OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: NORMA de Vincenzo BELLINI le 10 NOVEMBRE 2013 – Version concertante (Dir.mus: Evelino PIDÒ)

Opéra de Lyon, 10 novembre 2013

Norma, de Vincenzo Bellini (1831, Teatro alla Scala, Milano)
Choeurs et orchestre de l’Opéra de Lyon
Direction musicale: Evelino Pidò
Norma: Elena Mosuc, Adalgisa: Sonia Ganassi, Pollione: John Osborn, Oroveso: Enrico Iori, Clotilde: Anna Pennisi, Flavio: Gianluca Floris.

Serge Dorny a choisi de présenter annuellement en version de concert un opéra du répertoire belcantiste. Cette année, c’est le tour de Norma, de Vincenzo Bellini, avec quelques soucis de distribution puisque la Norma prévue, Carmen Giannatasio, a fait faux bond, et que le ténor prévu, Marcello Giordano, a dû être lui aussi redistribué. Fatalité druidique… bienvenue. Ni la Giannatasio, surfaite pour mon goût, ni Giordano ne me paraissaient être des interprètes idéaux. C’est Elena Mosuc qui est Norma, ce qui garantit au moins du chant, et John Osborn qui est Pollione, ce qui garantit au moins du style: soyons honnêtes, le spectateur gagne sans doute à ces substitutions.

J’ai déjà évoqué à l’occasion de la Norma de Bartoli à Salzbourg les infinies discussions sur la manière de distribuer Norma: bien sûr personne n’a entendu ni la Pasta, ni la Malibran, toutes deux mezzo, voire contralto à l’origine  et elles furent chacune Norma, la Pasta à la Scala à la création (même si le rôle était apparemment un peu haut pour elle), la Malibran à la reprise napolitaine de 1835. L’époque (les années 1830) n’était pas aussi tatillonne que la nôtre sur le classement des voix et l’étendue vocale des grandes divas semble être un des caractères marquants relevés par les spectateurs du temps, notons quand même qu’une des voix les plus versatiles du XIXème, Lili Lehmann, fut aussi une grande Norma. Plus près de nous, Marilyn Horne a chanté aussi bien Norma (en début de carrière) qu’Adalgisa: Norma chantée par le plus grand mezzo colorature du XXème siècle, cela peut étonner. Grace Bumbry, autre mezzo (une Carmen de référence) a chanté tardivement Norma, tout autant qu’Edita Gruberova, soprano colorature à la voix d’une pâte radicalement différente de celle de la Bumbry. Sans parler de Cecilia Bartoli. C’est que le spectre vocal du rôle est particulièrement étendu, et ne se limite pas à Casta Diva: il y a dans Norma des agilités, des cadences à faire tourner les têtes, des moments dramatiques à la limite (presque) verdiens, des aigus redoutables, des notes filées impressionnantes à tenir, des graves sur lesquels s’appuyer. Bref, un rôle pour monstres sacrés, que bien peu osent affronter en scène: on attend aujourd’hui Netrebko qui élargit son répertoire (et sa voix) on attend, et les vestales du Bel Canto l’attendent aussi, mais au tournant. À la Scala, depuis Caballé entre 1972 et 1978, plus de Norma.

Disons le d’emblée, la Norma entendue à Lyon est sans conteste l’une des mieux chantées et des plus équilibrées  depuis longtemps, même si la Norma de Elena Mosuc n’est pas pour moi totalement convaincante. Sans doute est-ce dû à deux facteurs,
– d’une part j’aime dans Norma les timbres sombres: j’adore Leyla Gencer dans ce rôle justement parce qu’elle a le timbre et la couleur voulus: achetez au moins une de ses Norma pirates – c’est la plus piratée des divas et pour cause, elle n’a aucun enregistrement officiel. Et pour des raisons différentes (Callas hors compétition) j’aime Renata Scotto et Beverly Sills.
– d’autre part j’aime les voix “habitées” dans ce rôle, qui d’emblée portent en elle le drame final: j’aime les interprètes, avant les chanteuses (sans doute la Pasta m’eût plu, elle qui était, dit-on, bien plus drame que chant)
Elena Mosuc est d’abord un soprano colorature, ce fut une Zerbinetta de référence à Zürich où je l’entendis pour la première fois. Elle chante désormais sur les plus grandes scènes du monde et ce n’est que justice. La technique est impeccable, les aigus bien négociés et sûrs, les notes filées remarquablement contrôlées grâce à une tenue de souffle exemplaire, les agilités sans scories: bref, c’est une Gilda de très haut niveau.
Une Norma? c’est plus difficile. Ce soir, si Casta Diva fut très bien maîtrisé, si la cabalette qui suivit fut sans reproches, le reste du premier acte  fut très bien chanté, mais peu engagé: Elena Mosuc n’a pas été un seul moment le personnage: un chant maîtrisé mais aucune incarnation. La seconde partie a été au contraire bien mieux maîtrisée, et la scène finale impeccable musicalement a diffusé une émotion très marquée, d’autant plus marquée qu’on la sentait bien plus concernée par l’extraordinaire lyrisme de la musique, bien plus en tous cas que par les parties dramatiques de l’acte I et du trio final, là où Bartoli clouait sur place. Donc Mosuc a remporté le challenge, car la prestation est sans conteste de très haut niveau. Il reste que ce n’est pas la Norma dont je rêve, mais c’est une Norma très défendable et respectable qui trouve sa pleine vérité dans la seconde partie, infiniment plus sentie que la première.

Sonia Ganassi

Sonia Ganassi dans Adalgisa est au contraire une véritable incarnation. elle chante ce rôle depuis longtemps (déjà à Paris en 2000 aux côtés de June Anderson). Pour ma part, elle est la grande triomphatrice de la soirée. Cette chanteuse toujours très sérieuse ne fait pas la carrière qu’elle mérite, même si elle chante un peu partout. C’est une rossinienne exceptionnelle, c’est aussi une belcantiste de référence: elle a le volume, elle a les agilités, elle a l’intensité et la présence: une présence physique et vocale qui, même dans un contexte concertant frappe immédiatement. Elle est désormais très demandée dans Verdi, ce fut une Eboli extraordinaire dans la mise en scène de Peter Konwitschny (la pantomime du ballet était un morceau d’anthologie où elle fut inoubliable) du Don Carlos en français à Vienne et Barcelone, mais la voix manque de largeur (ou plutôt manque de réserves) pour Verdi et surtout pour ces rôles dramatiques: elle s’en sort avec honneur,  mais je pense que Ganassi a bien plus la voix qu’il faut pour le bel canto: suffisamment large, suffisamment ronde, et surtout suffisamment ductile (école rossinienne) pour être très à l’aise dans les mezzo belliniens et donizettiens. Son Adalgisa est simplement aujourd’hui  la meilleure qu’on puisse trouver: style, maîtrise technique, volume, aigus, agilités et surtout intensité; une intensité qui a fait de son mira o Norma en duo avec Norma un moment d’éternité. Elle fut magnifique et a remporté un juste triomphe.
Troisième triomphateur, John Osborn. Il était déjà Pollione à Salzbourg et avait remporté une très grand succès. De nouveau, il montre ce qu’est la technique de fer et la diction impeccable et claire apprises à l’école américaine: du style, un art consommé des notes filées, des mezze voci, un sens exceptionnel de la couleur. Un exemple de style qui le prédispose à tous les rôles belcantistes mais aussi ceux du grand opéra français: la Juive (il y fut merveilleux), Robert le Diable, Les Huguenots, voilà ce qu’il devrait exploiter au mieux. Son Pollione est d’une élégance exceptionnelle (trop peut-être pour le personnage, même si la scène du rachat final est vraiment bouleversante), la voix magnifiquement projetée, malgré l’orchestre sur la scène qui a tendance quelquefois à couvrir (Oroveso), qui rend chaque son produit parfaitement entendu et surtout compris. Je ne suis pas sûr qu’il ait intérêt à aborder les grands rôles du répertoire français post romantique: mais pour ceux du répertoire belcantiste français et italien il n’a pas de rival. Et sa prestation montre l’erreur que les programmateurs font en confiant Pollione à des voix plus larges (genre Johan Botha ou Franco Farina, voire Giordano) mais sans le style voulu.
L’Oroveso de Enrico Iori est un peu en retrait: rien à voir avec celui de Michele Pertusi à Salzbourg. Peu de personnalité affirmée, projection insuffisante, souvent couvert par l’orchestre: la voix est belle, mais ne sonne pas vraiment et la personnalité reste fade. Une petite déception, alors qu’aussi bien le Flavio de Gianluca Floris et  surtout la Clotilde d’Anna Pennisi ne sont  dénués ni de présence ni d’élégance dans leurs prestations.
L’orchestre et les choeurs de l’Opéra de Lyon étaient aujourd’hui au rendez-vous, les choeurs d’Alan Woodbridge sonores, énergiques, répondant avec justesse au tempo étourdissant voulu par Pidò dans Guerra et un orchestre en grande forme, sans aucune scorie,  des pupitres très bien mis en valeur, notamment la flûte magnifique d’une flûtiste nouvellement recrutée. Le son des cordes n’est pas toujours aussi velouté qu’on le voudrait dans Bellini, mais l’ensemble, mené avec une redoutable précision et une incroyable énergie par un Evelino Pidò des grands jours ne peut qu’emporter l’adhésion (bien plus pour moi que la version baroque de Salzbourg): il imprime une nervosité, une dynamique et une intensité qui répondent à l’engagement des chanteurs qu’il suit  et qu’il accompagne avec une attention extrême. Pidò est un chef qui soutient toujours très bien le chant, mais cette fois il y avait plus: il y avait une couleur spécifique à l’orchestre qui a participé sans aucun doute au succès général.
Cette Norma, qu’on va encore entendre à Lyon le 12 et à Paris au TCE le 15 novembre mérite le détour. Ce n’est pas si fréquemment qu’on entend un chant de cette qualité dans cette œuvre que les grands théâtres n’osent plus programmer: Vienne propose cette année 4 représentations concertantes (avec encore et toujours Gruberova qui n’en peut plus), l’Opéra de Paris ne l’a pas programmée depuis 2000 et la Scala depuis 1978.
Allez-y pour l’amour du beau chant.
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Norma, Opéra de Lyon, 10 Novembre 2013

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI, le 17 novembre 2012 (Ms en scène Gilbert DEFLO; Dir.Mus Gustavo DUDAMEL)

La fête; ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Week end à la Scala, un Verdi, Rigoletto le samedi 17 novembre, un Wagner, et pas forcément le plus simple, Siegfried, le 18 novembre. Conformément à la chronique de la Scala ces dernières années, que pensez-vous qu’il arriva? Siegfried est à retenir, Rigoletto à oublier. Une fois de plus, c’est le répertoire identitaire du théâtre qui fait problème.Et pourtant, le public se pressait ce samedi 17 novembre: un de ces rares soirs où il n’y avait  pas le moindre billet, où les “bagarini” revendeurs au marché noir était tous partis 30 minutes avant le lever de rideau, une de ces soirées où l’affluence extrême fait penser qu’on va assister à un événement. Un public largement international: beaucoup de touristes se réjouissent d’un Rigoletto à la Scala, Verdi chez lui.
Ce devait être une nouvelle production de Luc Bondy, pour finir, on a repris la production usée de Gilbert Deflo, 18 ans d’âge, mais au pupitre Gustavo Dudamel, une des jeunes stars actuelles de la baguette , et sur scène Vittorio Grigolo, le ténor italien du moment, dans le Duc, Elena Mosuc, qui promène dans le monde entier sa Gilda, et un jeune baryton qui commence une jolie carrière, George Gagnidze (qui alterne avec l’autre baryton verdien qui émerge Zeljko Lucic).
Et c’est une déception. Ce n’est pas scandaleux, pas de quoi siffler, mais pas de quoi applaudir:  de rapides applaudissements à la fin des actes, et un lourd silence pour le “Caro nome”,  à la fin sept minutes d’applaudissements forcés et tout le monde à la maison.
La malédiction de Monterone a frappé ce Rigoletto
La production évidemment n’aide pas. Gilbert Deflo n’est pas réputé pour être un metteur en scène inventif, mais plutôt un bon faiseur de spectacles. Comme Rigoletto est un titre qui attrape le public comme le miel les mouches, la direction de la Scala (Fontana-Muti) de l’époque avait pensé à une production fastueuse,  beaux décors monumentaux tout dorés de Ezio Frigerio et magnifiques costumes de Franca Squarciapino, une production à livrer en pâture aux flashes des japonais, couleur, or, monumentalité: la Scala de toujours quoi! Mais Deflo n’est pas Zeffirelli, capable de faire une Bohème qui dure depuis une cinquantaine d’années. 18 ans c’est déjà la limite et l’état du décor en dit long, par exemple des miroirs monumentaux en toc, tous scandaleusement froissés, sans que la direction technique n’y trouve à redire. Et du point de vue scénique, un lever de rideau sur une fête affligeante et ridicule (petit ballet à faire pleurer). Pour le reste: vide sidéral. Les chanteurs font plus ou moins ce qu’ils veulent et il n’y a pas de mise en scène sauf un tout petit effort au troisième acte, mais vraiment petit. Ce soir, le cerveau est en repos, total.
Musicalement,  jamais cela ne décolle, jamais on est ému, jamais un moment de tension sur le plateau. C’est passable.

Vittorio Grigolo ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Vittorio Grigolo dans le Duc nous prouve qu’il est un ténor: il en a tous les tics traditionnels, y compris celui de saluer le public en levant les bras en signe de triomphe, de s’agenouiller pour recueillir et provoquer les applaudissements. Sur scène, il semble nous dire: ” hein? vous avez vu, hein, comme je chante bien!” Un vrai adolescent attardé. Sympathique au demeurant.
Et le chant? Incontestablement, un très beau timbre et une très belle couleur italienne lumineuse. Mais il n’était sans doute pas dans une bonne soirée: problème de style, de raffinement (le Duc n’est certes pas un personnage psychologiquement complexe, mais c’est quand même un Prince ), le volume est correct mais l’extension à l’aigu plutôt insuffisante; il m’est apparu court et ses airs très acceptables sans plus, pas de quoi  se dire en tous cas “voilà le grand ténor du jour!”. Succès ordinaire.

Salut de George Gagnidze et Elena Mosuc

George Gagnidze est un Rigoletto au chant plutôt stylé, mais au volume très nettement insuffisant, à la personnalité vocale très pâle, sans aucune extension à l’aigu, sans projection, avec la conséquence qu’on ne l’entend pas dans les ensembles. On ne l’entend que lorsque l’orchestre ne joue pas ou joue bas…La voix est  engorgée, et il n’a rien vocalement d’un Rigoletto, même s’il sait être émouvant au dernier acte. Pour moi, il s’agit d’une erreur de casting.

Elena Mosuc ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Elena Mosuc est une artiste très appliquée, très sérieuse, qui affronte la difficulté, qui sait chanter avec style et qui existe vocalement. Sa Gilda n’est pas exceptionnelle, mais au moins, elle ne triche pas, et même si elle se déjoue des quelques difficultés par quelques artifices, ce n’est jamais hors de propos. Elle chante Gilda un peu dans tous les théâtres et reste l’une des soprano colorature réclamées (c’est aussi une Zerbinetta très demandée). Une prestation très honorable, même si le jeu reste un peu élémentaire.
Dans une distribution où il n’a même pas été possible de trouver une Giovanna italienne, Maddalena (Ketevan Kemolidze) semble avoir un joli timbre . Je dis “semble” parce qu’on ne l’entend pas: elle est vocalement inexistante. Quant à Alexander Tsymbalyuk, basse ukrainienne très jeune et valeureuse, il chante un Sparafucile en place, et au moins on l’entend. Il a cependant été bien meilleur le lendemain dans Fafner.
On le voit, pas de quoi frémir de plaisir. Aucun des chanteurs de la distribution n’est franchement insuffisant (Rigoletto/Gagnidze cependant accuse des faiblesses sérieuses), mais rien que des prestations au maximum honnêtes, avec un bon point pour Elena Mosuc et un doute pour Vittorio Grigolo qui, malgré la gloire naissante, a encore bien des choses à prouver. Sa “Donna è mobile” passe la rampe, mais est loin d’être un modèle du genre.
Le chœur de la Scala, comme d’habitude dans ce répertoire, mérite des louanges, et l’orchestre aussi, mené d’une main très ferme, trop ferme peut-être par Gustavo Dudamel. C’est très précis, très net, cela sonne bien, il y a du rythme, de la tension (des crescendos magnifiques). Bref, tout ce qui est conduite de l’orchestre est vraiment très solide.
Le problème, c’est qu’il en va autrement du suivi des chanteurs et de la conduite du plateau. Dudamel est beaucoup plus soucieux de l’effet d’orchestre que du plateau. Il en résulte l’impression que le chef n’entend pas vraiment les chanteurs, il les couvre, il ne prête pas attention aux voix plus en difficulté pour les soutenir, l’impression est que les chanteurs sont un peu laissés à leur chant, sans construire une véritable homogénéité scène/fosse, ou même simplement de plateau. L’impression musicale est donc assez contrastée: Gustavo Dudamel, lancé par Rattle, Abbado et Barenboim (présent en proscenium et qui lui faisait des “singeries” amicales ) construit essentiellement sa carrière au concert et n’est apparu en fosse qu’à Berlin et Milan. Il n’a pas une expérience lyrique énorme et cela se sent et dans les conditions de ce Rigoletto, cela pèse.
Au total, une déception, et l’amertume que cela tombe encore (on dirait encore et toujours) sur Verdi: la saison 2012-2013, avec ses nombreux Verdi, commence à susciter des doutes, d’autant que commence la valse des changements de distribution, traditionnels quand la Scala hésite, qui sont très commentés par ceux qui sont à l’affût du prochain scandale. Ce week end, c’est Wagner qui a gagné…
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