LA SAISON 2022-2023 du MAGGIO MUSICALE FIORENTINO, OPÉRA DE FLORENCE


Les choses ont un peu bougé cette saison en Italie : un des phares de la musique de la péninsule, Daniele Gatti a quitté la direction musicale de l’Opéra de Rome où il a magnifiquement réussi, pour prendre celle du Mai Musical Florentin, dirigé par Alexander Pereira depuis 2020 et son départ de la Scala, reconstituant ainsi un couple artistique né à Zurich.
L’Opéra de Florence est une machine musicalement forte depuis des décennies, sans doute l’institution la plus ouverte d’Italie, avec un des meilleurs orchestres, un chœur vraiment exceptionnel dirigé par Lorenzo Fratini. Désormais, à la salle de l’Opéra construite il y a dix ans, s’est ajouté en décembre dernier l’auditorium adjacent, Sala Zubin Mehta, faisant de l’espace qui occupe les boulevards extérieurs de Florence, à la lisière du Centre-Ville (et à quelques centaines de mètres de l’ancien Comunale, une immense salle pas très jolie mais que j’aimais bien) un espace dédié à la musique, une Città della Musica version florentine.
L’Opéra de Florence gère aussi le petit Teatro Goldoni, sur la rive gauche de l’Arno pas très loin de la Cappella Brancacci et de ses Masaccio, et peut aussi occuper de temps à autre le Teatro della Pergola, l’un des plus anciens d’Italie, où fut créé Macbeth de Verdi en 1847 sur la rive droite pas très loin du Duomo Santa Maria del Fiore. En bref, la ville pas si grande a une solide implantation musicale et la décision de Daniele Gatti de s’y transférer n’est pas étrangère à l’ensemble des possibilités offertes.
Alexander Pereira est quant à lui un manager solide, qui n’a plus néanmoins le goût du risque, et dont les metteurs en scène de référence qui ont fait la gloire de ses années zurichoises ont disparu, ou n’ont pas l’heur de plaire au public italien, peu enclin à accepter les « nouvelles mises en scène ». plus si nouvelles d’ailleurs
Il est vrai que la situation du théâtre parlé en Italie est un désastre, que la vie d’acteur est difficile, et que le seul grand metteur en scène italien actuel qu’on voit partout à l’opéra dans les grandes salles européennes, Romeo Castellucci n’a jamais fait d’opéra en Italie ou presque (sinon Parsifal à Bologne, mais l’initiative venait de La Monnaie de Bruxelles, son théâtre d’attache).
Ni Strehler, ni Ronconi n’ont su faire école, et les metteurs en scène qui occupent les opéras de la péninsule sont souvent bien médiocres. Un seul exemple, le programme du festival de Pesaro 2022 est une misère du point de vue théâtral…
Dans ce contexte, que nous offre l’Opéra de Florence, avec sa saison « ordinaire » et son festival de Printemps, plus connu sous le nom de Mai Musical Florentin ?

Florence est une ville moyenne, aristocratique, qui vit du tourisme et des touristes, tout au long de l’année, et l’Opéra de Florence dépend de ce double public, local (tout de même assez réduit) et touristique, essentiellement saisonnier. Tous les théâtres d’Europe ont des problèmes de remplissage, comment s’en sort Florence ?
Par chance, désormais, les transports en Italie ont fait d’extraordinaires progrès : Florence est à 1h30 de Milan et 1h30 de Rome par le train à grande vitesse et le public mélomane peut désormais circuler avec plus de facilité. Il est vrai que ce public a toujours été mobile, mais l’amélioration du transport ferroviaire épargne les longs trajets en voiture qui émaillaient (quand j’habitais Milan) nos virées lyriques à Turin, Bologne ou Florence.

Pour comprendre l’organisation de la saison florentine, il faut considérer à part le « Mai Musical » qui est le Festival de Printemps (Avril-Juillet) prestigieux, fondé en 1933 par le chef d’orchestre Vittorio Gui, l’un des grands chefs italiens pas toujours si connu hors d’Italie. C’est un Festival prestigieux qui a vu la participation de chefs d’envergure comme Erich Kleiber qui y fit des Vespri Siciliani légendaires avec Maria Callas et Boris Christoff en 1951, ou Hermann Scherchen, parce que le Mai Musical stimula la diffusion de la musique du XXe siècle. Parmi les plus récents directeurs musicaux, Riccardo Muti de 1969 à 1981 qui y construisit sa carrière de chef lyrique et plus récemment Zubin Mehta de 1985 à 2018, qui est direttore emerito principale a vita. Daniele Gatti est devenu cette année le directeur musical jusqu’en 2025.
On ne compte pas les enregistrements de l’orchestre avec divers chefs, c’est en effet l’une des phalanges de référence en Italie.
En dehors du Mai musical, dont le programme est annoncé plus tard, il y a une saison d’automne et une saison d’hiver, appelées l’une « Festival d’automne » (5 productions et 1 spectacle jeunesse) et l’autre « Festival de Carnaval » (6 productions, dont deux plus légères essentiellement offertes aux solistes de l’Accademia del Maggio Musicale) , appellations qui tendent à montrer qu’à Florence règne un festival permanent (ça, c’est la com…)
De fait, la saison (qui court de septembre à avril) a tout pour séduire musicalement. Pas un théâtre en Italie peut se targuer d’afficher autant de chefs de grand renom, ou de très grande qualité : Zubin Mehta bien sûr (trois productions), Daniele Gatti (trois productions), mais aussi James Conlon, Ingo Metzmacher ou Gianluca Capuano.

Certain « plus grand théâtre lyrique du monde » à 1h30 de train vers le nord pourrait en prendre un peu de graine.
Les distributions sont elles aussi plutôt flatteuses, Francesco Meli semble y être chez lui, mais aussi Cecilia Bartoli, Nicola Alaimo, Placido Domingo, Nadine Sierra, Roberto Frontali.
Seule ombre au tableau, une politique de mises en scène dans l’ensemble médiocre, qui ne correspond en rien à la qualité musicale affichée, dont le nom le plus intéressant est Damiano Michieletto, avec pour les autres l’inévitable et désolant Livermore, Leo Muscato, ou Frederic Wake-Walker, qui ni les uns ni les autres n’ont inventé la poudre scénique.

Il faudra quand même un jour que l’Italie lyrique sorte de cette misère scénique qui la caractérise depuis les disparition de Strehler et Ronconi ou que les managers comme Pereira se secouent un peu la poussière. Seule note « historique » et plutôt positive, la présence de Piero Faggioni (né en 1936…) pour Carmen dont la mise en scène sera sans doute fille de celle que créa Berganza à Edimbourg en 1975. Metteur en scène traditionnel, élégant, et intelligent.

Très grande qualité musicale, sans doute le plus grand niveau en Italie, qualité scénique médiocre, en cela pas si loin de ce qui est affiché à la Scala alors que Naples et Rome font quelque effort pour dépoussiérer, voilà le bilan. Il reste que plusieurs voyages à Florence sont à prévoir pour les amateurs, ce qui n’est jamais désagréable…
Enfin, Pereira qui connaît son public limite les représentations à quatre ou cinq et alterne les salles entre l’auditorium très modulable, tout nouveau, aux capacités scéniques limitées mais muni de dispositifs techniques aptes au montage de productions légères (ce qui limite les frais) et à la jauge moyenne (1100 spectateurs qu’on peut aussi limiter à 500) et la Grande Sala (grande salle) de 1800 places. Ce jeu entre les salles permet sans doute de substantielles économies et d’adaptation.

La grande salle d’opéra


SAISON LYRIQUE

Festival d’automne, dédié à Giuseppe Verdi

Septembre 2022
Gioachino Rossini
Il Barbiere di Siviglia
5 repr. du 8 au 15 sept. 2022 – Dir : Daniele Gatti/MeS : Damiano Michieletto
Avec Ruzil Gatin, Vasilisa Berzhanskaja, Nicola Alaimo, Fabio Capitanucci

On oublie souvent que Daniele Gatti est un chef exceptionnel pour Rossini, aussi bien bouffe que sérieux (Mosè, La Donna del Lago…). La distribution est dominée par la Rosine du moment Vasilisa Berzhanskaja que les français ont découvert à Aix dans Moïse, et par Nicola Alaimo qui est aujourd’hui la basse bouffe la plus en vue pour Rossini, sans compter l’intéressant Ruzil Gatin pour Almaviva. Vaut le voyage, évidemment, et puis, Florence en septembre… Mise en scène de Damiano Michieletto archi connue (même à Paris…) et réussie.

Septembre-Octobre
Giuseppe Verdi
Il Trovatore

4 repr. du 29 sept. au 7 oct – Dir : Zubin Mehta/MeS : Cesare Lievi
Avec Maria José Siri, Amartuvshin Enkhbat, Fabio Sartori, Ekaterina Semenchuk etc…
Retour à l’opéra de Cesare Lievi, qui fut familier de Zurich aux temps de Pereira, et qui à la fin des années 1980, était un des grands espoirs de la scène avec son génial frère, le scénographe Daniele Lievi, mort prématurément à la même époque. Vous voulez connaître Daniele ? Une exposition lui est dédiée au MuSa (Musée de Salò, au bord du lac de Garde) jusqu’au 30 novembre 2022. Faites le voyage, vous ne le regretterez pas…
Distribution solide à défaut d’être excitante, Amartuvshin Enkhbat et Fabio Sartori sont une garantie de qualité, Ekaterina Semenchuk qu’on voit beaucoup dans la saison devrait être une bonne Azucena. Maria José Siri a la voix à défaut du charisme. Et puis bien sûr Zubin Mehta, l’un des grands chefs de référence pour cette œuvre.

 

Octobre 2022
Georg Friedrich Haendel
Alcina

5 repr. du 18 au 26 octobre – Dir: Gianluca Capuano/MeS Damiano Michieletto
Avec Cecilia Bartoli, Carlo Vistoli, Lucía Martín Cartón, Kristina Hammarström etc…
Les Musiciens du Prince – Monaco
Cecilia Bartoli fut sous Pereira abonnée à l’Opernhaus Zurich, qu’elle continue pour notre bonheur à fréquenter. L’an prochain, elle a programmé Alcina à Monte-Carlo dans une autre production, et c’est donc un peu une année Alcina, et à Florence, les Musiciens du Prince – Monaco seront aussi dans la fosse avec leur chef Gianluca Capuano, ce qui nous garantit une exécution exemplaire. Distribution solide avec notamment Carlo Vistoli, le meilleur contre-ténor italien et mise en scène de Michieletto, qui pourrait être intéressante. Vaut le voyage évidemment.

Novembre 2022
Giuseppe Verdi
Ernani
5 repr. du 10 au 20 nov – Dir : James Conlon/MeS : Leo Muscato
Avec Maria José Siri, Francesco Meli, Roberto Frontali, Vitalij Kowaljow
Quatuor vocal solide une fois de plus, même si ni Siri, ni Kowaljow ne font rêver, mais Francesco Meli, dans un de ses meilleurs rôles, et Roberto Frontali, le meilleur et le plus subtil des barytons italiens, sont aptes quant à eux à nous ravir. Mise en scène de Leo Muscato dont il n’y pas grand-chose à attendre, et direction musicale de James Conlon, un des chefs lyriques les plus réguliers, une garantie sinon d’originalité, du moins de cohérence et de fidélité à Verdi.

Décembre 2022
Faust
9 repr. du 24 nov. au 2 déc. – Musiques de Berlioz, Gounod, Mozart, Bach
Un spectacle de Venti Lucenti avec 80 jeunes du projet “All’Opera… in campo!
Un spectacle largement dédié aux jeunes et aux écoles
Au Teatro Goldoni

Décembre 2022-Janvier 2023
Giuseppe Verdi
Don Carlo (Version en 4 actes)

5 repr. du 27 déc. au 8 janv. – Dir: Daniele Gatti/MeS: Roberto Andò
Avec Mikhail Petrenko, Francesco Meli, Ekaterina Semenchuk, Alexander Vinogradov.
On aurait évidemment préféré la version française, mais on se contentera de la version italienne en quatre actes, plus courte, plus ramassée et donc sans doute plus économique. Pas encore d’Elisabetta affichée, mais Francesco  Meli est une garantie, et Semenchuk peut-être dans le Don fatale, mais sûrement pas dans la canzone del velo, et pour moi aucune garantie pour un Mikhail Petrenko comme Filippo II, u timbre trop clair pour le rôle.
Mise en scène Roberto Andò, qui s’attaque là à une oeuvre trop grande pour lkui…
Mais Daniele Gatti en fosse, cela nous garantit un Verdi fouillé, limpide, dramatique. C’est lui qui vaut le voyage initial de 2023.

 

Festival de Carnaval, dédié à Faust et Goethe

Janvier 2023
W.A.Mozart
La Finta semplice
4 repr. du 24 au 29 janvier – Dir : Theodor Guschlbauer/MeS : Claudia Blersch
Avec Benedetta Torre, Luca Bernard, et des solistes de L’Accademia del Maggio Musicale Fiorentino
Au Teatro Goldoni
On change de Festival et on passe au Carnaval. Pereira aime beaucoup Theodor Guschlbauer, autrichien comme lui, dont les strasbourgeois se souviennent qu’il fut pendant 14 ans (1983-1997) directeur du Philharmonique de Strasbourg. C’est un chef de style « Kapellmeister », auquel les musiciens peuvent se fier, pas forcément inventif, mais garantie musicale. Il dirige ce Mozart dans le cadre intime du Teatro Goldoni avec la jeune Benedetta Torre et les solistes de l’Accademia del Maggio… la mise en scène est signée Claudia Blesch à qui l’on doit l’adaptation semi-scénique de la Cenerentola avec Bartoli qui a fait le tour du monde.
Si vous ne connaissez pas le teatro Goldoni et si vous passez par là…

Février 2023
Ferruccio Busoni
Doktor Faustus
5 repr. du 7 au 21 février – Dir : Ingo Metzmacher/MeS : Davide Livermore
Avec AJ Gluckert, Olga Bezsmertna, Wilhelm Schwinghammer, Thomas Hampson/Dietrich Henschel.
Continuant la tradition XXe siècle du Mai Musical Florentin, voici le rare Doktor Faustus du rare Busoni, une œuvre taillée exactement pour le chef Ingo Metzmacher, qui aime cette période de la musique (1924). L’œuvre pas tout à fait achevée malgré une composition qui dura six ans requiert un orchestre important. C’est Thomas Hampson en alternance avec Dietrich Henschel (sur une date) qui tient le rôle principal, c’est dire la qualité d’ensemble qu’on doit attendre d’une bonne distribution par ailleurs. Mise en scène de Davide Livermore qui au seul nom de Faust doit déjà mettre en place son cirque folie-bergérien.
Mais pour l’œuvre, devrait valoir le voyage.

Février 2023
Giuseppe Verdi
La Traviata

4 repr. du 12 au 22 fév. – Dir : Zubin Mehta / MeS : Davide Livermore
Avec Nadine Sierra, Francesco Meli, Placido Domingo/George Petean
Une Traviata de légende, signée Franco Zeffirelli dont fut tiré un film, est née à Florence, et même venue ensuite à Paris.
C’est une fois encore à David Livermore à qu’on a confié la production. C’est à croire qu’il n’y a que lui de disponible en Italie, même pour une Traviata. Choix lamentable de Pereira. Je ne suis pas zeffirellien a priori, mais j’aurais plus volontiers revu la vieille production.
Au contraire, c’est musicalement sans doute un must qui va faire courir les foules : Sierra, Meli, Domingo, c’est un trio de choc et même quand Domingo ne chantera pas, c’est l’excellent Petean qui sera Germont avec dans la fosse un Zubin Mehta qui dirigeait à Florence et à la reprise parisienne en 1986 (d’ailleurs sifflé par les arbitres du bon goût parisien, je veux dire les imbéciles patentés de notre scène nationale). Comme on le sait, aux vieux pots la meilleure soupe, même à la grimace Livermore.

Mars 2023
Igor Stravinsky
The Rake’s progress
5 repr. du 12 au 26 mars – Dir: Daniele Gatti / MeS: Frederic Wake-Walker
Avec Sara Blanch, Matthew Swensen, Vito Priante, Marie Claude Chappuis, Adriana di Paola

Daniele Gatti est un grand admirateur de la musique de Stravinsky, et il avait prévu ce Rake’s Progress à Rome dans une mise en scène de Graham Vick, ce qui était autre chose que Frederic Wake-Walker, un metteur en scène assez pâle et plus paillettes que substance. Mais ce Rake’s Progress romain a été annulé (Covid) et Graham Vick est décédé.
Alors sans doute à cause du désir de Gatti, l’œuvre réapparaît à Florence et c’est une excellente idée, dans une autre distribution avec la charmante (et excellente)  Sara Blanch, le très intéressant Vito Priante en Nick Shadow et le jeune ténor Matthew Swensen déjà vu à Florence (Cosi fan tutte notamment) comme Tom Rakewell.
Vaudra le voyage, d’abord pour le chef et l’orchestre.

Mars-avril 2023
Georges Bizet
Carmen

5 repr. du 28 mars au 16 avril – Dir : Zubin Mehta / MeS : Piero Faggioni
Avec Clémentine Margaine, Valentina Nafornita, Francesco Meli, Mattia Olivieri
Zubin Mehta dirige le chef d’œuvre de Bizet, encore une série de représentations apte à attirer du public local et extérieur. On y note la Carmen de Clémentine Margaine, qu’on voit peu en France et c’est dommage, la charmante Valentina Nafornita en Micaela, et le Don José de Francesco Meli qu’on voit décidément beaucoup cette saison à Florence, mais on notera avec intérêt l’Escamillo du baryton qui monte en Italie et ailleurs, l’excellent et sympathique Mattia Olivieri.
On l’a déjà écrit, appeler le vétéran Piero Faggioni pour une mise en scène créée pour Teresa Berganza qui a marqué l’histoire de l’œuvre (vue à Edimbourg, Paris Opéra-Comique et à la Scala) n’est pas en soi une mauvaise idée. Mieux vaut une mise en scène ancienne mais marquante, que tant de médiocres faussement modernes.

 

Gioachino Rossini
L’Italiana in Algeri per le Scuole

5 repr. du 31 mars au 5 avril – MeS : Grisha Asagaroff
Solistes de l’Accademia del Maggio Musicale Fiorentino
Pour les écoles, sans doute (vu le metteur en scène) une adaptation de la mise en scène de Ponnelle

La suite lorsque le programme du Mai Musical Florentin 2023 sera annoncé


SAISON SYMPHONIQUE

Le nouvel auditorium

La saison symphonique reflète l’impression de richesse musicale de la saison lyrique, on y retrouve évidemment et Zubin Mehta et Daniele Gatti dans des programmes très divers, faits de « must » et de pièces moins connues– un seul exemple, Daniele Gatti dirige un concert de compositeurs italiens du XXe siècle peu fréquents dans les programmes, même en Italie (le 24 novembre), les chefs invités du lyrique (Theodor Guschlbauer, Ingo Metzmacher, James Conlon) sont aussi affichés dans la saison symphonique, et d’autres comme Andrés Oroczo Estrada, Sir Mark Elder, Marc Albrecht ou Dame Jane Glover (seule femme dans la série) sont par ailleurs programmés. Deux orchestres extérieurs, le prestigieux Gustav Mahler Jugendorchester avec à sa tête le non moins prestigieux Herbert Blomstedt et l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo (Charles Dutoit) avec Martha Argerich complètent un riche tableau où chaque programme est donné une seule fois, mais où la saison affiche 24 concerts différents.

 

2 septembre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino

Theodor Guschlbauer, direction
Andrea Lucchesini, piano

Mozart, Beethoven
(Cavea del Maggio – en plein air )

4 septembre 2022
Gustav Mahler Jugendorchester
Herbert Blomstedt, direction

Schubert, Bruckner
(Auditorium)

9 septembre 2022
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Zubin Mehta, direction
Mandy Fredrich, soprano
Marie-Claude Chappuis, mezzosoprano
Maximilian Schmitt, ténor
Tareq Nazmi, basse

Cycle Beethoven
Symphonies 8 et 9
(Sala Grande)

6 octobre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Zubin Mehta, direction

Guglielmi, Cherubini, Schumann
(Sala Grande)

13 octobre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Zubin Mehta, direction

Bruckner,
Symphonie n°8
(Sala Grande)

16 octobre 2022
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Daniele Gatti, direction
NN, Soprano

Wagner,
Parsifal, prélude acte I, Verwandlungsmusik acte I, Enchantement du Vendredi Saint (Acte III)
Verdi,
Quattro pezzi sacri
(Sala Grande)

19 octobre 2022
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Zubin Mehta, direction
Eleonora Filopponi, mezzosoprano

Mahler,
Symphonie n°3
(Sala Grande)

23 octobre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Andrés Oroczo Estrada, direction

Haydn, Ravel, Strauss(R)
(Sala Grande)

29 octobre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Zubin Mehta, direction
Maurizio Pollini, piano

Schubert, Mozart Haydn
(Sala Grande)

30 octobre 2022
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo

Charles Dutoit, direction
Martha Argerich, piano

Ravel
Valses nobles et sentimentales
Concerto en sol
Stravinsky
Le sacre du printemps
(Sala Grande)

 

12 novembre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
James Conlon, direction

Respighi, Chostakovitch
(Auditorium)

19 novembre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Dame Jane Glover, direction
Luca Benucci, cor
NN, soprano

Prokofiev, Mozart, Haydn
(Auditorium)


24 novembre 2022

Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Daniele Gatti, direction

Petrassi, Ghedini, Casella
(Auditorium)

27 novembre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Christoph Eschenbach, direction

Bruckner
Symphonie 7
(Auditorium)

 

3 décembre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Daniele Gatti, direction

De Falla, Debussy, Ravel
(Auditorium)

 

15 décembre 2022
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Sir Mark Elder, direction

Weber, Mahler
(Auditorium)

 

22 décembre 2022
Concert de Noël

Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Diego Fasolis, direction

Lenneke Ruiten, soprano
Lucia Cirillo, mezzosoprano
Juan Francisco Gatell,  tenor
Georg Nigl, baryton

Bach,
Oratorio de Noël
Cantates 1, 2 et 3
(Auditorium)

 

31 décembre 2022
Concert de fin d’année
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Daniele Gatti, direction
Lenneke Ruiten, soprano
Eleonora Filopponi, mezzosoprano
Maximilian Schmitt, ténor
NN, baryton

Beethoven
Symphonie n°9
(Auditorium)

13 janvier 2023
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Marc Albrecht, direction

Liszt
(Auditorium)

21 janvier 2023
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Ingo Metzmacher, direction
NN, soliste

Mahler, Schubert
(Auditorium)

18 février 2023
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Zubin Mehta, direction

Brahms, Bartók
(Auditorium)


28 février 2023
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Daniele Gatti, direction
Rudolf Buchbinder, pIano

Wagner, Beethoven, Moussorgsky, Stravinsky
(Auditorium)

10 mars 2023
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Daniele Gatti, direction
Jessica Pratt, soprano

Vivaldi, Bach, Stravinsky
(Sala Grande)

24 mars 2023
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Zubin Mehta, direction
Christiane Karg, soprano
Michèle Losier, mezzosoprano

Mahler
Symphonie n°2 “Résurrection”
(Auditorium)

CONCLUSION:

On tiendrait là la meilleure saison de l’année de tous les théâtres de la péninsule si des efforts un peu plus marqués avaient été faits du côté des metteurs en scène, mais peut-être aussi les saisons en Italie ne sont pas faites suffisamment à l’avance pour s’assurer les meilleurs qui sont forcément pris ailleurs. Quoi qu’il en soit, on tient sans conteste la saison musicale la meilleure de la Péninsule, et parmi les théâtres de stagione, une des meilleures en Europe, il suffit de comparer avec d’autres théâtres pour le constater . Florence a la chance d’avoir dans sa maison deux chefs pratiquement à demeure qui font partie des références musicales de ce temps, Zubin Mehta, au crépuscule d’une immense carrière mais qui continue d’étonner, et Daniele Gatti qui vient d’être choisi comme successeur de Christian Thielemann à la Staatskapelle de Dresde, excusez du peu. Peu d’institutions musicales peuvent se prévaloir de tels chefs qui se partagent la saison.

C’est donc le moment de fréquenter Florence, en essayant de faire contre mauvaise fortune (la scène) bon cœur (la fosse et les plateaux).

 

 

IN MEMORIAM JAMES LEVINE (1943-2021)

James Levine @Michael Dwyer Archives Associated Press

Si James Levine n’a jamais appartenu à mon Olympe musical personnel, sa disparition me touche néanmoins profondément parce qu’il est un artiste qui m’a accompagné de loin en loin depuis les années 1970. Je l’ai entendu en direct très souvent et pour la première fois à Salzbourg en 1979, puis à Bayreuth et puis au MET, encore assez récemment.

Je l’ai découvert au disque, à travers ce qui était alors le premier grand enregistrement des Vespri Siciliani de Verdi (Arroyo, Domingo, Milnes, Raimondi)… Rolf Liebermann avait décidé de programmer l’opéra en 1974, dans la mise en scène du MET de John Dexter (sublime décor de Josef Svoboda)  où James Levine avait dirigé Caballé et Gedda (il existe un live de ce moment). Comme trois des quatre protagonistes passèrent à Paris dans la production (les spectateurs d’alors découvraient la voix somptueuse, magnifiquement verdienne, de Martina Arroyo, qui fut l’une des habituées de Paris à cette époque, ainsi que l’Arrigo de Placido Domingo, et le Procida de Ruggero Raimondi; ils ne le chantèrent jamais ensemble, mais ils contribuèrent tous à faire de cette œuvre l’un de mes opéras de l’Île déserte sans doute aussi par la nostalgie de cette période où étudiant émerveillé, je découvrais l’opéra.

J’achetai donc le coffret de Levine, et ce fut à cette occasion que je le découvris.
J’ai pu le vérifier au MET aussi bien dans un Ballo in maschera sublime (Radvanovsky, Beczala, Hvorostovsky, Zajick) mais aussi Ernani (Meade, Domingo, Belosselskiy, Meli) non moins extraordinaire. Il avait dans Verdi à la fois la pulsion et la nervosité, mais aussi un son charnu, plein, et un sens dramatique très développé. Son Verdi fut toujours pour moi une référence.
Levine n’a jamais été un inventeur, et d’ailleurs les mises en scène qu’il dirigea ne furent jamais révolutionnaires non plus (comme souvent aux USA), mais il était une assurance d’un niveau musical exceptionnel, d’une connaissance approfondie des partitions et d’un très grand sens du théâtre ainsi qu’un professionnalisme sans failles.
A la tête du MET comme directeur musical de 1971 à 2017, il dirigea toutes les grandes œuvres du répertoire et c’est peut-être cela qui est notable chez lui : il dirigeait aussi bien Mozart que Strauss ou Wagner, Verdi, Puccini ou Offenbach, mais aussi le Wozzeck de Berg où je l’entendis au MET un soir où Matthias Goerne remplaçait (avec quelle classe) le Wozzeck prévu.
Sa présence au pupitre était pour les chanteurs une garantie, car c’était un immense chef d’opéra, mais aussi pour le public, qui était certain d’avoir une représentation de très haut niveau, même si on pouvait pinailler sur l’approche, et même si d’autres chefs étaient ou sont plus inventifs ou plus novateurs ; il était en quelque sorte un super « Konzermeister » de très grand luxe à l’opéra, une référence de classicisme. Je l’ai entendu dans La Clemenza di Tito à Salzbourg, dans Parsifal et le Ring à Bayreuth où il dirigea une vingtaine d’années. C’est lui qui dirigea la jeune Waltraud Meier dans sa première Kundry Bayreuthienne, et son Parsifal était presque aussi long que celui de Toscanini, une lenteur qui quelquefois, il faut bien le dire, pesait un peu.
Dans Wagner au MET, je l’entendis dans le Ring d’Otto Schenk en 2009, superbement distribué, quelques mois avant la naissance de ce blog, parce que les hasards de mon parcours ne m’avaient jamais permis de voir une production « traditionnelle » du Ring, et 2009 était la dernière année de la production d’Otto Schenk qui était référentielle en la matière, montée comme une réponse à Chéreau (qu’elle suivit de quelques années). Je pense que ce fut dans Wagner et Verdi qu’il fut sans doute incontesté, et pour ma part, plutôt dans son Verdi jusqu’à la fin à la fois vivant, profond, dramatique. Son Wagner était peut-être un poil plus convenu, sans rien nier des qualités de solidité, de théâtralité et de splendeur sonore, comme le démontent ses derniers Meistersinger von Nürnberg et Tannhäuser au MET que je vis dans ces années 2014 et 2015 où il dirigea régulièrement malgré la terrible maladie qui l‘avait terrassé et où j’accourus pour l’y entendre le plus souvent possible
Au total j’ai dû assister à une vingtaine de productions sous sa direction et dans plusieurs concerts : il demeure un des grands chefs des dernières années du XXe siècle. Le dernier concert où je l’entendis à Carnegie Hall (voir lien ci-dessous) montrait notamment un Mahler vraiment vibrant.

Il n’ouvrait peut-être pas des abîmes nouveaux à l’âme, et certains musiciens qui jouaient dans ses orchestres s’étaient prodigieusement lassés mais il était un vrai chef qui savait ce que faire de la musique signifiait. On retient de lui le chef lyrique, sans doute là où il montra la plus grande constance, mais il fut un chef symphonique réclamé, très présent des deux côtés de Atlantique, fidèle en Europe au Festival de Verbier dont il fut la référence incontestée, et n’oublions pas qu’il succéda à Celibidache aux Münchner Philharmoniker,  qu’il dirigea le Boston Symphony Orchestra en succédant à Seiji Ozawa et aussi qu’il fut candidat malheureux à la succession de Karajan à la tête des Berliner Philharmoniker, face à Claudio Abbado. Il faisait partie – on l’a un peu oublié aujourd’hui- du « top Ten » des chefs, et fut sans aucun conteste le dernier grand chef américain.
Les dernières années furent assombries d’abord par la maladie : il ne pouvait plus diriger debout, mais en fauteuil roulant électronique, avec un podium spécial que l’on avait conçu pour lui, mais c’était fascinant de le voir continuer à diriger et à embraser le public américain : le public du MET lui faisait une incroyable fête à chacune de ses apparitions.
Les dernières années furent aussi assombries par les accusations d’abus sexuels que tous les médias citent aujourd’hui (c’est tellement plus gourmand que de parler de sa musique) et qui firent les unes des journaux en 2017.
Ses goûts que tous faisaient semblant de découvrir étaient connus de tous, et évidemment des autorités du MET. Ce n’était pas un secret… mais on feignit la surprise et l’horreur. Le MET assez lâchement cria haro sur le baudet et non seulement le chassa, mais aussi décida d’enlever son effigie du théâtre et de retirer ses disques qui remplissaient les rayons de la Metopera Shop. Signe de grand courage d’achever un homme à terre qu’on avait porté aux nues pendant 45 ans, où il était la garantie du remplissage des salles et de la gloire musicale du théâtre à travers le monde, par de multiples enregistrements audios et les premières vidéos diffusées à grande échelle après celles de Karajan.
Mais ce n’est pas toujours sain de durer aussi longtemps; il était de toute manière temps qu’il quitte ses fonctions après presque un demi-siècle, d’autant que la maladie l’avait contraint les dernières années à s’éloigner plusieurs fois des podiums au point qu’on avait nommé un directeur musical « pro forma », Fabio Luisi qui assura avec beaucoup d’élégance ses remplacements pendant plusieurs années. Le MET ne savait pas comment le contraindre à partir. L’affaire sexuelle fut donc une bénédiction que le théâtre saisit au vol, occasion de montrer en même temps qu’il savait hurler avec les loups, préserver l’honorabilité de sa façade tout en réglant ses comptes…

Nous vivons une époque formidable où d’aucuns fusionnent les artistes dans leur vie et les œuvres qu’ils produisent. J’ai l’habitude de séparer « l’homme et l’œuvre » comme on m’a appris à l’école, et bien des artistes du passé ne furent pas des exemples de moralité, les vies agitées d’un Caravage ou d’un Borromini n’ont pas amené à brûler les tableaux de l’un et les églises de l’autre. On continue de se délecter des ouvrages de Céline qui fut un salaud.  La liste n’est évidemment pas exhaustive.
Ce qui me restera de James Levine est la lumière de sa musique.

Voir les articles du Blog :

Les Contes d’Hoffmann
Ernani
Die Meistersinger von Nürnberg
Concert Mozart-Mahler (Symphonie n°9) Carnegie Hall
Le Nozze di Figaro

Portrait de James Levine au temps de sa splendeur au Metropolitan Opera . (Photo de Ted Thai/The LIFE Picture Collection via Getty Images)

 

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: GIOVANNA D’ARCO de Giuseppe VERDI le 18 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano
Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano

Verdi est un auteur difficile.  Très populaire, certes, mais est-il vraiment si connu ? Si compris? On lit tout et son contraire sur cette Giovanna d’Arco que la Scala redécouvre après l’avoir oubliée depuis 1865, sur un livret de Temistocle Solera et d’après la tragédie de Schiller Die Jungfrau von Orleans (qui n’est pas pour mon goût l’une de ses meilleures pièces). Verdi est redoutable parce que souvent très difficile à mettre en scène d’une manière convaincante à cause de livrets hautement improbables. Comme c’est un auteur populaire, le public a de plus tendance à demander le minimum syndical en matière de mise en scène, des décors illustratifs, de la couleur et des beaux costumes, quelques mains sur le cœur, quelques genoux en terre, des contre ut à plaisir. Et c’est plié.

Mais c’est aussi un auteur difficile à chanter : comme il a écrit sur environ 50 ans, il a évolué, s’est adapté  du style en vogue à ses débuts fait de bel canto et d’acrobaties vocales au style en vogue en 1893, post wagnérien, avec un Falstaff qui a des liens de grande parenté avec Die Meistersinger von Nürnberg.
Le problème avec Verdi c’est que c’est toujours complexe là où on pense que c’est simple et direct, et en plus, pour le Verdi des débuts, on met tout dans le même sac sous le titre « opéras de jeunesse » ou « jeune Verdi ». Peut-on penser que des chefs d’oeuvre comme Nabucco ou Ernani soient des opéras « de jeunesse » avec tout ce que l’expression sous entend en terme d‘inachèvement ou de maladresses ? Or, il y a des jugements à l’emporte pièce sur Verdi qui ignorent la réalité très diverse du compositeur, en perpétuelle évolution, en perpétuelle recherche, et qui finira par Falstaff, un coup de génie et de fraîcheur écrit à 80 ans. Verdi n’est pas moins génial jeune, il a simplement à se faire connaître et à s’imposer, et s’appuyer sur les modes du temps, et donc il n’écrit évidemment pas dans le même contexte que lorsqu’il est le patriarche de Sant’Agata. C’est sûr, ce sont des vocalités différentes, ce sont des livrets différents, des histoires différentes ou quelquefois revues, mais ce sont des musiques toujours élaborées et jamais bâclées.
À l’orchestre, ce qui frappe, c’est aussi la difficulté à faire émerger ce qui est toujours présent chez lui, une certaine subtilité de l’écriture. Au-delà du Zim boum boum qu’on lui fait dire à ses débuts, ou que certains chefs affectionnent, il y a toujours des moments  où la mélodie emporte tout, où la construction mérite de faire émerger telle ou telle phrase peut-être dissimulée, qui va  annoncer des œuvres bien plus tardives: d’où l’extraordinaire écart entre la routine zimboumesque, fréquente et applicable à tous ses opéras, y compris les plus grands (j’ai entendu des Otello fracassants et cassés, sans parler des Aida de cirque) et la permanente recherche de la profondeur et de la subtilité, y compris là où l’on ne l’attend pas: un Verdi cristallin est toujours une réserve à surprises.
Le sens du théâtre chez Verdi se lit chez les rares chefs qui sont les plus raffinés, ceux qui recherchent le son juste et non pas ceux qui font du bruit. Muti dit souvent « Verdi comme Mozart » voulant souligner des lignes fines, des constructions élaborées, pour faire admettre une sorte d’égale dignité. Verdi n’a sans doute pas besoin d’être comme Mozart, il lui suffit d’être lui-même, et c’est déjà un tel puzzle que bien peu de chefs sont de grands verdiens. Il y eut Toscanini, il y eut Serafin, il y eut Abbado, il y eut Karajan, il y eut Solti, il y eut même Erich Kleiber (et son fils Carlos pour Otello et Traviata), il y a encore Muti ( très grand metteur en son), encore Levine (très grand chef de théâtre pour Verdi) et pour moi il y a aujourd’hui aussi Gatti, sans doute aujourd’hui le plus raffiné et le plus profond (Son Trovatore, sa Traviata, son Falstaff…). Chacun d’eux eurent et ont un cheval de bataille, jamais le même, tant Verdi est un labyrinthe.
C’est le propre des auteurs « populaires » de ne pas toujours être pris pour ce qu’ils sont et d’avancer souvent masqués.
Comment nier que sur l’ensemble d’une œuvre aussi fournie il y ait des réussites plus ou moins affirmées ou quelques ratages ? Mais quelle que soit l’œuvre, quelque chose transpire, une trouvaille, un rythme, un halètement, une vie : il y a toujours un moment de suspension qui nous prend, une chaleur prête à s’exhaler, il y a toujours la musique, derrière le son.
Comme le chant reste chez Verdi un élément fondateur et prépondérant, on a souvent sacrifié le chef aux voix, et si l’on regarde le marché aujourd’hui, il y a peu de chefs de très grande envergure qui osent Verdi. C’est pour moi un signe. On regarde du côté de l’Italie où l’auteur national veut des chefs indigènes, mais dans le nombre, combien de chefs de répertoire qui sont des routiniers, qui garantissent la soirée, mais jamais ni la grandeur ni l’extase.
Moi même, pendant toute ma carrière de spectateur, j’ai vécu peu de moments verdiens délirants : car avec Verdi, le triomphe vire immédiatement au délire lorsqu’au plateau s’ajoute un vrai chef : Boccanegra ou Macbeth avec Abbado, Otello avec Kleiber, Aida avec Karajan, un soir de Nabucco avec Muti, l’Ernani splendide du même Muti en 1982, tellement critiqué lors des représentations, et qui pourtant a produit l’enregistrement que l’on sait et tout récemment encore l’Ernani de Levine au MET, sans doute le dernier grand verdien vivant, ou le dernier Falstaff de Gatti à la Scala en octobre dernier.
Il y a toujours chez ces chefs une pulsion théâtrale, une respiration qui halète, mais aussi des moments de lyrisme inouï, des raffinements qui vous laissent pantois (entendez l’orchestre qui pleure au final du Boccanegra d’Abbado !) ou des explosions saisissantes,  comme l’explosion initiale de l’Otello de Kleiber, celui de 1976 et celui de 1987. Stupéfiant.

La question du jour, ce ne sont pas les chefs (même s’il y a si peu de grands Verdiens) , mais les voix. Les voix verdiennes sont encore plus rares, contrairement à ce qu’on lit çà et là : trois ou quatre sopranos pour Verdi à des degrés divers (Harteros, Netrebko, Radvanovski, Meade peut-être), un seul ténor (Meli) les autres sans intérêt ou des Urlando furioso. Il y aurait Alagna, bien sûr, avec sa voix de soleil, mais il semble hésiter dans ses choix, il reste que le Verdi français lui tend les bras. Dans les barytons, il y aurait Tézier, seul successeur aujourd’hui de Cappuccilli mais il n’y a pas une basse (Furlanetto est en fin de carrière) qui atteigne les sommets d’un Ghiaurov. Même s’il y a beaucoup de basses très correctes sur le marché, aucune ne vit Verdi et ne l’incarne. Il manque dans ce paysage beaucoup d’italiens, mais la situation du chant en Italie, la formation en capilotade, le manque de figures de proue, la situation des théâtres et de la culture en général au pays de Verdi expliquent cette situation désespérante. Composer une distribution « de légende » est aujourd’hui une gageure, comme faire une distribution wagnérienne l’était dans les années 70 ou 80.
C’est dans ce contexte qu’il faut décrypter cette production de Giovanna d’Arco. Bien sûr, chaque époque a ses stars, elles ont aujourd’hui pour nom Netrebko, Stemme, Harteros aujourd’hui : toutes ont chanté Verdi, avec pour chacune de grands moments, mais qui de ces trois là pourrait être « verdienne » au sens où une Leontyne Price l’était, ou une Martina Arroyo, ou une Renata Scotto ?

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

C’’est pourquoi la distribution de Giovanna d’Arco affichée par la Scala était ce qu’on peut faire de mieux pour Verdi aujourd’hui, dans un opéra où le chant est particulièrement difficile, notamment pour la protagoniste qui doit chanter du do grave jusqu’au ré, c’est à dire qui soit un lirico spinto, presque soprano dramatique, avec une culture bel cantiste qui permette les agilités, les notes filées, la morbidezza. On sait que les héroïnes initiales de Verdi sont vocalement tiraillées entre ces extrêmes, les Elvira (Ernani), les Odabella (Attila), les Abigail (Nabucco) sont très difficiles à distribuer (il n’y pas pas une Leyla Gencer par génération). Anna Netrebko semble être aujourd’hui effectivement la plus adaptée, elle qui a commencé par chanter Mozart, qui s’est adonnée au bel canto (sa Giulietta de Capuleti e Montecchi était impériale, sa Bolena fut merveilleuse), c’est à dire un chant contrôlé, une technique de fer, mais aussi du volume et une certaine largeur…tout cela doit aboutir un jour à Norma d’un côté, à Leonora (Trovatore) ou Lady Macbeth de l’autre. Pour elle une partie du chemin est faite, mais les transformations de la voix vont quelque fois plus vite que le chemin à parcourir…

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Car la voix d’Anna Netrebko s’est élargie, s’est même épaissie d’une manière stupéfiante : elle chante en concert Madeleine de Coigny, d’André Chénier, avec une voix incroyablement large. Difficile de garder intactes des qualités bel cantistes, de technique raffinée, de retenue et de contrôle de la voix. Et de fait, si sa Giovanna d’Arco est tout à fait remarquable, la Netrebko n’a plus tout à fait la voix voulue : pendant le premier acte, les notes sont un peu courtes, les agilités moins aisées, et conjuguent difficilement volume et largeur d’un côté, agilité et contrôle de l’autre, même si la deuxième partie de l’opéra est vraiment remarquable : son « L’amaro calice sommessa io bevo » de l’acte III est  vraiment exceptionnel ainsi que son « contro l’anima percossa » de l’ensemble final qu’elle domine très largement. La voix est cependant devenue trop grande et trop charnue et a un peu perdu de la souplesse nécessaire pour certaines pièces de la joaillerie verdienne.
Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une autre chanteuse capable d’affronter le rôle aussi bien qu’elle, et elle s’en sort avec les honneurs : mais Verdi est tellement complexe et difficile, et vocalement tellement casuiste, qu’elle n’a plus tout à fait le profil aujourd’hui pour ce type de rôle, et pour Giovanna en particulier.
Francesco Meli était Carlo, c’est aujourd’hui le ténor italien le plus valeureux, notamment pour ce répertoire, car il a chanté d’abord Rossini et les romantiques, ce qui impose une discipline de fer à la voix , et un contrôle de tous les instants: la voix est claire et lumineuse, la technique est imparable, il y a longtemps qu’on n’a pas entendu un ténor aussi rigoureux et aussi propre, avec une ligne de chant, une tenue de souffle exemplaires. Si l’on veut comprendre ce que veut dire technique de chant, il faut l’écouter, et notamment ses modulations sonores : aucun son fixe, aucune note dardée, tout est chanté, tout est parfaitement en place, avec une ligne mélodique à faire pâlir. Oui, Meli est le plus grand ténor italien aujourd’hui, le seul qui défende une manière de chanter qu’on croyait perdue pour Verdi.
Et pourtant la voix peine dans les hauteurs et les suraigus, notamment ceux lancés dans la vaillance, on l’avait remarqué dans Trovatore (en particulier pour «Di quella pira »), ici dans les parties de vaillance, là où orchestre et chœur sont lâchés, il a un peu plus de difficultés à se faire entendre. Mais avec une voix et une technique pareilles, le premier Verdi est quand même pour lui.

Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Une deuxième réserve procède peut-être de sa maîtrise technique : il est tellement attentif au chant et veille tellement à cette perfection de porcelaine qu’il lui manque peut-être sur scène une spontanéité, une vie intérieure et une flamme si indispensables pour affronter les grands rôles verdiens. Ce qui peut passer chez Rossini ou Bellini ne passe pas chez Verdi : s’il manque un feu intérieur, s’il manque l’engagement, on reste insatisfait. Le chant de Francesco Meli est magnifique, mais encore dans le verre, encore sous vitrine, encore peut-être insuffisamment incarné, il ne se lâche jamais et n’est jamais scéniquement trop engagé : ce que certains traduisent « il chante tout très bien, mais tout de la même manière ». S’il est magnifique, il n’est jamais bouleversant. C’est la tête sans la tripe. L’admiration est esthétique, rarement théâtrale. Plus que les suraigus, je pense qu’il devrait travailler d’abord la vibration « animale » si essentielle pour que Verdi fonctionne à plein et se libérer sur scène. Disons à sa décharge que le personnage de Carlo, ce rôle  d’icône dorée et statufiée que lui donne la mise en scène ne l’aide pas à « se lâcher » et contribue fortement à cette distance qui me chagrine ici quelque peu.

Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

J’ai eu la chance d’entendre Carlos Alvarez dans le rôle du père abusif Giacomo (une sorte de Germont), qui sortait de maladie (il n’a pas chanté les premières représentations). J’ai pour Carlos Alvarez une très grande indulgence depuis son Posa de Don Carlo à Salzbourg dans la mise en scène de Wernicke avec Maazel au pupitre en 1998, ce qui ne rajeunit pas : une voix d’une suavité exceptionnelle, une douceur bouleversante , d’une jeunesse chavirante: il triompha et reste le seul à avoir marqué ma mémoire (même si Filippo II était déjà René Pape…) .
Bien sûr, la voix est aujourd’hui moins claire, moins douce, moins suave, mais elle bouleverse toujours car lui a la vibration verdienne; ses interventions sont incarnées, elles sont vivantes, et ce Giacomo-là, même si le rôle est un peu brut de décoffrage (le personnage est impossible), est plus humain, plus vécu que les autres personnages. Si Verdi était là ce soir, il vivait surtout en Alvarez, dont les deux derniers actes étaient totalement engagés, prenants, étreignant le cœur pour nous rappeler comment on doit entrer en Verdi. Il suffit d’écouter dans son air initial du 3ème acte « Speme al vecchio era una figlia », avec quelle variété de couleur il chante le vers final « quella misera sottrar » avec un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de Simon Boccanegra.

Dmitry Belosselskyi en Talbot, le méchant anglais, chante avec énergie, mais n’a pas la couleur que j’aime chez les basses verdiennes. Cela chante mais cela ne vibre pas trop non plus (c’était aussi patent dans son Silva d’Ernani à New York l’an dernier, très en place, peu  en âme). Mais le rôle est bref. Il reste qu’un « Wanted basse pour Verdi » serait bienvenu dans les petites annonces. Les basses bonnes ne manquent pas sur le marché, mais les grands rôles de basse chez Verdi sont exigeants et surtout pas interchangeables. Tous les Filippo II ne sont pas des Fiesco par exemple (René Pape n’a d’ailleurs pas abordé ce dernier).
On va trouver que je suis en train de couper des cheveux en quatre, mais j’essaie simplement de faire percevoir l’extrême complexité des exigences verdiennes, et notamment de ce Verdi-là, dans cette salle-là. On voit tellement de Verdi « fast food », tellement de Verdi tout venant que cela finit par instiller des jugements faussés, voire dégrader celui qui reste l’un des plus grands.
Or Giovanna d’Arco n’a jamais été retenu comme un des grands chefs d’œuvre et on le joue si rarement que je ne l’ai vu que deux fois, à Bologne dans une mise en scène de Werner Herzog et déjà Riccardo Chailly (qui était alors le directeur musical du Comunale) et cette fois-ci à la Scala. C’est paradoxalement l’un des opéras de Verdi que j’ai écoutés le plus et que je connais donc le mieux (dans l’enregistrement irremplaçable et référentiel de James Levine avec Caballé, Domingo, Milnes, tous jeunes et éclatants – Domingo !- et pas dans le dernier venu de Salzbourg) comme on écoute des musiques agréables et engageantes dans des situations diverses, le matin au réveil, en voiture pour un long trajet, en fond lorsqu’on cuisine. Une musique rythmée, des ensembles vigoureux, des airs qu’on retient bien et quelques mouvements d’émotion donnés par un Domingo en grâce et une Caballé de rêve. J’écoute souvent Rossini que j’adore, dans les mêmes conditions, celles qui ouvrent des jours heureux, qui vous rendent de bonne humeur toute la journée.
C’est dire que j’aime Giovanna d’Arco, et que je ne méprise pas cet opéra.
Il reste que j’ai des doutes pour ce choix pour une Prima.
Je comprends Riccardo Chailly, qui a voulu rester fidèle à une œuvre depuis longtemps défendue, et qui a voulu donner l’aura de la Première et donc le regard Mondovisuel à un opéra de Verdi qui sinon n’aurait pas eu les honneurs des médias comme à cette occasion. De plus, reprendre un opéra de Verdi non joué à la Scala depuis 1865 faisait parler le Landerneau lyrique, mais la Prima est aussi l’occasion de rendre témoignage de l’état du théâtre, de l’état des masses artistiques, ballet compris et donc exige un opéra aux dimensions plus larges ou même plus populaire, voire plus racoleur : l’epos est de mise le 7 décembre. Giovanna d’Arco est au contraire assez bref, mais c’est peut-être un avantage à la Prima que de laisser le temps à tous les inutiles qui peuplent la salle ce soir là d’aller ensuite dîner pas trop tard et aux TV de ne pas voir se prolonger une soirée d’opéra au delà du supportable pour les indices d’audience.
Riccardo Chailly a défendu l’œuvre avec vaillance, avec son énergie coutumière sans ce volume excessif remarqué à Turandot. La première de Turandot était son entrée officielle comme directeur musical et cette Prima était son premier 7 décembre ès qualité, ceci pour la chronique. Il a merveilleusement dirigé l’ouverture, l’une des « Sinfonie » les plus réussies de Verdi, notamment le crescendo initial aux cordes, et le jeu sur les bois, délicate antithèse avec les envolées aux cuivres, et avec son final en tarantelle brutale qui emporte tout sur son passage (qu’il faut oser s’agissant d’un personnage comme Jeanne d’Arc) et qui finit en explosion sonore étourdissante – Verdi est grand, très grand !- , Chailly a  tout aussi magnifiquement accompagné certains moments et notamment les chœurs, tout à fait exceptionnels dirigés par Bruno Casoni, qui ont montré que dans ce répertoire ils sont irremplaçables. Certains autres passages cependant me sont apparus moins réussis, notamment les équilibres entre musiques de scène et fosse, ou dans l’ensemble un relatif manque de lyrisme et quelquefois de rondeur que cette musique encore très romantique m’inspire. C’est tout de même une direction sans failles, très carrée, très architecturée, mais pas toujours si sensible, ce que je reproche quelquefois à d’autres Verdi de Riccardo Chailly.

Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Cette Giovanna d’Arco reste donc très bien menée, et à quelques détails (très personnels) près, magnifiquement dirigée, comme dans le duo Giovanna/Giacomo (de l’acte IV) qui reste pour moi le moment le plus lyrique et le plus intense à l’orchestre, et aussi l’un des moments mélodiques les plus réussis de l’opéra.

« Pensier non ho, non palpito
che non sia volto a te » (Giovanna)
– « chiari la mente a me » (Giacomo)

Mais la question c’est aussi la complexité du sujet : Jeanne d’Arc est une héroïne symbolique en France, l’héroïne de la défense de la patrie, confisquée sans trop de scrupules quelquefois par des partis politiques qui n’ont de Jeanne d’Arc ni la grandeur, ni la sainteté, ni l’honnêteté, mais peu utilisée au théâtre et peu à l’opéra (c’est à l’étranger avec Schiller, Verdi, Tchaïkovski, qu’elle est assez bien servie), en France, la Jeanne au Bûcher d’Honegger, ou la Pucelle d’Orléans de Voltaire, plutôt ironique, ne sont pas des œuvres canoniques et les seules grandes références sont, à part la magistrale Jeanne d’Arc de Michelet, qu’on ferait bien de relire, presque exclusivement cinématographiques avec La Passion de Jeanne d’Arc, avec Falconetti,  de Carl Dreyer, ou même Robert Bresson ou Jacques Rivette.
Le destin personnel de Jeanne, Les replis psychologiques, son histoire emblématique en font au total un personnage plus cinématographique d’opératique.

Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

En plus, il reste difficile de mettre en opéra le procès, voire le supplice.
Schiller avait tourné volontairement le dos à la vérité historique, faisant de Jeanne un personnage tragique pris entre son destin historique, sa pureté et ses amours terrestres : il la fait mourir devant Paris (où elle fut blessée) montant au ciel entre son père repenti et son roi amoureux et désormais seul. Difficile à admettre en France où je ne sais même pas si l’œuvre a été jouée un jour à Paris.

Jeanne chez Schiller et Verdi  est amoureuse de l’icône royale qu’est Charles VII, un roi discuté dans l’histoire, et ici icône et amour, et elle est victime pour cela d’un père abusif, un de ces pères très XIXème qui n’a qu’une obsession, le qu’en dira-t-on devant une femme qui vit au milieu des hommes et qui risque chaque jour de perdre sa pureté. C’est d’ailleurs son obsession : elle sauve la France et papa demande si elle est restée vierge. Dans mon jeune temps, Pierre Daninos faisait dire à la gouvernante anglaise donnant des leçons de stoïcisme aux jeunes filles « ferme les yeux et pense à l’Angleterre », Jeanne d’Arc pense à la France en gardant les yeux ouverts, et sans jamais penser à ça .
C’est bien le problème de Giovanna d’Arco, une intrigue ténue qui suit quelques épisodes de la vie de Jeanne, des personnages sans consistance ou difficilement concevables comme le père. Jeanne, navigue entre l’héroïne en armure, la sainte en devenir,  la petite et tendre bergère, le père est tout d’une pièce, tout méchant d’abord (et traître par dessus le marché qui va vendre sa fille aux anglais) et tout gentil ensuite quand il est trop tard et qu’il découvre que sa fille est pure, et un roi qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau quand Jeanne n’est pas là sinon lui promettre l’avenir radieux des icônes (« Vale, o diva ! Qual patrio retaggio/Tu vivrai d’ogni Franco nel cor »).
Que faire avec tout ça, qui n’est pas bien passionnant, lorsqu’on est metteur en scène au XXème siècle?
Autant Patrice Caurier et Moshe Leiser ont réussi avec Norma à Salzbourg et Zurich un travail de transposition dans le monde de la résistance française, autant avec cette Giovanna d’Arco, autre figure de résistance, ils se contentent de faire une figure de l’hystérie, qui a un compte à régler avec son père (trop proche, trop insistant et presque incestueusement jaloux) et préfère vivre sa vie de substitution au service du Roi rêvé, évidente figure paternelle qu’elle rêve amoureux et dont elle tombe amoureuse.
La scène s’ouvre sur un intérieur XIXème (décor assez efficace de Christian Fenouillat) où la jeune fille est dans son lit, observée par un père et des servants, tous angoissés, et où elle entre en crise au moment où apparaissent en transparence le chœur et Carlo, statue dorée sortie d’une tapisserie,  d’un retable ou sculpture vivante, en bref tout sauf de la chair.
L’histoire à partir de là ne sera qu’alternance de fantasme et de réalité, jusqu’à se superposer : le monde du fantasme permettant de la couleur, des costumes, des grands décors (la cathédrale de Reims) des assemblées nombreuses, en bref l’épique, et celui plus réaliste et intime de l’intérieur bourgeois, sans lumière, grisâtre, avec le pauvre petit lit de Jeanne et les deux univers jouant quelquefois l’un avec (contre/de) l’autre, mais sans vraie conviction. L’héroïne et la victime s’emparant tour à tour de l’image de Jeanne : armure d’or, étendard, mais aussi chemise de nuit, l’un le disputant à l’autre, quelquefois maladroitement d’ailleurs.
Les deux metteurs en scène se sont sortis du guêpier par la petite porte, sans grandes idées, sans vraie ligne, sans travailler plus que cela le jeu des acteurs ou les niveaux de lecture : Meli empêtré dans son or ou sur son cheval de bois (scène finale) ne fait rien, c’est d’ailleurs un peu son rôle, Netrebko est un peu gênée, surtout lorsqu’elle doit enfiler ou défaire son armure, seul Alvarez est plus cohérent parce qu’il est dans un seul univers, les pères abusifs étant une tradition dans certains Verdi, on peut toujours puiser dans ses souvenirs.
Il en résulte un travail au total illustratif, qui oublie vite l’hystérie initiale ou qui renonce à l’exploiter, et qui laisse le public jouir de tableaux d’ensemble photographiques. Il ne se passe rien de prenant, rien qui ne puisse accrocher le spectateur.
La question est de savoir s’il peut se passer quelque chose avec cette histoire, avec ce livret, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la musique, sans chercher à trouver quelque chose derrière les yeux. Ce travail sans intérêt, presque inachevé, assez médiocre (qui n’a même pas une idée comme celle de la salle d’injection létale qu’on avait vue dans leur Maria Stuarda à Londres) laisse un peu le spectateur sur sa faim : il n’y a pas un moment qui vibre ou qui secoue, cela reste plat et sans âme.
Vu l’accueil du public de la Scala à la modernité, et vu l’intérêt habituel démontré par ce public très particulier et sa chaleur polaire à remercier la troupe au moment des saluts, on peut se demander si cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas en tous cas à rendre cette Giovanna d’Arco historique. C’est un spectacle en bon ordre, un Verdi musicalement réussi, mais sûrement ni une pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation verdienne, ni évidemment dans celle de la mise en scène.
Il reste à savoir s’il était possible de faire mieux ou au moins autrement…[wpsr_facebook]

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

 

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: ERNANI de Giuseppe VERDI le 20 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Pier Luigi SAMARITANI) avec Placido DOMINGO

Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera

J’aime beaucoup Ernani parce que l’opéra a presque la folie de la pièce originale, parce que Hugo et Verdi savent les secrets du mélodrame, grands sentiments, moins grands principes. J’aime aussi parce que c’est l’un des opéras où l’art du chant est à son sommet, notamment pour le soprano qui a l’un des airs les plus difficiles du répertoire à chanter, et pour le chœur qui chante l’un des chœurs les plus célèbres de Verdi, pour le ténor dont le cœur balance entre héroïsme verdien et belcanto donizettien, pour le baryton qui trouve là l’un des premiers grands rôles de baryton verdien (et Verdi a donné ses lettres de noblesse à la voix de baryton) pour la basse qui trouve là aussi l’un des tous premiers grands rôles de basse mal aimée, anticipant Philippe II, et j’aime cette musique qui exalte la mélodie, sans tout à fait renoncer à oumpapa. Bref, j’aime ce « jeune » Verdi (il a quand même 31 ans) de 1844, qui plus qu’un autre titre, annonce le grand Verdi.
Et pourtant, j’ai vu très peu d’Ernani dans ma vie. Pas à Paris bien sûr, où je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été représenté (quelle pitié que d’afficher des Traviata à répétition sans jamais avoir eu l’idée de programmer un titre ô combien lié à notre répertoire national, à notre histoire culturelle nationale).

En fait cette représentation d’Ernani est la troisième de ma vie de mélomane. J’ai vu à la Scala deux fois la production de Ernani de 1982, dans la mise en scène de Luca Ronconi (une des rares productions qu’il n’ait pas réussi), avec Placido Domingo (Ernani), Renato Bruson (Carlo), Nicolaï Ghiaurov (Silva) et Mirella Freni (Elvira) dans l’un des rares rôles qui ne lui allaient pas tout à fait, le tout dirigé par Riccardo Muti à une époque où son Verdi n’était pas anesthésié. J’ai vu aussi de cette production la distribution B : Lando Bartolini, Antonio Salvadori, Giorgio Surjan, Aprile Millo dirigés par Edoardo Müller (à l’époque d’ailleurs, vous réserviez pour la distribution A et vous arriviez à Milan en voyant affichée la distribution B, pour le même prix…c’était la Scala des bonnes années).
C’est dire ma joie de retrouver cette œuvre à New York, dirigée par James Levine qui depuis les années 70 est l’un des grands verdiens de notre époque avec des enregistrements splendides (I Vespri Siciliani par exemple) et qui reste une référence pour ce répertoire, dans une distribution qui compte les meilleurs chanteurs du jour pour Verdi, et surtout ce type de Verdi, et de retrouver Placido Domingo dans une œuvre où je l’avais entendu 33 ans avant (même si le rôle n’est pas le même…).

Il bandito (Acte I) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Il bandito (Acte I) Francesco Meli© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Bien sûr, il y a la mise en scène…dont c’est la 95ème représentation au MET dans une production dont la première remonte à 1983. Vu la production, elle eût pu remonter à 1970 ou 1958…on a presque perdu l’habitude de ces couleurs, de ces beaux costumes chamarrés et interchangeables, de ces mouvements ridicules, de cette poussière ambiante où les chanteurs peuvent librement mettre la main sur le cœur écarter les bras et monter et descendre les marches de gigantesques escaliers qui sont la manière de scander l’espace d’un acte à l’autre (sauf le tableau 2 de l’acte I), et qui rappellent les escaliers fameux de Josef Svoboda, le maître décorateur des années 70.
Décorateur et Metteur en scène ( ?), Pier Luigi Samaritani est un très bon décorateur à qui Paris (Garnier) doit les décors de La Bohème dans la belle mise en scène de Gian Carlo Menotti (1974), et un piètre metteur en scène à qui Paris doit Werther (1984) et Madama Butterfly (1983) .
Ce soir à New York, on y trouve les habituels poncifs de l’opéra sur scène, qui font sourire à force d’être ridicules ou surannés. Il n’y a rien à dire sur cette production, qui ravira ceux qui pensent que l’opéra c’est seulement du chant et des beaux costumes, mais qui laisse pensif quand à l’avenir du genre…

Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il faut donc se rabattre sur la musique, car ce soir c’est vraiment la seule chose intéressante, voire passionnante et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai traversé l’océan.
James Levine reprend donc une production qu’il a créée dont la dernière reprise remonte à 2012 (déjà avec Angela Meade) sous la direction de Marco Armiliato.
Dès le prologue, on entend son Verdi coloré, tendu, dans une lecture d’une incroyable clarté, qui exalte notamment les bois, et qui rend à Verdi sa pulsion, il y a là du rythme, de la dynamique, et une attention particulière aux chanteurs qu’il ne couvre jamais. On peut cependant regretter que l’orchestre ne soit pas aussi explosif qu’on souhaiterait, James Levine le retient un peu, comme il retient le chœur dans le fameux Si ridesti il leon di Castiglia qui n’a pas l’éclat habituel qui fait exploser le public. Il reste que ce Verdi là, on n’a plus l’habitude de l’entendre aujourd’hui et que James Levine sait à la fois mettre en valeur la mélodie, le tissu de la partition qu’il révèle en profondeur et sait donner à son Verdi une luminosité qu’on avait oublié. On est à l’opposé du Verdi sous verre, snob et distancié qu’on nous assène depuis des années. Enfin, ça vit, ça pleure, ça tremble. À ce titre le trio Ernani/Elvira/Carlo du 1er acte Tu se’ Ernani!… mel dice lo sdegno, un des moments qui me remplissent de cette joie et de cette palpitation si particulières aux grands moments verdiens (j’en ai encore les larmes aux yeux en y pensant) est ici exécuté avec la dynamique et le rythme, la vivacité, l’énergie incroyables qu’on attendrait toujours et dont on rêve toujours pour Verdi. Grandiose.

Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il est servi par un quatuor de référence. Je n’avais jamais entendu Angela Meade dont on me disait grand bien. La voix est grande, les aigus sont sûrs et la diction impeccable comme souvent chez les américains : dès le récitatif du premier air, le très redouté et souvent raté Ernani Ernani involami qui demande un très grand contrôle sur la voix, la messe est dite. Il y a dans cet air de quoi désespérer le soprano moyen, scalette, aigus et suraigus, filati, trilles. Mais madame Meade n’est pas un soprano moyen, elle est une magnifique voix verdienne, et la cabalette le confirme : nous y sommes…c’est si rare aujourd’hui d’avoir un soprano qui a à la fois la technique, l’intensité, les aigus, le contrôle, et la puissance qu’on ne peut que saluer la performance dans son ensemble. Certes madame Meade est un soprano scéniquement à l’ancienne, qui n’a pas l’agilité physique à laquelle nous sommes désormais habitués mais qui a en revanche une voix à laquelle nous ne sommes plus habitués. Ce soir, c’est un Verdi à l’ancienne, mais qui nous renvoie à un vert paradis qu’on croyait à jamais disparu : Carlo Bergonzi et Leontyne Price ne sont pas très loin et si on les voyait surgir, on ne serait pas plus surpris…

Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Et Placido ? quand il rentre en scène affublé d’une perruque un peu ridicule sensée en faire un jeune Carlo, une voix du fond de salle crie bravo. Ce soir, il est dans une grande forme, bien plus que pour son Trouvère salzbourgeois et le rôle qu’il chante pour la première fois lui va mieux car  moins exposé. Bien sûr c’est un ténor qui chante et entre Meli et lui c’est une rivalité de ténors, un jeune et un ancien…mais à vrai dire le timbre est tellement séduisant, tellement clair, tellement jeune, tellement incroyable qu’on reste éberlué. Certes, notre Placido sait à merveille masquer les inévitables petits problèmes, mais dans son air de l’acte III Oh de’ verd’anni miei, on reste interdit devant la tenue, devant le style, devant l’endurance de cette voix, même si les aigus sont descendus d’un demi ton au moins. Peu importe, parce qu’il y a là quelque chose de supérieur qui est une sorte de jeunesse de l’âme, de générosité, de grandeur à peu près uniques. certains ironisent sur le fait que Placido ne puisse s’arrêter, mais ces restes ( ?) d’une période et d’un style aujourd’hui disparus, ce timbre encore unique sont miraculeux, et sont une vraie leçon de vie et d’intelligence. Encore de quoi alimenter les émotions.

Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Dmitri Belosselskyi est Silva, cette voix encore jeune de basse chante le vieillard, quand Placido chante le jeune Carlo. Ce sont les paradoxes de l’opéra qu’on a pu relever ailleurs, par exemple quand la sexagénaire Freni chantait une Mimi encore pleine de fraîcheur et de jeunesse. Son Silva est noble, sombre mais pas noir. Après tout, dans cette œuvre où chacun des protagonistes fait des serments de gascon, il est le seul qui tienne parole, même si c’est aux dépens du héros. Il fait partie de ces personnages de Verdi qui gardent toujours une certaine grandeur même s’ils ont le mauvais rôle. On le voit lorsqu’il accueille et donne l’hospitalité à l’acte II à Ernani dissimulé sous un manteau de voyageur errant. Belosselskyi, que j’ai rarement entendu, a du style, la voix a du relief , de la présence et il campe un personnage crédible, non dénué d’authenticité et d’humanité.

Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Francesco Meli est Ernani. Plus j’écoute ce chanteur et plus je le trouve intéressant voire passionnant. D’abord la voix est magnifiquement claire et lumineuse, un vrai soleil que cette voix typiquement italienne et ce timbre qu’on trouvait il y a des décennies chez les ténors hispaniques qui fait penser à Aragall, voire Carreras, mais avec un contrôle et un soin de la diction et de la parole qu’on trouvait chez Kraus. Que de références élogieuses dira-t-on…certes, mais il y a peu de ténors qui affrontent les rôles avec une simplicité et une honnêteté notables sans être des histrions. C’est ce qui me frappe dans sa manière de chanter, directe, naturelle et pourtant si travaillée. Enfin un ténor qui a une voix naturelle et qui sait ammorbidire, adoucir, qui sait contrôler de manière intelligente. Certes, il y a encore un problème qu’on avait déjà remarqué dans les parties un peu plus héroïques et les notes très hautes : il y arrive, mais la gorge se serre un peu. Il sait que là est son talon d’Achille, il est encore jeune et cela se travaille, pourvu qu’en gagnant là il ne perde pas ce qui fait son prix, qui est ce style typiquement belcantiste qui manque à tant de ténors verdiens. Alors qu’un Alvarez ne m’a jamais ni remué, ni ému, ni impressionné, le chant et le style de Francesco Meli m’émeuvent parce que c’est senti, c’est vécu et que sans en faire des tonnes sur scène (ce n’est pas un acteur né) il a une vraie présence. On est loin des folies glamour d’autres ténors vedettes, mais on est près du vrai, près du cœur et c’est l’essentiel.
On aura compris qu’enfin on a tous vibré à ce Verdi là, même dans un décor d’un autre âge et dans une non mise en scène, mais dans mon trépied lyrique, si deux des composantes fonctionnent parmi musique, chant et mise en scène, alors le trépied tient. Ici, prima la musica qui a été plus que grande. On ne peut d’ailleurs que regretter que le MET Live in HD ne le retransmette pas tant cette soirée fut marquante.
Rien que pour cet Ernani, je ne regrette pas d’avoir traversé l’océan…Cela se joue jusqu’en avril. Si vous avez prévu un voyage à New York, allez-y, on trouve toujours des places au MET, et à la dernière heure elles valent 30 à 40% moins cher.
Ce fut une vraie leçon de vie, une vraie leçon de Verdi, une vraie leçon d’opéra.
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Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

OPERA DI FIRENZE 2014-2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI EN MÉMOIRE DE Claudio ABBADO le 8 FÉVRIER 2015, Orchestre et Choeur du MAGGIO MUSICALE FIORENTINO, Direction Daniele GATTI.

Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal
Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal

Cela fait plus d’un an que Claudio Abbado n’est plus, et plus le temps avance et nous éloigne de ce fatal 20 janvier 2014,  plus l’absence est difficile à supporter, plus sa présence est forte en moi, avec des souvenirs qui surgissent dans les lieux où il fut, aux concerts où l’on donne des œuvres qu’il a dirigées…
Et ce dernier mouvement de la 3ème de Mahler qui ne cesse de me poursuivre.

Le fait aussi de rencontrer des amis frappés comme moi, d’échanger, m’a fait sentir une « appartenance » presque familiale à un cercle avec qui j’ai vécu concerts et déplacements, que je retrouvais à dates fixes, comme des rituels qui pouvaient aussi m’agacer et qui aujourd’hui sonnent comme des évocations de l’Eden musical. Tout prend valeur et forme avec le temps, loin de s’atténuer, l’éloignement et le temps ravivent. Merci Proust.

Déjà il y a quinze jours à Ferrare les larmes avaient coulé, les lieux portaient encore trop son ombre.
À Florence, le lieu n’a rien à voir : l’Opéra de Florence où le concert a eu lieu est neuf et les souvenirs de Claudio sont liés au vieux Teatro Comunale où il a dirigé en mai 2013 (presque deux ans déjà !) son dernier concert florentin.

Mais tout de même, il a eu le temps de diriger dans l’Opéra encore inachevé une Neuvième de Mahler inaugurale en décembre 2011 et devait clôturer l’année Verdi par un Requiem qu’il n’aura pu faire.
Le dernier Requiem de Claudio Abbado, ce fut à Berlin en janvier 2001, il était encore très marqué par la maladie; il y en eut un enregistrement live qu’il n’aimait pas  (vu la grimace qu’il fit un jour en signant devant moi le coffret) : il y avait eu des problèmes au concert qu’il dut reprendre le même soir quasiment intégralement alors qu’il était visiblement épuisé après que les spectateurs furent sortis. Les chanteurs (à part Daniela Barcellona), mieux vaut les oublier…
Mais il y avait eu un Salva me (du Rex tremendae) qui était un de ces instants suspendus dont il avait le secret et qui nous avait tant frappé, vu les mois qui avaient précédé. Et en entendant le Salva me cet après midi, l’émotion étreignait.

Ce dimanche, c’était une Messa di Requiem un peu particulière : l’intendant du théâtre est venu demander au public de ne pas applaudir à la fin.
Daniele Gatti à la dernière mesure a imposé un long silence, puis les solistes et l’orchestre se sont levés, puis le public ; et tous sommes rentrés en nous-mêmes pour un moment de silence, et aussi de larmes, vu les yeux rougis de nombreux amis.

Quelques applaudissements timides et le hurlement enthousiaste d’un auditeur à l’adresse du maestro ont un peu troublé la sortie ordonnée du public, pour nous rappeler que nous avions entendu aussi de la bien belle musique.

Car musique il y a eu, qui a commencé par l’annonce que la soprano Fiorenza Cedolins était souffrante et qu’elle était remplacée par Carmela Remigio, arrivée le matin même. C’était une bonne nouvelle.
Non que je veuille du mal à Madame Cedolins, mais Carmela Remigio est la seule du quatuor à avoir chanté avec Abbado, à avoir débuté avec Abbado à Ferrare dans Mozart (notamment Don Giovanni et Cosi’ fan tutte) sa présence ajoutait encore à l’émotion.
Ni le chœur ni l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino ne comptent parmi les phalanges d’exception. Elles sont de bon niveau, et elles portent une histoire brillante, ce qui est important. Et comme tout orchestre d’opéra en Italie, ces phalanges ont le Requiem de Verdi dans leur ADN. A part quelques scories (dans le Tuba mirum notamment) choeur et orchestre ont donné une très belle preuve ce dimanche.
Daniele Gatti, appelé à diriger en un moment où il est surchargé de concerts et où il prépare une longue tournée Brahms avec le Philharmonique de Vienne, a eu peu de temps pour répéter, mais la longue fréquentation de l’œuvre a fait le reste.
Une lecture approfondie, un Verdi plutôt mystique qu’extérieur, plutôt concentré, plus tragique peut-être que lors d’autres concerts mais sans emphase aucune. Les coups de caisse lors du Dies Irae sonnaient secs et énormes, non sans rappeler certain coup de marteau mahlérien…

La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

Le Verdi de Gatti est marqué par la volonté de fouiller le texte, d’en exalter le raffinement: lorsque les violons sont allégés, ils le sont à l’extrême, lorsque les bois sont isolés, ils sonnent secs et clairs, lorsque les cuivres sont mis en valeur, sans le côté spectaculaire et quelquefois m’as-tu vu des cuivres dispersés dans la salle, ils sont impressionnants, à mon avis plus impressionnants que lorsqu’ils sont distribués spatialement.
Pas d’effets de manche, pas de gesticulations, pas de spectacle : Daniele Gatti n’est pas un chef qui se laisse lire facilement au geste. Il dirige ce Requiem  aujourd’hui sans baguette, comme s’il prenait le son à pleines mains, demandant de la souplesse et insistant à chaque moment pour que le son soit plus retenu ou plus modulé.
Cela pour ménager des contrastes très nets. Il est clair qu’il tenait aujourd’hui à la fois à exalter les finesses de la partition, et en même temps en faire ressortir à la fois les aspects les plus tragiques et les plus intérieurs.
On lui reproche souvent ruptures de tempo, contrastes trop marqués. Il crée plutôt ici deux espaces qui se heurtent et qui s’imbriquent en même temps, un espace lyrique d’un raffinement inouï et un espace tragique suffoquant. Toujours soucieux d’aller chercher les détails signifiants tapis au fond de la partition qui vont étonner ou marquer, il soigne en même temps les effets de contrastes voulus par un Verdi qui décidément, refuse de se soumettre au diktat de la mort et du destin. Il y a de la révolte et donc une vie intense dans cette œuvre, un refus de s’installer dans tout ce que le Requiem pourrait avoir de formellement conventionnel : respirations, élégie, lyrisme et jamais étouffement. Il y a tout cela dans le travail de Daniele Gatti, un travail sur la profondeur, sur le sens, qui ne sacrifie jamais, à aucun niveau, à la facilité des effets dans une œuvre qu’il est aisé de rendre caléïdoscopique. Rien d’un gothique flamboyant, mais tout d’un gothique franciscain : tout en élévation.

À la Scala en octobre dernier, Riccardo Chailly dans le Requiem hommage que la Scala avait rendu à Abbado (une belle soirée d’ailleurs), les voix étaient Ildebrando d’Arcangelo (Italien), Matthew Polenzani (USA) remplaçant l’allemand Jonas Kaufmann, Elina Garanca (Lithuanie) Anja Harteros (Allemande). Un vrai casting pour scène internationale, pour une Scala qui en profitait pour montrer son statut dans une opération d’hommage et de communication.
Ici, il y a le choix, voulu à mon avis, d’un quatuor italien, d’une part parce qu’il y a les voix pour, ensuite parce que le Mai Musical Florentin a souvent défendu l’excellence dans l’italianità, enfin pour marquer un sentiment d’appartenance presque identitaire : Abbado fut un chef unique pour Verdi, qu’il ressentait de manière très intérieure, presque charnellement, comme seuls les italiens peuvent l’éprouver et qui a moins à voir avec l’art ou la musique, mais plutôt avec quelque chose qui touche au moi profond qu’un non-italien ne peut sentir avec cette intensité.  Retour à nous-mêmes, retour en nous-mêmes.
Carmela Remigio remplaçait Fiorenza Cedolins. Comme je l’ai signalé, c’est la seule à avoir chanté avec Abbado, à ses début à Ferrare et dans des rôles mozartiens. Sans aucun doute la voix est petite pour la partie, mais quand il y a une vraie technique qui soutient, il n’y aucun problème. Après quelques hésitations au départ, la voix s’affirme : claire, cristalline, parfaitement posée, sensible, et sans maniérismes aucun : des accents, de l’intensité, mais aussi une belle rigueur: un remplacement certes, mais sa vraie place ; Veronica Simeoni est la mezzo italienne qui monte, notamment dans le répertoire belcantiste et rossinien, c’est une belle voix de mezzo puissante, chaude, douée d’un très beau timbre. Il lui manque peut-être encore un peu d’expérience pour aller plus profond dans la couleur, de manière plus fouillée dans l’expression, mais c’était une jolie preuve que l’avenir est assuré. Riccardo Zanellato dans la partie de basse fait son métier avec constance et honnêteté . Mais c’est un métier…seulement un métier…je suis toujours un peu réservé sur l’impegno, l’engagement de ce chanteur, et la voix manque quelque fois d’éclat.
Et Francesco Meli a donné une fois de plus la preuve qu’enfin l’Italie a retrouvé un ténor. Dès le Kyrie, il lance un « Kyrie Eleison » parfaitement contrôlé et homogène dans le crescendo, qui marque sa différence…Dans l’Ingemisco, il montre un art de l’émission stupéfiant, sans effort apparent, presque un souffle dans les lèvres : quelle merveille ! rarement respiration fut si maîtrisée et contrôlée. Sans parler de l’Offertorium où sa science du phrasé donne au son une rondeur et un éclat rares. Une prestation qui à certains moments à touché au sublime par l’incroyable technique et la pureté de timbre, mais aussi par l’interprétation et le poids donné aux mots….Ce que l’intelligence peut faire…
Le chœur du Maggio Musicale Fiorentino a offert un exemple d’engagement et d’éclat, et de maîtrise du langage verdien ainsi que l’orchestre au son particulièrement chaud et suivant parfaitement les indications de Daniele Gatti en matière de phrasé, et de ductilité et souplesse.
Au total un moment incontestablement fort, qui fait honneur aux forces florentines, et surtout qui fait honneur par la musique au maître qu’on célébrait sous le beau soleil toscan.
Au moins, ce soir, on a fait de la musique ensemble, et ça, je suis sûr qu’il aurait aimé.[wpsr_facebook]

La Messa di Requiem a Firenze ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE (2ème vision) de Giuseppe VERDI le 21 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène Alvis HERMANIS) avec Anna NETREBKO

Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin
Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin

Quelques mots de cette deuxième vision de Trovatore, dans la mise en scène d’Alvis Hermanis avec la direction musicale de Daniele Gatti.
On se réfèrera au compte rendu de la Première pour plus de détails

Ce 21 août à Salzbourg, cela se bouscule : à 15h, Il Trovatore avec Anna Netrebko, à 19h30, Première de Cenerentola avec Cecilia Bartoli, à 21h, Tristan Acte II (et Liebestod) avec le West Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim et…Waltraud Meier…

Dans l’embarras du choix, un choix au luxe insolent…J’ai choisi de revoir Trovatore, pour lequel des dizaines et des dizaines de personnes cherchaient des places. De la mise en scène on ne redira rien, car elle dit tout dès la première vision, même si ce défilé de chefs d’œuvres de la peinture charme le regard, même si on a mieux remarqué que les tableaux accompagnent l’histoire et leur mise en regard cherche à l’illustrer. Ça ne va pas bien loin, mais Leonora en gardienne de Musée, cela ne passait pas derrière moi…les prolétaires n’ont sans doute pas le droit aux amours chevaleresques…
Ce fut donc un Trovatore sans Placido Domingo, frappé par une infection respiratoire sévère. On avait bien senti lors de la première de notables problèmes de souffle. Il a été remplacé par Artur Rucinski, un baryton polonais (un autre… il y a une belle école de barytons et barytons basses en Pologne aujourd’hui) vu à Munich en janvier dans Eugène Onéguine.
D’emblée, on peut affirmer sans crainte qu’il s’agit d’un remplacement plutôt heureux, dans la mesure où le public a fait un triomphe au chanteur.
Au départ, dans la première apparition aux côtés d’Anna Netrebko et Francesco Meli, la voix semblait avoir des difficultés à se mettre en place, avec des problèmes de dynamique, et de rythme. Mais visiblement, le succès de Il balen del suo sorriso avec ses aigus bien tenus, sa diction très correcte et une belle ligne de chant, a libéré l’artiste qui a proposé un Conte di Luna vocalement assez remarquable, et qui a visiblement rendu le public heureux.
Le timbre n’est pas de première qualité, mais la technique est bonne, le volume n’est pas non plus énorme, mais la projection et le phrasé permettent d’entendre cette voix sans problème : ce qui pèche à mon avis n’est pas de l’ordre du chant mais de l’ordre du maintien en scène. L’acteur est assez piètre, mais surtout n’a aucune aura scénique, il ne porte pas haut, il se déplace sans noblesse, il semble ignorer les lois élémentaires de la tenue en scène, de la manière de marcher, du port du visage.  Et cela, après Domingo et son charisme scénique, cela pèse. Après avoir vu Onéguine, j’avais pensé qu’un Onéguine sans élégance arrangeait Warlikowski. Ici, Rucinski passe en gardien de musée, un peu moins en Di Luna/Montefeltro, il a d’ailleurs renoncé à la coiffe que portait Domingo. Il est à supposer qu’après son succès il va être appelé un peu partout, il faudra qu’il y travaille…on le verrait difficilement en Simon Boccanegra ou en Carlo de Forza del Destino. N’importe, c’est un vrai baryton, ce qui change évidemment la couleur des ensembles, et une vraie voix, cela passe donc musicalement.
Que dire des autres qui n’ait pas été dit ? Francesco Meli a toujours ce timbre de voix clair, juvénile qui convient si bien à Manrico, il sait parfaitement contrôler son chant à la ligne exemplaire, son Ah si ben mio est encore magnifique et Di quella pira reste toujours le point faible, à cause des suraigus nécessaires qu’il n’a pas et d’un peu de vaillance qui lui manque. La voix se rétrécit, la gorge se serre, même si cette fois il a tenu le son et mieux terminé,  en baissant sans doute un peu le ton. Mais qu’importe, la prestation reste de très grand niveau, voilà un vrai ténor, voilà une vraie couleur italienne.
Riccardo Zanellato fait bien son travail en Ferrando, mais je suis sûr qu’il s’y ennuie…je ne sais, une attitude scénique, un geste, quelque chose me dit qu’il se trouve à l’étroit dans le rôle, je l’ai trouvé par exemple moins attentif à la diction qu’à la Première.
Marie-Nicole Lemieux quant à elle est vraiment étonnante. Bien sûr elle n’a pas encore la facilité à l’aigu nécessaire qui fait les grands mezzos verdiens, on l’avait déjà noté lors de la Première, mais elle en a déjà l’intensité. Sa bohémienne est vraiment tendue, engagée, intelligente, avec beaucoup de sens de l’humour au départ, puis elle joue vraiment le jeu des grands gestes d’opéra, d’un phrasé impeccable, d’une vraie projection et surtout un medium et des graves notables (ce que beaucoup de mezzos d’aujourd’hui perdent, à force de loucher vers les rôles de soprano…). Si elle veut se lancer dans ce répertoire, il lui faudra vraiment travailler l’aigu, l’élargir, lui assurer une assise. Mais c’était un très beau moment et c’est une très belle Azucena.
Quant à Anna Netrebko, elle a réussi cette fois ce qu’elle avait peut-être moins en bouche à la Première, la première scène avec Tacea la notte placida et le trio avec Luna et Manrico. La voix est immédiatement posée, assise, homogène, et surtout assurée. Et elle le restera jusqu’à la fin : cette voix a de la chair, de la largeur, le timbre est incroyablement pur, et porte en elle de la chaleur et surtout une incroyable sensualité. L’autre star de ce répertoire, Anja Harteros, reste peut-être un peu plus en retrait dans sa manière (miraculeuse) de chanter. Ici c’est immédiatement un chant incarné,  vivant, charnel, épais, et prodigieux de technique et de contrôle. Ce fut un festival de merveilles. Cette voix totalement changée, à l’assise large, aux graves d’une profondeur inconnue jusqu’alors, aux aigus et suraigus aisés et triomphants, c’est la Leonore du moment. C’est la première vraie Leonore depuis des années et des années. Elle a porté la salle au délire.
Enfin, comment ne pas saluer encore le travail de Daniele Gatti à la tête des Wiener Philharmoniker presque impeccables, car les cuivres… : mais qu’ont-ils ces cuivres pour faillir et dans Fierrabras, et dans Rosenkavalier et maintenant dans Trovatore que pourtant ils avaient épargné à la Première ? Oh, ce n’est pas bien grave, ce sont de toutes petites fautes presque imperceptibles, mais rendues perceptibles par la perfection du reste et l’incroyable clarté du son. Pourtant, le cor s’était accordé en jouant les appels de Siegfried…
Çà et là une petite fausse note, une attaque manquant de propreté, ce sont des choses auxquelles les Wiener ne nous ont pas habitués : ils font trop de choses durant le Festival ; Pereira leur a presque tout confié, et ils ont en plus des concerts, ce n’est peut-être pas la bonne solution…
Daniele Gatti ne cesse d’exalter toutes les finesses de la partition, on en découvre encore, en gardant une pulsion rythmique continue, en couvrant savamment les faiblesses (rares) du plateau, en réagissant en vrai chef d’opéra, attentif à chaque inflexion du chant. Une fois de plus je voudrais saluer la manière dont il a accompagné D’amor sull’ali rosee, à la fois dirigé et accompagné, suivant Netrebko avec une attention totale, lui donnant toutes les indications possibles de la main gauche. C’est à la fois une lecture neuve, je l’avais déjà souligné, mais c’est aussi un magnifique exemple d’accompagnement des chanteurs et de vraie direction d’opéra, là où d’autres et pas des moindres jouent plus leur propre partition que celle du plateau. Une merveilleuse ciselure: Verdi a été magnifiquement servi, encore une fois.
Eh oui, malgré ces menues remarques, ce fut palpitant jusqu’au bout, palpitant comme doit l’être un Trovatore, et donc explosif : le public un peu compassé de la Première a laissé la place à un public enthousiaste, frappant des pieds, debout, hurlant.
Viva Verdi ! [wpsr_facebook]

Artur Rucinski, Daniele Gatti
Artur Rucinski, Daniele Gatti

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 9 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène ALVIS HERMANIS) avec Placido DOMINGO et Anna NETREBKO

Trovatore - première scène © Salzburger Festspiele / Forster
Trovatore – première scène © Salzburger Festspiele / Forster

Pour réussir un Trovatore, c’est bien connu, il suffit de mettre les quatre meilleurs chanteurs du monde sur le plateau et tout ira bien, manière de dire que c’est un opéra de chanteurs, un point c’est tout. Et de fait, c’était très souvent les choix faits par les directeurs de salle, lorsqu’il y avait des chanteurs pour Verdi. Dans tout mon parcours de mélomane, j’ai vu deux fois un Trovatore dirigé par un grand chef (Mehta à Florence, avec Pavarotti, mais une Leonora inexistante, Antonella Banaudi et Muti à la Scala, et c’était raté), le reste du temps, c’était au mieux de très bons chefs de répertoire. Pourvu que ténor, soprano, mezzo et baryton soient à la hauteur,  on se satisfait de tzim boum boum avec de grands gestes, de quelques rythmes de tarentelle pour faire italien, et c’est plié. Un Trovatore aux couleurs d’un Capriccio italien rend souvent tout le monde rassasié.
J’avais évoqué dans un texte précédent un roman écrit il y a 25 ans en Italie sur Il Trovatore dont le titre était Deserto sulla terra, premiers mots de Manrico. Le roman en lui-même n’avait pas d’intérêt, sauf celui d‘éclairer sur l’opéra de Verdi et ses exigences ; et l’auteur (Gianfranco Bettetini) d’expliquer que le premier contresens était sur les premiers mots de Manrico, deserto sulla terra, qui ne signifiait pas comme tout le monde le pensait, désert sur la terre, mais abandonné sur la terre, deserto étant un participe passé et non un nom commun. Voilà l’un des petits pièges réservés par l’opéra…
Ceci pour dire que Trovatore est l’un des opéras les plus difficiles à réussir pour moi, car considéré comme un opéra acrobatique de retour au bel canto, mais pas vraiment un opéra de chef. Pourtant, le fait qu’encore aujourd’hui, les Trovatore insurpassables soient ceux enregistrés live par Karajan à Salzbourg en 1962 et 1963 (Price, Simionato, Bastianini, Corelli, puis McCracken). Des chanteurs de légende pour un chef de légende, voilà plutôt la recette pour réussir. Mais bien peu de chefs de légende se sont attaqués à Trovatore avec les moyens voulus.
Riccardo Muti a été de ceux-là, il a laissé un Trovatore phénoménal à l’orchestre lorsqu’il était à Florence : contraste, violence, explosion, dynamisme d’une nouveauté incroyable. Il existe en vidéo complète sur youtube ,  et un quatuor composé de Fiorenza Cossotto, Carlo Cossuta, Matteo Manuguerra et une bien pâle Gilda Cruz-Romo. Mais son enregistrement officiel avec la Scala (Sony, Licitra, Frittoli, Urmana, Nucci) manque de vitalité, s’attarde sur la recherches d’effets sonores inutiles (« Verdi comme Mozart » disait-il) et surtout ne dispose pas des chanteurs ad hoc. Ses représentations scaligères étaient mortelles d’ennui, quand on se souvient de ce qu’il faisait à Florence une vingtaine d’années avant.

Scène d'ensemble © Salzburger Festspiele / Forster
Scène d’ensemble © Salzburger Festspiele / Forster

Pour toutes ces raisons, un Trovatore comme celui affiché à Salzbourg, le premier depuis 1963, avec une distribution très tentante dominée par Anna Netrebko en Leonore et l’inusable Placido Domingo dans il Conte di Luna, dirigé par un chef aussi intéressant que Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker en fosse ne pouvait qu’exciter la curiosité et faire courir les foules…qui sont accourues
Et cette curiosité fut largement satisfaite.
Il y a très longtemps, 30 ans peut-être, que je n’avais entendu un Trovatore pareil (il faut distinguer entre Trovatore et Trouvère, parce que Verdi a écrit une version spécifique pour Paris en 1857, Le Trouvère, avec des variations différentes sur certains airs et un final différent, qu’à Paris on ne représente jamais, comme il se doit…).

Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster

Comme tout le monde, j’adore Il Trovatore : c’est l’opéra par excellence de la pulsion verdienne, qui vous prend dès le premier air de Ferrando, ce ne sont ensuite qu’airs, cabalettes, concertati, ensembles, chœurs, sans un seul moment  de répit, de respiration, pour permettre de reprendre son souffle. C’était Muti en 1977 : impossible de reprendre souffle un seul instant.
L’intérêt de la direction de Daniele Gatti, c’est qu’il a sous la main un orchestre, les Wiener Philharmoniker, qui est capable les grands soirs de répondre avec la précision requise aux impulsions voulues par le chef, aux modulations, aux nuances infinies que permet cette partition quand elle est réellement lue et interprétée. Daniele Gatti, très attentif au volume (il est facile dans Trovatore de jouer fort, d’autant que le public aime ça) contrôle chaque moment pour ne pas couvrir les voix, et surtout ne cesse de révéler des constructions, des phrases, des échos : ici on entend Traviata, là Aida, ou Otello, en fait on sent que dans ce Trovatore de 1853 il y a déjà ce qu’on aimera dans le Verdi tardif. L’impression qui prévaut est celle d’un extrême raffinement dans l’accompagnement des chanteurs (d’amor sull’ali rosee !) et notamment de Domingo (il balen del suo sorriso est d’une attention rare au rythme). Toute la deuxième partie réussit à la fois à allier ce raffinement qui frappe dès le départ (et qui m’avait déjà profondément touché dans Traviata à la Scala) et une impulsion qui va croissant jusqu’au trio final Leonora-Manrico-Luna qui est un chef d’œuvre de précision, de rythme, de finesse : un des moments d’opéra les plus extraordinaires qu’on puisse vivre aujourd’hui.
Evidemment, Daniele Gatti profite des Wiener Philharmoniker des grands jours, bien plus attentifs et concentrés que lors du Rosenkavalier d’il y a quelques jours. Un son contenu, des cuivres sans une seule scorie, des cordes à se damner (violoncelles, contrebasses !) et des bois phénoménaux. Et surtout, une clarté, une énergie quand il le faut et une légèreté quand l’exigent la partition et la volonté du chef qui ne cessent de surprendre. Jamais peut-être dans un Trovatore n’est apparue cette dentelle sonore qui rappelle le Falstaff que ce même Gatti dirigeait à Amsterdam en juin dernier (avec le Concertgebouw, autre phalange miraculeuse). Là où on a souvent du « brut de décoffrage » (que les italiens traduisent par suono grezzo), on a ici une dentelle incroyable de sons tissés, de petits points de brillance qui forment scintillement révélant en même temps l’art de Verdi, un art difficile à rendre avec clarté, tant on se concentre sur le chant au lieu de considérer l’ensemble du nuancier musical exprimé par l’orchestre. Gatti va en profondeur révéler les faces cachées de la partition et son épaisseur, voire sa complexité, ce qui nous fait passer de surprise en surprise.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Une telle lecture orchestrale heurte nos habitudes, parce que le tempo plus large qu’habituellement, le son quelquefois plus grêle, nous obligent à une concentration plus forte, plus diversifiée, comme si le chant n’était que la partie émergée d’un iceberg dont les trésors sont tous à découvrir. Daniele Gatti prend à rebrousse poil, prend les habitudes d’écoute à revers, ose ici un rallentando, là une accelération surprenantes, ici une brutalité, où on avait l’habitude d’un son plus lisse, et c’est quelquefois perturbant, mais dieu que c’est bon d’être un peu perturbé et de découvrir les profondeurs…

Il est aussi servi par une distribution un peu surprenante, très diversifiée et qui suit totalement les options du chef, le ténor vient du bel canto, la mezzo du baroque, le baryton était ténor, et le soprano était lyrique colorature et devient spinto…Tous semblent non à contre emploi, mais venir d’une autre planète et se retrouvent sur cette planète là, pour constituer un des plateaux les plus homogènes et des plus musicaux et musiciens qui soient. Aucun ne cherche une aventure solitaire, tous sont attentifs au rendu d’ensemble avec une cohérence qui m’a frappé.

Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster

Placido Domingo est le Conte di Luna, il ose cette saison (il l’a déjà fait à Berlin) l’un des rôles de baryton les plus exposés ; dès l’entrée Tace la notte, on reste frappé par la largeur du son, le timbre d’une couleur intacte, même si c’est celle d’un ténor, mais peu importe…par la tenue du chant : c’est miraculeux et émouvant. Et il balen del suo sorriso, pratiquement le seul authentique chant d’amour de la partition, est dit avec un tel art, avec un tel phrasé qu’on en reste ébahi. Mais l’immense artiste qu’il est, un miracle vivant, éprouve de très sérieuses difficultés dans les ensembles au tempo plus rapide (par exemple, le trio du premier tableau « le duel ») où on le sent contraint de reprendre systématiquement son souffle, et donc faire quelques fautes de mesure malgré l’extrême attention de Daniele Gatti : on le sent souffrir et c’est un peu difficile pour l’auditeur. Mais, il y a 41 ans, en 1973, j’écoutais Il Trovatore pour la première fois avec un certain Placido Domingo dans Manrico, je le retrouve quatre décennies plus tard dans ce même Trovatore, chantant avec la même intelligence, la même concentration, le même engagement. Je ne peux exprimer l’immense émotion qui me traverse, même en écrivant ces lignes, et l’immense respect pour ce monument qu’est notre Placido.

Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

À l’autre bout du spectre, le Manrico du jour, Francesco Meli, une voix très claire qui en duo avec Domingo, donne deux couleurs ténorisantes différentes, mais qui est clairement identifiable et totalement lumineux. Francesco Meli a longtemps chanté des parties plus légères et plus bel cantistes, mais la voix s’est étoffée, sans perdre ses qualités de contrôle extrême et son magnifique phrasé. Son Ah si ben mio est un modèle de poésie, de douceur, avec des notes merveilleusement filées, des aigus triomphants, une retenue et une musicalité aux antipodes du ténor démonstratif et histrionique. Et Trovatore oscille entre héroïsme et bel canto.
Évidemment, il a plus de mal dans l’héroïsme et son Di quella pira reste en deçà des habitudes. Mais Manrico n’est pas, heureusement réductible à Di quella pira. Son aigu final est étouffé par l’orchestre, et la note grave qui suit presque plus réussie (Gatti joue toute la partition, avec les da capo, sans aucune coupure)…Meli ne fait pas de cirque, et on ne lui en tiendra pas rigueur, car les ensembles sont extraordinaires de précision et de musicalité. Une fois de plus, je veux dire et répéter que le trio final Leonore-Azucena-Manrico est un pur chef d’œuvre. Et Francesco Meli est vraiment à la hauteur des autres, convaincant et engagé.
J’attendais Marie-Nicole Lemieux, qui aborde les mezzos verdiens (Miss Quickly) et qui apporte toutes les qualités de sa longue fréquentation du répertoire baroque : diction, précision des rythmes, utilisation pleine de l’ensemble du registre  avec des graves incroyables de précision, de profondeur et de justesse. Si les aigus ne sont pas toujours aussi larges qu’on pourrait souhaiter, et même quelquefois un peu criés, elle est un tel personnage, elle est tellement engagée et tellement musicale qu’on ne peut que saluer une prestation qui la projette immédiatement dans les mezzos à suivre dans ce répertoire : il est évident qu’on songe à Amnéris…Elle est incontestable : y compris dans la manière bouffe dont elle chante stride la vampa avec cette liberté de ton un peu ironique et de style qu’on n’attendrait pas dans un air où l’on a droit habituellement à des yeux révulsés et exorbités : il est vrai que la mise en scène en fait un guide de musée…ça aide. Mais quelle intelligence et quelle musicalité.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Enfin Anna Netrebko.
J’avais été un peu déçu dans sa prestation il y a un mois environ en Lady Macbeth, dans une mise en scène qui en faisait un personnage vulgaire et avec un chef qui n’avait pas l’attention et la précision rythmique voulue. La voix, large, ne trouvait pas son assise dans les parties les plus raffinées (scène du somnambulisme) et les filati étaient mal dominés.
Je craignais que dans Leonora, qui alterne des parties spinto et des parties plus contenues, avec des aspects bel cantistes fortement marqués alternant avec des ensembles vifs, rythmés, forts, elle n’ait les mêmes difficultés.
Mais non : de ma vie de mélomane, c’est la plus belle Leonore entendue depuis Renata Scotto. Une voix homogène, large, sûre à l’aigu, et hypercontrôlée, avec des notes filées à se damner, des mezze voci de rêve et surtout dans la seconde partie. D’amor sull’ali rosee est un sommet de lyrisme, de poésie, et aussi un sommet technique, où il y a tout, agilité, douceur, couleur diversifiée. A dire vrai, c’est unique, et tellement vécu, tellement chaud, tellement vibrant. Plus la voix se chauffe et plus c’est convaincant : Tacea la notte placida au premier tableau restait un peu en retrait notamment à l’aigu, avec quelques problèmes pour placer la voix. Mais peu à peu l’assurance aidant, la voix croît  en assurance et cela devient totalement bluffant. Et j’en reviens à ce trio final Manrico-Azucena-Leonora: si vous regardez la retransmission d’Arte le 15 août prochain (et regardez la…), attendez ces dix dernières minutes : le ciel descend sur terre.
Et c’est là qu’on entend un chef : Daniele Gatti accompagne la chanteuse avec une attention et une délicatesse déterminantes.  Netrebko est une chanteuse très attentive aux rythmes, une chanteuse dans le travail à l’opposé de l’image glamour et légère que les medias lui donnent, elle cherche sans cesse à épouser le rythme et la pulsion voulue par  le chef sans vouloir imposer son tempo et ses exigences de diva chantante, et c’est le triomphe de la musique qui nous est donné ici. Merci Gatti, merci Netrebko.

Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster
Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster

Dans cet océan de pure musique, Alvis Hermanis a été gêné par une histoire il est vrai assez difficile à rendre sensible aujourd’hui, d’autant que le public dans Trovatore, attend d’abord le chant, puis éventuellement le chef, mais sûrement pas la mise en scène : on a vu les broncas qui ont accueilli les expériences de Regietheater dans Verdi de Hans Neuenfels, qui a fait deux Trovatore pourtant relativement appréciés  à Berlin et à Nuremberg. Hermanis se demande comment relier notre univers et notre monde à cette histoire assez improbable du passé. Il a en plus à disposition le plateau difficile du Grosses Festspielhaus.
Hermanis n’est pas un provocateur ou un conceptuel : il cherche à créer du lien cohérent entre une trame difficile et un spectateur qui ne veut pas dans Trovatore être dérangé par les fantasmes du metteur en scène.
Alors il va travailler presque exclusivement sur la forme, en créant une ambiance d’emblée consensuelle, celle des salles essentiellement italiennes (il y a quand même la seconde école de Fontainebleau) d’un Musée qui sont un concentré de tous les chefs d’œuvres que nous connaissons, des Madones de Raphael aux portraits de Bronzino ou de Piero della Francesca en essayant de créer du lien entre italianità picturale et italianità musicale déjà par une homogénéité de la couleur (quarante nuances de rouge, qui est la couleur dominante : rouge sang, rouge passion, rouge chaleur, rouge feu et flamme) et en partant d’un tableau de Bronzino, très fameux, le portrait d’Éléonore de Tolède.

Portrait d'Éléonore de Tolède de Bronzino
Portrait d’Éléonore de Tolède de Bronzino

Tolède et Éléonore : Espagne et prénom nous renvoient à l’univers du Trovatore. Ainsi la trame part-elle des histoires racontées devant ce tableau par le guide (Ferrando, excellent Riccardo Zanellato, basse chantante bien connue à Lyon qui fut Fiesco dans le dernier Boccanegra) et de fait Leonora apparaîtra dans la même robe qu’Éléonore de Tolède dans le tableau.
Et la mise en scène ne sera que fantasme des personnels du musée, Leonora en est une gardienne, avec sa collègue Ines, tout comme Luna sans doute amoureux de sa collègue, et qui la voit sous les traits du tableau de Bronzino. Seul, il Trovatore reste le fantasme projeté de tous, il n’est que Trovatore, et fixation fantasmatique de Leonora sur le fameux Joueur de Luth de Giovanni Busi (Il Cariani).

Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano
Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano

Nous sommes à mi-chemin entre le film La nuit au Musée de Shawn Levy (2007) et le Cabinet des Figures de cire (Der Wachsfigurenkabinett) de Paul Leni et Leo Birinsky (1924) sans avoir le comique de l’un ni l’expressionisme inquiétant de l’autre. Ainsi, le personnel du musée se transforme-t-il qui en Leonora, qui en Luna (homme de pouvoir, habillé en Federico di Montefeltro de Piero della Francesca)

Portrait de Federico di Montefeltro  de Piero della Francesca
Portrait de Federico di Montefeltro de Piero della Francesca
, et permet des tableaux très bien éclairés, très bien composés, avec des mouvements de chœur (des Bohémiens) esthétiquement réglés avec élégance, tout en évitant les éléments trop réalistes : pas d’enclumes chez les Gitans qui évoquent les Gitans sans être tout à fait des Gitans, pas trop de combats etc…tout cela semble lointain et brumeux, dans les brumes rougeoyantes des fantasmes. Le résultat en est un travail assez minimaliste, malgré les changements incessants de cloisons et de murs pour faire évoluer l’espace, et il faudrait du temps pour étudier les liens de chaque tableau avec l’histoire, car les choix sont quelquefois chargés de sens : les nombreuses Madones à l’enfant, pour cette histoire de rapports mère-fils si prégnants, en sont la preuve. La dernière scène, où tout se révèle, est par exemple jouée contre un mur où sont projetées trois Madones à l’enfant.

 

Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster

Une mise en scène qui à la Première a recueilli un global assentiment, malgré quelques rares huées, de tradition à une Première, et qui constitue un écrin à l’histoire sans trop intervenir dedans, sans trop transposer et donc au total assez sage et assez juste.
En conclusion, ce Trovatore est une fête, qui permet de constater avec soulagement qu’on peut le jouer magnifiquement aujourd’hui, avec une distribution inattendue et grandiose et un chef qui sait son Verdi ; cette saison, après Traviata et Falstaff, Daniele Gatti est en train d’imposer un Verdi au raffinement surprenant, d’une réelle sensibilité et d’une très grande épaisseur. Il révèle des profondeurs auxquelles ces dernières années on n’était plus habitué dans ce répertoire. J’ai suffisamment déploré dans ce Blog l’absence de grands moments verdiens pour saluer cette manière de Verdi-Renaissance.
Salzbourg a osé Trovatore, Salzbourg a apparemment réussi son coup.
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Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster
Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster