BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TANNHÄUSER le 1er août 2011 (Dir.Mus.: Thomas HENGELBROCK, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)


Photo: Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

Il y a deux manières de considérer l’opéra et le théâtre. Ou bien ce sont des arts de l’agrément, distractions culturelles certes mais distractions d’abord qui permettent à la fois la rencontre sociale et le contact avec l’art en passant le temps agréablement.  Ce sont aussi des distractions de luxe, qui sont les premières victimes des situations de crise (on le voit en Italie actuellement) car on les considère comme superflues. Et puis, en lien avec ses origines religieuses, il y a une manière de considérer le théâtre comme un art indispensable à toute société selon les formes qu’elle se crée, où la distraction passe au second plan après l’expérience théâtrale. Indispensable, c’est-à-dire aussi nécessaire que d’autres rites sociaux, ou nécessités sociales. En Allemagne, le théâtre fait partie intégrante de l’éducation du citoyen, les affaires de théâtre sont sérieuses, ce qui se passe au théâtre est sérieux et fait débat.

C’est aussi pourquoi l’entreprise de Bayreuth est en perpétuel débat. Depuis ses origines, le débat théâtral y est âpre : il faut se rappeler de la violence des réactions devant les mises en scène de Wieland Wagner, notamment lorsqu’il a touché aux sacro-saints Meistersinger, il faut aussi se rappeler les formes de protestation au moment du Ring de Chéreau (broncas dans la salle, au moins les premières années, distribution de tracts à l’entrée du théâtre avertissant le spectateur de l’horreur à laquelle il allait assister), et évidemment, les Cassandre annonçant la fin de Bayreuth, l’irrémédiable déclin, qu’on annonçait déjà lorsqu’on toucha à la mise en scène originelle de Parsifal, inscrite dans le plâtre pendant une quarantaine d’années après la création. C’est ainsi, Bayreuth est l’un des lieux de débat de la culture allemande, beaucoup plus que ne peut l’être Avignon pour le théâtre en France. En ce sens le passage à Bayreuth de Christoph Schlingensief fut hautement symbolique, lui à qui le pavillon allemand de la Biennale de Venise rend actuellement hommage. C’est la direction qu’a prise Katharina Wagner en faisant désormais systématiquement appel à des metteurs en scène novateurs de la scène germanique, que ce soit Marthaler (suisse), Herheim (norvégien), ou Neuenfels et maintenant pour ce Tannhäuser, Sebastian Baumgarten. Le débat a toujours eu lieu, et il ne s’agit pas d’une question de snobisme : que signifie « respecter la pensée de l’auteur », quand cet auteur a vécu dans un contexte différent du nôtre, et avec des présupposés moraux, politiques, artistiques différents. Si Wagner parle aux metteurs en scènes d’aujourd’hui et au public d’aujourd’hui, c’est que ces œuvres parlent au-delà d’elles-mêmes et de l’époque où elles ont été composées, elles parlent au monde d’aujourd’hui avec des problèmes d’aujourd’hui, elles continuent de poser question et c’est heureux. C’est l’éternelle question de l’interprétation. La représentation théâtrale évolue avec le temps, les techniques, la société. Et de même que nous ne voyons pas un tableau « tel qu’il a été conçu », ou une cathédrale gothique, ou le Parthénon, de même nous ne pouvons voir une œuvre « telle qu’elle a été conçue », c’est un leurre. Je pense que nous ne supporterions pas de voir les œuvres que nous admirons telles qu’elles ont été conçues, y compris au niveau musical et au niveau du chant. Aussi devons-nous, du moins c’est mon avis, rester disponibles et ouverts aux formes d’interprétation possibles, à toutes les formes, et c’est une force de ce Festival de faire encore polémique, à sa 100ème édition. De ce point de vue, Salzbourg est beaucoup plus consensuel et moins intéressant.

Ainsi l’accueil de ce Tannhäuser fait débat, violent débat : des spectateurs partent en cours de représentation, d’autres ressortent avant même la première note, dès qu’il voient le décor, à rideau ouvert 15 minutes avant le spectacle, à l’ouverture des portes. Il fait débat, aussi bien musicalement que scéniquement.

Musicalement, la direction de Thomas Hengelbrock a été fortement contestée : ses choix « philologiques », sa manière d’aborder l’œuvre très attentive à la génétique de la partition, son souci de coller à la mise en scène, sa relative lenteur, son manque d’éclat volontaire,  tout cela a été pêle-mêle reproché, arguant qu’un chef venu du baroque ne pouvait pas aborder Wagner. Hengelbrock qui vient effectivement du baroque, a depuis longtemps élargi son répertoire, et il est connu pour son exigence et sa rigueur.  Je n’ai pas été loin de là scandalisé par son approche, plutôt originale, sortant des sentiers battus, mais approfondie et particulièrement stimulante au début du troisième acte, par exemple. Ensembles et grandes scènes chorales gardent de toute manière leur capacité à fasciner (la fin notamment), même si elles sont moins spectaculaires. Au total, une interprétation certes un peu inhabituelle, peut-être moins somptueuse (si l’on compare à ce que fit Christian Thielemann dans la production précédente de Philippe Arlaud, et qui reste une grande référence), mais très prenante et très en place.

Du point de vue du chant, beaucoup à dire, et la distribution arrêtée cette année n’a pas vraiment donné les résultats escomptés. Il y a du très bon (Günther Groissböck dans le Landgrave, Michael Nagy dans Wolfram), du bon (Camilla Nylund), du moins bon (Lars Cleveman), du très mauvais (Stephanie Friede dans Venus).

Camilla Nylund n’a pas une grande voix, les aigus se resserrent dès que la voix monte, la voix disparaît dans les ensembles (final de l’acte II) mais le timbre est joli, mais l’interprétation modèle, mais le personnage d’une grande tenue. La prière du 3ème acte est vraiment une modèle de tenue de voix, d’attention aux détails, de contrôle. Pour toutes ces raisons, Camilla Nylund, tout en ayant des moyens limités, réussit à passer la rampe avec grand honneur. Lars Cleveman en revanche déçoit. Je l’avais beaucoup apprécié dans Tristan à Londres où il remplaçait Ben Heppner. La voix semble prématurément vieillie, les aigus peinent à sortir, la vaillance ne lui réussit pas et l’ensemble reste pâlot. Rien à avoir avec le Tannhäuser de Stephen Gould dans cette même salle il y a quelques années, ou même celui de Peter Seiffert à Zürich cet hiver. La prestation n’est pas convaincante à 100%, et les difficultés sont visibles, bien que la scène finale soit assez réussie.
Stephanie Friede dans Venus, c’est exactement l’opposé de tout ce qu’il faudrait faire. Certes, la Venus de Baumgarten est volontairement enlaidie, enceinte, c’est un repoussoir qui malgré tout attire les hommes (tous peu ou prou veulent descendre dans le Venusberg …). Est-ce pour être aussi un repoussoir vocal et donc à la limite du supportable pour le spectateur qu’elle a été choisie ? Rarement nous avons entendu plus laid : attaques peu précises, cris, problèmes de stabilité vocale et surtout série de problèmes de justesse très lourds : rien n’est juste, la voie bouge et sa dernière intervention au troisième acte est un modèle du genre insupportable : on ne reconnaît même pas les notes ! A  oublier…à moins qu’elle n’ait justement été engagée pour tous ces défauts, ce qui serait un comble. Si tel n’est pas le cas, c’est une erreur de casting manifeste qui ne peut que susciter des lourdes interrogations sur la pertinence de certains choix vocaux à Bayreuth.

Günther Groissböck reçoit le plus imposant triomphe de la soirée, la voix est grande, le personnage imposant, la technique impeccable. Rien à dire. Mais on ne fait pas un Tannhäuser avec le Landgrave. Ni même avec un excellent Wolfram comme celui de Michael Nagy (que j’avais remarqué dans le héraut de Lohengrin à Budapest). Un peu moins impressionnant que Michael Volle dans ce même rôle à Zürich (la voix est plus légère), mais d’une grande douceur vocale, avec un timbre chaleureux, une très belle couleur. Dans les rôles plus petits, notons le Walther de Lothar Odinius, presque plus en place et plus puissant que Tannhäuser et la voix elle aussi bien en place de la jeune Katja Stuber (ein junger Hirt).

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est  comme toujours incomparable et reçoit une ovation impressionnante et amplement  méritée.

Mais on le constate,  musicalement, le spectateur ne pouvait sortir pleinement satisfait de la salle, et inévitablement, il faudra sans doute revenir sur le métier l’an prochain pour afficher un cast plus homogène.

Mais venons-en au nœud de notre affaire, la mise en scène de Sebastian Baumgarten, qui a violemment heurté une partie du public. On ne peut dire que Baumgarten ne soit pas un enfant du milieu, lui dont l’aïeul dirigeait l’opéra de Berlin. Le propos de départ est assez simple, voire assez commun et déjà traité par d’autres : le monde de la Wartburg est un monde fermé, coupé du monde et d’un idéalisme et intellectualisme totalitaires (un peu comme la République de Platon, le débat autour de l’amour dans le concours de chant n’est-il pas une version particulière du Banquet du même Platon ?) c’est aussi un monde artistiquement apollinien. Par son chant Tannhäuser est un poète en rupture avec ce monde, il affiche des valeurs dionysiaques. Ayant décidé de quitter la Wartburg, il se retrouve là où son chant charme, au Venusberg, amant de Venus. Comment concilier Apollon et Dionysos, éternelle question de l’art et de la vie, dont il nous est proposé une réponse ici .  Avec son décorateur Joep van Lieshout, un plasticien créateur d’objets à la limite de l’art, de l’architecture et du design, il a créé un espace sur trois niveaux, qui envahit toute la scène de Bayreuth, y compris en hauteur, sensé figurer une usine de retraitement de déchets organiques (excréments humains), qui fait vivre la communauté en totale autonomie. Nourriture et alcool (il faut bien aussi se distraire…)  sont produits , et ce qui est rejeté se retrouve sous terre, au Venusberg, qui dans cette architecture se trouve être une cage dans les dessous, dans laquelle on accède par une trappe. L’essentiel se déroule sur le plateau, dans le cercle qui délimite (le toit de) la cage qui pendant la scène du Venusberg monte  sur le plateau, puis disparaît dans les dessous lorsque Tannhäuser fuit (à voir sur youtube). On comprend le symbole : la Wartburg est une société autosuffisante dont l’objet est la purification. Tout ce qui n’est pas pur est envoyé soit au Venusberg (si incurable), soit à Rome chez le pape (si on l’estime curable). D’où les containers (marqués ROM 451) où rentrent les pèlerins, et d’où ils sortiront au troisième acte, purifiés (et obsédés par le nettoyage : ils ne cessent de s’essuyer) . Que ces containers rappellent certains wagons remplis d’humains de la seconde guerre mondiale n’est sans doute pas un hasard. Sur la scène, des cuves d’alcool, d’éthanol , de méthane (Biogas).
Le monde du Venusberg en revanche est une cage remplie de monstres, de créatures spermatozoïdaires, et gouverné par une Venus enlaidie, et enceinte. Rien du Venusberg langoureux et mystérieux de la version de Paris. On est à l’opposé de la purification, on est dans le trash. Mais les deux mondes communiquent, par une trappe : y disparaissent Elisabeth et Tannhäuser au début du 2ème acte, y descend un instant Wolfram, s’y retrouvent un moment tous les protagonistes : tout le monde à un moment ou un autre a envie de Venusberg ou a à faire avec le Venusberg.
Qu’ensuite Elisabeth seule comprenne parfaitement le chant de Tannhäuser qui vante la chair comme enjeu de l’amour puisqu’elle vient d’y goûter et qu’elle s’ouvre les veines en guise d’expiation ensuite (comme des stigmates) est aussi logique dans cette perspective.

Ainsi Tannhäuser pris entre Dionysos et Apollon, entre l’Esprit et Venus, ne peut choisir, et le pape ne peut l’absoudre, ce serait reconnaître que Venus est parmi nous : c’est idéologiquement impossible : il mourra donc, et son corps dans l’image finale gît entre le Venusberg (en bas) régénéré par la naissance d’un enfant de Venus, et la figure hiératique entourée de prêtres de Sainte Elisabeth (en haut). Ce que s’ingénie à montrer la mise en scène, c’est que notre société est prise dans sa globalité dans cet éternel dilemme : d’où la scène ouverte sur la salle avant même le début de l’œuvre, d’où la scène ouverte aux « vrais » spectateurs présents sur le plateau même (une cinquantaine, nos représentants), d’où des figurants en travail permanent avant le lever de rideau, dès la fin de la musique, pour gérer le fonctionnement  de la communauté et de la structure de production, d’où un monde global mécanisé, où même le Venusberg a sa place, un monde tragique qui ne sort jamais de ses contradictions (c’est un peu le propos de Lohengrin, c’est aussi la situation dont on ne se sort pas dans Parsifal à moins de connaître la blessure de la chair pour que naisse la compassion). En bref une situation assez habituelle chez Wagner, où c’est quelque part le proscrit ou l’étranger qui porte la lumière (Parsifal, Lohengrin, Walther même, et bien sûr Tannhäuser, cet autre Richard Wagner), car l’art ne peut naître que de l’opposition, que de Prométhée, que du vol du feu.

Il en résulte sur scène une mise en scène complexe, où le regard sur le monde est sans concession (couleurs criardes, Venus horrible, monstres, refus de l’esthétisme), sans doute trop complexe. Bien des choses ont déjà été dites par d’autres metteurs en scène, et je pense qu’on aurait eu intérêt à épurer, mais cet excès même, insupportable, n’est-il pas en quelque sorte le ressort de ce travail, qui se veut sans réponse, sans issue, que celle de la fuite, du refus, de la mort. Que Venus s’en sorte à la fin (en bel habit doré) avec cet enfant que le chœur se passe de bras en bras, que le monde de la joie, du mouvement  et du futur soit chez Venus, pendant que le monde figé est du côté d’Elisabeth peut se comprendre, c’est la victoire de Dionysos sur Apollon, mais en même temps, toute option de libre arbitre, tout mouvement de l’un vers l’autre est interdit et conduit à l’impasse. On retiendra des moments réussis, le troisième acte, le final du deuxième où la vision d’une Isabelle tout sauf éthérée, femme courageuse et décidée, est une vision intéressante qui sort des schèmes habituels. Mais on peut regretter le désordre scénique, qui distrait de l’action, un décor complexe dont on pouvait faire quelque économie : certes ce travail n’est pas stupide, et demande une grande concentration, mais il ne peut qu’être violemment rejeté par ceux qui voulaient retrouver un Tannhäuser traditionnel qui fasse un peu rêver. C’est raté, dans cette apologie du cauchemar permanent que Baumgarten nous a proposés.

J’ai essayé d’être le plus clair et le plus juste possible. Je n’ai pas été enthousiasmé. Je n’ai pas été non plus ni offusqué, ni choqué. Il m’a manqué un peu (beaucoup) d’émotion. Mais si la distribution avait vraiment convaincu, je pense que les nerfs de certains spectateurs n’auraient pas craqué.

Voir le reportage d’ARTE d’il y a quelques jours

 

 

MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2011 (FESTIVAL DE MUNICH): TRISTAN UND ISOLDE le 31 juillet 2011 (Dir.Mus.: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

J’ai cette année renoué avec une pratique un peu folle du jeune temps. Lorsque j’allais à Bayreuth dans les années 1980, j’essayais de combiner quelques représentations de Munich (à l’époque Rosenkavalier avec Kleiber ou Meistersinger avec Sawallisch) avec celles de Bayreuth, en profitant des jours de repos de Bayreuth. Comme beaucoup de mélomanes, nous faisions régulièrement les 219km qui séparent Bayreuth de Munich, quelquefois même sans billets achetés au préalable, nous livrant aux joies du « Suche Karte » (je cherche une place).
Cela nous a réussi, le plus souvent.
A Munich, la représentation du 31 juillet, dernière de la saison, est souvent wagnérienne. Elle a toujours été du temps de Sawallisch dédiée aux Meistersinger. Cette année, Munich affichant un Tristan dirigé par Kent Nagano, avec Nina Stemme, Ben Heppner, René Pape, cela m’est apparu suffisamment alléchant pour que je reprenne l’autoroute, sans place réservée, mais avec un beau carton « Suche Karte » tout neuf qui a bien servi puisqu’à peine arrivé, une dame m’a élu pour me vendre son billet…

Ainsi donc, 48h après Bayreuth, j’ai pu comparer deux approches, deux mises en scène, et surtout deux distributions, alors que j’avais encore bien dans l’oreille ce que j’avais entendu à Bayreuth.
On connaît le principe qui gouverne le Festival de Munich qui dure de fin juin au 31 juillet. proposer deux nouvelles productions, et proposant pour le reste des productions du répertoire munichois en affichant des distributions de luxe avec des chefs d’envergure (bon, cela se discute pour certains soirs) et des prix en conséquence.
La Première  de Tristan remonte au 30 juin 1998, (Zubin Mehta, Waltraud Meier, il y a un DVD de cette production). Elle était affichée cette année pour deux représentations seulement. C’est dire que pour deux représentations, il est peu probable que le metteur en scène ait pu retravailler bien longtemps, bien qu’il soit venu le 27 juillet saluer le public : on peut supposer qu’il a un peu travaillé avec les protagonistes, mais pas plus et pour le reste s’est sans doute contenté d’une remise en place rapide.

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

Cette mise en scène a été abondamment commentée, et fit scandale à la Première. La clarté des options principales de mise en scène est évidente: l’ensemble se déroule sur une scène réduite reproduisant un espace plus intime, aux décors vaguement naïfs et au couleurs vives de dessin d’enfants. Un petit escalier conduit au proscenium, qui servira aux protagonistes à s’extraire de la scène finale, à fermer le rideau, à partir bras-dessus bras- dessous et à laisser les vivants face à leur vie de médiocrité, devant les cercueils blancs des deux amants (image finale). Dans cette conception, pas de philtre: Tristan et Isolde tombent simplement amoureux et le philtre est jeté à la mer. Tout fatras romantique est exclu: au lever de rideau, les deux femmes se reposent sur des chaises longue sur le pont d’un bateau et se font apporter des cocktails par le marin qui chante son air initial, au second acte,

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

le début du duo est marqué par Tristan qui lance son armure, puis pousse sur scène violemment un divan jaune sur lequel se déroulera l’essentiel du duo. Marke est profondément atteint par la situation mais n’est ni violent, ni choqué, il garde son affection à Tristan: dernière image du second acte, il caresse la tête de Tristan écroulé.
Le décor du troisième acte, tours sur une scène aux dimensions réduites installée sur la scène -théâtre dans le théâtre-  n’a plus rien à voir avec le monde naïf et enfantin des deux premiers, c’est une pièce nue, et grise où Tristan assis sur un fauteuil, laisse défiler comme des photos de famille projetées sur le mur. De très bonnes idées donc, mais l’ensemble m’a semblé manquer de cette tension si palpable à Bayreuth, à moins que le metteur en scène n’ait pas du tout voulu cela. En effet, vu comme les deux amants (morts) sortent au dernier acte, on est plutôt dans l’atmosphère baudelairienne de la Mort des amants (Fleurs du mal, 121) de mort sereine et heureuse.
La direction de Nagano, très différente de celle de Peter Schneider, beaucoup plus lente (rien que le 1er acte dure dix minutes de plus), rend vraiment justice et à l’oeuvre et à la mise en scène: pas de pathos, grande simplicité, une expression naturelle loin des excès lyriques, mais pas froide (reproche qu’on fait souvent à Nagano) avec un orchestre en très grande forme, dans un théâtre ou Wagner est roi (n’oublions pas que Tristan y a été créé).
On attendait beaucoup des protagonistes et le triomphe total, absolu est venu du Roi Marke de René Pape, impressionnant à tous points de vue: phrasé, étendue du volume, interprétation, douceur/douleur. Ce fut magnifique. Je l’avais déjà entendu à Lucerne avec Abbado et l’impression est la même, celle d’une voix aux ressources et à l’étendue infinies. Il joue en plus un Marke plutôt jeune avec un indéniable présence scénique dès qu’il entre sur leplateau. Un vrai moment de théâtre. Ekaterina Gubanova en Brangäne remporte elle aussi un beau succès. Je n’avais pas remarqué dans sa Fricka de la Scala sa belle voix de mezzo, son legato qui fait vraiment merveille au deuxième acte. Alan Held en Kurwenal est solide, mais pas exceptionnel et le Melot de Francesco Petrozzi est à oublier.
On pouvait être inquiet pour Ben Heppner qui a annulé plusieurs séries de représentations dans les dernières années. Son Siegfried d’Aix ne m’avait pas convaincu. Dans la représentation de Munich, s’il éprouve des difficultés dans le troisième acte (quelques notes aiguës franchement ratées, la fin très tendue et très difficile),  dans l’ensemble de la représentation, la voix garde cette suavité qui la caractérise et la performance est de très haut niveau, par le phrasé, par la couleur, par l’interprétation. On y reconnaît le Ben Heppner qui nous a toujours convaincus (Titus, ou le Tristan d’Abbado). Et c’est plutôt une joie que de l’avoir retrouvé en meilleure forme.
La déception la plus lourde vient de Nina Stemme: elle semblait fatiguée (il est vrai qu’elle accumule les rôles lourds, et je ne sais pas si chanter Brünnhilde soir une si bonne idée) et le volume habituellement impressionnant semblait réduit. Elle en était contrainte à pousser jusqu’au cri les notes hautes. Dans le duo, elle ne semblait pas engagée, pas concernée. Seule la Liebestod, chantée sur le proscenium a été un très grand moment, où l’on a retrouvé les qualités habituelles de la cantatrice, puissance, rondeur vocale, lyrisme, legato..mais elle aussi est tombée sur le « Lust »final, comme sa collègue Theorin à Bayreuth.

Au total un grande représentation, mais pas forcément par les protagonistes, même s’ils n’ont pas démérité. Le seul à la hauteur de l’enjeu fut un René Pape éblouissant. Ayant vu Nina Stemme soit à Bayreuth, soit à Londres par le passé et à chaque fois sublime, je ne peux qu’espérer que sa méforme soit passagère, mais elle était ce soir nettement en dessous de son niveau habituel.
Alors, à se livrer au jeu des comparaisons, puisqu’en 48h j’ai pu voir deux grands Tristan très différents, je dirai que par le contexte, mon coeur va toujours à Bayreuth (le son est tellement différent, les voix tellement proches), par la musique, je trouve que la seule différence forte vaut par le Roi Marke, Robert Holl ne pouvant s’aligner face à un René Pape impérial et par Brangäne, Gubanova étant très supérieure à Breedt. Légère supériorité musicale de Munich, mais supériorité scénique de Bayreuth donc, dans la guerre de tranchées que ce sont toujours livrées les deux institutions qui servent le mieux Wagner en Allemagne. Et dans les deux cas, l’art s’en tire avec tous les honneurs.

Photo : voir blog intermezzo

Deux regards sur ces représentations:

Res Musica (en français)
Intermezzo (en anglais)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TRISTAN UND ISOLDE le 29 Juillet 2011 (Dir.Mus.: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Cette production de Tristan und Isolde avait vu le début de Nina Stemme dans le rôle à Bayreuth avec Petra Lang en Brangäne lors du festival 2005. En 2008, à la suite du départ de Nina Stemme,  le Festival a affiché une  distribution sensiblement modifiée, avec mla suédoise Irene Theorin en Isolde, Michelle Breedt en Brangäne, Robert Holl succédant à Kwanchoul Youn (affiché dans Gurnemanz) en roi Marke. C’est encore la distribution actuelle.
A la suite du remplacement de Eiji Oue (un échec patent de la production de 2005) par Peter Schneider dès 2006, c’est toujours ce vétéran de la direction wagnérienne qui officie avec bonheur dans la fosse. Il semble avoir à Bayreuth le destin d’un éternel chef » bis » (Il succède à Solti en 1984 pour le Ring, mais aussi reprend plusieurs Vaisseau Fantôme ou Lohengrin   créées par d’autres.) C’est un profil typique de grand Kapellmeister, qui propose toujours un travail très soigné, très précis, très classique aussi. Avec lui , la qualité est garantie,  mais pas forcément  l’inventivité. Il en est ainsi de ce Tristan très en place,  au tempo assez rapide aussi, en tous cas  très lyrique et même assez vibrant.
La mise en scène de Christoph Marthaler, reprise depuis plusieurs années par Anna-Sophie Mahler, dans des décors d’Anna Viebrock, est devenue un classique sur la colline sacrée. Elle se déroule dans trois ambiances différentes, étalées dans le temps. Un premier acte dans un décor de salon de bateau de croisière (ou de grand yacht type Britannia) un peu décati, du début du siècle (tons gris ou marron, papiers peints qui se décollent…), le second acte dans une salle vide (ocre jaune), qui pourrait être un salon d’hôtel ou une antichambre des années 50 (Isolde porte un tailleur jaune très bon chic bon genre, Tristan un blazer de capitaine de la marine) , avec pour tout meuble deux tabourets et au fond une porte vitrée. Communs au premier et deuxième acte, quelques dizaines de néons circulaires (le ciel au premier acte, le plafond au second qui s’éclaire ou non selon les signes qu’Isolde donne à Tristan, d’où un jeu obsessionnel sur l’allumage des interrupteurs, à la fois déchirant et ironique). Le troisième acte  se déroule de nos jours dans le même espace que les deux premiers, mais avec des murs aux papiers arrachés, autour d’un lit d’hôpital articulé (les acteurs effet le montent, le baissent, avec une télécommande), et la plupart des néons gisent au sol, et s’allument péniblement à l’évocation d’Isolde par un Tristan allongé et affaibli. A chaque acte, le décor de l’acte précédent est superposé au décor de l’acte en cours. Ainsi, l’espace du troisième acte est-il assez haut (trois niveaux) et rend les protagonistes de plus en plus petits, alors que celui du premier acte reste assez confiné. Stratification des moments, espace intemporel, variations des costumes (ceux du deuxième acte, années 50, les hommes ressemblant à des agents du KGB et Marke un digne représentant du présidium du Soviet suprême qui agite nerveusement ses lunettes). ce monde d’hommes semble inscrit dans une permanence, une immobilité terrible, tandis que le costume des femmes évolue: Brangäne une robe marron au premier acte, Isolde une robe de laine bleue,

Brangäne un chemisier vert pomme au second acte et Isolde ce fameux tailleur jaune avec des gants blancs, Brangäne une cape qui dissimule ses bras, comme si elle était prisonnière, au troisième acte, et Isolde une tunique et un pantalon.
L’ensemble marque un extrême isolement des personnages: Isolde vit dans son monde et devient progressivement absente, voir démente, au second acte (dénervée, agissant par des gestes mécaniques), et tout le cadre et les costumes soulignent une profonde tristesse et créent, par des gestes minimaux, par une mécanique très bien huilée, une extrême tension. C’est une mise en scène du désespoir, de l’absence de communication (ni par les regards, ni par les gestes: le duo du deuxième acte est très minimaliste, les personnages sont assis et se regardent à peine, regardent devant dans le lointain et

le sommet érotique est atteint lorsque qu’ils jouent à se caresser avec un gant qu’elle s’est enlevée très langoureusement avec les dents. A la fin, Isolde ne trouve Tristan que mort: il est tombé du lit, elle le cherche du mauvais côté et ce n’est que parce qu’elle entend l’appel « Isolde » qu’elle le trouve, allusion à l’entrée de Tristan au deuxième acte, où l’à aussi il appelle Isolde dans l’obscurité, sans voir qu’elle est contre le mur derrière lui.

 

La mort d’Isolde est particulièrement poignante: elle se couche, seule, dans le lit de Tristan et se recouvre du drap devenu linceul, alors que Tristan gît au sol.
Un très beau travail, qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier la force, toujours renouvelée. Rarement mise en scène fut à la fois plus minimale et plus troublante et tendue. A mettre aux côtés de celle de Sellars (Paris, Los Angeles) ou de Chéreau (Scala) dans les grandes références récentes.

La distribution n’appelle pas vraiment de grosses critiques: Robert Dean Smith, Tristan à la voix plutôt claire et au volume limité, semble avoir plus de difficultés cette année dans le troisième acte avec son redoutable monologue d’environ 45 minutes. Les aigus sont très tendus, à la limite de craquer. Mais au total, il s’en sort honorablement. Il semblait toutefois bien plus à l’aise les années précédentes.
Irene Theorin est devenue en peu de temps une des chanteuses les plus réclamées de la scène wagnérienne. La voix est très grande, coupante, pas très lyrique, certains aigus sont un peu criés (on le lui reproche souvent) mais pas tous, comme certains auditeurs mal intentionnés le disent. Les deux premiers actes sont bien réussis, mais pas la Liebestod, où les cris se font plus gênants, au détriment du legato et de la poésie. « Lust » final (cette note terrible!) raté. Mais personnage bien campé, grande présence scénique, qui passe très bien la rampe.

Le Marke de Robert Holl a un côté vieillard noble qui sied bien au rôle. Et la voix, un peu voilée dans les aigus, a la profondeur voulue, bonne prestation. Jukka Rasilainen est un très bon Kurwenal: la performance du chanteur est très honorable (moins intense que les autres années, me semble-t-il) mais le jeu est prodigieux, notamment au troisième acte, où il affiche un physique vieilli, et marche mécaniquement à petits pas: impressionnant. La Brangäne de Michelle Breedt n’est pas l’une des grandes Brangäne de référence (comme Mihoko Fujimura), elle est plus pâle et la voix manque un peu de puissance, mais dans l’ensemble, sa prestation est satisfaisante sans être exceptionnelle.  Rien à dire sur les autres rôles, tous tenus très honorablement.
Ce Tristan tient encore la route, après 6 ans, grâce à une équipe de chanteurs très aguerrie et rompue à cette mise en scène, grâce à une direction musicale efficace, et surtout je crois grâce à une mise en scène qui ne perd aucune de ses qualités initiales, qui garde sa tension première, et rend honneur et justice à l’œuvre.