IN MEMORIAM VERIANO LUCHETTI (1939-2012)

Un autre chanteur de mes années de jeunesse vient de disparaître , le ténor Veriano Luchetti, sans doute peu connu des jeunes générations. C’était un  artistes qui assurait une représentation, toujours avec un succès égal, jamais pris en défaut, et avec une honnêteté et une modestie notable. A d’autres époques, le manque de ténors de bon niveau lui eût assuré une carrière plus spectaculaire. Il était considéré souvent comme un bon ténor de série A, mais pas une star à l’égal des stars d’alors qui avaient nom Pavarotti, Carreras, Domingo, Vickers.
C’était une voix claire, qui n’avait pas un timbre exceptionnel, mais une technique telle, un tel contrôle, un art des notes filées et des mezze-voci, des aigus si assurés, qu’il avait toujours un grand succès à la représentation. A Paris, il a interprété Don Carlo en 1975 (en alternance avec Giuseppe Giacomini) Gabriele Adorno dans Simon Boccanegra (Avec Abbado) et c’était magnifique, il a aussi interprété Alvaro de la Forza del Destino et Gaston de Jerusalem en 1984: il était considéré comme une grande voix pour Verdi , alors qu’à l’audition, la voix semblait plus petite et fragile, en réalité, elle était solide et sans failles.
Combien de fois me suis-je dit, entendant la misère actuelle des voix verdiennes: ah! si Luchetti était là!

Je l’avais personnellement connu dans des circonstances pas du tout lyriques: je faisais une cure dans un hôtel des Dolomites, à Brixen/Bressanone, pour perdre un peu de poids, et nous nous retrouvions le soir, autour d’une tisane infecte pour plaisanter sur notre sort et discuter un peu d’opéra, il était sympathique, toujours souriant. Il avait épousé un soprano très investi dans le travail avec les jeunes, Mietta Sighele, plus adaptée au répertoire puccinien et vériste.
Tous les amis de ma génération sont tristes aujourd’hui.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE, le 28 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Franz VAN AKEN(remplct Jonas KAUFMANN), Eva-Maria WESTBROEK

MET, 28 avril 2012, 10h30

J’ai déjà rendu compte deux fois de cette production, une fois au cinéma, et tout le monde était présent, dans la fosse comme sur le plateau, une fois dans la salle, et James Levine s’était fait remplacer. Ce matin (la représentation était à 11h), c’est Jonas Kaufmann qui a fait défaut, au grand dam de tous les spectateurs, au point que Peter Gelb lui même est venu sur scène faire l’annonce avec beaucoup d’humour, puisque le remplaçant est à la ville l’époux de la Sieglinde du jour, Eva-Marie Westbroek. Franz van Aken devait être dans la salle, il sera sur scène et a sauvé la représentation.
Cette Walküre révèle clairement le prix et le défaut de la  production de Robert Lepage: dès que la dramaturgie impose un travail sur l’acteur et sur les rapports entre les personnages, comme tout le premier acte, ou la longue scène de Wotan au deuxième acte, alors sauve qui peut: les chanteurs font ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent, cela devient ennuyeux, l’espace de jeu est très réduit (le proscenium est assez étroit), et pour peu que le chef ralentisse le tempo à l’extrême pour permettre au chanteur en difficulté (ici Siegmund) de chanter,  cela devient mortel.
En revanche, quand le spectaculaire reprend le dessus (chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan) alors cela redevient sublime, voire inoubliable, à pleurer comme dans le troisième acte de ce jour.
La représentation a navigué entre ces extrêmes, et pour finir on sort quand même sonné de ce troisième acte chavirant et d’un Bryn Terfel totalement bouleversant, provoquant une très grande émotion.
Alors que l’Or du Rhin est un festival de trouvailles et de réalisations visuelles, la Walkyrie impose une certaine fixité scénique, décor unique du premier acte, longues scènes dialoguées du deuxième: le premier acte, dirigé avec des tempos trop ralentis (on espère toujours que cela va se dynamiser, se réveiller, mais non! Presque jusqu’à la fin, cela se traîne: cela pourrait convenir jusqu’à la sortie de Hunding et au monologue de Siegmund (Wälse!), cela ne convient plus du tout dans le duo Sieglinde/Siegmund qui devrait illustrer montée du désir,  joie de l’amour,  foi en l’avenir.
On peut arguer que Fabio Luisi, très attentif aux voix, ait voulu aider le ténor Franz van Aken qui chantait au MET pour la première fois, sans répétitions ou presque, et surtout sans aucune idée du volume de la salle. En dirigeant lentement, il permet au chanteur de prendre ses marques, mais en même temps il a épuisé son souffle. Franz van Aken a chanté Siegmund dans un remplacement à la Scala, et n’a pas abordé le rôle depuis plusieurs mois. La voix au début apparaît claire, bien posée, avec un joli timbre, mais assez vite le souffle va manquer. Les “Wälse” sont moyennement tenus et surtout ne sont pas projetés, on les entend, mais avec un volume bien inférieur à ce qui est habituel. L’artiste défend la partition, mais en ménageant son souffle, par exemple pour lui permettre d’aborder le redoutable “Wälsungen” final (que même Vickers a raté jadis au MET) en sécurité, et de fait, cette fois, le son est là, la projection, et la force. C’est surtout au deuxième acte que les choses se sont gâtées, lorsqu’il chante en coulisse juste avant le combat, on l’entend à peine, et il finit presque en parlant. Il a assuré au premier acte, et s’est écroulé au second. Vu les circonstances et vu qui il remplace, on ne peut le juger qu’avec une grande indulgence: reconnaissons qu’il a sauvé la situation, et que le matériel vocal n’est pas négligeable.

Franz van Aken et Eva-Maria Westbroek ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Eva-Maria Westbroek, son épouse à la ville, mais pas sa soeur, comme Peter Gelb l’a souligné par allusion dans son discours au public, en revanche montre comme toujours à la fois son engagement et sa force et un chant à la fois dramatique et tendre. Elle est une de ces chanteuses qui possède à la fois la puissance et le sens dramatique, mais une couleur d’une très grande humanité, d’où un son qui prend le spectateur aux tripes et qui le bouleverse. Au premier acte, on la sent attentive à ne pas écraser son partenaire, ses quelques mesures du troisième acte sont chavirantes. C’est aujourd’hui à mon avis la Sieglinde de référence.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est bien connue puisqu’elle la chante sur de nombreuses scènes, dont Paris, dont Salzbourg, dont Aix. Ce soir, elle a été en dessous de ses prestations habituelles: les “Hojotoho” sont brutaux et se terminent par des cris stridents, non tenus, et les aigus vont être souvent criés. Ainsi, les défauts habituels (graves absents) sont là, et s’ajoutent des cris qui remplacent des notes qu’habituellement cette chanteuse aborde sans difficultés. Voix non homogène, manque de legato, manque de négociation des passages, Madame Dalayman ce soir n’était pas au mieux de sa forme. Attendons la suite.
Magnifique comme d’habitude le Hunding à la fois brutal et humain (il réussit cette performance qui consiste à être les deux à la fois) de Hans-Peter König, voix profonde, sonore, présence indiscutable, voilà un chanteur qui déçoit rarement.
Magnifique comme d’habitude l’exceptionnelle Stephanie Blythe dans Fricka: elle a tout, les graves sonores, les aigus, l’homogénéité et son arrivée dans son char est impressionnante et réussit à conjuguer son physique très(trop) avantageux, et son statut: le personnage s’impose, et envahit la scène. C’est éblouissant.
Et puis il y a Bryn Terfel: bien qu’il ne soit pas toujours au mieux du point de vue technique (sa dernière note au troisième acte est brutalement lancée, sans préparation, sans passages, et surprend), il est incroyable d’humanité. Il a une manière de dire le texte, avec clarté, en donnant une inflexion à chaque mot, avec cette voix à la fois douce et puissance, ce timbre clair, et cette énergie du désespoir qui en fait un Wotan irremplaçable. Son deuxième acte était déjà impressionnant, aidé aussi par certaines idées: quelle arrivée, quelle image!

Walküre Acte II ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Ou comme cet œil gigantesque qui semble fixer la salle : tout la mise en scène, absente du plateau, malgré quelques belles images, était dans sa voix, colorée et expressive, mais surtout il réussit à faire un troisième acte anthologique, qui tire les larmes. Rien que ce troisième acte justifie le voyage! Et de plus, Luisi dirige vraiment l’orchestre, avec lyrisme, avec chaleur, avec justesse, et enfin, les images stupéfiantes se succèdent et donnent à l’ensemble un cadre grandiose:

Chevauchée des Walkyries ©Ken Howard/Metropolitan Opera

les huit Walkyries chevauchant les pals de la machine (applaudissements à scène ouverte),

Arrivée de Brünnhilde Acte III ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’arrivée de Brünnhilde avec la machine mimant les ailes dorées de Grane, la montagne enneigée du duo avec Wotan d’où des avalanches scandent les moments clés, et

Image finale ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’image finale, hallucinante, de cette Brünnhilde endormie, tête en bas, figée dans un ilot glacé et entouré de flammes: tout contribue à secouer le spectateur et à l’envahir d’émotions inoubliables.

Ajoutons pour finir quelques idées de mise en scène, comme l’évolution des costumes et des attitudes: les Dieux dans l’Or du Rhin étaient un peu sauvages, comme cette chevelure de Wotan qui cache son oeil et qu’on retrouve dans la chevelure de Siegmund et Sieglinde: cette fois, Wotan, souverain installé, est en armure étincelante, il est coiffé, et son oeil est caché par un cache oeil, Fricka arrive en grand appareil, sur un trône stylisé décoré de cornes de boucs (sont chariot dans la légende est traîné par des boucs): ces Dieux sont “arrivés”, “installés” quand sous eux se déroulent des aventures sauvages. L’histoire évolue, et une fois de plus, c’est par le visuel qu’on perçoit cette évolution.
Ainsi, et malgré les incidents de la représentation, malgré çà et là des imperfections parfois lourdes, il restera de ce moment l’incroyable émotion finale, qui efface tout le reste, et qui marquera le souvenir. Il en est sans doute ainsi des grands spectacles, ils laissent une marque, malgré tous les incidents du parcours, et ils frappent au cœur, une seule fois, peut-être, mais de manière définitive.
“C’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre”(Stendhal)

MET, 28 avril 2012, 10h45

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DAS RHEINGOLD, le 26 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL et Stéphanie BLYTHE

Certes, ce spectacle n’est plus une découverte depuis que le MET a initié les retransmissions en direct, mais c’est autre chose de le (re) découvrir en salle. A voir la multiplication des Ring “intégraux” programmés la saison prochaine dans les théâtres, et les tarifs affichés (à la Scala par exemple! Mieux vaut aller à Berlin, on aura la même production et le même chef pour bien moins cher) on comprend que la programmation d’un Ring soit vécue comme un événement. Ainsi au MET: grands calicots en façade, public des grands soirs, pas une place libre, et quelques spectateurs qui poussent l’application à s’affubler de casques à cornes, pour montrer qu’on entre dans le Ring comme en religion ou comme dans une secte. Peter Gelb, le manager du MET n’avait pas lésiné sur les interviews pour vanter cette production, l’une des entreprises les plus complexes du MET. Il est donc temps de découvrir dans son ensemble la production de Robert Lepage, et surtout de vérifier que le pari tient bien la route des quatre opéras. L’autre pari de Peter Gelb, c’était d’afficher une distribution exceptionnelle (Terfel, Voigt, Kaufmann, Westbroek etc…) nous verrons comment la distribution de ce deuxième Ring (à peu près identique aux représentations des années précédentes, mais avec Katarina Dalayman à la place de Deborah Voigt dans Brünnhilde) tient elle aussi la route. Enfin, et c’est là le gros changement, James Levine a dû abandonner le pupitre pour raisons de santé et le laisser au premier chef invité , l’italien Fabio Luisi.
Fabio Luisi est un de ces chefs qu’on a vu pendant des années en Allemagne, en Suisse, en Autriche diriger beaucoup de représentations de répertoire à l’opéra, et être à la tête de quelques orchestres européens comme l’OSR, l’orchestre de la Suisse Romande. Il n’avait jamais dirigé ou presque en Italie (il est génois). C’est un chef qui, vu sa carrière, a beaucoup d’opéras à son répertoire personnel, ce qui évidemment est un atout pour un théâtre. Son arrivée au MET et à la direction musicale de ce Ring a provoqué un de ces phénomènes d’agence artistique, qui le fait proposer désormais  dans diverses institutions: il est vrai que Fabio Luisi appartient à l’écurie Columbia (Cami) comme la plupart des chefs de renom: on dit toujours que c’est Ronald Wilford qui fait et défait les carrières, lance un chef, en retient un autre, puis le relance plus tard. C’est donc le moment pour Fabio Luisi, premier chef au MET, directeur musical de l’Opéra de Zurich à partir de septembre, directeur musical honoraire du Teatro Carlo Felice de Gênes, et invité dans plusieurs productions à la Scala. Il aura fallu un peu de temps, mais le temps est arrivé.
On va donc découvrir aussi un chef, dans la plus redoutable des épreuves: les 17h de la Tétralogie wagnérienne.

Fabio Luisi

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En sortant de ce Rheingold, l’impression est contrastée, même si globalement positive. C’est incontestablement la mise en scène qui impressionne, et surtout le pari technologique qui  secoue et assomme. Robert Lepage, nous l’avons déjà écrit, a choisi non la “mise en scène” mais la “mise en images”, comme si l’opéra était une succession de tableaux ou de planches de bandes dessinées, mise les unes à côté des autres, stupéfiantes,  chacune prise dans son unicité et sa singularité, scandées par les transformations impressionnantes du dispositif scénique unique pendant tout le Ring, cette machine constituée de pales énormes tournant autour d’un axe prenant les formes les plus diverses et sur lesquelles des projections changent tout, en une seconde, eau, graviers, feu, cabanes, Walhalla etc…Voilà un dispositif créateur d’images souvent inoubliables: l’eau mouvante du Rhin en contrejour pendant le prologue,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

le mur d’eau (vidéo) et les Filles du Rhin nageant et chantant suspendues à un fil, un peu comme à la création en 1876, leur arrivée au fond de l’eau sur du gravier qui glisse au moindre de leurs mouvements: voilà des moments qui frappent le spectateur; j’avoue même avoir été étreint d’une certaine émotion lorsqu’ont commencé à monter les premiers accords du prologue et qu’en même temps que naissait le son, commençaient insensiblement à naître les images.
Autres images incroyables,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

la descente au Nibelheim, comme un grand escalier vu de haut avec les personnages suspendus qui semblent monter et descendre l’escalier (procédé d’ailleurs déjà vu notamment chez Ronconi – dans Lodoiska et Tsar Saltan), ou bien sûr,

la montée au Walhalla finale où les dieux marchent le mur vertical sur lequel l’arc en ciel est projeté. On ne répétera jamais l’incroyable force de ces images, qui à la fois guident notre imagination et semblent peupler des rêves d’enfants.
Mais voilà: c’est tout.
Car la mise en scène, les rapport des personnages entre eux, le jeu théâtral même, tout cela n’a pas été vraiment travaillé, comme si l’image à elle seule suffisait, comme si la place des personnages sur le plateau ou le proscenium réglait la mise en scène. Réduction de l’aire de jeu au proscenium ou quelquefois aux espaces permis sur et par la machine, gestes traditionnels et convenus, éloignement relatifs des personnages entre eux dans les duos, pas de travail sur le corps, pas de vrai travail de théâtre: l’histoire est livrée, telle quelle, mais pas interprétée. Il y a un refus marqué d’entrer dans une quelconque “lecture”, mais aussi dans une démarche de pur théâtre d’acteurs. Il y a de jolies idées: Wotan qui masque son oeil par une longue mèche, Loge au cheveux de flamme, qui marche toujours avec la projection de flammes à ses pieds, Donner aux chaussures qui lancent des éclairs, mais ce sont des idées-images, des idées-effets. On revient à un théâtre qui rappelle les grandes constructions baroques du XVIIème, où l’on détruisait des théâtres pour construire les machines de théâtre et leur permettre d’occuper la scène construite pour elles.
Du point de vue de la direction musicale, on peut sans conteste possible dire combien le travail de Luisi est fouillé, précis, laisse percevoir les constructions, les parties instrumentales solistes, l’architecture. En ce sens, tout est en place.
Est-ce pour autant une lecture, avec un parti pris? J’ai mes doutes. La partition apparaît aplatie, comme si on en voyait les plans, mais ni l’édifice ni le style. Le tempo est lent (2h40 de musique), la dynamique en est le plus souvent absente, ainsi que le relief.
Une splendide autoroute, sans aspérités, totalement attendue.
On aimerait quelquefois que les “nerfs” prennent le dessus, on aimerait être interpellé ou frappé. Eh non, rien de tout cela, la direction est élégante, mais frappée d’insensibilité, elle accompagne les images, mais elle ne les magnifie pas, mais elle ne les éclaire pas.
Du côté des chanteurs, on a incontestablement une équipe de très grand niveau, voire quelquefois tout à fait exceptionnelle. Bryn Terfel est vraiment un “personnage” dans Wotan, il l’impose sur scène, où l’on a souvent d’yeux que pour lui. Mais il a raté complètement son début, et la voix n’a plus le brillant d’antan. On avait remarqué à la Scala dans Leporello qu’il ne chantait plus avec le timbre exceptionnel d’il y a quelques années. Par  rapport à mon souvenir de la projection de Rheingold, ou même de sa Walkyrie dans la salle du MET, quelque chose me semble avoir disparu de ce qui faisait de ce chanteur un exceptionnel Wotan. Néanmoins, peu à peu, l’assurance vient et la deuxième partie est bien meilleure, l’artiste semble être à nouveau dans le rôle, et s’affirmer.

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Eric Owens dans Alberich, qui n’a pas la puissance qu’on attendait à l’entendre au cinéma, a le timbre et la couleur, la profondeur, le sens inné de l’interprétation: la prestation est exceptionnelle d’intensité, il est ce personnage sombre et blessé qu’on attend, c’est depuis longtemps l’Alberich le plus convaincant qu’il m’ait été donné d’entendre. Les géants (Franz Josef Selig et Hans-Peter König) ont la profondeur sépulcrale des basses, mais aussi l’humanité et sont doués d’une exceptionnelle diction. Une très grande prestation. Les Dieux sont aussi de très bon niveau, Donner – Dwayne Croft, un jeune, tout à fait intéressant- et Froh, le très bon Adam Diegel, voix claire, sonore, très en place, une couleur à la Klaus Florian Vogt à ses débuts. Mime, c’est Gerhard Siegel, comme toujours convaincant, comme toujours très expressif, comme toujours doué de cette intelligence de l’interprétation et de cette diction claire des grands chanteurs. Magnifique.  Loge était ce soir, à cause de l’absence de Stefan Margita, souffrant, remplacé par Adam Klein. Son timbre un peu baritonal au départ, ses hésitations faisaient craindre une interprétation un peu pâle: il s’est bien rattrapé avec l’échauffement et s’est “installé” dans le rôle, avec la puissance, l’intelligence et le jeu voulus. Bonne surprise donc.
Du côté des femmes, un beau trio de filles du Rhin, suspendues à un fil, qui bougent et chantent à la fois, ce sont de jeunes chanteuses bénéficiaires du programme Lindemann de formation des jeunes artistes (comme Dwayne Croft signalé plus haut), qui méritent d’être citées Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford. Très jolie Freia, à l’aigu sonore, puissant, au timbre un peu métallique cependant, mais dans l’ensemble particulièrement convaincante de Wendy Bryn Harmer: un nom encore jeune (titulaire de la bourse Lindemann citée ci-dessus)  mais une voix incontestablement intéressante. Patricia Bardon, sans avoir les graves profonds d’Anna Larsson, est une Erda très défendable, avec un magnifique registre central et une voix très engagée, qui défend une belle interprétation.
Je garde le meilleur pour la fin: l’extraordinaire Fricka de Stephanie Blythe.

Stephanie Blythe et Bryn Terfel Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Quand on a une voix pareille, pareille intelligence du chant, pareil sens de l’interprétation, pareille capacité à colorer et peser chaque mot, pareille puissance et pareille présence, tout est permis, y compris des rondeurs excessives. Elle est un pur produit du chant américain et chante presque exclusivement aux USA: quel directeur intelligent saura se l’attacher en Europe? Elle va venir chanter Azucena à Berlin aux côtés de Anja Harteros dans Trovatore, il faut courir l’écouter, ventre à terre. On avait compris à qui on avait affaire en l’écoutant au cinéma, on reste étonné de la performance tout à fait exceptionnelle, c’est avec Eric Owens la triomphatrice de la soirée. On n’avait pas entendu pareille Fricka depuis des lustres.
Ne tirons pas trop tôt les bilans, mais il est incontestable que vocalement et aussi techno-scéniquement, on est devant un très grand spectacle, qui frappe le spectateur (quel triomphe!), malgré les doutes sur la direction musicale et malgré la “mise en scène” au sens strict, cela vaut le voyage: au moins on entend vraiment chanter du Wagner, au moins, on est écrasé par le livre d’images, et donc on sort en spectateur heureux.
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Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

TEATRO CARLO FELICE (GÊNES) le 21 avril 2012: TURANDOT, de Giacomo PUCCINI (Ms en scène: Giuliano MONTALDO, dir.mus: Marco ZAMBELLI) avec RAFFAELLA ANGELETTI

Le Teatro Carlo Felice

On est heureux de se retrouver à Gênes, avec son centre médiéval intact (le seul centre ainsi préservé dans une grande ville européenne, l’autre, celui de Metz, a été détruit pour construire du béton à la fin des années 60), avce ses somptueux palais, qui méritent visites, alors que la ville  n’a pas la fascination touristique d’autres ports comme Venise ou Naples. Et puis, Gênes, c’est la ville de Simon Boccanegra, si cher à mon coeur abbadien. Et cette ville de 900000 habitants pendant des années,  n’a pas eu de théâtre, détruit pendant la guerre. Sa reconstruction a traîné jusqu’en 1991, année de l’inauguration du nouveau Carlo Felice reconstruit  par l’architecte Aldo Rossi.

Le Carlo Felice trône adossé à la Piazza De Ferrari, siège de la Région Ligurie et centre du quartier économique. Economie, politique et art se rencontrent au sommet de cette colline, dominée par l’altière tour abritant la cage de scène, qui ressemble de loin à la tour d’une forteresse médiévale. Les options ont été résolument modernes, un plateau technologiquement évolué, et une salle qui était dit-on une sorte d’exemple de néo-baroque XIXème très chargée, et dont Aldo Rossi a fait un objet est relativement froid: pierres grises, marbre, vision frontale avec seule une balustrade de bois qui donne un peu de chaleur à l’ensemble. L’originalité de la salle de 2000 personnes ce sont des murs latéraux en façades de maisons, avec fenêtre allumées et balcons, exemple unique en Europe d’une telle décoration. Mais si l’outil est performant, la saison réduite à quatre productions et une dizaine de concerts, ne remplit pas les espoirs qu’avait fait naître cette reconstruction si attendue (les saisons avaient lieu auparavant au Teatro Margherita).  Réduire les saisons, c’est automatiquement raréfier le public et éteindre sa curiosité: on propose des titres connus, pour attirer, mais on n’a pas vraiment les moyens de tracer un sillon et de faire du théâtre un lieu d’éducation. Ainsi de cette Turandot, qui affiche une dizaine de représentations avec trois Turandot différentes, Giovanna Casolla, proche de 70 ans, qui fut une Turandot somptueuse des années 80 et 90, Raffaella Angeletti,  une artiste de valeur qui est le motif de mon voyage génois,  et Martina Serafin qu’on voit partout en ce moment (offensive des agents qui lancent des chanteurs dans les théâtres comme des spams dans nos e mails) et dans des rôles aussi différents que Tosca (ce soir à la Scala..), Sieglinde (prochainement à Paris) ou Turandot (en juin à Gênes).
Quand on a si peu de productions, on n’est pas très tenté par les aventures scéniques: l’opéra dans les théâtres italiens (hors Scala, Rome et Florence) est plutôt un champ conservateur au niveau des mises en scène et cette Turandot ne fait pas exception à la règle. Giuliano Montaldo, homme de cinéma, a fait une mise en scène interchangeable, comme il y en a tant, et comme aurait pu être une Turandot il y a dix, vingt, trente ans ou plus, une chinoiserie, sans véritable travail sur les rapports entre les personnages, sans aucun travail réel de mise en espace, de distribution des foules; il est vrai que le décor, un escalier “chinois” monumental sur une tournette (en fait il ne tourne qu’une fois) est envahissant et empêche tout mouvement, laissant un espace de jeu réduit sur le proscenium. Le sabre est un motif récurrent, porté par des danseurs, ou aiguisé sur une meule côté cour. Pour le reste, rien.
Musicalement, si le chef Marco Zambelli (qui remplaçait Bruno Bartoletti, prévu au départ, mais souffrant) a mis en place l’orchestre, il reste un volume trop fort, malgré une fosse assez profonde, aucun moment lyrique, et des problèmes de précision, notamment avec le trio des ministres Ping, Pong et Pang.
La distribution A était composée de Giovanna Casolla en Turandot, de Mariella Devia, qui, à plus de 60 ans elle aussi, abordait Liù et du ténor Antonello Palombi, qui naguère sauva la représentation d’Aida à la Scala qu’Alagna avait quittée. Les deux dames constituent une affiche qui garantit une image, à défaut de garantir un niveau; voilà le type de politique en vogue quand on n’a pas vraiment d’idées. Le  cast B, des chanteurs en général plus jeunes  était composé, outre de Raffaella Angeletti, d’un ténor coréen, Rudy Park, pour Calaf,  et d’une jeune japonaise dans Liù, Satomi Ogawa.
Rudy Park a un volume peu commun. Il m’a rarement été donné d’entendre un ténor avec de tels aigus. Malheureusement, si au début ces aigus  sont projetés avec vaillance  dans la salle, il reste encore beaucoup de travail pour homogénéiser la voix, le registre central et les graves ne sont pas travaillés, il en résulte deux voix différentes, et surtout, la voix se fatigue et les notes sortent avec peine: les aigus de “Nessun dorma” sont chantés de manière engorgée, en arrière, et n’ont plus rien de triomphant, et cette fatigue est de plus en plus accusée jusqu’à la fin.
Satomi Ogawa a le profil fragile de Liù, il y a de la vaillance et de l’engagement dans sa manière de chanter, mais techniquement, nous n’y sommes pas encore: aigus mal assurés, notes filées totalement absentes, pas vraiment de modulation, mais une manière de chanter uniforme:  l’art de cette jeune chanteuse, qui fait une certaine carrière au Japon, a besoin de maturation.
Les trois ministres Ping Pong et Pang n’avaient jamais répété ensemble (il y a eu un changement de distribution de dernière minute) et cela s’entend: ensembles mal assurés, manque de précision, manque de projection de la voix – notamment pour Pang-, et suivi de l’orchestre problématique dans des rôles où la précision métronomique est demandée pour garantir les effets. Ces rôles confiés ici à des jeunes demandent plus d’expérience, et sont en fait assez difficiles à chanter.
Les rôles secondaires sont tenus de manière honorable (beaucoup d’asiatiques dans la distribution) notamment le Mandarin de Fabrizio Beggi ou le  Timur de Seung Pil Choi, mais on entend très mal l’Empereur Altoum (Mikaoto Kuraishi), il est vrai relégué au fond et juché en hauteur.
Et Turandot? C’est de très loin la meilleure du plateau, douée d’une assurance et d’une tranquillité peu communes; Raffaella Angeletti a les aigus et les suraigus redoutables du rôle, mais elle aussi l’intelligence du chant, elle sait adoucir, chanter à mezza voce,  filer les notes comme dans “Il suo nome …è Amore”, c’est une belle leçon de maîtrise technique que donne ici cette chanteuse, et en même temps une belle surprise. On entend surtout des poitrines de fer dans ce rôle, et ici, on a une femme petite et frêle, d’où sortent des notes énormes, mais aussi d’où émerge une fragilité émouvante, notamment à la fin. En l’entendant, on comprend aussi pourquoi Karajan voulut imposer dans Turandot Katia Ricciarelli, au grand dam de la critique de l’époque: il voulait une voix qui ait un peu de fragilité et d’humanité. L’humanité, c’est exactement ce que donne Raffaella Angeletti, dont on regrette l’absence sur les grandes scènes italiennes autrement qu’accidentellement. Cette chanteuse  possède avec bonheur le répertoire vériste, verdien, puccinien, c’est une grande Butterfly, une belle Lady Macbeth,  et maintenant une belle Turandot. Sa technique et son intelligence du chant lui permettent d’éviter tous les pièges. La qualité intrinsèque du timbre n’est pas exceptionnelle, mais elle sait colorer, elle sait personnaliser, enfin, pour tout dire, elle sait  chanter, et c’est suffisamment rare en ce moment en Italie pour que ce soit souligné . Elle est une garantie pour tout plateau! Pour elle, et seulement pour elle, qui m’a fait envisager Turandot d’une autre manière, ce spectacle valait le déplacement.
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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LA NOUVELLE SAISON

La conférence de presse  a eu lieu ce matin. 20 avril, vous consulterez la programmation intégrale sur le site de la Scala.

Six titres de Wagner (Lohengrin, Vaisseau Fantôme, Rheingold, Walküre, Siegfried, Götterdämmerung), sept titres de Verdi (Falstaff, Oberto, Don Carlo, Aida, Ballo in maschera, Nabucco, Macbeth), un opéra contemporain, Coeur de Chien de Alexander Rastakov (né en 1953) d’après la nouvelle de Boulgakov (1925),  sortie de l’oubli à la fin des années 80, dans une production de Simon Mc Burney pour le DNO (De Nederlandse Opera) en coproduction avec l’ENO, dirigée par Valery Gergiev et une production de la Scala di Seta de Rossini pour l’Académie de la Scala:  pour une fois, honneur à la Scala qui a osé une programmation digne de sa réputation qui n’hésite pas à programmer huit nouvelles productions  deux productions importées jamais vues du public italien et seulement cinq reprises sur quinze productions.
Du point de vue des metteurs en scène, on note un apport important de personnalités plus “modernes” de la scène européenne, comme Claus Guth (Lohengrin), Andreas Homoki (Fliegende Holländer), Simon Mc Burney et son Théâtre de Complicité (Coeur de chien), et naturellement Guy Cassiers, qui va avec son Götterdämmerung clore le Ring milanais.
On note aussi un appel à des metteurs en scène italiens de bonne réputation, Mario Martone pour Oberto, Daniele Abbado pour Nabucco, Giorgio Barberio  Corsetti pour Macbeth, le jeune (37 ans) Damiano Michieletto pour Ballo in Maschera (avec un chef encore plus jeune, le talentueux milanais Daniele Rustioni, 29 ans, directeur musical du Théâtre Michailovski – ex Maly- de Saint Petersbourg). Michieletto a signé aussi la production du Rossini Opera Festival de Pesaro de La Scala di Seta qui viendra à la Scala pour le spectacle de l’Académie (dirigé par Christophe Rousset), enfin, pour la bonne bouche, le chouchou des scènes d’opéra, Robert Carsen mettra en scène Falstaff.
Du côté des chefs, à part Barenboim qui se réserve Lohengrin et le Ring, une grande place est réservée à Valery Gergiev (si ses avions arrivent à l’heure) pour Coeur de Chien et Macbeth, on reverra Daniel Harding, qui semble revenu en grâce chez les programmateurs puisqu’on le verra dans bien des théâtres d’Europe (il remplace Riccardo Chailly à Salzbourg), pour Falstaff. On verra aussi de nouveaux visages à la Scala, à commencer par Hartmut Haenchen, un bon chef pour Wagner (très prisé à Amsterdam) qu’on a vu à Paris. il dirigera Fliegende Holländer, et des chefs de la nouvelle génération italienne, Nicola Luisotti pour Nabucco, Gaetano d’Espinosa (l’excellent chef des Puccini lyonnais) pour les dernières représentations de Macbeth (ou celles que Gergiev, pour cause d’avion, n’assurera pas…), Riccardo Frizza pour Oberto, Daniele Rustioni, déjà cité, pour Ballo in Maschera. Fabio Luisi qui va enfin débuter à la Scala dans Manon cette saison, fera l’an prochain Don Carlo dans une reprise de la production de Stéphane Braunschweig, et Gianandrea Noseda, qui va débuter lui aussi cette année à la Scala dans Luisa Miller, reprendra l’Aida de Franco Zeffirelli (dans sa version plus récente et non celle présentée cette année). Du côté des chefs, on note donc un réel effort du théâtre pour faire appel à de nouveaux visages du paysage italien, ou à des chefs confirmés comme Luisi qui n’ont pas fait jusque là de carrière italienne et, depuis plusieurs saisons, à de jeunes chefs de dernière génération. La politique est intelligente, rien à redire, sur le papier au moins.
Du côté des chanteurs, point très sensible pour le public scaligère, on note un effort tout particulier pour les distributions wagnériennes, qui sont parmi les meilleures qu’on puisse trouver sur marché, à commencer par ce Lohengrin qui va faire courir les foules, Kaufmann, Pape, Harteros, Herlitzius, Tomasson: un plateau de rêve. On aurait pu ouvrir la saison sur un autre titre (Meistersinger?) puisque Lohengrin a déjà été donné, avec succès, il n’y a pas si longtemps dans une coproduction Lyon/Scala. Mais pour une “Prima” scaligère, aligner cinq des plus grands chanteurs du moment est sans doute plus payant en terme de marketing . Le Fliegende Holländer se paie un Erik de grand luxe, Klaus Florian Vogt, et un Hollandais somptueux, Bryn Terfel, tandis que la grande Rosalind Plowright sera…Mary et que Anja Kampe campera (Aïe le jeu de mots!) sans nul doute une Senta très notable. Il faudra aller voir le Ring aussi qui aligne trois Wotan de luxe Michael Volle (l’Or du Rhin), René Pape (Walküre), Juha Uusitalo (Siegfried), Waltraud Meier dans Sieglinde, Waltraute, et la deuxième Norne, Irene Theorin dans les trois Brünnhilde, Lance Ryan dans Siegfried de Siegfried et Ian Storey dans Siegfried de Götterdämmerung, et puis aussi Anna Larsson, Johannes Martin Kränzle(Alberich), Iain Peterson(Fafner), Mikhail Petrenko (Hunding et Hagen), Ekaterina Gubanova (Fricka). A choisir entre Paris et Milan, suivez mon regard…

Du côté des opéras italiens, c’est un peu plus difficile de réunir des distributions aussi convaincantes, mais au moins apparaissent-elles (à peu près) équilibrées et offrir ce qui  se fait (à peu près) de plus acceptable dans les chanteurs du moment. Il faudra en tous cas aller voir Falstaff notamment pour Bryn Terfel, mais aussi pour Ambrogio Maestri (en alternance), pour Marie-Nicole Lemieux en alternance avec Daniela Barcellona, pour Barbara Frittoli, pour Fabio Capitanucci et Francesco Demuro…Cast solide, parmi les meilleurs aujourd’hui.
Distribution slavo-italienne pour Nabucco (Ambrogio Maestri et Leo Nucci en alternance – n’est ce pas trop tard pour Nucci?) avec Antonenko, Monastyrska, Kowaljow qui m’apparaît à risque (notamment pour Abigaille).
Même couleur slavo-italienne pour Macbeth, avec un excellent Macbeth sans doute, Franco Vassallo (alternant avec Vitaliy Bilyy), Lucrezia Garcia en Lady alternant avec Tatiana Melnychenko, et un excellent Macduff (Stefano Secco alternant avec Wookyung Kim).
On ira voir de toute manière Oberto car l’œuvre est trop rare pour la rater: Fabio Sartori, irrégulier et pas très aimé des aficionados, Sonia Ganassi, qui est une garantie de haute qualité, Michele Pertusi autre garantie de grande qualité alternant avec Adrian Sampetrean.
Un Ballo in Maschera est toujours très difficile à distribuer, et la Scala semble s’être prémunie et avoir pris ses précautions: Sondra Radvanovski en Amelia devrait être ce qui se fait à peu près de mieux, Marcelo Alvarez en Riccardo devrait passer largement la rampe aussi, Zeljko Lucic en Renato, Patricia Ciofi en Oscar et la plus pâle Marianne Cornetti devraient garantir des soirées sans souci à défaut d’être légendaires. Eviter la distribution B, vous subiriez Oksana Dyka de triste mémoire (Aida 2012) en Amelia: je ne donne pas cher de son troisième acte.
Les reprises de Don Carlo et d’Aida en automne proposent des distributions sensiblement différentes des représentations des années précédentes. Don Carlo affiche un cast loin de celui de Munich, mais relativement solide, le grand René Pape en Philippe II portant à bout de bras une distribution moyenne composée de Fabio Sartori (Don Carlo), Massimo Cavaletti (Posa), Martina Serafin (Elisabetta) et Ekaterina Gubanova (Eboli).
Enfin Aida, un peu plus équilibrée que la distribution de cette année, affiche une distribution à dominante slave avec mineure italienne, Nadia Krasteva en Amneris en alternance avec Ekaterina Semenchuk, les Aida Hui He (ce qui ne devrait pas être mal) et Liudmyla Monastyrska, les Radamès Marco Berti (hum) et Jorge De Leon, Orlin Anastassov alternant avec Marco Spotti dans Ramfis et deux bons Amonasro, Ambrogio Maestri et Zeljko Lucic.

Pour les détails des dates et des distributions, je vous renvoie au site de la Scala.
Dans l’ensemble, cette saison s’annonce meilleure que les précédentes, plus soignée sur le choix des distributions et avec des titres intéressants. Elle affiche une vraie direction, elle appelle des artistes de qualité et surtout pour une fois, elle n’offre pas un paysage interchangeable avec d’autres théâtres. La Scala affiche son italianité par les titres, les chefs et les metteurs en scène (à défaut de le faire par les chanteurs.. quand le chant italien fera-t-il son nettoyage des écuries d’Augias?). Si les distributions verdiennes ne font pas rêver, elles ne sont pas trop inquiétantes, au moins sur le papier et les distributions wagnériennes sont quant à elles, annonciatrices de belles soirées. Et on peut être alléché par cette production de Coeur de chien  du russe Rastakov dans une production de Simon Mc Burney, très connu dans les milieux du théâtre européen et peu en Italie. Bref, le pélerinage milanais s’imposera en 2012-2013, et c’est bien, car on a toujours un peu soif de Scala.
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IN MEMORIAM RENÉ GONZALEZ

René Gonzalez n’est plus, au terme d’une lutte de plusieurs années contre un cancer qui a fini par l’emporter. Figure peu connue du grand public, mais très importante dans le monde du théâtre il a été le directeur heureux du théâtre de Vidy Lausanne pendant plus de vingt ans, rendant du même coup heureux les spectateurs suisses, et la municipalité de Lausanne. Il était devenu une institution. On ne compte plus les compagnies, les acteurs et actrices qu’il a promus, accompagnés, les spectacles à succès qu’il a exportés et qui ont fait une carrière triomphale en France. On sait moins qu’il fut le premier directeur de l’Opéra Bastille, un choix intelligent pour monter un opéra populaire, et qu’il en a assuré la première année. Mais très vite, il a senti que le monde de l’opéra n’était pas le sien et a accepté dès 1990 l’offre de Lausanne en prenant Vidy, le théâtre au bord de l’eau, d’abord avec Mathias Langhoff, puis seul. On a même parlé de lui à un moment pour Avignon. Mais il aimait Lausanne, loin des intrigues parisiennes, où il faisait ce qui lui plaisait d’une programmation sans concessions qui n’a jamais pêché par facilité.
Nous nous étions connus à cette époque, et je me souviens de longues discussions passionnantes sur le théâtre  et sur l’opéra dont il découvrait l’univers complexe et trop peu humain pour lui. Je me souviens d’un être modeste, chaleureux, prodigieusement généreux, qui adorait discuter, débattre, longtemps après la fin des spectacles, tard dans la nuit.
C’est lui qui avait créé à Vidy  “Orlando” de Virginia Woolf, avec Isabelle Huppert et dans une mise en scène de Bob Wilson. Ceux qui aiment le théâtre se souviennent de ce triomphe à l’Odéon. Il m’avait téléphoné pour me dire de venir à Lausanne (j’étais alors en poste en Allemagne) voir le spectacle, que j’avais ensuite revu à l’Odéon. La salle de Vidy, frontale, aux dimensions moyennes permettait un vrai rapport intime avec le plateau; elle était idéale pour ce spectacle, un monologue où le spectateur avait besoin de proximité pour pleinement profiter de ce magnifique travail scénique, une des performances de théâtre les plus fortes de ces trente dernières années. Je me souviens plus de Vidy que de l’Odéon, un peu impersonnel, qui convenait moins au travail de Wilson.
A la fin du spectacle, il m’avait fait le beau cadeau (ainsi qu’au jeune collègue qui m’accompagnait) de nous inviter à dîner dans une pizzeria proche avec Isabelle Huppert. On peut imaginer quel souvenir ce fut .
Nous nous appelions de loin en loin, nous nous sommes souvent revus, et je suivais sa programmation à Lausanne, toujours stupéfait par les voies “différentes” qu’il explorait, loin de tout conformisme et toujours à l’affût de figures nouvelles.
C’était un de ces managers qui ont aidé  la scène française à être quelquefois autre chose que l’océan d’ennui qu’elle est en ce moment.
C’est une lourde perte, artistique et surtout humaine.
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THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 17 avril 2012: EDOUARD II de Christopher MARLOWE (Ms en scène: Ivo VAN HOVE avec Stefan STERN, Christoph GAWENDA et Kay Bartholomäus SCHULZE)

Stefan Stern & Christoph Gawenda ©Jan Versweyveld

Ils viennent de triompher à Paris, et de passage à Berlin, j’ai voulu aller revoir cette troupe étonnante, très jeune, formée à l’école de Thomas Ostermeier dans une des nouvelles productions de la saison (première le 17 décembre 2011), Edouard II, de Christopher Marlowe,  mise en scène de Ivo van Hove, le metteur en scène du Misanthrope que le public parisien a pu voir fin mars aux ateliers Berthier. C’est l’occasion d’approfondir ma connaissance de l’univers de van Hove et de revoir certains comédiens dans des rôles radicalement différents: David Ruland, l’Oronte du Misanthrope, est Kent, le demi-frère d’Edouard, Stefan Stern, l’excellent Lucio de Mesure pour Mesure, est Edward II, Bernardo Arias Porras, le Claudio et la Mariana de Mesure pour Mesure est ici le prince Edouard, futur Edouard III.
J’ai un grand souvenir de cette pièce mise en scène en 1981 par Bernard Sobel, au théâtre de Gennevilliers, dans un dispositif où l’espace de jeu était central, comme un espace de combat, avec des gradins de chaque côté, et une impression de proximité qui renforçait la violence, Edouard II était l’immense Philippe Clevenot, Gaveston l’alors très jeune Daniel Briquet.

Christopher Marlowe

Christopher Marlowe, mort assassiné en 1593, a eu une de ces vies troubles, à la Caravage, où il affiche ses préférences pour les garçons, où il sert d’espion probablement pour chasser le catholique, il peut se permettre beaucoup de choses, parce qu’il est considéré comme le plus grand des dramaturges de l’époque: il jouit d’une grande célébrité et la célébrité est aussi l’antichambre de l’impunité. Edouard II est sa dernière pièce (1592), et reprend une chronique sur le règne du roi sodomite qui ne correspond pas forcément à la réalité, et la pièce concentre un certain nombre d’épisodes en réalité bien plus étalés dans le temps. On a coutume de penser que c’est la première pièce “homosexuelle” de la littérature, mais la notion d'”homosexualité”naîtra bien plus tard, au XIXème siècle. L’amitié entre hommes, “virile”,  ne choque pas à l’époque, bien au contraire, c’est une grande tradition depuis le “De amicitia” de Cicéron que de célébrer l’amitié, pensons à Montaigne et La Boétie, et le XVIIème siècle continue la tradition. Que cette amitié se transforme en relation physique n’est pas une question qui se pose. Ce qui est banni, depuis l’antiquité, c’est la sodomie. C’est elle que vise la très sévère loi anglaise de 1533 (de Buggery) . Peut-être Marlowe veut-il en écrivant Edouard II revenir sur cette loi, ou reprendre le débat. Il reste que, plus que par l’homosexualité ou la débauche, ce qui perd Edouard II, c’est d’utiliser son pouvoir pour promouvoir des hommes au statut social inférieur (Gaveston, Spencer): cela heurte les barons. C’est l’éternelle lutte du pouvoir royal contre les féodaux (au Moyen Âge) ou la classe nobiliaire (La Fronde en France), dont l’histoire connaît de nombreux exemples. Même si c’est cet aspect politique qui contribue à la chute d’Edouard, il faut y ajouter le rôle de la reine Isabelle (fille de Philippe le Bel), délaissée, qui va prendre amant (Roger Mortimer de Wigmore), et qui va après la mort d’Edouard régner avec son amant sur l’Angleterre, jusqu’à ce que Edouard III son fils ne fasse condamner  Mortimer à mort et n’emprisonne sa mère. C’est cette histoire qui sera la cause indirecte de la guerre de Cent ans, le stratège Edouard III revendiquant la couronne de France, comme héritier en ligne directe de Philippe Le Bel. Ceux qui ont lu “Les Rois Maudits”, de Maurice Druon, connaissent l’épisode.
Voilà donc des éléments de contexte, sur lesquels Ivo van Hove va construire un travail qui a volontairement éloigné l’idée de drame historique, mais qui a centré sa mise en scène sur la violence des relations entre les hommes: crime, sexe, sang, passion étaient la vie de Marlowe au quotidien. Van Hove va jeter le crime le sexe, le sang, la passion dans un espace unique, et va créer une alchimie du crime dans un univers clos: l’univers carcéral. La prison comme espace tragique, un espace d’où l’on ne sort pas,  où se construisent des pouvoirs de petits potentats, des complots, où l’on se bat, où l’on tue, où l’on viole, un monde “monosexuel” (il n’y a que des hommes) où les relations affectives se pervertissent et s’exacerbent. Voilà ce que nous montre Ivo van Hove, dans un spectacle puissant qui cependant ne m’a pas parlé autant que le Misanthrope.
Le dispositif scénique de Jan Versweyfeld qui crée un univers de métal glacé, limité au fond par un immense store métallique est structuré entre huit cellules, séparées par des cloisons de béton, grilles vers les spectateurs, grilles au dessus, grilles vers l’arrière scène, qui comprend à droite des douches, à gauche un équipement d’entraînement aux haltères. Au centre un corridor qui mène à la place du surveillant surélevée qui  suit tout en vidéo. Derrière, un écran vidéo, et des caméras sur l’avant scène et les côtés qui reprennent, comme dans le Misanthrope, des scènes, des visages sous un autre angle.

©Jan Versweyveld

Dans cette mise en scène  le corps a évidemment une importance particulière, corps érotisé lorsque les amants s’étreignent, se touchent, s’embrassent fougueusement: les personnages sont tantôt vêtus, tantôt en sous-vêtements, tantôt nus, sous la douche, ou recroquevillés dans ou sous leur paillasse. corps couvert de boue du roi déchu: c’est le corps dans tous ses états.

Agression de Gaveston ©Jan Versweyveld

Les affrontement verbaux ou physiques sont fréquents, violents. Dans ce monde d’hommes, la reine Isabelle est un détenu, jouée par le magistral Kay Bartholomäus Schulze, discrètement féminisé au départ, mais dont chaque geste, chaque attitude est ambiguë, et en fait une sorte de poupée aux mains de Mortimer ( Paul Herwig, excellent notamment dans son monologue suivi aussi à la caméra, qui souligne des expressions fulgurantes), de poupée qui peu à peu se met en manœuvre y compris pour re-séduire

Stefan Stern & Kay Bartholomäus Schulze ©Jan Versweyveld

Edouard (dans l’histoire, Edouard a eu tout de même un enfant d’elle, et Gaveston était marié et père). Quelques scènes sont vraiment magnifiquement cosntruites: Gaveston (Christoph Gawenda, à la fois arrogant de jeunesse et d’immaturité) et Edouard (Stefan Stern, qui porte dans la voix à la fois sa passion dévorante mais aussi sa solitude et son impuissance, une magnifique composition) se parlent se touchent se cherchent d’une cellule à l’autre avec une urgence brûlante, ou bien la bataille, sorte de mutinerie où le jeu des fumigènes et des plumes d’un oreiller qu’on a secoué donnent de la prison une sorte de paysage halluciné. Autre image magnifique, la mort dérisoire d’Edouard, corps meurtri, couvert de boue et encore désirant est vraiment saisissante, une mort d’Edouard, non pas comme dans la légende, empalé sur un pal en métal rougi au feu, mais ici poignardé, déchiré au cours d’une étreinte avec son meurtrier (les relations entre Edouard et son meurtrier sont l’objet d’un dialogue ambigu, fait de douceur, de tendresse même); les meurtres (et il y en a beaucoup) sont tous pratiqués de la même manière par le gardien de la prison (Leicester) sorte d’exécuteur des hautes œuvres qui étouffe les victimes avec un sac de plastique rouge

©Jan Versweyveld

(vision au ralenti de l’étouffement sur l’écran). La fin m’a moins convaincu, dans une sorte de vision grand-guignolesque où Isabelle est poignardée par son fils et où le sang pisse abondamment pendant que sur l’écran vidéo le gardien (le meurtrier) reprend le métro, rentre chez lui où son épouse souriante lui prépare la “pasta” (dans la réalité, il sera lui aussi trucidé pour ne pas laisser de traces) Le tout accompagné soit de musique électronique, soit de musique médiévale, dont la distance avec la scène renforce la violence ambiante.

©Jan Versweyveld

C’est un monde de clans, de soumissions, de chefs, de rivaux, de meurtres, d’ amours violentes et crues (scène de sodomie) que van Hove nous propose, comme s’il lisait dans le texte de Marlowe une sorte de message universel sur l’humanité déshumanisée ou au contraire trop humaine et débordante de faiblesse, en proie à toutes les passions qui passent, celle de la chair comme celle du pouvoir et comme celle de la mort et comme si la vision au total étouffante de cet univers carcéral en faisait une métaphore de notre univers. D’ailleurs il donne à chaque moment un titre générique, “Complot”, “Politique”,”Amour”, “Mort d’Edouard II” comme les chapitres qui s’égrèneraient d’une chronique qui venue du fond des âges.

On ne peut que souligner le jeu de chacun, la liberté corporelle, le sens du travail de troupe: il faut que les acteurs aient l’habitude de travailler ensemble pour gérer ce type de jeu. C’est un théâtre évidemment qui agresse, qui ménage peu le public et les éventuelles âmes sensibles (mais ceux qui vont voir Edouard II savent à quoi s’attendre), mais c’est aussi cette fois un théâtre un peu plus attendu. En jetant en pâture au public un tel univers, on n’a aucune surprise et c’est peut-être cela qui fait défaut au spectacle: la première partie (un peu longuette quelquefois) passée, on est tout de même dans la répétition de motifs qui deviennent à chaque fois plus âpres et plus violents, en un crescendo tendu, mais qui ne changent plus de nature. C’est ma réserve: un très bon spectacle, magnifiquement joué et imposé, mais qui ne m’a pas vraiment appris grand chose, au contraire du Misanthrope ou de Mesure pour Mesure.
On sort content, mais pas bouleversé.
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