TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN (vu à la TV) de Richard WAGNER le 7 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Annette DASCH)

Lohengrin est l’œuvre de Wagner la plus populaire en Italie. Créée en Italie à Bologne en 1871, on raconte que Verdi est venu assister du fond d’une loge à la représentation. Elle est jouée dans la version italienne (de “Riccardo” Wagner) depuis la première représentation à la Scala le 20 mars 1873  jusqu’à la saison 1952-1953, où Herbert von Karajan avec Wolfgang Windgassen, Elisabeth Schwartzkopf, Martha Mödl la dirige pour la première fois dans sa version originale en langue allemande. Parmi les grands interprètes italiens de Lohengrin, le plus important est sans aucun doute Aureliano Pertile, qui a lié son nom au rôle de 1922-23 à 1932-33. Notons la présence dans les interprètes du rôle de Mario del Monaco pendant la saison 1957-58, et au pupitre se sont succédés les grands chefs marquants de la Scala, Arturo Toscanini, Tullio Serafin, Antonio Guarnieri, Vittorio Gui, Gino Marinuzzi et Sergio Failoni et surtout Ettore Panizza dont le nom est lié aux grandes représentations avec Aureliano Pertile.
Lohengrin fut l’œuvre choisie par Claudio Abbado pour ouvrir la saison 1981-1982 le 7 décembre 1981 et l’œuvre par laquelle il aborda Wagner à l’opéra (avec René Kollo puis Peter Hoffmann, et AnnaTomowa Sintow) dans une production splendide de Giorgio Strehler, qui avait joué le jeu du roman médiéval de type “Excalibur”, armures rutilantes, miroirs géants, apparition du cygne magique, j’eus la chance de la voir trois fois et l’interprétation d’Abbado, dont j’ai encore une trace audio, reste l’un des très grands moments de l’histoire musicale de ce chef, supérieure à son enregistrement avec Siegfried Jerusalem. Il la reprit à Vienne (avec Placido Domingo et Cheryl Studer) dans la vieille production viennoise décrépite de Wolfgang Weber en janvier 1990. Depuis, la Scala a repris Lohengrin dans une mise en scène de Nikolaus Lehnhoff (proposée auparavant à Lyon) et une belle direction de Daniele Gatti en 2007, avec Anne Schwanewilms et Robert Dean Smith, ainsi que Waltraud Meier et Tom Fox. La production de Claus Guth est donc la troisième production en une trentaine d’années.
Cette fois-ci, le plateau réuni est sans doute l’un des plus brillants possibles, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi René Pape, Tómas Tómasson, Evelyn Herlitzius et Zeljko Lucic, plus habitué aux rôles italiens qu’allemands, le tout avec une direction musicale de Daniel Barenboim et une mise en scène de Claus Guth, l’un des grands du Regietheater d’aujourd’hui, et qui a signé la saison dernière dans ce même théâtre une Frau ohne Schatten qui eut un très grand succès.
La représentation de Milan hier, sans Anja Harteros grippée, a bénéficié de la présence de Annette Dasch, qui tient le rôle d’Elsa dans la production de Hans Neuenfels à Bayreuth depuis 2010, puisque la doublure prévue Ann Petersen (l’Isolde de Lyon en 2011) était elle aussi grippée. Annette Dasch, nous l’avons dit souvent, a une voix plus petite que les habituelles Elsa, et beaucoup de mélomanes ont ainsi émis de sérieux doutes sur son interprétation. Et pourtant, à Bayreuth, elle est rentrée si parfaitement dans le personnage voulu par Neuenfels qu’avec une jolie technique de chant, bien dominée, une voix bien conduite, elle a réussi sa prestation à Bayreuth, salle notoirement connue pour être indulgente aux voix. A la Scala, c’est autre chose, et pourtant, elle apparaît avoir passé là aussi la rampe, et tenir fermement le rôle, d’autant qu’en très peu de temps elle semble s’être approprié le rôle dans une mise en scène qui en fait une sorte de femme enfant, enfermée dans son monde de contes de fées, dans un monde qui rappelle la Senta du Vaisseau fantôme, dans la mise en scène du même Claus Guth, au Festival de Bayreuth  à partir de 2003. Une petite fille qui se fait son film et qui rêve de son beau chevalier blanc: elle évolue dans  un coin du décor (de Christian Schmidt) très proche de dessins animés de Walt Dysney (escalier végétal, piano, roseaux). Habillée en petite fille dans une robe blanche de contes de fées, Elsa va tomber dans le monde des adultes représenté par Ortrud et Telramund, pris non plus individuellement mais comme couple et par le roi Henri L’Oiseleur. Alors le Moyen âge disparaît au profit d’un monde contemporain du Second Empire, avec un Lohengrin plus humain que héros, qui est découvert au milieu de la foule, et dont l’humanité va au fond ruiner la confiance qu’Elsa voue en lui. Du monde des certitudes des contes,  Elsa tombe dans le monde des doutes qui est le monde humain. Doutes qu’Ortrud va faire naître et vivre chez Elsa. Il s’agit donc bien d’un spectacle qui montre le conflit humain, sur un espace libre au centre délimité par un tapis rouge, avec autour et dans les coursives métalliques imaginées autour par le décorateur (qui s’inspire de cette architecture de métal chère à cette période du XIXème), le choeur invisible devenu chœur antique spectateur et commentateur de la tragédie.
Allant voir le spectacle le 18 décembre prochain, j’aurai la chance de pouvoir ensuite en rendre compte de manière plus précise, mais d’emblée, on reconnaît la patte de Claus Guth, qui décille les yeux, qui enlève tout le côté légendaire de cette histoire et qui en fait l’expression des heurts entre les fantasmes individuels et la crudité de la réalité (opposition entre la blancheur d’Elsa et l’obscurité des autres, le costume de Lohengrin (un costume avec chemise au col ouvert) refusant tout net toute allusion à la légende sauf quelques plumes qui volètent de ci-de là ou qui sont portées par Gottfried que seule Elsa semble voir.
Ortrud, tout en noir, sorte de gouvernante cruelle de contes de fées (elle frappe les doigts d’Elsa enfant qui s’essaie au piano), sorte de marâtre (n’a-t-elle pas pris la place d’Elsa auprès de Telramund qui en était le tuteur?) est la méchante des contes, et pourtant, son attachement à Telramund, reste aussi très humain et relativise la méchanceté: c’ est Evelyn Herlitzius, simplement impériale, qui sait user des défauts de sa voix, quelques approximations de justesse, mais une présence vocale et une intelligence scénique hors du commun.
Jonas Kaufmann, très aimé à Milan comme partout, qui porte la production par sa présence, est comme d’habitude exceptionnel, et son timbre sombre campe bien le personnage voulu par Claus Guth, une sorte d’alien un peu perdu dans un monde d’humains qu’il ne connaît pas et dont il a à affronter les attentes ou l’hostilité: son arrivée, discrète, presque forcée, où apparaissent la crainte et la surprise et dont la fragilité est marquée par ses pieds nus, est fortement emblématique et d’une justesse extraordinaire. Sombre car toujours lui aussi plein de doute et de douceur, mais aussi de crainte, avec la faculté de Kaufmann à moduler, à adoucir, à retenir la voix et jouer sur les fils et les extrêmes possibilités de l’émission sonore: tout à fait extraordinaire, mais qui n’efface pas Klaus Florian Vogt, avec sa voix nasale, sonore, comme venue d’ailleurs, qui marque au contraire sans cesse une douce certitude, la certitude de l’ailleurs dont il provient, et auquel il ne renonce jamais : deux visions différentes, deux voix opposées, et deux prestations irremplaçables aujourd’hui.
La voix étonnante et d’une rare sûreté de René Pape suffit à dessiner le personnage qu’il n’a pas besoin de surjouer, voire de jouer: il est ce qu’il veut sur scène, avec cette voix profonde et surtout profondément humaine (ce qui en fait un Roi Marke ou un Philippe II magnifiques), ténébreuse et profonde humanité qui est la marque de cette mise en scène fort injustement huée paraît-il hier à la première de la Scala.
Tómas Tómasson est apparu un Telramund assez noble, à la diction impeccable, même si certains amis m’ont assuré que la voix passait mal dans la salle. C’est un chanteur intelligent, plus diseur que chanteur peut-être, en tous cas fait à mon avis pour les rôles wagnériens par l’intelligence du texte dont il fait preuve. Tómas Tómasson dans ce rôle à Bayreuth en 2011 m’a impressionné par sa présence, plus peut-être que par la voix dont le volume ne correspond pas toujours à ce qu’on attend. Il m’a procuré la même impression à la TV, qui ne rend pas vraiment compte du volume réel.
Quant au héraut inattendu de Zeljko Lucic, il assume le rôle avec bravoure, et avec une voix forte, bien timbrée, sans l’extraordinaire élégance d’un Samuel Youn à Bayreuth ou le timbre de velours d’un Michael Nagy. Il reste que c’est une prestation très honorable.
Le chœur de la Scala, particulièrement bien préparé, a chanté “en bis” l’hymne italien “Fratelli d’Italia” que Kaufmann a bravement entonné (c’est cela la préparation!). Lohengrin, on l’a vu plus haut, est une pièce de choix du répertoire de ce chœur et il était au rendez-vous, sous la direction de Bruno Casoni, le chef de chœur en place depuis 2002.
Quant à Daniel Barenboim, il est apparu en grande forme, un peu amaigri, dirigeant l’œuvre avec une grande énergie et même un tempo rapide (prélude de l’acte III) et montrant le travail accompli par l’orchestre dans ce répertoire qu’il a pris à bras le corps depuis son arrivée à Milan: ce fut une grande prestation, de très haut niveau, comme souvent dans Wagner à la Scala. Wagner, qui était ce soir chez lui à Milan, comme pour Siegfried il y a quelques semaines. Il reste à voir le spectacle en salle, j’ai hâte d’être à Milan le 18 décembre prochain! Mérite le voyage.
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TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 18 novembre 2012 (Ms en scène Guy CASSIERS; dir.mus Daniel BARENBOÏM)

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Des quatre opéras qui constituent l’Anneau du Nibelung, Siegfried est assurément le plus difficile au spectateur qui entre en Wagnérie. C’est aussi le moins connu, coincé entre la Walkyrie très populaire et le Crépuscule des Dieux très spectaculaire. Trois actes d’un récit, où les personnages s’affrontent deux à deux: Mime-Siegfried/Wanderer-Mime/Wanderer-Alberich/Alberich-Mime/Wanderer-Erda/Wanderer-Siegfried/Siegfried-Brünnhilde; rien de spectaculaire, que du dialogue très théâtral, avec trois sommets musicaux fameux: le chant de la forge, les murmures de la forêt et le réveil de Brünnhilde. Trois actes où les rapports entre les personnages se tendent, et où apparaissent d’étranges complicités: Alberich et le Wanderer(Wotan) s’allient objectivement pour avertir Fafner de ce qui l’attend. Chéreau avait bien marqué la chose en les habillant plus ou moins de la même manière.
Mime est l’un des personnages clefs: il a élevé Siegfried dans l’espoir de l’utiliser pour récupérer l’or, et Siegfried, dont tout le savoir procède de l’observation et de la sensibilité, sent confusément l’hostilité de Mime et la lui rend bien, un rapport de haine à haine, de deux êtres qui se supportent et où se construit un rapport de forces qui va jusqu’au désir  de meurtre. Mime, personnage veule, lâche, mais persévérant, rejeté par tous à commencer par son frère Alberich croit faire de Siegfried son œuvre, alors que l’œuvre lui échappe peu à peu, et cela dès le premier acte lorsque Siegfried, seul, invente la manière de forger Nothung, refusant tout l’art de Mime. Il faut pour interpréter Mime des ténors dits de caractère, c’est à dire des chanteurs capables de jouer, capables d’interpréter, capables de dire le texte plutôt que de le chanter. Les bons Mime ne manquent pas aujourd’hui, mais la référence reste l’extraordinaire Heinz Zednik qu’il faut voir et revoir en vidéo dans la mise en scène de Chéreau.
Siegfried n’est pas forcément le personnage le plus sympathique du Ring: on aime plutôt les jumeaux Siegmund et Sieglinde, les plus déchirants. Siegfried est un adolescent en apprentissage, avec sa brutalité, sa grande sensibilité (le rapport à la nature, le rapport à la mère) et le Wanderer lui-même se méfie de cet être en matériau brut.
Siegfried est aussi un opéra d’hommes, où les femmes (oiseau mis à part) sont rejetées au troisième acte: Erda qui renvoie le Wanderer à son destin, et Brünnhilde qui vit sa transformation de Walkyrie en femme, et qui découvre la fragilité humaine, et la peur, et aussi l’effroi devant le désir. Son réveil ne peut être que traumatique. Ce réveil est aussi pour la chanteuse une des pages les plus difficiles de la partition: aigus ravageurs, écarts redoutables, le tout à froid.
Siegfried enfin est sans doute le plus “théâtral” des opéras du Ring. Au sens où il exige un vrai travail d’acteur, un vrai travail psychologique sur les personnages, une “mise en scène” largement appuyée sur la relation des personnages entre eux, une gestion fine des dialogues et des affrontements, avec ses moments un peu “difficiles” comme la manière de représenter le dragon, que d’aucuns pensaient l’un des rares points faibles de la mise en scène de Chéreau, qui avait pensé faire un dragon “comme le voyait Siegfried”, c’est à dire une sorte de jouet mécanique géant qui ne pouvait faire peur: il se refusait à représenter un dragon de théâtre, en toc: il préférait montrer le toc. Et les gens lui reprochaient de ne pas faire peur (comme si un dragon de théâtre pouvait faire peur!).
On a dit combien la mise en scène de Guy Cassiers, du Toneelhuis d’Anvers, avait séduit dans Rheingold et déçu dans Walküre. Ce qu’il fait dans Siegfried donne une des clefs de ce travail, qui part de la même hypothèse que Lepage à New York: revenir à l’histoire, et la représenter, sans donner le primat au signifié du récit, base du travail des metteurs en scène depuis Chéreau. C’est bien la représentation qui compte, et l’univers créé, plus que ce que l’histoire nous dit du monde et de ses turpitudes (naissance du monde industriel, ou du capitalisme, relations entre l’or et le pouvoir etc…). Ce parti-pris a fait le demi-succès à Berlin. Le public allemand est habitué à un travail de mise en scène analytique, qui travaille sans cesse sur les possibles d’un livret. Ici, c’est l’histoire qui est représentée, avec des moyens techniques d’aujourd’hui, mais  sans plonger dans le monde touffus des significations et cela volontairement. Le public italien, qui craint comme la peste le Regietheater, et qui aime avant tout le “spectacle”, a fait en revanche un bon accueil au travail de Cassiers dans Siegfried.
Après un Rheingold à la fois surprenant et abstrait, un prologue où les personnages eux-mêmes mettent en place l’histoire, et où tous sont accompagnés de mimes ou danseurs représentant leur inconscient, leurs désirs, leurs pensées, la Walkyrie avait surpris par sa sagesse. Rien que le récit, dans des ambiances assez bien construites (les Dieux dans un Walhalla conçu comme un fronton de temple par exemple), et quelques éléments qui avaient laissé perplexes le public (la Walkyrie endormie sous une masse de lampes à infrarouge, comme une sorte de couveuse), mais qui néanmoins garantissaient le spectaculaire,  sans prendre bien soin du théâtre et de la direction d’acteurs, laissant la tragédie aux mains des chanteurs: quand c’est Waltraud Meier, ça va, pour d’autres, c’est plus délicat.
Siegfried exige un vrai suivi des chanteurs-acteurs et cette fois Cassiers a manifestement plus travaillé le jeu des chanteurs notamment au premier et au dernier acte.
On commence à mieux comprendre les intentions du parcours complet: comme je l’ai dit, Cassiers veut créer les conditions modernes d’une représentation stricte de ce récit, en créant surtout un espace nouveau, une esthétique, bref insérer l’histoire dans une ambiance et un décor où les lumières, la vidéo, les matériaux utilisés créent un univers particulier et cohérent. Ce spectacle est d’abord un incontestable univers.

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Le premier acte se déroule dans un univers métallique, et la forge est enserrée entre deux piliers faits d’un enchevêtrement d’épées, qui font penser à de la limaille de fer, qui sont toutes les épées forgées par Mime et qu’il a jetées: joli moyen de rappeler le pourquoi de la relation Mime-Siegfried, l’avantage de ces structures est qu’elles accrochent bien la lumière et qu’elle donnent quelquefois un côté mystérieux (notamment lors de l’arrivée du Wanderer). Le plateau où évolue les acteurs, sorte de grille métallique avec quelques cubes sur lesquels ils montent où ils s’assoient se soulève à l’oblique à l’arrivée du Wanderer, puis à la verticale: basculement des surfaces qui change les perspectives, notamment lors du chant de la forge où Siegfried est ainsi en haut et Mime en bas, cela permet aussi par le jeu de la vidéo du fond de scène (enchevêtrement d’objets métalliques apparemment, qui se transforme en formes végétales, à la fois mouvant, mais difficilement lisible sinon par projection fantasmatique du spectateur qui voit ce qu’il souhaite voir) et des écrans et donc donne l’impression d’un véritablement embrasement de tout l’espace lors de la scène de la forge.

Le Wanderer au deuxième acte (Juha Uusitalo)©Marco Brescia et Rudy Amisano

L’acte II dessine aussi un univers mystérieux, grâce à des arbres faits en une sorte de cotte de mailles , qui continue de marquer cet univers de froideur, mais des troncs qui accrochent merveilleusement lumières et ombres, ce qui rend ce décor l’un des plus suggestifs de ces dernières années. Fafner est une tache de lumière au fond, puis un drap mouvant, mu par des mimes qui vont aussitôt accompagner Siegfried dès que Fafner aura été assassiné.

 

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Les mêmes qui entouraient Fafner entourent et protègent Siegfried de leurs épées, claire allusion à la prophétie de Siméon dans la légende de la vierge des sept douleurs: « Voici, cet enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe qui provoquera la contradiction, et à toi-même une épée te transpercera l’âme, afin que les pensées de beaucoup de cœurs soient dévoilées. » (Lc 2, 34-35).

Notre Dame des Sept Douleurs

Ce qui écrit en quelque sorte le destin de Siegfried. Ainsi les mimes dessinent autour de Siegfried des dessins avec leurs épées qui rappellent certaines représentations médiévales de la vierge.
Le troisième acte, fait apparaître Erda d’une manière très spectaculaire: le sol se soulève on perçoit les racines des plantes et sous une sorte de puits de tissu, enroulée au fond dort Erda qui apparaît sortie de son réveil. Erda est ainsi liée structurellement à la terre; voilà une très jolie image, très claire, et esthétiquement assez réussie.

Acte II (avec Stemme) ©Marco brescia et Rudy Amisano

Puis après la traversée des flammes (vidéo) qui s’éteignent, Siegfried découvre un rocher de Brünnhilde qui rappelle celui de la Walkyrie, mais couvert de cendres grises, ressemblant vaguement à une bougie fondue autour duquel les deux personnages jouent une sorte de cache-cache, l’un monte pendant que l’autre descend, tout un jeu d’évitement qui traduit les hésitations de Brünnhilde, dont les habits (bouclier, casque) se sont consumés et ne sont plus que des moignons de casque ou de bouclier. Là aussi, de belles idées, assez cohérentes avec l’histoire, et qui marquent bien la nature d’un duo qui marque de manière prémonitoire le malheur de Brünnhilde, avec un final où le couple se réunit debout sur le rocher, tout honte et toute peur bues.

Un spectacle cohérent, qui colle à l’histoire, tout en en éclairant le contexte, qui donne des indications psychologiques sur les personnages: le traitement de Brünnhilde, aidé en cela par une Irene Theorin qui maîtrise au plus haut point l’art de l’interprétation est original: il en fait un personnage qui fuit Siegfried, dès qu’elle comprend ce qu’elle est en train de perdre, un personnage hésitant, plutôt introverti qui a tout perdu de la vierge triomphante qu’elle était dans Die Walküre.

Le plateau réuni n’est pas forcément le meilleur qu’on puisse entendre aujourd’hui, mais aucun ne démérite: le Wanderer de Terje Stensvold, qui remplace Juha Uusitalo prévu à l’origine est un Wanderer vieilli, âgé, qui n’a plus l’énergie qu’il déployait précédemment, et le choix de ce chanteur de quasi 70 ans (né en 1943) donne aussi une cohérence forte à cette intention. Stensvold a effectivement une voix fatiguée, des aigus évidemment plus opaques, mais il garde un très beau timbre, et en bel engagement. La prestation d’ensemble impose le respect.
Le Mime de Peter Bronder est l’un des bons Mime du moment, avec un très bel engagement scénique, un jeu  sur la voix et l’expressivité intelligents et exemplaires, une présence scénique remarquable, son deuxième acte m’a particulièrement plu.
Le Fafner de Alexander Tsymbalyuk, qui interprétait la veille Sparafucile dans Rigoletto a nettement plus de relief cette fois, la voix porte, sonore, bien posée, jeune, et il impose un personnage très humain et fort. Joli moment qui prouve une fois de plus combien finalement il est plus facile de chanter Wagner que Verdi. La médiocrité chez Wagner peut passer, la musique reste puissante, l’orchestre aide. Chez Verdi, la médiocrité ne pardonne pas et l’orchestre seul sans la voix est une cathédrale dans un désert. Chez Wagner, l’orchestre s’il est bien dirigé sauve toujours la mise.
Le meilleur du plateau, c’est  Johannes Martin Kränzle dans Alberich: diction exemplaire, voix caverneuse et puissante, présence incontestable dans son jeu de cache-cache avec le Wanderer dans la forêt. Belle personnalité et vocale et scénique.
Quant au Siegfried de Lance Ryan, avec sa voix claire et juvénile, il n’a rien du Heldentenor traditionnel, dans ce rôle pour lequel on attend des voix plus larges et peut-être mieux assises. Mais malgré tout, il domine à peu près toutes les difficultés, en jouant avec la couleur, en donnant du caractère et de la ductilité à sa voix et aussi en dominant les moments épiques comme à peu près seul il est capable de le faire aujourd’hui. J’ai vu ses premiers Siegfried à Karlsruhe il y a une dizaine d’années, dans la mise en scène stimulante de Denis Krief. Il avait plus de puissance et de largeur, mais toujours ce timbre clair et juvénile. Depuis, il a enchaîné les Siegfried partout, ce qui n’est pas forcément recommandable pour la longueur d’une carrière et il a pour ce rôle, notamment dans Siegfried plus que dans Götterdämmerung, d’authentiques qualités et une vraie présence.
La Erda qu’Anna Larsson promène elle aussi dans de nombreux théâtres était ce soir plus réussie que d’autres fois, la voix sombre portait, la silhouette de la chanteuse, très grande, très belle, lui donnait grande allure et la mise en scène la valorisait.
Magnifique prestation de la jeune Rinnat Moriah dans l’oiseau, un peu trop en fond de scène:  ce qu’on entendait était vraiment réussi.
Reste Irene Theorin, Brünnhilde qui remplaçait ce soir là Nina Stemme. La qualité intrinsèque de sa voix est peut-être supérieure à celle de Theorin, qui de plus j’en ai l’impression, était en petite forme (aigus moins triomphants que d’habitude). Il reste que je ne pense pas que Nina Stemme ait un sens de la couleur et de l’interprétation qui atteigne ce sommet. Si les aigus (meurtriers) n’ont pas tous été bien négociés, elle m’a littéralement stupéfié par la manière dont le texte était dit, jamais en force, quelquefois même retenu, murmuré, et par son air “ailleurs” qui en faisait un personnage hésitant, chantant pour elle même, ne regardant Siegfried que par instants, le fuyant, et peu à peu se laissant aller au désir tout en le craignant visiblement. Du très grand art:  j’ai rarement vu plus de sens donné à un rôle et à un texte. Elle a été huée par l’imbécile de service qui n’a rien compris à sa manière d’aborder le personnage. Je pense pour ma part que le public n’y a pas perdu au change.

Quant à Daniel Barenboim, il a rendu méconnaissable l’orchestre de la Scala (sauf les cuivres toujours un peu en deçà)  notamment cordes et bois. Les cordes ont été retenues à l’extrême, notamment dans le prélude qui rappelle un peu le début de Rheingold, avec ce son grave qui monte du sol, et aussi au début du second acte, où les violons sont menés aux limites du son. Jamais il ne couvre les voix, même dans les grandes envolées orchestrales, et il a réservé aux auditeurs des moments sublimes, dont naturellement le réveil de Brünnhilde, à tirer des larmes. Il a été de bout en bout inspiré, tour à tour énergique, poétique, sensible, accompagnant les chanteurs, les suivant, imposant une couleur à un ensemble  d’une clarté remarquable. En bref  du grand Barenboim comme il sait l’être quand il veut: il a d’ailleurs remporté un véritable triomphe, et porté ce Siegfried à la fulgurance et au succès, une vingtaine de minutes d’applaudissements, public debout, Scala heureuse. Il a effacé le médiocre Siegfried précédent (1997), il a montré que Wagner à la Scala est de nouveau chez lui: Furtwängler y fit en 1951 un Ring resté légendaire, et Barenboim pouvait difficilement rendre plus bel hommage au maître qu’il admire tant.
Les jours se sont suivis, sans se ressembler. C’est ce dimanche qu’il fallait être à la Scala et pas la veille pour Verdi.
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TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI, le 17 novembre 2012 (Ms en scène Gilbert DEFLO; Dir.Mus Gustavo DUDAMEL)

La fête; ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Week end à la Scala, un Verdi, Rigoletto le samedi 17 novembre, un Wagner, et pas forcément le plus simple, Siegfried, le 18 novembre. Conformément à la chronique de la Scala ces dernières années, que pensez-vous qu’il arriva? Siegfried est à retenir, Rigoletto à oublier. Une fois de plus, c’est le répertoire identitaire du théâtre qui fait problème.Et pourtant, le public se pressait ce samedi 17 novembre: un de ces rares soirs où il n’y avait  pas le moindre billet, où les “bagarini” revendeurs au marché noir était tous partis 30 minutes avant le lever de rideau, une de ces soirées où l’affluence extrême fait penser qu’on va assister à un événement. Un public largement international: beaucoup de touristes se réjouissent d’un Rigoletto à la Scala, Verdi chez lui.
Ce devait être une nouvelle production de Luc Bondy, pour finir, on a repris la production usée de Gilbert Deflo, 18 ans d’âge, mais au pupitre Gustavo Dudamel, une des jeunes stars actuelles de la baguette , et sur scène Vittorio Grigolo, le ténor italien du moment, dans le Duc, Elena Mosuc, qui promène dans le monde entier sa Gilda, et un jeune baryton qui commence une jolie carrière, George Gagnidze (qui alterne avec l’autre baryton verdien qui émerge Zeljko Lucic).
Et c’est une déception. Ce n’est pas scandaleux, pas de quoi siffler, mais pas de quoi applaudir:  de rapides applaudissements à la fin des actes, et un lourd silence pour le “Caro nome”,  à la fin sept minutes d’applaudissements forcés et tout le monde à la maison.
La malédiction de Monterone a frappé ce Rigoletto
La production évidemment n’aide pas. Gilbert Deflo n’est pas réputé pour être un metteur en scène inventif, mais plutôt un bon faiseur de spectacles. Comme Rigoletto est un titre qui attrape le public comme le miel les mouches, la direction de la Scala (Fontana-Muti) de l’époque avait pensé à une production fastueuse,  beaux décors monumentaux tout dorés de Ezio Frigerio et magnifiques costumes de Franca Squarciapino, une production à livrer en pâture aux flashes des japonais, couleur, or, monumentalité: la Scala de toujours quoi! Mais Deflo n’est pas Zeffirelli, capable de faire une Bohème qui dure depuis une cinquantaine d’années. 18 ans c’est déjà la limite et l’état du décor en dit long, par exemple des miroirs monumentaux en toc, tous scandaleusement froissés, sans que la direction technique n’y trouve à redire. Et du point de vue scénique, un lever de rideau sur une fête affligeante et ridicule (petit ballet à faire pleurer). Pour le reste: vide sidéral. Les chanteurs font plus ou moins ce qu’ils veulent et il n’y a pas de mise en scène sauf un tout petit effort au troisième acte, mais vraiment petit. Ce soir, le cerveau est en repos, total.
Musicalement,  jamais cela ne décolle, jamais on est ému, jamais un moment de tension sur le plateau. C’est passable.

Vittorio Grigolo ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Vittorio Grigolo dans le Duc nous prouve qu’il est un ténor: il en a tous les tics traditionnels, y compris celui de saluer le public en levant les bras en signe de triomphe, de s’agenouiller pour recueillir et provoquer les applaudissements. Sur scène, il semble nous dire: ” hein? vous avez vu, hein, comme je chante bien!” Un vrai adolescent attardé. Sympathique au demeurant.
Et le chant? Incontestablement, un très beau timbre et une très belle couleur italienne lumineuse. Mais il n’était sans doute pas dans une bonne soirée: problème de style, de raffinement (le Duc n’est certes pas un personnage psychologiquement complexe, mais c’est quand même un Prince ), le volume est correct mais l’extension à l’aigu plutôt insuffisante; il m’est apparu court et ses airs très acceptables sans plus, pas de quoi  se dire en tous cas “voilà le grand ténor du jour!”. Succès ordinaire.

Salut de George Gagnidze et Elena Mosuc

George Gagnidze est un Rigoletto au chant plutôt stylé, mais au volume très nettement insuffisant, à la personnalité vocale très pâle, sans aucune extension à l’aigu, sans projection, avec la conséquence qu’on ne l’entend pas dans les ensembles. On ne l’entend que lorsque l’orchestre ne joue pas ou joue bas…La voix est  engorgée, et il n’a rien vocalement d’un Rigoletto, même s’il sait être émouvant au dernier acte. Pour moi, il s’agit d’une erreur de casting.

Elena Mosuc ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Elena Mosuc est une artiste très appliquée, très sérieuse, qui affronte la difficulté, qui sait chanter avec style et qui existe vocalement. Sa Gilda n’est pas exceptionnelle, mais au moins, elle ne triche pas, et même si elle se déjoue des quelques difficultés par quelques artifices, ce n’est jamais hors de propos. Elle chante Gilda un peu dans tous les théâtres et reste l’une des soprano colorature réclamées (c’est aussi une Zerbinetta très demandée). Une prestation très honorable, même si le jeu reste un peu élémentaire.
Dans une distribution où il n’a même pas été possible de trouver une Giovanna italienne, Maddalena (Ketevan Kemolidze) semble avoir un joli timbre . Je dis “semble” parce qu’on ne l’entend pas: elle est vocalement inexistante. Quant à Alexander Tsymbalyuk, basse ukrainienne très jeune et valeureuse, il chante un Sparafucile en place, et au moins on l’entend. Il a cependant été bien meilleur le lendemain dans Fafner.
On le voit, pas de quoi frémir de plaisir. Aucun des chanteurs de la distribution n’est franchement insuffisant (Rigoletto/Gagnidze cependant accuse des faiblesses sérieuses), mais rien que des prestations au maximum honnêtes, avec un bon point pour Elena Mosuc et un doute pour Vittorio Grigolo qui, malgré la gloire naissante, a encore bien des choses à prouver. Sa “Donna è mobile” passe la rampe, mais est loin d’être un modèle du genre.
Le chœur de la Scala, comme d’habitude dans ce répertoire, mérite des louanges, et l’orchestre aussi, mené d’une main très ferme, trop ferme peut-être par Gustavo Dudamel. C’est très précis, très net, cela sonne bien, il y a du rythme, de la tension (des crescendos magnifiques). Bref, tout ce qui est conduite de l’orchestre est vraiment très solide.
Le problème, c’est qu’il en va autrement du suivi des chanteurs et de la conduite du plateau. Dudamel est beaucoup plus soucieux de l’effet d’orchestre que du plateau. Il en résulte l’impression que le chef n’entend pas vraiment les chanteurs, il les couvre, il ne prête pas attention aux voix plus en difficulté pour les soutenir, l’impression est que les chanteurs sont un peu laissés à leur chant, sans construire une véritable homogénéité scène/fosse, ou même simplement de plateau. L’impression musicale est donc assez contrastée: Gustavo Dudamel, lancé par Rattle, Abbado et Barenboim (présent en proscenium et qui lui faisait des “singeries” amicales ) construit essentiellement sa carrière au concert et n’est apparu en fosse qu’à Berlin et Milan. Il n’a pas une expérience lyrique énorme et cela se sent et dans les conditions de ce Rigoletto, cela pèse.
Au total, une déception, et l’amertume que cela tombe encore (on dirait encore et toujours) sur Verdi: la saison 2012-2013, avec ses nombreux Verdi, commence à susciter des doutes, d’autant que commence la valse des changements de distribution, traditionnels quand la Scala hésite, qui sont très commentés par ceux qui sont à l’affût du prochain scandale. Ce week end, c’est Wagner qui a gagné…
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LUCERNE FESTIVAL 2012: MESSA DA REQUIEM de G.VERDI, le 29 AOÛT 2012 ORCHESTRE ET CHOEUR DU TEATRO ALLA SCALA (dir.mus Daniel BARENBOIM) avec Jonas KAUFMANN, René PAPE, Anja HARTEROS, Elina GARANCA

©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Le Requiem de Verdi est  la carte de visite de la Scala. Ses forces l’exécutent régulièrement, toujours en tournée, et à Milan le plus souvent à la Scala et quelquefois dans la Basilica di San Marco où il a été créé. Je l’ai par exemple entendu à Paris lors de l’échange Lulu (Opéra de Paris à la Scala) et Wozzeck (Scala à l’Opéra de Paris) en Mai 1979; c’était alors Claudio Abbado avec Margaret Price, Veriano Lucchetti (remplaçant Pavarotti, malade), Christa Ludwig, Nicolaï Ghiaurov au théâtre des Champs Elysées: les anciens du temps de Liebermann s’en souviennent sûrement. Le Requiem de Verdi par la Scala, c’est la garantie de jouer à guichets fermés, encore plus avec un quatuor vocal tel qu’il a été réuni ici. De fait, devant le KKL, le Palais de la culture et des congrès, beaucoup de monde cherchait des places. La Scala fait à cette occasion une mini tournée, elle  donne trois concerts, l’un à la Scala le 27 août,  l’autre à Lucerne le 29 août, le troisième évidemment à Salzbourg le 31 août.
Si Verdi ne fait pas vraiment partie de l’univers habituel de Daniel Barenboim, il faut reconnaître que son Requiem est plutôt réussi, du moins lors des deux exécutions précédentes que j’ai entendues. Ce soir, il est très attentif à chacun, son geste est très précis, voire excessif lorsque sa main vibre sous le visage des chanteurs, qu’il veut très proches de lui, sous sa main justement, au point qu’il recule le podium (et que Jonas Kaufmann se précipite pour l’aider sous les applaudissements du public attendri). Le début est surprenant: on a l’habitude d’entendre ce premier mot “Requiem” murmuré, alors que là, le chœur attaque en appuyant fortement sur le “Re” de requiem avec un effet particulier, surprenant. Barenboim va insister sur les contrastes, passant du fortissimo à un murmure des cordes, et propose une interprétation spectaculaire, avec un tempo assez rapide, mais sans véritable intériorité. Rien d’aérien ni de suspendu (sauf de rares fois, et toujours grâce aux chanteurs) dans cette approche, assez expressionniste et un peu froide, même si elle reste très impressionnante: évidemment, l’explosion du Dies Irae, avec ses trompettes disséminées dans les hauteurs de la salle, fait l’effet voulu, écrase et frappe: le chœur préparé par Bruno Casoni est  impeccable de volume, de clarté, de grandeur, son Sanctus est tout à fait exceptionnel . Nous sommes aux antipodes de l’ambiance “suspendue” créée par Abbado dans le Requiem de Mozart quelques semaines plus tôt: ce n’est pas la foi et l’élévation vers le Ciel (thème du festival) qui ici est valorisée, mais le côté “laïc”, si j’ose dire, de l’œuvre, c’est un Requiem fortement terrestre! Mais le travail de Barenboim avec l’orchestre est si attentif et si précis (on a rarement l’habitude de le voir attaché ainsi à chaque détail et à chaque expression) que cette interprétation est acceptable, même si on peut en préférer d’autres (j’en reste quant à moi à une soirée salzbourgeoise incroyable avec Karajan et à un Abbado phénoménal dans le Duomo de Parme, deux concerts de 1980).
Évidemment, tout le monde attendait le quatuor vocal qui n’a pas déçu, car d’abord, tous quatre sont de remarquables techniciens, qui savent contrôler leur voix, qui savent murmurer, qui produisent des sons célestes: l’attaque du Kyrie de Jonas Kaufmann est anthologique, avec une voix qui monte progressivement et s’élargit d’une manière linéaire et avec un volume toujours contrôlé: du grand art! Ce grand art, on le retrouve dans l’ingemisco dont on ne sait quoi admirer: le volume, le contrôle, la retenue de la voix, les variations de couleur, ou simplement la poésie et l’émotion qui vous traversent le corps et vous font battre le cœur. Kaufmann est le seul à savoir contrôler la voix jusqu’à un murmure, avec des mezze-voci qui vous tourneboulent. Il sait dominer les formes, mais il sait aussi exprimer les émotions à tirer les larmes (un absolvisti  suspendu, aérien, un souffle, dans l’Ingemisco: je n’en suis pas encore revenu! ). René Pape en revanche ne m’est pas apparu dans sa meilleure forme. Au début notamment, la voix habituellement si large et sonore ne sortait pas et restait assez sourde dans le mors stupebit. Le chanteur est évidemment exceptionnel et la technique reste confondante, mais le volume ne réussit que rarement à frapper l’auditeur, même si peu à peu cela va mieux: son lacrimosa est d’une intensité rare ainsi que son confutatis maledictis.
Dès le Kyrie, Anja Harteros est renversante, mais c’est dans le Libera me qu’elle m’a le plus ému. Cette figure anguleuse, enfermée dans son vêtement noir (avec des cheveux courts, elle ferait penser à Barbara!) est une figure de la tragédie, elle exprime l’effroi devant l’inconnu: comment chante-t-elle in die illa tremenda! avec quelle humanité elle prononce le premier “Libera me” si précipité. Quelle sûreté dans les aigus (ignem!), bref, elle est égale à elle même, fascinante.
Mais c’est peut-être Elina Garanca qui m’a le plus étonné: la voix me semble élargie par rapport aux dernières apparitions entendues. Élargie, charnue, d’une rare pureté, avec des graves absolument somptueux, profonds, sonores, et des aigus d’une grande sûreté. Le passage du grave à l’aigu est d’une rare homogénéité, et le duo mezzo/soprano du Recordare (quaerens me sedisti lassus…) est une pure merveille, à couper le souffle ainsi que son nil inultum remanebit du Dies Irae J’avais un peu de réserves naguère à son propos, je la trouvais un peu froide, elles se sont envolées: elle fut vraiment grandiose.
Le moment le plus extraordinaire dans lequel le quatuor s’est montré totalement  irremplaçable, c’est l’offertorium où Harteros (libera animas omnium fidelium defunctorum) et Kaufmann (Hostias et preces tibi sublime!)  notamment clouent l’auditeur sur place, mais où les quatre chanteurs alliés à un orchestre il faut bien le dire époustouflant de finesse magnifient ce  moment où la musique devient elle-même d’un tel lyrisme qu’elle s’envole de l’église pour devenir pur quatuor d’opéra: au lieu de monter au ciel, elle va directement inonder notre cœur.
Long silence final, puis longs applaudissements, standing ovation, émotion partagée. Que de superlatifs j’ai usés dans ce compte rendu, parce que on ne sait plus que louer: dans un océan de grandeur, on essaie de traduire les émotions, de comprendre aussi comment elles arrivent dans une interprétation  qui évite tout mysticisme et où globalement l’émotion de la foi laisse place à celle de l’art pur, et où le Créateur auquel on se confie, c’est bien Verdi, si bien servi ce soir .
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©Priska Ketterer / Lucerne Festival

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LA NOUVELLE SAISON

La conférence de presse  a eu lieu ce matin. 20 avril, vous consulterez la programmation intégrale sur le site de la Scala.

Six titres de Wagner (Lohengrin, Vaisseau Fantôme, Rheingold, Walküre, Siegfried, Götterdämmerung), sept titres de Verdi (Falstaff, Oberto, Don Carlo, Aida, Ballo in maschera, Nabucco, Macbeth), un opéra contemporain, Coeur de Chien de Alexander Rastakov (né en 1953) d’après la nouvelle de Boulgakov (1925),  sortie de l’oubli à la fin des années 80, dans une production de Simon Mc Burney pour le DNO (De Nederlandse Opera) en coproduction avec l’ENO, dirigée par Valery Gergiev et une production de la Scala di Seta de Rossini pour l’Académie de la Scala:  pour une fois, honneur à la Scala qui a osé une programmation digne de sa réputation qui n’hésite pas à programmer huit nouvelles productions  deux productions importées jamais vues du public italien et seulement cinq reprises sur quinze productions.
Du point de vue des metteurs en scène, on note un apport important de personnalités plus “modernes” de la scène européenne, comme Claus Guth (Lohengrin), Andreas Homoki (Fliegende Holländer), Simon Mc Burney et son Théâtre de Complicité (Coeur de chien), et naturellement Guy Cassiers, qui va avec son Götterdämmerung clore le Ring milanais.
On note aussi un appel à des metteurs en scène italiens de bonne réputation, Mario Martone pour Oberto, Daniele Abbado pour Nabucco, Giorgio Barberio  Corsetti pour Macbeth, le jeune (37 ans) Damiano Michieletto pour Ballo in Maschera (avec un chef encore plus jeune, le talentueux milanais Daniele Rustioni, 29 ans, directeur musical du Théâtre Michailovski – ex Maly- de Saint Petersbourg). Michieletto a signé aussi la production du Rossini Opera Festival de Pesaro de La Scala di Seta qui viendra à la Scala pour le spectacle de l’Académie (dirigé par Christophe Rousset), enfin, pour la bonne bouche, le chouchou des scènes d’opéra, Robert Carsen mettra en scène Falstaff.
Du côté des chefs, à part Barenboim qui se réserve Lohengrin et le Ring, une grande place est réservée à Valery Gergiev (si ses avions arrivent à l’heure) pour Coeur de Chien et Macbeth, on reverra Daniel Harding, qui semble revenu en grâce chez les programmateurs puisqu’on le verra dans bien des théâtres d’Europe (il remplace Riccardo Chailly à Salzbourg), pour Falstaff. On verra aussi de nouveaux visages à la Scala, à commencer par Hartmut Haenchen, un bon chef pour Wagner (très prisé à Amsterdam) qu’on a vu à Paris. il dirigera Fliegende Holländer, et des chefs de la nouvelle génération italienne, Nicola Luisotti pour Nabucco, Gaetano d’Espinosa (l’excellent chef des Puccini lyonnais) pour les dernières représentations de Macbeth (ou celles que Gergiev, pour cause d’avion, n’assurera pas…), Riccardo Frizza pour Oberto, Daniele Rustioni, déjà cité, pour Ballo in Maschera. Fabio Luisi qui va enfin débuter à la Scala dans Manon cette saison, fera l’an prochain Don Carlo dans une reprise de la production de Stéphane Braunschweig, et Gianandrea Noseda, qui va débuter lui aussi cette année à la Scala dans Luisa Miller, reprendra l’Aida de Franco Zeffirelli (dans sa version plus récente et non celle présentée cette année). Du côté des chefs, on note donc un réel effort du théâtre pour faire appel à de nouveaux visages du paysage italien, ou à des chefs confirmés comme Luisi qui n’ont pas fait jusque là de carrière italienne et, depuis plusieurs saisons, à de jeunes chefs de dernière génération. La politique est intelligente, rien à redire, sur le papier au moins.
Du côté des chanteurs, point très sensible pour le public scaligère, on note un effort tout particulier pour les distributions wagnériennes, qui sont parmi les meilleures qu’on puisse trouver sur marché, à commencer par ce Lohengrin qui va faire courir les foules, Kaufmann, Pape, Harteros, Herlitzius, Tomasson: un plateau de rêve. On aurait pu ouvrir la saison sur un autre titre (Meistersinger?) puisque Lohengrin a déjà été donné, avec succès, il n’y a pas si longtemps dans une coproduction Lyon/Scala. Mais pour une “Prima” scaligère, aligner cinq des plus grands chanteurs du moment est sans doute plus payant en terme de marketing . Le Fliegende Holländer se paie un Erik de grand luxe, Klaus Florian Vogt, et un Hollandais somptueux, Bryn Terfel, tandis que la grande Rosalind Plowright sera…Mary et que Anja Kampe campera (Aïe le jeu de mots!) sans nul doute une Senta très notable. Il faudra aller voir le Ring aussi qui aligne trois Wotan de luxe Michael Volle (l’Or du Rhin), René Pape (Walküre), Juha Uusitalo (Siegfried), Waltraud Meier dans Sieglinde, Waltraute, et la deuxième Norne, Irene Theorin dans les trois Brünnhilde, Lance Ryan dans Siegfried de Siegfried et Ian Storey dans Siegfried de Götterdämmerung, et puis aussi Anna Larsson, Johannes Martin Kränzle(Alberich), Iain Peterson(Fafner), Mikhail Petrenko (Hunding et Hagen), Ekaterina Gubanova (Fricka). A choisir entre Paris et Milan, suivez mon regard…

Du côté des opéras italiens, c’est un peu plus difficile de réunir des distributions aussi convaincantes, mais au moins apparaissent-elles (à peu près) équilibrées et offrir ce qui  se fait (à peu près) de plus acceptable dans les chanteurs du moment. Il faudra en tous cas aller voir Falstaff notamment pour Bryn Terfel, mais aussi pour Ambrogio Maestri (en alternance), pour Marie-Nicole Lemieux en alternance avec Daniela Barcellona, pour Barbara Frittoli, pour Fabio Capitanucci et Francesco Demuro…Cast solide, parmi les meilleurs aujourd’hui.
Distribution slavo-italienne pour Nabucco (Ambrogio Maestri et Leo Nucci en alternance – n’est ce pas trop tard pour Nucci?) avec Antonenko, Monastyrska, Kowaljow qui m’apparaît à risque (notamment pour Abigaille).
Même couleur slavo-italienne pour Macbeth, avec un excellent Macbeth sans doute, Franco Vassallo (alternant avec Vitaliy Bilyy), Lucrezia Garcia en Lady alternant avec Tatiana Melnychenko, et un excellent Macduff (Stefano Secco alternant avec Wookyung Kim).
On ira voir de toute manière Oberto car l’œuvre est trop rare pour la rater: Fabio Sartori, irrégulier et pas très aimé des aficionados, Sonia Ganassi, qui est une garantie de haute qualité, Michele Pertusi autre garantie de grande qualité alternant avec Adrian Sampetrean.
Un Ballo in Maschera est toujours très difficile à distribuer, et la Scala semble s’être prémunie et avoir pris ses précautions: Sondra Radvanovski en Amelia devrait être ce qui se fait à peu près de mieux, Marcelo Alvarez en Riccardo devrait passer largement la rampe aussi, Zeljko Lucic en Renato, Patricia Ciofi en Oscar et la plus pâle Marianne Cornetti devraient garantir des soirées sans souci à défaut d’être légendaires. Eviter la distribution B, vous subiriez Oksana Dyka de triste mémoire (Aida 2012) en Amelia: je ne donne pas cher de son troisième acte.
Les reprises de Don Carlo et d’Aida en automne proposent des distributions sensiblement différentes des représentations des années précédentes. Don Carlo affiche un cast loin de celui de Munich, mais relativement solide, le grand René Pape en Philippe II portant à bout de bras une distribution moyenne composée de Fabio Sartori (Don Carlo), Massimo Cavaletti (Posa), Martina Serafin (Elisabetta) et Ekaterina Gubanova (Eboli).
Enfin Aida, un peu plus équilibrée que la distribution de cette année, affiche une distribution à dominante slave avec mineure italienne, Nadia Krasteva en Amneris en alternance avec Ekaterina Semenchuk, les Aida Hui He (ce qui ne devrait pas être mal) et Liudmyla Monastyrska, les Radamès Marco Berti (hum) et Jorge De Leon, Orlin Anastassov alternant avec Marco Spotti dans Ramfis et deux bons Amonasro, Ambrogio Maestri et Zeljko Lucic.

Pour les détails des dates et des distributions, je vous renvoie au site de la Scala.
Dans l’ensemble, cette saison s’annonce meilleure que les précédentes, plus soignée sur le choix des distributions et avec des titres intéressants. Elle affiche une vraie direction, elle appelle des artistes de qualité et surtout pour une fois, elle n’offre pas un paysage interchangeable avec d’autres théâtres. La Scala affiche son italianité par les titres, les chefs et les metteurs en scène (à défaut de le faire par les chanteurs.. quand le chant italien fera-t-il son nettoyage des écuries d’Augias?). Si les distributions verdiennes ne font pas rêver, elles ne sont pas trop inquiétantes, au moins sur le papier et les distributions wagnériennes sont quant à elles, annonciatrices de belles soirées. Et on peut être alléché par cette production de Coeur de chien  du russe Rastakov dans une production de Simon Mc Burney, très connu dans les milieux du théâtre européen et peu en Italie. Bref, le pélerinage milanais s’imposera en 2012-2013, et c’est bien, car on a toujours un peu soif de Scala.
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TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 le 22 décembre 2011: Concert de Noël: Gustavo DUDAMEL dirige la Symphonie n°2 de Gustav MAHLER “Résurrection” (Anna LARSSON, Genia KÜHMEIER)

Début de saison agité à la Scala, le choeur en grève a contraint la direction à changer le programme du concert du 21 décembre (Beethoven, Symphonie n°9) et à remplacer la Symphonie n°9 par le Concerto n°5 “l’Empereur’ avec Maurizio Pollini, ce qui n’est pas si mal. Du coup, Anja Harteros, prévue pour la partie de soprano de la neuvième de Beethoven du 21 et pour la partie de soprano de la Symphonie “Résurrection” du 22 décembre a été remplacée par Genia Kühmeier, ce qui n’est pas mal non plus.  Une “Résurrection” à Noël , c’est inhabituel, mais la valence spirituelle de l’œuvre peut aussi marquer Noël.
J’ai toujours un peu d’hésitation à assister à une Symphonie “Résurrection” de Mahler depuis l’été 2003. Claudio Abbado en avait donné à Lucerne une exécution que j’estime pour l’instant définitive. On en a trace dans son disque (DG) et dans le DVD qui en a été gravé.
Ce fut un choc.
Dès la répétition générale, peut-être encore plus fortement que lors des concerts. Des raffinements techniques inouïs, un orchestre à peine né qui jouait comme si les musiciens étaient ensemble depuis des années, une légèreté à faire pâmer, un pizzicato du 2ème mouvement suspendu, aérien, qui fit se regarder les spectateurs entre eux, stupéfaits, une clarté et une transparence instrumentale uniques, une élévation finale qui nous emportait dans une joie réellement céleste, comme si le ciel s’ouvrait devant cette musique.
Dans ces conditions, on devient difficile, insupportablement difficile. Rattle et le Philharmonique de Berlin quelques années après à Paris, me laissèrent de glace: l’approche de Rattle, théâtrale et spectaculaire, ne laisse pas d’espace au spirituel et à l’âme qui vague. Au disque, Abbado mis à part, c’est Bernstein qui me passionne et qui m’émeut, notamment avec New York.
Gustavo Dudamel a commencé sa carrière en s’attaquant tôt à Mahler et en promenant une approche  fougueuse, claire, séduisante (Mahler Symphonie n°5);  il a ensuite avec beaucoup de succès proposé la Symphonie n°1 “Titan”. Il a donné récemment en tournée (avec l’Orchestre des Jeunes du Venezuela Simon Bolivar ) la Symphonie n°2 “Résurrection” qu’il repropose avec l’Orchestre et le chœur du Teatro alla Scala comme programme du “Concert de Noël”,  désormais entré dans la tradition scaligère.
Même si les phalanges de la Scala ont déjà souvent interprété Mahler, et depuis longtemps, notamment sous l’impulsion d’Abbado, mais pas seulement, cette musique n’est pas vraiment inscrite dans leur gènes et il aurait fallu sans doute des répétitions plus nombreuses pour effacer de trop nombreuses scories,  erreurs, décalages, qui ont émaillé un concert dans l’ensemble acceptable, mais loin de ce que l’on pouvait espérer du chef, l’une des références aujourd’hui, et de l’orchestre réputé le meilleur d’Italie. Les musiciens interrogés à la sortie disaient pourtant que vu le nombre ridicule de répétitions, le résultat tient du miracle.
Certes, la volonté du chef d’aborder l’œuvre (qu’il dirige sans partition) dans une sorte de lenteur très calculée, avec de longs silences, de longues respirations, des ruptures de lien étonnantes qui à la fois cassent la fluidité et toute velléité de légèreté y est sans doute pour quelque chose. Les instruments solistes sont à la peine, les bois notamment, les cordes quelquefois aussi, pourtant excellentes habituellement, les harpes, trop marquées, trop fortes. L’interprétation tire vers le mystique (quelqu’un a dit que cela semblait très “Giulinien”), une sorte de Mahler brucknerisé qui n’a jamais la variété de couleurs ni la vivacité, ni même l’ironie de l’approche d’Abbado ou de Bernstein. Dionysos contre Apollon? Même pas, car pour être pleinement apollinien, il eût fallu disposer d’un orchestre en état de grâce et ce n’est pas le cas. Terrible constat pour cette symphonie adorée entre toutes, on s’ennuie un peu, on n’est jamais ivre de son, on reste extérieur, on reste froid. Le chœur n’a pas non plus semblé être au mieux de sa forme, incapable du murmure initial par exemple, et il ne déclenche aucun sursaut de l’âme dans les dernières mesures (auxquelles semblait manquer l’orgue, qui n’était pas sur scène).
Pourtant, on reconnaît les qualités de Dudamel, précis dans le geste, attentif à chaque pupitre, maîtrisant pleinement l’œuvre, et produisant une remarquable clarté du son, mettant en exergue des phrases jusque là inconnues,  et certains moments demeurent marquants (le premier et le quatrième mouvement  sont les meilleurs – contrebasses et violoncelles remarquables-) le second (avec un pizzicato d’une grande platitude) et le troisième bien moins réussis. Des deux solistes, c’est Genia Kühmeier qui s’en sort le mieux, la voix porte, elle a ce caractère “céleste” qu’on attend, et la technique est solide. De manière surprenante en effet, Anna Larsson déçoit: où sont passés la profondeur, la pureté du timbre, l’écho des graves de bronze? Peut-être un petit passage à vide.

Au total la soirée fut certes décevante, par rapport aux attentes, par rapport à un chef qu’on aime, par rapport à une œuvre qui m’accompagne presque au quotidien. Dans les amis qui assistaient au concert, beaucoup d’opinions contrastées, comme souvent, mais si ce fut un succès, ce ne fut pas un triomphe. J’attends donc d’entendre Dudamel diriger cette symphonie avec un autre orchestre. J’ai bien compris son parti pris, même s’il ne m’a pas vraiment convaincu ce soir. Mais ce fut une soirée Mahler, donc en principe une soirée jamais perdue.

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 le 13 décembre 2011: DON GIOVANNI de W.A.MOZART (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM – Ms en Scène: Robert CARSEN)

Aussi loin que je me souvienne, je n’ai pas en tête une production de référence de Don Giovanni, qui allie l’excellence musicale et scénique. J’ai vu les productions de Salzbourg (Barenboim-Chéreau), de Paris en 1975 (Solti-Everding: les productions suivantes n’avaient pas grand intérêt malgré des distributions intéressantes), de la Scala (Muti-Strehler et Dudamel-Mussbach), de Ferrare (Abbado-Mariani), de Vienne (Theater an der Wien, Abbado-Bondy) j’en ai vu aussi à Londres (Colin Davis) et ailleurs et rien dans mes souvenirs n’émerge clairement. Musicalement, c’est plus évident, ma référence reste Sir Georg Solti, à Paris, avec une distribution inégalée (Soyer, Van Dam, M.Price, Te Kanawa, Berbié…), qui avait à la fois la clarté, l’énergie vitale, le dynamisme, la précision. Abbado à Ferrare avait Simon Keenlyside, et Bryn Terfel (déjà) et c’était aussi prodigieux. Pour ma part j’ai toujours considéré la production Chéreau-Barenboim de Salzbourg comme une déception, malgré des images sublimes. Mais j’avais aussi apprécié la production de Brook à Aix (avec Abbado, Harding et déjà Peter Mattei) pour la simplicité, sa fraicheur et sa prise forte sur le public (rappelons la longue tournée européenne que fit cette production après sa création), enfin, à Aix toujours, la production de Tcherniakov ne m’a pas laissé de mauvais souvenir non plus..

Au total, peut-être est-ce la trace de la production de Luc Bondy, au Theater an der Wien, avec Abbado au pupitre, qui reste à mon avis la plus “complète”. Abbado est un homme de théâtre, qui sait créer une dynamique forte, et qui est attentif à la scène, Bondy avait fait un travail intelligent, et la distribution était plus que solide (Raimondi, Gallo, Blochwitz, Studer, Mattila, Mc Laughlin, Kotscherga, Chausson). Même si le spectacle fut moyennement accueilli, cela reste la production qui au total, m’est le plus restée en mémoire.

Daniel Barenboim s’est très vite confronté à cette œuvre, qu’il a enregistrée dès 1973 (avec Roger Soyer d’ailleurs dans le rôle titre et l’English Chamber Orchestra) et qui l’a marquée puisqu’il a pu voir Furtwängler le répéter et le diriger. On sait le lien qu’il entretient avec  Furtwängler depuis les années d’enfance et qu’il porte notamment dans ses interprétation wagnériennes (avec des résultats contrastés et irréguliers d’ailleurs). Malgré tout, c’est un immense musicien, que Paris a stupidement laissé échapper (merci Monsieur Bergé): après son départ de l’orchestre de Paris, on sait ce qu’il en est advenu du destin de cet orchestre…

La Scala pendant une bonne quinzaine d’années a vu et revu le Don Giovanni mis en scène par Strehler, et dirigé par Riccardo Muti. Une production magnifiquement décorée par Ezio Frigerio, mais qui n’a pas montré  l’ensemble des qualités qu’on peut voir dans les Noces de Figaro de la même équipe: de la poésie, oui, de l’élégance, oui, mais pas de vraie portée idéologique (que Le Nozze véhiculaient fortement) et d’une certaine manière un manque de profondeur, que la direction de Riccardo Muti ne portait pas plus, trop léchée et insuffisamment vivante ou palpitante, même si formellement impeccable. La dernière production de Peter Mussbach n’avait rien d’intéressant (un scooter en scène ne suffit pas) et se sauvait grâce à la belle direction de Gustavo Dudamel qui avait quant à elle de vrais accents qui rappelaient Furtwängler.
Remettre  sur le métier une production de Don Giovanni qui puisse durer un peu est donc “naturel” pour un théâtre de référence comme la Scala, même si la proposition d’une inauguration dédiée à Don Giovanni a pu surprendre (on s’attendait à Norma…).
Après avoir vu la retransmission télévisuelle, que dire du spectacle vu dans la salle?

La réponse: d’abord la salle. La salle de la Scala comme lieu multipolaire de l’action, d’une action ou Don Giovanni s’affiche dès le début comme “émergeant” du public, arrachant le rideau et faisant ainsi tomber le quatrième mur, projetant sa singularité au milieu des 2000 spectateurs reflétés dans un miroir gigantesque qui fait de la salle éclairée le décor initial.L’espace de l’action est le théâtre, salle (loge impériale, fauteuils d’orchestre et scène, coulisses, les décors sont une répétition à l’infini du rideau de scène, du cadre de scène, des avant-scènes, c’est d’abord un hommage extraordinaire au mythe Scala avant de l’être au mythe de Don Giovanni. Don Giovanni est donc d’abord un homme de théâtre, qui démasquerait tous les codes traditionnels des rapports humains, dont les rapports à la représentation sont en quelque sorte les métaphores: ainsi, la moitié du second acte se déroule sur une scène de théâtre (dans le théâtre) et Don Giovanni et la jeune bonne qu’il a séduite sont les seuls spectateurs de cette succession de scènes où Leporello porte les habits de Don Giovanni, jusqu’à sa fuite et en pratique, jusqu’au “Mi tradi”: Don Giovanni comme spectateur du théâtre du monde, et d’un monde qui en réalité le désire et projette sur lui ses propres fantasmes (une idée assez communément diffusée et ancienne). Ainsi du final, où finalement il survit et où ce sont les autres (qui l’ont créé par leurs désirs et leurs ambiguïtés), qui vont en enfer en disparaissant dans les dessous.

Une fois créées les conditions de la représentation, il faut tout de même noter que cela devient assez répétitif, et que les rapports entre les personnages ne sont pas aussi travaillés qu’on pourrait le désirer: certes, il y a le jeu de l’échange des costumes qui est un motif récurrent (Elvira arrive en manteau et chapeau à la Greta Garbo au premier acte et c’est Don Giovanni qui va sortir de scène avec le manteau et le couvre-chef, tandis qu’Elvira, en combinaison (noire) va se couvrir de la veste de son aimé. L’amour et le désir circulent depuis le début: Anna n’est pas violée, elle est vraiment consentante, fait tout pour retenir Don Giovanni et le Commendatore les surprend au lit (difficile réglage de la sortie d’Anna dans ces conditions). Jolie idée aussi que de ne pas régler de duel, mais de faire en sorte que le Commendatore meure presque par “erreur” ou “hasard” en trouvant l’épée sur son chemin, et que Don Giovanni soit ensuite percé par le spectre de la même manière à la fin. Il n’y a aucun doute, le spectacle est digne et la mise en scène bien travaillée, avec des moments d’une grande beauté plastique (comme souvent chez Carsen).

En apprend-on beaucoup sur le mythe? C’est à voir, mais le Don Giovanni est d’une telle richesse que tout est possible et (presque) tout est bon.
Comment expliquer que le spectacle malgré une évidente préparation et une distribution de haut niveau ne réussisse pas à décoller : les spectateurs du très chic “Turno A” ne se sont pas attardés en longs applaudissements et on avait pas envie de s’attarder trop effectivement: paradoxal dans la mesure où il n’y pas vraiment beaucoup à reprocher à l’ensemble, sinon une sorte d’ennui qui vous prend de temps à autre, à cause d’une mise en scène qui finit par réinventer toujours le même motif, et une direction d ‘orchestre aux tempi ralentis, étirés, qui ne propose pas de chemin novateur, mais d’où émergent çà et là tout de même des moments de sublime beauté, ces irrégularités font naître une impression permanente de frustration, tout y est, tout serait possible et rien ne se passe vraiment.
L’équipe de chanteurs est d’un très bon niveau, dominée par une Anna Netrebko au timbre enchanteur, à la technique de fer, au volume dominant largement le plateau, mais au souffle quelquefois éprouvé par le tempo du chef. Netrebko n’est pas qu’une star, elle est vraiment une chanteuse: il y a longtemps que je n’avais entendu une telle Donna Anna.
S’ils sont scéniquement tout à fait extraordinaires, Peter Mattei et Bryn Terfel m’ont un peu déçu: le premier m’est apparu (est-ce une impression?) moins en forme vocale que lors de la première à la TV, l’air du champagne a été sérieusement savonné, la voix ne sortait pas toujours, mais la diction et le style sont là. Même remarque pour Terfel, qui propose un personnage moins bouffe et qui du point de vue du chant n’a pas été au niveau habituel à mon avis, même si l’air du catalogue était vraiment remarquable. Il reste évidemment que ce sont deux vrais phénomènes scéniques. L’Elvira de Barbara Frittoli est très musicale, mais peu caractérisée, et produit peu d’émotion: en salle comme en TV, c’est le même chant un peu lisse, qui ne fait pas le poids par rapport à la Netrebko. Kwanchoul Youn est une très bon chanteur, mais qui manque un peu de cet éclat qu’on attend du Commendatore: voilà un chanteur pour les longs monologues wagnériens, où il est remarquable, plus que pour les apparitions décisives et frappantes..
Masetto m’avait fait une meilleure impression à la TV, cette voix de basse très sonore et un peu engorgée n’a pas vraiment un timbre qui séduit, peu adapté à mon avis à ce rôle, et Anna Prohaska chante correctement sans plus (sauf lorsqu’elle fait ses cadences suraiguës, sa seule force) et la voix est assez acide, elle non plus n’est pas une Zerline de grande lignée. Reste l’Ottavio de Filianoti, qu’on a beaucoup fustigé à la Première, mais qui à la troisième a tenu sa partie un peu mieux que le 7 décembre, avec un style pas toujours adapté et de petits problèmes de justesse, mais avec plus de tenue vocale, incontestablement.

Au total un spectacle dont il est difficile de dire vraiment beaucoup de mal, qui a de la tenue, qui fonctionne par intermittences, très soigné – c’est visible- dans sa préparation musicale et scénique, et qui laisse un peu froid, comme un goût fade dans la bouche. je n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne fonctionne pas bien…mais peut-être les options du chef y sont elles pour quelque chose…

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 à la TV (ARTE): DON GIOVANNI, de W.A.MOZART (Dir: Daniel BARENBOIM, Ms en scène Robert CARSEN)

Depuis 1987, c’est la troisième production de Don Giovanni à la Scala: il y a eu celle de Strehler, dirigée avec brio par Riccardo Muti, d’une beauté un peu froide et moins réussie que les Noces parisiennes, il y a eu ensuite le Don Giovanni de Peter Mussbach, en 2006 dont le seul intérêt fut la direction de Gustavo Dudamel. La distribution de ce soir a de quoi séduire avec les débuts in loco d’Anna Netrebko en Donna Anna, le Don Giovanni de Peter Mattei, 13 ans après la production de Peter Brook à Aix en Provence, le Leporello de Bryn Terfel, qui le chanta à peu près à la même époque avec Abbado à Ferrare, l’Elvira de Barbara Frittoli à la place d’Elina Garanca, qui vient d’avoir un bébé, Giuseppe Filianoti en Ottavio , Kwanchoul Youn en commendatore, La jeune Anna Prohaska (celle qu’Abbado voudrait en Lulu) en Zerlina, et en Masetto Štefan Kocán. A priori donc une distribution sûre.

Quelles sont les premières impressions avant de voir le spectacle en salle le 13 décembre prochain?
Tout d’abord, on aura remarqué la présence de Mario Monti, nouveau président du conseil aux côtés du président de la république, Giorgio Napolitano. Le 7 décembre on le sait est le moment où le pays se retrouve symboliquement autour de son théâtre. Dans un moment aussi difficile pour l’Italie, c’est une affirmation de la solidité et de la pérennité des valeurs autour desquelles l’identité italienne est construite. Auguri! comme on dit.
Ensuite, on l’a assez souligné, Daniel Barenboim monte sur le podium cette fois comme directeur musical. Après un long interrègne où il a été “direttore scaligero”, il succède à Riccardo Muti, premier chef non italien à exercer cette charge, avec un sovrintendente lui aussi pour la première fois non italien. Quand on se rappelle la situation de la Scala à la fin de l’ère Muti/Fontana, on peut considérer qu’ils ont réussi, même si la Scala n’a pas encore retrouvé la place qu’elle avait dans les années Abbado/Grassi.
La direction de Daniel Barenboim m’est apparue très classique, au sens où elle ne se nourrit pas (au contraire d’un Abbado quand il dirige Mozart) des apports des interprétations récentes, c’est une vision traditionnelle, romantique , symphonique, au tempo un peu lent. Il reste des moments impressionnants (la mort de Don Giovanni) et un orchestre très en forme, à ce qu’on peut entendre en télévision. Mais rien de neuf sous le soleil.
La mise en scène de Robert Carsen est globalement sans surprise: Carsen joue l’opéra des opéras dans le théâtre des théâtres, et il fait du théâtre lui-même le lieu de l’action, un théâtre en miroir, gigantesque au début, qui se regarde être théâtre, un théâtre dans le théâtre avec un dispositif en abyme qui rappelle les décors baroques, toiles peintes (ou photos), qui s’installent en tombant des cintres, ou qui glissent latéralement, on est clairement dans le principe des changements de décors baroques, avec des jeux sur les perspectives, sur les niveaux, sur la grandeur relative des personnages en smoking comme un soir de Première..tiens tiens… Quelques moments réussis, le lit du début, qui montre clairement le comportement ambigu de Donna Anna, le finale du premier acte, rouge passion dans un bal bien licencieux, l’apparition du Commendatore dans la loge impériale, vue en miroir, et toute la scène finale, très bien réglée, avec à la fois cette longue table sur laquelle se déroule une partie de l’action, mais aussi la manière dont est traitée Elvira, ou la mort même de Don Giovanni, qui répète celle du Commendatore. L’idée finale de faire disparaître les autres et de laisser Don Giovanni seul en scène est aussi intéressante. Donc quelques moments et quelques idées, mais beaucoup d’ennui aussi, les scènes se succèdent sans véritable vision neuve, avec des attitudes convenues, sans vrai travail sur les rapports des personnages entre eux, on voit ce qu’on a toujours vu: encore une mise en scène qu’il sera facile de reprendre avec n’importe quelle distribution.Du propre sans danger.
L’équipe de chanteurs, à ce que j’ai pu entendre à la TV (je pourrai sans doute être plus précis en salle), est dans l’ensemble solide. Exceptionnel le couple Peter Mattei/Bryn Terfel, on le savait à l’avance, les deux font partie de cette race de chanteurs qui font de l’or de tout ce qu’ils chantent. Elégance, style, chant parfaitement posé, technique de fer, et en plus, modulations, interprétation, jeux vocaux. Il n’y qu’à saluer la double performance. Anna Netrebko faisait ses débuts à la Scala…on peut dire qu’il est temps. Globalement c’est réussi, la voix est ronde, charnue, elle a perdu du velouté des” années d’avant le bébé”, mais la voix garde cette impressionnante qualité d’impact. Il reste que l’air du second acte “non mi dir” est apparu difficile, problèmes de respiration, manque de fluidité dans les agilités (tempo trop lent? fatigue passagère?) et qu’on n’a pas l’habitude de ce type de problème chez Netrebko. Barbara Frittoli, comme d’habitude, montre des qualités musicales éminentes, mais cette chanteuse ne m’a jamais ému, c’est lisse, c’est sans problème, mais cela reste froid; j’ai le souvenir d’Ann Murray en 1987, dans cette même salle, une Elvire humaine, vibrante, profondément triste, et puis l’ancien combattant évoque la merveilleuse Kiri Te Kanawa à Paris, qui restera  l’Elvira de ma vie avec son “Mi tradi” à donner le frisson, ou dans le même ordre d’idée, Julia Varady, autre Elvira mythique. Barbara Frittoli fait très bien son métier de chanteuse, mais question vibrations…
Le couple Anna Prohaska/Štefan Kocán en Zerline et Masetto passe bien l’écran, et la voix de Štefan Kocán fait très bonne impression tant par la qualité intrinsèque que par l’interprétation. Kwanchoul Youn est l’excellent chanteur qu’on connaît qui fait son métier de basse avec élégance, technique, présence, mais ce n’est pas un Commendatore de légende. Reste  l’Ottavio de Giuseppe Filianoti, qui est pour moi une erreur de distribution. Parmi les excellents ténors qui peuvent chanter un Ottavio correct pourquoi aller chercher celui qui manifestement ne l’a ni en bouche ni en gorge, avec des erreurs techniques lourdes (deuxième air, “il mio tesoro intanto” où il est manifestement à la limite du souffle), une voix qui bouge, des problèmes de justesse. John Osborn qu’on verra en janvier est sûrement plus en phase avec ce rôle. Dommage, car c’est un rôle habituellement plutôt bien distribué. Espérons que mercredi prochain il sera plus en forme.
Voilà des premières impressions d’une belle soirée dans l’ensemble, mais a priori pas une grande soirée dont on se souvient vingt ans après. De la bonne industrie musicale, et c’est déjà beaucoup.

 

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 1er octobre 2011 (Dir: Philippe JORDAN, ms en scène Herbert WERNICKE)

Depuis  l’émotion qui m’a étreint au moment du trio final, la première fois que je vis Le Chevalier à la Rose à l’opéra – c’était la pâlichonne production parisienne de Rudolf Steinboeck, dirigée par Horst Stein, avec Christa Ludwig, Yvonne Minton, Lucia Popp dans des décors de Ezio Frigerio-, il y a toujours au moins un instant où mon cœur bat un peu plus vite, où les larmes sont (au moins) prêtes à couler. Elles coulèrent abondamment quand je vis Kleiber à Munich (Jones, Fassbaender, Donath) plusieurs fois, par bonheur. Kleiber, c’était une explosion sonore dès la première mesure:  il arrivait sur le podium et en une seconde, toute la masse de l’orchestre explosait dans une urgence inconnue jusqu’alors et une joie haletante et profonde mêlée d’intense émotion ne nous lâchait plus.

Il y a des œuvres qui appellent les larmes et Le Chevalier est de celles-là, il y a des œuvres qu’on ne se lasse pas d’entendre et le Chevalier est de celles-là. Il y a des œuvres enfin qui ne laissent qu’un goût de bonheur dans le cœur et Le Chevalier est de celles-là. C’est dire avec quelle joie j’ai fait le voyage de Milan, attiré par le trio de dames ( Schwanewilms, Di Donato, Archibald) affiché par le Teatro alla Scala. Jadis Kleiber y officia aussi, en 1976 (Lear, Fassbaender, Popp) et la partie du public qui le vit alors s’en souvient encore, évidemment.

La dernière production de 2003 (Mise en scène de Pier Luigi Pizzi, dir.Jeffrey Tate) ne m’avait pas fait vibrer. Et j’avoue ne pas avoir encore trouvé mon chef straussien de prédilection aujourd’hui: Sinopoli, qui a beaucoup dirigé Strauss,  ne m’avait jamais convaincu, et je ne suis pas aujourd’hui maniaque de Christian Thielemann, j’en suis resté, en bon ancien combattant, à Böhm, Sawallisch, Solti, Kleiber, qui ont illuminé mes soirées straussiennes et cette lumière-là brille encore en moi, jamais éteinte, toujours vive, indétrônée.
Il se trouve cependant qu’à chaque fois que j’ai entendu Philippe Jordan dans ce répertoire, il m’a plu, accroché, et souvent convaincu. Son approche très élégante, assez marquée par la musique de chambre, sa manière de faire émerger les notes, de clarifier le jeu instrumental, tout cela me plaît tout particulièrement et tranche assez avec le Strauss qu’on entend habituellement. Et samedi soir 1er octobre à la Scala fut notamment grâce à lui une très belle soirée straussienne. Honneur aux dames: la Sophie de Jane Archibald est très émouvante. La voix n’est pas très grande ( aucune des trois d’ailleurs n’a ce qu’on appelle une grande voix, de ce point de vue, c’est assez homogène), mais le style et les inflexions sont justes et son duo de la Rose au deuxième acte est vraiment de grand niveau. De plus, elle compose un personnage très juste, très frais. Le Chevalier de Joyce Di Donato peut surprendre, on a l’habitude d’entendre cette magnifique artiste  dans Mozart, ou Rossini, et à cette voix claire on peut préférer des timbres plus sombres (Tatiana Troyanos fut mon Chevalier chéri), elle respire jeunesse et joie de vivre, et la voix est vraiment exceptionnelle, avec une très belle diction. Quant à Anne Schwanewilms, dont la voix a dans certaines inflexions quelque menue acidité, elle chante la Maréchale comme un long Lied, avec un sens du texte et de la diction qui confondent et qui émerveillent. Rarement il m’a été donné d’entendre un monologue du premier acte aussi fort, aussi intense, avec une simplicité et un naturel tout à fait exceptionnels, sans aucune recherche d’effets. Là non plus, la voix n’est pas immense, mais quelle performance! Quelle intelligence ! Quelle présence!

A ce trio de haut niveau, il faut rajouter  Peter Rose, qui compose un Ochs vocalement impeccable, avec de vrais graves; il propose un personnage jamais outré, n’en fait jamais trop, et ainsi en devient presque émouvant au troisième acte. Hans-Joachim Ketelsen est un Faninal honorable, et les rôles secondaires sont eux aussi très honorablement distribués et tenus, notamment Ingrid Kaiserfeld en Marianne Leitmetzerin et Hélène Schneiderman en Annina. Seule (grosse) déception, Marcelo Alvarez en chanteur italien. Vaut-il la peine d’afficher un tel nom pour un tel rôle? Et pour pareil résultat. Sauf à penser que cette contre performance est voulue par la mise en scène (le ténor ridicule et mauvais) force est de constater que nous n’y sommes pas. Difficultés a négocier aigus et passages, style douteux, aucune élégance dans un rôle qui en demande ( voir Gedda dans l’enregistrement de Karajan), en somme, un vrai ratage.

L’orchestre dont ce n’est pas le répertoire de prédilection, – Sawallisch en son temps avait beaucoup souffert pendant les répétitions de “La femme sans ombre” – a vraiment été cette fois exemplaire. Comme je l’ai dit plus haut, et comme les parisiens le savent, Philippe Jordan n’est pas un chef à effets, il ne recherche pas les gros contrastes ou les explosions sonores. Il est un vrai ” concertatore” soignant beaucoup les relations thématiques, cherchant à isoler les instruments, pour mettre en valeur les thèmes ( voir par exemple la manière dont il exalte l’instrumentation dans la présentation de la rose, et notamment le hautbois). L’introduction du troisième acte est un modèle d’attention à chaque pupitre, dont il obtient des sons d’un grand raffinement et d’une grande légèreté. Cette interprétation presque chambriste séduit sans aucun doute et le chef obtient un très gros succès du public. Ce travail remarquable, qui confirme l’aisance de Philippe Jordan dans ce répertoire, gagnerait cependant à mon avis  à avoir en plus une petite touche de fantaisie, voilà une qualité de son père Armin que le fils Philippe pourrait faire sienne, au moins quelquefois. Quand on a de telles qualités techniques, il faut aussi savoir oser!

La mise en scène de Herbert Wernicke a fait un bon tour d’Europe. Rappelons qu’elle est née pour Salzbourg, du temps de Gérard Mortier, il y a une quinzaine d’années et qu’elle fait partie de ces productions initiées par Mortier à Bruxelles, Salzbourg ou Paris qui continuent à vivre et à séduire. Citons pour mémoire La Clemenza Di Tito des Hermann, Katia Kabanova de Marthaler, l’affaire Makropoulos de Warlikovski. A Salzbourg d’ailleurs, le très large plateau du Grosses Festspielhaus donnait à la scène finale une grandeur mélancolique inoubliable. Wernicke place l’intrigue dans la Vienne du début du XXème siècle, et c’est en quelque sorte “la dernière valse” d’un monde de la légèreté qui s’éteint. L’œuvre est créée à Dresde en janvier 1911, trois avant la guerre et le début de l’engloutissement des empires européens. Fondée sur des jeux de reflets et d’images (salons viennois, salle du théâtre, fosse) elle n’est jamais outrancière, notamment au troisième acte, et reste toujours juste. Sa peinture des personnages, notamment la Maréchale très digne, très naturelle, et en même temps d’une criante humanité, et Octavian, jeune et fougueux, mais tendre bien personnifié par Joyce Di Donato, la Sophie enfantine, comme sortie d’un couvent, habillée de noir à la fin est vraiment bouleversante. La présentation de la rose, qui avec l’escalier et les costumes blancs (Octavian en haut de forme blanc à la Fred Astaire) rappelle les revues américaines de Music hall et renvoie la scène au monde des apparences et des paillettes, installe bien avec ses jeux de reflets et de miroir dont nous avons parlé cette idée d’un monde qui n’est plus celui du réel, un monde en suspension qui ne voit rien venir. Ce travail, bien repris par Alejandro Stadler ( rappelons que Herbert Wernicke est mort prématurément en 2002) garde une très grande force et réussit en actualisant l’intrigue et en transposant l’époque, à en maintenir intact le charme, et à donner à l’œuvre une réelle force intemporelle. Les parisiens connaissent certes la production, mais la Scala a réussi à afficher une qualité musicale exceptionnelle, rarement atteinte dans cette œuvre aujourd’hui.
Grande soirée et donc grande joie.

DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/CHERUBINI: LODOÏSKA

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Je voudrais vous parler de Lodoïska. L’occasion fait le larron puisque l’oeuvre a été donnée cet automne au théâtre des Champs Elysées en version de concert. Mais si j’ai envie de vous en parler, c’est parce qu’elle est associée pour moi à un très beau spectacle de la Scala de Milan en 1991, dirigé par Riccardo Muti, dans une mise en scène de Luca Ronconi. C’est le souvenir de 6 ou 7 représentations, que j’ai toutes vues,avec un enthousiasme qui n’a pas faibli, même avec la distance des années, lorsque j’entends l’enregistrement réalisé par Sony. On va bien sûr objecter la faiblesse du livret, les voix pas toujours convaincantes de cet enregistrement, mais quant à moi je réponds  fulgurance de l’approche de Muti, hardiesses de certains moments de la partition, acrobatie des cordes, notamment au deuxième acte, et  travail éblouissant de Luca Ronconi. Voilà un spectacle qui méritait la vidéo, mais là le marché a parlé-qui achèterait une Lodoïska?- et donc pas de vidéo, hélas…

Evoquer Lodoïska, c’est évoquer l’un des plus grands, sinon le plus grand succès lyrique de la révolution française (1791): deux cents représentations, une gloire fulgurante, des “remake” (il y a une Lodoïska de Kreutzer, celui de la sonate, qui date de la même année, une adaptation anglaise de Storace en 1794,  il y en a une autre de Mayr, créée à la Fenice de venise en 1796 et reprise en une version révisée à la Scala en 1799), des pillages. Lodoïska, c’est une des sources d’inspiration sinon la principale  de Beethoven pour Fidelio (1814), de Rossini pour “Torvaldo e Dorliska” (1815), c’est la partition sur laquelle la tête de Brahms repose selon ses volontés dans son cercueil. Lodoïska c’est enfin un magnifique opéra populaire, avec des dialogues parlés, un opéra comique qui tient à la fois de la tragédie Lyrique frnaçise mais aussi de la tradition italienne, sans un temps mort, mené à un rythme haletant, comme son ouverture nous y prépare. Enfin ses dernières mesures sont parmi les plus étonnantes de toute la littérature musicale: une musique qui s’éteint en volutes, qui disparaît dans le silence, au lieu de se terminer en triomphe comme Fidelio.Tous les musiciens du début du XIXème siècle ont dans la tête cette partition. Et nous, nous l’avons oubliée.

Le livret tire son origine d’une oeuvre de  Jean-Baptiste Louvet de Couvray “Les amours du Chevalier de Faublas”,  énorme roman en plusieurs parties publié entre 1787 et 1790, qui remporte un immense succès public et qui sera l’objet de nombreuses adaptations au XIXème siècle, y compris à l’opéra aussi bien en Allemagne (1872) qu’en France (Camille Erlanger, en 1897 crée un Faublas).

L’histoire reprise par Cherubini (le livret est de Claude-François Fillette-Loraux) est l’une de ces multiples “pièces à sauvetage”  où une héroïne prisonnière (Lodoïska) d’un méchant (Dourlinski) dans un noir château est libérée par l’amoureux courageux (Floreski). Comme on le voit, c’est Fidelio, mais à l’inverse car dans l’oeuvre de Beethoven c’est le héros qui est libéré par sa femme, mais c’est à peu près le même schéma. L’originalité de l’histoire, qui se passe en Pologne, est l’intervention d’une troupe de tartares qui passe par là, dirigée par un esprit noble et courageux (Tzitzikan) qui est le “Deus ex machina” de l’histoire et sauve la situation. Un Tartare gentil, comme il le dit lui-même “je suis Tartare, mais un coeur généreux peut naître dans tous les climats”.
Autre personnage puisé dans le répertoire d’opéra, très inspiré du Leporello de Don Giovanni, le valet de Floreski, Varbel, dont le premier air (“Voyez la belle besogne…”) est bien proche du “Notte giorno faticar..”, air d’ouverture de Leporello dans Don Giovanni.

Au premier acte, Floreski et Varbel à la recherche de Lodoïska s’approchent du château menaçant du Comte Dourlinski, croisent une troupe de Tartares, se battent, mais finalement se reconnaissent tous comme de nobles coeurs (Rousseau n’est pas bien loin). Tzitzikan veut se venger de Dourlinski qui saccagea ses territoires, et Floreski se souvient que le même Dourlinski fut lié au père de Lodoïska. Tombe alors une pierre du château à laquelle est attaché un mot de Lodoïska, prisonnière de l’horrible comte Dourlinski. Floreski et Varbel décident d’entrer dans le château en se faisant passer pour les frères de Lodoïska, pour la ramener à la maison.

91441lmd.1292111627.jpgLodoïska a vu Floreski et s’inquiète pour lui auprès de sa nourrice Lysinka. Dourlinski entre et lui annonce son intention de l’épouser, ce qu’elle refuse avec dédain. Devant ce refus, il la met au secret et la sépare de sa nourrice. Floreski et Varbel entrent dans le château en se faisant passer pour les frères de la jeune fille et demandent à Dourlinski de ramener avec eux Lodoïska. Devant son refus, ils insistent pour qu’il leur offre l’hospitalité pour la nuit. Dourlinski, soupçonneux, veut savoir ce qu’ils veulent en réalité, et fait empoisonner leur vin. Varbel s’en aperçoit et échange les verres avec les émissaires de Dourlinski. Au moment de sortir, ils sont découverts par Dourlinski et ses gardes et faits prisonniers.

Dourlinski annonce à Lodoïska que son amant est son prisonnier. Réunis, les deux amants déclarent préférer mourir que de céder au tyran. Mais ce dernier exerce sur Lodoïska un odieux chantage, en prétendant que son père est mort . Elle s’offre donc en sacrifice pour que vive son amant. A ce moment on entend des coups de canon. Tzitzikan arrive, le château est incendié. Lodoïska est sauvée avant que la tour ne s’écroule, Tzitzikan arrache un couteau des mains de Dourlinski qui s’apprête à tuer Floreski.
Tout est bien qui finit bien: sous l’oeil attendri de Tzitzikan, les amants sont de nouveau rassemblés et savourent le bonheur retrouvé.

Evidemment, on ne s’attardera pas sur un livret particulièrement faible, plein de bons sentiments,avec des rebondissements attendus, des sauvetages à propos, sans grand intérêt.
Musicalement, deux ténors (Tzitzikan, plus dramatique, Floreski, plus lyrique) un soprano colorature, un baryton (Varbel) et u n baryton basse (Dourlinski) et des dialogues importants pour l’histoire (j’ai lu qu’ils avaient été à peu près coupés aux Champs Elysées cet automne, ce qui est une erreur). Une musique très symphonique, épique (avec l’exception de l’air de Lodoïska au deuxième acte), musique libérée de Gluck quelquefois bien proche de Beethoven, avec des allusions claires à Mozart (finale de l’ouverture), très novatrice pour l’époque. On entend le futur Beethoven, c’est très clair, au point que quelquefois on pourrait confondre (dans des auditions à l’aveugle). Ce n’est pas trop difficile à chanter, mais demande justement des voix de très grand niveau.

91416lmd.1292111588.jpgLe deuxième acte est étourdissant de virtuosité pour les cordes, et le troisième acte est stupéfiant pour l’approche symphonique de la scène finale, l’incendie puis la destruction du château, qui est un des grands moments de la musique d’opéra: s’en inspireront Beethoven, Weber (qui lui consacrera une étude) et Schubert.  Quant aux dernières mesures, loin de se terminer en triomphe, elles se terminent de manière surprenante et inattendue, en une mouvement lent et fin d’une très grande nouveauté.Toute la musique s’efface et se délite jusqu’au silence. Tout mélomane devrait se précipiter pour l’écouter.

La production de la Scala fut sans doute un des plus grands moments de l’ère Muti. Le Maestro napolitain est éblouissant à la tête d’un orchestre de la Scala en très grande forme. On sent sa volonté de réimposer cette musique injustement tombée dans l’oubli : dynamisme, éclat, énergie rappellent le Muti fulgurant des années 70. Une absolue merveille.
Si aujourd’hui on n’aurait aucune peine à distribuer Lodoïska (Dessay, Manfrino, Massis pourraient chez les françaises prendre ce rôle) ni même Floreski ou Tzitzikan, à l’époque en 1991, ce fut plus difficile, d’autant que chacun se débrouille avec un français souvent hésitant (Shimell). Thomas Moser est un Tzitzikan honorable, Bernard Lombardo, seul français de la distribution, est très pâle en Floreski, un rôle qui exige un soufle épique, Devia est impériale mais on ne comprend pas un traitre mot quand elle chante. Cela reste quand même très honnête.

91576lmd.1292111617.jpgQuant à la mise en scène de Ronconi, elle fut un enchantement avec un décor de Margherita Palli s’inspirant des gravures de Piranèse, et des travaux du XVIIIème sur la perspective, changeant à chaque fois les points de vue avec des effets de théâtre absolument stupéfiants. On voit tantôt d’en bas, tantôt de dessus, tantôt à niveau et tout change de manière totalement étourdissante nous laissant émerveillés. Le disque en couverture montre la photo du décor final, un pont vu du dessus (un oeil non averti verrait une barrière), on voyait au théâtre les deux héros le traverser (en fait des figurants suspendus à un filin) et échapper à sa rupture au dernier moment, ce fut un moment inoubliable qui appelait les applaudissements à scène ouverte.

locandina.1292111556.jpgAinsi, je feuillette le programme de la Scala de l’époque, j’y compulse avec émotion les “locandine”(distributions) des sept représentations de cette oeuvre jamais reprise depuis. Je ne peux qu’inviter tout mélomane à redécouvrir une oeuvre étonnante, qui finit par vous accompagner et devenir un des piliers de votre univers musical. Il reste à espérer que Nicolas Joel qui a quelquefois de bonnes idées, appelle Muti à recréer pour Paris cette Lodoïska de légende, et si la production de Ronconi était encore dans les entrepôts de la Scala, qu’il serait beau de la remonter.