OPERA DE PARIS 2009-2010: LA BOHEME à l’Opéra Bastille, le 27 novembre 2009, avec Natalie Dessay, Stefano Secco et Tamar Iveri

J’ai commencé à aller à l’opéra (régulièrement) en 1973. Ma première Bohème est celle de Gian Carlo Menotti au Palais Garnier, dans des beaux décors de Pierluigi Samaritani, avec Jeannette Pilou et Carlo Cossutta, si ma mémoire est bonne. L’année suivante ce fut Luciano Pavarotti et Katia Ricciarelli, pour leurs débuts à Paris, et Marcel Claverie, critique d’un journal disparu (dirigé par Philippe Tesson) Le quotidien de Paris, faisant allusion à l’embonpoint des deux protagonistes, avait plus ou moins écrit cette phrase qui m’est restée: “même les gros ont droit à l’amour”. Ricciarelli, qui à l’époque chantait divinement, était si rubiconde et pleine de santé qu’elle n’avait rien d’une phtisique. Il y a des Mimi crédibles et d’autres non, indépendamment de la qualité du chant, il y a des voix qui portent en elles la mort, la maladie, la tragédie, il y a des personnages qui vous marquent pour la vie: Mirella Freni a été, et reste la Mimi des cinquante dernières années. Il faut porter quelque chose en soi qui suscite l’émotion et emporte l’adhésion. D’ailleurs, le couple Pavarotti-Freni était à ce titre la référence absolue, même si Ileana Cotrubas en Mimi suit Freni de très près. Elle était cette tragédie vivante nécessaire pour provoquer les larmes. Pavarotti, je crois est Rodolfo pour l’éternité, même si les médias le voient plutôt en Calaf. Il réussissait à bouleverser par une inflexion vocale, une respiration, un soupir, et le contraste entre cette voix solaire et le drame qui se jouait était bouleversant (Ah! ce troisième acte avec Kleiber): son physique alors n’avait plus d’importance, il était Rodolfo. A Paris, nous avons eu beaucoup de chance: tous les grands ténors ont fait un soir une Bohème, notamment sous le règne de Liebermann: le programme de salle de Bastille le rappelle d’ailleurs. Seul Carreras n’a pas chanté Bohème à Paris. Mais en revanches toutes les grandes Mimi ont fait les beaux soirs de Garnier ou de Bastille.
Pour ma part, évidemment, et quelle banalité, le plus grand souvenir de Bohème reste une représentation à Munich avec Pavarotti et Freni, dirigés par Carlos Kleiber, réentendu à la Scala au début des années 80, toujours avec Freni, mais avec un ténor bien pâle, Ottavio Garaventa. Le souvenir de ces soirées sublimes est resté imprimé: je m’en nourris régulièrement avec un pirate de la fin des années 70 (Scala, Kleiber, Pavarotti, Cotrubas). On constate, autre banalité, que le chef change tout: la violence, l’énergie de Kleiber sont tellement contagieuses que les chanteurs en sont transfigurés. Or, Bohème est à ce point un standard inévitable des théâtres lyriques, que la plupart du temps ce sont des chefs certes honorables, mais tout de même de seconde série, qui dirigent, le public accourant de toute façon. Et pourtant la musique de Puccini est beaucoup moins simple qu’on ne le croit généralement, Gustavo Dudamel, lorsqu’il préparait La Bohème pour Berlin m’avait dit combien il avait été surpris de la complexité du tissu musical. Cest heureux que Dudamel l’ait à son répertoire, peu de très grands chefs la dirigent dans les grands théâtres pour les raisons expliquées ci-dessous (c’est un opéra qui n’exige pas de très grands noms ni de fréquentes nouvelles productions). Typique opéra de répertoire, La Bohème a pourtant connu dans les cinquante dernières années de grands chefs au théâtre, Karajan et Kleiber en premier, mais aussi Maazel (est-ce encore un grand chef?)ou Mehta. Aujourd’hui, qui pourrait reprendre le flambeau à la scène? Dudamel peut-être (sa Bohème à Berlin était très intéressante, moins cependant que son Don Giovanni à la Scala); Abbado n’a jamais dirigé d’opéra de Puccini, et a plusieurs fois évoqué Manon Lescaut,  mais jamais Bohème, et un Puccini n’est pas dans ses projets. On pense à Pappano, qui en fait un assez bel enregistrement chez EMI, ou à des jeunes comme Andris Nelsons qui vient de faire une belle Butterfly à Vienne et qui dirigea Bohème à Berlin (Deutsche Oper) en 2007 avec beaucoup de succès. Attendons.

Bohème est donc une oeuvre qui “rapporte” aux théâtres lorsqu’ils le programment. Nul besoin de changements fréquents de production, parce que  les mises en scène traditionnelles sont assez interchangeables. La nécessité de changer la belle production de Menotti à Garnier par celle de Jonathan Miller à Bastille n’est sans doute due qu’à des impératifs techniques, le public ayant du mal à faire vraiment la différence. Ce qui fait en général la différence, c’est le deuxième acte: la représentation du café Momus changeant selon les metteurs en scène à cause de la difficulté de représenter à fois la rue et l’intérieur du café dans une solution de continuité. La solution de Miller n’est pas claire scéniquement (rue au premier plan, s’effaçant pour montrer le café au second plan, qui devient un premier plan), en revanche, celle de Menotti, très claire (le café Momus avait une terrasse qui était dans la rue), restait assez improbable: tous ces messieurs et dames grelottant de froid au premier acte, se retrouvant au second acte en terrasse (quand les chauffages d’appoint qu’on voit aujourd’hui n’existaient pas…) dans la joie sans doute réchauffante de Noël. La solution la plus spectaculaire reste évidemment celle de Franco Zeffirelli,qui signa la doyenne des grandes mises en scène de Bohème, à la Scala (depuis de début des années soixante, avec Karajan), et la même à Vienne depuis à peu près la même période (et toujours avec Karajan), qui propose de diviser la scène en un plan inférieur (Momus), et supérieur (la rue), ce qui rend l’ouverture du rideau si spectaculaire qu’elle provoque encore aujourd’hui les applaudissements à scène ouverte.Tout mélomane se doit un jour d’aller voir cette production légendaire qui vit encore, soit à Milan, soit à Vienne. A Milan, c’est même la production “symbolique” de la Scala, comme le fut celle des Nozze di Figaro de Strehler ou de Faust de Lavelli pour l’Opéra de Paris.

Voilà ce qu’on peut dire avant d’en venir à la soirée qui nous occupe, une reprise très honorable du spectacle de Jonathan Miller (dans les beaux décors de Dante Ferretti) dont on peut louer la précision, la justesse psychologique et la cohérence, sous la direction de Daniel Oren, chef contesté depuis des années, qu’on a vu à Paris notamment pour La Juive qui reste quand même un bon souvenir. Daniel Oren a fait les beaux soirs de tous les théâtres italiens et du Festival de Vérone, mais pas de la Scala, seule exception à la règle. Il est vu par les uns comme un chef routinier et sans âme  fracassant et sans subtilité ,et par les autres comme un grand, un des plus grands spécialistes du répertoire italien du XIXème. Rien de fracassant dans ce que nous avons entendu, des tempi assez fluides, un peu rapides quelquefois, une direction très en place, mais sans doute pas vraiment marquante, une direction de grande série, mais de bon aloi. L’intérêt de cette reprise résidait dans la prise de rôle de Natalie Dessay dans Musetta. Un pari de la part de notre star nationale, qui abordait pour la première fois et sans doute pour la dernière, l’univers de Puccini. Prise de rôle réussie, surtout d’ailleurs par le personnage qu’elle imprime (elle s’en donne à cœur joie et occupe la scène au second acte de manière pétillante). Mais le rôle n’apporte rien de plus à ce qu’on sait d’elle, et la performance vocale est au second plan, derrière la performance exceptionnelle d’actrice. Tamar Iveri sait être émouvante, la voix est jolie, la technique au point. Mimi n’est pas vraiment un rôle difficile, et n’exige pas des qualités vocales exceptionnelles, l’importance résidant en revanche dans la couleur et l’expression. La couleur me paraît un tantinet trop claire, l’expression gagne à être travaillée, mais la prestation reste de qualité, même si, au vu de sa carrière, je m’attendais à bien mieux. Du côté des hommes, deux artistes convaincants, Stefano Secco en Rodolfo et Dalibor Jenis en Marcello. On sait que Stefano Secco est l’un des ténors qui comptent aujourd’hui, avec une technique très contrôlée, une maîtrise des piani et pianissimi rare. Le timbre est clair, la voix est bien projetée, sans que le volume soit exceptionnel. Mais c’est une valeur sûre, dont le physique rappelle un peu José Carreras, sans en avoir ni la vaillance ni le charisme, mais qui au fur et à mesure des actes, a gagné en présence et en assise, après de petites difficultés au début de l’opéra. Dalibor Jenis m’avait favorablement impressionné dans Posa du Don Carlo scaligère l’an dernier (Gatti-Braunschveig, à oublier -surtout le second, lamentable) . il est vraiment un très bon Marcello et s’ajoute à la liste longue des barytons de très grande qualité qui essaiment les scènes aujourd’hui, la voix est chaude, le volume est grand, la présence scénique forte, à suivre donc. Bonne prestation dans Schaunard du jeune David Bizic qui sort du centre de formation lyrique de l’Opéra National de Paris, déception en revanche pour Giovanni Battista Parodi dans Colline, la voix m’a semblé un peu opaque, disparaissant dans les ensembles :  sa “vecchia zimarra” ne restera pas dans les souvenirs qui marquent, ni par le chant, ni par l’émotion.

Il reste qu’au total la soirée fut bonne, l’émotion était palpable à certains moments:  la musique de Puccini fonctionne toujours auprès du public, et c’est heureux.

ENGLISH NATIONAL OPERA, LONDON COLISEUM 2009-2010: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI (17 octobre 2009)

 

 

Dans les années 70, on a beaucoup discuté de l’avenir de l’Opéra Comique, laissé en friche, après la réforme de l’Opéra voulue par Jacques Duhamel, et l’argumentaire se référait très souvent à l’exemple de Londres, où le Royal Opera House de Covent Garden est l’opéra “haut de gamme”, alors que le Coliseum, ex Sadler’s Wells, aujourd’hui English National Opera joue celui d’opéra populaire, où toutes les œuvres sont données en anglais et où les compagnies sont formées souvent d’artistes jeunes qui pour la plupart font ensuite de solides carrières internationales. La très belle salle du Coliseum, impressionnante avec ses ors et ses statues de la fin du XIXème reprenait justement en ce début de saison une production de Rigoletto de Jonathan Miller, qui avait beaucoup fait discuter à l’époque de sa création en 1982, qui transpose l’action dans la Little Italy un peu mafieuse des années cinquante. La curiosité m’a conduit à aller voir ce spectacle, 27 ans après sa création, pour constater qu’il n’a pas vraiment vieilli, et que la transposition fonctionne, avec une  logique encore plus effrayante que celle de la version traditionnelle (située dans la Mantoue de la Renaissance). Il est vrai que les rivalités entre les clans et les luttes violentes du Moyen âge et de la Renaissance (voir Romeo et Juliette, ou West Side Story, pour rester à New York) ont laissé en héritage aux générations futures du sud de l’Italie cette culture du clan qui a abouti à la perversion mafieuse. L’intrigue de Rigoletto se prête bien à la transposition: un prince et des courtisans à sa botte qui peuvent se glisser dans les habits du boss  et de ses affidés, des trafics louches et des violences à l’ombre du boss/prince, des violences sur des familles réticentes (Monterone), les tueurs à gage (Sparafucile), ajoutons les ruelles mal famées et les lieux de rencontre des clans (bars, salles de réception dignes du « Parrain » de Coppola), tout cela fonctionne à merveille et rend parfaitement justice à l’œuvre.

La distribution rassemblée pour cette reprise est très homogène, dominée par le Rigoletto émouvant de Anthony Michaels-Moore, à la voix puissante, à l’interprétation intense, qui en fait un des titulaires intéressants du rôle. A l’heure où l’on ne trouve pas de successeur à Leo Nucci, voilà un excellent candidat à la succession, même si sa carrière est déjà longue: c’est une véritable incarnation,  il n’en fait pas un personnage caricatural et ne surjoue jamais comme cela peut être le cas dans ce rôle.  Le duc de Mantoue est confié au jeune ténor Michael Fabiano, physique avantageux, voix claire, bien posée, affirmée même; il campe un personnage crédible et l’interprétation est bien maîtrisée, voilà une voix à suivre, qui me semble prête à aborder de grands rôles du bel canto romantique. Un peu en retrait, la Gilda de Katherine Whyte, qui comme Michael Fabiano faisait ses débuts londoniens. La voix est claire, mais manque de la puissance voulue pour les grandes scènes dramatiques, trop petite pour l’immense salle du Coliseum, trop grêle encore pour aborder le rôle, même si le chant est contrôlé. A noter dans la distribution l’impressionnant Sparafucile de Brindley Sheratt, un nom à retenir, voix somptueuse, timbre velouté, puissance, une belle surprise.
La déception vient de la direction de Stephen Lord (débuts à l’ENO) le chef du St Louis Opera, routinière, manquant de nerfs et d’énergie, très conforme sinon conformiste, et pour tout dire ennuyeuse, dès le départ, des lenteurs, des étirements, même quand la scène était vibrante et électrique.

Une très bonne soirée tout de même! Ah! j’oubliais, c’était évidemment en anglais, comme m’avait averti la dame du box office (mais je le savais), et ce n’était pas trop gênant, tout a fonctionné car l’anglais dans Little Italy, c’est -aussi- la langue du pays…