FESTIVALS DE PÂQUES: SALZBOURG et BADEN-BADEN, QUEL INTÉRÊT? QUEL ENJEU?

Salzbourg

Dans les rues de Baden-Baden, des affiches remercient la présence depuis 5 ans des Berliner Philharmoniker durant le Festival de Pâques.
Leur départ de Salzbourg, pour des raisons essentiellement économiques après 45 ans de présence avait été vécu comme un coup de tonnerre dans le petit monde musical. C’était la mort annoncée du Festival de Pâques de Salzbourg, résidence printanière de l’orchestre depuis 1967, année de fondation par Herbert von Karajan. Il n’en a rien été puisqu’en lieu et place, la Staatskapelle de Dresde a élu ses quartiers de Printemps, sous la direction de son chef Christian Thielemann.

Ainsi donc d’un Festival de Pâques en sont nés deux, avec celui de Baden-Baden lié désormais aux Berliner Philharmoniker et celui de Salzbourg désormais résidence de la Staatskapelle de Dresde.

Ce concept pascal, inventé par Herbert von Karajan, fait florès aujourd’hui puisqu’outre ces deux manifestations, on compte aussi le Festival de la Staatsoper de Berlin (die Festtage dirigés par Daniel Barenboim), en France le tout nouveau festival de Pâques d’Aix dirigé par le violoniste Renaud Capuçon et d’autres en Europe.
Après cinq ans, il est peut-être opportun de tirer quelques leçons du départ des Berliner de Salzbourg, pour Salzbourg et pour Baden-Baden, car cela éclaire le fonctionnement du monde musical, et la situation créée, mais il est aussi important de considérer la plus-value éventuelle de la situation.
Pour cela, il convient de remonter aux temps immémoriaux et karajanesques.
Le public d’aujourd’hui (notamment les jeunes mélomanes) peut difficilement se représenter ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical (et pas seulement) dans les années 1970, lorsque j’ai commencé à fréquenter opéras et salles de concert. Karajan était une personnalité people. Ses apparitions (de plus en plus rares) sur le podium étaient des épiphanies qui agitaient le monde des mélomanes. Et à Salzbourg (été), la seule fois où j’ai réussi à voir une production de Karajan in loco (Aida, 1979), les gens qui cherchaient des places agitaient des dizaines de billets de mille Schillings (la monnaie autrichienne d’alors), soit des sommes qui pouvaient atteindre 600 ou 700 euros, en éventail sur le parvis du temple, le Festspielhaus de Salzbourg où le marché noir était chose commune.
Salzbourg Pâques était considéré comme le Festival le plus exclusif, on devait pour y accéder payer la Förderung (l’adhésion au cercle des mécènes) qui est devenue obligatoire après le retrait des soutiens de la ville de Salzbourg, quelques années après sa fondation), ce qui existe encore aujourd’hui, même si elle n’est plus une obligation ; mais le nombre de Förderer (de mécènes) a bien diminué depuis. À l’époque hors versement de ce ticket d’entrée point de salut. Les sommes paraissaient alors inaccessibles au pauvre étudiant ou au pauvre prof débutant que j’étais. Le Festival de Pâques, c’était le Festival où l’extraordinaire était l’ordinaire, le plus grand orchestre, le plus grand chef, les plus grands solistes, et chaque production était plus ou moins enregistrée. En bref, unique, ce Festival l’était effectivement, car il garantissait Karajan dans un ou deux concerts et un opéra, ce qui était exceptionnel.

Comme tout tournait autour de la personnalité du chef, lorsque celui-ci a disparu, le sort du Festival de Pâques s’est déjà posé : après deux année blanches d’interrègne, consécutives à l’entrée en immortalité du dieu musical, c’est Sir Georg Solti, maître après Dieu, qui a repris les rênes pour deux ans (Frau ohne Schatten et Falstaff) en 1992 et 1993, puis en 1994, Claudio Abbado, Chefdirigent des Berlinois, en a assumé la charge, comme Sir Simon Rattle en 2003, après Claudio Abbado.
Évidemment, le profil de ce Festival dédié à un chef, que la nomination de Sir Georg Solti, considéré alors comme le second après Dieu, pensait prolonger, n’a pas fait long feu et il est bien vite apparu que le Festival de Pâques devait rester le Festival des Berliner et de leur chef, quel qu’il soit, et vivre une vie nouvelle après la Légende dorée.
Avec Claudio Abbado, les choses ont évolué : Abbado n’a jamais aimé le culte de la personnalité et il a voulu mettre en avant des projets, et notamment les concerts Kontrapunkte, qui donnaient à l’orchestre la possibilité de jouer en formation de chambre, tradition perpétrée par Sir Simon Rattle qui n’a pas innové, mais a poursuivi la politique du prédécesseur.
Les productions d’opéra du Festival de Pâques étaient la plupart du temps coproduites par le Festival d’été, à la différence qu’elles étaient jouées à Pâques par les Berliner Philharmoniker et l’été par les Wiener Philharmoniker. Une manière de diminuer les coûts. Ce ne fut pas toujours le cas sous Abbado, même si quelques productions le furent (Boris Godunov, Tristan und Isolde), mais Claudio Abbado et Gérard Mortier n’étaient pas très proches, et Abbado a cherché des coproducteurs ailleurs, essentiellement en Italie (Elektra ou Simon Boccanegra, avec Florence), Otello (avec Turin). Parmi les productions réussies de l’ère Abbado, notons surtout le Wozzeck de Peter Stein (mais pas son Parsifal), Boris Godunov de Herbert Wernicke, sans doute la plus grande réussite, seul opéra ayant bénéficié d’une reprise à Pâques.

Sous Rattle, l’entreprise la plus notable fut le Ring, mise en scène de Stéphane Braunschweig, en coproduction avec Aix-en-Provence, notable par l’entreprise même, mais cette production oubliable a été oubliée. En revanche, le Cosi fan Tutte de K.H et Ursel  Herrmann fut un magnifique moment.
Quand les berlinois se sont éloignés (dernière année de présence, 2012) les productions scéniques du Festival ont été plutôt discutables, aussi bien le Parsifal, (2013, Michael Schultz) qu’Arabella (2014, Florentine Klepper). Cependant la belle production de Cavalleria Rusticana et Pagliacci de Philipp Stölzl, en 2015, a marqué, mais l’Otello suivant, mis en scène par Vincent Boussard en 2016, a été vite effacé. En 2017, La Walkyrie historique de 1967 recréée par Jens Killian et Vera Nemirova constitue à l’évidence une curiosité et la présence de Peter Ruzicka comme intendant, ancien Intendant du Festival de Salzbourg et compositeur connu en Allemagne, a sans doute aussi cette année motivé le Lohengrin de Sciarrino.
Il est clair que l’absence d’un chef charismatique, légende vivante comme Karajan a changé la donne de ce Festival, d’une certaine manière rentré dans le rang à la mort de son créateur, et encore plus banalisé avec le départ des berlinois.
Mais le public de ce lieu reste malgré tout fidèle. Contrairement à ce que certains pensaient, les Förderer n’ont pas fui à Baden-Baden pour suivre les berlinois, mais leur nombre la première année a même un peu augmenté par réaction à ce qui a été considéré comme une trahison.
Il ne faut pas chercher l’innovation dans des institutions qui doivent essentiellement vivre avec l’argent privé du mécénat, et les productions, quand elles ne sont pas coproduites, sont réalisées, non tant vraiment à l’économie, qu’avec des moyens allégés (cela se voit dans les matériaux utilisés) et cela vaut aussi à Baden-Baden, pour les productions ayant accompagné l’arrivée des berlinois, dans un format proche de celui de Salzbourg.

À Salzbourg, le Festival, ce sont trois concerts et deux soirées d’opéra, répétés en deux cycles de 4 jours, aux Rameaux et à Pâques (deux concerts symphoniques, un concert choral, un opéra). Format immuable depuis 1967.
À Baden-Baden, les concerts sont différents, aucun n’est répété, et il y a quatre soirées d’opéra. C’est donc un cycle continu de dix jours, avec des concerts de musique de chambre disséminés dans la ville et un opéra de chambre par des jeunes dans le ravissant théâtre de la ville.
La plupart du temps, les concerts symphoniques ont été programmés dans les saisons respectives des deux institutions (ce qui permet de répéter non in loco, mais dans leur siège d’origine, Berlin et Dresde, et l’opéra est proposé soit dans la saison du Semperoper (à Dresde) qui est la maison de la Staatskapelle, soit en version de concert dans la saison du Philharmonique de Berlin. Aux temps d’Abbado, l’opéra était proposé avant Salzbourg, ce qui permettait de longues répétitions sans coûts supplémentaires, Rattle le propose désormais après Baden-Baden.
À Baden-Baden, les productions qui ont été proposées, la plupart du temps sont aussi oubliables qu’à Salzbourg. En 2013, le Festival ouvre avec Die Zauberflöte de Robert Carsen, qui avait à moitié convaincu, mais pourtant à mon avis l’un des spectacles les meilleurs (en coproduction avec l’Opéra de Paris, qui tient là une production qui fonctionne plutôt bien) en 2014, Manon Lescaut de Puccini signée Richard Eyre n’avait pas convaincu du tout, en 2015, Der Rosenkavalier, dont la mémoire garde Anja Harteros, mais dont la mise en scène de Brigitte Fassbaender n’a pas non plus frappé les esprits est tombé dans les oubliettes. Meilleure, la production de Tristan und Isolde de Wagner mise en scène par Mariusz Treliński, en coproduction avec le MET, même si elle ne m’avait pas vraiment emporté, mais l’ensemble avait été visiblement et pensé et travaillé. Quant à Tosca dans la production de Philipp Himmelmann en 2017, c’est un spectacle problématique à tous niveaux. Le bilan musical des concerts est meilleur que le bilan artistique des opéras. Quand la production trouve un coproducteur, elle est toujours plus élaborée, quand Baden-Baden produit seul, c’est plus discutable. Tout comme à Salzbourg (qui peut cependant coproduire avec la Semperoper).

Ainsi donc, pour les deux Festivals, le bilan est mitigé. Le Festival de Pâques de Salzbourg a derrière lui une longue tradition d’excellence dans une ville incontestablement culturelle, mais n’a jamais réussi depuis la mort de Karajan à redevenir le Vatican des Festivals, encore que sous Claudio Abbado il y eut de sacrées soirées. Et le Festival de Baden-Baden a accueilli les Berliner Philharmoniker, sans recréer la curiosité ni surtout l’envie du public. Les Berliner n’ont pas entraîné à Baden-Baden le public de Salzbourg et ils ont deux publics différents, un peu plus régional à Baden-Baden, un peu plus international à Salzbourg. Mais dans les deux Festivals, la salle est très rarement complète.
En réalité, si l’on s’interroge sur la plus-value artistique des deux Festivals, force est de constater un certain désarroi : les concerts sont donnés ailleurs à des prix divisés par trois, l’opéra n’a pas vraiment en général de quoi attirer la fleur des mélomanes…Alors ?

Aucun des chefs qui ont succédé à Karajan n’ont eu la place qu’il avait dans le panorama musical : même Claudio Abbado, qui fut sans doute avec Carlos Kleiber le plus grand des trente dernières années, a toujours refusé un statut de ce type, même s’il était ardemment suivi par ses « Abbadiani Itineranti ».
Si j’interroge ma mémoire des concerts et des opéras, je retiens sans doute Boris Godunov (Abbado, Wernicke), une des productions les plus fortes et les plus marquantes des trente ou quarante dernières années, sans doute aussi un concert Beethoven avec une 7ème sans doute unique dans les annales (15 avril 2001), et quelques grands moments (Tristan und Isolde, Abbado, Grüber, Wozzeck, Abbado, Stein, Bach Matthäus Passion, Abbado/Cosi fan tutte, Rattle, Hermann/Verdi Requiem, Jansons…) Même le Parsifal d’Abbado, pourtant un moment presque historique, était sans doute plus impressionnant à Berlin qu’à Salzbourg.
Ces moments de Festival sont peut-être plus passionnants pour les concerts de musique de chambre donnés par des membres des orchestres, comme ce concert Schubert au Mozarteum avec des musiciens de la Staatskapelle Dresden et Daniil Trifonov pendant le Festival 2017, ou le concert des cuivres des Berliner Philharmoniker à Baden-Baden, concerts plus accessibles, plus originaux, moins guindés et souvent exceptionnels musicalement. L’idée, venue de Claudio Abbado, de donner la parole aux musiciens est l’une des conquêtes du Festival de Pâques de Salzbourg et par contrecoup de celui de Baden-Baden.

Au contraire de Salzbourg, qui a une longue histoire musicale, Baden-Baden a une autre histoire, aussi musicale d’ailleurs, et plus récemment liée à la musique contemporaine, mais le lieu est aussi une station thermale connue des romains où toute la haute société du XIXème se donnait rendez-vous, ce qui profile différemment la ville. De plus, le Festival de Baden-Baden est jeune, à peine vingt ans (la salle immense de 2500 places, accrochée à l’ancienne gare du XIXème, a été inaugurée en 1998), et le concept est très différent de Salzbourg : après avoir été aidée par des fonds publics, c’est une entreprise exclusivement privée, qui gère la structure, dirigée depuis les origines par Andreas Mölich-Zebhauser, venu de l’Ensemble Modern. C’est une programmation annuelle, très diversifiée, avec quelques moments de Festival comme le Festival de Pâques, où l’on trouve concerts, opéras, ballets, mais aussi variété et où une place importante est faite à une programmation russe (beaucoup de russes viennent à Baden-Baden, qui a même une église russe, et Valery Gergiev fait partie du conseil d’administration) faite en général pour les curistes aisés qui viennent prendre les eaux ou pour un public de la région, Alsace comprise. Le Festival de Pâques est donc un des moments parmi d’autres, un peu plus exigeant culturellement. Il reste que la programmation des opéras fait la part belle aux titre plus populaires (Zauberflöte, Manon Lescaut, Tosca, Rosenkavalier) même si on a affiché l’an dernier Tristan und Isolde et l’an prochain Parsifal. Le public de Baden-Baden, très aisé (les places les plus chères sont les premières qui partent à la location) est culturellement plus diversifié que celui de Salzbourg.
Car le Festival de Salzbourg a derrière lui une histoire, celle du Festival de Pâques et de Herbert von Karajan, mais aussi la tradition presque séculaire du Festival d’été, fondé à l’époque pour populariser (on en rit encore vu ce que Salzbourg est devenu) les arts par Hugo von Hofmannsthal, l’écrivain, Richard Strauss le musicien et Max Reinhardt le metteur en scène de théâtre.
Si Baden-Baden est un lieu de divertissement diversifié mais socialement haut de gamme, Salzbourg est un lieu conçu d’abord comme lieu de culture musicale et scénique et il l’est resté, lieu de création aussi, ce que n’est pas le Festival de Baden-Baden. Aussi son public est-il différent, une jet-set généralement habituée à du très haut niveau, et intéressée par la musique et exigeante. Et les mélomanes moins fortunés mais passionnés se rendent plus volontiers à Salzbourg qu’à Baden-Baden. C’est pourquoi Salzbourg Pâques n’a pas perdu son public : Salzbourg est un lieu de retrouvailles, de rituels, de souvenirs et de mémoire que n’est pas Baden-Baden.
Il reste qu’il n’est pas indifférent de poser la question artistique : si Salzbourg l’été (et même à la Pentecôte) reste un lieu culturel non indifférent, à Pâques, les choses sont plus complexes : beaucoup de spectateurs reviennent à Salzbourg par tradition, plus que par motivation musicale, même s’il y a toujours un évident intérêt à écouter de bons concerts. Mais nous ne sommes plus dans la configuration d’un ordinaire de l’extraordinaire.
A Baden-Baden, les Berliner Philharmoniker sont encore une attraction : ils venaient rarement dans la région et sont désormais en résidence dix jours par an, l’orchestre lui-même est encore extraordinaire, et constitue une motivation auprès d’un public moins directement mélomane : il reste que l’offre programmatique n’est pas plus excitante qu’à Salzbourg Pâques, même si elle a un évident intérêt elle-aussi.
C’est sans doute la notion de Festival qu’il faut interroger : ce qui fait le Festival dans les deux cas, c’est la concentration d’événements et  quelques têtes d’affiche, mais ni la création, ni l’originalité de la programmation puisque la plupart du temps tout est joué ailleurs. Et ni Christian Thielemann à Salzbourg, ni Sir Simon Rattle à Baden-Baden ne constituent l’essentiel du motif de déplacement du public, bien qu’ils soient des chefs de grand renom international : donc les deux lieux fonctionnent parallèlement, et il est même désolant que Tosca, un titre rebattu dans les grands maisons d’opéra, ait été présenté cette année à Baden-Baden et soit proposé l’an prochain à Salzbourg-Pâques, c’est un indice des destins parallèles de deux Festivals qui ne savent pas encore gagner leur singularité. D’un Festival de grand renom et de grande histoire on en a fait deux moins convaincants.
Peut-être l’arrivée future de Kirill Petrenko, dont le concert a fait le plein à Baden-Baden (mais c’est aussi un succès de curiosité vu les rares apparitions de ce chef dans le répertoire symphonique), contribuera-t-elle à rebattre les cartes, mais Kirill Petrenko est tout à l’opposé de Karajan dans sa disponibilité envers les médias, la Jet-set et la mondanité. Ainsi ces deux festivals sont-ils peut-être destinés à être encore des Festivals de l’entre-soi.[wpsr_facebook]

Baden-Baden

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 1er et 9 août 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Werkstatt Bayreuth qui est le concept inventé par Wolfgang Wagner pour montrer que le centre du Festival, c’est Richard Wagner et les lectures diverses de ses œuvres. Ainsi reviennent sur le métier les mises en scènes avec un détail de plus ou de moins, voire quelquefois des changements importants (rappelons pour mémoire Chéreaulâtre le Ring 76 et le Ring 77, très différents). Cette année, le Tristan und Isolde de Katharina Wagner, qui n’avait pas enthousiasmé les foules, revient avec une distribution partiellement différente, mais une mise en scène qui ne semble pas avoir trop bougé : adieu Werkstatt ? Ainsi donc, de nouveau un premier acte labyrinthique dans des images à la M.C.Escher ou à la Piranèse, un second acte étouffant dans une cour de prison surveillée par des projecteurs, et un troisième acte fait de brumes et d’images rêvées surgissantes, pour finir de manière brutale et réaliste : plus de Liebestod, rangée au magasin des rêves interrompus, et un Marke bien décidé à emmener son amoureuse femme à la maison. On se reportera à l’article écrit sur ce blog l’an dernier qui rendait compte de deux représentations .
J’ai relu mon texte de l’époque, et je ne vois pas vraiment ce que je pourrais modifier, au moins du point de vue scénique, mais peut-être aussi du point de vue musical, Isolde mise à part.

Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La distribution réunissait en ce 1er août l’Isolde nouvelle de cette saison, Petra Lang, une nouvelle Brangäne, Claudia Mahnke, remplaçant Christa Mayer malade. Une distribution féminine différente, face à une distribution masculine inchangée, dominée par le Tristan de Stephen Gould, désormais référence dans tous les théâtres où il le chante. Le 9 août Christa Mayer rétablie chantait Brangäne.
Même si globalement le travail de Katharina Wagner n’a pas la force de ses Meistersinger, on peut aimer cette approche qui tend à prendre à revers tout « romantisme ». Dans la mise en scène de Katharina Wagner, tout est dit au lever de rideau : on sait que Tristan et Isolde vivent un amour absolu, éperdu et sans concession, à travers ce labyrinthe étouffant construit ad-hoc pour les empêcher de se voir, ou pour les contraindre à se chercher sans cesse, avec deux serviteurs qui n’ont de cesse d’essayer en vain d’éviter le scandale et qui bougent en tous sens, qui pour fermer un accès qui pour bloquer les issues..

Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’absence de rupture entre premier et deuxième acte, où dès le lever de rideau, Isolde et Brangäne jetées aussitôt dans une fosse, qui ressemble à une salle de torture bientôt suivies de Tristan et Kurwenal, montre que tout a été prévu à l’avance, que sans doute on les « cueillis » au débarquement pour les jeter ainsi dans ce cul de basse fosse. Autant Brangäne et Kurwenal cherchaient à bloquer toutes les issues au premier acte, autant au contraire ils cherchent (surtout Kurwenal qui s’y essaie obstinément) toutes les issues possibles au deuxième. L’ensemble de l’histoire a été construite par Marke, désireux de se débarrasser de l’amour mythique pour posséder Isolde sans concurrent. Tout est prêt pour que se déroule le drame :  le dispositif fermé, les fausses échelles, et aussi le drap brun laissé-là qui va protéger un temps le couple des projecteurs aveuglants (lumières de Reinhard Traub). Marke a fait ramener Isolde par Tristan par ce qu’il sait leur amour, parce qu’il veut qu’il éclate, tel un abcès, et veut se débarrasser du rival : il construit à l’avance la trame dont il pense probablement qu’elle se terminera à l’acte II. Quand tout est dit, il laisse les basses œuvres à Melot, et quitte la scène, traînant Isolde avec lui. Melot (Raimund Nolte) n’est d’ailleurs pas si à l’aise avec les dites œuvres, il hésite, regarde en arrière vers Marke, ce n’est qu’après quelques secondes qu’il décide de poignarder Tristan, le héros, son ami, dans le dos…L’image finale est bien celle d’un Tristan qu’on croit mort (comme il se doit), et le départ anticipé de Marke avec Isolde laisse insinuer que c’en est terminé avec cette histoire.

Mais non, au troisième acte (image initiale superbe inspirée de Georges de la Tour), les compagnons de Tristan le veillent, attendant l’issue fatale pour laquelle tout est prêt. Et Tristan agonisant dans son délire fait surgir des images d’Isolde inscrites comme dans une voile de navire triangulaire, pour expirer devant l’Isolde réelle. L’arrivée de Marke (image brutale de sa troupe, tache violente jaune dans cet univers gris) montre que même la mort est organisée : les sbires portent un signe de deuil ; le catafalque est prêt et ils se débarrassent des compagnons du héros pour construire une mort pour la galerie, pour l’histoire, une mort officielle et politique, tandis que les cadavres des compagnons gisent en une tache de couleur brune et verte.

Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Liebestod n’est plus une Liebestod, mais l’ultime expression d’un amour que Marke laisse s’exhaler en montrant d’ailleurs quelque signe d’impatience, pendant que Brangäne essaie d’assister piètrement Isolde, gâchant par sa présence même  l’image traditionnelle d’Isolde seule avec son aimé. Entraînant ensuite Isolde vers la sortie par le même mouvement qu’au final du deuxième acte, Marke sonne enfin la fin du rêve : Isolde sera une morte-vivante.

Funérailles...©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Funérailles…©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Katharina Wagner, en faisant de Marke une sorte de Wotan au petit pied, auteur d’une machination, calculée dans ses détails, y compris en laissant les amants se rencontrer et s’aimer, donne au drame une valence politique à laquelle on n’avait pas forcément pensé. En fait, ce qui intéresse Marke, ce n’est pas tant se débarrasser d’un rival en amour, mais plutôt en politique, de se débarrasser d’un potentiel concurrent : quand le meurtre au fond de la fosse a échoué, il organise des funérailles officielles comme on peut en faire pour donner le change après un assassinat politique. Et ainsi tous les discours du Roi sont des pièces politiques à faire inscrire au livre des heures, qui n’ont de fonction que pour les apparences de l’histoire, et pas pour la réalité. Katharina Wagner fait de l’amour de Tristan et d’Isolde une pièce d’un puzzle politique, une « utilité » en quelque sorte qu’elle détourne, comme si elle construisait patiemment une entreprise de dévoiement des intentions de l’arrière-grand-père. L’entreprise de Katharina est une entreprise de déconstruction du fantôme tutélaire. Que sera-ce lorsqu’elle se mettra au Ring ?

Comme je l’écrivais l’an dernier, il reste que le décor du second acte notamment, ces objets métalliques qui brillent dans la nuit ma paraissent excessifs. Cette transformation complexe de l’étrange objet métallique horizontal en tambour de sécurité vertical dont le bruit interfère volontairement avec la plus sublime des musiques, est presque castorfienne dans son intention de rompre la magie en troublant l’attention du spectateur : l’esthétique de Schlößmann ne me convainc pas et la manière dont en use la mise en scène non plus. Malgré tout, et même si je suis en doute quant au concept développé par Katharina Wagner, j’ai été très surpris des huées nombreuses qui ont accueilli son apparition cette année lors de la première, inexistantes l’année précédente. C’est un travail sans doute discutable, comme tout travail scénique, notamment à Bayreuth, mais qui n’est ni absurde, ni stupide : il oriente le spectateur vers des pistes possibles, vers une exploration de thématiques peu exploitées sur Tristan. Bien ou malvenues, c’est toujours stimulant de les ranger dans la malle à propositions théâtrales.
Musicalement, la nouveauté était la prise de rôle de Petra Lang en Isolde. Bien des wagnériens ne voyaient pas vraiment cette artiste, une Ortrud, une Brünnhilde, enfiler le costume de l’amoureuse éperdue. Techniquement, elle tient incontestablement la distance, avec les aigus nécessaires et même encore certains en réserve. Sa Liebestod est très attentive et bien contrôlée et le parcours (encore plus lors de la représentation du 9 août) est sans aspérités en ce qui concerne puissance et endurance.
On connaît néanmoins les défauts qu’elle affiche quelquefois : de fréquents problèmes de justesse, une voix qui bouge, un timbre ingrat et une absence régulière de chaleur et de sensualité dans la voix. C’est une artiste clivante que les amoureux du beau son n’aiment pas. De fait lors de la première, certains moments étaient fort réussis, d’autres mal contrôlés avec des problèmes de justesse et une voix qui bougeait notamment au premier acte et dans certains moments du duo du deuxième ; reconnaissons que la représentation du 9 août fut sous ce rapport mieux contrôlée. Il reste que je préfère pour Isolde une autre couleur un autre timbre et une autre personnalité. L’interprétation, voulue aussi par la mise en scène, travaille beaucoup sur la fureur, favorise le cri, les sons rauques et les explosions, faisant ressembler quelquefois cette Isolde à une Ortrud égarée sur un navire. Il manque de toute manière à cette voix, aussi appliquée et contrôlée soit-elle (et il y a aussi de jolis moments) une certaine sensualité qui à mon goût est indissociable d’Isolde, une sensualité qu’une Herlitzius avec tous ses défauts savait faire percevoir. Tout cela manque singulièrement d’émotion, mais d’une certaine manière, la mise en scène n’y aide pas et aurait plutôt tendance à l’évacuer, tant elle bride la pente naturelle vers les épanchements.
On a aussi découvert Claudia Mahnke en Brangäne, à la faveur d’un remplacement de dernière minute de Christa Mayer souffrante. Et on a tout de suite admiré l’engagement, la tenue du son, la voix brillante et claire : magnifique tout au long de l’opéra, elle triomphe naturellement car c’est une Brangäne exceptionnelle et intense.
Voix plus sombre, moins expansive, Christa Mayer le 9 août retrouve la couleur de sa belle Brangäne de l’an dernier, très engagée aussi, peut-être un peu moins expressive, ou plutôt moins « expressioniste » que Mahnke, elle est une Brangäne plus angoissée, un peu plus intérieure, et elle aussi est remarquable.

Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Tansel Akzeybek, ein Hirt/Junger Seemann au phrasé magnifique (quelle clarté !!), est sans doute prêt à des parties plus importantes, on retiendra aussi cette couleur étrange qui marque ses interventions en leur donnant une touche mystérieuse fort bienvenue…Kay Stiefermann dans son intervention (Ein Steuermann) brève montre un certain raffinement, tandis que Raimund Nolte en Melot est très expressif, peut-être à la fois plus violent et plus chaud. Il montre un engagement marqué dans le jeu, ce qui n’est pas si fréquent dans ce rôle ingrat. C’est un Melot qu’on remarque et c’est donc un bon Melot.
Georg Zeppenfeld est cette année suremployé à Bayreuth : Gurnemanz, Hunding, Marke. À chaque fois, il obtient un triomphe, c’est sans doute l’un des plus fêtés de cette édition 2016. Son Marke est jeune (rien du vieillard qu’on nous présente quelquefois), vif, mais il a la tâche difficile de transformer par son chant un discours plutôt humain et modéré, celui d’un homme accablé et déçu, en discours sarcastique, ironique et grinçant, celui d’un manipulateur politique. Il effectue un travail sur le texte et l’expression proprement stupéfiant, tour à tour insinuant, marqué de colère froide, cruel, il reconstruit systématiquement  le personnage en substituant humanité par monstruosité. Son discours final en forme d’oraison funèbre est aussi glaçant. À cela s’ajoute le spectre vocal large, les aigus triomphants, une science inouïe de coloriste et chaque mot pèse. Il est exactement le Marke qu’il fallait, il a le ton voulu par la mise en scène. Vraiment merveilleusement ciblé pour le personnage élaboré par Katharina Wagner.
Iain Paterson est un très beau Kurwenal, très à l’aise vocalement, avec une diction exemplaire, mais exploitant aussi une palette plus riche de couleurs que dans son Wotan. Ce personnage à la fois dédié, désespéré et si humain lui convient parfaitement, ses interventions au premier acte sont fortes et énergiques avec des expressions cruelles envers Isolde et Brangäne, tandis que  son troisième acte est déchirant.

Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Stephen Gould promène depuis longtemps son Tristan sur toutes les scènes du monde, mais évidemment dans la salle du Festspielhaus, ce chant emporte d’autant plus l’adhésion. Même sans Nina Stemme à ses côtés (il a souvent dit combien cette présence le stimulait), il réussit à imposer ce Tristan lumineux, clair, vigoureux aussi, malgré çà et là quelques signes de fatigue marqués par quelque nasalité au troisième acte. La voix est puissante, héroïque, imposante et riche d’harmoniques et de couleurs. Il fut un grand Tannhäuser, le plus grand peut-être de ces dernières décennies, dans cette salle, avec un fabuleux Thielemann, et l’on sait combien Wagner liait les deux œuvres. Il est naturellement un grand Tristan, qui sait à la fois s’imposer, susciter l’émotion, et aussi jouer. Il en fait peu, mais il fait juste, notamment au premier acte. Il est le Tristan du moment, sans aucune hésitation
Inutile de souligner la présence du chœur dirigé par Eberhard Friedrich, épisodique dans Tristan, mais sonnant juste, énergique, urgent aussi, eu égard à la tension qui règne au premier acte.
On vient de parler d’un fabuleux Thielemann dans Tannhäuser, fabuleux parce qu’il avait su mettre sa science aboutie du son au service d’un drame. Cette science magique de l’agencement des sons, du travail sur l’instrument (le cor anglais !), cette manière de travailler avec les cordes dans la subtilité, dans la ciselure, est proprement stupéfiante et à ce titre, son prélude est un chef d’œuvre de mise en place, produisant une alchimie des notes, alliant précision et brume, par une science de la balance et des équilibres que seul l’expert de la fosse qu’il est pouvait produire. C’est à la fois stupéfiant et tellement précis et léché qu’on est au bord du maniérisme. Il a cette année accentué certains alanguissements, prolongé des silences, allongé la durée de notes tenues (à la fin notamment), il se montre un magicien du son pour drogués de magie wagnérienne.
Et malgré tout je ne suis pas convaincu par son résultat, malgré le délire qui l’accueille au rideau final (et dont il joue en grand professionnel). Malgré la clarté de la lecture, je trouve certains moments notamment au deuxième acte assez plats, certains crescendos seulement rapides et moins intenses qu’attendus, certains moments sonores impeccablement construits mais dépourvus de poésie : il y a un souci permanent du son, mais pas forcément ni du théâtre, ni du drame. Occupé qu’il est à ciseler la masse sonore (et avec quelle maestria), il ne fait pas entendre une intensité émotive, plus préoccupé de la recherche d’effets d’ivresse que de la recherche de vérité du drame. C’est une interprétation de Wagner un peu trop narcissique qui laisse à la fois pantois, mais qui ne réussit pas à faire rentrer au centre de l’œuvre.  Pour moi, il ne nous invite pas, comme d’autres, à visiter l’œuvre de l’intérieur en nous disant « regardez ce Wagner-là », il nous invite seulement à dire « regardez ce Thielemann-là. »
Alors, le 9 août en sortant du Festspielhaus, j’avais un sentiment mitigé, celui d’avoir assisté à un vrai Tristan, incontestablement de haute tradition, mais celui de n’être pas allé jusqu’au bout dans l’exploration, dans le plaisir de la musique, dans la redécouverte de l’œuvre. D’autres Tristan récents m’ont bien autrement stupéfié et emporté. [wpsr_facebook]

Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 22 MAI 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: d’après Christine MIELITZ

Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte I ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte I ©Daniel Koch

L’Europe lyrique entière ou quasi s’est donné rendez-vous à Dresde en ce joli mois de mai , et particulièrement en ce jour anniversaire de la naissance de Wagner, pour une reprise de Lohengrin de Richard Wagner, avec projection en plein air en plus, dirigée par Christian Thielemann,  ce qui est conforme à son statut de directeur musical, mais avec deux nouveaux venus sur la scène wagnérienne, Anna Netrebko qui sanctionne ainsi son changement de tessiture, orientée désormais vers le lirico (très) spinto, et Piotr Beczala, qui aborde lui aussi son premier rôle wagnérien. Deux chanteurs exceptionnels, à la carrière riche et marquée par les rôles des répertoire slaves et italiens, abordent de grands rôles wagnériens. Mais tout le reste de la distribution est aussi enviable : Tomasz Konieczny en Telramund, Evelyn Herlitzius en Ortrud, Georg Zeppenfeld en Heinrich der Vogler et Derek Welton en héraut. L’attente était donc très grande, ainsi que les espoirs. Et ceux-ci ne furent pas déçus. Ce Lohengrin fut une grande représentation, malheureusement un peu ternie par une production de Christine Mielitz de 1983 (antérieure à la chute du mur), retravaillée en 2002 dont il ne reste rien, si jamais elle eût un jour quelque chose à dire ou à montrer. Mais personne n’avait l’idée saugrenue de venir pour la production. C’était Anna Netrebko le moteur de la migration vers Dresde, dont on attend l’Elsa à Bayreuth dans deux ans, agrémentée de la forte curiosité pour Beczala, le troisième (?) ténor (bien qu’avec Kaufmann et Vogt, Florez et Meli, Beczala serait plutôt le cinquième élément de la ténoritude) : du coup afficher un couple de tels néophytes a assoiffé le petit monde mélomaniaque qui a trouvé là sa dose de wagnéro-héroïne pour calmer l’addiction à la Netrebkide.

Acte I ©Daniel Koch
Acte I ©Daniel Koch

On s’abstiendra de revenir sur la « mise en scène » ou ce qu’il en reste après 113 représentations ; mais y avait-il quelque chose dedans à la création : on peut se le demander, vu l’absence totale de travail scénique, vu l’esthétique des décors en structure métallique comme si les héros étaient à l’intérieur d’une serre du XIXème, le pompon étant atteint par le cygne gigantesque et métallique arrivant dans sa gare terminus (on comprend du coup l’architecture métallique). Une seule observation : on se désole de voir Zeppenfeld magnifique vocalement aussi bridé par son rôle de Roi un peu momifié, alors qu’on l’a vu dans la production Neuenfels à Bayreuth en roi halluciné à la Ionesco où il remporta un triomphe aussi bien pour la voix que par l’incarnation.

König Heinrich (Georg Zeppenfeld ) Heerufer (Derek Welton) ©Daniel Koch
König Heinrich (Georg Zeppenfeld ) Heerufer (Derek Welton) ©Daniel Koch

La distribution est d’un très haut niveau, on peut même dire exceptionnelle, Derek Welton est un héraut à la voix claire, bien posée et surtout bien projetée, avec un soin marqué pour le texte (pour un héraut, c’est bien le moins), voilà un baryton à suivre. Le roi Henri l’Oiseleur de Georg Zeppenfeld est évidemment magnifique : la voix est puissante, le timbre chaleureux, la diction impeccable et l’expressivité magnifiquement ciblée, grâce à un discours mis en valeur et où chaque parole compte ; Zeppenfeld est aujourd’hui l’une des grandes basses germaniques, avec un timbre plus clair que quelques uns de ses collègues (notamment René Pape) dont il use d’une manière personnelle et presque juvénile. Magnifique.

Acte II Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) et Telramund, dans l'ombre (Thomas Konieczny)©Daniel Koch
Acte II Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) et Telramund, dans l’ombre (Thomas Konieczny)©Daniel Koch

Tomasz Konieczny abordait Telramund pour la première fois : le rôle est ingrat, et  pas toujours bien distribué : trouver un Telramund qui ait la voix, l’expression, le sens dramatique est quelquefois difficile, même à Bayreuth. Il faut une voix puissante, projetée à la perfection, avec des aigus notables, et une agressivité qui explose au deuxième acte, mais qui doit déjà se faire sentir  au premier acte, plus rentrée et plus tendue. Konieczny relève le gant avec style et avec élégance. Son timbre est particulièrement sonore, clair, la voix est puissante et le sens du texte particulièrement expert. On sent qu’il y a derrière une expérience de Wotan et Alberich, qui sont des rôles dans lesquels le baryton basse polonais excelle. Ainsi d’un deuxième acte impressionnant de puissance et de présence qui montre que Konieczny est un artiste notable de la scène wagnérienne d ‘aujourd’hui. Face à lui, Evelyn Herlitzius est la très grande triomphatrice de la soirée, dont le génie scénique et expressif impose son tempo à la représentation, à ses partenaires, et aussi à l’orchestre.

Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) Acte II ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) Acte II ©Daniel Koch

De fait Thielemann est porté par cette incarnation unique aujourd’hui d’une Ortrud qui laisse tout clinquant démonstratif de côté pour ne soigner que l’expression, la noirceur, et même le déchirement, et qui impose un sens dramatique aigu à la direction musicale. Ce qui frappe dans cette Ortrud exceptionnelle à tous points de vue, c’est bien sûr d’abord le sens du texte et la justesse de l’incarnation, violente mais qui laisse toujours passer quelques  failles, et donc horrible, mais humaine, et ensuitel’intelligence du chant. Herlitzius connaît les défauts de sa voix (marquants dans un rôle comme Isolde par exemple) et sait comment en jouer et surtout comment adapter ses défauts au rôle et à son caractère. La présence scénique est telle que même muette (au 1er acte) elle est impressionnante de tenue, de charisme, de naturel. Une Ortrud de légende, peut-être même supérieure à Meier, il faut remonter loin en arrière pour retrouver une telle incarnation musicale et scénique et une telle intensité.
Et nos jeunes ?
Il était hardi de proposer un couple néophyte : en effet, je pense que la présence aux côtés de Netrebko d’un Lohengrin d’expérience eût peut-être déteint sur certains points de son incarnation,et ainsi de la présence auprès de Beczala d’une Elsa accoutumée au rôle. Mais Beczala-Netrebko est une marque de fabrique de l’opéra glamour, qui fait courir la presse et les vociomani , comme on dit en Italie. On les a vus dans Iolanta, dans La Bohème, et dans d’autres must du répertoire. Alors, Elsa-Lohengrin par Netrebko-Beczala, c’est un nouveau couple que vont s’arracher les théâtres en panne d’idées ou de public, désireux de buzz .

Acte III final ©Daniel Koch
Acte III final ©Daniel Koch

Piotr Beczala est comme toujours un ténor soucieux de justesse, appliqué, qui ne fait aucune faute de chant, mais dont le chant est encore peu incarné. Le jeu est fruste et raide, le visage sans expression et surtout le chant reste peu concerné par les paroles et par le tissu ciselé des mots si essentiels dans Wagner. Certains l’ont comparé à Nicolaï Gedda, on en est loin, voire Richard Tauber, on est un peu plus sur ce chemin là. Mais lorsqu’on entend comment il chante de manière assez plate le fameux « Elsa, erhebe dich » du deuxième acte face à l’expression tourneboulante qu’a un Vogt chantant la même phrase, même si les voix et les techniques sont différentes, même si on peut imaginer des manières diverses d’aborder l’expression, elle reste un marqueur d’un rôle dont on entend qu’il n’est pas encore dans les gènes du ténor polonais. Évidemment on attendait « In fernem Land » que Thielemann propose avec les coupures hélas traditionnelles, et c’est un bel exercice de chant, mais sans variété, et avec peu de couleurs, un moment où se distille un léger ennui. Attendons les prestations futures pour émettre un avis plus structuré..

Elsa (Anna Netrebko) Acte I ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Acte I ©Daniel Koch

Pas besoin d‘attendre pour Anna Netrebko : on sait immédiatement qu’on tient là une Elsa exceptionnelle. D’abord à cause d’une voix merveilleuse, charnue, épaisse, d’une douceur angélique, un timbre chaleureux, une tenue et une ligne de chant exemplaires. Mais aussi des aigus triomphants et larges, énergiques, et qui semblent si faciles. On sait que la soprano est une travailleuse, très sérieuse qui n’est absolument pas la figure que la publicité vend. Il y a derrière cette Elsa une vraie préparation, un souci d’arriver immédiatement au sommet, grâce à une concentration visible et audible. Le seul bémol pour moi est un sens dramatique un peu encore en retrait, une expressivité qui devrait de plus en plus s’affirmer et qui fait défaut au premier acte, un peu meilleure au deuxième acte et bien plus affirmée au troisième. La diction aussi pourrait gagner en clarté, mais ce sont broutilles face à un rôle qui s’impose déjà comme un des phares du répertoire de la chanteuse, en s’imposant sur le marché étroit des grandes Elsa. Je préfère peut-être personnellement une Elsa plus écorchée comme Anja Harteros, à la voix moins charnue, mais plus acérée peut-être, mais je reconnais qu’on tient là une couleur de chant wagnérien très inhabituelle, où la beauté du chant et du timbre est quasiment unique, où la qualité intrinsèque de la voix laisse loin derrière toutes ses concurrentes. Il n’y  pas aujourd’hui d’Elsa plus séraphique.
Dans un opéra où il joue un grand rôle, le chœur du Semperoper, dirigé par Jörn Hinnerk Andresen, est de qualité sans être exceptionnel mais il est vrai que l’action vide de la mise en scène en fait un groupe fossilisé dans une posture statuaire, ce qui ne favorise pas l’engagement.

Acte I ©Daniel Koch
Acte I ©Daniel Koch

Au contraire, la Staatskapelle Dresden était au sommet de sa forme : le son si singulier, si clair, si sculpté et détaillé, les bois sublimes, les cordes engagées, les cuivres sans scories, tout était en place pour un opéra qu’ils connaissent bien, même si historiquement il a été créé dans la Thuringe voisine, à Weimar. La Staatskapelle, ce n’est pas une surprise, est l’un des trois ou quatre orchestres de fosse les plus valeureux de l’aire germanique et incarne avec le Gewandhaus sans doute LA tradition . On entend ici ce que cela signifie.
Alors, évidemment, Christian Thielemann s’en donne à cœur joie à la tête de cette phalange exceptionnelle. Avec ses qualités habituelles de précision, de souci de la pâte sonore et du beau son, il impose peut-être au premier acte un volume excessif et une certaine lourdeur, mais au deuxième acte, il est particulièrement dramatique, avec une tension marquée, et des effets bienvenus, sans jamais couvrir les chanteurs, tous très engagés (en particulier Herlitzius, qui impose quasiment son rythme et qui impose sans nul doute le tempo dramatique de l’acte). Le troisième acte est dans le sillon du deuxième, avec un prélude spectaculaire,  immédiatement après un très beau chœur nuptial « treulich geführt », et un crescendo dramatique très réussi dans la scène Lohengrin/Elsa. Christian Thielemann réussit d’ailleurs certains moments marquants (le début du second acte notamment) d’une manière éblouissante.
Pourtant, est-ce là le Wagner que j’aime ? Pas tout à fait. Je pense qu’aujourd’hui on entend des interprétations plus frappantes et plus élaborées des œuvres de Wagner, avec des chefs comme Petrenko, ou très récemment le Tristan de Gatti, d’ailleurs bien au dessus par la conception et le résultat sonore  de celui de Thielemann à Bayreuth. Le problème avec Christian Thielemann, c’est que ça n’est jamais neuf. C’est toujours très en place, très soigné, très soucieux des effets, mais jamais vraiment inattendu : c’est toujours le même Wagner, avec des résultats irréguliers, tantôt ensorceleur (ici), tantôt plat et linéaire (Tristan à Bayreuth). L’ensorcellement naît d’un goût pour l’exaltation du son, vaguement onanistique, c’est à dire finalisé à lui-même. Il y a peu de différence d’une représentation à l’autre, au contraire d’un Barenboim (en mieux comme en pire d’ailleurs) ou même d’un Abbado qui tentait sans cesse d’aller ailleurs, ou au-delà. Avec Thielemann, on a l’assurance de la belle ouvrage, mais pas celle d’une exploration à la recherche d’une arche wagnérienne perdue. Pour certains, et pour une grande partie du public c’est très rassurant, car on retrouve un Wagner fantasmé et puissant qu’on aime parce qu’on le connaît, mais qui finit par tourner en rond : on y revient comme on revient vers un pays aimé, mais au bout du compte il nous procure du plaisir éphémère sans nous apprendre grand chose : aucune surprise dans ce pays-là. Thielemann ne nous invite jamais au voyage baudelairien, il nous attache au port, rempli de voiles et de mâts, mais sans Eden perdu, sans vert paradis, et sans archipels sidéraux rimbaldiens. Il est tout sauf un bateau ivre.  [wpsr_facebook]

Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte III ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte III ©Daniel Koch

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2016: CONCERT DE LA SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par CHRISTIAN THIELEMANN (BEETHOVEN MISSA SOLEMNIS)

Saluts - Christa Mayer Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher
Saluts – Solistes Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher

Beethoven, Missa Solemnis en ré majeur op.123
Sächsische Staatskapelle Dresden
Chor des Bayerischen Rundfunks (chef de chœur Peter Dijkstra)
Krassimira Stoyanova, soprano
Christa Meyer, mezzosoprano
Daniel Behle, ténor
Georg Zeppenfeld, basse
Matthias Wollong, violon solo
Jobst Schneiderat, orgue

Je ne sais pourquoi, mais la Missa Solemnis de Beethoven évoque pour moi depuis toujours, et bien plus que d’autres œuvres pourtant comparables, des images grandioses de chœurs déployés, d’orchestres immenses distribués dans de non moins immenses églises baroques, romaines de préférence, de grandes orgues et de musique céleste qui s’élèvent pendant qu’un rayon de soleil bienvenu au travers des vitres d’albâtre de la coupole descend caresser les visages des exécutants. En fait je rêve d’une Missa Solemnis à Sant’Andrea della Valle (pas celle de Mario et Tosca), mais celle de la belle architecture de Grimaldi, Della Porta et Paderno. C’est le berninien « qu’on ne me parle de rien qui soit petit » qui parle en moi quand je rêve de Missa Solemnis. 

Mais l’œuvre excite les rêves sans doute parce qu’on ne l’entend plus beaucoup. J’ai comme l’impression qu’elle était beaucoup plus fréquente il y a quelques dizaines d’années. Herbert von Karajan en faisait une de ses œuvres de prédilection et il l’a beaucoup dirigée.
Au festival de Pâques, elle a été exécutée en 1967, 1975, 1979 (Karajan), 1994 (Solti), 2007 (Haitink), l’été, depuis 1986, elle l’a été six fois dont deux fois par Harnoncourt à la mémoire de qui est dédié le concert d’aujourd’hui.
En la proposant en 2016, Thielemann continue la tradition d’une œuvre spectaculaire sans être si populaire, et même si elle me fait rêver, la musique n’est pas celles qui provoquent en moi une indicible émotion, sauf en de rares moments.
L’orchestre est la Staatskapelle de Dresde, en résidence à Pâques à Salzbourg, et le chœur celui de la Radio bavaroise, entendu quelques jours avant à Lucerne, les solistes sont Christa Meyer, Krassimira Stoyanova, Danel Behle, Georg Zeppenfeld, du beau monde.
Tout à l’heure, je parlais d’église romaine et de Bernin, de grandeur…c’est bien cette écrasante monumentalité qui me parle et que m’évoque cette œuvre, et c’est pourquoi peut-être c’est moins l’émotion que l’écrasement qui marquent ici.
L’approche de Christian Thielemann ne cherche pas un Beethoven moderne, plus grèle, presque plus intime, ou un Beethoven passé au crible de l ‘audition archéologique. Ce Beethoven-là, c’est presque celui des Klemperer, des Jochum, des Furtwängler, bref, une remontée aux mythes des exécutions monumentales des années 50 telles qu’on les entend au disque ; c’est du moins ce qui m’a frappé et touché dans un travail qui dans l’ensemble est vraiment réussi. C’est vrai aussi qu’il me touche parce que j’ai un peu la nostalgie des ces grands apparats symphoniques, de ces Bach romantiques à la Helmut Rilling, de cet appel écrasant à la divinité, d’une divinité qui n’a pas l’air de préoccuper toujours Beethoven, plus soucieux d’effets de majesté un peu extérieurs que d’effets d’intériorité. Dans l’expression Missa Solemnis, c’est plus Solemnis que Missa qu’on retient. Mais qu’importe

C’est une œuvre difficile pour les chanteurs, très tendue notamment pour soprano et ténor, et qui exige du chœur une présence presque permanente et toujours très tendue voire virtuose également. À la fois comme Messa di Requiem de Verdi, mais dans un autre style évidemment, elle exige de la part des participants une vraie performance, y compris du violon solo de l’orchestre qui a un moment lui-aussi virtuose (ici Matthias Wollong, Konzertmeister de la Staastkapelle de Dresde).
L’introduction relativement retenue du Kyrie, sorte d’exposition et des voix et de l’orchestre plus du chœur permet de situer à quel niveau nous nous trouvons, le soprano de Krassimira Stoyanova est exceptionnel, dans le contrôle et le jeu sur les piani ainsi que dans les modulations nécessaires à l’extrême aigu qui est si souvent sollicité, soprano, mais la voix claire de Daniel Behle ne l’est pas moins, elle est aussi très contrôlée et particulièrement bien conduite, il répond peut-être au soprano  avec moindre volume, mais véritable style, et quel style! L’orchestre laisse entendre des pupitres (les bois !) et essaie de retrouver comme un son d’église dans l’acoustique moins réverbérante du Grosses Festspielhaus. Le chœur est un peu moins sollicité que dans les parties suivantes, mais on reste stupéfait des sopranos séraphiques. Notamment dans la partie finale.
Peu de mots, mais une longue exposition musicale qui tranche très nettement avec les autres parties, au texte très développé : l’appel à la rédemption fait écho à la clôture de l’œuvre, un Agnus Dei (qui en appelle à la paix du Dieu et à la miséricorde) lui aussi bref en paroles, développé en musique (autant que le Kyrie), moins « contenu » (d’autres diraient moins froid) plus majestueux avec ses dernières mesures justement si solennelles (tutti et cuivres)  , mais aussi avec des échos à la fois intérieurs et angoissants (utilisation des percussions) et l’impression d’une musique qui peu à peu s’éteint ou s’étiole. Cette alternance d’une couleur très retenue et puis d’un final plus large, mais que Thielemann veut tout sauf triomphant, appelle sans nul doute le silence qui va suivre. C’est ainsi un arc sonore auquel répond un « arc de sens », comme si la demande la plus urgente (le pardon) exigeait peu de mots, mais tant de musique, parce que plus que les mots, la musique monte au Ciel (cf les anges musiciens dans la peinture Renaissance)
Au contraire des autres mouvements le Gloria et surtout le Credo sont des moments particulièrement développés. Le Gloria s’ouvre triomphalement (Gloria in excelsis Deo) avec un rare sens des équilibres (les cuivres sont parfaitement fondus dans l’ensemble) et une magnifique retenue du chœur : ce chœur n’est jamais un chœur, mais un « personnage collectif ». Il a la Missa Solemnis dans les gènes et on ne sait plus quoi admirer, la technique et la tension, l’énergie, mais aussi la retenue, le sens des silences et des respirations, et surtout l’expressivité. C’est non une prestation mais une interprétation. Dès « Gratia agimus.. » et l’entrée en des voix solistes , c’est l’homogénéité qui frappe, avec un orchestre merveilleusement en phase, jamais démonstratif, mais sensible, mais clair, mais aussi recueilli. La voix du mezzosoprano (Christa Mayer) se détache, somptueuse, juste, et le crescendo du ténor frappe. Krassimira Stoyanova use ici un peu plus du vibrato pour donner aux aigus plus de volume, et l’ensemble est particulièrement frappant (Georg Zeppenfeld, la basse, se fait aussi très discrètement entendre en soutien). Magnifique travail. C’est à une majestueuse explosion que nous assistons (les Amen..) qui n’est pas sans rappeler le final de Fidelio. Un morceau particulièrement brillant, mais sans être jamais rutilant.
Le Credo commence sur la même ambiance, au rythme alternant intériorité et grandeur presque martiale, s’adoucissant merveilleusement à « Et incarnatus est..». Une fois de plus c’est le chœur qu’on salue dans sa présence vibrante, dans un moment (le plus long de l’œuvre) où le texte alterne les interpellations et le récit. « Et vitam  venturi saeculi » si difficile pour le chœur est ici incroyable, tout simplement.
Le Sanctus est une partie plus intérieure, qui commence par une merveilleuse exposition d’orchestre, à la tonalité si profonde (merveilleux cuivres) comme fréquemment dans les parties les plus ressenties de Beethoven et par la magnifique entrée des solistes, comme si on quittait quelque chose de plus extérieur pour entrer dans un regard sur soi face à Dieu (la manière dont est lancée Sanctus par le chœur, accompagnée par l’orchestre au plus léger et au plus tendre. C’est sans doute pour moi un des moments les plus ressentis de l’œuvre,  dominée par le « Benedictus, qui venit » où l’intervention du violon (accompagné de merveilleux bois et un chœur qui murmure) est l’un des moments les plus caractéristiques de l’œuvre, confiée ici au Konzertmeister Matthias Wollong, remarquable de poésie et de finesse, qui montre une fois de plus la qualité incroyable de certains musiciens d’orchestre.
À noter enfin, dans un Agnus Dei qui comment le l’ai signalé, fait pendant au Kyrie par le sens et par l’étendue, dans son rapport notamment entre paroles et musique, l’extraordinaire et suave « Agnus Dei » chanté par la basse Georg Zeppenfeld. Après un Kyrie tout en lignes un Agnus Dei tout en variations et volutes (un Kyrie protestant ?un Agnus Dei catholique ?) et aux accents vaguement guerriers quelquefois.
Au total un très grand moment de musique, parfaitement construit par Christian Thielemann qui a veillé à proposer une vision certes massive et spectaculaire, telles qu’on rêve les grandes interprétations du passé, mais empreinte de religiosité, avec des moments suspendus particulièrement émouvants, exaltant par la clarté de l’approche les instrumentistes de la Staatskapelle de Dresde au plus haut, accompagnés par un quatuor de solistes magnifique et un chœur simplement miraculeux. Il y a des soirées où tout fonctionne, celle-ci en fut une.[wpsr_facebook]

Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher
Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2016: OTELLO de Giuseppe VERDI le 27 MARS 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: VINCENT BOUSSARD)

Otello Acte I ©Forster
Otello Acte I ©Forster

Un Otello de Verdi est toujours un événement. Parce que l’œuvre traîne derrière elle des chanteurs et des chefs légendaires. Sans l’un ou l’autre, il est difficile qu’un Otello réussisse, ce qui n’est pas le cas d’autres opéras de Verdi. La période actuelle est sans Otello : Antonenko ? oui il a la voix, mais inodore et sans saveur. Botha ? Oui, il a la voix, l’élégance, le timbre, mais scéniquement…Alagna ? oui, sans aucun doute l’aura, le charisme, mais peut-être pas le format vocal, notamment pour les esultate initiaux et pour la tension voulue par le rôle et donc à terme pour la préservation de sa voix. Alors le petit monde lyrique attend Jonas Kaufmann, et en attendant Kaufmann, les festivals tournent en rond.

Bien sûr, j’ai été bercé aux Otello de Jon Vickers et Placido Domingo, vus et revus sur scène, mais aussi un Carlo Cossutta, bien oublié qui ferait sans nul doute aujourd’hui les délices de tous les festivals, mais aussi de chefs : Solti, Kleiber, Abbado, et ceux là on ne les oublie jamais non plus.
Pour honorer le thème du Festival, Shakespeare et ses tout juste quatre siècles depuis sa disparition en 1616, on aurait pu envisager Falstaff, il y a les voix, il y a les metteurs en scène, mais Falstaff (déjà proposé 2 fois en 25 ans) ne remplirait peut-être pas la salle, parce qu’il n’a pas le parfum du spectaculaire. Macbeth ? il y a les voix pour, et là aussi les possibilités de metteurs en scène, mais pour Salzbourg, le choix de la Lady ferait peut-être problème. Il y avait aussi les Shakespeare non verdiens, comme le Lear de Reimann, mais Reimann aurait fait fuir le festivalier (vu l’effet Henze sur le public lors d’un des concerts), ou oser Das Liebesverbot, de Wagner, un titre que Thielemann aurait pu très largement porter, dans une production non coupée qui eût pu être la référence moderne. Mais à Pâques à Salzbourg, c’est de la grosse machine standard et distribuée au sommet qu’il faut.
Alors il a fallu se rabattre sur Otello, avec une distribution à 100% non italienne, et un chef réputé, mais dont l’univers reste germanique, malgré ses efforts pour casser l’image (Cavalleria/Pagliacci l’an dernier), et sans Kaufmann, qui a dû promettre à Pappano de prendre le rôle à Londres.

Acte I Cassio (Benjamin Bernheim) Jago (Carlos Alvarez ©Forster
Acte I Cassio (Benjamin Bernheim) Jago (Carlos Alvarez ©Forster

Et c’est l’échec, avec une distribution inattendue  sur le papier, chacun des chanteurs étant dans son aire une référence. Dorothea Röschmann est une mozartienne accomplie et un modèle de style, José Cura a encore une voix, malgré de longues interruptions de carrière, et bien qu’il ait chanté le rôle il y a 20 ans dans la dernière production  à Pâques de l’Otello d’Abbado (Ermanno Olmi, à oublier) lors d’une tournée des Berliner à Turin. Carlos Alvarez en Iago, l’un des grands stylistes et l’un des grands barytons de l’époque, mais désormais sur le crépuscule. Lodovico est Georg Zeppenfeld, bien sous dimensionné pour un tel artiste, et un jeune ténor très remarqué là où il passe, Benjamin Bernheim en Cassio.
La mise en scène a été confiée à une équipe française, Vincent Boussard pour la mise en scène, Vincent Lemaire pour les décors, et Christian Lacroix pour les costumes . Un travail qui n’a pas du tout emprunté le chemin du Regietheater, et ne travaille pas du tout sur la « Personenführung », le travail sur les personnages, mais sur les ambiances. Certaines critiques de la presse allemande ont vu dans la mise en scène un « style français », je m’inscris en faux contre ce genre de qualificatif, d’abord, parce qu’il n’y a pas de « style français » dans la mise en scène actuellement en France, il n’y a même pas de style d’ailleurs. Boussard signe un travail dans son genre plutôt élégant et réussi, bien que ce ne soit pas du tout le type de travail que je désire au théâtre. Dans ce lieu, on a vu Karajan (mais l’été et pas à Pâques), qui n’était pas vraiment un metteur en scène, mais qui ne voulait pas que ce qu’on voit puisse perturber la musique : son film à ce titre est édifiant (mais il avait Freni et Vickers…), Ermanno Olmi (avec Abbado ) s’est fourvoyé (mais il y avait Domingo, Raimondi et Frittoli) . L’Otello présenté cette année est la deuxième production depuis la fondation du Festival de Pâques, qui est plus harmonieuse, et plus esthétique, sinon esthétisante avec quelques moments vraiment réussis (notamment le premier acte, plutôt bien, voire très bien mené) et pour moi plus réussie qu’Olmi.

On a d’ailleurs peu de productions du chef d’œuvre de Verdi à Salzbourg depuis 1967 : l’été, ce fut Karajan en 1970-71-72, puis Abbado à Pâques 1996, et enfin Riccardo Muti l’été (production Stephen Langridge) en 2008 avec déjà Carlo Alvarez en Iago. A chaque fois, ce n’est pas la mise en scène qui fit briller la production.

Vincent Boussard se saisit de l’histoire et l’illustre, sans s’attarder trop sur la caractérisation des personnages, mais construisant, comme je l’ai dit, une ambiance, des images qui tentent d’expliquer ce qui se passe : pendant le duo, dans une sorte de boite isolée, avec un miroir (cet amour est-il réel ou un reflet) et un ciel uniformément étoilé (la nuit, protectrice des amants – voir Tristan), s’inscrit en vidéo un mouchoir voletant (l’avenir et la menace). L’image est belle, et aussi juste : la fonction dramaturgique du duo est d’être le seul moment de « pur amour » de l’œuvre puisque dès l’acte II la machine à détruire se met immédiatement en place. En soi, c’est un climax. Plus dure sera la chute.
Le premier acte est plutôt réussi, même si les chœurs sont désespérément face à l’orchestre, tous vêtus de noir, de ce noir sombre et nocturne, avec un immense voile poussé par le vent non dénué d’élégance par sa monumentalité, avec sa table sur laquelle évolue Cassio singulièrement mis en valeur dans une scène qui n’est pas toujours lisible et qui est ici très claire. La mise en valeur de Cassio sur cette immense table (qui est une seconde scène et qu’on retrouve au 3ème acte) avec sa coupe de vin (qui semble du jus de pamplemousse rose) sert la clarté dramaturgique du propos. Elle met en même temps en valeur le chant de Cassio (qui le mérite) et force le public à la concentration. Tout cela est bien fait, avec l’enchaînement sur le duo Otello/Desdemona, concentré sur le centre du dispositif, et comme hors du temps et hors la trame.

Scène finale , l'ange noir se décompose ©Forster
Scène finale , l’ange noir se décompose ©Forster

Boussard va utiliser en écho le même principe d’isolement « dans une boite » pour la scène du meurtre de Desdemona, qui deviendrait presque une pantomime, avec une Desdemona réelle et une Desdemona-image (personnifiée par sa robe) , au dessus de la porte, presque une image sainte, image de transfiguration.

L'Ange noir (Sofia Pintzou) et Otello (José Cura) ©Forster
L’Ange noir (Sofia Pintzou) et Otello (José Cura) ©Forster

On navigue entre le réel et le symbolique, notamment aussi à travers cet ange noir, le démon qui mourra avec Otello, et qui apparaît comme une immense bactérie à chaque moment clé de la descente aux enfers de la jalousie et de la destruction, un ange noir qui se prend lui même à ce jeu de la mort, puisque une de ses ailes prend feu au contact des bougies qui couvrent la table immense du 3ème acte et que parcourent les personnages, entre des rangées de bougies vacillantes, qui semblent aussi bien des cierges ou un espace mystérieux dans lequel il faut passer, en risquant et son corps et sa vie (jeu sur les voiles, fragilité du chemin, chute de bougies à terre, et embrasement de l’aile de l’ange). Tout cela est emblématique de fragilités et de mort.

Desdemona (Dorothea Röschmann) Otello (José Cura) et l'Ange noir (Sofia Pintzou) ©Forster
Desdemona (Dorothea Röschmann) Otello (José Cura) et l’Ange noir (Sofia Pintzou) ©Forster

Boussard s’intéresse donc plus aux images, aux emblèmes, aux symboles, sans que l’imagerie ne soit jamais dérangeante, mais elle est à peu près le seul véritable intérêt d’un travail qui s’intéresse peu au jeu et aux interactions entre les personnages qui ne font guère que ce qu’on voit sur toutes les scènes. Il se contente d’illustrer l’histoire du mieux possible, avec de jolis éclairages de Guido Levi.

Acte III, sc.finale: Georg Zeppenfeld (Lodovico)©Forster
Acte III, sc.finale: Georg Zeppenfeld (Lodovico)©Forster

Les costumes de Christian Lacroix (co-réalisés avec Robert Schwaighofer) dont on aurait pu croire en lisant la presse (qui annonçait 2,5km de tissu) qu’il allait faire un « froufroutello » sont plutôt rigoureux, en autant de taches d’ambiances : noirs au premier acte, rouges au troisième à la scène de l’arrivée de l’envoyé du Doge, assez riches mais sans décorations ni chamarrures inutiles.
Certaines images sont réussies, certaines scènes, sans toujours avoir une vérité dramaturgique vraiment marquée, « se laissent voir », avec une tendance à un esthétisme un peu superficiel, mais certaines autres restent insuffisamment fouillées. C’est le cas de la grande scène finale du troisième acte (l’envoyé du doge), qui n’a pas vraiment ni vie ni tension, même si les excès d’Otello qui conduisent le chœur à se retourner, laissant le héros seul, en constituent le seul « moment » , mais pour le reste, il n’y pas grand chose.
Au total ce travail est illustratif, donne à voir plus qu’à penser, et ce qu’on voit est plutôt étudié, mais hélas, comme je l’ai écrit, je ne vois pas de mise en scène de cette œuvre qui ait jusqu’ici marqué (ou animé) les esprits, et j’en arrive à penser que celle de Terry Hands de l’opéra de Paris en 1976 reste encore l’une des plus réussies.
Mais une mise en scène seule ne fait pas une soirée, car elle est nourrie et se nourrit de l’urgence du plateau et de la fosse. S’il n’y a pas de lecture conjointe scène/fosse, la mise en scène s’éteint.
Or, la fosse est ici singulière.
Singulière parce qu’on entend un Otello  très inhabituel. Le travail de Christian Thielemann ne peut laisser indifférent tant l’approche change complètement le paradigme.
Il ne s’agit pas de disserter sur l’italianità ou non de cet Otello. Car Carlos Kleiber qui fut sans doute le plus grand chef pour cette œuvre n’est pas italien, non plus que Furtwängler, qui en laissa aussi une très belle trace (avec Ramon Vinay et Dragica Martinis). C’est l’option du chef, très marquée, qui me paraît ne pas être cohérente avec ce que dit la composition.
En optant pour une clarté analytique qui fait entendre la moindre poussière de la partition la nettoie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni nerf, ni aspérité, ni pulsion, mais une boite vidée de toute substance et de toute vie, Thielemann dévitalise Otello. C’est magnifiquement exécuté par une Staatskapelle Dresden prodigieuse de netteté, merveilleusement propre, sans scorie aucune et qui laisse découvrir des phrases musicales, des détails qui nous avaient échappé depuis toujours et met en valeur sans aucun doute la richesse infinie de la partition de Verdi. Si vous voyez la Joconde au microscope, vous en verrez les moindres détails pigmentés, mais le tableau vous échappera et c’est ce qui se passe ici. Il y a dans la musique de Verdi et dans l’Otello notamment un travail sur les contrastes, sur les explosions suivies d’apaisements d’un lyrisme extrême qui mime sans cesse les écartèlements de l’âme perturbée d’Otello, il y a une chaleur, celle des nuits moites où se trament les drames qu’on n’entend ni ne ressent ici. Ainsi de l’explosion initiale, de cette entrée dans l’opéra in medias res qui doit être brutale, globale, surprenante (Kleiber ne laissait aucun répit entre le salut au public et faisait exploser déjà la première note, en se retournant vers l’orchestre) ici déjà on l’entend décomposée, déconstruite, ce qui tue l’effet voulu. Quelquefois, cela fonctionne très bien, notamment dans le crescendo qui conduit à la crise du premier acte autour de Cassio où tout le crescendo devient mimétique à la scène et à l’orchestre, comme si les instruments jouaient ce qui se trame en scène (les bassons, superbes !), quelquefois, et le plus souvent, cela fait perdre et la tension dramatique, et le fil musical, le legato et la pulsion.
Cet Otello n’halète pas, il a la netteté froide de ces tableaux de Bronzino ou de Pontormo sans jamais avoir le trait tremblant du Titien qui en ferait toute l’humanité. Il en résulte un certain ennui, du distant, du beau, triste sans être ardent. De cette histoire de passion ravageuse et mortifère, Thielemann fait une histoire de composants chimiques vus au microscope.
Et il n’est pas aidé par le plateau. Le chœur est très correct (Sächsischer Staatsopernchor Dresden, direction Jörn H. Andresen), mais pas exceptionnel, notamment au troisième acte où les aigus exigés restent timides et un peu tirés.
Après le forfait de Johan Botha, le Festival a fait appel pour Otello à José Cura, une vieille connaissance à la carrière interrompue puis reprise, qui a été une star filante à la fin des années 90. Une voix forte, une certaine intelligence, mais un raffinement qui se fait attendre. La voix est assez opaque, projette mal, et le timbre est singulièrement sourd. Le personnage existe malgré tout, et les derniers moments sont bienvenus. Malgré les défauts actuels de la voix, la prestation est loin d’être scandaleuse, et le chanteur se défend et défend assez bien le rôle. On n’est pas au niveau d’un Festival comme celui de Salzbourg Pâques, mais José Cura préserve la représentation, et on est loin du naufrage que certains prédisaient. Il y a de l’intelligence dans ce chant, il y a de l’émotion, même si ce n’est jamais bouleversant, et cela ne répond pas exactement aux exigences d’un rôle il est vrai redoutable. J’ai entendu Cura plusieurs fois dans Otello, je n’ai jamais vraiment aimé. Cette fois-ci, je n’ai pas vraiment détesté.
En 1996, Domingo masquait quelques insuffisances, des aigus savonnés, quelques instabilités, mais était impérial et bouleversant au quatrième acte, en phase avec l’orchestre comme rarement on a pu entendre sur une scène. Ici Cura arrive à moduler certains moments, mais en dépit des efforts réels, c’est un peu tard.

Otello (José Cura) et Jago (Carlos Alvarez) ©Forster
Otello (José Cura) et Jago (Carlos Alvarez) ©Forster

Carlos Alvarez a perdu une certaine suavité vocale, un timbre d’une douceur ineffable qui en faisait le prix dans des rôles comme Posa. Son timbre plutôt sombre convient à Jago, mais il il faut noircir à plaisir (ce qui faisait le prix d’un Raimondi, même en fin de carrière en 1996), sans être un histrion. Alvarez est très équilibré, est toujours un styliste et un vrai « diseur » du texte. En ce sens son Jago, sans être pleinement réussi (le credo manque de l’agressivité et des aigus qu’on attendrait) est assez bien défendu, notamment dans toutes les scènes avec Otello et dans les ensembles ; ses duos avec Otello ont une vérité singulière, l’ensemble du premier acte est bien mené, c’est encore un Jago très défendable sans être à son sommet d’il y a quelques années.

Au total, les deux protagonistes masculins sans être stupéfiants, s’en sortent, avec les honneurs, malgré les problèmes dus à des voix un peu fatiguées, mais aussi quelquefois à un orchestre qui ne les aide pas toujours (tempi, volume).

Dorothea Röschmann (Desdemona) ©Forster
Dorothea Röschmann (Desdemona) ©Forster

Le plus gros problème tient à Dorothea Röschmann, dont on se demande ce qu’elle vient faire dans cette galère. Cette chanteuse dont on apprécie les prestations mozartiennes, qui a du style, de l’élégance semble ici avoir perdu toute ligne de chant. L’air du saule ou l’ave Maria restent froids, comme des exercices de style très maniérés, sans une ligne naturelle et sans vibration aucune, complètement extérieurs. Mais ce qui frappe surtout, c’est que la chanteuse a dû travailler l’aigu pour l’élargir aux dépends des graves et même du centre, il en résulte des aigus surdimensionnés, sans legato, sans ligne, qui surgissent, surprennent, gênent, et cassent la mélodie. Vraiment, on est loin d’une Desdemona, Festival ou non. Une très grosse déception, d’autant que j’aime vraiment beaucoup cette artiste.
Dans les rôles de complément, notons que Georg Zeppenfeld (avec un chapeau claque…) n’est pas parfaitement à l’aise non plus dans Lodovico (mais il a si peu à chanter) et que l’Emilia de Christa Mayer  se défend bien au quatrième acte, et le Rodrigo de Bror Magnus Tedenes et le Montano de Csaba Szegedi sont très honnêtement distribués.

Benjamin Bernheil (Cassio) à l'acte I ©Forster
Benjamin Bernheil (Cassio) à l’acte I ©Forster

Du point de vue du chant, on se souviendra seulement de Benjamin Bernheim dans Cassio, seul sur son immense table, mis en valeur dans son ivresse naissante, au chant impeccable. Cassio n’est pas toujours un personnage mis en relief, plutôt pâle dont la voix de ténor très lyrique doit faire pendant à celle dramatique d’Otello. Ici, les qualités apparaissent immédiatement, ainsi que la personnalité scénique, le style, la diction et la projection sans défauts. La pure beauté du chant, ce soir, c’est Cassio qui nous l’a offerte. Retenez donc ce ténor, qui mérite une belle carrière.

Ainsi donc ce fut une soirée plutôt contrastée, un Otello largement inaccompli, victime d’annulations (Johan Botha, Dmitri Hvorostovsky) ou d’erreurs de casting (Dorothea Röschmann), dont le meilleur du plateau est le Cassio de Benjamin Bernheim. Le bilan est maigre, malgré la valeur des uns et des autres, et avec un orchestre de grande qualité conduit vers une interprétation qui est loin de me convaincre. La mise en scène offre un cadre relativement élégant mais insuffisamment fort pour faire pencher la balance. Attendons l’Otello du futur…[wpsr_facebook]

Acte III (scène finale) ©Forster
Acte III (scène finale) ©Forster

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: DIE WALKÜRE de Richard WAGNER le 23 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Willy DECKER)

Scène finale ©Frank Hoehler
Scène finale ©Frank Hoehler

Il y a quelques temps que je n’ai pas entendu Nina Stemme, parce qu’à ce moment de mon parcours mélomaniaque, je suis moins attiré à l’opéra par une chanteuse ou un chanteur que par un metteur en scène ou un chef. Je ne me déplace plus systématiquement pour la performance singulière de l’artiste sans considérer le contexte de la représentation, enfin en principe, puisque je suis à Dresde pour Stemme et que je reviendrai à Dresde spécialement pour la prise de rôle d’Anna Netrebko dans Elsa. Je suis bien conscient de ces contradictions : il y a les grands principes et les grands sentiments.
J’ai entendu – et c’est une immense chance- pratiquement tous les grands chanteurs que la scène lyrique a produits depuis une quarantaine d’années ; il est difficile dans ces conditions d’être étonné. En revanche, un chef dans une approche nouvelle, ou un metteur en scène ont encore pour moi une capacité d’étonnement. C’est de la scène et de la fosse, ensemble, que l’opéra vit sa vie, plus que du simple plateau. Le plus beau plateau du monde avec un chef médiocre ne donnera jamais son maximum (dans n’importe quel Verdi, on impose la plupart du temps des chefs qui ne dérangent ni les contre ut, ni la tradition, et surtout ni la routine) et c’est le maillon faible qui tire la couleur de l’ensemble. Ceci dit, je suis à Dresde, pour plusieurs raisons: c’est toujours agréable d’entrer dans ce magnifique théâtre, un des hauts lieux de la musique d’Allemagne, qui affiche sur sa façade des réponses aux manifestations de “Pegida” en prêchant l’ouverture à l’autre et une Dresde ouverte, ensuite, je suis venu pour Stemme dans Brünnhilde, pour Walküre (un Wagner c’est toujours bon pour la santé), et enfin pour écouter Christian Thielemann : malgré mes réserves bien connues, c’est évidemment un chef qu’on ne peut écarter. Ses prestations sont irrégulières pour mon goût, mais il reste un des chefs de ce temps et un Wagner avec lui vaut a priori le voyage. De plus s’il est dans un bon soir, ce peut être magnifique.

Nina Stemme est l’une des grandes du moment, et elle se multiplie : Turandot par ci, Minnie par là, Elektra par ci, Salomé par là. Dans Wagner, c’est sa performance en Brünnhilde du Götterdämmerung avec Kent Nagano en 2012 qui reste imprimée de la manière la plus forte dans mes souvenirs. Le reste de la distribution (Georg Zeppenfeld à part) est honnête, avec une curiosité pour le Wotan de Markus Marquardt, qui appartient depuis longtemps à la troupe de Dresde, moins connu que d’autres sur le marché wotanique et programmé aussi bien à Leipzig qu’à Dresde.
La production de Willy Decker remonte à 2001, Serge Dorny au moment où il préparait les saisons de Dresde, avait annoncé son intention de ne pas la reprendre, mais « on » ne lui a pas laissé le temps d’aller jusqu’au bout, et donc, la revoilà. Il faut toujours préférer juger d’une production dans son économie générale, et donc il aurait fallu voir l’ensemble du Ring, c’est programmé pour l’an prochain à Dresde. Ce qu’on en voit dans Die Walküre n’arrive pas à convaincre. Mais on sait bien que Die Walküre est la seule journée du Ring qui ait sa vie propre et son autonomie. Il s’agit donc d’une reprise de répertoire avec une distribution luxueuse, un chef prestigieux et un des meilleurs orchestres allemands. C’est suffisamment appétissant pour manger de ce pain là, même sans les autres journées du Ring.
La mise en scène de Willy Decker montre comment Wotan est le démiurge qui manigance toute l’histoire : c’est écrit a priori dans le texte et donc rien de nouveau sous le soleil. Il entre en scène brandissant la maquette du décor qu’on va découvrir, il ouvre et ferme le rideau, et d’un geste, il fait mouvoir les personnages et installer les situations. Le décor qu’il imagine est clos: une sorte de boite tragique dont il va tirer les fils, un cube de bois au centre duquel trône un tronc stylisé dans lequel est fichée une Notung plus grande que nature, bien visible, un objet en soi théâtral, devant laquelle se trouvent des rangs de fauteuils rouges de théâtre.
Siegmund épuisé erre dans les travées, et entre sur le plateau « marqué » par Wotan qui d’un geste le fait grimper sur scène pour que commence l’acte.

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Dès cette première image, on a compris que Wotan est l’ordonnateur de la pièce. Il apparaîtra pendant le premier acte aux moments clefs, et notamment à la fin, quand Notung est arrachée au tronc. Une épée-pieu, dorée, qui fait pendant à celle tout aussi monumentale de Hunding. On devine systématiquement les moments où Wotan va apparaître : plusieurs fois dans la soirée d’ailleurs certains moments sont tout aussi prévisibles, ou sans doute déjà vus (le final de l’acte II par exemple). Mais le théâtre est aussi répétition et intertextualité.
Les rangées de sièges sont légèrement bombées, suivant une courbure qu’on suppose être celle de la terre (ce qui se confirmera au dernier acte): Wotan, n’est-ce pas, ne peut qu’être le metteur en scène du théâtre du Monde, avec les gestes grandiloquents d’un magicien.
Ainsi sommes-nous spectateur du spectacle de Wotan, théâtre dans le théâtre qui sans doute involontairement (à moins que… ?) rappelle que Wagner connaît bien la dramaturgie baroque, avec ses magiciens, ses forêts profondes et ses épées enchantées. Wotan-Alcina en quelque sorte.
Lorsque Siegmund chante Winterstürme wichen dem Wonnemond le mur du fond s’élève et laisse voir (avec quelque fumée) d’autres fauteuils dont les rangs suivent la courbure de la terre qui annoncent le troisième acte (où apparaîtra la lune dont il est question dans le texte) : Willy Decker place les cailloux blancs du Petit Poucet…

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Les costumes contemporains, de ce contemporain intemporel, vont déterminer les rôles, les jumeaux sont habillés en écru de manière similaire,  Hunding  d’une redingote brune (une couleur jamais très sympathique) et tous les Dieux et Walkyries sont en noir, d’un noir un peu pessimiste voir funéraire (Fricka). Du point de vue de la conduite des acteurs, on reste un peu en retrait, les gestes demeurent habituels, aucune surprise de ce côté là et même si certains mouvements sont intéressants comme les jeux avec le rideau -noir- qui ferme l’espace de jeu-scène, ou celui avec le portrait de mariage d’Hunding et Sieglinde, seul tableau accroché au mur, ou même la manière dont Sieglinde, à qui Hunding a confié son épée, la retourne contre lui en le menaçant avec une telle violence qu’il en prend peur…voilà quelques moments sortant d’un ordinaire plutôt plat.

Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Même principe au deuxième acte, l’espace scénique est cette fois ouvert des deux côtés, comme au final du premier, c’est l’espace des sommets, sinon l’ivresse, et la scène est encombrée de maquettes de monuments. Cette fois-ci, Wotan est le grand architecte de l’univers, d’une architecture très marquée historiquement, on se prend (pour tromper l’ennui ?) à regarder les maquettes et chercher à les identifier : il y a un Palais Farnèse stylisé (Sangallo le Jeune et Michel Ange), une abondance de coupoles romaines, y compris en construction (la coupole étant la reproduction architecturale du ciel) mais aussi et surtout l’église de Santa Maria della Consolazione de Todi, attribuée à Bramante : Bramante, Sangallo, Michel Ange, c’est à dire tous les architectes qui firent des projets pour Saint-Pierre de Rome et qui suivaient les traités d’architecture de Leon-Battista Alberti.  En somme, un espace de construction de la nouvelle Rome qui s’appuie sur une étude marquée de l’Italie et surtout de la Rome de la Renaissance; les statues que les Dieux portent allègrement sont des statues renaissance, que les artistes (architectes et sculpteurs, comme Michel Ange) ont élevées pour marquer la relation à la Rome antique.
Tout pouvoir exorbitant se relie d’une manière ou d’une autre à une Rome impériale rêvée, appliquant le vers cornélien (dans Suréna) “Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis” : c’est le pouvoir des papes, c’est le pouvoir des empereurs du Saint Empire Romain Germanique (et le Sac de Rome des lansquenets de Charles Quint en est un des effets), ce fut évidemment le propos des fascistes et de Mussolini (l’EUR à Rome) et celui des nazis avec le projet de Germania d’Albert Speer et Arno Breker (prix de Rome – eh oui –  qui puise son inspiration dans les modèles de la statuaire et de l’architecture Renaissance ): on aperçoit d’ailleurs dans les projets quelques éléments “modernes”.

Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Avec une précision minutieuse, Decker affirme une idée reprise plus tard par le médiocre Kramer à Paris, et déjà par de nombreuses mises en scène du Ring depuis les années 1980 qui relient le rêve du Walhalla aux rêves architecturaux réels ou rêvés de l’histoire du monde et des puissants. Rien de nouveau sous le soleil, même en 2001 où le Regietheater pur et dur brûlait de ses derniers feux.
La scène de l’annonce la mort, où Siegmund et Sieglinde errent dans les travées (dans l’anonymat du monde extérieur qui n’est pas celui des Dieux), est assez bien réglée avec Brünnhilde installée derrière en rideau (sur la scène-domaine des Dieux) qui apparaît en transparence puis descend pour soutenir enfin Siegmund. En descendant du domaine du divin, elle s’en abstrait d’elle-même, comme lui dira Wotan au troisième acte…

Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Le combat , en coulisse, est soustrait à la vue du spectateur, avec une discrète sonorisation des voix (pas si discrète pour celle de Brünnhilde) donnant un aspect un peu surnaturel à l’ensemble et sensé accentuer l’aspect dramatique car ce qu’on en voit se lit sur le visage dévasté de Sieglinde. Sur scène apparaissent enfin les héros vaincus, Siegmund s’écroulant et puis Hunding, vainqueur et éliminé par Wotan. Comme Decker sait que depuis Chéreau, il faut qu’il se passe dans cette scène quelque chose entre Siegmund et Wotan, il fait sortir vers le fond Wotan qui part poursuivre Brünnhilde (le spectateur se dit que ce départ ne peut avoir lieu ainsi, simplement) mais qui hésite, pour revenir sur ses pas et prendre Siegmund dans ses bras (Le spectateur dit « ouf ! » en remerciant Chéreau) pendant que le rideau tombe.
Ainsi donc, beaucoup de paillettes pour pas grand chose de neuf dans les idées développées par Willy Decker : en 2001, ces idées apparaissaient déjà rebattues, voire usées.
Le troisième acte voit disparaître “la scène sur la scène”, et ne restent que les gradins disposés sur la courbure de la terre. Les Walkyries descendent du ciel à cheval sur des éclairs qui ressemblent à de grossières flèches de carton: la didascalie de Wagner dit “Einzelne Wolkenzüge jagen, wie vom Sturm getrieben, am Felsenaume vorbei” et qui dit Sturm dit éclairs , confirmant l’idée d’une scénographie baroquisante et d’un théâtre de carton pâte voulu par un Wotan moins Dieu qu’illusionniste.

Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Du point de vue de la conduite des acteurs il ne se passe rien d’important et de neuf, c’est même l’acte le plus pauvre sous ce rapport, mais il est difficile de faire un drame entre des rangs de fauteuils de théâtre. Brünnhilde est installée enfin non sur son traditionnel rocher, mais sur la lune (Siegfried sera donc le premier cosmonaute ? ou le premier Prométhée qui va braver le monde des Dieux en allant sur la lune ?), une lune blanche qui apparaît en fond de scène, derrière la courbure de la terre. Après tout, le Ring est une cosmogonie. Et Wotan ferme en image finale le rideau noir. The show is over.
C’est ce qui reste d’une mise en scène qui assène lourdement des évidences, avec quelques moments bien réalisés (jeux de Brünnhilde dans et avec le rideau), dont le premier acte est peut-être le plus accompli et qui peu à peu s’installe dans un aimable ennui, laissant les chanteurs plus ou moins livrés à eux-mêmes faire ce qu’ils ont l’habitude de faire, mais peut-on demander plus, pour une reprise vieille de quinze ans où l’on n’imagine pas le metteur en scène revenu pour régler le travail.
Ce propos déjà vieilli à sa création en 2001 fait que c’est sur la musique qu’il faut se concentrer, et ne pas disserter sur la liaison de la scène et de la fosse, puisque la scène est has been.
Christian Thielemann libre de ses initiatives et bien peu bridé par ce qui se déroule sur le plateau propose un travail hautement et presque exclusivement symphonique, le superbe prélude aux enchainements somptueux, à l’éclat magistral avec une souplesse de l’orchestre qui laisse bien augurer de la suite, donne immédiatement une couleur cosmique à l’entrée de Wotan qu’on voit sur la scène pendant les dernières mesures. Mais l’approche de Thielemann fait de l’orchestre un protagoniste exclusif sans toujours considérer les chanteurs : c’est souvent très fort, couvrant le plateau (Ventris !), dans une entreprise seulement préoccupée du son, un bon son, celui de la Staatskapelle Dresden dont les cuivres cependant semblent en bien petite forme, plus préoccupé de soi que de l’ensemble. Onanisme du son qui réserve de magnifiques moments (prélude des premiers et second actes), un son clair, qui fait entendre tous les instruments, qui semble aller dans les tréfonds de la partition et qui pourtant manque étrangement de relief interne, peu de mises en valeur de détails, pourtant souvent mis en relief chez d’autres chefs, c’est notable dans les dernières mesures, superbes dans leur globalité, moins intéressantes par l’interprétation et la mise en relief des phrases instrumentales (la flûte quasiment absente qui donne pourtant tant d’émotion à cette fin !), une grandeur plate en quelque sorte qui n’entre jamais ou rarement en dialogue avec le plateau. C’est une direction qui ménage des effets, mais offre peu d’émotion et surtout peu de discours sur l’œuvre, car elle est plus intéressée par soi que par ce qui se passe ou par ce qui est dit. Cela me rappelle (allez savoir pourquoi) ces magnifiques écritures de papyrus byzantins, superbes à voir, avec leurs courbes et leurs déliés, qui écrivent des textes qui ne véhiculent pas de sens.
On a l’habitude de considérer Thielemann comme l’héritier des grands Kapellmeister allemands qui transmettent une tradition, mais l’audition des grands du passé montre que le souci du sens était beaucoup plus marqué. Un Barenboim, dont le modèle est depuis toujours Furtwängler, est lui aussi héritier de cette grande tradition propose un Wagner hautement symphonique, mais ancré dans le drame, prodigieusement vivant et présent à la scène et au monde. Le Wagner de Thielemann, sous vitrine, aux vibrations peu soucieuses d’être ressenties, emphatiques plus que sensibles, me reste ce soir très étranger, et pour tout dire pas vraiment en phase avec le propos wagnérien.

Il est probable que le temps de répétitions a été réduit au minimum, laissant les chanteurs faire ce qu’ils doivent plus ou moins faire sur toutes les scènes : pour de telles reprises, il faut une compagnie de qualité, rompue à ce répertoire. C’est globalement le cas, et si les bonne surprises  viennent, elles ne viennent pas des « grands protagonistes », Brünnhilde, Wotan, Sieglinde, mais des deux autres, Hunding et Fricka.

Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler
Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler

Le Hunding de Georg Zeppenfeld m’est apparu dans l’économie générale de la distribution vraiment magnifique, mais pour cette raison même presque en décalage avec l’économie générale de la soirée. Zeppenfeld propose un Hunding totalement maîtrisé, très lyrique plus que brutal, avec une voix jamais tonnante, toujours magnifiquement projetée, et surtout un souci de la sculpture du texte et de la parole qui fait de sa prestation un modèle de diction théâtrale poétique. Le texte est d’une clarté cristalline et le chanteur lui donne une couleur si élégante qu’elle humanise le personnage. La voix de Zeppenfeld est plus claire que les voix de basse qu’on propose habituellement pour ce rôle (c’est aussi ce qui rendait son Marke si particulier à Bayreuth l’an dernier), c’est aussi une voix plus juvénile, qui en fait un rival direct de Siegmund. Grand moment et grande interprétation.
Pourtant, je le répète, cette prestation est presque en décalage stylistique avec le reste parce qu’elle ne se place pas en écho de la couleur générale de la musique et de la distribution, elle dit autre chose que ce que dit la musique telle qu’elle est proposée par le chef. Par le soin jaloux que Zeppenfeld donne au texte, on le verrait plus en cohérence avec une interprétation à la Petrenko, dont le souci du tressage musique texte est si prégnant, et qui est si absent ici.
L’autre belle surprise, c’est Christa Mayer, de la troupe de la Semperoper, dans une Fricka très soucieuse de l’expression: elle aussi sculpte les mots et leur donne un sens; elle est une Fricka distanciée, froide, qui n’abuse pas d’effets démonstratifs, mais qui par la couleur, par la belle projection, la rend très présente et pleine d‘autorité. La voix plus insinuante qu’imposante, l’intelligence du chant la placent à mon avis immédiatement dans les Fricka qui comptent, et il n’y en a pas beaucoup.
Une des difficultés de distribution de Die Walküre ne vient pas des protagonistes, mais des huit Walkyries (tout comme le groupe des Maîtres dans Meistersinger, voire des Filles fleurs dans Parsifal), car si les rôles sont brefs, leur impact sonore sur l’ensemble de la scène est fort, pas tant dans les ensembles que dans les interventions singulières, notamment au début de l’acte, celles de Gerhilde (Sonja Mühleck) ou Helmwige (Christiane Kohl), plus proches du cri, dérangeaient singulièrement, même si dans l’ensemble des Walkyries, on reconnaissait avec plaisir Nadine Weissmann (Schwertleite), la magnifique Erda de Bayreuth. Ce n’était pas tant les ensembles que certaines stridences acides singulières qui gênaient et qui ont eu des retombées négatives sur l’impression d’ensemble.

Le Wotan de Markus Marquardt, un Wotan maison, est peu connu . La voix est assez puissante,  bien projetée, même si la présence scénique notamment au deuxième acte, laisse à désirer, avec des mouvements et des gestes attendus. Il faut à Wotan notamment au deuxième acte une présence par le texte plus que par la puissance (à ce titre, Wolfgang Koch fit ces dernières années à Bayreuth la plus grande impression, avec un deuxième acte incomparable d’intelligence). Ici, le deuxième acte de Wotan et notamment son monologue restent en deçà du nécessaire, même si la prestation reste passable. Cela passe effectivement sans casser, ce Wotan là assure sans étonner ni séduire.
Le Siegmund de Christopher Ventris pose d’autres problèmes. La voix est assurément élégante, le style impeccable, la diction correcte. Le chanteur est intelligent, mais affiche une couleur de Belmonte et non celle d’un Siegmund dont il n’arrive pas à assumer l’héroïsme; dans les parties plus lyriques, il passe sans aucun problème la rampe et sait être émouvant, dans les parties plus dramatiques ou plus héroïques (final du I par exemple), il a plus de difficultés, notamment parce qu’il a à lutter contre un orchestre qui ne fait pas de quartier et qui joue sa partition au risque d’étouffer celle des autres. Ses « Wälse » sont assurés sans être tenus outre mesure, et son dialogue avec Brünnhilde dans l’annonce de la mort reste un peu pâle : même si la partie est ici plutôt retenue, on doit entendre dans les « Grüße mir Walhall, Grüße mir Wotan… » une sorte d’héroïsme réprimé et tendu qui n’apparaît pas ici. Ventris (qui remplace Botha initialement prévu) a bien la douceur qui sied à certains aspects du personnage, il lui manque la tension épique.
Au contraire de Christopher Ventris dans Siegmund, Petra Lang dans Sieglinde peut difficilement assurer des parties plus lyriques. Son premier acte n’est pas très réussi, avec des attaques ratées et surtout des problèmes de justesse qui interviennent à chaque fois qu’elle tente de retenir sa voix ou chanter de manière plus fine ; elle a déjà chanté Sieglinde, notamment à Munich, et c’était un peu plus réussi. Ici, ce sont les défauts de cette voix que l’on retient, c’est à dire le manque de contrôle et de justesse, les sons fixes et le manque de modulation.
Plus généralement, je me demande pourquoi aujourd’hui on confie indifféremment Brünnhilde ou Sieglinde aux mêmes artistes, comme si les deux rôles étaient interchangeables parce que tous deux dramatiques. Chaque rôle a sa couleur, et Wagner dans l’écriture le fait bien sentir. Dernesch, qui était une Isolde très lyrique avec Karajan, fut une Sieglinde fulgurante (à Paris, avec Solti, inoubliable). Hannelore Bode, ou Jeanine Altmeyer furent les Sieglinde merveilleuses de Boulez-Chéreau et elles ne furent jamais des Brünnhilde. Janowitz le fut avec Karajan et ce n’était certes pas une Brünnhilde, mais Karajan était un magicien qui savait travailler les voix qu’ils désirait, même si a priori pas adaptées à certains rôles (par exemple Freni dans Aida), Waltraud Meier elle-même fut une merveilleuse Sieglinde (notamment avec Sinopoli à Bayreuth aux côtés d’un Domingo rayonnant, mais aussi avec Barenboim), qui n’aborda jamais Brünnhilde et qui fut l’Isolde que l’on sait. Bref, les deux rôles sont très différents par la couleur et demandent d’être vraiment différenciés. Or depuis quelque temps, les Stemme, Lang, Herlitzius ont chanté les deux rôles, voire aussi Isolde, avec des fortunes diverses, comme si le fait d’avoir les notes et la puissance justifiait qu’on puisse indifféremment chanter tous les rôles wagnériens. Sieglinde demande la puissance, mais aussi la retenue et le lyrisme, avec une ligne très contrôlée, et c’est ce qui faisait le prix d’une Anja Kampe à Bayreuth capable du cri déchirant de la mort de Siegmund, et d’une urgence lyrique incroyable au premier acte.
Petra Lang ne se réalise vraiment que dans la violence, le cri et l’hystérie. Ainsi donc ses deuxième et troisième actes sont-ils plus urgents, plus réussis, parce que la voix incapable d’être dans la retenue, se libère alors dans des orages éperdus. Son « Oh hehrstes Wunder ! herrliche Maid ! » est impressionnant, parce qu’elle le dit avec le ton de Brünnhilde du Crépuscule. Ainsi, c’est une Sieglinde scéniquement crédible, vocalement contrastée avec ses défauts habituels, difficulté à retenir la voix, justesse approximative, mais qui réserve tout de même quelques moments impressionnants. Est-elle une Sieglinde pour autant ? Je n’en suis pas si sûr. Je pense au contraire qu’elle ne gagne pas à maintenir le rôle dans son répertoire.
Nina Stemme était Brünnhilde. C’était le motif principal de mon déplacement. J’étais curieux d’entendre celle qui est considérée aujourd’hui comme le plus grand soprano dramatique de ce temps dans la Brünnhilde de Walküre, dont je continue de considérer qu’elle n’a pas tout à fait la couleur. Je l’ai souvent répété, elle est pour moi une Sieglinde plus crédible qu’une Brünnhilde.
Bien évidemment, il reste que sa prestation est la meilleure de la distribution. La voix est puissante et le timbre chaleureux. Cependant, l’approche interprétative peut-être sinon discutée, du moins analysée. Il est clair que le deuxième acte est moins facile pour elle que le troisième, où elle a été totalement convaincante. Les hojotoho initiaux redoutables sont passés sans encombre, mais avec tout de même quelque stridence, et quelques attaques n’étaient pas aussi propres que ce qu’elle nous a souvent donné à entendre, comme s’il y avait quelque difficulté à placer la voix ; mais c’est dans l’annonce de la mort qu’elle m’a semblé plus en difficulté, non vocale cette fois-ci, mais avec la situation et la couleur du texte, dit avec une certaine linéarité pour ne pas dire monotonie. J’ai dans l’oreille ce que faisait Foster à Bayreuth, perchée sur son puits de pétrole, avec une douceur, une intériorité et une force émotive rares que l’on ne retrouve pas ici. Le ton est plus neutre, l’émotion moins évidente. Le rôle du chef est ici déterminant : Petrenko faisait du note à note, faisant travailler chaque syllabe (tout comme d’ailleurs avec Wotan dans son monologue) avec un pointillisme maniaque, on n’a ici un chanteur que le chef accompagne mais n’aide pas : chacun joue sa partition, vies parallèles.

C’est au troisième où elle montre vraiment ses qualités et où elle domine totalement et le rôle et la distribution. La voix s’épanouit avec des variations de couleur, elle joue du personnage, tantôt enfant, tantôt adulte, elle séduit et cela s’entend. C’est un magnifique travail musical qu’elle nous offre ici, rendant l’ensemble du 3ème acte d’une grande tension et d’une indiscutable poésie (notamment dans des moments presque belcantistes)  tant dans l’héroïsme du début que l’intériorité de la scène II avec Wotan.
Chaque époque a ses modèles et ses stars, et les vieux mélomanes ont toujours l’impression qu’avant c’était mieux. Lorsque j’écoutais mes premières Walkyries (ma première fut avec Theo Adam et l’Opéra de Berlin Est en avril 1973 au TCE à Paris), les voix me semblaient plus caractérisées. Rien de commun entre une Dernesch (Sieglinde) et une Jones (Brünnhilde) à Paris avec Solti dans la belle production de Klaus Michael Grüber et les merveilleux décors d’Eduardo Arroyo. Une Nilsson avait la voix tellement ailleurs qu’elle était reconnaissable entre toutes, et faisait taire toute comparaison : elle lança, en bis dans son dernier concert à Paris (elle devait avoir un peu moins de 65 ans) les hojotoho initiaux de la Walkyrie et ce fut (encore) fou. Une Gwyneth Jones avait pour elle, avec des défauts vocaux que tout le monde connaît, une puissance d’émotion dans le port et dans le regard, une présence à la scène qui faisait tout oublier.
Assez récemment, j’entendis à Valence, avec Mehta, Jennifer Wilson dans Brünnhilde aux côtés de l’encore jeune Lance Ryan et ce fut pour moi la dernière chanteuse qui qui me semblait avoir la couleur exacte de Brünnhilde. Mais malheureusement, Wilson ne semble pas maintenir les promesses d’alors.
Nina Stemme a pour elle la santé vocale, la largeur de la voix, un timbre chaud, la puissance mais elle n’a pas tout à fait l’aura scénique qui l’accompagne, elle n’a pas la présence d’une Jones, ou même d’une Herlitzius. C’est une très grande d’aujourd’hui, qui n’arrive pas à effacer en moi certains souvenirs du passé, il reste que sans elle l’essentiel de la Walkyrie à laquelle j’ai assisté à Dresde se serait écroulé.

Au total, une soirée évidemment d’un bon niveau, mais qui n’atteint pas les sommets que le cast pouvait laisser espérer. Aucun regret cependant, car le bonheur wagnérien, c’est d’abord Wagner.[wpsr_facebook]

Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: QUELQUES MOTS POUR EN FINIR (PROVISOIREMENT)

Festspielhaus Bayreuth
Festspielhaus Bayreuth

Dans son essai Wagner Theater (Suhrkamp 1999, 4ème édition 2013) Nike Wagner, fille de Wieland, souligne que les thèmes wagnériens, dans les opéras, dans l’histoire d’Allemagne et dans l’histoire même de la famille Wagner, oscillent entre deux pôles, le pôle Ring et le pôle Graal. L’esprit Ring, ce sont les luttes pour le pouvoir et l’argent, les histoires de famille et l’esprit Graal, c’est l’idéal, le sublime, le testament de l’œuvre. Nike Wagner met en regard le final destructeur de Götterdämmerung et du Ring et celui apaisé et suspendu de Parsifal, les seules œuvres indissolublement liées à Bayreuth. Quelle que soit la manière dont on y pense, dont on pense son histoire et ses péripéties, Bayreuth est une succession d’esprit Ring et d’esprit Graal, esprit Graal sur scène et esprit Ring dans la coulisse, et c’est peut-être sous cet angle qu’il faut regarder la mise en scène de Castorf, toute dédiée au décryptage de l’esprit Ring. Comme le Parsifal de Herheim racontait d’une manière toute particulière le passage de l’esprit Ring à l’esprit Graal.
Car Bayreuth est un lieu tout particulier que le travail de Herheim avait bien décrypté.

C’est d’abord un lieu de la culture allemande, de la germanité entendue comme espace culturel et non comme revendication politique (ce qui a pu aussi être le cas dans l’histoire), les français se reconnaissent volontiers dans leur théâtre et leur littérature, et la Comédie Française, quelle qu’en soit la qualité effective, est bien en quelque sorte le théâtre de la nation. Le Festival de Bayreuth est un lieu où se croisent trois piliers de la culture allemande, la musique, si essentielle pour comprendre ce pays, la philosophie (comme le montre une vitrine consacrée à Schopenhauer à Wahnfried, mais aussi les démêlés de Nietzsche avec Wagner), le théâtre, au vu des polémiques nombreuses nées ici, mais surtout au vu du rôle national et international de Bayreuth dans les regards portés sur l’évolution du théâtre : ce n’est pas là qu’est né le Regietheater ou une nouvelle manière de faire du théâtre, mais c’est à Bayreuth, dès 1972 avec le Tannhäuser de Götz Friedrich, qu’il a été légitimé, même si l’année précédente et pour la première fois depuis 1951, soit 20 ans après, un metteur en scène autre que Wieland ou Wolfgang, August Everding, avait mis en scène Der fliegende Holländer.
Wieland Wagner avait installé l’idée essentielle selon laquelle on ne pouvait jouer Wagner indéfiniment comme à ses origines (c’était un peu la position sacrale de Cosima), et que Wagner était dans la cité.
D’une certaine manière, Wieland Wagner a relativisé le rôle « religieux » de Bayreuth, exalté en France par la fameuse phrase d’Albert Lavignac (Le Voyage artistique à Bayreuth, 1897) : « On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux », pour installer la centralité de l’art et une certaine distance critique: « Hier gilt’s der Kunst » c’est en quelque sorte le motto du NeuBayreuth, un lieu du débat artistique.
C’est ensuite un haut lieu de la culture internationale : au delà des vicissitudes politiques entre France et Allemagne, très tôt Bayreuth devient un voyage presque obligé dans une bonne partie de la classe intellectuelle française de la fin du XIXème siècle : il suffit de rappeler le nom du premier wagnérien prémonitoire, Charles Baudelaire , et de lire les noms des collaborateurs de la revue wagnérienne (1885-1888) où l’on trouve Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Catulle Mendès, et les nombreux musiciens français de l’époque, bousculés entre la fascination pour Wagner et l’identité de la musique française. En 1921 un livre, Richard Wagner et la France, de Jacques Gabriel Prod’homme écrit au lendemain de la guerre retrace avec une grande précision les vicissitudes et les contradictions du regard français sur Wagner. Les français restent encore aujourd’hui le contingent étranger le plus nombreux sur la colline verte.
Mais on aimait Wagner en Angleterre et en Belgique bien avant : on trouve dans les cercles wagnériens historiques des irlandais comme George Bernard Shaw à qui l’on doit The Perfect Wagnerite: A Commentary on the Niblung’s Ring (1897) belle étude du Ring (parue la même année que la première édition du Lavignac) que tout wagnérien débutant devrait lire, et de l’autre côté du spectre politique à l’extrême droite, les anglais Houston Stewart Chamberlain (qui a écrit dans la revue wagnérienne) et bien sûr Winifred Williams Klindworth qu’on fit épouser à Siegfried Wagner, anglaise installée en Allemagne, admiratrice de Wagner et amie d’Hitler bien avant son arrivée au pouvoir.
Il est d’ailleurs amusant de constater que Cosima gardienne de ce temple de la germanité est fille d’un hongrois (il est vrai le plus européen des hongrois) et d’une française et que la compromission de Bayreuth avec le nazisme n’est pas née de l’initiative d’allemands, mais d’anglais.

En appelant des chanteuses françaises (Marcelle Bunlet avec Toscanini pour Kundry, puis Germaine Lubin pour Isolde) ou des chefs italiens (Arturo Toscanini, Victor De Sabata), aussi bien Siegfried Wagner que Winifred ont ouvert le festival aux artistes internationaux. Ce que les frères Wieland et Wolfgang Wagner dans le cadre du Neubayreuth ont poursuivi en invitant très tôt des chanteurs ou des chefs non germaniques (Ramon Vinay, Regina Resnik, André Cluytens)

Enfin il suffit de voir les polémiques et les discussions sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui pour mesurer encore la force du wagnérisme et la réactivité des wagnériens dans le monde.
Bayreuth (parce que c’est Wagner) concerne à des titres divers aussi bien l’Allemagne que le reste du monde, c’est bien la question du Ring actuel de Franz Castorf.
La question du rapport de Bayreuth à son histoire a été posée par deux mises en scènes récentes, celle des Meistersinger von Nürnberg, œuvre chantre de « l’art allemand »  dernière œuvre autorisée à Bayreuth par les nazis en 1942 et 1943, par Katharina Wagner en 2007, et Parsifal, par le norvégien Stefan Herheim en 2008. Castorf n’est pas le premier à lier explicitement l’œuvre de Wagner à l’Histoire.
J’ai souligné plus haut l’importance de Bayreuth dans l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi de la mise en scène théâtrale en général, dans la mesure où l’arrivée à Bayreuth d’une nouvelle génération de metteurs en scène, survint quand il fut clair à Wolfgang Wagner que les mises en scènes de Wieland, dont la dernière (Parsifal) a duré jusqu’en 1973, ne pourraient durer indéfiniment, et que lui même n’avait pas les capacités artistiques de son frère ni le temps pour assumer tout seul la suite. Néanmoins, jusqu’à 2002, Wolfgang a été présent de manière continue comme metteur en scène sur la colline : il estimait que sa légitimité procédait aussi de sa participation aux productions. Entre 1976 (début du Ring de Chéreau et installation définitive du Werkstatt Bayreuth) et 2002 (dernière année où il apparaît comme metteur en scène), on lui doit une production de Tannhäuser (représentée sept fois en 1985 et 1995) deux productions de Parsifal (1975-1981 et surtout 1989-2001, soit représentée 13 années de suite ) et il met en scène continûment Die Meistersinger von Nürnberg, avec une production entre 1981 et 1988 et une autre entre 1996 et 2002. C’est la seule œuvre qui n’ait pas échappé à un Wagner de 1951 à 2011 (Wieland, Wolfgang, Katharina) et qui sera confiée en 2017 pour la première fois depuis 1951, à un non-Wagner,  à Barrie Kosky qui avait affirmé qu’il ne ferait jamais de Wagner.
Pour conclure sur ces longs prémices : c’est Bayreuth qui réinvente la mise en scène wagnérienne après la deuxième guerre mondiale avec Wieland Wagner. Mais avant la guerre, Bayreuth avait toujours confié les productions à des artistes extérieurs à la famille. Le Neubayreuth était un modèle différent, où tout restait dans la famille, essentiellement pour deux motifs :

  • Wieland Wagner était un véritable artiste, un inventeur.
  • Wolfgang était un artisan de la scène peu inventif mais honorable, mais un très bon manager ; il savait que de toute manière il coûtait moins cher au Festival d’avoir deux metteurs en scènes maison,  à un moment où les frais de régie n’étaient d’ailleurs pas aussi importants qu’aujourd’hui : les mises en scènes de Wieland, très essentielles ne devaient pas coûter trop cher en termes de construction et on sait que les débuts de Bayreuth après la 2ème guerre mondiale furent très artisanaux.

Quand on voit ce qu’a dû coûter le décor d’Aleksandar Denić pour le Ring de Castorf ou même les fabuleux décors de Peduzzi pour le Ring de Chéreau, on n’est pas sur la même échelle de coûts. Il ne faut jamais oublier les questions économiques, motif essentiel de la création de la fondation Richard Wagner en 1973. La longévité de la dernière production de Wolfgang Wagner, Parsifal (13 ans) n’est pas étrangère non plus aux préoccupations économiques.

Après le Neubayreuth lié à Wieland, Wolfgang a besoin de transformer en concept la nécessité qu’il a d’en appeler à d’autres metteurs en scène. Ce sera le Werkstatt Bayreuth, manière de faire continuer à parler de Bayreuth, un concept intéressant en soi mais aussi pour le marketing maison : manière de prolonger la singularité de Bayreuth en en faisant une scène de propositions plus ou moins expérimentales : l’appel initial à Peter Stein, alors le chien fou de la Schaubühne, pour le Ring du centenaire, qui a échoué et s’est transformé en appel à Chéreau, puis l’appel à Harry Kupfer pour un Fliegende Holländer aujourd’hui encore inégalé en sont, avec le Tannhäuser de Friedrich, évoqué plus haut, les éléments premiers.
Et de fait, le Ring de Chéreau fut un incroyable choc pour le milieu théâtral et culturel, dont les conséquences sur le monde du théâtre européen et de l’opéra se font encore sentir: les huées de Castorf ne sont rien à côté des cris qu’on entendait dans la salle pendant la musique, ou des tracts qui vous accueillaient à l’entrée, ou des déclarations vengeresses de certains chanteurs de la distribution.
Chéreau a légitimé toutes les approches de Wagner par la suite et plus généralement le regard du théâtre sur l’opéra, même si Ronconi (avec son Ring initié en 1974) et Strehler pour le reste du répertoire (il abordera Wagner avec Lohengrin en décembre 1981 à la Scala) avait commencé à bousculer les choses, mais sans la chambre d’écho qu’est Bayreuth. Ce n’est pas un hasard si Kupfer parlait dans les années 80 de « Papa Chéreau ». Chéreau fut pour le Festival de Bayreuth ce que Mortier a été pour Salzbourg : il a permis de relancer la machine, de ravaler les façades, il a permis au monde de l’opéra d’être considéré par le monde du théâtre : jusqu’à Chéreau, les deux mondes étaient parallèles. Depuis Chéreau, cela n’étonne plus personne qu’un homme de théâtre fasse de l’opéra.

Il faut aussi comprendre l’appel à Peter Hall pour le Ring de 1983 (Solti) qui a semblé un recul. Après le choc Chéreau, il n’y aurait eu aucun sens à proposer un travail du même type. Il fallait une nouvelle rupture, comme une volonté de balance entre un Ring «moderne » et un Ring « classique », affirmation d’une volonté de balayage de tous les «possibles » : une proposition qui a coûté tout autant sinon plus que Chéreau vu la fabrication du plateau tournant verticalement sur lui même, une prouesse technique qui a l’époque avait beaucoup fait parler…plus que la mise en scène en tous cas.
Ainsi se sont succédés ensuite Jean-Pierre Ponnelle (Tristan), Werner Herzog (Lohengrin), Dieter Dorn (Fliegende Holländer), Harry Kupfer (Ring, magnifique), Heiner Müller (Tristan), Alfred Kirchner (Ring), Keith Warner (Lohengrin), Jürgen Flimm (Ring) qui représentent tous une modernité raisonnable. Le Ring de Jürgen Flimm étant la somme des Ring new look des dernières années et d‘une certaine manière la fin d’une époque.
L’appel à Christoph Schlingensief pour Parsifal en 2004 a constitué l’entrée en scène de Katharina Wagner, très liée au milieu du Regietheater, dans la programmation des mises en scène, et l’irruption de la performance esthétique et artistique à Bayreuth. Cette mise en scène, qui a bénéficié pendant deux ans de la merveilleuse direction de Pierre Boulez, a été plombée par une des distributions les plus médiocres des quinze dernières années.
Il est probable que c’est dans cette direction qu’aurait été Jonathan Meese, plus performeur qu’homme de théâtre, pour son Parsifal en 2016 s’il n’avait pas été remplacé pour raisons financières (!!) par le plus politiquement correct Uwe-Erich Laufenberg.
La proposition de Stefan Herheim pour Parsifal en 2008 a constitué sans doute le plus grand succès de ces dernières années. On peut seulement regretter d’une part qu’elle n’ait pas été prolongée au-delà de 2012, et que Daniele Gatti n’ait pas continué à la diriger car avec le RingParsifal constitue l’enjeu symbolique le plus important à Bayreuth. L’œuvre a d’ailleurs été jouée continûment de 1951 à 1973, de 1975 à 1985, de 1987 à 2001. Ce n’est que très récemment (2002-2013-2004) qu’un laps de temps supérieur à un an existe entre deux productions, encore que Parsifal ait été joué en continu de 2004 à 2012 avec deux productions différentes, mais que 2013, 2014, 2015 sont des années sans. On s’est d’ailleurs étonné que Parsifal ne figurât pas au programme du bicentenaire de Richard Wagner de 2013.

Hors Castorf, les autres propositions liées à Katharina Wagner, sont pour l’une un gros échec, Tannhäuser (Sebastian Baumgarten), une production loin d’être sotte, mais qui a constitué un repoussoir pour le public (encore une équipe qui a hésité entre scène et performance) avec le décor de Joep van Lieshout, fondateur d’un collectif artistique (AVL) à la frontière entre Art, design, architecture et pour l’autre un succès, le Lohengrin de Hans Neuenfels dont les rats ont fait huer, puis parler, puis ont amusé, puis ont été digérés, sans doute à cause de la présence successive dans la distribution de Jonas Kaufmann et de Klaus Florian Vogt et dans la fosse d’Andris Nelsons jusqu’à l’an dernier. Avec le Ring, c’est le plus grand succès musical de cette année, avec un accueil hallucinant (et justifié) pour Vogt et très positif pour le chef Altinoglu et la distribution.
De même qu’il était inévitable un jour d’inviter Hans Neuenfels à Bayreuth, après une des carrières les plus inventives et des plus importantes du théâtre allemand, il était inévitable d’inviter Frank Castorf, l’autre symbole d’un théâtre idéologique, très lié à l’Est, à un moment où l’un et l’autre sont déjà dans le troisième âge. C’est une reconnaissance de l’importance de leur travail depuis plus d’un quart de siècle dans le paysage théâtral d’aujourd’hui et n’a rien d’une expérience de la médiocrité ou d’une provocation comme on  lit quelquefois sous des plumes aussi imbéciles qu’ignorantes.

Et pourtant le choix de Castorf est un deuxième choix : Katharina Wagner nourrit depuis longtemps l’idée de confier un Ring à un cinéaste : c’était Wim Wenders qui était en vue pour 2013, après Lars von Trier pour le Ring précédent (confié finalement à Tankred Dorst, qui ne fut ni une réussite théâtrale, ni musicale).
Qui mettra en scène le prochain Ring (2020, avec Thielemann? avec un autre chef?) ?

Alors, qu’en est-il de ce Ring après une troisième vision ? Je continue de l’affirmer, voilà une production qui est un chiffon rouge pour notre époque post idéologique, mais qui nous renvoie en pleine face un regard sans concession sur monde d’aujourd’hui et de ce qu’il vaut, sans amour ni héroïsme.
En écrivant le Ring, Wagner faisait-il autrement ?
C’est ce que Nike Wagner appelle l’esprit Ring : complots, coup bas, affaires de famille, luttes de pouvoir, soif d’argent, massacre de l’innocence et de l’amour. C’est juste l’histoire que raconte Frank Castorf, en faisant de Rheingold une sorte d’épilogue et non de prologue de l’histoire (dont le premier jour, rappelons-le est Die Walküre) en en faisant une histoire de petits truands dans une station service véreuse du Texas liée à un motel (un Golden Motel quand même) pas trop bien fréquenté. C’est une manière de réduire le mythe à des marchés sordides qui avaient déjà été soulignés par Chéreau d’abord puis par d’autres.
Ce qui change chez Frank Castorf, c’est la volonté d’inscrire cette histoire dans la grande histoire du pétrole, qui est pour lui la cause de l’état du monde aujourd’hui, la cause implicite des conflits qui ont essaimé le XXème siècle au nom de ce que l’Or d’hier est le pétrole d’aujourd’hui. Chéreau insérait l’histoire dans un monde de l’industrialisation naissante (voir la forge de Siegfried), Castorf dans l’histoire de l’Or Noir, de la naissance des premiers puits en Azerbaïdjan jusqu’à Wall Street. Mais là où Chéreau évoquait seulement, Castorf montre, cherche à démontrer jusqu’au plus petit détail avec une précision d’orfèvre (d’ORfèvre…). Là où chez Chéreau il y avait encore de quoi espérer en l’homme (Siegfried restait un innocent positif), il n’y a plus rien à espérer chez Castorf, dont le Siegfried, pur produit de son éducation sans amour et seulement idéologique (à voir les livres en nombre autour du décor de l’acte I de Siegfried) par un Mime intellectuel radical (certains lui ont trouvé le visage de Brecht), est un terroriste, cruel, indifférent, sans âme, un garçon mauvais plus qu’un mauvais garçon.
Castorf inscrit ses personnages dans les mouvements de l’histoire : c’est pourquoi ce Ring est sans cesse mouvement et notamment mouvement giratoire de la tournette où changent sans cesse les ambiances et les époques, qui en est la traduction scénique ; c’est pourquoi aussi cela bouge tout le temps, notamment dans Rheingold, dans Siegfried (sur tout l’espace y compris en hauteur), dans Götterdämmerung, et logiquement un peu moins dans Walküre où sont posées les racines du mal,  opéra plus discursif, rempli de longs dialogues et longs monologues.
Certains personnages changent sans cesse : Wotan est petit maquereau, puis propriétaire d’un puits an Azerbaïdjan, puis théoricien de la révolution, enfin voyageur sans bagage. Seul Alberich ne change pas, ne vieillit pas et traverse toute l’histoire, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, car il est le point focal, l’image éternelle du mal. Rappelons Kupfer (80 ans il y a quelques jours) qui laissait Alberich seul vivant face au public au final du Götterdämmerung.

Contrairement à ce qu’ont écrit certains, Castorf joue parfaitement, et avec plus de cohérence que d’autres la différence prologue (Rheingold) et trois autres jours, qui constituent l’histoire proprement dite, des origines à aujourd’hui, et Die Walküre, qui pose les jalons de ce récit, est volontairement plus « traditionnelle » au sens où le livret est à peu près suivi sans trop de didascalies, même si les événements de Bakou en sont la toile de fond. La question de Bakou et de l’Azerbaïdjan se pose encore aujourd’hui, et elle fut aussi bien pendant la première que pendant la seconde guerre mondiale un enjeu stratégique. Castorf s’intéressant à l’histoire de l’Or noir, ne peut qu’insérer les événements multiples qui eurent lieu à Bakou dans le tissu de son Ring, en faisant de Wotan un chef révolutionnaire et de sa fille Brünnhilde une aide au terrorisme : elle prépare les flacons de nitroglycérine pendant le récit de Wotan, qui est l’un des moments musicaux les plus passionnants de ce Ring, où non seulement Wolfgang Koch est un miracle d’intelligence du texte, mais où Kirill Petrenko accompagne avec une précision rythmique phénoménale la mise en scène volontairement très immobile de Castorf, il en résulte une tension prodigieuse, qui se poursuit dans l’annonce de la mort avec une cohérence extraordinaire.
C’est là où l’on peut saisir ce que diriger veut dire : ce n’est ni aller vite ou pas vite, ni diminuer ou retenir le son ou le laisser aller selon l’humeur, c’est au contraire avec une rigueur incroyable à partir de la partition s’obliger à accompagner le plateau, en épouser les cohérences et le discours, au nom de ce que Wagner appelle la Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale. Il ne peut y avoir , à Bayreuth notamment, un discours musical d’un côté et un discours scénique de l’autre qui seraient deux côtés d’un balancier : chef et metteur en scène sont tenus (plus qu’ailleurs et non comme ailleurs) de travailler ensemble pour produire un discours commun cohérent. Et que ceux qui ont trouvé certains moments trop ceci ou pas assez cela aillent simplement au texte, que la plupart du temps ils n’ont pas lu. De même ceux qui pensent qu’un chef a une conception une fois pour toutes indépendante des lieux et des plateaux se trompent : la lecture de Petrenko est certes toujours très fine, très discursive, quelquefois même intimiste (voir sa Lulu); mais il ne dirigeait pas le Ring à  Munich (la merveilleuse production d’Andreas Kriegenburg) comme il dirige à Bayreuth, beaucoup de spectateurs qui ont entendu les deux en salle l’ont remarqué. C’est là qu’on reconnaît un vrai chef, qui chaque jour est neuf, qui chaque jour donne à découvrir, qui est toujours inattendu.
Je défends le travail de Castorf même si parmi les travaux récents j’adore celui de Kriegenburg à Munich, parce que Castorf a une approche d’abord intellectuelle, parce qu’il oblige à lire, travailler, s’informer. Impossible de comprendre ce travail sans entrer dans cette logique. Ce qui me fascine, c’est que ce travail d’une rigueur et d’une profondeur stupéfiantes va contre la consommation culturelle qu’on peut voir ailleurs, même dans Wagner, et qu’il va contre notre paresse. C’est un travail nihiliste si l’on veut, mais le Ring de Wagner ne nous laisse guère qu’un tas de cendres à la fin du Crépuscule.
Je ne cesserai donc pas de défendre ce travail, même si d’autres m’ont fasciné sans doute pour le reste de ma vie, Chéreau d’abord, Kupfer ensuite, et Kriegenburg enfin, parce que son approche tient compte du mythe et de sa poésie, puis de l’Histoire.
Castorf effectue un travail typique du Werkstatt Bayreuth, en cela Katharina Wagner ne s’est pas trompée, cette production si décriée par certains est à la hauteur de la tradition théâtrale et culturelle allemande. Mais aussi et surtout parce qu’il constitue, avec la distribution de cette année, et avec la direction de Kirill Petrenko, l’un des Ring les plus réussis à Bayreuth depuis très longtemps.
Pour une fois, mise en scène, distribution et direction musicale sont à la hauteur des attentes et des enjeux (je sais, je vais faire frémir les catastorfiens). Petrenko dans ce Ring a refait de Bayreuth un lieu de l’innovation et de la recherche musicale, il a fait du neuf, et il a produit du sens en créant cette dentelle musicale à l’affût perpétuel de ce qui se passait sur scène. Et cette direction si singulière, impressionnante par sa précision et sa variété, a pu aussi provoquer des discussions et des déceptions, parce que ce Wagner-là est un Wagner musical de l’après. Ce fut le même choc après le Ring de Boulez: il suffit de lire certains critiques très acerbes de l’époque…mais cette fois-ci, à la différence d’alors, c’est l’unanimité. Le délire qui saisit le public à chacune de ses brèves apparitions lors des saluts est un indice de son effet.  Cette musique, telle qu’elle se déroule sous sa baguette, provoque une incroyable émotion. ce Ring est le Ring de Petrenko.
Deviendra-t-il le Ring de Marek Janowski? Pour deux ans encore, Marek Janowski, l’un des grands spécialistes de cette musique qu’il a enregistrée deux fois, va se confronter à une mise en scène qu’il ne doit pas vraiment partager au vu de ce qu’on connaît de ses goûts, avec une distribution largement renouvelée. Pour le festival, c’est l’occasion de relancer cette production en lui donnant de nouveaux visages. Nous verrons.
Et désormais Katharina Wagner arrive dans 15 jours aux rênes d’un festival que papa Wolfgang lui avait amoureusement préparées. Le deal de 2008, entre une jeune femme de 30 ans alors et sa sœur qui en avait plus ou moins le double ne pouvait que conduire à cette situation pour que personne ne perde la face, à commencer par le conseil de la Fondation qui avait déjà une première fois proposé Eva Wagner-Pasquier à la direction du festival. Voilà un membre de la famille qui a fait une carrière discrète, élégante, et qui n’a pas été assoiffée par le pouvoir, vu qu’elle a été essentiellement une conseillère compétente ici ou là. Pour elle, Bayreuth était un logique bâton de maréchal, pour Katharina en revanche, c’est une question de carrière et peut-être de vie : elle est sans doute de la race des femmes de pouvoir de la famille…Elle l’a d’ailleurs prouvé en affrontant des Meistersinger décapants allant contre toute la tradition locale.
Elle le prouve encore cette année en affrontant un Tristan, sans doute moins inventif dans le détail (il est vrai que le livret en est plus linéaire), mais en même temps d’une grande cohérence. Sa mise en scène pose la question de l’amour absolu, et de son impossibilité au regard des codes sociaux représentés par les serviteurs (qui inventent tant de stratagèmes pour qu’ils s’évitent) et par Marke, vrai mari trompé vengeur et sarcastique. Tous les autres personnages de l’œuvre sont contre le couple. Est-ce si loin de la vision sans amour de Castorf ? Le départ final d’Isolde entraînée par Marke qui a l’air du dire « bon, assez joué ! » n’est-il pas aussi une manière d’aller contre notre volonté d’ivresse musicale, de notre volonté d’y croire. Marke est une version plus policée des crocodiles de Castorf, mais c’est bien le même discours. Cette production de Tristan qui m’a plus séduit à première qu’à seconde vision doit être à mon avis rodée encore, mais elle montre tout de même un regard plus qu’acéré de Katharina Wagner sur les œuvres de l’aïeul.
La présence dans les lieux depuis 2000, puis depuis 2008 avec une fonction de conseiller, et depuis cette année une fonction nouvelle de Musikdirektor, responsable des recrutements de l’orchestre et de tous les aspects musicaux du festival de Christian Thielemann est un autre signe important de l’évolution de Bayreuth après l’ère Wolfgang.
Thielemann avait des ennemis, il en aura encore plus. Et Katharina Wagner sera plus exposée (les fameux coups de billard à double rebond). Vraie garantie musicale, Thielemann est très aimé du public de Bayreuth, moins Katharina Wagner qui doit gagner une légitimité qui va tenir aux choix de mises en scène, et à ses propres productions. Et on va lire désormais les choix esthétiques, le prolongement ou non du Werkstatt Bayreuth, à l’aune de ce couple là. Il est clair que les deux n’ont pas le même regard sur le théâtre d’aujourd’hui, mais les deux ont des intérêts communs. Et même si c’est l’esprit Ring qui règne sur la colline verte, les mariages de raison sont quelquefois plus solides que les mariages d’amour. [wpsr_facebook]

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 25 juillet et 2 août 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath
Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath

Il y a longtemps que je n’avais assisté à l’ouverture du Festival. C’était souvent une soirée un peu plus chic avec un peu plus de VIP et quelques politiques, mais rien d’ébouriffant. Depuis qu’Angela Merkel vient en tant que Chancelière le jour de la Première, et puis en simple spectatrice en général quelques jours encore, les médias sont là envahissants, et s’intéressent de plus près à la chose wagnérienne, enfin…par le détour des VIP télévisuels et politiques qui peuplent la colline verte ce jour-là.
Pour les spectateurs l’accès est un peu plus acrobatique, mais cela reste léger : avec la Chancelière dans la salle, il n’y a qu’un contrôle du billet à l’entrée, sans fouille des sacs et joies diverses de la sécurité-qui-vous-veut-du-bien.
C’était aujourd’hui une première importante, importante pour Christian Thielemann bien secoué ces derniers temps et néo Musikdirektor du Festival, importante pour Katharina Wagner, qui revenait à la mise en scène après ses Meistersinger de 2007, et dont la position apparaissait fragilisée après l’affaire Eva.
Aujourd’hui aussi, un an à l’avance, ce qui est unique dans les annales, les distributions 2016 sont affichées, manière de dire que tout va bien, pour le Ring sans Anja Kampe (remplacée par Jennifer Wilson) dans Sieglinde, sans Wolfgang Koch dans Wotan (remplacé par Iain Paterson, excellent Kurwenal ce soir), sans Johan Botha dans Siegmund, remplacé par Christopher Ventris, avec Sarah Connolly dans Fricka (et non plus Claudia Mahnke), sans Kirill Petrenko auquel succède Marek Janowski…Seuls problèmes à noter : Tristan und Isolde n’a pas encore d’Isolde, et Parsifal pas de Kundry (Dir.mus. Andris Nelsons, et Ms en scène Uwe Eric Laufenberg remplaçant Jonathan Meese paraît-il trop cher) avec quelques autres changements de distribution que vous pouvez consulter en ligne http://www.bayreuther-festspiele.de/news/157/details_44.ht

 

Quand on arrive du parking des spectateurs, c’est justement un petit parking de cinq places qui fait méditer : une place pour le médecin, une place pour le Musikdirektor (Christian Thielemann), une place pour le Geschäftsführender Direktor (Hans-Dieter Sense), une place pour la co-directrice (Katharina Wagner), une place pour l’autre co-directrice (Eva Wagner-Pasquier). Ainsi Wolfgang Wagner a-t-il été remplacé par quatre personnes. Il y a de quoi gamberger sur les réflexions de Nike Wagner à propos de la pérennité de la famille Wagner à la tête du Festival. Katharina Wagner s’occupe des mises en scènes mais pas des chanteurs (confiés d’abord à Eva Wagner Pasquier, puis dans l’avenir à Christian Thielemann), Thielemann va s’occuper de la musique, et Hans-Dieter Sense de tout le reste. Quel sens peut avoir alors la présence de Katharina Wagner à la direction du Festival si elle a besoin de s’entourer autant d’égaux…

En tous cas, ce soir elle officie en tant qu’artiste, et une fois encore, l’approche qu’elle a du chef d’œuvre de l’arrière grand-père est intelligente, mais une fois encore prend complètement à revers l’histoire, comme c’était le cas dans Meistersinger : au contraire de l’habitude, Beckmesser à la fin représentait la modernité et la rupture, tandis que Walther et surtout Sachs, la tradition, l’absence d’invention, et surtout l’idéologie nazillonne.
Même prise à revers dans Tristan und Isolde où l’histoire est gauchie au profit d’une réflexion sur l’Amour absolu, affirmé dès de départ : point n’est besoin de philtre pour s’aimer, au vu et au su de tous et au désespoir des deux serviteurs Kurwenal et Brangäne qui ne cessent d’essayer de séparer les deux amants. Dans cette hypothèse, le roi Marke n’est pas le roi noble et bouleversé par la trahison de son plus proche chevalier, mais un méchant qui a acheté Isolde, qui piège les amants et fait exécuter ses basses œuvres par Melot, son âme damnée. Tout se règle au poignard et Marke jusqu’à la fin est un « horrible », dans un étrange habit qui rappelle Louis II en version sinistre.
L’idée de départ n’est pas si mauvaise, et nombre de metteurs en scène l’ont suggéré, puisant dans un livret qui dit assez clairement les choses, mais sans jamais aller jusqu’au bout d’une logique que Katharina Wagner n’hésite pas à exploiter à fond, faisant de l’espace de jeu un espace abstrait, étouffant, voire concentrationnaire (Acte II). Le décor, dû à Frank Philippe Schlöβmann (à qui l’on doit les décors du Ring de Tankred Dorst) et Matthias Lippert est essentiellement métallique (surtout les actes I et II), relativement (inutilement ?) complexe, et plutôt vaporeux à l’acte III.

Lever de rideau ©Enrico Nawrath
Lever de rideau ©Enrico Nawrath

L’acte I est un espace à la Piranèse où la pierre est remplacée par le métal et le béton. Un assemblage illisible de passerelles et d’escaliers allant quelque part ou nulle part, bougeant durant l’acte, où apparaissent dans l’ombre au lever de rideau des figures qui se laissent voir ou non, où certaines se cachent et d’autres non. C’est Isolde et Brangäne à jardin et Tristan et Kurwenal à cour. Ce huis clos labyrinthique au milieu de marches qui se meuvent ou qui se détachent en se balançant, de ces passerelles qui montent ou descendent vite ou lentement selon les besoins de la mise en scène, vont vaguement penser à des coursives d’un bateau cauchemardesque, mais figurent bien plutôt les labyrinthes du sentiment, les parcours empruntés par le désir et par l’amour, et les parcours construits pour les éteindre.

Car tout cela a été en réalité construit pour perdre les amants, pour éviter qu’ils ne se croisent et se rencontrent, pour éviter même qu’ils ne se voient, comme un Lego de plus en plus complexe qui finirait par envahir toute la scène dont il ne reste qu’un mince espace central de liberté, comme si le monde qui entourait Tristan et Isolde s’était construit en antidote à la passion absolue vue comme le mal absolu.
En tout cas le décor est essentiellement symbolique, et illustre les besoins de l’hypothèse de départ de Katharina Wagner.
Il y a des moments particulièrement forts et assez beaux dans ce travail: le premier est sans nul doute le moment où sur la passerelle, retenus par leurs serviteurs, les deux amants se cherchent, essaient de se toucher avec une ardeur que seule la passion peut provoquer et réussissent à se prendre la main. Kurwenal et Brangäne sont traités, avec un style volontairement plus « vulgaire » et des habits en écho, d’une rare tristesse, marron et vert : il y a dans le personnage de Brangäne notamment un côté « ménagère de moins de cinquante ans » assez bien rendu et Kurwenal est relativement violent avec Isolde qu’il ridiculise notamment lorsqu’il la revêt du serre-tête du voile de tulle de mariée, bien abîmé, et qu’ainsi elle apparaît telle les victimes désignées des sacrifices de l’antiquité.

Les amants quant à eux seront en bleu pendant tout l’opéra, bleu du rêve, bleu marial aussi proche du divin, bleu d’une certaine élévation: ils sont à part dans une mise en scène où les costumes indiquent le clan ou la fonction symbolique. Le clan Tristan est plutôt brun, le clan Marke d’un agressif jaune moutarde, et les amants en bleu.

Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath
Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath

Le philtre, d’un bel orange est même objet d’une discrète ironie : Brangäne met les fioles dans sa poche puis les cherche et semble ne plus se souvenir laquelle Isolde lui a arraché; mais les amants finalement retrouvés malgré la surveillance des deux serviteurs, l’écartent en s’embrassant fougueusement pour finir en un très beau geste théâtral, par en vider le contenu au sol, tenant ensemble la fiole renversée, là où traditionnellement ils la boivent. Ils refusent la mort, refusent les faux semblant et comme dans espoirs les plus fous de la passion, choisissent l’amour et la vie, sans philtre et sans filtre, s’affichant serrés et amoureux, affichant aux yeux de tous leurs caresses ardentes et leurs baisers, pendant qu’on entend le chœur des marins. Les amants en profitent pour lacérer et déchirer à l’envi le voile de mariée, objet repoussoir d’un mariage qu’on essaie d’éloigner, pour ne plus en voir que des traces effilochées, image du refus de toute réalité.
L’acte II est sans doute le plus inutilement complexe par la machinerie (bruyante) qu’il présuppose, et sans doute le moins abouti : dans la conception du Werkstatt Bayreuth (l’atelier), c’est sans doute lui qui aura besoin d’être revu.

Isolde (Evelyn Herlitzius)
Isolde (Evelyn Herlitzius)

L’espace est là aussi un espace fermé entouré de hauts murs d’où sont pointés des projecteurs. Des murs percés d’échelles de fer du genre de celles qu’on rencontre dans les voies ferrées de montagne. Au sol, des objets de métal qui ressemblent à des porte-toast géants (c’est le premier objet qui vient en tête pour donner l’idée) ou des parkings à vélo dans lesquels on coince les roues, dans les murs aussi, des grilles, toujours circulaires, et cet ensemble métallique, éclairé par les violents projecteurs, donne l’idée d’étoiles brillantes dans la nuit.

Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath

Du haut des murs, dans la coursive, on devine des gardes, puis Marke et Melot, peu éclairés, qui ne cesseront de regarder ce qu’ils sont en train de provoquer, comme une expérience de torture qu’on regarde, comme une arène où va se jouer le jeu du cirque fatal: Isolde et Brangäne sont prisonnières et se libèrent de leurs liens, et bientôt Tristan est introduit violemment par les gardes dans l’arène, suivi de Kurwenal jeté à terre. Pendant que les amants sont tout à leurs retrouvailles, Kurwenal cherche à fuir, mais les grilles qu’il cherche à ouvrir et les marches auxquelles il essaie de grimper sont en réalité des faux semblants qui se dérobent ou s’écroulent comme des jouets de caoutchouc : il est prisonnier et ne peut s’échapper. Les autres aussi, mais ils sont tout à leur amour alors qu’ils sont violemment éclairés par les projecteurs braqués sur eux. On trouve un drap brun suffisamment large pour s’abriter dessous, ou pour être accroché à l’une des patères de métal fichées au mur, et devenir une sorte de tente à l’intérieur de laquelle on va tenter de se dissimuler. Le duo est donc au départ un effort insensé pour se cacher de la lumière et se cacher des regards, pendant qu’en haut à la verticale Marke voit tout dans la demi-pénombre : la tente de fortune ainsi composée est un havre de paix d’où Tristan sort une masse de petits objets lumineux qu’on prend pour des bijoux, qui sont des étoiles (des LEDs) qu’on accroche tour à tour à la tente pour figurer le ciel étoilé, dans ce monde rabougri et factice qui donne « l’illusion de… ».
Mais bientôt Tristan ne peut plus supporter la situation. Il arrache violemment le drap brun et veut afficher à la lumière du jour cet amour qui envahit tout : et le duo d’amour sink hernieder Nacht der Liebe commence alors que les amants sont de dos, tournés vers une lumière d’où leurs ombres sont projetées, face au couple Marke/Melot tapi en haut dans l’ombre de la coursive, comme un défi.

Acte II, duo d'amour ©Enrico Nawrath
Acte II, duo d’amour ©Enrico Nawrath

C’est alors que dans un bruit métallique, le plus grand parking à bicyclettes se lève lentement pour devenir une sorte de tambour de sécurité dans lequel les amants vont se lover, vont se scarifier (les barres de métal  ont des pointes acérées) vont se crucifier, sorte d’orgasme par la souffrance, par les stigmates (une idée que Chéreau avait exploitée avec plus de bonheur) que Marke va interrompre avec ses sbires, jetant à terre Isolde et faisant Tristan prisonnier en lui bandant les yeux.
Avec un Melot (Raimund Nolte) vu comme âme damnée de Marke, complice de sa cruauté et usant du poignard avec dextérité, brutalisant Isolde et la forçant à se lever, à s’agenouiller tout contre le pantalon de Marke, et un Marke noir, cruel, se délectant de la souffrance des amants en les humiliant, nous sommes au seuil du sadisme : au texte de Wagner plutôt teinté de désespoir et de noblesse fait place le même texte, mais prononcé avec mordante ironie, voire moquerie sarcastique. Tristan les yeux bandés ne peut plus voir Isolde, mais dès qu’on lui libère la vue, c’est pour se précipiter de nouveau vers l’aimée sous les yeux de tous les autres. Le coup final de l’acte II n’est plus ni un suicide ni un duel, mais un assassinat programmé sous les yeux d’Isolde : Melot poignarde dans le dos un Tristan aux yeux de nouveau bandés, en le laissant pour mort, tandis que Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé.
L’acte III commence par l’une des plus belles images de la soirée, magnifiquement éclairé par Reinhard Traub, qui a réussi de sublimes éclairages, comme seul Bayreuth peut en offrir. Dans un brouillard total seuls surnagent les compagnons de Tristan, assis en cercle autour de son corps, avec des bougies rouges au pied, pour le veiller, consacrant l’idée qu’il est sans vie, ou plutôt attendant sa mort avec tous les symboles, Kurwenal portant l’épée qui ressemble fortement à une croix et le jeune berger portant un arum.
Puis Tristan se réveille et durant tout son monologue apparaissent des visions d’Isolde dans un triangle stylisé qui ressemblerait à une voile, et qui à chaque fois qu’il essaie de la saisir, s’échappe comme un fantôme, d’abord il la recouvre d’un voile de tulle, et elle s’enfonce dans la terre, une autre Isolde ou la même apparaît, il essaie de l’embrasser et la tête lui reste dans les mains, puis une autre lui tend une étoile lumineuse comme les leds de l’acte II, puis il serre le corps de l’aimé qui s’écroule, c’est un mannequin, une autre située en hauteur lui tend une corde comme la corde des Nornes ou des Parques, une autre tombe de toute sa hauteur quand il s’approche, enfin, à mesure que la folie s’accroît, ce sont toutes ces Isolde qui apparaissent comme un carrousel délirant. C’est l’un des moments les plus réussis de la soirée.
Quand Isolde arrive effectivement, on en revient au groupe initial, Kurwenal et Tristan tournés vers la salle guettant le navire qu’on entend au loin.  Tristan s’éloigne vers le fond, noir total, puis lumière sur le corps écroulé qu’Isolde découvre au moment où il expire en prononçant son nom.
Isolde ne réussit à s’arracher du cadavre que lorsque Kurwenal et ses compagnons dans une cérémonie funèbre minimale le recouvrent d’un linceul noir, de son épée et de deux arums.
C’est alors que surgissent de l’ombre, violemment éclairés, la bande de Marke et de Melot, avec une Brangäne désespérée, auxquels s’opposent les compagnons de Tristan qui finissent tous poignardés. Ces corps tristes et bruns s’écroulent au pied des soldats jaune moutarde de Marke, qui revêtent un ruban de deuil et commencent à organiser des funérailles formelles et officielles : les funérailles du héros qu’on porte et qu’on dresse sur un catafalque, qu’on recouvre à moitié de son linceul noir et de l’épée et des fleurs, les funérailles pour la galerie. Son visage apparaît de nouveau et pour la Liebestod, les officiants disparaissent, restent en arrière plan Marke, fixe et sans expression, et Brangäne, puis Isolde qui assoit le cadavre et s’y blottit en le débarrassant du linceul. Dès que le Lust final est prononcé, et sur les dernières mesures, comme à l’acte II et avec les mêmes gestes, Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé, laissant Brangäne désespérée et désemparée avec le cadavre, comme Kurwenal l’était à l’acte II. Une mort d’Isolde qui n’est pas une mort : seulement Bayreuth pouvait se l’autoriser.
Il s’agit sans doute d’un travail intelligent, qui continue à Bayreuth la tradition de productions de Tristan symboliques ou abstraites, comme l’était celui de Christoph Marthaler (et la direction de Peter Schneider après l’échec initial de Eiji Oue), ou celui de Heiner Müller (avec Barenboim). Il faut remonter à la sublime vision de Jean-Pierre Ponnelle (encore avec Barenboim) pour trouver un Tristan figuratif.
Il serait donc peut-être temps de changer d’inspiration et de proposer autre chose à mon avis. Le travail de Katharina Wagner est plein de sens mais sans doute trop complexe ou trop mécaniste pour une donnée de départ somme toute assez simple. L’acte II, le moins réussi des trois, pèche par trop de détails et trop de volonté d’occuper la scène et l’espace, dans une volonté marquée (déjà vue dans Meistersinger) de contrecarrer la musique ou de la déranger par une foule de petits gestes, de petits mouvements, de bruits. Dans ce deuxième acte, la musique sublime se suffit presque à elle-même et Katharina Wagner tient à la « remettre à sa place » en inventant des situations successives qui atténuent les effets musicaux ou les relativisent : il est clair que mettre les amants sous la lumière de miradors ajoute un élément perturbateur pour les spectateurs, même si les amants semblent vivrent leur histoire sans trouble.
La vision des personnages est elle-même symbolique voire caricaturale : les amants en bleu « ailleurs », les serviteurs en brun bien terrestres, voire un peu vulgaires, et les méchants en jaune moutarde insupportable à regarder et parangons de la méchanceté et de duplicité, c’est d’une certaine manière une construction pour enfants d’un mauvais conte de fées, et si l’on ajoute un roi Marke dont l’habit et la coiffure font irrésistiblement penser à un Ludwig de Bavière vieilli et désabusé, le tableau est complet.
Fallait-il un regard aussi pessimiste sur cette histoire mythique, fallait-il à ce point nous dire que les mythes ne sont pas faits pour notre monde où l’amour absolu est condamné ? La construction du monde wagnérien selon Katharina Wagner est particulièrement noire : après des Meistersinger désabusés et sans illusion, un Tristan und Isolde sans espoir, qui n’est plus une belle histoire d’amour, mais une très vilaine histoire d’amants surpris et poursuivis, comme si l’arrière petite fille avait un compte à régler avec les rêves de l’aïeul.
Il reste que le public de la première semble avoir accueilli positivement ce travail, puisqu’on n’a pas entendu les habituelles huées, ce qui avait l’air d’étonner une Katharina au visage circonspect en saluant. Il reste qu’il demande à être affiné et épuré : tel que, il n’est pas complètement abouti, par une volonté de trop en faire qui aboutit à affaiblir les images qu’on veut fortes et qui pour mon goût, n’a pas la puissance ironique et la vive intelligence des Meistersinger.
Musicalement, la production a été accueillie avec chaleur par un public qui n’a pas ménagé ses applaudissements, hurlements, battements de pieds. La compagnie réunie a été modifiée il y a quelques semaines par la renonciation ( ?) d’Anja Kampe (après celle plus ancienne de Eva-Maria Westbroek prévue à l’origine).

20150722_124346C’est Evelyn Herlitzius qui arrive, familière du travail avec Christian Thielemann, qui durant ce mois de juillet a alterné des Elektra à Munich et les répétitions de cette Isolde qui demande des qualités et une approche très différentes: elle n’a d’ailleurs pas chanté la répétition générale. Herlitzius irradie la scène à la manière d’une Gwyneth Jones, qu’elle n’est pas sans rappeler, elle est toujours fortement engagée, notamment au premier acte où son agressivité se meut en énergie folle pour rejoindre un Tristan plus passif . Ailleurs, son visage est souvent éclairé d’une lumière qui inonde d’émotion le spectateur. De plus c’est une chanteuse d’une grande intelligence et douée d’un sens du texte exceptionnel. Toutes ces qualités s’allient à une voix qui n’a pas néanmoins l’homogénéité ni la sûreté exigées par un rôle au long cours, où il faut non seulement de bonnes chaussures, comme disait Nilsson, mais aussi une endurance à toute épreuve alliée à une manière savante de sauter les obstacles vocaux semés sur la partition. Ce n’est pas tellement les aigus qui posent problème à Evelyn Herlitzius que la ligne de chant. Quand les aigus peuvent être négociés par le souffle, préparés comme un saut d’obstacle et projetés alors ils triomphent, puissants, métalliques, intenses et quelquefois un peu criés. Lorsqu’ils arrivent dans la fluidité du chant, devant être négociés par des passages en continu, alors c’est plus délicat, voire complètement raté: la voix se brise, la note ne sort pas, voire plus aucun son, comme à Munich dans sa Brünnhilde et comme plusieurs fois dans ce Tristan . Sur la distance, Evelyn Herlitzius est apparue en très sérieuse difficulté : il ne suffit pas de chanter les notes, il faut en avoir la ligne. Sans doute le Strauss d’Elektra, qui demande moins de ligne, a-t-il formaté la voix. Il faut espérer qu’au long de ce mois, la voix va se faire à nouveau à ce continuum et à ce lyrisme tendu voulu par Wagner. Evelyn Herlitzius est une immense artiste, qui allie dans la même soirée une voix venue d’ailleurs, inouïe (au sens « jamais entendue »), comme dans une Liebestod anthologique où elle rejoint les mythes du lieu, et des accidents très problématiques et impensables dans pareil théâtre où aucun détail vocal n’échappe. Ce soir, le problématique était trop présent, au point que les imbéciles de la salle se sont cru autorisés à huer une artiste qui reprenait ce rôle écrasant dans des conditions de tension peu communes.

Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath

Stephen Gould affichait au contraire sa forme et son insolence habituelles, sans cependant ce “plus” qui le stimule tant (c’est lui même qui le dit) quand sa partenaire est Nina Stemme. C’était net au troisième acte où la voix accusait la fatigue, et qui n’avait rien à voir avec ce qui m’avait tant frappé à Zürich cette saison ou à Berlin la saison dernière, tout en étant quand même très émouvant. Mais le premier acte et plus encore le deuxième étaient insolents de facilité. C’est un chanteur qui affiche plus une force qu’un raffinement à la Siegfried Jerusalem, mais la voix est sûre, le timbre chaud, l’engagement fort, pour un chanteur qui pourtant n’est pas un acteur né, mais qui réussit toujours à rendre ses personnages crédibles. Une magnifique performance, qui a recueilli un triomphe, sans être à l’égal de ses performances précédentes dans le rôle.

Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath
Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath

Christa Mayer était Brangäne, bien plus convaincante que d’habitude où elle est quelque peu ennuyeuse et convenue. Un peu crispée et tendue au premier acte, elle allie une interprétation très vécue, très vivante, très vraie, et une authentique puissance vocale, notamment dans les registres centraux et aigus, où elle affiche une largeur et une profondeur notables : dans ses « habet Acht » bien sûr, mais dans toutes les parties dramatiques, notamment au premier acte et au début du second. Un seul petit problème, quelquefois, la voix semble avoir de la difficulté à trouver un appui dans quelques passages, mais c’est vraiment très occasionnel. Voilà plutôt une bonne surprise.
Aucune surprise en revanche dans le Kurwenal de Iain Paterson (futur Wotan de Castorf l’an prochain), diction exemplaire, vivacité de l’interprétation, et intelligence du texte, chanté avec la couleur voulue par la mise en scène, un tantinet « bourgeois » un tantinet vulgaire, mais une grande présence et une vraie émotion au troisième acte.

Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath

Aucune surprise non plus pour le Marke de Georg Zeppenfeld . on connaît les qualités de cette voix de basse, plutôt jeune, plutôt claire, à l’impeccable diction. C’est un vrai modèle et rarement texte n’est dit avec autant de limpidité. La voix est bien projetée, sonne puissamment dans la salle avec un notable soin apporté à l’interprétation et à la couleur, ainsi qu’au ton, qui réussit à être ironique, grâce à l’aide de petits gestes et de quelques attitudes assez terribles ou détestables. Il réussit à être le méchant sans jamais être à aucun moment la basse noble qu’il est supposé être : c’est un Pizzaro réincarné.
Enfin, Raimund Nolte est un Melot bien personnalisé, avec de bonnes qualités d’acteur dans ce rôle de méchant caricatural, le Spoletta de Marke-Scarpia.
Je garde pour la bonne bouche un chanteur que j’affectionne, le jeune ténor Tansel Akzeybek, découvert à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore, dont la voix s’élargit, lui aussi doué d’une très belle diction et d’une expression allemande d’une rare clarté.

Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath
Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath

Son intervention initiale dans le rôle du Junger Seeman est empreinte de poésie, et de fraîcheur presque hésitante. C’est très prometteur ; en tous cas la carrière se poursuit avec bonheur puisqu’il appartient à la belle troupe de la Komische Oper de Berlin.

Si le chœur de Tristan se limite aux interventions invisibles de l’acte I, elles sont claires et fortes, avec une présence sonore marquée.
L’ensemble du plateau est accompagné par un orchestre fabuleux, qui n’a pas une seule fois failli, dont chaque pupitre est un bonheur, réussissant à la fois à s’affirmer, mais aussi à atténuer le son jusqu’à l’imperceptible : le cor anglais sublime, les cuivres somptueux, les cordes enivrantes (avec des violoncelles à se damner) et Christian Thielemann n’a aucun mal à lui demander tout ce qui est possible sur le plan technique. Car Thielemann dirige ce Tristan avec une clarté cristalline que peu de chefs arrivent à obtenir. C’est un Tristan note à note, miroitant de feux divers : chaque note est en effet sculptée, contrôlée, scandée, d’une manière ahurissante. Sa direction est presque précieuse, tant elle est pointilliste jusque dans le moindre détail, touchant presque au maniérisme. À fouiller tout le tissu orchestral jusque dans ses replis les plus secrets (on entend en effet des phrases jamais entendues ailleurs), avec une manière de gérer la fosse de Bayreuth et les sons les plus profonds ou les plus lointains à se damner, on pourrait penser que les moments plus lyriques ou plus synthétiques sont un peu sacrifiés. Il n’en est rien, il y a des moments d’une plénitude sonore exceptionnelle, voire unique, notamment à la fin du prélude, ou dans certains moments du troisième acte dont les premières mesures sont à elles seules un chef d’œuvre et où le chef réussit à porter la tension dramatique à son climax : Thielemann est un grand chef de théâtre et il sait tendre à l’extrême une ambiance ou une situation.
Néanmoins, on n’arrive pas complètement à se laisser entraîner dans ces vertiges qui peuvent sembler un peu onanistiques : des tempos tantôt lents, tantôt très rapides, un volume tantôt envahissant, tantôt d’une discrétion presque chambriste, en bref des solutions contrastées qui ne semblent pas toujours justifiées, tout cela tempère l’enthousiasme que d’autres moments peuvent provoquer. Il y a notamment au deuxième acte (le moins convaincant pour mon goût) des accélérations qui correspondent à la passion envahissante, qui ne s’accompagnent pas de crescendo lyrique et qui ne sont qu’accélérations un peu froides. On ne peut reprocher la froideur dans une interprétation qui accompagne une mise en scène aussi noire et aussi pessimiste : il serait étrange d’allier une direction au lyrisme exacerbé à une mise en scène qui s’ingénie à le détruire, mais il y a là une splendeur sans chaleur et surtout un discours qui ne laisse d’interroger sur la direction qu’on veut indiquer.
L’infinie précision artisanale du travail de Thielemann me semble néanmoins trop donner à la forme une primauté qui soigne la mise en son, la mise en notes. Cet arrangement brique à brique, caillou par caillou, tesselle après tesselle de la mosaïque est tel qu’on a des difficultés à appréhender le dessein dans son ensemble. Je reconnais en Thielemann l’immense musicien, mais ce qui est donné nous enivre peut-être çà et là, mais nous fait-il vibrer ? mais nous fait-il comprendre? Le sensible manque un peu dans ce travail, mais aussi un sens global qu’on a du mal à percevoir.
On sait que Christian Thielemann ne fait pas partie des chefs de mon panthéon personnel, bien que j’en reconnaisse le niveau, de toute première importance. À ce stade c’est une question de goût, eine Geschmacksache. Mais je peux comprendre qu’à une époque où musicalement (et pas seulement) la forme est si importante, la polissure musicale et le parfait contrôle de tous les signaux de la partition soit un gage d’ivresse du public et donc que Thielemann soit l’un des chefs les plus acclamés. J’aime pour ma part au contraire que l’orchestre se laisse aller à la musique et non aux notes, s’enivre lui même de s’écouter et que le chef orchestre cette ivresse, c’est pourquoi d’ailleurs je préfère les berlinois un tantinet plus fous aux viennois plus contrôlés.
On l’a vu, il y a quelque difficulté à qualifier une soirée qui honore Bayreuth dans son ensemble, mais qui n’est pas totalement convaincante à plusieurs niveaux, en laissant des interrogations non résolues.

Le travail a encore besoin d’être poli. C’est l’office du Werkstatt Bayreuth que de polir année après année les productions, aussi bien scéniquement que musicalement.
Rendez-vous l’an prochain donc.

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QUELQUES MOTS SUR LA REPRÉSENTATION DU 2 AOÛT 2015 :

Au lendemain du Tristan und Isolde d’ouverture du Festival j’étais plutôt satisfait: une mise en scène assez intéressante, musicalement d’un très bon niveau, pour une fois pas de huées (sauf très isolément pour Christian Thielemann, mais je crois plus « politiques » que musicales, et donc stupides). En somme une première sans histoire et accueillie avec chaleur.

Je rajoute à mon article une apostille suite à la représentation de Tristan II du 2 août. J’ai fait mentir ce que j’affirme dans mon compte rendu de Götterdämmerung car je n’ai pas résisté avant mon départ de Bayreuth à assister de nouveau à ce Tristan.
Et il s’est peut-être passé ce que je signalais, à savoir qu’après Götterdämmerung – et quel Götterdämmerung ! – le danger est que tout apparaisse fade. Et ce Tristan le fut.
Mais il le fut aussi pour des spectateurs qui n’étaient pas là la veille…
Les problèmes signalés le 25 juillet se sont répétés sur un autre mode le 2 août. D’abord, la mise en scène m’est apparue beaucoup plus pauvre. À la deuxième vision, on n’apprend rien de plus, on s’attend à tout, alors qu’on aime en général approfondir, découvrir des éléments qu’on n’avait pas remarqués, continuer à gamberger.
Le décor du premier acte très fonctionnel, à la Piranèse ou à la Escher fonctionne, celui du deuxième acte beaucoup moins, avec une machinerie du tourniquet toujours trop bruyante et une trop grande complication pour un propos assez simple. L’image initiale du troisième acte est toujours magnifique, le final en revanche assez vulgaire, mais c’est je crois, voulu. En tous cas, ce troisième acte n’est pas le moins réussi..
En bref, rien de nouveau, mais plus ennuyeux: l’effet initial s’est estompé et on a l’impression d’être à la 25ème vision. Rien de comparable à la foule d’idées dont Katharina Wagner avait truffé ses Meistersinger.
Musicalement, les choses ne se sont pas améliorées (ou si peu) pour Evelyn Herlitzius. Certes, la voix n’a plus ces trous fréquents, mais pas d’homogénéité ni de vraie ligne et surtout, une manière de lancer les notes aiguës en les projetant fortement, faisant entendre un son métallique, à la limite de la justesse, éminemment désagréable dans une œuvre où la ligne de chant est si importante, et quelques aigus ne passent décidément pas. Isolde n’est pas ou plus pour elle, même si c’est une artiste que j’aime et dont j’estime profondément l’intelligence et la présence scéniques : son Isolde agressive et obsessionnelle du premier acte est vraiment scéniquement réussie.
Stephen Gould en revanche semblait plus à l’aise et son timbre clair, suave, faisait merveille. Son duo du deuxième acte et son troisième acte dans son ensemble furent vraiment réussis : de tout le plateau, il remporte le plus grand succès de la soirée et c’est mérité, même si on l’a entendu encore plus extraordinaire ailleurs. Iain Paterson a fait un très bon Kurwenal, peut-être meilleur qu’à la Première. Christa Mayer reste une Brangäne très convaincante et très en voix (cela se remarque dans les duos avec Isolde) : peut-être chante-t-elle un peu fort, mais c’est un sentiment tout personnel. Bon Melot de Siegmund Nolte, et toujours excellent (voire plus) Tansel Akzeybek, vraiment remarquable de ligne, de diction, de projection dans chacune de ses brèves interventions dont la première a capella..
Enfin, Georg Zeppenfeld dans Marke en revanche ne m’est pas apparu  aussi en forme qu’à la Première. Certes, la diction est exemplaire et la clarté cristalline, mais la couleur, mais l’interprétation me sont apparues plus pauvres, plus linéaires, sans grandes inflexions, sans vraie modulation. Sans grand intérêt pour tout dire. Il est vrai que le personnage qu’on lui fait jouer, tout d’une pièce et sans grande subtilité, en contradiction permanente avec ce qu’il dit et le sens de ses paroles, ne favorise guère une interprétation fouillée. Le Marke traditionnel, pétri de noblesse et pris entre souffrance et amitié, jalousie et tolérance, est autrement plus riche.
Christian Thielemann ne m’a pas convaincu, sauf peut-être au troisième acte où son orchestre retrouve allant, lyrisme, clarté. Les deux premiers actes sont pour tout dire ennuyeux, lents, sans tension, le chef fouillant chaque note jusqu’à l’excès, comme plus intéressé par tel détail que par un dessein d’ensemble qu’il n’arrive jamais à faire émerger. On ne trouve pas de discours net sur l’œuvre, on ne sait pas ce qui est privilégié, et en tous cas pas l’émotion : le duo du deuxième acte qui en est habituellement très riche ne décolle jamais. Bien sûr, l’orchestre est magnifique, les bois sont sublimes, les cordes soyeuses à souhait, on n’entend hélas pas assez les harpes (qu’Abbado faisait sonner de manière si particulière) et cette fois-ci les cuivres ont eu un peu de mal notamment dans l’ensemble a capella qui ouvre la première scène du deuxième acte.
Christian Thielemann, très aimé à Bayreuth, a obtenu un très vif succès, le plus grand de la soirée. Pas comparable évidemment à l’explosion de la veille (la veille était un peu particulière il est vrai…), mais c’est une vraie reconnaissance qu’il a reçue lors des quatre fois où il s’est présenté seul pour recueillir l’assentiment du public.
Il reste que je ne suis pas certain de l’avenir de ce Tristan dans deux ans…si le Festival ne trouve pas une Isolde incontestable et si Katharina Wagner ne fait pas vraiment fonctionner le Werkstatt Bayreuth pour faire évoluer son travail et surtout l’approfondir.[wpsr_facebook]

Dispositif de l'acte III ©Florian Jaenicke
Dispositif de l’acte III ©Florian Jaenicke

SUR L’ÉLECTION DE KIRILL PETRENKO AU PHILHARMONIQUE DE BERLIN

Kirill Petrenko © Wilfried Hösl
Kirill Petrenko © Wilfried Hösl

On attendait une décision dans plusieurs mois et elle est arrivée un mois et 10 jours après ce fatidique 11 mai, tant commenté par les médias et tant raillé par les réseaux sociaux. Qui a regardé la conférence de presse (sur YouTube) a pu constater la satisfaction visible des musiciens qui intervenaient. Satisfaction qui m’a été confirmée par les mails échangés avec quelques-uns des membres de l’orchestre.
Les lecteurs de ce blog savent comme je suis Kirill Petrenko dans la plupart des productions qu’il dirige à Munich, mais les spectateurs de l’Opéra de Lyon (merci Serge Dorny) , où il a dirigé régulièrement de 2006 à 2011, le connaissent bien aussi et savent la qualité de ses Tchaïkovski (un Mazeppa superlatif notamment!) et se souviennent de son Tristan und Isolde qui a suscité un intérêt plus vif de la presse, vu qu’il était le chef désigné (et choisi par Eva Wagner-Pasquier) pour le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth. Kirill Petrenko est évidemment un chef de tout premier plan, indépendamment des inévitables discussions d’entracte sur telle ou telle interprétation. Sa récente Lulu à Munich a divisé les commentateurs, notamment étrangers, malgré une appréciation positive de presque toute la presse germanique parce qu’il a pris à revers une œuvre qui commence (depuis assez peu de temps) à avoir une tradition (une doxa serait plus juste) interprétative.
Il reste que bien des commentaires lus dans la presse ou dans les réseaux sociaux français montrent qu’on considère son élection à Berlin comme celle « d’un second couteau », comme l’écrit un twitteur sans doute peu au fait de la manière dont il est considéré outre-rhin dans le monde musical, ou d’un choix « par défaut » puisque ceux qui étaient considérés comme les probables heureux élus éventuels ont été écartés.
Au conclave, on rentre Pape et on en ressort cardinal, c’est bien connu.
Connu à Lyon où il  a dirigé 4 opéras, Petrenko l’est moins à Paris…mais gageons que désormais les Sybilles et les Pythonisses du monde musical français vont édicter leurs jugements éclairés lors des prochaines apparitions du chef sur les rives de la Seine.
Certains vont jusqu’à mettre en doute le jugement des musiciens du Philharmonique de Berlin, car les musiciens d’un orchestre (et de cet orchestre !) ne seraient pas les mieux placés pour juger du discours interprétatif d’un chef. Les Berliner Philharmoniker les attendent impatiemment, ces doctes commentateurs, pour entendre en quoi ils ont fait l’erreur de leur vie.
Il y a partout des cafés du commerce, auprès des stades et auprès des salles de concert. Et partout des programmateurs en herbe (folle). Ah, si on les écoutait.
Une chose est sûre, c’est que jamais Kirill Petrenko n’a fait partie des outsiders , qu’on en parlait en Allemagne pour Berlin  depuis longtemps, et bien avant mai 2015. On sait qu’il est considéré comme l’étoile montante de la direction d’orchestre, travailleur acharné, adoré des orchestres qu’il dirige, des équipes qu’il anime, d’une folle exigence et d’un fol pointillisme, mais en même temps d’une grande gentillesse. Lors d’une conversation avec l’intendant de Munich Nikolaus Bachler, celui-ci me disait ne jamais avoir vu un orchestre prolonger une répétition pendant plus de 30 minutes par rapport à l’horaire prévu simplement « parce que c’est intéressant ». Kirill Petrenko n’a pas de relation avec les médias, qu’il évite, il est d’une discrétion vite devenue légendaire, en ce sens, il est à l’opposé du grand communicant Simon Rattle mais a imposé le respect partout où il est passé.
Il faisait partie des noms cités avec insistance, mais tout le monde focalisait sur Christian Thielemann, le candidat de « l’identité allemande », grand musicien, mais personnalité contestée (d’aucuns disent contestable) ou sur son alternative Andris Nelsons.
L’annulation de son concert avec les Berliner début décembre (Mahler VI, qu’il avait dirigée de manière époustouflante à Munich début octobre – voir ce blog) a été interprétée  comme une fin de non-recevoir et un refus de rentrer dans le « toto-direttore », dans la ronde des possibles élus.
Eliminé, par sa propre volonté, de la course à ce poste, restaient deux possibilités :

  • ou bien élire Thielemann ou Nelsons,
  • ou se replier sur une solution d’attente, un maître plus vénérable, Jansons, un des favoris de l’orchestre, mais qui a signé opportunément sa prolongation à Munich juste avant le 11 mai, Barenboïm, dont le nom circule toujours au moment de l’élection et ce depuis 1989, voire Chailly.

On a même prononcé les noms de Yannick Nézet-Séguin ou de Gustavo Dudamel, improbables, ou même de Esa Pekka Salonen, qui n’a pas mis les pieds à Berlin depuis des lustres.
A la veille du concert de Berlin en décembre 2014, Kirill Petrenko était si attendu que les concerts étaient complets et qu’on pensait que si c’était un triomphe, c’était plié pour l’élection. Pour un outsider, on repassera!
Le choix offert au 11 mai fut donc peut-être, contrairement à ce qu’on écrit ici et là, un choix « par défaut », et cela expliquerait l’échec du vote. Il y avait sans doute de forts partisans de Thielemann, mais aussi de fortes oppositions. Et donc raisonnablement l’orchestre a préféré reporter le choix, qui doit être aussi unitaire que possible, pour préserver l’homogénéité de l’orchestre, malgré les inévitables variétés des opinions à l’intérieur d’un groupe de 124 personnes.
Un revirement si subit (un peu plus d’un mois) et une élection de Kirill Petrenko à forte majorité des musiciens montrent que le chemin s’est ouvert plus rapidement qu’attendu. D’abord, remarquons et c’est tout à leur honneur, que les musiciens ont compris que la communication autour de l’élection leur avait été dommageable en mai : les réseaux sociaux suspendus à la fumée blanche, les fausses nouvelles qui fuitent, puis le soufflé qui retombe, tout cela n’est pas bon pour l’image et la sérénité « artistique » des débats. Ils ont donc procédé dans le plus grand secret, ce qui préservait d’un éventuel échec.
Mais les choses étaient suffisamment avancées pour que le célèbre critique du journal Die Welt, Manuel Brug, publiât ce week-end dans son blog un article annonçant la réunion de l’orchestre et les questions en suspens, encore aujourd’hui d ‘ailleurs, concernant la compatibilité du contrat munichois de Petrenko (qui se termine en 2020) et le début de son contrat berlinois (septembre 2018).( http://klassiker.welt.de/2015/06/21/wird-kirill-petrenko-neuer-chef-der-berliner-philharmoniker-ab-2020/)

Qu’est ce qui a pu décider les musiciens à revenir sur un nom qui paraissait perdu pour la cause, et qu’est ce qui a pu décider Petrenko ? D’abord, il apparaissait que Petrenko n’était pas si fermé à la perspective. Ensuite, Andris Nelsons se refusait à laisser Boston. Or, si un directeur artistique et musical des Berliner peut rester directeur musical d’un opéra (Karajan fut à la fois viennois salzbourgeois et berlinois), il ne peut cumuler deux orchestres. Quant à Thielemann, je pense que les derniers événements de Bayreuth (le Hausverbot d’Eva Wagner-Pasquier et le remplacement dans le dos de Petrenko de Lance Ryan), les commentaires peu amènes de la presse et les communiqués d’une rare netteté de Kirill Petrenko lui-même, lui qui ne parle jamais, n’ont pas favorisé les conditions éventuelles d’un retour serein de Thielemann dans les candidats au poste de Berlin. Si donc les conditions ont été réunies en si peu de temps, c’est que le ciel s’est subitement éclairci mais aussi et surtout que le nom de Petrenko flottait depuis longtemps dans les têtes des musiciens pour s’imposer rapidement.
Dernière remarque enfin, on dit toujours que Berlin se déciderait en fonction de critères musicaux certes, mais aussi commerciaux : ils viennent de choisir un chef à la discographie limitée et au répertoire soi-disant limité (même si Petrenko a été formé en Autriche, gage de grand classicisme). Qui plus est, il n’a dirigé que trois programmes à Berlin. Ou bien ils sont inconscients (ce que disent les gens des cafés du commerce) ou bien ils ont au contraire une raison impérieuse et pour eux évidente. Gageons que ce soit cette deuxième raison qui ait emporté la décision, née de répétitions mémorables aux dires de tous, et de concerts (qu’on peut entendre par extraits sur YouTube) surprenants, voire clivants, ce qui est le gage à tout le moins d’une forte personnalité musicale. C’est bien donc une décision exclusivement artistique qu’ils ont prise, au mépris des conseils de tous genres, au mépris des bruits qui circulaient, et c’est tout à leur honneur là encore.
La dernière fois qu’ils se sont arrêtés sur un nom inattendu qui n’était pas dans la rose des favoris officiels, c’était en 1989 et l’élu s’appelait Claudio Abbado. [wpsr_facebook]

BAYREUTH 2015: UNE TÉNÉBREUSE (?) AFFAIRE

Dallas ou Dynasty, le lecteur aura le choix pour insérer dans l’une ou l’autre des séries américaines cultes, qui racontent des histoires de familles qui se déchirent, les aventures de la famille Wagner. Un récent film TV Der Wagner-Clan. Eine Familiengeschichte (le http://wanderer.blog.lemonde.fr/wp-admin/edit.phpclan Wagner, une histoire de famille, 2014) raconte la vie de la famille de la mort de Wagner à Venise en 1883 à celle de Cosima en 1930, riche de crises violentes, à commencer par l’éloignement d’Isolde von Bülow (en réalité fille de Wagner) et par son procès contre sa mère (1913) suite à la réduction de sa pension, où elle ne put prouver qu’elle était la fille de Wagner, même si aujourd’hui on sait qu’elle l’était . Cosima avait nié par écrit qu’elle fût la fille de Richard Wagner; la réalité est qu’elle avait épousé le chef Franz Beidler qui risquait de menacer Siegfried Wagner dans le rôle de chef de référence à Bayreuth et que les rentrées financières se raréfiaient à Bayreuth suite à la tombée dans le domaine public des droits sur les œuvres.
Autres aventures et autres secrets, l’homosexualité de Siegfried, le départ de Friedelind, sœur de Wieland et Wolfgang, aux USA en 1939  et sa position très critique envers le régime nazi, plus récemment, à la mort de Wieland, en 1966, l’éloignement par Wolfgang de toute la famille de Wieland, et de sa maîtresse Anja Silja, plus récemment encore,  suite au remariage de Wolfgang en 1976, l’éloignement de ses enfants du premier lit (Eva née en 1945 et Gottfried né en 1947) pour ne reconnaître l’héritage artistique qu’à la fille du second lit : Katharina, née en 1978.

J’espère que vous suivez.
Pour faire simple, du vivant de Wolfgang, mort en 2010, et avant 2008, tous les enfants et neveux du patriarche étaient frappés de « Hügelverbot », (Pas touche au festival !), Eva et Gottfried les enfants, Nike et Wolf Siegfried les neveux, enfants de Wieland.

Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’Eva d’un côté qui a eu une carrière discrète de conseillère artistique auprès de Stéphane Lissner au Châtelet et à Aix, mais aussi au MET, est compétente comme conseillère aux voix et aux distributions, et que Nike de l’autre est grosso modo l’intellectuelle de la famille, très respectée directrice du festival de Weimar entre 2004 et 2013 et digne fille de Wieland. Elle déclara en 2011 qu’il vaudrait peut-être mieux que la famille Wagner soit éloignée du festival de Bayreuth, déclaration qui lui valut encore plus de sympathies sur la verte colline.
Les autres se sont éloignés, et ont même laissé l’Allemagne: Gottfried vit en Italie, Wolf-Siegfried à Majorque.
En somme, nous avons une famille, marquée par une sultane mère qui en a tracé les lois, et qui s’entredéchire à coups de complots de sérail. Les deux sultans les plus récents étaient frères,  et comme dans les familles régnantes trop nombreuses avec trop de prétendants potentiels, l’un ayant survécu à l’autre a fait en sorte que tous ceux qui gênaient ses vues sur la succession soient ostracisés.
Et le Sérail, c’est une colline surmontée d’un « Château fort », le Festspielhaus, qui règne hautement sur une  ville moyenne un peu isolée, parce qu’il lui a donné une gloire mondiale : Le Festival de Bayreuth, le plus ancien Festival du monde ou à peu près, est une petite entreprise hautement symbolique sur laquelle la famille Wagner a la main depuis maintenant 139 ans.
Voilà les racines des crises familiales, version « du côté de chez Wagner» version atrido-proustienne.
Du côté du Festival (« du Côté de Bayreuth »), 1973 fut l’année charnière qui changea les statuts de la Richard Wagner Stiftung dominée par la famille Wagner en Richard Wagner Stiftung– Bayreuth pour y faire entrer les institutions politiques et en faire les véritables propriétaires du Festival de Bayreuth: le Festival actuel et le Musée Richard Wagner de Villa Wahnfried vivent sur ces statuts.
La Fondation est gouvernée par un conseil où siègent :

Bundesrepublik Deutschland (République Fédérale) 5 voix
Freistaat Bayern (Etat Libre de Bavière) 5 voix
Famille Wagner 4 voix
Stadt Bayreuth (Ville de Bayreuth) 2 voix
Gesellschaft der Freunde von Bayreuth (Société des amis de Bayreuth) 2 voix
Oberfrankenstiftung (Fondation de Haute Franconie) 1 voix
Bezirk Oberfranken ( Arrondissement de Haute Franconie) 2 voix
Bayer. Landesstiftung (Fondation régionale de Bavière) 2 voix (Cette fondation gère des projets pour l’Etat de Bavière)

En son paragraphe 8 articles 2 et 3, le règlement de la fondation Richard Wagner stipule que la direction du Festival échoit à un ou plusieurs membres de la famille Wagner, à moins qu’aucun membre de la famille ne soit apte à l’assurer, dans ce  cas elle est confiée à un directeur désigné par une commission de trois membres issus des intendants de sept opéras de l’espace germanique (Deutsche Oper Berlin, Vienne, Stuttgart, Cologne, Francfort, Hamburg, Munich) la Staatsoper de Berlin ainsi que Leipzig et Dresde étaient à l’époque de la rédaction de ce règlement encore en Allemagne de l’Est. Je ne sais si ce point a été révisé.
En tous cas, il est clairement indiqué que c’est la Fondation qui désigne la direction du festival et que celle-ci peut échoir à un manager extérieur à la famille.
Lorsque Wolfgang Wagner arrivé à un âge avancé (début des années 2000) a commencé à évoquer son départ, la Fondation a désigné Eva Wagner-Pasquier comme successeur, ce qui a été ressenti comme un coup de force. Wolfgang a refusé cette perspective, et a souligné qu’il était, lui, nommé à vie, et qu’il n’entendait pas laisser la place. Eva Wagner-Pasquier a eu à l’époque une attitude d’une grande dignité. La question de la succession a été repoussée jusqu’à ce qu’on trouve le compromis actuel, où les deux sœurs Katharina et Eva gouvernent le Festival (2008).
Eva Wagner-Pasquier, dans une famille aussi remuée par la question de l’autorité sur le Festival, a forcément été considérée quelque part comme une usurpatrice, vu que Wolfgang avait pour volonté d’y installer sa dernière fille, Katharina, metteur en scène.
Le compromis qui en est résulté allie d’un côté Eva, qui a vécu l’histoire du Festival depuis 1951, et la nouvelle génération qui ne l’a pas connu, il allie de l’autre une jeune femme élevée dans le Sérail, peu sortie de Bayreuth, pour devenir la responsable du Festival et une femme d’une autre génération, qui en a été éloignée au moment de la naissance de la précédente, et qui a travaillé dans diverses institutions (notamment aux côtés de Stéphane Lissner) en côtoyant la plupart des artistes et des chefs qui travaillaient avec Lissner : c’est elle qui fit la distribution du Ring d’Aix (et Salzbourg), son monde artistique, c’est l’univers de Lissner.
Mais pas celui de Christian Thielemann.
Or Christian Thielemann depuis 2008 est conseiller musical du Festival. Thielemann a succédé à Barenboim et Levine comme chef de référence à Bayreuth, où il dirige depuis 2000 : il représente pour Bayreuth un « retour à la grande tradition germanique », c’est du moins l’image qu’il aime véhiculer et il est aussi un chef à succès, aimé du public . Christian Thielemann est désormais omniprésent à Bayreuth, et la presse allemande considère qu’il en est le vrai directeur artistique occulte.
Pour la première fois donc, un conseiller musical a été nommé auprès des deux (demi) sœurs, ainsi qu’un directeur administratif. Autre manière de dire que leur « Geschaftführung » est bien encadrée, autre manière de dire qu’elle n’ont pas (encore) l’autorité nécessaire pour gérer la machine, d’autant que les problèmes financiers du Festival sont lourds et ne datent pas d’hier : elles ont dû faire face dès leur arrivée à la grogne des personnels intermittents recrutés pour chaque festival, et notamment des personnels techniques, et ont dû procéder à une augmentation notable du prix des billets (plus de 30%).
Eva Wagner-Pasquier a annoncé son départ au 1er septembre 2015, laissant Katharina Wagner (et Thielemann) seule directrice du Festival. De ce règne bicéphale, on retiendra les deux succès de Parsifal (Herheim/Gatti), et de Lohengrin (Neuenfels/Nelsons), le triomphe de Kirill Petrenko chef du Ring du bicentenaire de Richard Wagner, mais le demi-échec de la mise en scène de Frank Castorf, ainsi que  du Fliegende Holländer (malgré le triomphe de Thielemann) et de l’échec complet de Tannhäuser notamment à cause de la mise en scène de Sebastian Baumgarten et du départ du chef Thomas Hengelbrock dès la reprise de la production en 2012. Mais Eva, très discrète, n’a pas donné de justifications à son départ.
C’est à Eva qu’on doit la distribution du Ring 2013, et l’appel à Kirill Petrenko, c’est à Katharina qu’on doit Frank Castorf.
Katharina Wagner, metteur en scène, a voulu, en cohérence avec la politique du « Werkstatt Bayreuth » de son père Wolfgang, faire de Bayreuth un lieu d’expérience théâtrale en appelant des metteurs en scène de plus plus « radicaux » pour un certain public conservateur. D’où un Parsifal (2004) admiré pour Boulez et très contesté pour Christoph Schlingensief, décédé depuis, d’où des problèmes pour identifier un metteur en scène pour le Ring de 2006, et aussi de 2013, d’où les scandales à répétition qui ont accueilli les mises en scène ces dernières années. Dernière crise : l’appel à Jonathan Meese pour Parsifal en 2016 avait littéralement mis en fureur une certaine presse et une partie des habitués, et sans doute pour éviter le scandale et sous un prétexte fallacieux (les finances), il a été remercié pour appeler le plus politiquement correct et fade Uwe-Erik Laufenberg.
À cela s’ajoute que le Festival, depuis les années 70 régulièrement complet (mais ce n’était pas vrai dans les années 50), ne l’est plus depuis qu’on a ouvert la billetterie à internet et qu’on trouve des places relativement facilement. Le dernier mythe du Festival de Bayreuth fondé sur l’extrême difficulté à obtenir des places s’écroule, avec son cortège de suppositions (c’est à cause des distributions, c’est à cause des metteurs en scène c’est à cause de etc…). Avec les billets qu’on trouve assez facilement, il n’y a plus d’exception Bayreuth.
Voilà, en résumé( !) un exposé de la situation, quand la semaine dernière un article de la Süddeutsche Zeitung révèle que l’administration du Festival ( avec les bons offices du Président de la Société des Amis de Bayreuth, Georg Freiherr von Waldenfels) veut se débarrasser d’Eva Wagner-Pasquier avant le terme de son contrat, laissant entendre qu’entre Thielemann et elle, c’est une question de principe : le chef n’en voudrait plus pendant les répétitions du Tristan, nouvelle production mise en scène par Katharina Wagner. (Voir les liens vers l’article en allemand ci-dessous) et qu’elle serait frappée de « Hausverbot » ou « Hügelverbot », au point qu’on en est aux avocats…

Kirill Petrenko, GMD du Bayerische Staatsoper de Munich et depuis quelques années l’un des chefs les plus appréciés de la planète classique, réputé pour sa discrétion et sa timidité a publié à ce propos le communiqué suivant, très dur : “Je suis profondément irrité du comportement non professionnel et complètement indigne du Festival de Bayreuth envers le directeur du Festival Eva Wagner – Pasquier et l’interprète Lance Ryan , les deux personnalités qui ont supporté de manière décisive mon travail artistique à Bayreuth ” … ” Là où Wagner règne , c’est avant tout l’homme qui doit être au centre – c’ est le premier principe que nous apprenons de son œuvre. Seuls la responsabilité et le respect pour mes collègues à Bayreuth font que je ne peux les laisser tomber juste avant le début des répétitions et m’empêchent de renoncer à ma participation “.
Mis en cause par l’article du SZ, Christian Thielemann a démenti être mêlé en quoi que ce soit à cette affaire, qui rappelle furieusement la manière brutale dont Serge Dorny a été remercié à Dresde, dont Thielemann est le directeur musical…[wpsr_facebook]

Lien vers l’article du SZ en ligne: http://www.sueddeutsche.de/kultur/bayreuther-festspiele-streit-am-huegel-1.2510316

Lien vers le Pdf de l’article du SZ, plus détaillé: Article sur Bayreuth