LUCERNE FESTIVAL 2013: Daniele GATTI DIRIGE le ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA le 1er SEPTEMBRE 2013 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

À quelques jours de distance, on a entendu à Lucerne la Symphonie n°9 de Bruckner dirigée par Claudio Abbado au pupitre du Lucerne Festival Orchestra et hier la Symphonie n°9 de Mahler par Daniele Gatti à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw. Comparer les approches des deux compositeurs au seuil de la mort est intéressant, chez l’un (Bruckner) une vision mystique, une élévation vers l’au-delà, acceptée et presque apaisée, chez l’autre (Mahler), une résistance marquée, un attachement à la terre, au monde, qui se marque par une couleur souvent amère, sarcastique, ironique: Mahler lui-même parle de burlesque, mais c’est un burlesque grinçant qui finit par se résigner et s’éteindre peu à peu: si Bruckner se termine par un pianissimo (mais la symphonie est inachevée), Mahler se termine par un silence, inscrit dans la partition (“still”), le silence de la musique.
Même si dans mon parcours de mélomane, je n’ai jusqu’ici entendu la symphonie n°9 de Mahler que dirigée par Claudio Abbado (avec les Wiener Philharmoniker, avec les Berliner Philharmoniker, avec le Gustav Mahler Jugendorchester, avec l’Orchestre du Mai Musical Florentin & l’Orchestra Mozart réunis, avec le Lucerne Festival Orchestra), je ne vais pas (encore que…) comparer les approches de Daniele Gatti et de Claudio Abbado. Claudio Abbado aujourd’hui est à la fin de sa carrière et jette un œil très marqué par son parcours et ses évolutions sur les partitions, même si cette lecture est sans cesse évolutive, elle est incroyablement nourrie comme je l’ai déjà expliqué. Daniele Gatti est en pleine maturité, il a encore bien des choses à lire, à voir, à dire, et sa lecture des œuvres – et je crois notamment de cette oeuvre-là – est “in progress”. Si l’on fait référence à Abbado, que l’on se souvienne de la manière dont son Mahler a évolué, et plus généralement son approche du monde symphonique: il y a une trentaine d’années, beaucoup émettaient des doutes sur son approche presque “scientifique” (dans leur bouche, cela voulait dire sans âme), plutôt froide et sans concession, du monde symphonique. On l’aimait à l’opéra, où il n’avait (presque) pas de contradicteurs, et on respectait son approche symphonique sans toujours être convaincu: il suffit d’écouter les Mahler d’Abbado avec Vienne ou Chicago, puis avec Berlin, et enfin avec Lucerne, pour percevoir les évolutions et les différences quelquefois radicales (et l’on pourrait faire de même avec Beethoven). On ne peut donc comparer avec les mêmes outils deux chefs de générations différentes,  à des stades différents de maturation et d’expérience qui ne peuvent regarder le monde de la même manière, notamment pour une oeuvre qui pose si directement le rapport à la mort (et donc à la vie).

Daniele Gatti le 1er septembre à Lucerne © Peter Fischli/Lucerne Festival

Daniele Gatti est un chef discuté, notamment en France depuis qu’il tient les rênes de l’Orchestre National de France, il est discuté aussi en Italie notamment pour ses Verdi. Il a beaucoup dirigé Rossini, et souvent très bien, je le suis depuis 1991 et j’ai vu Moïse et Pharaon, La Donna del lago, Il Barbiere di Siviglia, et à chaque fois l’approche est cohérente, dynamique: j’écoute assez régulièrement sa Donna del Lago faite à Pesaro et j’avoue être toujours séduit. De Verdi, j’avais moins apprécié son Don Carlo à la Scala. Il doit y diriger La Traviata pour l’ouverture de saison en décembre, et il n’est pas sûr qu’il soit bien accueilli par les quelques imbéciles qui vont l’attendre au tournant. Un chef italien, on l’attend souvent d’abord dans son répertoire national alors que Daniele Gatti fait ses plus gros succès dans Wagner: c’est aujourd’hui le chef de référence pour Parsifal: c’était vrai à Bayreuth (bien que ce soit Jordan – moins intéressant, plus conforme, plus “dans le moule” – qui ait fait l’enregistrement), c’était vrai au MET cet hiver, et j’ai aimé ses Meistersinger, à Zürich comme à Salzbourg, ainsi que son Lohengrin à la Scala il y a quelques années ; c’est aussi un grand chef pour Berg: son Wozzeck est pour moi une référence. J’étais donc vivement curieux de l’entendre dans Mahler  pour la première fois et notamment dans une symphonie si aimée et si liée pour moi à Claudio Abbado.

© Peter Fischli/Lucerne Festival

Son approche confirme l’impression que j’ai toujours eue de lui: c’est un chef “de tête”, qui conçoit une ligne pour l’oeuvre, son Mahler est volontaire, marqué, avec un son toujours  épais, un Mahler chtonien, attaché à la terre, peu éthéré. Il ne va pas à sauts et à gambades à la recherche du sublime, il ne privilégie pas l’émotion de l’âme ou l’expression d’une souffrance mélancolique, comme un Abbado, ou, comme Rattle, il ne travaille pas sur l’effet produit ou sur l’agencement de sons qui produisent seulement une  abyssale vacuité. L’impression qui se dégage c’est d’abord une conception, voire un concept, une ligne. Ce qui frappe dans le premier mouvement pour moi c’est d’abord un son très marqué, très appuyé, avec une mise en évidence des architectures, des rythmes: c’est très frappant comme il utilise la harpe, presque comme un métronome obsessionnel qui rythmerait la symphonie qui avance – avec l’orchestre en arrière plan qui suit doucement . Cette originalité, aux antipodes de l’effet, il la traduit par des gestes inattendus: souvent le poing fermé, faisant des signes vers le sol, comme s’il voulait arrimer le son à la terre. Là où Abbado allège au maximum dans une sorte de monde aérien, où les sons s’agencent dans un temps qui serait déjà espace “Zum Raum wird hier die Zeit”, Gatti se rattache presque de manière obsessive à une sorte de solidité presque “paysanne”, oserais-je dire: les bois sont déjà inquiétants, les cuivres dans le premier mouvement préfigurent  déjà un glas: une approche rude, sans concession, qui n’est pas envahie de mystère. C’est sans doute dans les deux autres mouvements, le second, “Im tempo eines gemächliches Ländlers. Etwas täppisch und sehr derb”, et le troisième, “Rondo-burleske. Allegro assai. Sehr trotzig”, qu’il suit littéralement les indications que je viens de citer et qu’il est aussi le plus convaincant. On y lit des éléments contradictoires comme dans les indications de Mahler, grossier (derb), lourdaud (täppisch), mais aussi tranquille (gemächliches), ou bien obstiné, rétif (trotzig): on le lit dans sa gestuelle. Ce Mahler-là résiste, et en même temps se déchire. Gatti insiste sur des sons rudes, rêches, râpeux et la musique devient presque grinçante jusqu’à tourbillonner dans une danse macabre presque effrayante à la fin du troisième mouvement. Au premier mouvement  Gatti effaçait la fluidité pour en faire une sorte de marche lente et pesante avec ci et là des explosions de lumière, une exposition furtive à une lumière encore présente qu’on ne voit plus qu’à éclipses. Dans les deux mouvements centraux, on est dans une sorte de réalité brute.  Le dernier mouvement, commence après la folie virevoltante qui clôt le troisième (un des plus grands moments de la soirée) et après une pause marquée,  par une introduction sublime aux cordes, ce soir totalement bouleversante, à tirer des larmes, mais on peut comprendre que ce mouvement, longue descente vers le silence malgré quelques sursauts de vie n’arrive pas à trouver sa place logique dans une vision aussi “massive”, aussi compacte, comme un trou noir qui vous attirerait par sa force de gravitation. C’est un moment profondément senti, mais sans véritable extase, sans toujours la respiration voulue, il manque encore peut-être une place plus grande pour la poésie, pour l’âme, pour “anima”. Un peu trop d'”animus”, un peu trop d’esprit dans ce travail pourtant d’une grande profondeur, et marqué par une réflexion conceptuelle d’une belle épaisseur.  Même quand le violon et la flûte s’allègent, quand les cordes tremblent et deviennent un fil grêle de son qui s’échappe, quand la harpe qui au premier mouvement scandait, devient caresse, accompagnée merveilleusement par les bois, quand les échos se déconstruisent et se diluent, les sons restent trop présents (mais il est vrai que je suis habitué aux pianissimi impossibles d’Abbado) insuffisamment évanescents: qu’il est difficile de quitter la terre et de monter au ciel! C’est vraiment dans la résistance, et dans l’amertume que Gatti donne sa pleine mesure: il lui reste sans doute à trouver un chemin pour tisser cette amertume et cette rudesse avec la tendresse et la sensibilité qui suent aussi dans cette musique. Non pas que Gatti ne le sente pas, il y a des moments sublimes de tension, des respirations inattendues dans ce dernier mouvement, des allègements extatiques aussi mais l’effet qui domine est tout de même cette vision terrienne que j’appelais paysanne tout à l’heure, ce son plein, charnu, presque charnel qui vous enveloppe et qui, presque, vous suffoque comme un océan. Je conçois qu’on puisse ne pas aimer ce Mahler-là, mais ce soir, j’ai découvert qu’on pouvait parcourir la raideur de ces chemins et que Mahler pouvait se grimper.
Évidemment tout est rendu possible par l’extraordinaire présence, l’extraordinaire réponse d’un Concertgebouw dont Mahler fait partie des gênes et qui est longue part de son histoire. Les cordes sublimes, incroyables de technique, de retenue, de maîtrise et en même temps d’engagement, les bois (même si Macias Navarro n’était pas là ce soir) – la flûte! – les cors et l’ensemble des cuivres sont renversants. Quelle phalange, quelle perfection et quelle émotion. Je comparais dans ma tête les mouvements très engagés de l’orchestre de Bamberg la veille (comme des vagues) et le va et vient des cordes qui laissent voir le son et au contraire la retenue des gestes des musiciens du Concertgebouw, la relative raideur des violons, qui s’effacent derrière la souplesse du son produit; avec un tel orchestre, que dis-je orchestre, un tel clavier, il suffit que le chef appuie sur une touche pour que la réponse, immédiate, parfaite, arrive. Impossible d’obtenir les effets voulus sans phalange d’une exceptionnelle qualité, car avec cette approche, on connaît des orchestres qui sortiraient un son lourd, un peu vulgaire, touffus: rien de tout cela ici, l’orchestre par sa maestria aide à lire le dessein du chef, clarifie le propos, éclaire les architectures, construits les arceaux sonores entre les pupitres, et un tutti n’est jamais une bouillie, mais au contraire une extraordinaire construction, un surgissement, une explosion aux mille couleurs miroitantes.
Je regrette un peu que ceux qui par des jugements à l’emporte pièce n’apprécient pas les prestations parisiennes de ce chef, ne l’aient pas entendu ce soir, car à le voir ici à l’ouvrage, avec un tel orchestre (encore une fois, quelle merveille!) on comprend les approches, les points de vue, les concepts, les partis pris: car oui, il y a un parti pris et une foule d’idées . On peut en discuter, on peut ne pas partager, mais on ne peut pas ne pas reconnaître derrière ce travail un grand esprit, un grand musicien, un chef, qui continue à se construire, à penser, à avancer voire à douter. Gatti est une chance pour Paris. [wpsr_facebook]

Saluts

FESTIVAL BERLIOZ (LA CÔTE SAINT ANDRÉ): ORPHÉE ET EURYDICE (concertant) de Christoph Willibald GLUCK (Version H.BERLIOZ), le 28 AOÛT 2013 dirigé par Nicolas CHALVIN (ORCHESTRE DES PAYS DE SAVOIE)

Hector Berlioz photographié en 1963

Connaissez-vous La Côte Saint André? C’est une petite ville de quelques milliers d’habitants au centre de l’Isère, à une quarantaine de km de Grenoble, avec une longue histoire depuis le Moyen âge, un joli château (le Château Louis XI) et quelques monuments médiévaux.
C’est aussi la ville natale d’Hector Berlioz.
Les relations du public français à Berlioz sont plus ou moins contrastées. Dans ma jeunesse, c’était plutôt les anglais qui servaient particulièrement le répertoire berliozien et notamment Colin Davis, récemment disparu. Il a fallu attendre 1990 pour que l’Opéra de Paris affiche Les Troyens en version intégrale, puis, en 1992 ou 1993, Benvenuto Cellini dans une mise en scène “hénaurme” de Denis Krief et dans la foulée une Damnation de Faust (mieux servie) dans une mise en scène de Luca Ronconi. Mais si en France, Berlioz est un peu trop timidement entré au répertoire des théâtres, à l’étranger, cela fonctionne mieux: il y a de belles productions des Troyens à Londres, à Amsterdam, et on annonce une reprise cette année à Berlin et une nouvelle production à la Scala. Le répertoire symphonique est mieux partagé, on vient d’entendre à Berlin avec les Berliner Philharmoniker une Symphonie fantastique d’anthologie dirigée par Claudio Abbado, on va la réentendre dans quelques jours avec le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dirigé par Mariss Jansons à Lucerne, et à Lucerne toujours, dans deux semaines, Esa Pekka Salonen dirigera Roméo et Juliette avec le Philharmonia. Berlioz vit, et c’est heureux.

L’idée d’un festival Berlioz n’est pas nouvelle, d’une part parce que Berlioz aimait cette forme de manifestation qu’il a plus ou moins inventée, ensuite parce que l’idée d’un grand festival consacré à Berlioz, inspirée de la forme de Bayreuth, a nourri les premières années du Festival à Lyon (sous la direction de Serge Baudo). Il est vrai que le répertoire de Berlioz, entre opéras, cantates, symphonies, se prête bien par son côté spectaculaire à la forme Festival, à condition que la structure de production soit suffisamment riche et puissante pour pouvoir gérer les masses impressionnantes (orchestre et choeurs) que ce répertoire implique, ainsi que l’appel à des solistes qui puissent chanter les rôles, quand on pense à l’Énée des Troyens, ou même  à Benvenuto Cellini (rôle qui exige un ténor d’exception) ou même la plus populaire Damnation de Faust (à propos, Jonas Kaufmann fit de la production d’Olivier Py au Grand Théâtre de Genève un inoubliable souvenir) . L’acte I du festival Berlioz à Lyon, prit fin en 1989, mais l’idée fut reprise en 1994 en la liant de manière étroite aux lieux de la jeunesse de Berlioz, à savoir la Côte Saint André. On peut lire l’histoire du Festival sur le site http://www.festivalberlioz.com/.
Programmer un festival Berlioz qui illustre l’oeuvre du maître est complexe à cause des problèmes de coûts, mais aussi de public: il n’est pas sûr que l’on trouve chaque année un public suffisamment nombreux pour venir voir Les Troyens, Benvenuto Cellini et même La Damnation de Faust – cette année tout de même et comme pour me faire mentir, le Festival s’ouvre sur une version scénique de  Béatrice et Benedict (mise en scène Lilo Baur), mais sans les dialogues, remplacés par un récitant – ou même ne voir et n’entendre que des oeuvres de Berlioz: Wagner a suscité des pèlerins, mais pas Berlioz. Essentiellement financé par le Ministère de la Culture et de la Communication, la Région Rhône-Alpes, le Conseil Cénéral de l’Isère et la Communauté de Communes Bièvre-Liers et la Commune de La Côte Saint André, c’est un Festival qui draine (et c’est heureux) un public local et régional, assidu, passionné, disponible et curieux, environ 22000 spectateurs, sur une dizaine de jours à la fin du mois d’août. La programmation du directeur Bruno Messina, structurée autour d’une thématique liée à Berlioz, permet d’ouvrir le programme à des formes et à des auteurs divers (cette année Wagner, Beethoven entre autres), dont la musique populaire (Bruno Messina est ethnomusicologue) et à occuper divers lieux alentour.

Gluck par Duplessis

D’où ce soir Orphée et Eurydice, de Gluck, mais dans la version Berlioz écrite pour Pauline Viardot (soeur de la Malibran) et mezzo soprano, avec les forces de l’Orchestre des Pays de Savoie dirigé par Nicolas Chalvin, et les choeurs et solistes de Lyon Bernard Têtu.
La légende d’Orphée a inspiré comme de juste de très nombreux compositeurs, notamment baroques depuis les origines de l’opéra (Orfeo de Monteverdi, Euridice de Caccini, Orfeo de Rossi pour n’en citer que quelques uns, mais aussi ne l’oublions pas l’Orphée aux Enfers d’Offenbach qui est le pendant bouffe de celui de Gluck qui a toujours bénéficié d’une gloire immense.
Orphée et Eurydice de Gluck est l’un des premiers opéras que j’ai vus dans ma vie de mélomane longtemps liée à la programmation de l’Opéra de Paris. Or, Rolf Liebermann pour sa première (courte) saison en 1973 avait programmé  Le Nozze di Figaro, ParsifalOrphée et Eurydice et un peu après Il Trovatore. Orphée et Eurydice était présenté dans la version faite pour Paris par Gluck (1774) grâce à Marie-Antoinette qui l’avait fait venir de Vienne, dans une mise en scène (peu inventive) de Raymond Rouleau, avec Orphée ténor, et le ténor avait nom Nicolaï Gedda, cette immense gloire du chant, dont je me souviens l’incroyable facilité à l’aigu et les agilités dont il gratifiait le rôle, qu’il était à l’époque à peu près le seul à pouvoir le chanter (il a enregistré le rôle avec Janine Micheau en 1955): c’est que le rôle est en fait écrit pour un contre-ténor, tessiture qui court les rues baroques aujourd’hui et bien moins fréquente sinon inexistante dans les années 50-60. J’ai revu l’Orphée de Gluck dans la version référentielle de Pina Bausch, qu’on aura l’occasion de revoir à l’Opéra-Garnier au Printemps 2014 et dans la version originale italienne (faite pour Vienne en 1762) à la Scala de Milan en juin 1989, dirigé par Riccardo Muti, qui a beaucoup contribué à remettre Gluck à l’honneur, avec Bernardette Manca di Nissa (Orfeo, contralto), Lella Cuberli (Euridice, soprano) et Elisabeth Norberg-Schultz (Amore, soprano) dans une mise en scène de Roberto de Simone (hum). Il a d’ailleurs enregistré cette version avec le Philharmonia et une distribution peu baroque, Agnès Baltsa, Margaret Marshall et Edita Gruberova.
C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai entendu à La Côte Saint André la version Berlioz, que je n’avais jamais vue et qui n’est pas une totale réorchestration, mais une adaptation du texte musical à de nouveaux équilibres vocaux. L’interprétation donnée n’est donc pas baroque, et l’orchestre des Pays de Savoie (qui a déjà présenté plusieurs fois l’an dernier l’opéra de Gluck, dans le cadre des manifestations autour du tricentenaire de J.J. Rousseau )  joue donc sur instruments modernes, sous l’impulsion énergique de Nicolas Chalvin.

Nicolas Chalvin © Philippe Hurlin

Il faut souligner le travail de cet orchestre et de ce chef sur les territoires alpins, portant la musique là où elle va peu (voire jamais) avec une action très active auprès du jeune public. C’est un orchestre “à géométrie variable”, avec de jeunes musiciens très engagés et l’interprétation offerte est vraiment de très bonne facture, où l’on retrouve l’énergie de Gluck et sa manière d’avoir transformé l’orchestre pour en faire un protagoniste et non un simple écrin pour acrobaties vocales. L’influence de Gluck est presque directe sur Mozart, mais aussi sur Cherubini, sur Spontini, sur Rossini et même sur Wagner. Gluck a transformé l’opéra (à la grande satisfaction de Rousseau), le sortant de la gratuité de l’acrobatie vocale, mais mettant la technique au service de l’expression et de la psychologie des personnages. L’Orphée de Gluck est encore dramaturgiquement assez linéaire et demeure en fait un long et profond lamento d’Orphée, qui tient pratiquement seul la scène d’un bout à l’autre, en dialoguant avec le chœur (excellents chœur et solistes de Lyon Bernard Têtu); c’est dans la nature d’Orphée d’être inconsolable, car c’est cela qui génère son chant et lui fait être un musicien et un poète, Apollinaire l’a bien compris dans sa Chanson du mal aimé.
L’opéra s’ouvre sur un chœur funèbre et sur la mort d’Eurydice: l’action est donc concentrée sur le chagrin, la descente aux Enfers et la remontée d’Eurydice, et elle est si concentrée qu’un ballet a été rajouté par Gluck à Paris (version de 1774) pour fêter le retour d’Eurydice sur terre: on sait quelle importance revêt de ballet dans la tradition parisienne, et cela par ricochet autorisa Pina Bausch à en faire la version que l’on sait; Gluck sans doute aussi se devait aussi d’honorer l’amour et la joie, pour fêter l’amour des nouveaux souverains Louis XVI et Marie-Antoinette: Orphée et Eurydice est créé le 2 août 1774 et Louis XV est mort le 10 mai de la même année.

Marianna Pizzolato

Vu le symbole que représente Orphée (c’est celui qui par son chant, charme les hommes, la nature vivante (les plantes et les arbres) et les rochers, il est nécessaire d’avoir à disposition un Orphée solide, car sans une voix assise, tout l’édifice s’écroule. Et l’Orphée de la soirée est une mezzo-soprano italienne, Mariana Pizzolato, une jeune sicilienne à la carrière déjà bien engagée qui a étudié à Palerme. Si elle se dédie actuellement au répertoire baroque, c’est plutôt vers Rossini que sa carrière s’est orientée d’abord. Des trois chanteuses, c’est elle dont la diction française est la plus claire, ensuite, la voix, plutôt étendue, sonne particulièrement dans le registre grave. Jolies agilités (habitude de Rossini oblige), et beau timbre. Il faudrait peut-être accentuer l’interprétation et varier la couleur; cela reste un tantinet monocorde quelquefois, mais la prestation et bien plus qu’honorable: elle tient la scène et le rôle.

Bénédicte Tauran

L’Amour bénéficie de la fraîcheur et du naturel de Bénédicte Tauran, très à l’aise en scène, même quand elle ne réussit pas à en sortir (elle a dû frapper à une porte latérale!). Pour l’Amour, ce côté naturel convient bien.  Mais la qualité intrinsèque du chant ne m’est pas apparue totalement convaincante (dans un rôle plutôt épisodique, il est vrai) je n’ai pas trouvé la voix suffisamment allégée, mais plutôt rêche, un peu rude. Il faudra que je la réécoute dans un rôle plus important, car il est difficile il est vrai dans une partie aussi brève d’imposer un style ou une personnalité.

Marie Arnet

La soprano suédoise Marie Arnet a déjà une carrière bien engagée, avec un répertoire qui va du baroque (Ariodante) à Lulu, ce qui signifie une voix très aiguë capable de dominer un orchestre important. Sa blondeur et son élégance en font une jolie image d’Eurydice. Son chant est bien contrôlé, mais je trouve que la diction fait un peu défaut (très frappant face à Mariana Pizzolato, et aussi face à Bénédicte Tauran – française il est vrai), les paroles ne sont pas sculptées, elles sont plutôt savonnées avec un peu trop d’utilisation du portamento, notamment dans l’air d’entrée (après c’est mieux) évoquant il est vrai  “l’agrément” des Champs Elysées: on est d’ailleurs surpris du désespoir d’Orphée d’un côté à l’acte I et de la sérénité résignée d’Eurydice au début de l’acte II; au fond, elle ne semble pas si mal lotie, voilà une idée à travailler pour une mise en scène. Marie Arnet possède un style et une technique bien particuliers (une Eurydice de l’ailleurs…) qui se différencie nettement des deux autres protagonistes. À réécouter dans un autre répertoire…

Mais, même avec quelques réserves, l’ensemble est apparu bien maîtrisé, bien en place et avec un beau relief à tous niveaux. Cet Orphée et Eurydice (un peu) mâtiné de Berlioz, méritait le voyage par sa qualité d’ensemble et l’on ne peut que se réjouir de le voir porté dans ce petit coin de France qui a vu Hector Berlioz grandir, une pierre précieuse dans le jardin de l’évangélisation musicale.
[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE (concertant) de Richard WAGNER le 31 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Les Walkyries ©Peter Fischli / Lucerne Festival

C’est toujours quand le prologue est passé qu’un Ring commence vraiment à se dessiner. avec Die Walküre, c’est l’entrée en scène de Brünnhilde, c’est la présence des personnages les plus sympathiques de la Tétralogie, Siegmund et Sieglinde: tout prend corps et forme, et c’est musicalement surtout la pièce la plus populaire.
Il faut dire que la Walküre de ce soir laisse un brin perplexe: après un Rheingold la veille plutôt homogène, nous avons une Walküre plutôt contrastée, avec du très remarquable, et du passable. Ce n’est jamais mauvais, mais cela n’enthousiasme pas toujours. Grand succès auprès du public (standing ovation) qui (au moins pour les gens de Lucerne) ne peut voir un Ring dans le théâtre local, bien trop petit.
L’orchestre confirme les qualités des cordes entendues la veille, c’est même encore accentué, tant on a l’impression qu’elles emportent tout et qu’elles dictent toute la couleur (dans le Lucerne Festival Orchestra, ce sont les bois qui ont ce rôle moteur), des cordes engagées, soyeuses, vigoureuses. En revanche, les cuivres confirment leurs faiblesses, avec plusieurs accidents (les trompettes! les cors!), et les bois sont plutôt de qualité. Mais la direction de Jonathan Nott manque d’homogénéité et de ligne. C’est une direction attentive, précise la plupart du temps parce qu’à quelques moments, on a l’impression que les choses sont suspendues et sans rênes, et très soucieuse des chanteurs, comme la veille: mais dès que les chanteurs disparaissent, alors le volume augmente fortement, et cela devient trop fort, voire bien trop fort (la Chevauchée des Walkyries). Avec des exagérations dans la mise en valeur de certains instruments, les percussions notamment, dont le volume sonore est disproportionné et finit par fausser tout l’équilibre (fin du prélude, début du second acte). Il y a des moments trop forts, écrasants et bien trop marqués et d’autres vraiment réussis, voire magnifiques, singulièrement dans les moments de retenue, dans les moments lyriques, comme tout le premier acte, plutôt très réussi dans son ensemble, ou le monologue de Wotan au deuxième acte, magnifique à l’orchestre, ou dans l’annonce de la mort: je dis bien à l’orchestre, car pour les voix, c’est autre chose. On n’arrive pas encore à vraiment nommer ou identifier ce style de direction, à moins qu’il n’y en ait pas, et qu’elle s’adapte aux opportunités laissées par la partition, et qu’elle se réduise au seul souci de faire sonner l’orchestre et finisse par le faire trop sonner, et que cela sonne au total superficiel et incolore, alors que les grandes qualités de précision et de couleur se lisent plutôt dans les passages plus retenus et moins spectaculaires.

Du point de vue vocal, c’est tout aussi contrasté et déséquilibré, bien qu’au total, cela passe assez bien comme on dit. Un tel plateau dans le répertoire italien aurait fini pour certains chanteurs dans le sang ou la tomate pourrie: chez Wagner, parce que Wagner demande autre chose que de la simple performance (les italiens aussi demandent plus, mais la performance compte beaucoup), le défaut de performance vocale peut être compensé par le style, la diction, telle ou telle couleur.
Prenons le Wotan d’Albert Dohmen. Un timbre voilé, peu d’aigus, une voix vieillie prématurément, voire usée mais une présence (sans grands gestes, sans expression du corps ou du regard particulière, avec un air éternellement las), mais du style, mais une jolie diction, ou plutôt un joli dire. Car le monologue du deuxième acte, qui passe très bien la rampe grâce à un bel orchestre notamment et grâce à la manière de dire le texte, est plutôt une sorte de Sprechgesang, tant l’effort de modulation et de contraste est écrasé par l’impossibilité de monter à l’aigu, voire de simplement chanter . Il en est de même au troisième acte, où les aigus disparaissent totalement à la fin. Est-ce à dire que la prestation est insuffisante: non, parce que malgré tout, et même fatigué, voire usé, le personnage est là (on peut imaginer un Wotan fatigué dès le départ) et Dohmen a un reste de style encore bien en place et intelligemment mis en valeur. C’est un vieux renard (il a la partition, mais la regarde de loin, sans y toucher…).
Le Hunding de Mikhail Petrenko pose un autre type de problème. La voix est jeune, joliment colorée, le timbre intéressant, mais – et son Hagen d’Aix nous l’avait fait remarquer – insuffisamment puissant pour les grandes basses wagnériennes. Cela peut être intéressant pour un postulat de mise en scène, mais pas pour une représentation concertante. Je crains que Petrenko ne se gâche dans ce type de rôle. Outre quelques problèmes de diction (comme dans Rheingold, certains moments sont peu compréhensibles), il rencontre de vrais problèmes techniques qu’il masque de la manière la plus agressive et vulgaire qui soit, en accentuant jusqu’au cri certains mots, “faisant” le méchant, cela passe pour une volonté d’acteur, pour une trouvaille de jeu, alors c’est un trucage qui masque une insuffisance technique. C’est très désagréable et ne rajoute rien à l’ensemble. Depuis plusieurs soirées Petrenko montre des limites (voir Elektra à Aix), il faudrait peut-être revoir le répertoire, il y bien d’autres rôles de basse. Et Mikhail Petrenko n’est pas une basse profonde wagnérienne.

Petra Lang ©Peter Fischli / Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est d’abord très décevante: dans un Festival de haut niveau comme Lucerne, on ne se présente pas dans  Walküre le nez plongé dans la partition, tenue à la main, empêchant ainsi tout mouvement, toute liberté des gestes. Mais pas seulement, empêchant aussi la liberté du chant, l’expression, l’engagement: son deuxième acte est d’une singulière platitude. Elle qui sait être si sauvage en scène, elle est inexistante: inexistante face à Wotan, inexistante face à un merveilleux Klaus Florian Vogt dans l’annonce de la mort où elle est totalement inexpressive, voire éteinte. Quand on pense à ses Ortrud extraordinaires, on se demande pourquoi alors elle se fourvoie dans Brünnhilde. Elle se réveille tant soit peu au dernier acte, car, même toujours esclave de sa partition, elle réussit à libérer sa voix et donner un peu d’intensité. Mais cela reste tout de même bien peu passionnant.

Meagan Miller (Sieglinde) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Meagan Miller en Sieglinde n’a pas non plus la voix attendue, bien que la prestation soit honnête, comme souvent chez les chanteurs américains: il y a de la technique, c’est juste, c’est bien conduit, mais en revanche, si peu d’intensité et si peu de capacité à développer du volume! On l’avait noté la veille dans Freia, où elle était très peu marquante, et c’est une Sieglinde sans vraie tension, aux aigus qui sortent sans s’épanouir, c’est donc insuffisant pour le rôle. La voix sort vraiment au troisième acte (c’est bien le minimum, vu les exigences du troisième acte en matière de volume pour Sieglinde), mais elle reste en deçà de ce qu’il faut attendre d’une Sieglinde et au premier, et au deuxième acte. Honnête, sans plus mais pas pour un festival et sûrement pas encore pour la scène.
Les huit Walkyries en version concertante m’ont permis de noter un détail qui a son importance: vu qu’elles sont en robes de soirée chacune différentes, et non en uniforme casqué et ailé comme dans les bonnes mises en scène, on voit les individualités, alors qu’en scène, elles apparaissent comme un groupe compact et indistinct, et même si on peut distinguer les voix, c’est toujours l’ensemble qui prime: ici elles arrivent en scène les unes après les autres et chantent chacune de manière bien identifiée leurs répliques: le résultat c’est qu’on distingue très bien les bonnes et moins bonnes, voire des pires. Cela donne même des idées de mise en scène pour individualiser les Walkyries…Comme je suis d’une gentillesse coupable, je ne dirai pas qui, mais il y a vraiment des voix dures à entendre, alors qu’une fois de plus (comme hier dans Wellgunde) se distingue Ulrike Helzel, Waltraute au beau volume sonore, à la technique maîtrisée, à la ligne de chant impeccable. Elle devrait vite être remarquée par des théâtres pour des rôles plus importants.
À ce point du compte-rendu, sans doute le lecteur va-t-il se demander ce qu’il y a de sauvable dans la soirée, mais qu’il se détrompe: malgré les défauts des uns et des autres, ça passe, et ça passe même plutôt bien auprès du public, tout simplement parce que cela reste d’un niveau acceptable sans être ni remarquable, ni scandaleux, et puis, c’est de la si belle musique.
Mais je vous rassure, le remarquable vient enfin.

Elisabeth Kulman, impériale Fricka ©Peter Fischli / Lucerne Festival

D’abord, honneur aux dames, par la Fricka exceptionnelle d’Elisabeth Kulman, déjà remarquée dans la Walküre de Munich en janvier dernier et hier dans Rheingold. D’abord, il y a un style et une diction modèles, ensuite, il y a une intelligence du texte telle qu’on a l’impression que madame Kulman chante avec le ton, elle est ironique, sarcastique, faussement naïve, à la fois chatte et lionne: quelle superbe incarnation – car c’est le seul mot qui vient pour qualifier ce travail tout à fait extraordinaire: à côté, le Wotan de Dohmen fait pataud: on comprend qu’il renonce bien vite à son dessein de soutenir Siegmund:  face à un tel feu nourri d’artifices féminins, face à cette superbe Fricka, il n’y a qu’une chose à faire, céder. Impérial. Mes voisins et moi nous nous regardions à sa sortie de scène, éberlués.

Meagan Miller (Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Et puis il y a Klaus Florian Vogt, l’autre ténor allemand. Inoubliable Walther, inoubliable Lohengrin. J’avoue que j’avais un peu de doutes sur son Siegmund. Eh bien, tout est vite dissipé tant le ténor arrive dès le début à dessiner un personnage autre, juvénile, tendre, naïf, rêveur, un Siegmund complètement “deshéroïsé”, poète, le regard perdu, épuisé, un Siegmund qui aurait pris quelque chose de Parsifal. Et à accompagner cela d’un chant complètement habité, qui impose son tempo et sa respiration, qui impose son volume aussi et son timbre si particulier. Chaque parole est inspirée, chaque mot est pesé, chaque phrase fait sens et couleur et émotion. Même ses “Wälse” sont tendres, presque retenus et fragiles. Et dans l’annonce de la mort au deuxième acte, face à une Petra Lang en creux, il est proprement bouleversant de simplicité, et de justesse, de modération. Comme il demande s’il pourra serrer Sieglinde au Walhalla, l’air ailleurs, le ton absent et la voix néanmoins décidée, je ne l’ai jamais entendu chez aucun ténor – c’est unique et c’est bouleversant : avec ses moyens propres il m’a fait penser à Jon Vickers, car Vickers , avec certes un tout autre volume, avait cette capacité à émouvoir dans la simplicité, avec son timbre si singulier et procurait le même type d’impression dans les rôles déchirants. Vogt devrait s’essayer un jour à Peter Grimes…
Kulman et Vogt ont fait vibrer et vivre le texte, ils étaient à eux seuls théâtre.
Alors pour Elisabeth Kulman et Klaus Florian Vogt, oui, cette Walküre valait le voyage. Ils ont fait de certains moments de la soirée des moments d’exception, de ces moments qui valent la peine d’être vécus, et qu’on ne peut vivre qu’à l’opéra.
[wpsr_facebook]

Jonathan Nott ©Peter Fischli / Lucerne Festival