OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : SIEGFRIED de Richard WAGNER ( Dir.mus: Philippe JORDAN, Mise en scène Günter KRÄMER) le 15 mars 2011

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Soyons justes, ce Siegfried n’est pas la représentation du siècle, mais du prologue et des deux  journées présentées, c’est sûrement la représentation la plus cohérente, ne serait-ce que parce que le premier acte est assez réussi et que certaines images du troisième ne manquent pas de grandeur. Musicalement, la direction de Philippe Jordan, remarquable, soutient une équipe de chanteurs dans l’ensemble satisfaisante. On ne sort pas en furie, comme ce fut pour moi le cas au sortir de La Walkyrie.
Pour Siegfried, il faut d’abord saluer un niveau musical globalement supérieur à ce qu’on a entendu précédemment. L’orchestre dirigé par Philippe Jordan est en tous points remarquable: la direction au tempo souvent plus lent que d’habitude (le prélude installe une tension très forte et donne une couleur mystérieuse qui fait d’ailleurs contraste avec le lever de rideau) fait justice à tous les moments de la partition, des Murmures de la forêt étonnants de chaleur et de douceur, un troisième acte tout de somptuosité sonore, alternant moments de pure poésie suspendue et moments d’une formidable intensité dramatique, une clarté de lecture qui laisse entrevoir tous les pupitres, un accompagnement des chanteurs d’une grande précision. Ce travail exemplaire révèle de plus en plus un très grand chef d’opéra.
La distribution est d’un d’un très haut niveau. et montre une fois de plus ce que j’affirme depuis quelque temps: il n’y a aucun problème à monter Wagner aujourd’hui et une oeuvre aussi difficile que Siegfried qui exige une performance physique énorme du protagoniste peut être proposée avec trois  ténors pour lesquels on est assuré de la performance, Lance Ryan, Stephen Gould, Torsten Kerl (puisque c’est une prise de rôle à Paris) et au moins un chanteur d’un niveau bien inférieur, mais qui “assure” tout de même, Christian Franz.
Torsten Kerl (un nom qui va bien avec Siegfried!) n’a pas le timbre étonnamment juvénile et clair de Lance Ryan, ni sa vaillance, mais c’est en quelque sorte une “force tranquille”: un timbre velouté, une grande douceur, sans jamais donner l’impression de forcer et un engagement scénique qui provoque l’admiration. Un très grand Siegfried, et un beau choix de Nicolas Joel. On est heureux aussi de revoir Juha Uusitalo qui a traversé un passage à vide dû à des problèmes de santé. La voix n’a peut-être plus tout à fait  la puissance d’antan, mais le timbre sonore, et pur, la couleur, la largeur sont revenus. Sa scène avec Mime, et celle avec Erda (un peu traitées de la même manière par la mise en scène d’ailleurs) sont d’une rare intensité. Même remarque avec le Fafner exceptionnel de Stephen Milling, le court moment de sa mort et la réplique à Siegfried donnent le frisson.
mime.1300295177.jpgLe Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke , qui est en train de devenir le Mime de référence, comme Heinz Zednik en son temps: je trouve cependant que la voix manque de couleur et n’est pas si expressive, alors qu’au contraire la composition de l’acteur, en “ménagère allemande de plus de cinquante ans” est à la fois magnifiquement décalée et désopilante. La prestation globale reste très impressionnante. Seule faiblesse dans l’ensemble des hommes, l’Alberich de Peter Sidhom, très fade, sans expression, qui me semble loin d’être à la hauteur du reste de la distribution.
Du côté féminin, Qiu Lin Zhiang est une bonne Erda, solide, à la voix profonde exigée par le rôle, la composition et le jeu sont très solides,  Elena Tsallagova dans l’oiseau n’est pas exceptionnelle, mais la prestation reste satisfaisante. La Brünnhilde de Katarina Dalayman a l’engagement voulu, et il en faut pour chanter ce rôle d’une très grande difficulté (le duo final de Siegfried est pour la soprano l’un des moments les plus difficiles de toute la partition du Ring) sur un escalier gigantesque particulièrement raide, où tout mouvement incongru et non contrôlé serait fort risqué. Il reste que cette chanteuse ne m’a jamais convaincu: les aigus sont là, puissants, projetés mais quelquefois aussi criés, ou manqués l’engagement est réel, mais quelques problèmes dans les graves, souvent détimbrés, et une note finale – comme souvent chez beaucoup de ses collègues, reconnaissons le- ratée. Mais cela reste très honorable, voire meilleur que d’habitude.

Au total, du côté de la musique, ce retour de Siegfried, pas joué à l’opéra depuis 1959, est plutôt un grand bonheur.
Du côté de la scène, on est forcé d’être beaucoup moins positif, même si là aussi, le spectacle est plus cohérent et moins ridicule que ce à quoi Günter Krämer nous a habitués. Il reste tout de même des choses difficilement supportables (le deuxième acte, minable)

mime2.1300295165.jpgLe premier acte présente une grotte de Mime sous l’escalier monumental montant au Walhalla, bien connu depuis l’Or du Rhin. Un ascenseur monte vers les cintres (l’ours l’utilise)et en fait Mime est une sorte de travesti (perruque blonde, habits de ménagère allemande) qui cultive son jardin (plantes, géraniums, nains de jardin etc… et même un ensemble de Cannabis éclairé par des lampes rouges comme dans une serre: Mime est un petit trafiquant. Une atmosphère ridiculement familiale, où Siegfried est un ado qui boit du Coca et mange du Nutella. L’attitude de Siegfried semble bien proche d’une manifestation de crise d’adolescence, engoncé dans une salopette trop juste de qui a grandi trop vite. Bonne idée aussi que l’apparition du Wanderer dans un costume de vagabond qui ressemble un peu au costume endossé par Wotan dans la première production de Siegfried à Paris il y a bien longtemps. Un seul point pénible: lors du chant de la forge, des soldats(?) en arrière fond esquissent comme des pas de marche militaire. Pourquoi?

acte-ii.1300295148.jpgLe deuxième acte est totalement raté à mon avis: tout mystère, toute poésie en sont effacés. Le lever de rideau laisse voir à gauche Alberich et à droite Wotan (ou l’inverse) habillés à l’identique (merci Chéreau à qui l’idée est prise) qui veillent sur l’antre de Fafner vers laquelle se dirigent des esclaves-soldats nus portant des caisses marquées “Rheingold”, renfermant des armes qu’ils vont pointer sur tout ce qui s’approche de la grotte. Fafner n’est jamais un Dragon, mais un roi à la couronne de carton pâte(personnage à la Ionesco, qui porte la même couronne que Mime à la fin du premier acte lorsqu’il se voit déjà, telle Perrette et son pot au lait, détenteur de tous les pouvoirs). L’oiseau n’est pas un oiseau mais un jeune personnage que Siegfried suit (pourquoi le faire doubler alors par la chanteuse? Celle-ci pouvait parfaitement jouer et chanter..)
La forêt est automnale, les feuilles mortes volent, actionnées par Wotan, toujours à l’affût (c’est une constante de l’opéra selon Krämer: Wotan est là jusqu’aux dernières mesures). Cette forêt jonchée de feuilles mortes prépare sans doute déjà le Crépuscule. Ainsi Siegfried joue-t-il à peine avec les symboles tant recherchés par les autres, Tarnhelm, Anneau car sans doute voit on le jeu des hommes au lieu du jeu des mythes et le combat de Siegfried et du Dragon est un simple duel entre Fafner et lui, deux mortels. Les gardiens nus s’écroulent quand Fafner s’écroule. la forêt se réduit à deux rideaux de tulle peint superposés. Il y a un refus total de la magie, qui reste portée par la musique, mais ce qui est représenté sur scène va contre et les décors de Jürgen Bäckman ne sont pas convaincants.

Le troisième acte commence par une vision nocturne du Walhalla, où les dieux semblent assis à des tables de bibliothèque (lampes de bureau vertes) parmi lesquelles Erda, à moins que cette idée de bibliothèque ou d’archive ne soit une allusion à la mémoire du monde, portée justement par Erda.

erda.1300317611.jpgLa scène entre Wotan et Erda, non dénuée d’intensité et de violence se déroule sur et autour d’une table, et finalement n’est pas si mal réussie, la tension que Wotan crée n’y est pas étrangère. Le rideau d’avant-scène, celui qu’on avait déjà vu au premier et second acte, portant les traces de mots inscrits à la craie (Riesen, Nibelung, Notung, résultats des devinettes posées à Mime par le Wanderer) ou le mot “Fürchten”: “avoir peur” qui est ce qu’ignore Siegfried jusqu’à la vue de Brünnhilde, tombe à nouveau pour isoler Wotan et Siegfried, la scène se déroule selon les canons habituels, et Siegfried, brisant la lance se précipite vers le rocher, en fait l’escalier immense et raide qui monte vers le Walhalla, au centre duquel gît Brünnhilde. Près d’elle, Wotan écroulé, vaincu, face contre terre, en haut à droite une armée d’anges gardiens, chœur muet, qui attendent sans doute le Dieu. Un peu en contrebas Siegfried qui va monter jusqu’à Brünnhilde pour la réveiller. Peu de mouvements possibles sur cette pente abrupte, sur ces marches assez raides à la maigre surface, d’où quelques images fortes sans grands mouvements possibles, par exemple Brünnhilde qui dort au milieu des personnages qu’on vient de décrire, avec des débris de la gloire d’antan, bouclier, table renversée, lettres GER de Germania abandonnées.

Le duo en lui-même sans doute à cause de la situation un peu acrobatique, est réglé de manière bien frustre, sans urgence érotique, sans véritable palpitation des cœurs. Il faut attendre la dernière image pour apprécier une idée:

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celle de Wotan regrimpant péniblement et en s’écroulant vers le Walhalla, suivi et soutenu de ses anges gardiens, sorte de vision à la fois parallèle et antithétique de la vision finale de l’Or du Rhin, et,  tandis que Brünnhilde le considère d’un regard rapide en le voyant s’éloigner, elle se tourne rapidement vers Siegfried et se jette dans ses bras  pour le premier émoi.

Au total, un spectacle sans grandes trouvailles, encore une fois, mais qui est malgré tout  plus cohérent que les spectacles précédents (à moins qu’on ne s’habitue…) avec quelques éléments accrocheurs çà et là, mais toujours des visions ridicules et didactiques (Fafner), sans intérêt. Comme pour les épisodes précédents, cela ne nous apprend rien et nous laisse de marbre. Heureusement la musique a emporté l’adhésion: une vision musicale s’installe, incontestable et c’est Philippe Jordan le grand vainqueur : il accèdera sans doute au Walhalla des chefs.

Il y a de quoi se réjouir que l’Opéra de Paris soit en route vers son premier Ring depuis 1959…Patience et longueur de temps…En juin prochain, Nicolas Joel aura gagné son paradis wagnérien.
Ce ne sera certes pas la production rêvée, mais ce sera sans doute de la belle musique. On pourra attendre alors le premier Ring complet, et se rendre compte de l’effet produit par quatre soirées successives en immersion dans du Günter Krämer. [wpsr_facebook]

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Sur TOSCA transmise sur ARTE du NATIONALTHEATER DE MUNICH (10 juillet 2010) (Kaufmann, Mattila, Bondy)

tedeum.1278839851.jpgLa Tosca transmise hier du Nationaltheater de Munich a commencé sa carrière à New York, passe par Munich, et on la verra l’an prochain à la Scala (toujours avec Kaufmann, mais sans Mattila ni Uusitalo). Luc Bondy est toujours une grande référence scénique, et la distribution valait le détour: Karita Mattila reste une des grandes chanteuses de ce temps, Kaufmann est Kaufmann, et Uusitalo a fait de Wotan et Scarpia ses rôles fétiches. Il est difficile de rendre compte d’un spectacle à la télévision. Quelques impressions quand même: Luc Bondy a lu dans le livret ce que déjà dans les années 1980 notait Jean-Claude Auvray pour sa mise en scène à l’Opéra de Paris (Behrens, Pavarotti, et je crois Wixell..je vérifierai), à savoir que le désir traverse tout le livret, qui insiste fortement sur la violence du désir dans les relations du couple Mario-Tosca, sur le désir animal de Scarpia, sur le désir violent qui réveille Mario à la veille de la mort  dans “E’ lucevan’ les stelle” au troisième acte. C’est cette violence du désir, qui traverse toute l’oeuvre, que Bondy met en scène: d’où la première scène dans l’église, pleine des frustrations du couple qui se cherche, qui se touche, mais qui vu le lieu (pour Tosca), et vu les circonstances (Angelotti pour Mario), ne peut aller jusqu’au bout de ses désirs, d’où des positions hardies, des enlacements violents et évidemment peu élégants (la longue robe de Tosca empêche bien des initiatives): ce désir, on le lit aussi, bien plus que dans d’autres mises en scène, dans la manière dont Mario considère l’Attavanti (notamment ses habits, laissés à Angelotti par précaution) et l’évidente envie que ces traces réveillent en lui, mais on voit aussi dans la manière aussi dont il est distrait par la situation (il regarde vers la chapelle sans cesse, ce que Kaufmann explique dans une interview disant l’importance qu’il attache à l’amitié virile pour Angelotti et la gêne que lui procure l’attitude de Tosca) qu’il sait garder une distance, ce que Tosca ne sait pas. C’est le désir plus animal qui guide Scarpia,

scarpia.1278839836.jpghabillé dans une redingote en lézard au premier acte (avec des gants rouges…) et entouré de prostituées,

scarpia2.1278840506.jpgqui accompagnent son repas au lever de rideau de l’acte II, dont le décor est centré sur les langoureux divans rouges où s’allongeront tour à tour Scarpia et Tosca. La mise en scène ne manque pas de crudité, et débarrasse l’oeuvre de ses aspects les plus traditionnels: Tosca ne met ni cierge ni crucifix sur le corps de Scarpia, au contraire, elle s’acharne sur lui avec une violence inouïe, elle ne se jette pas dans le vide du haut du château Saint Ange, mais disparaît dans une tour de guet, en repoussant violemment ses poursuivants à la manière de nos feuilletons policiers américains,  et le château lui même semble un port avec de l’eau qui entre au bord de la forteresse acteiii.1278839821.jpg(c’est presque un décor pour un acte III de Tristan). Bondy a voulu à l’évidence faire revenir les choses “à fleur de peau”, en réveillant les instincts plutôt que les sentiments, dans un décor monumental et glacial de Richard Peduzzi (grands murs de briques) et de beaux costumes de Milena Canonero. Tosca, opéra d’instinct et de violence. Après tout ce n’est pas faux, et la mise en scène ne m’est pas apparue un contresens, loin de là.

La partie musicale au moins au niveau du chant, reste de haut niveau:

kaufmann.1278841824.jpgJonas Kaufmann, dont je ne pense pas qu’il soit ni un Rodolfo ni un Alfredo, est un Mario de très grande facture, avec sa technique, son sens des nuances, sa manière de moduler la voix, notamment dans les pianissimi, ses aigus sûrs et puissants: oui c’est une prestation une fois de plus exceptionnelle, où le raffinement du chant fait du personnage un être plus distancié et moins volcanique que Tosca, même dans “E’ lucevan les stelle”, il apparaît un peu en retrait malgré le désir qui devrait traverser son corps – quand on entend ce qu’il chante.

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La Tosca de Karita Mattila est victime des gros plans de la télévision: cette femme magnifique, d’une blondeur tout droit venue de Finlande cadre mal avec la beauté brune qu’on veut montrer ici, elle est un peu fagotée, un peu ridicule, un peu vulgaire même. De plus la confrontation avec Kaufmann rend le couple déséquilibré en âge: c’est la femme mûre qui est amoureuse d’un homme bien plus jeune. Tout cela gêne. Le chant reste très contrôlé, bouleversant à certains moments (acte II), Mattila est une très grande chanteuse, elle n’est cependant pas toujours émouvante.  Juha Uusitalo a été je crois hué à Munich, je trouve cela bien injuste à ce que j’ai entendu. Le personnage est vraiment bien campé, le chant lui aussi très dominé, avec une froideur calculée et une violence rentrée que l’on ne cesse de percevoir. Au total,  cette distribution germano-finlandaise n’a peut-être pas “l’italianità” qu’on aurait  pu souhaiter, et ce chant est tout contrôle et domination, mais il reste qu’on est dans un travail de très haut niveau.
L’italianità pouvait venir de Fabio Luisi, au pupitre, très contesté par le public. Fabio Luisi l’italien, tout comme Bertrand de Billy le français, n’est pas prophète en son pays. Ces deux chefs dirigent partout sauf chez eux. Affaire de choix, mais aussi de réseaux sans doute. Luisi est un chef de bonne facture, qui sait tenir un orchestre, mais qui n’est cependant pas un grand inventeur (tout comme de Billy…), peut-être aurait-il fallu pour cette Tosca plus d’idées nouvelles, qui collent à la vision sulfureuse de Bondy. Quand un directeur donnera-t-il une Tosca à Ingo Metzmacher?…

Il faudrait bien sûr être dans la salle pour mieux juger: ce fut un beau moment de chant et de théâtre, un grand moment? pas vraiment…mais on ne peut tout avoir à la fois.

Toutes les photos sont prises sur le site du Nationaltheater (dans la Galerie sur Tosca)