OPERA NATIONAL d’OSLO [NASJONAL OPERAEN] 2010-2011: LULU d’ALBAN BERG le 5 mars 2011 -nouvelle édition de l’acte III signée Eberhard KLOKE- (Dir: John H.FIORE, Ms en scène: Stefan HERHEIM)

510x382_lulu08.1299439808.jpgPhoto Erik Berg
Opéra National de Norvège

Encore une Lulu, après Peter Stein à Lyon et Milan, après Olivier Py à Genève, après Vera Nemirova à Salzbourg, après Braunschweig au théâtre, voici à la fois une autre vision, et une version nouvelle, puisque cette coproduction Copenhague/Oslo/Dresde utilise une toute nouvelle version du troisième acte écrite par le compositeur allemand Eberhard Kloke et non plus la version de Friedrich Cerha, qui a force de loi depuis la création de la version complète en 1979 dans la production de Patrice Chéreau et la direction de Pierre Boulez à l’Opéra de Paris.
J’avais donc deux motifs de faire le voyage d’Oslo, d’une part voir le travail de Stefan Herheim, le metteur en scène norvégien à qui l’on doit le très bon Parsifal de Bayreuth, le Lohengrin (moins réussi) de Berlin, le Rusalka phénoménal de Bruxelles. Son approche de Lulu sera à compter au nombre des grandes réussites, tant le spectacle vaut le voyage par son intelligence, son originalité et sa tension dramatique.
lulu-20.1299511812.jpgPhoto Erik Berg Opéra National de Norvège

Le second motif était donc d’écouter ce troisième acte tout à fait étonnant, qui rompt avec l’approche très fidèle, très classique et très monumentale de Cerha et qui lui donne une couleur toute particulière, très chambriste, plus resserrée et tout de même toujours très tendue et dramatiquement très efficace, avec une utilisation d’instruments solistes que Herheim a intégrés dans la mise en scène (violon solo, accordéon, piano) qui donne à la fois une grande poésie  à l’ensemble, mais aussi une très grande tension appuyée sur l’utilisation de la voix parlée. Eberhard Kloke a écrit naguère une réduction de Lulu pour orchestre de chambre et la couleur de ce troisième acte est incontestablement plus intimiste que la version Cerha, bien que sa révision soit écrite elle aussi pour grand orchestre. Le dialogue entre la musique et la mise en scène dans ce troisième acte est totalement fusionnel, et l’on ne peut concevoir la même mise en scène sans les choix musicaux assez radicaux de Kloke.
Le texte du programme de salle souligne que le travail de Cerha était du bon artisanat, très respectueux des maîtres , mais inutilement long, et laissant trop voir une sorte de romantisme tardif en contradiction avec le dernier tableau londonien, qui ne demandait peut-être pas une musique aussi luxuriante. C’est ce qui aurait poussé Universal à disposer aussi d’une version plus resserrée et d’une couleur radicalement différente peut-être plus conforme à ce que dit l’oeuvre. Le choix de Kloke pour cette nouvelle révision réside dans sa connaissance profonde des partitions de Berg et dans les travaux de réécriture qu’il avait déjà produits. Ainsi, instruments solistes, voix parlée, réduction de la masse orchestrale donnent à ce troisième acte, notamment à la dernière scène, une couleur d’une angoissante mélancolie, qui accompagne très fortement l’idée de course vers le néant final.
Est-ce pour mieux montrer l’architecture générale de la partition et sa cohérence avec ce troisième acte new look que John Fiore ne fait pas sonner l’orchestre comme on en a l’habitude, et que l’on ne reconnaît pas toujours le son “Berg”, fait de multiples facettes sonores, cristallines, qui donnent une sorte de profondeur infinie à la musique et qui en traduisent la complexité. Ici, cela sonne peu, cela semble, notamment pendant le premier acte, un peu éteint. Peut-être aussi l’acoustique de cette très belle nouvelle salle n’est elle pas satisfaisante? En tous cas, l’approche des deux premiers actes n’est pas musicalement convaincante. La distribution est un mélange de chanteurs connus (Gary Lehman en Alwa, Carsten Stabell en Medizinalrat) et de membres solides de l’école de chant scandinave, qui, on le sait, a produit bien des stars du lyrique. Il en résulte un très bel équilibre et pas de problèmes particuliers.  Gary Lehmann en Alwa est vocalement très à l’aise et construit un personnage crédible, le Dr. Schön de Terje Stensvold, un des piliers de l’opéra en Norvège, est une belle découverte, voix sonore, bonne émission, bonne articulation dans une interprétation très engagée. De même le peintre du plus jeune de Nils Harald Sødal est à la fois scéniquement vraiment magnifique (sa pantomime en Pierrot cherchant Lulu à travers la cloison de plexiglas est l’un des moments bouleversants de la soirée). Une notation particulière pour le Schigolch de Ketil Hugaas, qui a chanté en troupe à Stockholm: la voix très sonore ne correspond pas au personnage de vieillard un peu fatigué et lubrique qu’on trouvait chez Mazura le magnifique, mais correspond très fortement à l’image diabolique que la mise en scène nous propose, un Schigolch à petites cornes méphistophéliques qui vole dans les cintres, qui atterrit en scène, qui s’envole et disparaît dans un nuage rouge au troisième acte. Une sorte d’esprit malin qui domine Lulu.

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Photo Erik Berg Opéra National de Norvège

L’athlète, un monstre de bande dessinée qui semble lui aussi faire partie des fantômes, est l’excellent Magne Fremmerlid (ci-dessus sur la photo). La suédoise Gisela Stille est Lulu, vocalement satisfaisante: une voix très contrôlée, très juste, qui  a beaucoup chanté les colorature du répertoire italien, mais qui n’a pas vraiment d’éclat, et qui ne semble pas trop à l’aise dans le personnage. Elle manque de cet érotisme pervers qui réussissait si bien à Patricia Petibon. Ainsi la personnalité scénique ne crève pas l’écran. La comtesse Geschwitz de Hege Høisæter, membre de la compagnie de l’Opéra National d’Oslo, a une belle présence vocale mais manque de présence scénique, de cette présence et de cette prestance qui doivent rendre la Geschwitz fascinante. Il est vrai que la mise en scène ne la met pas vraiment en valeur.
imag0418b.1299441694.jpg(Photo collection personnelle)
Il reste que l’ensemble des chanteurs est incontestablement valeureux.
La mise en scène de Stefan Herheim part de deux présupposés: Lulu est un animal parmi les animaux (elle le dit d’ailleurs: “ich bin ein Tier”et Lulu est Eve. Elle est l’Eve de Cranach sortie du tableau (le tableau du premier acte, où manque, comme un trou, la silhouette de Lulu, elle va devenir aussi l’Eve de Masaccio fuyant le paradis, d’où sa nudité (en réalité une combinaison peinte avec des reflets gris, comme si elle était une partie du tableau), elle est donc d’emblée irréaliste et à chaque acte son portrait de Lulu, déclinaison moderne du tableau original.
510x382_lulu04.1299439739.jpgPhoto Erik Berg
Opéra National de Norvège
L’espace est une piste de cirque, dont la scène est surmontée d’un fronton où est écrit “Ei blot til lyst” (“Pas que pour le plaisir” motto qui ornait le fronton de l’Opéra de Copenhague) et au sommet duquel évoluent des clowns dont on va vite découvrir qui figurent les hommes qui sont morts pour Lulu, puisqu’à chaque mort, la victime (Medizinalrat, Peintre, Schön) devient à son tour clown portant sur son costume un objet rappelant la manière dont il est mort . Ce choeur des”fantômes” poursuivra Lulu jusqu’à la fin. Ainsi le monde inventé par Herheim est un monde non réaliste, qui pourrait être à la fois un monde de bande dessinée pour adultes, mais aussi un monde de films muets expressionnistes où les gestes sont exagérés, les expressions soulignées, un monde à la Munch où l’on finirait par ne plus croire à rien, tant le travail théâtral surjoue le drame, et donc du même coup devient terriblement ironique et distant. Cette Lulu n’existe pas, sinon dans nos fantasmes.
510x382_lulu07.1299439846.jpgPhoto Erik Berg
Opéra National de Norvège

A ce titre, le troisième acte est l’un des plus beaux qui m’ait été donné de voir, avec un premier tableau traité d’abord en comédie musicale, une comédie musicale qui se finit en débandade, où les personnages sont toutes des caricatures, et le sublime deuxième tableau, où le décor qui a accompagné toute l’oeuvre tourne sur une tournette et laisse apparaître tous les hommes potentiels que Lulu va chercher un à un et qui ne sont que des réincarnations de ceux dont elle a causé la mort, avec un Schigolch qui s’efface en fumée, et un Alwa qui se fond dans les victimes. A la fin, la seule qui semble exister, c’est la pauvre Geschwitz, dont les cheveux servent à Jack pour s’essuyer après la fameuse réplique ” ces gens n’ont même pas de serviette”. mais plus de trace de Lulu: ce sont tous ces fantômes qui tuent Lulu, et le théâtre s’écroule, ne laissant comme dernière image qu’un nuage de fumée: Lulu c’est le “rien” dans son absolue inconsistance de fantasme masculin, de tableau mille fois refait et toujours sans véritable accroche, Lulu n’est que traces de peinture. Cette fin dans le néant est l’opposée du final transfiguratif de Py.

Un travail d’une intelligence et d’une inventivité exceptionnelles, qui laisse une trace profonde chez le spectateur, et qui suit une implacable logique, mécanique, distante, in-humaine. Nous venons assister à la vie de la Ménagerie de l’inhumain. D’ailleurs, le peintre qui s’amourache de Lulu est un peintre animalier qui ajoute Lulu à côté des lions ou des girafes: tout n’est qu’illusion, que fumée, que grotesque. Quel magnifique travail !

imag0405b.1299441726.jpg(Photo collection personnelle)
Ce travail montre enfin qu’en trois ans, le nouvel Opéra d’Oslo qui trône au bord de l’eau, sur le port, et qui donne à cette ville un peu anonyme enfin une identité, s’est vraiment imposé comme un lieu digne d’intérêt.

hall.1299441292.jpg(Photo collection personnelle)

Sa construction, objet de nombreuses polémiques (du type: “les norvégiens ne vont pas à l’opéra!”) ne fut pas un long fleuve tranquille, mais la curiosité dont le bâtiment est l’objet, les nombreux promeneurs qui grimpent le long des deux côtés pour atteindre la terrasse, le renouveau du public et la qualité du travail artistique accompli – dont cette Lulu est un exemple- tout cela montre qu’il faut désormais compter avec Oslo, qui après Stockholm, Copenhague, Helsinki, démontre la vitalité de la musique classique (une magnifique salle de concerts  nouvelle va ouvrir à Stavanger) et de l’opéra en Scandinavie.

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LUCERNE FESTIVAL 2010: TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER, dirigé par ESA PEKKA SALONEN, avec VIOLETA URMANA (10 septembre 2010)

100920102299.1284197656.jpgSouvent, lorsqu’on écoute du Wagner, même si l’interprétation est moyenne, la musique réussit presque toujours à émouvoir. Quand tout est parfait, ce qui fut le cas ce 10 septembre à Lucerne, alors le succès prend des proportions  océaniques.
Ce Tristan restera dans les mémoires. Les parisiens le connaissent bien puisque c’est la production Sellars/Viola, qui fit l’objet de trois reprises sous l’ère Mortier, qui a été présentée à Lucerne, avec une distribution très différente (Violeta Urmana, Isolde, Gary Lehman, Tristan), l’orchestre Philharmonia et son chef titulaire, Esa Pekka Salonen.Ce spectacle a été conçu pour des salles de concert (Los Angeles) et pour une utilisation complète de l’espace de la salle. On se souvient que le dispositif scénique à paris était minimal (rideau noir, cubes noirs et écran) et que les chanteurs apparaissaient sur les côtés de la salle, ou au milieu des places d’orchestres. L’espace réduit dévolu au jeu dans la salle de Lucerne (à peine 1m de large devant l’orchestre) fait que l’on utilise souvent la salle en y distribuant le choeur, quelques musiciens solistes, quelques chanteurs. Et cette salle, qui est comme une cathédrale musicale, tout en verticalité, convient bien à la mise en scène, conçue comme un rituel, une ascension vers le ciel.  A la quatrième vision, on reste toujours saisi par les images impressionnantes de Bill Viola, dont la force ne gêne pas l’exécution. Au contraire, elles s’intégrent parfaitement dans la musique et le jeu théâtral minimaliste. Peter Sellars a prévu un dispositif minimal, dans l’espace mais aussi dans les gestes. Un geste à peine esquissé dit souvent plus que bien des démonstrations. La vidéo de Bill viola est construite autour des quatre éléments, avec une insistance sur l’eau, l’eau qui régénère, mais aussi l’eau qui tue. Tout le premier acte est fait d’images sublimes de reflets qui se diluent dans l’eau jusqu’à s’y fondre, d’échos avec l’idée de flamme, l’arrivée des deux héros, au loin, si loin que leur silhouette blanche peut sembler une chandelle, et qui se rapprochent jusqu’à composer deux portraits côte à côte comme ces portraits de couples flamands, le deuxième acte est construit autour de la flamme au départ, puis de forêts ou d’arbres morts, dans un monde fait de  grisaille, le troisième acte automnal, jusqu’à cette fantastique image qui accompagne la mort d’Isolde, où l’on voit le corps de Tristan comme aspiré par l’eau jusqu’au ciel où il retrouve Isolde, dans une lumière bleue inoubliable. L’image colle tellement à notre sensibilité, à la musique, aux voix, que l’on a l’impression de voir projetés des images personnelles. Autre performance aussi dans ce spectacle d’exception, la fluidité permis au regard qui peut passer de l’écran aux chanteurs, de deux à trois dimensions sans impression de rupture, avec un naturel confondant.

L’équipe de chanteurs n’appelle aucun reproche. Habituellement j’ai de grosses réserves sur Violeta Urmana, force et de constater que son Isolde a été magnifique de bout en bout, émouvante, engagée, sculpturale dans sa simple robe noire. Aucun de problèmes habituels (aigus criés, absence de vitalité interne), mais au contraire une Isolde palpitante, intense, bouleversante au second acte. A cette Isolde répond magnifiquement lui aussi le Tristan de Gary Lehman, voix très veloutée, diction parfaite, puissance des aigus impressionnante, avec une seule petite réserve sur le registre central, mais l’ensemble distille une très grande émotion. Anne Sofie von Otter est une très grande Brangäne,on connaît cette voix exceptionnelle, qui sait donner des couleurs prodigieuses à l’univers du lied qui est sien. Ici tout y est, intensité, puissance (des aigus étonnants), tenue de voix (le deuxième acte est anthologique, avec ses retenues, ses mezze-voci, ses murmures), on atteignons là un sommet, dans un rôle où je ne l’attendais pas. Les autres sont tous à citer, le Kurwenal de Jukka Rasilainen, simple, humain, à la diction parfaite, aux inflexions les plus fines et les plus fouillées, avec un troisième acte bouleversant, et le Roi Marke de Matthew Best, pourtant annoncé souffrant, et qui est saisissant de grandeur simple et d’émotion, d’autant que Peter Sellars voit le Roi Marke comme un personnage découvrant son amour …pour Tristan et faisant de la seconde partie du deuxième acte un lamento de l’amour détruit, avec Tristan presque coincé entre Isolde et Marke. Beau Melot de Stephen Gadd, Joshua Elicott et Darren jeffery complétant très avantageusement une distribution parfaite.

100920102301.1284197698.jpgDe plus, le fait de mettre des voix devant l’orchestre fait qu’enfin dans cette salle faite pour les orchestres, on entend, très présentes les voix, quelles que soient leur place dans la salle, puisque Peter Sellars utilise orchestre, galeries, balcons pour distribuer des personnages, spatialisant l’oeuvre (comme il le fit pour la Passion selon saint Mathieu à Salzbourg et à la Philharmonie de Berlin, ou comme le fit Abbado pour Parsifal à la Philharmonie de Berlin, inoubliable) . Peter Sellars, qui commença sa carrière dans l’hyperrréalisme (souvenons nous de sa Trilogie Mozart-Da Ponte), est en train d’évoluer vers un hiératisme tout aussi parlant. C’est un travail d’une rigueur prodigieuse.
Rigueur prodigieuse et précision, mais aussi lyrisme, rondeur de son, chaleur, engagement, et maîtrise parfaite des instruments, voilà ce qu’on peut dire du travail de Esa Pekka Salonen et du Philharmonia. J’avais adoré sa direction à Paris, je suis de nouveau convaincu. Une direction lente, mais tenue, avec des explosions phénoménales: le final du 1er acte ne peut être oublié, avec cette musique se déversant partout dans la salle, le chef se tournant dans tous les sens, et l’impression d’apothéose grandiose qui s’en dégage.Un travail d’un rare lyrisme, d’une intensité inouïe, provoquant souvent les larmes, et un orchestre exceptionnel (on retrouve l’âge d’or de Klemperer): le solo du cor anglais du début du troisième acte (la mélopée du pâtre) nous laisse figés par la stupéfaction et l’émotion.

Grandiose, oui, grandiose et mémorable. Encore une de ces soirées qu’il vaut la peine de vivre et qui nous fait dire une fois de plus: il faut aller à Lucerne. 100920102302.1284197631.jpg