IN MEMORIAM DIETRICH FISCHER DIESKAU

Ce n’était pas un chanteur, mais un diseur, tellement la qualité de la diction d’un texte primait sur toute autre chose quand il chantait du Lied. Il fait partie de cette race d’artistes qui possédait la musique jusqu’au bout de la voix, mais qui avait la conscience aiguë de la nécessité, dans la mélodie mais aussi à l’opéra, de prononcer un texte avec clarté, de le dire, de le projeter, de le mâcher: ce n’est pas un hasard s’il avait chanté Sachs, qui à chaque acte des Meistersinger donne à Walther une leçon de chant et qui doit chanter de très longs monologues. On le lui reprochait parfois : ce souci perfectionniste au dernier degré du texte le faisait taxer de maniériste, le faisait accuser d’artifice, comme si l’art pouvait être autre chose que suprême élaboration.
Dietrich Fischer Dieskau était si considérable que même le journal Le Monde affiche la nouvelle de sa disparition, à 86 ans, en première page. Pour comprendre l’incroyable gloire de l’artiste (que nous nommions “DFD” par affection entre nous, d’autres l’appelaient “Fi-Di”) je me réfère à la couverture du programme de ce mois de mai de Carnegie Hall, sur les 125 ans de la salle, qui affiche une photo de ceux qui furent les gloires de la maison pris ensemble en train de chanter en chœur : il y a Isaac Stern, Yehudi Menuhin, Svjatoslav Richter, Vladimir Horowitz, Mstislav Rostropovitch, Leonard Bernstein…et Dietrich Fischer Dieskau.  C’est-à-dire les Dieux de la musique.
Il chantait assez souvent à Paris, et c’était pour nous l’absolue référence, naturellement dans Schubert, mais chaque concert était une leçon : j’avais des amis qui le suivaient partout.
Mon plus grand souvenir : Lear de Aribert Reimann, écrit pour lui, créé à l’opéra de Munich en 1978 et que je vis en 1980 (avec sa femme, autre monstre sacré, Julia Varady). Les mots ne suffisent pas à décrire cette composition hallucinante et le souvenir de cette silhouette isolée, hiératique, sur le plateau dépouillé conçu par Ponnelle. Regardez-le dans la scène finale sur YouTube !
Encore un monstre sacré qui s’en va, mais qui reste toujours présent, depuis qu’il s’était retiré des scènes en 1992, parce que chaque chanteur de Lied depuis Fischer Dieskau est jugé à cette aune-là : la question est toujours « sera-t-il le nouveau DFD ? », on l’a posée pour Thomas Quasthoff, pour Matthias Goerne, on commence à se la poser pour Christian Gerhaher…Le chant évolue, et sans doute Fischer Dieskau a-t-il scellé une période nouvelle, une manière nouvelle de lire les textes et de lier le dire et le chanter : il a enseigné, il a dirigé, il a écrit. Il était un de ces artistes toujours présents en nous, avec une modestie médiatique que seules les légendes vivantes peuvent garder.
…Et il est parti le jour du 101ème anniversaire de la mort de Gustav Mahler.[wpsr_facebook]

BERLIN PHILHARMONIE 2011-2012: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER (SCHUMANN-BERG) avec Anne-Sofie VON OTTER et Isabelle FAUST le 13 mai 2012

C.A. vient saluer seul, à fureur de rappels, le 13 mai (comme le 11 d’ailleurs)

Peu de chose à rajouter au compte rendu du concert du vendredi, il fut aussi beau, aussi émouvant, avec le parfum mélancolique du départ en sus. Certes, au petit jeu des différences, qui est le péché mignon des mélomanes, on peut noter que l’Ouverture de Genoveva fut incontestablement “meilleure” (si ce mot a un sens à de tels sommets). Disons qu’elle fut encore plus fluide, avec un écho des instruments entre eux encore plus réussi, et une dynamique encore plus nette. On peut aussi noter que les Altenberg Lieder, déjà extraordinaires vendredi (encore ce soir, cette merveilleuse introduction au premier Lied), mais cette fois peut-être encore plus de perfection dans l’interprétation de Anne-Sofie von Otter, dont on entendait encore mieux la voix, qui suit les mouvements de  l’orchestre avec une précision redoutable, qui maîtrise totalement ce style et qui fait de sa voix à la fois un strict instrument de l’orchestre, tout en étant une présence éminemment humaine et donc éminemment émouvante. Cette double postulation rend la prestation tout à fait exceptionnelle.
Le concerto pour violon fut, comme vendredi, phénoménal par moments, avec un second mouvement d’une tendresse à vous serrer le cœur. C’est bien d’ailleurs ce qui m’a pris, tout au long du concert, avec des moments où mon cœur battait très fort, même en attendant les moments d’émotion éprouvés le vendredi, tout a recommencé: le troisième mouvement de Schumann est totalement bouleversant, et lorsque vous avez la chance immense d’être dans le Block H ou K (Ce soir c’était K, un peu plus haut, mais toujours face à l’orchestre) alors vous suivez Abbado, la main gauche, le visage, les expressions, les extases, les plaisirs et l’émotion musicale visible se transmet à vous, comment ne pourrait-il pas en être de même pour les musiciens, qui suivent les inflexions à donner seulement à regarder le visage, les signes minuscules, les regards d’Abbado d’un instrument à l’autre, ralentissant l’un, imposant à l’autre d’alléger, souriant au troisième. Ce fut comme vendredi, non pas beau, non pas bon, ce fut grand, parce que l’osmose chef-orchestre était totale, parce les berlinois était en état de grâce, et Abbado, à la sortie, disponible pour la trentaine de personnes qui l’attendaient à sa voiture, a signé de nombreux autographes, en souriant, disponible, détendu comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps.
A l’année prochaine! 18,19 et 21 mai 2013, avec Mendelssohn-Symphonie Écossaise, et…Berlioz-Symphonie fantastique !

Saluts d’Abbado et Isabelle Faust, vus du Block H (Vendredi 11)

 

STAATSOPER BERLIN am SCHILLER THEATER: MADAMA BUTTERFLY de Giacomo PUCCINI (Dir.mus: Andris NELSONS avec HUI HE) le 13 mai 2012

Madama Butterfly ©Monika Ritterhaus (Cio Cio San: Miriam Gauci)

Riccardo Muti, lorsqu’il était encore à la Scala avait coutume d’ironiser sur le système germanique de « répertoire », en vantant la qualité infiniment supérieure du système dit « stagione » (en cours à Londres, Paris, ou Milan qui garantit l’excellence des productions, qu’elles soient des nouvelles productions ou des reprises (répétées, avec un cast spécifique et donc une garantie de qualité). Je m’inscris en faux.  Seul le système de répertoire est capable de garantir au public l’accessibilité à tout le répertoire (d’opéra, ou même de théâtre), aux artistes  l’emploi: au lieu de leur payer les intermittences par le chômage, au moins, ils sont salariés, ils chantent ou ils jouent : certes les salaires du système de répertoire sont plus bas que les cachets du système stagione, mais au moins les artistes sont employés à plein temps. Le répertoire signifie un système de spectacle vivant fort, des subventions publiques (locales, régionales ou nationales) importantes, mais en matière d’éducation du public et de culture du spectacle, ce système est le seul véritablement capable d’irriguer un territoire. Je ne cache pas les difficultés afférentes au système, j’ai bien constaté la salle clairsemée de Leipzig, les difficultés financières des entreprises de spectacle, mais en même temps, je ne puis que constater que la Staatsoper de Berlin, pour cette Butterfly, affichait des prix n’excédant pas 65 euros, et qu’à 20 Euros, on avait encore une place de parterre (Pour mémoire, j’ai payé 16,70 Euros mon billet de Leipzig, au balcon, avec vision parfaite). Quand on voit les prix de la Scala pour des spectacles aussi nuls que la dernière Aida ou la dernière Tosca, ou la politique tarifaire hypocrite de notre Opéra national (qui la plupart du temps n’affiche jamais de spectacles vraiment nuls, mais souvent moyens), on se dit que du côté de Berlin, il y a encore un sens du spectacle public.
Parce que cette Butterfly de  répertoire, dans une production il faut bien le dire affligeante de Eike Gramms, qui remonte à 1991 (une japoniaiserie), affichait pour trois représentations rien moins qu’Andris Nelsons et Hui He, remplaçant Kristina Opolais (à la ville Madame Nelsons).  On me rétorquera  «  Oui, Nelsons, mais sans répétitions, parce que c’est du répertoire ». Nelsons ce soir 15 mai est en concert à la Philharmonie avec l’orchestre du lieu, la Staatkapelle Berlin, il a donc au moins un peu travaillé avec l’orchestre. Peu importe d’ailleurs parce que cette représentation a été vraiment une réussite, avec de longs rappels, grâce à une Butterfly magnifique, et grâce à un orchestre à la hauteur. On ne parlera pas de la mise en scène, sans aucun intérêt, et d’ailleurs, après vingt ans, c’est une mise en place dans un décor à l’étroit sur la plateau assez chiche du Schiller Theater.

Le Schiller Theater, siège actuel des saisons de la Staatsoper Berlin

Le Schiller Theater est un théâtre, mais pas une salle d’opéra. Il a été il y a quelques années menacé de fermeture ; ce fut une levée de boucliers. Ce théâtre est assez monumental, à vision frontale; il a été construit en 1907, reconstruit  en   1937-38, dans une architecture de Paul Baumgarten rappelant la Neue Sachlichkeit des années 20, mais aussi le style monumental nazi, il a été détruit par un bombardement, puis de nouveau reconstruit en 1950-1951, par Olf Grosse et Heinz Völker qui reprirent des éléments de l’ancien théâtre, et avec une salle de 1067 spectateurs, comme siège du théâtre d’Etat de Berlin.
Cette salle revêtue de bois a un rapport  scène-salle extraordinaire de proximité, mais une acoustique très sèche, absolument pas faite pour la musique.  Pendant trois ans au minimum (La Staatsoper Unter den Linden est au milieu d’un vaste chantier de reconstruction et réaménagement du Palais impérial et de ses alentours, et la salle doit être rehaussée et la scène modernisée) il en sera ainsi. Les berlinois s’en contentent, et ceux qui viendront voir le Ring coproduit par Berlin et la Scala aux prix raisonnables de Berlin et pas aux prix exagérés de Milan, s’en rendront compte : un Ring avec des chanteurs si proches, ce sera une expérience intéressante.

J’avais entendu Hui Hé à Milan, dans Tosca il y a quelques années. Voix puissante, mais sans expression pour mon goût. Je l’ai réécoutée dans Butterfly, et elle m’a vraiment touché et convaincu. D’abord, la voix a du grave, et surtout un registre central prodigieux, développé, massif, qui convient à Butterfly, les aigus sont là, surtout aux deuxième et troisième acte, accompagnés de raffinements, de notes filées, et surtout une expressivité souvent bouleversante. Au premier acte, l’ensemble m’est apparu un peu froid, à l’orchestre (très précis, très clair, mettant bien en valeur l’orchestration de Puccini, mais insuffisamment engagé, comme avec une distance) comme sur le plateau. Mais le deuxième et le troisième acte étaient plus engagés, l’osmose orchestre/plateau plus évidente. Et aussi bien dans l’air « Un bel dì vedremo » que surtout dans le duo avec Sharpless, l’émotion a gagné : d’ailleurs on ne s’y trompait pas, le public un peu bavard du dimanche après-midi s’est tu, saisi par l’émotion. Le troisième acte de Hui Hé a été bouleversant de bout en bout.  Et, il faut le dire, tirait les larmes.
L’orchestre de Andris Nelsons était lui aussi présent, accompagnant avec attention le plateau, avec un son très analytique, mais jamais froid, avec juste ce qu’il fallait de pathos pour créer les conditions de l’émotion et surtout un soutien exemplaire des chanteurs, réussissant à ne jamais les couvrir. Tous les chanteurs semblaient plus présents, plus engagés. D’abord le Pinkerton de Pavel Černoch, dont le physique correspond à la perfection à l’officier américain, mais aussi avec la froideur, la distance,  l’indifférence voulues pendant le premier acte. Son chant est juste, contrôlé, sans aucune scorie, mais glacial. Son regard est dur, bref, on lit déjà dans le personnage la suite et l’abandon. Quelle différence au troisième acte, où il est vraiment engagé, impliqué et où la voix « sort » vraiment ! Belle composition.
Le Sharpless de Alfredo Daza prend peu à peu corps, avec sa gaucherie, sa simplicité, son impuissance et sa lâcheté aussi, et aussi un style de chant qui correspond à ce qu’il veut donner du personnage : rien de démonstratif, mais plutôt discursif, comme une conversation. Quant à la Suzuki de Katharina Kammerloher, elle est juste, et émouvante, et remporte un vrai succès. Notons aussi le Goro de Paul O’Neill, le reste de la compagnie n’appelant pas de remarques particulières.
Voilà : c’était une représentation dite « de répertoire », dans un théâtre à l’acoustique discutable, un dimanche après-midi, et il y a longtemps que je n’avais pas été aussi ému par une Butterfly. Grâce à une extraordinaire chanteuse, grâce à un équilibre et un élan que le chef Andris Nelsons a su créer en soutenant un plateau de plus en plus engagé. Ce dimanche les larmes étaient au rendez-vous.

Schiller Theater, 13 mai 2012

OPERNHAUS LEIPZIG 2011-2012: AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL/Berthold BRECHT (Ms en scène: Kerstin POLENSKE, Dir.mus: William LACEY avec Stefan VINKE) le 12 mai 2012

Après Flotow et la campagne, Kurt Weill et Leipzig. Je n’avais pas vu Leipzig depuis vingt ans. A l’époque, une ville grise, toute bouleversée par des travaux multiples, des maisons à l’abandon, pas restaurées, pas ravalées. Aujourd’hui, une ville verte, aux larges allées, aux maisons superbes, un centre ville complètement réaménagé. Vaut le voyage comme disent les guides. Au centre, à deux pas de l’immense gare, la Augustusplatz avec d’un côté l’Opéra, de l’autre l’auditorium très moderne du Gewandhaus.
L’Opéra est un grand bâtiment construit par l’architecte Kunz Nierade entre 1956 et 1960, exemple de classicisme socialiste, la plus ambitieuse construction théâtrale de l’Allemagne de l’Est: vastes salles, vastes foyers, escaliers monumentaux, or, lumières, bois, une vraie belle salle à vision frontale d’environ 1800 places, une large scène de 16m d’ouverture, une grande fosse pour l’orchestre du Gewandhaus qui officie à l’opéra. Un magnifique théâtre pour un lieu d’histoire musicale très riche !
Mais ce soir, quelle tristesse, 300 personnes au plus, une salle clairsemée pour cette quatrième représentation de la nouvelle production de “Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny” qui devait être dirigée par le GMD Ulf Schirmer, mais qui est remplacé par son assistant William Lacey. Il est vrai que ce soir la concurrence du football est rude (finale de la coupe), mais il est vrai aussi que l’Opéra de Leipzig est en graves difficultés financières, alors que c’est l’un des fleurons de la culture musicale germanique, aussi bien par les compositeurs qui y ont été chez eux depuis sa création en 1693 que par des chefs comme Arthur Nikisch ou Gustav Mahler y furent attachés. C’est donc une grande maison qui emploie 700 personnes et qui vaut d’être défendue, et vantée.
Quelle tristesse, car la production, l’orchestre, la troupe sont de très haute tenue. Programmée au moment où le gros de l’orchestre est en tournée, Mahagonny est joué par un effectif réduit d’une trentaine de musiciens, au son chaud, rond, à la présence forte, et sans une scorie. L’opéra est conçu un peu comme une revue, avec des scènes séparées par des interventions d’un acteur/commentateur, une de ces fresques épiques qui nécessitent choeurs, espace, et voix puissantes.
L’histoire est celle d’une ville, née à l’initiative de trois malfrats, qui vont en faire une ville de plaisir pour les chercheurs d’or qui viennent y dépenser leur argent: prostitution, corruption, meurtres, tout y est permis: Brecht et Weill en font une sorte de métaphore du capitalisme. Œuvre interdite évidemment sous le nazisme.
Dans cette ville, rien n’est défendu et le motto en est “Du darfst”, (tu peux tout te permettre), motto inventé par un personnage bien léger qui brûle son argent, Jim Mahoney, et qui lorsqu’il se retrouve sans le sou, est condamné à la chaise électrique par les trois malfrats, dont la maquerelle Leocadia Begbick. La chanson emblème de l’oeuvre, “Alabama Song”, a été reprise en 1968 par les Doors et reste l’une des chansons les plus connues au monde. La figure du couple est représentée par Jim et la prostituée Jenny, aux rapports ambigus, où amour et argent s’entrecroisent et s’entremêlent.
La mise en scène de Kerstin Polenske, metteur en scène et chorégraphe, qui compose une mise en scène épurée, avec de beaux mouvements, notamment du chœur et des ensembles, qui se distribue autour de deux structures métalliques, un escalier au fond et un pont au milieu, quelques vidéos, quelques meubles, des couleurs vives et criardes (rouge, jaune/vert fluo): au départ on craint la monotonie, et en fait on ne voit pas le temps passer, c’est très fluide, très clair, très bien construit et joué.
On l’a dit l’orchestre est très bien mené, le son est très rond, le rythme très bien scandé, comme une vraie revue berlinoise, et la troupe de chanteurs de très bon niveau, à commencer par l’extraordinaire Mahoney de Stefan Vinke, qu’on a vu dans de nombreux rôles wagnériens, qui impose sa voix forte, ductile, et son jeu dynamique: il est très émouvant; la Jenny de la jeune canadienne d’origine grecque Soula Paradissis est une vraie trouvaille, voix pleine, forte chaude, bien posée, jeu dynamique, elle remporte un immense succès. Karin Lovelius est Leocadia, un rôle souvent confié à des gloires en fin de carrière (Gwyneth Jones le fut à Salzbourg), et elle campe le personnage avec force. Même si on est toujours un peu dubitatif quant à la place dramaturgique de cette femme tiroir-caisse.  Tous les autres membres de la troupe sont sans reproche. Une soirée de grand intérêt, qui montre le niveau des représentations dans cette maison, et qui fait regretter l’assistance clairsemée.
Au total une journée passionnante, chaleureuse, qui montre la richesse de l’offre germanique un samedi de mai, et qui ne donne qu’une envie, c’est de revenir.

EN PASSANT PAR BAD LAUCHSTÄDT, MARTHA de FLOTOW AU GOETHETHEATER (Troupe de l’OPERNHAUS HALLE) le 12 mai 2012

Il faisait beau ce samedi sur la route qui mène à Leipzig. Un temps pour “wandern”, pour se promener en errant un peu sur les routes du Sachsen-Anhalt, et l’idée est venue, avant d’atteindre Leipzig, de faire un crochet vers Bad Lauchstädt, charmante petite station thermale, très fameuse au XVIIIème et XIXème, si fameuse que Goethe y passait ses étés et y fit construire en 1802 un petit théâtre de campagne, tout en bois, pour des saisons d’été. Ce théâtre existe toujours, ainsi que les saisons qui débutent en avril. L’endroit est charmant, bucolique à souhait, alors que la région alentour est remplie de raffineries (Leuna) d’usines (Merseburg) et qu’elle semble le terrain chéri de ceux qui cultivent tous les moyens de produire de l’énergie: champs d’éoliennes géantes, parcs immenses de plaques solaires, centrales nucléaires. Pourtant, tout près de ces paysages agressifs, au fond d’un vallon vert gît Bad Lauchstädt, ce petit paradis bien heureusement oublié de la modernité industrielle. L’ami qui m’accompagne et moi décidons d’aller faire un petit pèlerinage dans ce lieu découvert pour ma part il y a vingt ans.
En arrivant, nous entendons distinctement de la musique et nous découvrons que c’est cet après midi (il est 15h environ) la Première de Martha de Friedrich von Flotow, dans une production de l’Opéra de Halle (la ville de Haendel). Nous décidons de rester, attendant l’entracte pour jeter un coup d’œil dans la salle. Peu après, une dame vient nous voir, nous demande si nous sommes en retard, nous lui expliquons notre petit détour, notre surprise de voir le théâtre en fonction, et, sans autre forme de procès, avec une douce gentillesse, elle nous propose de nous placer en salle après l’entracte pour que nous puissions voir la seconde partie du spectacle. Ravis, nous attendons autour d’un “Café Kuchen”, café et gâteau au pavot.
L’entracte arrive, et nous visitons la salle, une petite salle en bois avec un balcon,

qui contient environ 200 places, avec une petite scène et la place d’un orchestre réduit. “Martha” exige que l’orchestre déborde sur le balcon et sur les côtés.

L’endroit est charmant, paisible, souriant. Un petit paradis qui vient de s’offrir à nous.
Nous assistons donc à la seconde partie de Martha, merveilleusement placés par la dame qui appartient à la direction artistique de ce théâtre qui programme des opéras (Rossini, Mozart, Haendel, Flotow) des pièces de théâtre (Jakob Lenz), des lectures, des conférences (Peter Schreier). L’ensemble de la troupe et l’orchestre sont de l’Opernhaus Halle, qui se transfère pour l’occasion aux champs, Halle n’étant distante que de 35 km environ (et Leipzig d’une soixantaine). Quand on pense aux dizaines de petits théâtres de ce type en Italie (Vénétie, Emilie Romagne) qui sont de véritables bijoux, et qui sont fermés faute de politique culturelle digne de ce nom…
Tout de suite, ce qui frappe dans cette représentation, c’est  son niveau de qualité: un orchestre vraiment au point, très dynamique, très précis dirigé par un jeune chef, Kevin John Eduseï, premier prix du Concours de direction d’orchestre Dimitri Mitropoulos, qui a aussi participé aux classes de direction de Pierre Boulez à Lucerne.

Le son est clair, peu réverbérant, la salle est à peu près pleine.  La mise en scène, de Michael McCaffery, est discrète, dans ce petit espace, et joue sur les lumières, la vidéo, les jeux d’ombre et l’espace des balcons du théâtre, drapeaux anglais, projection de salle de théâtre, couleurs, et couleur locale, tout cela se déroule de manière fluide et sympathique. L’opéra comique est mondialement célèbre, et a été joué sur toutes les scènes du monde jusqu’à la seconde guerre mondiale, les grands mères amoureuses de l’opéra connaissaient toutes le grand air de Martha. Aujourd’hui, à part dans l’aire germanique, il a disparu des programmes des théâtres.
L’histoire est une sorte de marivaudage, deux jeunes filles, fatiguées de la vie de cour, décident de s’échapper et de se faire passer pour des servantes. Elles vont au marché de Richmond, sorte de marché de l’emploi, et sont “achetées” par deux jeunes paysans riches, Lyonel et Plumkett. On s’aperçoit vite qu’elles ne savent pas faire la servante, mais Lyonel tombe sincèrement amoureux d’Harriet (Martha), et Plumkett de sa confidente Nancy.
Harriet/Martha est bien légère et s’amuse de cet amour. Puis on découvre que Lyonel est le fils d’un noble banni, puis innocenté, et qu’il a sa place à la cour. Après quelques péripéties où Harriet/Martha joue un peu méchamment avec son soupirant, tout est bien qui finit bien: Harriet et Nancy tombent dans les bras de leurs amoureux. Le rôle de Martha exige un soprano bien aigu (Anneliese Rothenberger le chanta souvent) avec des notes très haut perchées que la jeune Marie Friedericke Schröder n’arrive pas toujours à négocier, mais le timbre est joli, la technique globalement maîtrisée, suraigus mis à part, le contrôle sur la voix et les notes filées bien assises. Nancy, mezzo soprano, est chantée par la  jolie Sandra Maxheimer, qui domine très bien sa partie, le ténor australien Michael Smallwood, qui chante beaucoup de répertoire baroque, et qui appartient à l’Opéra de Halle, a un chant engagé, un joli timbre, une voix très bien posée, avec quelques problèmes dans les passages, mais très propre dans l’ensemble. Très jolie prestation du baryton basse islandais Ásgeir Páll Ágústsson en Plumkett au timbre agréable et à l’engagement scénique marqué, une couleur rossinienne! L’ensemble de la troupe, et le chœur s’en sortent avec tous les honneurs. J’eus volontiers assisté à l’ensemble, mais ma première Martha fut donc une moitié d’opéra. Merci donc à cette dame de nous avoir permis de passer un aussi bon moment, très vivant, avec une participation du public très forte, un enthousiasme marqué, un vrai plaisir d’être là. Un enchantement. C’est cela aussi la musique en Allemagne.

BERLIN PHILHARMONIE 2011-2012: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER (SCHUMANN-BERG) avec Anne-Sofie VON OTTER et Isabelle FAUST le 11 mai 2012

Les dieux de l’Olympe (ou du Walhalla) volent, tuent, violent, séduisent, sont des menteurs, sont souvent de mauvaise foi, mais en même temps, quand ils donnent, c’est une pluie d’or qui tombe sur le monde (ou Danaé), c’est un Océan de beauté qu’ils dispensent. pas parfaits mais toujours grands, ce sont les Dieux.
Il en va (presque) de même pour Claudio Abbado, affectueusement appelé “Il Divino” par ses fans les plus proches ou Abbadio par les plus ironiques. Un jour il nous plonge dans la déception et la colère, et l’autre il nous enlève, il nous “rapte”, il nous emporte dans un tourbillon , dans un transport qui bouleverse une salle entière parce qu’il verse dans nos oreilles une pluie de bonheur. Et ainsi en fut-il hier soir à la Philharmonie, dans un programme étrange dont il a désormais le secret, un programme Schumann-Berg où ni Schumann ni Berg ne sonnaient comme d’habitude, où il s’est permis une de ses entourloupes favorites qui nous fait ouvrir un abîme sous nos pieds, l’abîme des possibles musicaux.

Claudio Abbado est un vieux chef désormais, mais s’il en a la liberté, il n’en a pas le style, il est tout sauf un patriarche. Sa carrière extraordinaire lui a fait tout diriger ou presque, les postes occupés ont été parmi les plus prestigieux (Scala, Vienne, Berlin sans compter Londres); et à 79 ans, il dirige Schumann comme un jeune homme le ferait, redécouvrant une partition retravaillée et relue. Abbado ne vit jamais sur ses acquis, il vit toujours sur la certitude qu’il y a encore à acquérir, qu’il y encore  à apprendre, que la musique est un tonneau des Danaïdes.
Dès l’ouverture de Genoveva, on se dit qu’on n’a jamais entendu ce Schumann là, fluide, dégraissé, “moderne”, avec un orchestre qui adhère, qui répond, qui s’écoute, qui fait de la musique. Pas de violents contrastes, mais une distribution du son, une diffraction qui nous prépare à Berg, les deux morceaux suivants d’une assez longue première partie (1h). Il en résulte une certaine légèreté, oserais-je dire rossinienne: le chef rossinien par excellence qu’est Abbado (il y est encore incomparable, n’en déplaise aux critiques d’aujourd’hui qui souvent ne l’ont pas entendu à la scène). Les sons s’organisent en crescendos, se diffusent avec une clarté inouïe, pas un instrument n’échappe à nos oreilles, avec des cordes à se pâmer (les altos! les violons!). Quel moment…et ce n’est que le moment propédeutique, car dès que les Altenberg Lieder sont attaqués, l’introduction au premier Lied (“Schneesturm”) affiche cette diffraction cristalline, cette bombe à fragmentation sonore qui nous montre un orchestre fait de micros sons qui se diffusent à l’infini. Ces Lieder brefs, presque des Haikus musicaux (des textes de “Ansichtskarten”/de cartes postales), renferment toute la palette des sons (le troisième “An den Grenzen des All” commence et finit par la série dodécaphonique). La délicatesse, la précision, l’extraordinaire concentration de l’orchestre (aux dires d’amis, supérieure à la veille) et la voix “instrumentalisée” de Anne-Sofie von Otter, toujours merveilleuse de netteté et de précision dans ce type de répertoire,  crée l’émotion par la retenue, par le formatage millimétré du son, avec une voix qui n’est pas grande, mais qui sait négocier tous les passages, qui sait se faire entendre, et l’attention d’Abbado à ne jamais la couvrir, à accompagner la voix (ah…le chef d’opéra qu’il est…) est palpable. Le dernier Lied “Hier ist Friede” est purement merveilleux de retenue, le moindre silence y est éloquent. Et il prépare si bien au concerto qui suit.
On commence d’ailleurs à comprendre les secrets de ce programme: Abbado cherche à relier les œuvres qui s’appuient ouvertement sur la musique de Bach. Il prépare un programme Bach pour décembre, et bonne partie des œuvres jouées ce soir se réfèrent par citations (Schumann) ou constructions (Berg) à la musique du Kantor de Leipzig.
C’est le cas de ce Concerto à la mémoire d’un ange, dédié à Manon, fille d’Alma Mahler et de Walter Gropius, qui est aussi un hommage à Gropius, l’architecte du hiératisme et de la géométrie. Références à un choral de Bach, à la Passion selon St Mathieu que Berg voulait avoir sous les yeux, aux Cantates, le Concerto à la mémoire d’un ange, en deux mouvements, est une construction référentielle! Isabelle Faust est incomparable de légèreté, de discrétion, de maîtrise du volume sonore, son approche lyrique est à elle seule un discours, l’approche du chef épouse avec une telle osmose celle de  la soliste, qu’on a l’impression qu’elle est le prolongement de l’orchestre: il n’y a pas de dialogue soliste/orchestre, il y a unité “ténébreuse et profonde”, les sons ne se répondent pas, ils se prolongent les uns les autres, ils composent comme un chœur inouï. Oui, ce Berg est phénoménal et le deuxième mouvement, dont les dernières mesures sont à pleurer d’émotion, est un chef d’œuvre à lui seul. Quel moment!
En deuxième partie, la sombre et mélancolique Symphonie n°2 de Schumann. Mais alors qu’à Lucerne, le son projeté rendait la couleur particulièrement grise de l’œuvre de Schumann (appelée par Sinopoli, rappelons le “psychose compositive”), ici, l’orchestre diffuse une autre musique, une autre lumière. Il y a de l’énergie (scherzo), il y a de la couleur (final), il y a aussi de la mélancolie (extraordinaire adagio), mais il me semble y voir non de la dépression, mais un certain optimisme. On est plus dans l’ouverture au futur que dans l’autocompassion. Un son ouvert, un romantisme dépassé, qui court vers l’impressionnisme. On est au seuil de Baudelaire et de Rimbaud, du Rimbaud de “Aube”. Un son dégraissé, sans pathos aucun, un orchestre déconcertant à force d’être précis dans ses réponses à la moindre inflexion du maître (j’étais au block H, derrière l’orchestre, les yeux fixés sur les gestes et le visage extatique du Claudio Abbado). Il est incroyable de constater que si encore une moitié de l’orchestre connaît Abbado pour l’avoir fréquenté au quotidien, une autre moitié est jeune, totalement formée au quotidien à l’approche de Rattle, qui est tout le contraire de l’approche libertaire de Claudio. Claudio laisse les musiciens jouer, avec toute leur place, dans une liberté incroyable, et ne donne pas vraiment de directives…et cet orchestre qui le connaît finalement assez mal le suit comme fasciné, comme entraîné, comme captivé… Et les solistes de l’orchestre(Pahud! phénoménal!) s’en donnent à chœur joie.
S’étonnera-on de l’explosion finale du public, de ses rappels infinis, de cette immédiate standing ovation? Eh! oui, ce fut un don extraordinaire que nous a fait Claudio ce soir. Une révélation. Comment ne pas l’aimer?

DER RING DES NIBELUNGEN AU MET 2011-2012: EN GUISE DE BILAN

MET, 28 avril 2012, 10h30

Au terme de ce voyage outre Atlantique, je voudrais un peu tirer les bilans de ce Ring, vu dans son intégralité du 26 avril au 3 mai, mais vu aussi en salle de cinéma, et aussi partiellement l’an dernier, puisque j’ai vu La Walkyrie (cette fois avec Jonas Kaufmann, mais sans Levine, ni Luisi) . Cette idée m’est venue en lisant un article bilan extrait d’un blog frère du site de The New Yorker, qui soulignait l’accueil particulièrement frais de cette production, les critiques négatives, l’attitude de Peter Gelb, le charismatique manager du MET. Beaucoup en soulignent les aspects traditionnels, les insuffisances, et affichent préférences marquées pour la production précédente de Schenk. Ce qui est en jeu aussi, c’est la manière dont la production a été ” vendue” par Peter Gelb et son sens de la pub. Tout cela a généré une grosse attente, et une grosse déception.
Le pari de Robert Lepage a été de proposer une production exclusivement fondée sur des effets visuels, pour une œuvre qui certes en réclame, mais qui contient aussi de nombreuses scènes dialoguées où les effets sont forcément limités. Quand l’œuvre appelle du spectacle (Or du Rhin, Walkyrie acte III, Siegfried Actes II et III, Götterdämmerung scène I,1 ) cela fonctionne, mais l’œil du spectateur s’habitue vite aux effets et la surprise joue de moins en moins: de fait c’est le Götterdämmerung qui apparaît le plus faible, le moins imaginatif, le plus ennuyeux. En jouant l’image, Lepage joue aussi l’imagerie, une sorte d’imagerie d’un style très proche de la bande dessinée qui fonctionne quelquefois (Le Dragon) mais qui tombe à plat aussi. Enfin, Lepage semble oublier qu’il y a des personnages qui interagissent, qui projettent aussi sur le spectateur une image. Les seuls personnages vraiment intéressants pour qui Lepage ait prévu un vrai statut semblent Wotan et peut-être Alberich, la face solaire et la face sombre: mais ils ne tiennent apparemment que parce qu’ils sont incarnés, par des artistes extraordinaires comme Bryn Terfel et Eric Owens. Je serais spectateur l’an prochain, je me méfierais des changements de distribution…Pour le reste, ils font ce qu’ils veulent, ou presque, s’ils sont bons, cela fonctionne (Mime: Gerhard Siegel) sinon ils font ce qu’ils font toujours sur la scène dans le Ring (Katarina Dalayman). Les costumes (sauf Wotan) sont sans intérêt, et quelquefois les scènes sont ridicules (le cortège de mariage final de l’acte II du Crépuscule, qui pourrait être sorti d’un Crépuscule des années 20. Enfin, et c’est pour moi symptomatique, la différence projection en HD sur écran et vision scénique n’est pas si grande, tellement l’espace scénique est écrasé par la machinerie.
Bien sûr, il y a une volonté idéologique de ne pas tenter quelque chose du côté du Regietheater, mais de se cantonner au théâtre didascalique, d’illustration précise. Mais alors, il faut le faire bien, il faut organiser des mouvements intelligents, faire en sorte que quelque chose se passe entre les gens, faire circuler les émotions et la sensibilité. Je n’oublierai pas les tableaux frappants,  les filles du Rhin, la descente au Nibelheim, la montée au Walhalla, la Chevauchée des Walkyries, l’arrivée du Brünnhilde sur son cheval ailé, les adieux de Wotan, le Dragon,  l’entrée de Wotan au troisième acte de Siegfried. Mais ce ne sont que des tableaux. Le  reste est plutôt plat et notamment le final de Götterdämmerung à mon avis totalement raté. Robert Lepage a qui l’on doit tant de rêves scéniques, tant de poésie sur les plateaux (Rappelez vous son Rossignol, ou sa Damnation de Faust), s’est laissé prendre au piège de la machinerie. Et c’est dommage, même si cela ne mérite pas toujours les invectives de la presse américaine.
D’un point de vue musical, c’est un peu différent.
Fabio Luisi a été très apprécié par le public, un public habitué depuis une génération au  Ring de James Levine (offert une vingtaine de fois en une trentaine d’années), seul chef ayant été à la baguette pour un Ring au MET depuis la fin des années 70. Alors certes, le son un peu moins massif de Luisi, sa direction souvent raffinée, plus claire, laissant entendre bien des phrases cachées, suivant les chanteurs avec une redoutable précision, frappe un public habitué à son son plus massif, plus symphonique, plus grandiose et plus lourd.
J’ai apprécié les qualités de Luisi, très attentif aux voix comme un chef italien qui se respecte. Mais je n’ai pas lu de ligne précise sinon une préparation bien faite; c’est une direction qui reste un peu anonyme, sans l’ivresse sonore d’un Karajan, sans la précision, le cristal  et la dynamique d’un Boulez, sans le symphonisme et le dramatisme d’un Barenboim. C’est “bien”, c’est très propre, et très contrasté: quelquefois franchement ennuyeux (Walkyrie acte I, Crépuscule actes I et II), quelquefois aussi extraordinaire, voire éblouissant (Walkyrie acte III, Tout Siegfried et notamment l’acte III). Et donc Fabio Luisi n’a pas démérité, très loin de là. Il a toute sa place au pupitre d’un Ring.
C’est du point de vue de la distribution que viennent les meilleures surprises et les motifs de satisfaction. Reconnaissons que Peter Gelb n’a pas eu de chance: un chef renonce pour raisons de santé, un Siegfried annule pour raisons de santé, et les annulations ou les remplacements: Jonas Kaufmann, Waltraud Meier, Eric Owens…Il faut les ressources de la grande maison pour trouver des substituts.
Et pourtant malgré ces accidents , que de trouvailles vraiment exceptionnelles, à commencer par Stephanie Blythe, mezzo extraordinaire, dont la Fricka  réussit à captiver totalement malgré un physique un  peu trop développé. Citons aussi le jeune Siegfried de Jay Hunter Morris, qu’on va voir arriver bientôt sur nos scènes, j’en fais le pari, il a la jeunesse et la jovialité du personnage, la voix tient vaillamment la distance, à quelques savonnages près. Wendy Bryn Harmer, jeune soprano dont la Freia laisse deviner une future Sieglinde, voix un peu métallique mais puissante, et bien posée. Eric Owens, une basse de caractère, exceptionnel, qui compose un Alberich extraordinaire d’humanité blessée, et de puissance bridée et frustrée. Rien que pour eux, pour découvrir ces extraordinaires recrues du chant wagnérien, le voyage se justifie. Et puis il y a ceux que l’on connaît déjà et qui offrent des prestations phénoménales: qui pensait que Gerhard Siegel (Le Loge d’Aix) que j’estimais déjà auparavant, avait une voix aussi puissante aux couleurs aussi variées? quelle palette! une composition mémorable en Mime qui le rapproche de Zednik. Hans-Peter König exceptionnel aussi bien dans Fafner, dans Hunding, dans Hagen, réussit à chanter sans noirceur, en diffusant à chacun des personnages (Hunding et Hagen) une humanité qui surprend et étreint. Iain Paterson, qui réussit chacun des rôles qu’il interprète, avec sa technique remarquable et un chant varié et coloré: un interprète né. Et puis le dernier, mais pas évidemment le moindre: Bryn Terfel ne compose pas Wotan, il est Wotan, un Wotan à la voix claire, lumineuse, un Wotan à la fois sarcastique et d’une ironie mordante qui pèse chaque mot, chaque inflexion, doué d’une diction exceptionnelle, d’une voix qui se projette sans effort et qui prend mille couleurs, inutile de comprendre le texte (parfaitement clair d’ailleurs) pour comprendre ce Wotan là. Inoubliable, grandiose, à garder dans l’antre aux souvenirs dorés.
Alors on oubliera le remplaçant valeureux (et malheureux) de Jonas Kaufmann, Franz van Aken, au souffle trop court pour Siegmund, mais aux qualités de timbre et de diction intéressantes, la Waltraute anonyme de Karen Cargill. Et surtout la contre-performance de Katarina Dalayman, Urlanda Furiosa du moment, avec un chant parsemé de cris stridents, inélégants, sans aucune homogénéité.
On le voit, en 17h de musique, il y a eu des moments de jouissance absolue et même de larmes quand musique, chant, et images se fondent: Adieux de Wotan dans Walküre et entrée de Wotan au 3ème acte de Siegfried sont des moments que personne ne peut oublier: du miel pour l’âme. J’y ajouterai le Siegmund de Jonas Kaufmann entendu l’an prochain, urgent, bouleversant, au chant éblouissant.
Pour ce miel, oui,  cela valait la peine : depuis mon retour ces images se superposent, et je suis heureux.

GROS CHANGEMENT À LUCERNE: ABBADO DIRIGE le REQUIEM DE MOZART et NON LA HUITIÈME DE MAHLER

Suivez le lien et lisez le  Communiqué de presse du Festival de Lucerne: Le programme prévu (Mahler Symphonie n°8) a été modifié pour des raisons artistiques. Il est remplacé par

Beethoven: Musiques de scène pour Egmont Op. 84 (1809/10), pour
soprano, narrateur, et orchestre
——————–
Wolfgang Amadé Mozart
Requiem en ré mineur , K. 626 (1791)
Edition de Franz Beyer
LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Choeur de la radio bavaroise et Choeur de la radio suédoise
Claudio Abbado, direction musicale
Juliane Banse, soprano (Beethoven)
NN, narrateur
Anna Prohaska, soprano (Mozart)
Sara Mingardo, alto
NN, ténor
René Pape, basse

_________________________________

Je ne suis pas surpris. Abbado n’a jamais aimé cette symphonie, déjà , la Huitième était prévue au programme de son fameux concert annulé à la Scala. En ouvrant la partition, il avait dit “ne rien trouver de nouveau” et avait fait changer le programme. C’est sans doute ce qui a dû arriver encore et Abbado ne peut diriger une œuvre dont il n’épouse pas l’univers.
J’imagine la désolation de Michael Haefliger à Lucerne et je sais celle du public qui attendait cela depuis des lustres. Mais Claudio Abbado réagit en fonction de ses envies, de son désir de diriger (d’épouser)  la musique, non des attentes du public. Pourquoi alors avoir accepté que Lucerne annonce cette Huitième par anticipation et la programme avec les problèmes d’organisation qu’elle pose, pour programmer ensuite un Requiem de Mozart?
J’aurais bien réentendu en remplacement des “Gurrelieder ” ou une Résurrection  pour clore ce cycle et en finir avec Mahler, œuvres que Claudio Abbado dirige comme personne.
Entre nous, nous plaisantions sur cette future Huitième, pariant sur un changement de chef, de programme ou une annulation pure et simple. J’avais même posé la question à des gens du Festival, et on m’avait répondu “croiser les doigts”. On sentait bien que quelque chose allait arriver.
Je suis  en colère, comme beaucoup d’entre nous, j’ai l’impression d’avoir été floué, même si je peux comprendre ce qui s’est passé: Abbado n’a pas voulu dire non au départ et il s’est rendu compte trop tard, en relisant la partition que son rapport à la Huitième n’avait pas changé. On loue tellement le fait qu’il reprend toujours une partition pour en découvrir d’autres secrets et renouveler ses interprétations que l’on ne peut tout à fait regretter que cette fois, il n’ait pas trouvé encore de motif de reprendre cette musique.
Mais le programme de remplacement ne me semble pas vraiment convaincant.

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG, le 3 mai 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Jay Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Acte II (photo de répétition) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Distribution

Direction musicale: Fabio Luisi
Brünnhilde: Katarina Dalayman
Gutrune: Wendy Bryn Harmer
Waltraute: Karen Cargill
Siegfried:Jay Hunter Morris
Gunther: Iain Paterson
Alberich: Richard Paul Fink  (remplaçant Eric Owens)
Hagen:Hans-Peter König

La production

Mise en scène: Robert Lepage
Metteur en scène associé: Neilson Vignola
Décor: Carl Fillion
Costumes: François St-Aubin
Lumières: Etienne Boucher
Artiste Vidéaste : Lionel Arnould

Nous voici donc au terme du voyage. Après une semaine exacte de représentations, et après un prologue et deux jours, voici venir le Crépuscule des Dieux. Et la soirée ne nous laissera pas trop de regrets.
Des quatre soirées c’est indiscutablement la plus faible au niveau de la mise en scène, et le chant y est très contrasté.
Du point de vue scénique, Robert Lepage et son équipe se sont visiblement fatigués, et le pari de tenir 17h de musique avec un seul décor (la fameuse machine) qu’on a déjà tourné dans tous les sens, et qui en a vu de toutes les couleurs (avec un peu de grincements quelquefois) est ici perdu. Il y a quand même des trouvailles: le voyage de Siegfried sur le Rhin (radeau remuant avec Grane et Siegfried)

Arrivée chez les Gibichungen ©Ken Howard, Metropolitan Opera

et l’arrivée de Siegfried chez les Gibichungen (le radeau aborde une sorte de plage) sont des images somptueuses, faire de Grane un automate géant (on s’y trompe au départ) est aussi une bonne idée.

Scène des Nornes ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Les Nornes filant un fil qui est dans leur main une corde très épaisse qui se démultiplie dans les 24 pales de la machine, est une vision à la fois forte et logique: les Nornes font de gros efforts pour filer cette corde épaisse qui résume tous les destins du Monde, et qui se démultiplie en fils; quand la machine s’affole, les fils se déchirent et c’est le drame. Pour le reste, les scènes se déroulent souvent devant un décor fixe (le palais des Gibichungen, tout le deuxième acte et une bonne partie du premier, ainsi que la fin du troisième) et là peu de solutions spectaculaires: l’idée de projeter une sorte de tronc géant dans lequel l’espace serait sculpté, avec ses stries circulaires qui donnent une idée du temps qui passe n’est pas mauvaise non plus, mais finit par lasser, et les statues des Dieux au deuxième acte (Fricka, Wotan, Donner) et à la fin du troisième (les mêmes plus Freia et Froh) qui s’écroulent à l’embrasement du Walhalla sont aussi une bonne idée.
Que des bonnes idées alors? Non, pas vraiment. On en a assez de voir des effets avec l’eau (les filles du Rhin qui sont sur un rocher, l’un des chasseurs qui lave son manteau, Siegfried qui se rince les mains, Günther qui se rince les mains ensanglantées du sang de Siegfried et qui transforme les Rhin en fleuve de sang) désormais le spectateur est habitué. On est las aussi de voir, dans ces scènes qui demandent vraiment une direction d’acteurs, quelque chose de sommaire et archi vu et revu. Robert Lepage a choisi de suivre les didascalies et de respecter au millimètre le livret. Bravo diront les Vestales, mais qu’est ce qu’on s’ennuie! Pas une seule vraie idée de théâtre, pas de véritable travail sur les gestes, pas d’occupation de l’espace: la machine empêche le chœur de se déployer et la grande scène de l’acte II, impressionnante au départ, tourne à vide, l’arrivée d’Alberich et la scène avec Hagen n’ont aucun mystère (Ah! Chéreau, le Rhin argenté, la pleine lune) et le cortège de mariage final est complètement ridicule (voulu?). La scène de la mort de Siegfried a été vue des dizaines de fois de cette manière et ce Rhin qui cataracte un peu en arrière plan est lassant. Quant à la scène finale, elle est ratée: certes, tout ce bois qui s’embrase, certes, Brünnhilde qui enfourche Grane comme il y a des lustres Marjorie Lawrence sur un vrai cheval (sans doute un rappel en forme d’hommage), mais le bûcher de Siegfried qui s’éloigne peu à peu comme sur des roulettes, c’est maladroit, mais l’Anneau lancé aux filles du Rhin, ce n’est pas clair, mais la noyade de Hagen, c’est assez mal fait, mais les statues qui tombent, c’est un peu attendu. Où est le final inoubliable de l’Or du Rhin, ou de la Walkyrie? Seule image qui reste, c’est la dernière, retour à l’origine et à cette première image du Rhin qui remue (la machine en contre jour sur fond bleu profond) qui va à l’unisson avec la musique et qui fait un bel effet (comme au départ de l’Or du Rhin d’ailleurs). On l’impression que les ressources de la machine sont impuissantes face à l’organisation dramaturgique wagnérienne: la Marche funèbre même, pour laquelle on attendrait quelque chose de grandiose, reste plate et sans émotion.
Dans le genre, je ne peux que conseiller le Ring de la Fura dels Baus, à Valence ou Florence l’an prochain, le Crépuscule des Dieux est un très grand moment, bien supérieur à celui-ci.

La direction de Fabio Luisi, qui a remporté un grand succès (malgré quelques hueurs isolés) est une direction trop lente au premier acte (plus de deux heures), mais qui se dynamise au fur et à mesure, avec quelques accidents dans les cuivres au début du troisième acte et dans l’appel au cor de la scène II de l’acte III. C’est dans l’ensemble un travail respectable, propre, sans vraie originalité, sans véritable lecture personnelle, mais qui accompagne le plateau de manière très attentive. Seul Siegfried m’a totalement convaincu dans la fosse.
Les voix sont là aussi contrastées: Hans-Peter König est un très grand Hagen, comme toujours à la fois noir et  humain, comme sait le rendre ce chanteur exceptionnel: des graves larges et profonds, des aigus triomphants, une belle présence en scène: voilà qui fait le grand triomphe de la soirée. Iain Paterson est un Günther efficace, le rôle est ingrat (comme celui de Gutrune) et il réussit à rendre le personnage intéressant grâce à une voix bien posée et puissante, grâce à une diction exemplaire. Eric Owens malade a été remplacé au dernier moment par l’Alberich de la semaine prochaine, Richard Paul Fink, très correct, mais à la prononciation un peu pénible, et dont la voix plus claire n’a rien à voir avec la composition magistrale d’Owens: les spectateurs de la semaine prochaine y perdront.
La Waltraute de Karen Cargill a la voix et les aigus, elle a le timbre, mais elle n’a pas ce qu’il faut pour Waltraute: le charisme. Il faut une chanteuse de mélodies: Fassbaender était merveilleuse, Waltraud Meier, annoncée , mais ayant tôt renoncé sans doute – elle a assuré les représentations de février- est un phénomène scénique et de diction du texte. Madame Cargill fait honnêtement son métier, mais n’a pas le relief nécessaire.
Wendy Bryn Harmer dans Gutrune est une chanteuse intéressante, même si elle a tendance à un peu crier ses aigus. Si elle travaille bien, elle sera sans doute une Sieglinde avec laquelle il faudra compter: puissance, présence, volume. Elle a tout pour promettre.
Les trois Nornes (Maria Radner, Elizabeth Bishop, Heidi Melton) et les filles du Rhin (Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford) sont très en place et souvent intenses (pour les Nornes), aucun problème d’ensemble ni de couleur.
Jay Hunter Morris, le jeune texan (de Paris, Texas), que le MET a été chercher  pour remplacer le Siegfried prévu à l’origine, Gary Lehman tombé gravement malade est une vraie trouvaille: il “assure” comme on dit de bout en bout, et connaît l’art de l’esquive quand la note est dangereuse (quelques suraigus du rôle sont redoutables), il en résulte une interprétation assez fraiche, une jolie  couleur  sans jamais forcer, et avec une voix qui n’est pas si grande, mais bien dominée. Il obtient un vrai succès du public qui lui fait un accueil presque semblable à celui de König.
Katarina Dalayman en revanche était loin d’être au mieux de sa forme, même si nous n’avons pas eu trop de cris à la place des aigus. La voix n’était aucunement homogène, les graves inexistants (c’est habituel chez elle) et une alternance non dominée de plusieurs niveaux vocaux. La scène finale est assurée, mais les suraigus sont vilains, et l’intensité inférieure à ce qu’on connaît d’elle. Sa prestation dans les trois Brünnhilde est très largement en dessous de ses prestations parisiennes ou salzbourgeoises.
On le voit, au total ce ne fut pas le Crépuscule de nos rêves, mais il ne gâche pas le Ring dans son ensemble, avec un Rheingold et un Siegfried magnifiquement chantés, avec un Wotan anthologique, avec un Mime supérieur, avec une Fricka de rêve et une Sieglinde merveilleuse… On n’oubliera pas de sitôt un final de Walkyrie à couper le souffle et à tirer les larmes, et un Rheingold qui déploie tous les sortilèges de l’illusion et du théâtre. C’est une production sans nul doute importante pour ce qu’elle affirme de l’œuvre et pour son parti pris didascalique, pour ce retour au texte que tant de spectateurs appellent de leur vœux . Mais elle pèche par l’absence de théâtre d’acteurs, par l’inexistence d’un travail continu sur les personnages et par essoufflement sur la durée.
Enfin, c’est aussi une production qui a beaucoup souffert musicalement, avec de multiples remplacements et qui malgré tout, parce que le MET est un grand théâtre, réussit à convaincre dans l’ensemble, grâce à Terfel, Siegel, Kaufmann quand il est là, Westbroek, Morris, Owens, Paterson et König, allez, ça n’est déjà pas mal!!
Alors, on est quand même triste et  mélancolique de quitter New York et de voir s’éloigner pour un temps l’esplanade du Lincoln Center. Il y a trois Ring l’an prochain au MET, mais avec une distribution moins stimulante: il faudra sans doute attendre quelques années pour une grande reprise avec de nouveau, les justes chanteurs.
[wpsr_facebook]

CONCERT À CARNEGIE HALL NEW YORK: Alan GILBERT dirige le NEW YORK PHILHARMONIC (MAHLER SYMPHONIE N°6) le 2 mai 2012

Du haut du paradis...

Quelques considérations supplémentaires sur Carnegie Hall, pendant que les français dormaient, bercés par le doux rond rond du grand débat médiatique du jour entre FH et NS. Ce soir, c’était une fois encore Mahler dont il était question, avec la Symphonie n°6 “Tragique” par le New York Philharmonic dirigé par son chef permanent Alan Gilbert.
En arrivant je me suis de nouveau promené dans les couloirs, j’ai remarqué d’autres photos dédicacées (Bruno Walter, Jeanette McDonald, Tatiana Troyanos, Michael Tilson Thomas) et je me suis attardé dans le couloir des autographes, en attendant l’ascenseur qui m’amènera au paradis, tout en haut, dernier rang du Balcony. En effet, il faut connaître un peu les trucs pour éviter queue et cohue. Vous arrivez à 19h20, vous prenez l’ascenseur qui vous amène obligatoirement au niveau du “Parquet” (fauteuils d’orchestre). Vous allez boire un pot au Citi Bar, et à 19h35, vous rappelez l’ascenseur conduit par une charmante jeune fille (bouton descente: très important). L’ascenseur s’arrête, il est vide, vous descendez au niveau du lobby et vous êtes tranquillement dans un ascenseur où va s’engouffrer une foule monstrueuse: pas de queue, pas de bousculade….
Bon ce soir le Citi Bar était fermé, occupé par une “Private party”. Et donc j’ai pu passer mon temps à regarder les partitions autographes ou les lettres de compositeurs connus (Berlioz) ou inconnus. Et en lisant les lettres en français de Ruggero Leoncavallo (“I Pagliacci”) ou de Franz Liszt, j’ai été frappé par leur magnifique français. De Liszt, je le savais, de Leoncavallo, pas du tout, et j’ai pu admirer le style et l’aisance sans une faute ni de syntaxe ni d’orthographe. On apprenait bien les langues au XIXème siècle. Prenons en de la graine.
Bon c’était mon quart d’heure digressif. Revenons à notre concert.

New York Philharmonic

Le New York Philharmonic, c’est une première pour moi. J’ai entendu bien d’autres grands orchestres américains (Boston, Pittsburgh, San Francisco, Los Angeles, Cleveland, Chicago). Je me souviens en 1982 avoir entendu San Francisco avec Tilson Thomas au fameux Hollywood Bowl et Boston avec Ozawa dans Fidelio (Behrens, Mac Cracken) à Tanglewood; mais jamais le New York Phiharmonic, dont j’ai beaucoup de CD (Mahler Bruno Walter, Mahler Bernstein, Boulez Wagner). Le New York Philharmonic, grâce à Bruno Walter (comme le Concertgebouw en Europe grâce à Mengelberg) a son brevet Mahler en poche et Leonard Bernstein a continué la tradition (tout mahlérien a son intégrale avec NY!). C’était donc une grande joie d’entendre dans Mahler cet orchestre exceptionnel (et après l’avoir entendu, on peut dire qu’il l’est!). Peu de gens savent qu’en 1989, Claudio Abbado était sur le point d’en prendre la direction au moment où il a été élu par les Berliner Philharmoniker, à sa grande surprise (ce fut une question de quelques jours).  Bien sûr, Berlin, c’était mieux! Mais je suis sûr que cet orchestre, au répertoire plutôt ouvert, lui aurait aussi convenu.

Alan Gilbert

Alan Gilbert, 45 ans, est le premier newyorkais pur sucre, né à New York, à en avoir pris la direction, depuis 2009. Il est peu connu en Europe, même s’il a dirigé des orchestres comme le Concertgebouw ou les Berliner Philharmoniker, même s’il a été le chef principal du Royal Stockholm Philharmonic Orchestra, et encore principal chef invité du NDR Symphony Orchestra (Directeur musical Thomas Hengelbrock). C’est un enfant du milieu musical, voire du New York Philharmonic: son père Michael Gilbert et sa mère, la japonaise Yoko Takebe étaient eux-mêmes violonistes dans cet orchestre.
L’orchestre est une de ces phalanges, comme le sont souvent les orchestres américains, difficiles à prendre en défaut, chaque pupitre est en place, techniquement parfait, avec des pianissimi extraordinaires, pas une scorie, une vraie machine huilée à la perfection. Le son en est extraordinaire, magnifié par cette acoustique phénoménale de Carnegie Hall qui ne laisse rien passer: on entend tout, de manière tellement claire, tellement identifiable, tellement fine, qu’à la limite le son massif d’un “tutti” a des difficultés à monter comme tel, mais  semble fractionné en centaines de sons divers qu’on essaie de suivre chacun. Une expérience étonnante, surtout du dernier rang du “Balcony”, avec vue plongeante sur l’orchestre et le chef si lointains, et un son si proche, si immédiat, si présent.
Nous avons entendu une sixième pour moi assez inhabituelle, où a été privilégiée la dynamique, le sens de l’épopée, le volume sonore: c’est fort, mais au total ce n’est pas cela qui frappe.

Un premier mouvement martial, une sorte de marche décidée, qui laisse peu de place au doute ou à l’attendrissement, avec un sens de la dynamique significatif. Gilbert, au geste large, aux nombreux mouvements du corps, anime fortement cette dynamique qui séduit assez (le coeur bat la chamade) lors du premier mouvement. Il a choisi de donner l’andante avant le scherzo, au contraire de ce que Mahler avait écrit originellement: le scherzo s’enchaîne bien avec le premier mouvement (allegro energico ma non troppo) . L’andante est une grosse déception. Ce moment sublime, d’un lyrisme bouleversant, d’une mélancolie marquée, m’a tellement secoué en écoutant plusieurs fois Abbado (avec le LFO, mais encore plus avec les Berliner) qui fait pleurer l’orchestre comme personne, que cette fois, cela me laisse complètement froid. C’est parfaitement en place, tout y est, et rien ne prend. Le tempo semble un peu rapide, le son un peu épais, malgré les très beaux soli du premier violon. Le temps ne s’arrête pas, n’est pas suspendu, la sensibilité n’est absolument pas au rendez-vous.
Avec le scherzo et le dernier mouvement(finale, allegro moderato, allegro energico), l’épique reprend le dessus et visiblement Gilbert est plus à l’aise: le début du “finale” est tout à fait extraordinaire parce qu’on lit la complexité de la construction, et en même temps l’engagement, et la dynamique d’ensemble qui me fait irrésistiblement penser à la sculpture “Forme uniche della continuità nello spazio” de Umberto Boccioni (actuellement au MOMA, de 9 années postérieure

Forme uniche di continuità nello spazio / MOMA, NYC

à la symphonie, composée en 1904, ), dans son allure décidée, allant de l’avant. On est devant un Mahler très cinématographique, en cinémascope devant une vue de grands espaces je dirais, un Mahler très “américain” sans aucune touche péjorative de ma part, mais simplement illustrative.
Cette interprétation est paradoxale, elle est dramatique, mais pas tragique, elle serait même par moment ouverte et optimiste, et le tutti final si énorme avant les dernières mesures qui éteignent le son ne sonne pas comme un coup final, comme un couperet qui s’abattrait: alors que la symphonie a toujours été jouée assez fort, ici cela n’apparaît pas “fortissimissimo” comme cela devrait l’être. Le son est fort, mis en relief, mais jamais en représentation spectaculaire comme pourrait l’être le Mahler d’un Rattle, ni superficiel. C’est un vrai discours sur l’œuvre, qui dit des choses, qu’on peut cependant ne pas partager.
Au total, une grande expérience sonore, une vraie interprétation, un magnifique orchestre. Je n’ai pas été toujours à l’unisson, je ne suis pas toujours entré dans ce discours, mais il y eut des émotions, des battements de cœur, même si je préfère sans doute un autre vision de Mahler (suivez mon regard…).
[wpsr_facebook]