BERLIN PHILHARMONIE 2011-2012: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER (SCHUMANN-BERG) avec Anne-Sofie VON OTTER et Isabelle FAUST le 11 mai 2012

Les dieux de l’Olympe (ou du Walhalla) volent, tuent, violent, séduisent, sont des menteurs, sont souvent de mauvaise foi, mais en même temps, quand ils donnent, c’est une pluie d’or qui tombe sur le monde (ou Danaé), c’est un Océan de beauté qu’ils dispensent. pas parfaits mais toujours grands, ce sont les Dieux.
Il en va (presque) de même pour Claudio Abbado, affectueusement appelé “Il Divino” par ses fans les plus proches ou Abbadio par les plus ironiques. Un jour il nous plonge dans la déception et la colère, et l’autre il nous enlève, il nous “rapte”, il nous emporte dans un tourbillon , dans un transport qui bouleverse une salle entière parce qu’il verse dans nos oreilles une pluie de bonheur. Et ainsi en fut-il hier soir à la Philharmonie, dans un programme étrange dont il a désormais le secret, un programme Schumann-Berg où ni Schumann ni Berg ne sonnaient comme d’habitude, où il s’est permis une de ses entourloupes favorites qui nous fait ouvrir un abîme sous nos pieds, l’abîme des possibles musicaux.

Claudio Abbado est un vieux chef désormais, mais s’il en a la liberté, il n’en a pas le style, il est tout sauf un patriarche. Sa carrière extraordinaire lui a fait tout diriger ou presque, les postes occupés ont été parmi les plus prestigieux (Scala, Vienne, Berlin sans compter Londres); et à 79 ans, il dirige Schumann comme un jeune homme le ferait, redécouvrant une partition retravaillée et relue. Abbado ne vit jamais sur ses acquis, il vit toujours sur la certitude qu’il y a encore à acquérir, qu’il y encore  à apprendre, que la musique est un tonneau des Danaïdes.
Dès l’ouverture de Genoveva, on se dit qu’on n’a jamais entendu ce Schumann là, fluide, dégraissé, “moderne”, avec un orchestre qui adhère, qui répond, qui s’écoute, qui fait de la musique. Pas de violents contrastes, mais une distribution du son, une diffraction qui nous prépare à Berg, les deux morceaux suivants d’une assez longue première partie (1h). Il en résulte une certaine légèreté, oserais-je dire rossinienne: le chef rossinien par excellence qu’est Abbado (il y est encore incomparable, n’en déplaise aux critiques d’aujourd’hui qui souvent ne l’ont pas entendu à la scène). Les sons s’organisent en crescendos, se diffusent avec une clarté inouïe, pas un instrument n’échappe à nos oreilles, avec des cordes à se pâmer (les altos! les violons!). Quel moment…et ce n’est que le moment propédeutique, car dès que les Altenberg Lieder sont attaqués, l’introduction au premier Lied (“Schneesturm”) affiche cette diffraction cristalline, cette bombe à fragmentation sonore qui nous montre un orchestre fait de micros sons qui se diffusent à l’infini. Ces Lieder brefs, presque des Haikus musicaux (des textes de “Ansichtskarten”/de cartes postales), renferment toute la palette des sons (le troisième “An den Grenzen des All” commence et finit par la série dodécaphonique). La délicatesse, la précision, l’extraordinaire concentration de l’orchestre (aux dires d’amis, supérieure à la veille) et la voix “instrumentalisée” de Anne-Sofie von Otter, toujours merveilleuse de netteté et de précision dans ce type de répertoire,  crée l’émotion par la retenue, par le formatage millimétré du son, avec une voix qui n’est pas grande, mais qui sait négocier tous les passages, qui sait se faire entendre, et l’attention d’Abbado à ne jamais la couvrir, à accompagner la voix (ah…le chef d’opéra qu’il est…) est palpable. Le dernier Lied “Hier ist Friede” est purement merveilleux de retenue, le moindre silence y est éloquent. Et il prépare si bien au concerto qui suit.
On commence d’ailleurs à comprendre les secrets de ce programme: Abbado cherche à relier les œuvres qui s’appuient ouvertement sur la musique de Bach. Il prépare un programme Bach pour décembre, et bonne partie des œuvres jouées ce soir se réfèrent par citations (Schumann) ou constructions (Berg) à la musique du Kantor de Leipzig.
C’est le cas de ce Concerto à la mémoire d’un ange, dédié à Manon, fille d’Alma Mahler et de Walter Gropius, qui est aussi un hommage à Gropius, l’architecte du hiératisme et de la géométrie. Références à un choral de Bach, à la Passion selon St Mathieu que Berg voulait avoir sous les yeux, aux Cantates, le Concerto à la mémoire d’un ange, en deux mouvements, est une construction référentielle! Isabelle Faust est incomparable de légèreté, de discrétion, de maîtrise du volume sonore, son approche lyrique est à elle seule un discours, l’approche du chef épouse avec une telle osmose celle de  la soliste, qu’on a l’impression qu’elle est le prolongement de l’orchestre: il n’y a pas de dialogue soliste/orchestre, il y a unité “ténébreuse et profonde”, les sons ne se répondent pas, ils se prolongent les uns les autres, ils composent comme un chœur inouï. Oui, ce Berg est phénoménal et le deuxième mouvement, dont les dernières mesures sont à pleurer d’émotion, est un chef d’œuvre à lui seul. Quel moment!
En deuxième partie, la sombre et mélancolique Symphonie n°2 de Schumann. Mais alors qu’à Lucerne, le son projeté rendait la couleur particulièrement grise de l’œuvre de Schumann (appelée par Sinopoli, rappelons le “psychose compositive”), ici, l’orchestre diffuse une autre musique, une autre lumière. Il y a de l’énergie (scherzo), il y a de la couleur (final), il y a aussi de la mélancolie (extraordinaire adagio), mais il me semble y voir non de la dépression, mais un certain optimisme. On est plus dans l’ouverture au futur que dans l’autocompassion. Un son ouvert, un romantisme dépassé, qui court vers l’impressionnisme. On est au seuil de Baudelaire et de Rimbaud, du Rimbaud de “Aube”. Un son dégraissé, sans pathos aucun, un orchestre déconcertant à force d’être précis dans ses réponses à la moindre inflexion du maître (j’étais au block H, derrière l’orchestre, les yeux fixés sur les gestes et le visage extatique du Claudio Abbado). Il est incroyable de constater que si encore une moitié de l’orchestre connaît Abbado pour l’avoir fréquenté au quotidien, une autre moitié est jeune, totalement formée au quotidien à l’approche de Rattle, qui est tout le contraire de l’approche libertaire de Claudio. Claudio laisse les musiciens jouer, avec toute leur place, dans une liberté incroyable, et ne donne pas vraiment de directives…et cet orchestre qui le connaît finalement assez mal le suit comme fasciné, comme entraîné, comme captivé… Et les solistes de l’orchestre(Pahud! phénoménal!) s’en donnent à chœur joie.
S’étonnera-on de l’explosion finale du public, de ses rappels infinis, de cette immédiate standing ovation? Eh! oui, ce fut un don extraordinaire que nous a fait Claudio ce soir. Une révélation. Comment ne pas l’aimer?

DER RING DES NIBELUNGEN AU MET 2011-2012: EN GUISE DE BILAN

MET, 28 avril 2012, 10h30

Au terme de ce voyage outre Atlantique, je voudrais un peu tirer les bilans de ce Ring, vu dans son intégralité du 26 avril au 3 mai, mais vu aussi en salle de cinéma, et aussi partiellement l’an dernier, puisque j’ai vu La Walkyrie (cette fois avec Jonas Kaufmann, mais sans Levine, ni Luisi) . Cette idée m’est venue en lisant un article bilan extrait d’un blog frère du site de The New Yorker, qui soulignait l’accueil particulièrement frais de cette production, les critiques négatives, l’attitude de Peter Gelb, le charismatique manager du MET. Beaucoup en soulignent les aspects traditionnels, les insuffisances, et affichent préférences marquées pour la production précédente de Schenk. Ce qui est en jeu aussi, c’est la manière dont la production a été ” vendue” par Peter Gelb et son sens de la pub. Tout cela a généré une grosse attente, et une grosse déception.
Le pari de Robert Lepage a été de proposer une production exclusivement fondée sur des effets visuels, pour une œuvre qui certes en réclame, mais qui contient aussi de nombreuses scènes dialoguées où les effets sont forcément limités. Quand l’œuvre appelle du spectacle (Or du Rhin, Walkyrie acte III, Siegfried Actes II et III, Götterdämmerung scène I,1 ) cela fonctionne, mais l’œil du spectateur s’habitue vite aux effets et la surprise joue de moins en moins: de fait c’est le Götterdämmerung qui apparaît le plus faible, le moins imaginatif, le plus ennuyeux. En jouant l’image, Lepage joue aussi l’imagerie, une sorte d’imagerie d’un style très proche de la bande dessinée qui fonctionne quelquefois (Le Dragon) mais qui tombe à plat aussi. Enfin, Lepage semble oublier qu’il y a des personnages qui interagissent, qui projettent aussi sur le spectateur une image. Les seuls personnages vraiment intéressants pour qui Lepage ait prévu un vrai statut semblent Wotan et peut-être Alberich, la face solaire et la face sombre: mais ils ne tiennent apparemment que parce qu’ils sont incarnés, par des artistes extraordinaires comme Bryn Terfel et Eric Owens. Je serais spectateur l’an prochain, je me méfierais des changements de distribution…Pour le reste, ils font ce qu’ils veulent, ou presque, s’ils sont bons, cela fonctionne (Mime: Gerhard Siegel) sinon ils font ce qu’ils font toujours sur la scène dans le Ring (Katarina Dalayman). Les costumes (sauf Wotan) sont sans intérêt, et quelquefois les scènes sont ridicules (le cortège de mariage final de l’acte II du Crépuscule, qui pourrait être sorti d’un Crépuscule des années 20. Enfin, et c’est pour moi symptomatique, la différence projection en HD sur écran et vision scénique n’est pas si grande, tellement l’espace scénique est écrasé par la machinerie.
Bien sûr, il y a une volonté idéologique de ne pas tenter quelque chose du côté du Regietheater, mais de se cantonner au théâtre didascalique, d’illustration précise. Mais alors, il faut le faire bien, il faut organiser des mouvements intelligents, faire en sorte que quelque chose se passe entre les gens, faire circuler les émotions et la sensibilité. Je n’oublierai pas les tableaux frappants,  les filles du Rhin, la descente au Nibelheim, la montée au Walhalla, la Chevauchée des Walkyries, l’arrivée du Brünnhilde sur son cheval ailé, les adieux de Wotan, le Dragon,  l’entrée de Wotan au troisième acte de Siegfried. Mais ce ne sont que des tableaux. Le  reste est plutôt plat et notamment le final de Götterdämmerung à mon avis totalement raté. Robert Lepage a qui l’on doit tant de rêves scéniques, tant de poésie sur les plateaux (Rappelez vous son Rossignol, ou sa Damnation de Faust), s’est laissé prendre au piège de la machinerie. Et c’est dommage, même si cela ne mérite pas toujours les invectives de la presse américaine.
D’un point de vue musical, c’est un peu différent.
Fabio Luisi a été très apprécié par le public, un public habitué depuis une génération au  Ring de James Levine (offert une vingtaine de fois en une trentaine d’années), seul chef ayant été à la baguette pour un Ring au MET depuis la fin des années 70. Alors certes, le son un peu moins massif de Luisi, sa direction souvent raffinée, plus claire, laissant entendre bien des phrases cachées, suivant les chanteurs avec une redoutable précision, frappe un public habitué à son son plus massif, plus symphonique, plus grandiose et plus lourd.
J’ai apprécié les qualités de Luisi, très attentif aux voix comme un chef italien qui se respecte. Mais je n’ai pas lu de ligne précise sinon une préparation bien faite; c’est une direction qui reste un peu anonyme, sans l’ivresse sonore d’un Karajan, sans la précision, le cristal  et la dynamique d’un Boulez, sans le symphonisme et le dramatisme d’un Barenboim. C’est “bien”, c’est très propre, et très contrasté: quelquefois franchement ennuyeux (Walkyrie acte I, Crépuscule actes I et II), quelquefois aussi extraordinaire, voire éblouissant (Walkyrie acte III, Tout Siegfried et notamment l’acte III). Et donc Fabio Luisi n’a pas démérité, très loin de là. Il a toute sa place au pupitre d’un Ring.
C’est du point de vue de la distribution que viennent les meilleures surprises et les motifs de satisfaction. Reconnaissons que Peter Gelb n’a pas eu de chance: un chef renonce pour raisons de santé, un Siegfried annule pour raisons de santé, et les annulations ou les remplacements: Jonas Kaufmann, Waltraud Meier, Eric Owens…Il faut les ressources de la grande maison pour trouver des substituts.
Et pourtant malgré ces accidents , que de trouvailles vraiment exceptionnelles, à commencer par Stephanie Blythe, mezzo extraordinaire, dont la Fricka  réussit à captiver totalement malgré un physique un  peu trop développé. Citons aussi le jeune Siegfried de Jay Hunter Morris, qu’on va voir arriver bientôt sur nos scènes, j’en fais le pari, il a la jeunesse et la jovialité du personnage, la voix tient vaillamment la distance, à quelques savonnages près. Wendy Bryn Harmer, jeune soprano dont la Freia laisse deviner une future Sieglinde, voix un peu métallique mais puissante, et bien posée. Eric Owens, une basse de caractère, exceptionnel, qui compose un Alberich extraordinaire d’humanité blessée, et de puissance bridée et frustrée. Rien que pour eux, pour découvrir ces extraordinaires recrues du chant wagnérien, le voyage se justifie. Et puis il y a ceux que l’on connaît déjà et qui offrent des prestations phénoménales: qui pensait que Gerhard Siegel (Le Loge d’Aix) que j’estimais déjà auparavant, avait une voix aussi puissante aux couleurs aussi variées? quelle palette! une composition mémorable en Mime qui le rapproche de Zednik. Hans-Peter König exceptionnel aussi bien dans Fafner, dans Hunding, dans Hagen, réussit à chanter sans noirceur, en diffusant à chacun des personnages (Hunding et Hagen) une humanité qui surprend et étreint. Iain Paterson, qui réussit chacun des rôles qu’il interprète, avec sa technique remarquable et un chant varié et coloré: un interprète né. Et puis le dernier, mais pas évidemment le moindre: Bryn Terfel ne compose pas Wotan, il est Wotan, un Wotan à la voix claire, lumineuse, un Wotan à la fois sarcastique et d’une ironie mordante qui pèse chaque mot, chaque inflexion, doué d’une diction exceptionnelle, d’une voix qui se projette sans effort et qui prend mille couleurs, inutile de comprendre le texte (parfaitement clair d’ailleurs) pour comprendre ce Wotan là. Inoubliable, grandiose, à garder dans l’antre aux souvenirs dorés.
Alors on oubliera le remplaçant valeureux (et malheureux) de Jonas Kaufmann, Franz van Aken, au souffle trop court pour Siegmund, mais aux qualités de timbre et de diction intéressantes, la Waltraute anonyme de Karen Cargill. Et surtout la contre-performance de Katarina Dalayman, Urlanda Furiosa du moment, avec un chant parsemé de cris stridents, inélégants, sans aucune homogénéité.
On le voit, en 17h de musique, il y a eu des moments de jouissance absolue et même de larmes quand musique, chant, et images se fondent: Adieux de Wotan dans Walküre et entrée de Wotan au 3ème acte de Siegfried sont des moments que personne ne peut oublier: du miel pour l’âme. J’y ajouterai le Siegmund de Jonas Kaufmann entendu l’an prochain, urgent, bouleversant, au chant éblouissant.
Pour ce miel, oui,  cela valait la peine : depuis mon retour ces images se superposent, et je suis heureux.

GROS CHANGEMENT À LUCERNE: ABBADO DIRIGE le REQUIEM DE MOZART et NON LA HUITIÈME DE MAHLER

Suivez le lien et lisez le  Communiqué de presse du Festival de Lucerne: Le programme prévu (Mahler Symphonie n°8) a été modifié pour des raisons artistiques. Il est remplacé par

Beethoven: Musiques de scène pour Egmont Op. 84 (1809/10), pour
soprano, narrateur, et orchestre
——————–
Wolfgang Amadé Mozart
Requiem en ré mineur , K. 626 (1791)
Edition de Franz Beyer
LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Choeur de la radio bavaroise et Choeur de la radio suédoise
Claudio Abbado, direction musicale
Juliane Banse, soprano (Beethoven)
NN, narrateur
Anna Prohaska, soprano (Mozart)
Sara Mingardo, alto
NN, ténor
René Pape, basse

_________________________________

Je ne suis pas surpris. Abbado n’a jamais aimé cette symphonie, déjà , la Huitième était prévue au programme de son fameux concert annulé à la Scala. En ouvrant la partition, il avait dit “ne rien trouver de nouveau” et avait fait changer le programme. C’est sans doute ce qui a dû arriver encore et Abbado ne peut diriger une œuvre dont il n’épouse pas l’univers.
J’imagine la désolation de Michael Haefliger à Lucerne et je sais celle du public qui attendait cela depuis des lustres. Mais Claudio Abbado réagit en fonction de ses envies, de son désir de diriger (d’épouser)  la musique, non des attentes du public. Pourquoi alors avoir accepté que Lucerne annonce cette Huitième par anticipation et la programme avec les problèmes d’organisation qu’elle pose, pour programmer ensuite un Requiem de Mozart?
J’aurais bien réentendu en remplacement des “Gurrelieder ” ou une Résurrection  pour clore ce cycle et en finir avec Mahler, œuvres que Claudio Abbado dirige comme personne.
Entre nous, nous plaisantions sur cette future Huitième, pariant sur un changement de chef, de programme ou une annulation pure et simple. J’avais même posé la question à des gens du Festival, et on m’avait répondu “croiser les doigts”. On sentait bien que quelque chose allait arriver.
Je suis  en colère, comme beaucoup d’entre nous, j’ai l’impression d’avoir été floué, même si je peux comprendre ce qui s’est passé: Abbado n’a pas voulu dire non au départ et il s’est rendu compte trop tard, en relisant la partition que son rapport à la Huitième n’avait pas changé. On loue tellement le fait qu’il reprend toujours une partition pour en découvrir d’autres secrets et renouveler ses interprétations que l’on ne peut tout à fait regretter que cette fois, il n’ait pas trouvé encore de motif de reprendre cette musique.
Mais le programme de remplacement ne me semble pas vraiment convaincant.

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG, le 3 mai 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Jay Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Acte II (photo de répétition) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Distribution

Direction musicale: Fabio Luisi
Brünnhilde: Katarina Dalayman
Gutrune: Wendy Bryn Harmer
Waltraute: Karen Cargill
Siegfried:Jay Hunter Morris
Gunther: Iain Paterson
Alberich: Richard Paul Fink  (remplaçant Eric Owens)
Hagen:Hans-Peter König

La production

Mise en scène: Robert Lepage
Metteur en scène associé: Neilson Vignola
Décor: Carl Fillion
Costumes: François St-Aubin
Lumières: Etienne Boucher
Artiste Vidéaste : Lionel Arnould

Nous voici donc au terme du voyage. Après une semaine exacte de représentations, et après un prologue et deux jours, voici venir le Crépuscule des Dieux. Et la soirée ne nous laissera pas trop de regrets.
Des quatre soirées c’est indiscutablement la plus faible au niveau de la mise en scène, et le chant y est très contrasté.
Du point de vue scénique, Robert Lepage et son équipe se sont visiblement fatigués, et le pari de tenir 17h de musique avec un seul décor (la fameuse machine) qu’on a déjà tourné dans tous les sens, et qui en a vu de toutes les couleurs (avec un peu de grincements quelquefois) est ici perdu. Il y a quand même des trouvailles: le voyage de Siegfried sur le Rhin (radeau remuant avec Grane et Siegfried)

Arrivée chez les Gibichungen ©Ken Howard, Metropolitan Opera

et l’arrivée de Siegfried chez les Gibichungen (le radeau aborde une sorte de plage) sont des images somptueuses, faire de Grane un automate géant (on s’y trompe au départ) est aussi une bonne idée.

Scène des Nornes ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Les Nornes filant un fil qui est dans leur main une corde très épaisse qui se démultiplie dans les 24 pales de la machine, est une vision à la fois forte et logique: les Nornes font de gros efforts pour filer cette corde épaisse qui résume tous les destins du Monde, et qui se démultiplie en fils; quand la machine s’affole, les fils se déchirent et c’est le drame. Pour le reste, les scènes se déroulent souvent devant un décor fixe (le palais des Gibichungen, tout le deuxième acte et une bonne partie du premier, ainsi que la fin du troisième) et là peu de solutions spectaculaires: l’idée de projeter une sorte de tronc géant dans lequel l’espace serait sculpté, avec ses stries circulaires qui donnent une idée du temps qui passe n’est pas mauvaise non plus, mais finit par lasser, et les statues des Dieux au deuxième acte (Fricka, Wotan, Donner) et à la fin du troisième (les mêmes plus Freia et Froh) qui s’écroulent à l’embrasement du Walhalla sont aussi une bonne idée.
Que des bonnes idées alors? Non, pas vraiment. On en a assez de voir des effets avec l’eau (les filles du Rhin qui sont sur un rocher, l’un des chasseurs qui lave son manteau, Siegfried qui se rince les mains, Günther qui se rince les mains ensanglantées du sang de Siegfried et qui transforme les Rhin en fleuve de sang) désormais le spectateur est habitué. On est las aussi de voir, dans ces scènes qui demandent vraiment une direction d’acteurs, quelque chose de sommaire et archi vu et revu. Robert Lepage a choisi de suivre les didascalies et de respecter au millimètre le livret. Bravo diront les Vestales, mais qu’est ce qu’on s’ennuie! Pas une seule vraie idée de théâtre, pas de véritable travail sur les gestes, pas d’occupation de l’espace: la machine empêche le chœur de se déployer et la grande scène de l’acte II, impressionnante au départ, tourne à vide, l’arrivée d’Alberich et la scène avec Hagen n’ont aucun mystère (Ah! Chéreau, le Rhin argenté, la pleine lune) et le cortège de mariage final est complètement ridicule (voulu?). La scène de la mort de Siegfried a été vue des dizaines de fois de cette manière et ce Rhin qui cataracte un peu en arrière plan est lassant. Quant à la scène finale, elle est ratée: certes, tout ce bois qui s’embrase, certes, Brünnhilde qui enfourche Grane comme il y a des lustres Marjorie Lawrence sur un vrai cheval (sans doute un rappel en forme d’hommage), mais le bûcher de Siegfried qui s’éloigne peu à peu comme sur des roulettes, c’est maladroit, mais l’Anneau lancé aux filles du Rhin, ce n’est pas clair, mais la noyade de Hagen, c’est assez mal fait, mais les statues qui tombent, c’est un peu attendu. Où est le final inoubliable de l’Or du Rhin, ou de la Walkyrie? Seule image qui reste, c’est la dernière, retour à l’origine et à cette première image du Rhin qui remue (la machine en contre jour sur fond bleu profond) qui va à l’unisson avec la musique et qui fait un bel effet (comme au départ de l’Or du Rhin d’ailleurs). On l’impression que les ressources de la machine sont impuissantes face à l’organisation dramaturgique wagnérienne: la Marche funèbre même, pour laquelle on attendrait quelque chose de grandiose, reste plate et sans émotion.
Dans le genre, je ne peux que conseiller le Ring de la Fura dels Baus, à Valence ou Florence l’an prochain, le Crépuscule des Dieux est un très grand moment, bien supérieur à celui-ci.

La direction de Fabio Luisi, qui a remporté un grand succès (malgré quelques hueurs isolés) est une direction trop lente au premier acte (plus de deux heures), mais qui se dynamise au fur et à mesure, avec quelques accidents dans les cuivres au début du troisième acte et dans l’appel au cor de la scène II de l’acte III. C’est dans l’ensemble un travail respectable, propre, sans vraie originalité, sans véritable lecture personnelle, mais qui accompagne le plateau de manière très attentive. Seul Siegfried m’a totalement convaincu dans la fosse.
Les voix sont là aussi contrastées: Hans-Peter König est un très grand Hagen, comme toujours à la fois noir et  humain, comme sait le rendre ce chanteur exceptionnel: des graves larges et profonds, des aigus triomphants, une belle présence en scène: voilà qui fait le grand triomphe de la soirée. Iain Paterson est un Günther efficace, le rôle est ingrat (comme celui de Gutrune) et il réussit à rendre le personnage intéressant grâce à une voix bien posée et puissante, grâce à une diction exemplaire. Eric Owens malade a été remplacé au dernier moment par l’Alberich de la semaine prochaine, Richard Paul Fink, très correct, mais à la prononciation un peu pénible, et dont la voix plus claire n’a rien à voir avec la composition magistrale d’Owens: les spectateurs de la semaine prochaine y perdront.
La Waltraute de Karen Cargill a la voix et les aigus, elle a le timbre, mais elle n’a pas ce qu’il faut pour Waltraute: le charisme. Il faut une chanteuse de mélodies: Fassbaender était merveilleuse, Waltraud Meier, annoncée , mais ayant tôt renoncé sans doute – elle a assuré les représentations de février- est un phénomène scénique et de diction du texte. Madame Cargill fait honnêtement son métier, mais n’a pas le relief nécessaire.
Wendy Bryn Harmer dans Gutrune est une chanteuse intéressante, même si elle a tendance à un peu crier ses aigus. Si elle travaille bien, elle sera sans doute une Sieglinde avec laquelle il faudra compter: puissance, présence, volume. Elle a tout pour promettre.
Les trois Nornes (Maria Radner, Elizabeth Bishop, Heidi Melton) et les filles du Rhin (Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford) sont très en place et souvent intenses (pour les Nornes), aucun problème d’ensemble ni de couleur.
Jay Hunter Morris, le jeune texan (de Paris, Texas), que le MET a été chercher  pour remplacer le Siegfried prévu à l’origine, Gary Lehman tombé gravement malade est une vraie trouvaille: il “assure” comme on dit de bout en bout, et connaît l’art de l’esquive quand la note est dangereuse (quelques suraigus du rôle sont redoutables), il en résulte une interprétation assez fraiche, une jolie  couleur  sans jamais forcer, et avec une voix qui n’est pas si grande, mais bien dominée. Il obtient un vrai succès du public qui lui fait un accueil presque semblable à celui de König.
Katarina Dalayman en revanche était loin d’être au mieux de sa forme, même si nous n’avons pas eu trop de cris à la place des aigus. La voix n’était aucunement homogène, les graves inexistants (c’est habituel chez elle) et une alternance non dominée de plusieurs niveaux vocaux. La scène finale est assurée, mais les suraigus sont vilains, et l’intensité inférieure à ce qu’on connaît d’elle. Sa prestation dans les trois Brünnhilde est très largement en dessous de ses prestations parisiennes ou salzbourgeoises.
On le voit, au total ce ne fut pas le Crépuscule de nos rêves, mais il ne gâche pas le Ring dans son ensemble, avec un Rheingold et un Siegfried magnifiquement chantés, avec un Wotan anthologique, avec un Mime supérieur, avec une Fricka de rêve et une Sieglinde merveilleuse… On n’oubliera pas de sitôt un final de Walkyrie à couper le souffle et à tirer les larmes, et un Rheingold qui déploie tous les sortilèges de l’illusion et du théâtre. C’est une production sans nul doute importante pour ce qu’elle affirme de l’œuvre et pour son parti pris didascalique, pour ce retour au texte que tant de spectateurs appellent de leur vœux . Mais elle pèche par l’absence de théâtre d’acteurs, par l’inexistence d’un travail continu sur les personnages et par essoufflement sur la durée.
Enfin, c’est aussi une production qui a beaucoup souffert musicalement, avec de multiples remplacements et qui malgré tout, parce que le MET est un grand théâtre, réussit à convaincre dans l’ensemble, grâce à Terfel, Siegel, Kaufmann quand il est là, Westbroek, Morris, Owens, Paterson et König, allez, ça n’est déjà pas mal!!
Alors, on est quand même triste et  mélancolique de quitter New York et de voir s’éloigner pour un temps l’esplanade du Lincoln Center. Il y a trois Ring l’an prochain au MET, mais avec une distribution moins stimulante: il faudra sans doute attendre quelques années pour une grande reprise avec de nouveau, les justes chanteurs.
[wpsr_facebook]

CONCERT À CARNEGIE HALL NEW YORK: Alan GILBERT dirige le NEW YORK PHILHARMONIC (MAHLER SYMPHONIE N°6) le 2 mai 2012

Du haut du paradis...

Quelques considérations supplémentaires sur Carnegie Hall, pendant que les français dormaient, bercés par le doux rond rond du grand débat médiatique du jour entre FH et NS. Ce soir, c’était une fois encore Mahler dont il était question, avec la Symphonie n°6 “Tragique” par le New York Philharmonic dirigé par son chef permanent Alan Gilbert.
En arrivant je me suis de nouveau promené dans les couloirs, j’ai remarqué d’autres photos dédicacées (Bruno Walter, Jeanette McDonald, Tatiana Troyanos, Michael Tilson Thomas) et je me suis attardé dans le couloir des autographes, en attendant l’ascenseur qui m’amènera au paradis, tout en haut, dernier rang du Balcony. En effet, il faut connaître un peu les trucs pour éviter queue et cohue. Vous arrivez à 19h20, vous prenez l’ascenseur qui vous amène obligatoirement au niveau du “Parquet” (fauteuils d’orchestre). Vous allez boire un pot au Citi Bar, et à 19h35, vous rappelez l’ascenseur conduit par une charmante jeune fille (bouton descente: très important). L’ascenseur s’arrête, il est vide, vous descendez au niveau du lobby et vous êtes tranquillement dans un ascenseur où va s’engouffrer une foule monstrueuse: pas de queue, pas de bousculade….
Bon ce soir le Citi Bar était fermé, occupé par une “Private party”. Et donc j’ai pu passer mon temps à regarder les partitions autographes ou les lettres de compositeurs connus (Berlioz) ou inconnus. Et en lisant les lettres en français de Ruggero Leoncavallo (“I Pagliacci”) ou de Franz Liszt, j’ai été frappé par leur magnifique français. De Liszt, je le savais, de Leoncavallo, pas du tout, et j’ai pu admirer le style et l’aisance sans une faute ni de syntaxe ni d’orthographe. On apprenait bien les langues au XIXème siècle. Prenons en de la graine.
Bon c’était mon quart d’heure digressif. Revenons à notre concert.

New York Philharmonic

Le New York Philharmonic, c’est une première pour moi. J’ai entendu bien d’autres grands orchestres américains (Boston, Pittsburgh, San Francisco, Los Angeles, Cleveland, Chicago). Je me souviens en 1982 avoir entendu San Francisco avec Tilson Thomas au fameux Hollywood Bowl et Boston avec Ozawa dans Fidelio (Behrens, Mac Cracken) à Tanglewood; mais jamais le New York Phiharmonic, dont j’ai beaucoup de CD (Mahler Bruno Walter, Mahler Bernstein, Boulez Wagner). Le New York Philharmonic, grâce à Bruno Walter (comme le Concertgebouw en Europe grâce à Mengelberg) a son brevet Mahler en poche et Leonard Bernstein a continué la tradition (tout mahlérien a son intégrale avec NY!). C’était donc une grande joie d’entendre dans Mahler cet orchestre exceptionnel (et après l’avoir entendu, on peut dire qu’il l’est!). Peu de gens savent qu’en 1989, Claudio Abbado était sur le point d’en prendre la direction au moment où il a été élu par les Berliner Philharmoniker, à sa grande surprise (ce fut une question de quelques jours).  Bien sûr, Berlin, c’était mieux! Mais je suis sûr que cet orchestre, au répertoire plutôt ouvert, lui aurait aussi convenu.

Alan Gilbert

Alan Gilbert, 45 ans, est le premier newyorkais pur sucre, né à New York, à en avoir pris la direction, depuis 2009. Il est peu connu en Europe, même s’il a dirigé des orchestres comme le Concertgebouw ou les Berliner Philharmoniker, même s’il a été le chef principal du Royal Stockholm Philharmonic Orchestra, et encore principal chef invité du NDR Symphony Orchestra (Directeur musical Thomas Hengelbrock). C’est un enfant du milieu musical, voire du New York Philharmonic: son père Michael Gilbert et sa mère, la japonaise Yoko Takebe étaient eux-mêmes violonistes dans cet orchestre.
L’orchestre est une de ces phalanges, comme le sont souvent les orchestres américains, difficiles à prendre en défaut, chaque pupitre est en place, techniquement parfait, avec des pianissimi extraordinaires, pas une scorie, une vraie machine huilée à la perfection. Le son en est extraordinaire, magnifié par cette acoustique phénoménale de Carnegie Hall qui ne laisse rien passer: on entend tout, de manière tellement claire, tellement identifiable, tellement fine, qu’à la limite le son massif d’un “tutti” a des difficultés à monter comme tel, mais  semble fractionné en centaines de sons divers qu’on essaie de suivre chacun. Une expérience étonnante, surtout du dernier rang du “Balcony”, avec vue plongeante sur l’orchestre et le chef si lointains, et un son si proche, si immédiat, si présent.
Nous avons entendu une sixième pour moi assez inhabituelle, où a été privilégiée la dynamique, le sens de l’épopée, le volume sonore: c’est fort, mais au total ce n’est pas cela qui frappe.

Un premier mouvement martial, une sorte de marche décidée, qui laisse peu de place au doute ou à l’attendrissement, avec un sens de la dynamique significatif. Gilbert, au geste large, aux nombreux mouvements du corps, anime fortement cette dynamique qui séduit assez (le coeur bat la chamade) lors du premier mouvement. Il a choisi de donner l’andante avant le scherzo, au contraire de ce que Mahler avait écrit originellement: le scherzo s’enchaîne bien avec le premier mouvement (allegro energico ma non troppo) . L’andante est une grosse déception. Ce moment sublime, d’un lyrisme bouleversant, d’une mélancolie marquée, m’a tellement secoué en écoutant plusieurs fois Abbado (avec le LFO, mais encore plus avec les Berliner) qui fait pleurer l’orchestre comme personne, que cette fois, cela me laisse complètement froid. C’est parfaitement en place, tout y est, et rien ne prend. Le tempo semble un peu rapide, le son un peu épais, malgré les très beaux soli du premier violon. Le temps ne s’arrête pas, n’est pas suspendu, la sensibilité n’est absolument pas au rendez-vous.
Avec le scherzo et le dernier mouvement(finale, allegro moderato, allegro energico), l’épique reprend le dessus et visiblement Gilbert est plus à l’aise: le début du “finale” est tout à fait extraordinaire parce qu’on lit la complexité de la construction, et en même temps l’engagement, et la dynamique d’ensemble qui me fait irrésistiblement penser à la sculpture “Forme uniche della continuità nello spazio” de Umberto Boccioni (actuellement au MOMA, de 9 années postérieure

Forme uniche di continuità nello spazio / MOMA, NYC

à la symphonie, composée en 1904, ), dans son allure décidée, allant de l’avant. On est devant un Mahler très cinématographique, en cinémascope devant une vue de grands espaces je dirais, un Mahler très “américain” sans aucune touche péjorative de ma part, mais simplement illustrative.
Cette interprétation est paradoxale, elle est dramatique, mais pas tragique, elle serait même par moment ouverte et optimiste, et le tutti final si énorme avant les dernières mesures qui éteignent le son ne sonne pas comme un coup final, comme un couperet qui s’abattrait: alors que la symphonie a toujours été jouée assez fort, ici cela n’apparaît pas “fortissimissimo” comme cela devrait l’être. Le son est fort, mis en relief, mais jamais en représentation spectaculaire comme pourrait l’être le Mahler d’un Rattle, ni superficiel. C’est un vrai discours sur l’œuvre, qui dit des choses, qu’on peut cependant ne pas partager.
Au total, une grande expérience sonore, une vraie interprétation, un magnifique orchestre. Je n’ai pas été toujours à l’unisson, je ne suis pas toujours entré dans ce discours, mais il y eut des émotions, des battements de cœur, même si je préfère sans doute un autre vision de Mahler (suivez mon regard…).
[wpsr_facebook]

CONCERT À CARNEGIE HALL NEW YORK: Matthias GOERNE & Leif Ove ANDSNES (Lieder de MAHLER & CHOSTAKOVITCH) le 1er mai 2012

J’aime Carnegie Hall. Vieux bâtiment, riche d’histoire (120 ans) couvert de photos dédicacées de vieilles gloires connues ou inconnues (Magda Olivero, Jan Peerce, Josef Hoffmann ou d’autres). La salle possède une acoustique merveilleuse, où que vous soyez, mais y accéder, notamment aux places de Balcony, tout en haut, est d’une incommodité rare. Deux petits ascenseurs de chaque côté ou bien de longs escaliers aux marches très hautes et raides, peu adaptés au public du troisième ou quatrième âge. Puis, après l’ascenseur (Dress Circle) encore une volée d’escaliers pour arriver finalement en haut de la salle, vue plongeante impressionnante comme sur la photo avec l’ouvreuse qui vous dit de  bien faire attention aux marches, raides, hautes, difficiles en montée comme en descente. Vertige assuré. A part cela moquette rouges, uniformes rouges très chics du personnel. Un lieu un peu à part, en tout cas et lorsque vous sortez après un concert aussi retenu, recueilli, sensible comme celui dont je rends compte, vous tombez dans l’agitation de la 7th Avenue, avec les lumières de Times Square tout au fond, et sous vos yeux un vendeur de quatre saisons avec le public qui se précipite pour acheter deux ou trois fruits: le choc est total.
Ce fut un concert mémorable au programme à la fois surprenant et cohérent fait de choix de Lieder de Mahler extraits du Knaben Wunderhorn, des Rückert Lieder, et des Kindertotenlieder et de Lieder de Chostakovitch tardifs extraits de la Michelangelo Suite (op.145), composée à partir de poèmes de Michel Ange. Les textes se mélangent, se succèdent presque sans interruption, comme s’ils appartenaient à un même ensemble, comme en tous cas les deux artistes veulent les présenter en un tout cohérent. Ils ont préféré, plutôt que de donner les œuvres séparément, les unir en les liant par les thématiques, l’enfance et la fin de vie, la guerre, la mort (qui est le thème essentiel de la soirée), d’autant que Chostakovitch aimait Mahler et a souvent adopté ses techniques d’expression.
Ce programme déjà donné l’an dernier à Salzbourg, sera aussi donné à l’Opéra de Vienne le 30 mai…Si vous êtes par là….Et ne manquez pas Goerne dans le Schwanengesang avec Eschenbach à Paris Salle Pleyel le 11 mai prochain.
Dès le début, “ich atmet’ einen linden Duft” avec son jeu de mot sur le double sens de “linden”(délicat/Tilleul), pose l’ambiance et dessine un paysage d’une délicatesse infinie, le toucher très léger de Andsnes, la voix à la fois chaude et large de Goerne, avec sa facilité à l’aigu (presque donné en falsetto), montre à la fois la technique mais surtout un miracle de diction et d’expression. Ces Lieder de Mahler, qu’on entend souvent avec orchestre (Urlicht par exemple, qu’on retrouve dans la Symphonie Résurrection, chanté par une voix féminine) dessinent une ambiance complètement différente en récital avec piano. Ils diffusent une émotion plus intense, plus intime. L’immense salle de Carnegie Hall devient un extraordinaire lieu de l’intimité partagée: Urlicht, justement, qui clôt la première partie, a des allures de paradis (Mahler disait que ce devait être chanté comme par un enfant qui pense être au ciel). Et Goerne en donne une interprétation à la fois émerveillée et recueillie qui impose un silence final très impressionnant. Même remarque pour les choix de deuxième partie, avec le sommet constitué par “Ich bin der Welt abhanden gekommen”, qui impose une impression de temps suspendu et de mort heureuse. On sait que Mahler le composa à Maiernigg en Carinthie et qu’il exprimait une grande satisfaction de créer dans ces conditions. Goerne et Andsnes réussissent à exprimer cette satisfaction, cette expression d’une sorte de mort  douce avec une telle sensibilité et diffusant une telle émotion que les larmes viennent aux yeux. “Es sungen drei Engel” qu’on entend plus souvent dans la troisième symphonie (avec choeur de femmes et choeur d’enfants), donne aussi cette impression de légèreté, et de joie, avec une économie de moyens impressionnante. Quant aux chants de guerre (“Wo die schönen Trompeten blasen”, “Revelge”, “der Tambourgs’sell”) qui réussissent à exprimer à la foi l’angoisse, la nostalgie, la douleur, et l’attente de la fin, ils gardent cet aspect populaire et presque enfantin qui ne leur donne que plus de force. Goerne réussit ce prodige de chanter presque comme un enfant.
Les mélodies de Chostakovitch ont été publiées en 1974. Ce sont les “Seven sonnets of Michelangelo” présentés en 1967 par Peter Piers et Benjamin Britten qui ont donné l’idée à Chostakovitch de composer son op.145. Il faut lire les sonnets de Michel Ange, bouleversants sonnets d’amour et sonnets amers sur la situation politique de Florence et la corruption ambiante: Chostakovitch compose 11 mélodies regroupées par thèmes commun, amour, qu’il va orchestrer en 1975. Les thèmes en sont le lyrisme et l’amour, la corruption, la mort et l’immortalité (dans l’épilogue), dans l’ordre: 1 Vérité 2 Matin 3 Amour 4 Séparation 5 Colère 6 Dante 7 Pour l’exil 8 Créativité 9 Nuit
10 Mort 11 L’immortalité. le programme de la soirée en inclut 6, Matin, Séparation, Dante, Nuit, Immortalité, Mort. Ce programme propose des mélodies de chaque partie : Matin et Séparation font écho au cycle d’amour et de lyrisme. Dante fait écho à l’exil forcé de Dante et au sort fait aux artistes, comme claire allusion à la situation de l’art dans l’URSS d’alors.

La Notte, Michel Ange, Sagrestia nuova, Basilique de San Lorenzo

Nuit se réfère à la statue éponyme de la sacristie de la basilique de San Lorenzo, avec un magnifique solo de piano et un texte qui oppose le calme de la nuit et un monde fait de honte et de crime, c’est pour moi l’un des plus beaux de la série.
Les deux artistes ont placé “Immortalité” avant “Mort” et préfèrent donc exprimer avant l’idée de mort celle de la complète liberté de l’immortalité, placée juste après “Ich bin der Welt abhanden gekommen”, le poème de la mort douce, et le poème “Mort”, plus dramatique, côtoyant “Der Tambourgs’Sell”, qui évoque un Tambour probablement condamné à mort.

On ne sait que privilégier dans ce concert, l’intelligence de la composition du programme, la variété des couleurs de la voix de Goerne, qui est à la fois joyeuse et mélancolique, qui n’exagère jamais les contrastes avec un volume égal, même si on sent la puissance de la voix quelquefois subitement remplir l’immense vaisseau. Un contrôle qui permet à la fois des notes filées, des aigus en falsetto, des graves impressionnants, et en même temps une impression de suavité et de douceur qui prend aux tripes. En cela on sent parfaitement l’entreprise construite en commun.

Leif Ove Andsnes ©Felix Broede

Andsnes est lui aussi d’une très grande légèreté et d’une très grande douceur, avec un son souvent ouaté et délicat, mais aussi- notamment dans Chostakovitch ou dans les chants militaires de Mahler- réussit à exprimer ce mélange de rudesse, et de douceur, et à évoquer en même temps l’enfance. C’est vraiment un travail exceptionnel.
On comprend que, grand lecteur des sonnets de Michel-Ange et adorateur de Mahler, j’ai pu être séduit puis complètement pris par un programme très original, passionnant, qui ne distille jamais l’ennui, ou la lassitude, mais l’envie d’en entendre plus, de demeurer dans cette atmosphère si particulière où la mort est douce et la vie amère.

[wpsr_facebook]

Photo by John A. Lacko courtesy of the Gilmore Keyboard Festival.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, SIEGFRIED, le 30 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Jay-Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Siegfried terrassant le Dragon ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Mais pourquoi ces cris? Katarina Dalayman, comme dans Walküre, mais de manière encore plus accusée, a remplacé toutes ses notes aiguës et suraiguës par des  cris stridents. Sans cesse, et pendant tout le duo du troisième acte. Cela n’avait pas mal commencé pourtant avec un joli “Heil dir Sonne!” et puis dès que les difficultés  nombreuses du duo sont apparues, les cris sont apparus avec, à en devenir gênants voire franchement dérangeants. Le public ne lui a pas réservé l’ovation que les autres ont reçue, et certains mêmes derrière moi ont hué. Ainsi madame Dalayman avait-elle trois voix clairement identifiables, les graves, comme toujours chez elle, inaudibles, le registre central, assez beau et large, et puis le registre aigu, fait de cris. Crispant. Si Madame Dalayman se met à chanter comme cela, je crains pour les dizaines de Brünnhilde auxquelles elle est promise les années prochaines. J’ai toujours eu des réserves envers cette chanteuse, plusieurs fois exprimées dans ce blog, mais j’avoue que je ne l’ai jamais entendue avec un tel défaut, si accusé.
Fatigue passagère? Espérons-le, mais comme c’était désagréable!
C’était d’autant plus désagréable que le reste de la distribution a  vraiment été extraordinaire, et que nous avons assisté à un Siegfried parmi les plus beaux de ces dernières années musicalement parlant.
Siegfried requiert, plus que les autres jours du Ring, un travail sur la diction, sur la composition, sur la vérité du dialogue pendant les deux premiers actes. C’est sans doute en ce sens le plus théâtral et pas forcément le plus spectaculaire (Dragon excepté, et encore, cela dépend ce qu’on en fait). La partie la plus spectaculaire est évidemment l’arrivée de Siegfried sur le rocher au troisième acte. Mais pour le reste, les chanteurs dialoguent, chantent en duo, sur le proscenium. Si rien n’est construit au niveau théâtral, si le jeu n’est pas travaillé, on risque le trou noir.
Ce fut magnifique d’abord grâce à l’extraordinaire performance de Gerhard Siegel dans Mime, qui allie composition, expressivité, volume (c’est un Mime à voix large et forte) et une diction parfaite (il est allemand et cela s’entend). Sans doute aujourd’hui le plus grand Mime, et en tous cas pour moi l’un des plus grands depuis l’immense Heinz Zednik (qui n’avait pas la voix grande de Siegel, mais qui écrase encore tous les autres par l’interprétation). Gerhard Siegel ne fait pas une caricature, ne compose pas un être plein de tics comme on le voit quelquefois. Il en fait un “simple” méchant, dont on n’a même pas pitié (alors que quelquefois, ce gnome nous fait pitié), un lâche, un raté dont on pressent l’échec. Prodigieux.
Eric Owens montre encore en Alberich le grand artiste qu’il est: la voix est puissante, profonde, le personnage inquiétant et animal, la diction est là aussi exemplaire (et il n’est pas allemand!),  c’est vraiment un des meilleurs Alberich qu’on puisse entendre depuis Günter von Kannen. Il faudrait évidemment l’inviter en Europe, il est de la pâte à triompher à Bayreuth.
Ne boudons pas notre plaisir à réécouter le Fafner de Hans-Peter König, qui a l’art de donner aux personnages qu’il interprète de sa voix ténébreuse et profonde, une grande humanité: son monologue à Siegfried est un modèle  (tout comme son Hunding, que je n’arrive pas à trouver totalement méchant), il offre à voir toute l’ambiguïté du genre humain.

Bryn Terfel, Der Wanderer ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Quant à Bryn Terfel, il est tout simplement prodigieux. Il emplit la scène à lui seul, il est Wotan. Le personnage a vieilli, cheveux longs et blancs, qui contraste avec Siegfried, longs cheveux blonds frisés, comme un Wotan adolescent. Son Wanderer est vaguement clochardisé, mais il n’est en rien las, en rien fatigué sauf lorsque Siegfried rompt sa lance (Zieh hin! ich kann dich nicht halten!). Son entrée au premier acte est imposante, son appel à Erda au troisième, perché sur la machine en équilibre tout simplement grandiose. Quant à la manière de dire le texte, à la manière de tourner les difficultés (qu’il n’affronte peut-être plus avec la facilité d’antan) en colorant le texte, par une expressivité pleine d’humour (la salle rit), quant à sa manière de lancer les aigus, il n’y a rien à dire, il n’y a qu’à rester admiratif devant le grand art: voilà un chanteur qui est évidemment une authentique incarnation, qui devient une référence: tous les autres Wotan devront se mesurer à cette aune-là. Pas un seul aujourd’hui ne l’égale. Il n’y a qu’à rester bouche bée, émerveillé. Rien que pour lui, cela vaut le voyage et la traversée de l’océan.

Jay-Hunter Morris (Siegfried) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Le Siegfried de Jay-Hunter Morris, est surprenant de jeunesse et de fraîcheur, il appelle la sympathie immédiate. Certes, l’accent de l’allemand n’est pas toujours un modèle, mais la diction est bonne, appliquée, et la voix, sans être grande, reste toujours d’égale puissance sans accuser la fatigue, et le timbre est joli (ce n’est pas le cas de tous les Siegfried), il aborde les difficultés des aigus avec une bonne technique de respiration qui masque peut-être les quelques limites de la voix: au contraire de sa partenaire, il ne force pas les aigus, il ne force pas la voix, il ne crie pas. c’est un ensemble très équilibré: on adhère immédiatement au personnage qui sait être émouvant (on a quelquefois des Siegfried agaçants, un peu bébêtes, ou foufous, ce n’est pas le cas ici) et qui est toujours souriant, un Siegfried qui donnerait foi en l’avenir. Très convaincant
C’est un peu plus contrasté du côté féminin.
L’oiseau de la jeune Erin Morley (diplômée de programme de formation des jeunes de la fondation Lindemann) est élégant, mais sans volume: on ne l’entend pas toujours très clairement. Patricia Bardon est très engagée comme Erda, mais les graves font quelquefois un peu défaut, ce qui dans le rôle, est un peu gênant. Elle n’a pas la voix d’outre tombe nécessaire, à la Anna Larsson. Mais comme je l’ai écrit pour Rheingold, le registre central et les aigus sont très impressionnants. Bonne prestation.
De Katarina Dalayman tout a été dit.
Mais la (relative) surprise vient de l’orchestre: un orchestre chatoyant, plein d’énergie, de couleurs, des cordes charnues, un son clair, un tempo juste: Fabio Luisi, pour la première fois peut-être depuis le début de ce Ring, est totalement convaincant, en phase avec le plateau, avec la dynamique qu’il faut: son prélude du troisième acte est prodigieux de force, son duo final prodigieux de lyrisme. Une réussite. On n’est plus dans la direction propre et précise à laquelle il nous avait habitués, on est vraiment dans l’interprétation, on plonge totalement dans l’œuvre.
A Dalayman près, voilà un Siegfried exemplaire, musicalement enthousiasmant, vocalement prodigieux. Standing ovation, pour la première fois depuis le début de ce Ring.
Quant à la mise en scène, elle continue de montrer ses limites.

Siegfried, Acte I ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Grâce à la science du jeu d’un Terfel, d’un Siegel ou d’un Owens, les scènes du premier et du second  acte sont bien construites, et excitent l’intérêt. Les effets scéniques de projection vidéo sur la “machine” sont toujours impressionnants: les effets d’eau, de cascade, de bassin sont incroyables, la nature sauvage avec ses animaux, serpents, insectes est prodigieuse de réalisme  non plus que l’oiseau, qui vole de branche en branche, jusqu’à la poitrine de Siegfried ou

Siegfried traverse les flammes ©Sara Krulwich/The New York Times

Siegfried (doublé par un acrobate) qui traverse les flammes. On l’a dit, l’entrée de Wotan émergeant de l’eau  au 3ème acte et le tableau de Erda, gris et argenté, sont frappants, le tableau final du rocher, plein de verdure au centre (le gel de Walküre naisse la place à une nature qui renaît) et sur les côtés les flammes qui continuent de jaillir,  est d’une grande beauté, très suggestive. Mais à force de ne rien voir venir  dans le jeu scénique et les mouvements que ce qu’on voit sur toutes les scènes du monde (le duo Siegfried/Brünnhilde est affligeant de banalité) , et notamment dans l’ancienne mise en scène de Schenk sur cette même scène, pas franchement différente dans l’esprit (enlevez la machine et remettez les vieux décors, vous aurez les même mouvements), on trouve cela un peu ennuyeux. C’est dommage.
Il est vraiment regrettable que cette mise en scène ait tout axé sur le visuel, et bien peu sur le théâtre. Certes, le visuel est souvent à couper le souffle, avec ses images à la Druillet, comme ce Dragon de bande dessinée qui sent son carton-pâte, un peu comme un décor à la Méliès, mais un peu de théâtre en supplément eût été bienvenu.
Allons, ne faisons pas la fine bouche: en sortant, nous nous disions tous que ce Ring décidément, et malgré ses accidents ou ses limites, valait le voyage: c’est sans doute aujourd’hui l’un des mieux distribués, on en a quelquefois plein les yeux, et le plus souvent plein les oreilles: vivement jeudi pour Götterdämmerung.
[wpsr_facebook]

Siegfried, par Peter Doig

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 : VĚC MAKROPOULOS (L’affaire Makropoulos) de Leoš JANÁČEK le 27 avril 2012(Dir.mus:Jiři BĚLOHLÁVEK, Ms en Scène: Elijah MOSHINSKY) avec Karita MATTILA

Karita Mattila – AP Photo/ ©Metropolitan Opera, Cory Weaver

Entre deux Wagner, le MET proposait, outre la fameuse Traviata de Willy Decker avec Natalie Dessay, la première de la reprise de Věc Makropoulos, dirigé par Jiři Bělohlávek et avec Karita Mattila. Une telle distribution ne pouvait que m’intéresser, d’autant que je n’ai pas entendu Mattila depuis plusieurs années.
Věc Makropoulos est une étrange histoire, au centre de laquelle une femme, Emilia Marty, une Diva célèbre, a vécu 337 ans: elle est connue au long des âges sous le nom d’Elina Makropoulos, d’Ellian Mac Gregor, ou Eugenia Montez (car on comprend que sur 3 siècles elle ne peut pas garder la même identité) . Ayant bu un élixir de vie éternelle fabriqué par son père, Hieronymus Makropoulos,et qui perd au fil du temps ses pouvoirs; Elina, qui arrive au terme de ses 300 et quelques années, vient à Prague retrouver la formule écrite par son père, qui va lui permettre de repartir encore pour un long bail de vie:  elle doit donc récupérer des papiers qui se trouvent dans la famille Prus, qui est en procès avec la famille Gregor, dont Albert Gregor, descendant d’un fils illégitime de Prus et d’Ellian Mac Gregor. Après avoir récupéré le précieux papier, et après avoir provoqué le suicide de Janek Prus, le fils du baron Prus, elle est démasquée, elle est lasse de la vie et donne le papier à la jeune Kristina, fille du clerc Vitek, qui le brûle. Elina/Emilia tombe, morte.
L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment.
On se souvient du spectacle parisien (et madrilène) de Krzysztof Warlikowski où le metteur en scène avait transposé cette histoire dans le mythe cinématographique, faisant d’Emilia une Marilyn Monroe, avec au fond un gigantesque King Kong, dans une ambiance hollywoodienne des années trente. C’était un spectacle frappant, par sa justesse et la qualité impressionnante de la mise en scène et des interprètes.
La mise en scène du cinéaste et homme de théâtre australien Elijah Moshinsky a été montée en 1997 pour Jessie Norman, dans une version anglaise dirigée par David Robertson. Elle est reprise ici en langue tchèque et pour Karita Mattila, qui a eu un peu de déboires ces dernières années (notamment pour sa Tosca). C’est une mise en scène qui se passe dans les années 40 ou 50, probablement fondée elle aussi sur les Divas de cinéma ou sur le phénomène Diva: au fond, un gigantesque portrait de Emilia Marty, qui ressemble quelque peu à Marilyn Monroe elle aussi, notamment quand elle apparaît en scène en tailleur bleu ciel et coiffure blonde platinée. Les décors d’Anthony Ward sont impressionnants, en premier le cabinet du docteur Kolenaty, avec ses centaines de tiroirs à dossiers qui montent au plafond, comme une sorte de mémoire historique que la pièce, une sorte de thriller, va devoir élucider (Ronconi avec une autre Diva, Raina Kabaïvanska,  et en italien, à Turin avait fait avec sa décoratrice Margherita Palli une sorte de lieu bibliothèque qui étourdissait. Certains ont fait remarquer qu’Emilia Marty est à peu près aussi vieille que l’opéra, et voyaient dans l’œuvre un hommage à ce que les italiens appellent le “Divismo” , d’autres notent que c’est la seule œuvre de qui se déroule dans un univers citadin, bien rendu par le décor ici.

©Klotz/Metropolitan Opera

Le deuxième acte est la scène vide de l’opéra, on vient de jouer Aida, et un sphinx géant trône au milieu de la scène. Ce peut-être un rappel d’Aida certes, mais pourquoi pas une double référence à Verdi et Mankiewicz (référence à l’entrée triomphale de Cléopâtre/Elizabeth Taylor) pour rester dans l’idée de divismo. La Diva n’a pas d’âge, elle est éternelle, comme la  Callas, ou la Malibran.

©Sara Krulwich The New York Times

Le dernier acte est un salon, que la Lulu de Berg ne contredirait pas. Voilà le centre de gravité de l’œuvre, traversée par une Karita Mattila qui nous fascine de bout en bout, au début quand elle entre en scène, à la fin lorsqu’elle raconte sa vie et sa vérité.
Karita Mattila a tout pour ce rôle, le physique, magnifique (lorsque le rideau se lève sur le salon du troisième acte, où elle gît sur un sofa, après une nuit d’amour, elle en est même troublante), la voix est somptueuse de bout en bout: son entrée en scène est magistrale, ses aigus sont larges, triomphants, puissants, ses graves prodigieux, avec un immense volume: une incarnation, presque définitive, qui me restera dans la mémoire.
Elle est entourée de bons chanteurs, à commencer par un revenant, Richard Leech, qui il y a 20 ans était le grand ténor qui laissait espérer une carrière énorme faite de Faust ou de Duc de Mantoue, et qui a disparu des scènes européennes. On le retrouve avec une voix  claire, très tendue (il chante beaucoup en force) mais sans erreurs. Belle surprise.
Autre bonne surprise, le Prus de Johan Reuter, un timbre de baryton basse de très bonne facture, comme le Dr Kolenaty de Tom Fox ou surtout le joli Vitek du ténor Alan Oke. Le jeune Matthew Plenk chantait le malheureux Janek, avec vigueur et engagement et surtout, une très jolie Kristina qui faisait ses débuts au MET, Emalie Savoy, délicieuse de fraîcheur.
Bref une distribution équilibrée, qui entourait la Diva de manière avantageuse.
La direction de Jiři Bělohlávek est comme toujours très élégante, très précise, qui fait moins sonner l’orchestre comme on en a l’habitude dans la musique rutilante de Janáček, mais qui lui garde une clarté et une lisibilité qui constitue un modèle du genre. Certains ont mis cette relative discrétion de l’orchestre sur le compte de répétitions insuffisantes à cause du Ring, je n’en suis pas si sûr, mais c’est peut-être un parti-pris, pour cet opéra à texte, sans chœur, sorte de conversation en musique, qui aurait pu d’ailleurs être jouée sans entractes (1h45 de musique environ) et qu’on a divisé avec deux entractes au contraire, au risque de perdre un certain fil dramatique.
Le résultat sur le public a été immédiat, standing ovation, hurlements pour Karita Mattila: la Diva avait encore frappé.

IN MEMORIAM VERIANO LUCHETTI (1939-2012)

Un autre chanteur de mes années de jeunesse vient de disparaître , le ténor Veriano Luchetti, sans doute peu connu des jeunes générations. C’était un  artistes qui assurait une représentation, toujours avec un succès égal, jamais pris en défaut, et avec une honnêteté et une modestie notable. A d’autres époques, le manque de ténors de bon niveau lui eût assuré une carrière plus spectaculaire. Il était considéré souvent comme un bon ténor de série A, mais pas une star à l’égal des stars d’alors qui avaient nom Pavarotti, Carreras, Domingo, Vickers.
C’était une voix claire, qui n’avait pas un timbre exceptionnel, mais une technique telle, un tel contrôle, un art des notes filées et des mezze-voci, des aigus si assurés, qu’il avait toujours un grand succès à la représentation. A Paris, il a interprété Don Carlo en 1975 (en alternance avec Giuseppe Giacomini) Gabriele Adorno dans Simon Boccanegra (Avec Abbado) et c’était magnifique, il a aussi interprété Alvaro de la Forza del Destino et Gaston de Jerusalem en 1984: il était considéré comme une grande voix pour Verdi , alors qu’à l’audition, la voix semblait plus petite et fragile, en réalité, elle était solide et sans failles.
Combien de fois me suis-je dit, entendant la misère actuelle des voix verdiennes: ah! si Luchetti était là!

Je l’avais personnellement connu dans des circonstances pas du tout lyriques: je faisais une cure dans un hôtel des Dolomites, à Brixen/Bressanone, pour perdre un peu de poids, et nous nous retrouvions le soir, autour d’une tisane infecte pour plaisanter sur notre sort et discuter un peu d’opéra, il était sympathique, toujours souriant. Il avait épousé un soprano très investi dans le travail avec les jeunes, Mietta Sighele, plus adaptée au répertoire puccinien et vériste.
Tous les amis de ma génération sont tristes aujourd’hui.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE, le 28 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Franz VAN AKEN(remplct Jonas KAUFMANN), Eva-Maria WESTBROEK

MET, 28 avril 2012, 10h30

J’ai déjà rendu compte deux fois de cette production, une fois au cinéma, et tout le monde était présent, dans la fosse comme sur le plateau, une fois dans la salle, et James Levine s’était fait remplacer. Ce matin (la représentation était à 11h), c’est Jonas Kaufmann qui a fait défaut, au grand dam de tous les spectateurs, au point que Peter Gelb lui même est venu sur scène faire l’annonce avec beaucoup d’humour, puisque le remplaçant est à la ville l’époux de la Sieglinde du jour, Eva-Marie Westbroek. Franz van Aken devait être dans la salle, il sera sur scène et a sauvé la représentation.
Cette Walküre révèle clairement le prix et le défaut de la  production de Robert Lepage: dès que la dramaturgie impose un travail sur l’acteur et sur les rapports entre les personnages, comme tout le premier acte, ou la longue scène de Wotan au deuxième acte, alors sauve qui peut: les chanteurs font ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent, cela devient ennuyeux, l’espace de jeu est très réduit (le proscenium est assez étroit), et pour peu que le chef ralentisse le tempo à l’extrême pour permettre au chanteur en difficulté (ici Siegmund) de chanter,  cela devient mortel.
En revanche, quand le spectaculaire reprend le dessus (chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan) alors cela redevient sublime, voire inoubliable, à pleurer comme dans le troisième acte de ce jour.
La représentation a navigué entre ces extrêmes, et pour finir on sort quand même sonné de ce troisième acte chavirant et d’un Bryn Terfel totalement bouleversant, provoquant une très grande émotion.
Alors que l’Or du Rhin est un festival de trouvailles et de réalisations visuelles, la Walkyrie impose une certaine fixité scénique, décor unique du premier acte, longues scènes dialoguées du deuxième: le premier acte, dirigé avec des tempos trop ralentis (on espère toujours que cela va se dynamiser, se réveiller, mais non! Presque jusqu’à la fin, cela se traîne: cela pourrait convenir jusqu’à la sortie de Hunding et au monologue de Siegmund (Wälse!), cela ne convient plus du tout dans le duo Sieglinde/Siegmund qui devrait illustrer montée du désir,  joie de l’amour,  foi en l’avenir.
On peut arguer que Fabio Luisi, très attentif aux voix, ait voulu aider le ténor Franz van Aken qui chantait au MET pour la première fois, sans répétitions ou presque, et surtout sans aucune idée du volume de la salle. En dirigeant lentement, il permet au chanteur de prendre ses marques, mais en même temps il a épuisé son souffle. Franz van Aken a chanté Siegmund dans un remplacement à la Scala, et n’a pas abordé le rôle depuis plusieurs mois. La voix au début apparaît claire, bien posée, avec un joli timbre, mais assez vite le souffle va manquer. Les “Wälse” sont moyennement tenus et surtout ne sont pas projetés, on les entend, mais avec un volume bien inférieur à ce qui est habituel. L’artiste défend la partition, mais en ménageant son souffle, par exemple pour lui permettre d’aborder le redoutable “Wälsungen” final (que même Vickers a raté jadis au MET) en sécurité, et de fait, cette fois, le son est là, la projection, et la force. C’est surtout au deuxième acte que les choses se sont gâtées, lorsqu’il chante en coulisse juste avant le combat, on l’entend à peine, et il finit presque en parlant. Il a assuré au premier acte, et s’est écroulé au second. Vu les circonstances et vu qui il remplace, on ne peut le juger qu’avec une grande indulgence: reconnaissons qu’il a sauvé la situation, et que le matériel vocal n’est pas négligeable.

Franz van Aken et Eva-Maria Westbroek ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Eva-Maria Westbroek, son épouse à la ville, mais pas sa soeur, comme Peter Gelb l’a souligné par allusion dans son discours au public, en revanche montre comme toujours à la fois son engagement et sa force et un chant à la fois dramatique et tendre. Elle est une de ces chanteuses qui possède à la fois la puissance et le sens dramatique, mais une couleur d’une très grande humanité, d’où un son qui prend le spectateur aux tripes et qui le bouleverse. Au premier acte, on la sent attentive à ne pas écraser son partenaire, ses quelques mesures du troisième acte sont chavirantes. C’est aujourd’hui à mon avis la Sieglinde de référence.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est bien connue puisqu’elle la chante sur de nombreuses scènes, dont Paris, dont Salzbourg, dont Aix. Ce soir, elle a été en dessous de ses prestations habituelles: les “Hojotoho” sont brutaux et se terminent par des cris stridents, non tenus, et les aigus vont être souvent criés. Ainsi, les défauts habituels (graves absents) sont là, et s’ajoutent des cris qui remplacent des notes qu’habituellement cette chanteuse aborde sans difficultés. Voix non homogène, manque de legato, manque de négociation des passages, Madame Dalayman ce soir n’était pas au mieux de sa forme. Attendons la suite.
Magnifique comme d’habitude le Hunding à la fois brutal et humain (il réussit cette performance qui consiste à être les deux à la fois) de Hans-Peter König, voix profonde, sonore, présence indiscutable, voilà un chanteur qui déçoit rarement.
Magnifique comme d’habitude l’exceptionnelle Stephanie Blythe dans Fricka: elle a tout, les graves sonores, les aigus, l’homogénéité et son arrivée dans son char est impressionnante et réussit à conjuguer son physique très(trop) avantageux, et son statut: le personnage s’impose, et envahit la scène. C’est éblouissant.
Et puis il y a Bryn Terfel: bien qu’il ne soit pas toujours au mieux du point de vue technique (sa dernière note au troisième acte est brutalement lancée, sans préparation, sans passages, et surprend), il est incroyable d’humanité. Il a une manière de dire le texte, avec clarté, en donnant une inflexion à chaque mot, avec cette voix à la fois douce et puissance, ce timbre clair, et cette énergie du désespoir qui en fait un Wotan irremplaçable. Son deuxième acte était déjà impressionnant, aidé aussi par certaines idées: quelle arrivée, quelle image!

Walküre Acte II ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Ou comme cet œil gigantesque qui semble fixer la salle : tout la mise en scène, absente du plateau, malgré quelques belles images, était dans sa voix, colorée et expressive, mais surtout il réussit à faire un troisième acte anthologique, qui tire les larmes. Rien que ce troisième acte justifie le voyage! Et de plus, Luisi dirige vraiment l’orchestre, avec lyrisme, avec chaleur, avec justesse, et enfin, les images stupéfiantes se succèdent et donnent à l’ensemble un cadre grandiose:

Chevauchée des Walkyries ©Ken Howard/Metropolitan Opera

les huit Walkyries chevauchant les pals de la machine (applaudissements à scène ouverte),

Arrivée de Brünnhilde Acte III ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’arrivée de Brünnhilde avec la machine mimant les ailes dorées de Grane, la montagne enneigée du duo avec Wotan d’où des avalanches scandent les moments clés, et

Image finale ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’image finale, hallucinante, de cette Brünnhilde endormie, tête en bas, figée dans un ilot glacé et entouré de flammes: tout contribue à secouer le spectateur et à l’envahir d’émotions inoubliables.

Ajoutons pour finir quelques idées de mise en scène, comme l’évolution des costumes et des attitudes: les Dieux dans l’Or du Rhin étaient un peu sauvages, comme cette chevelure de Wotan qui cache son oeil et qu’on retrouve dans la chevelure de Siegmund et Sieglinde: cette fois, Wotan, souverain installé, est en armure étincelante, il est coiffé, et son oeil est caché par un cache oeil, Fricka arrive en grand appareil, sur un trône stylisé décoré de cornes de boucs (sont chariot dans la légende est traîné par des boucs): ces Dieux sont “arrivés”, “installés” quand sous eux se déroulent des aventures sauvages. L’histoire évolue, et une fois de plus, c’est par le visuel qu’on perçoit cette évolution.
Ainsi, et malgré les incidents de la représentation, malgré çà et là des imperfections parfois lourdes, il restera de ce moment l’incroyable émotion finale, qui efface tout le reste, et qui marquera le souvenir. Il en est sans doute ainsi des grands spectacles, ils laissent une marque, malgré tous les incidents du parcours, et ils frappent au cœur, une seule fois, peut-être, mais de manière définitive.
“C’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre”(Stendhal)

MET, 28 avril 2012, 10h45