoute au paysage musical hongrois, de grande tradition. Il y a en effet en Hongrie une grande tradition musicale, notamment depuis le 19ème siècle, une musique nationale portée notamment par Ferenc Erkel, et aussi une musique populaire portée par les communautés tziganes, qui actuellement ne sont en odeur de sainteté que dans les cafés concerts touristiques de la capitale hongroise. Les XIXème et XXème siècles sont riches de compositeurs (Erkel, Liszt, Kodály, Bartók, Ligeti, Kurtág…) et les chefs d’orchestre d’origine hongroise (ou austro-hongroise) sont légion et parmi les plus grands : Arthur Nikisch, Hans Richter, Eugène Ormandy, Fritz Reiner, Ferenc Fricsay, George Szell, Antal Doráti, Georg Solti, Sándor Végh, ou encore István Kertész, János Ferencsik, János Fürst, Zoltán Peskó, Zoltán Kocsis, et évidemment les frères Ádám et Iván Fischer actuellement les plus représentatifs de l’école hongroise. Ádám Fischer dirige le Festival Wagner de Budapest chaque printemps, avec un succès grandissant, mais n’est pas vraiment une figure actuellement favorite du régime en place, il a démissionné avec éclat de son poste de directeur de l’Opéra pour protester contre la politique mise en place par Viktor Orbán, c’est un grand chef d’opéra et un très grand wagnérien, tout sauf un routinier. Son frère Iván, plus discret, mène désormais une carrière largement internationale, mais plus symphonique que son frère, et la saison de son Budapest Festival Orchestra, qu’il a fondé en 1983, est d’une grande richesse, largement appuyée sur le Palais des Arts de Budapest, ce complexe moderne de plusieurs salles (comprenant aussi le Ludwig Múzeum, musée d’art contemporain) au bord du Danube où ont lieu les grandes manifestations musicales de la saison dont le Festival Wagner d’ Ádám Fischer et le Festival Mahler de Iván Fischer qui deviennent chacun des références. Plusieurs prix ont récompensé de récents enregistrements mahlériens du Budapest Festival Orchestra. Dans la saison 2013-14, on remarque une prépondérance du répertoire d’Europe centrale, dont Iván Fischer s’est fait une spécialité de référence, notamment Antonín Dvořák dont on entendra à Budapest cette année Rusalka (version de concert) et le Requiem, la Symphonie n°9 de Mahler, la symphonie n°9 de Bruckner. En feuilletant cette saison 2013-2014, je trouve que c’est une des saisons symphoniques les plus stimulantes d’Europe.

C’est dire que la présence à Lucerne de cet orchestre, qui a conquis ses lettres de noblesse depuis 30 ans, dans un programme Bartók/ Dvořák, ne pouvait qu’attirer le mélomane, même si la salle du KKL n’était pas complètement pleine.
Ce qui frappe d’abord, c’est le son de cette phalange, très particulier, avec des cordes splendides (grande tradition des violons hongrois et tsiganes) et des bois stupéfiants (la flûte laisse pantois), un son qui n’a rien du son « internationalisé » et interchangeable de certains orchestres de luxe, un son qui par son côté singulier, rappelle l’impression produite par la Staatskapelle de Dresde, un son à la fois plein, très charnu, avec un legato bien à lui, pas forcément fluide mais toujours très construit, très architecturé, avec une clarté stupéfiante, qui évidemment dans la salle de Lucerne sonne merveilleusement .

Danses populaires roumaines, avec les trois musiciens jouant les mélodies originales © Lucerne Festival/Georg Anderhub

La première partie du programme, dédiée à Béla Bartók, proposait d’abord les Danses populaires roumaines pour orchestre Sz.68 qui remontent pour la version pour piano à 1915, puis orchestrale à 1917. Iván Fischer a pris la parole pour présenter ces pièces de manière originale, puisqu’avant chaque danse mise en musique et orchestrée par Bartók, trois musiciens de l’orchestre, un violon, un alto, une contrebasse jouaient la danse dans sa version originale et populaire. C’était un moyen extraordinaire d’apprécier le travail d’adaptation de Bartók et le passage d’une musique populaire, un peu brute, à l’élaboration très raffinée du point de vue orchestral du compositeur. Ce sont des courtes pièces, originaires de Transylvanie (comme Bartók d’ailleurs)et de la Roumanie ex-hongroise: le titre original est danses populaires roumaines de Hongrie, mais Bartók y a renoncé lorsque la Transylvanie est devenue roumaine (en 1918). Bartók faisait une nette différence entre les musiques populaires consommées dans les villes (j’y faisais allusion plus haut), tsiganismes pour cafés ou musiciens installés qui le laissaient sceptique (du type Danses hongroises de Brahms ou Rhapsodies hongroises de Liszt) et les musiques authentiquement populaires, plus naturelles, plus brutes aussi, des mélodies à l’expression plus simple avec des choix techniques quelquefois surprenants, voire avant-gardistes sans toujours le formuler ainsi. Ainsi s’est-il dédié à la recherche d’un langage musical moins élaboré, une sorte de langue maternelle musicale non imprégnée d’une acculturation citadine ; il est parti à la recherche méthodique de mélodies populaires, par des expéditions en Hongrie, mais pas seulement, il est allé en chercher jusqu’en Afrique du nord. Vers 1913, il avait réuni plus d’un millier de mélodies et a commencé à choisir sept danses, la danse du bâton (Joc cu bâtă), le Brâul, joué sur une flûte de berger, mais aussi  la Danse de Butschum (buciumeana), jouée au violon tsigane, la polka roumaine, la danse rapide (Mărunţel) etc… Certaines danses me font d’ailleurs penser à d’autres compositeurs qui travaillent la pâte des mélodies populaires, par exemple Moussorgski (dans la troisième danse : Topogó / Pe loc). Ce qui frappe, c’est l’apparente simplicité initiale de la mélodie originale (jouée avec brio, voire virtuosité époustouflante par ces musiciens du rang) et la complexité, voire la luxuriance de l’orchestration, le choix de faire porter la mélodie par tel ou tel pupitre, de jouer sur les alternances cordes et bois, sur des différences de volume, en bref par le pouvoir de l’art, de la technique, de l’imagination, arriver à une vraie transfiguration de ces oeuvres.
J’ai eu souvent du mal avec Le Mandarin merveilleux,  la pantomime en un acte de Menyhért Lengyel qui a inspiré cette oeuvre terminée en 1924 et créée à l’opéra de Cologne en 1926. Bartók en écrit les premières esquisses dès la parution du scénario dans une revue (Nyugat) en 1917. C’est dire le temps pris pour la gestation. C’est le directeur musical de Cologne, Eugen Szenkar, qui dirige. Immense scandale, tellement immense qu’il menace(rait) l’ordre public, on parle de musique dégénérée, on invective le directeur musical, juif d’origine hongroise, en l’accusant de ne programmer que des étrangers, et on invoque ses origines…Alors, le maire de la ville prend la décision d’interdire l’oeuvre et de la retirer de la programmation. Il s’appelait Konrad Adenauer.
C’est une oeuvre que j’estime difficile, ou du moins il est difficile d’y entrer. L’ histoire se déroule au coeur d’une ville violente et agressive: trois mauvais garçons se servent d’une jeune fille comme appât pour attirer les passants, les entraîner dans une mansarde d’un faubourg de la ville et les dérober, voire les tuer. Trois victimes défilent, deux sans le sou, un vieux cavalier, un jeune homme timide, que les voyous rejettent. Arrive un  Mandarin, apparemment riche qui tout d’abord froid, de cette froideur que la jeune fille elle-même a accumulé en fréquentant les bas-fonds de la ville, mais il se laisse finalement séduire par la danse lascive de la jeune fille; les voyous l’attaquent pour le dérober, en essayant de l’assassiner, par étouffement, par le poignard, et en essayant de le pendre. Mais son désir le fait survivre à toutes ses blessures. Alors la jeune fille se débarrasse de ses complices, et alors qu’elle agissait mécaniquement, cette fois se donne vraiment à lui: ses blessures peuvent alors saigner, et il peut mourir, il s’agit d’une mort d’amour.
À Lucerne, où évidemment il n’y avait ni ballet ni pantomime, le récit s’est déroulé avec un surtitrage, un peu désordonné (c’est difficile de suivre une partition ainsi) mais tout de même, cela a permis de suivre à la fois les différents moments de l’action mais surtout de les identifier musicalement, et alors la pièce devient d’une très grande clarté, avec ses audaces, ses moments inspirés de Stravinski, son côté fortement expressionniste qui rappelle les ambiances à la Max Beckmann ou à la Otto Dix. À noter dans cette exécution  d’abord la présence du choeur (magnifique choeur de la Radio bavaroise), qu’il ajouta en 1923,  car c’est la pantomime complète qui est jouée et non la suite d’orchestre (qui, je crois, date de 1928). Cette Pantomime complète avec choeur  fut enfin reprise à la Scala…en 1942(!) et entama la carrière que l’on sait. L’interprétation du Budapest Festival Orchestra frappe d’abord par sa clarté, et je dirais presque sa retenue, ou plutôt sa tension très forte, glaciale, qui à la fois permet de suivre l’action, mais de noter clairement les moments inattendus: il s’inspire bien sûr du folklore hongrois, mais aussi de la musique arabe, en introduisant des figures, des agencements sonores inattendus et violents, avec des fortissimos aux cors stupéfiants et une utilisation des bois (notamment la clarinette, sensée représenter la jeune fille) qui laisse rêveur quand c’est un tel orchestre qui s’en empare. Bien sûr, Bartók est leur répertoire, mais interprété avec cette précision, cette étourdissante maîtrise technique, cette vibrante présence subite des personnages comme une sorte de prosopopée sonore, c’est proprement incroyable. La clarté est stupéfiante, mais aussi une certaine lenteur qui décortique les moments les plus oppressants (notamment lorsqu’apparaissent les prétendants face à la jeune fille) et une douceur momentanée qui se transforme en tension angoissante. Fischer joue de ces ambiances avec une incroyable habileté et nous implique directement dans l’histoire. Comment expliquer cet étrange sentiment? C’est certes brutal, notamment les dissonances surprennent avant de nous prendre, mais ce n’est jamais dur, c’est à la fois glacial et presque tendre: les interventions des cuivres restent presque douces, piano. Rien ne nous écrase et pourtant nous sommes totalement capturés, j’ose dire que c’est la première fois que cette oeuvre m’a saisi de cette manière. Je pense aussi que le lien avec le texte surtitré a très bien fonctionné. Les salles de concerts pourraient s’en inspirer. Un moment musical d’exception, un sommet.
Enfin, la deuxième partie était dédiée à deux oeuvres de Dvořák, la courte Legende op.59 et la Symphonie n°8:  Dvořák, autre auteur de prédilection d’Iván Fischer qui suit décidément les traces de Rafael Kubelik: il pourrait en être l’héritier.
Par leur aspect très intériorisé, peu spectaculaires, les Légendes de Dvořák pourraient être le pendant, l’antithèse des danses slaves (dont l’orchestre exécutera un bis étourdissant), d’abord pour piano (février 1881), elles furent très vite orchestrées dès la fin de 1881. Nous nous trouvons en rupture de ton avec Bartók qui illuminait la première partie. L’univers des 10 “Légendes” (de toutes petites pièces) dédiées à Hanslick est beaucoup plus introverti. Fischer choisit de jouer la Legende n°10 en si bémol, une pièce d’environ 5 minutes, avec un jeu particulier sur la couleur, sur les changements de tons et les échanges entre cor et clarinette (exemplaires), une pièce d’ambiance non dépourvue d’éloquence qui par sa retenue, nous éloigne de l’univers expressionniste de la première partie, Fischer installe ainsi l’univers de Dvořák, un univers ici un peu mystérieux, ce n’est pas une oeuvre à programme et on ne sait même pas pourquoi ce titre Légendes.
La symphonie n°8 en sol majeur, un peu moins connue que la symphonie n°9 “du nouveau monde” est une symphonie de la sérénité et de l’optimisme, composée d’août à novembre 1889, et dédiée à l’académie François-Joseph de Bohème qui l’avait appelé comme nouveau membre. Il la compose dans sa résidence estivale de Vysoká, la Villa Rusalka, ce qui explique sans doute l’importance de la nature et notamment l’intervention du chant d’oiseau à la flûte, qui est le thème principal du premier mouvement. Fischer soigne les aspects les plus bucoliques, dans une sorte d’équilibre et de retenue, sans jamais vraiment faire exploser l’orchestre: si c’est une oeuvre plus optimiste dans l’ensemble, il lui donne une couleur sérieuse, subtile, un peu surprenante même notamment dans les deux derniers mouvements. Il travaille beaucoup les systèmes d’échos sonores, dans un mouvement harmonieux plutôt concentré. Concentration est le mot qui convient à cette interprétation qui est tout sauf démonstrative, loin d’un romantisme que l’approche de la nature pourrait favoriser: ici c’est presque un peu (trop?) intériorisé, mais cette manière d’approcher l’oeuvre permet aussi de mettre en valeur chaque pupitre, de l’isoler même, notamment la flûte, vraiment extraordinaire ou les cuivres, l’enchaînement entre l’appel initial aux cuivres du quatrième mouvement et les cordes (violoncelles et altos) est à ce titre bouleversant.
Au sortir de ce concert vraiment magnifique, une certitude et un constat: la certitude, c’est que cet orchestre est exemplaire, de technique, de sûreté, avec un son vraiment singulier. Le constat c’est qu’Iván Fischer est bien connu des mélomanes assoiffés de concerts, mais peu connu du grand public. Il mène une carrière solide, mais marquée par la modestie. Or il est pour moi l’un des tout premiers chefs de notre temps, une valeur sûre bien plus fiable que d’autres chefs plus exposés médiatiquement. Il a créé et façonné son orchestre, pour aboutir à une sorte d’osmose entre geste (minimaliste)  et réponse presque intuitive des musiciens et s’y est presque exclusivement consacré. Voilà le résultat d’un travail de fond, d’une grande épaisseur, voilà un orchestre qui parle son langage, un langage original et fort. Et surtout un langage qui vous atteint, parce que l’orchestre tient un vrai discours: il y a déjà  deux semaines que ce concert s’est déroulé, et je l’ai bien encore en mémoire: et cette mémoire-là, elle est due pour l’essentiel à l’extraordinaire communication sensible qui s’est installée avec le public en ce dimanche matin, loin du spectaculaire, mais terriblement prenante.
Un seul conseil, regardez le site de l’orchestre (qui tourne souvent cependant) et identifiez dans son excellente programmation quelques concerts; vous en profiterez pour voir ou revoir Budapest, une des belles capitales d’Europe, aux prix encore très raisonnables.
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Iván Fischer à Lucerne © Lucerne Festival/Georg Anderhub

 

MC2 GRENOBLE 2012-2013: IVÁN FISCHER dirige le BUDAPEST FESTIVAL ORCHESTRA le 1er octobre 2012 avec JÓZSEF LENDVAY (BARTOK, MAHLER)

Ces trois derniers jours auront donc été hongrois. A Budapest samedi pour Hunyadi László, à Grenoble lundi pour le passage exceptionnel du Budapest Festival Orchestra sous la direction de son chef (et fondateur)  Iván Fischer (le frère d’Adam Fischer) pour un programme non moins exceptionnel, le concerto n°1 pour violon (soliste József Lendvay) de Bartók, et la Symphonie n°5 de Gustav Mahler. Il faut reconnaître que les grenoblois sont chanceux, puisque la programmation musicale de la MC2, en dehors de l’orchestre des Musiciens de Louvre Grenoble en résidence (enfin, une résidence pour ainsi dire…), comprend cette année encore une fois des concerts d’Alexandre Tharaud, de Radu Lupu, d’Isabelle Faust, mais aussi des Arts Florissants, de l’Orchestre Philharmonique de Saint Petersbourg dirigé par Temirkanov et d’autres concerts diablement stimulants: Michel Orier , directeur de la MC2 jusqu’à ces dernières semaines ( aujourd’hui directeur général de la Création artistique au Ministère dela Culture) savait programmer.
Et ce fut un magnifique concert, un de ceux dont on sort heureux. Le concerto pour violon n°1 Sz 36 de Bartók,  a été écrit en 1907-1908 en hommage à une violoniste, Stefi Geyer, dont Bartók était amoureux. Les choses ne sont pas allées pour le mieux, et Stefi Geyer qui avait reçu la partition ne la révèlera  qu’après la mort du compositeur. Le concerto sera créé par Paul Sacher en 1958 à Bâle. Il s’agit d’une sorte de portrait de la jeune fille, d’abord plutôt langoureux en première partie, et très joyeux en seconde partie (le concerto ne possède que deux parties au lieu des trois traditionnelles). Au violon ce soir un artiste exceptionnel József Lendvay, fils d’un très fameux violoniste tzigane, qui affiche une technique insolente, avec des sons époustouflants  sortis de son Stradivarius Ex Ries 1693 mis à sa disposition par la Fondation Reinhold Würth. Quelle différence avec Leonidas Kavakos il y a quelques semaines à Lucerne avec le Concertgebouw et Mariss Jansons (dans le concerto n°2 il est vrai). Là où Kavakos n’est que virtuose mais ne fait rien ressentir, on a avec Lendvay une technique incroyable, mais sentie, mais sensible, mais intériorisée. L’orchestre l’entoure avec gourmandise ( le crescendo des cordes au début est stupéfiant). Le soliste commence comme une méditation, puis peu à peu se fond avec l’orchestre, sans jamais surjouer, sans jamais prendre la pose de soliste, primus inter pares d’un orchestre qui le suit avec une délicatesse et une justesse notables.
Le deuxième mouvement, en contraste plus vif, plus acrobatique, plus gai, dessine une autre facette, plus enjouée, de la jeune Stefi. Et c’est étourdissant  de finesse et d’énergie tout ensemble. József Lendvay ressent pleinement cette musique qui puise dans la tradition tzigane, dans les racines populaires, mais il la ressent avec une étonnante sensibilité, avec un véritable engagement, et en même temps une grande modestie.
Car en réalité quel artiste! il va donner en bis un morceau tiré de la musique tzigane,

appelant un altiste, un autre violoniste, un violoncelliste et un contrebassiste, et c’est déjà époustouflant de technique, puis une étude (Kreisler? Paganini?) faite de coups d’archers à vous étourdir et de pizzicati impossibles. Oui, il a dans le sang cette tradition tzigane (vous savez, ceux qu’on appelle roms en France, et qu’on chasse de toutes parts) qui en fait un violoniste magique, parce qu’à la fois ébouriffant technicien et véritable artiste, sensitif, épidermique, qui vous tourneboule.
En seconde partie, l’orchestre attaque la trop fameuse symphonie n°5 de Mahler, composée entre 1901 et 1903, après que Mahler a failli mourir d’une hémorragie intestinale. Cinq mouvements, une marche funèbre qui essaie désormais de conjurer une mort vue de près, un second mouvement “Stürmisch bewegt” (orageux et animé) où la véhémence laisse bientôt place à un nouvel optimiste et une nouvelle énergie, un scherzo en forme de danse accompagnée par le cor joué habituellement debout, et ici à côté du chef, en soliste, le fameux adagietto, dont on dit qu’il est une déclaration d’amour à Alma, et un rondo-finale qui constitue des retrouvailles avec le bonheur.
D’abord, il faut souligner l’engagement de l’orchestre et sa qualité éminente, qui le hisse au niveau des plus grands, tous les pupitres sont remarquables, mais citons le magnifique cor de Zoltán Szöke, qui enchante tout le troisième mouvement, ou le hautbois de Victor Aviat, et surtout les cordes, époustouflantes dans leur ensemble (des pizzicati au troisième mouvement à se damner), un engagement, une énergie extraordinaires (le premier violon, Giovanni Guzzo, emmène les troupes à un train d’enfer). Iván Fischer propose une vision très énergique, très charnue, ne glissant jamais vers la sensiblerie ou la complaisance: dès le départ, on a l’impression d’un arrachement, d’un rythme qui se force à se tirer de cette mort qui sonne: c’est le premier mouvement sans doute le moins passionnant, à cause de la trompette solo, très découverte et qui n’a pas toujours convaincu (on a toujours en tête Reinhold Friedrich à Lucerne, et c’est évidemment dangereux pour les autres), mais tout le reste est extraordinaire d’énergie et d’allant, de force plus que de violence, une force qui va, déjà dans le deuxième mouvement, prenant, entraînant, bouleversant, et aussi dans le troisième à la fois dansant, presque comme une valse, et en même temps doué d’une indicible poésie.
L’adagietto est l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre, sans effet, sinon un usage très appuyé du rubato, qui donne au début l’idée d’une sorte de mouvement perpétuel, et dans l’ensemble d’une simplicité étonnante, un moment suspendu avec des cordes à se pâmer qui s’enchaîne avec ce dernier mouvement que j’adore, tant on entend l’influence sur Mahler des Maîtres Chanteurs de Wagner ,notamment au début. Ici les thèmes se succèdent avec bonheur, dont les variations sur celui de l’adagietto et on se prend à sourire, à rêver, à se laisser aller à une joie de vivre retrouvée et communicative. Chaque pupitre est mis en valeur, les contrebasses sont somptueuses, les violoncelles ivres, et tout cela crée un langoureux vertige, baudelairien. Au milieu, Iván Fischer dirige sans être démonstratif, mais toujours précis, avec une économie de gestes notables (sauf à la fin) et montre qu’il est un des grands chefs de ce temps, capable de déchainer des forces inouïes de cet orchestre magnifique, un orchestre d’exception qui gagne à être plus connu et qui désormais a sa place dans la Panthéon des Grands. Bartók lui appartient, de droit. Et Mahler qui dirigea l’Opéra de Budapest de 1888 à 1890, est aussi un peu dans les gênes de ces musiciens d’exception, dépositaires d’une très grande tradition, que nous évoquions hier à propos de l’opéra de Erkel. Le public ne s’est pas trompé, il a fallu que Fischer lui-même interrompe le public enthousiaste et survolté, qui ne cessait d’applaudir et de le rappeler en scène. Nous avons eu ce soir un Bartók d’une grande sensibilité, et un Mahler plus fulgurant que mélancolique, plus énergique que sensible deux vraies interprétations, deux immenses moments de musique.