CONCERT DU NOUVEL AN A VIENNE à la TV, direction Mariss JANSONS, le 1er Janvier 2012

Le premier concert du Nouvel An de Mariss Jansons, un chef que je vénère, ne m’avait pas tout à fait convaincu. je l’avais trouvé un peu trop sérieux, un peu trop “symphonique”. Il n’en va pas de même pour ce deuxième concert, en tous points réussi. Ce fut un merveilleux concert auquel j’aurais aimé assister.
Certes, à la TV, il faut accepter la règle du jeu, et les exhibitions, pour moi inutiles du corps de ballet, qui ont une fonction plus touristique qu’artistique (cette année, on montrait le Palais du Belvedere), et le rituel du concert. Cette tradition ponctue nos années et finalement ce n’est pas si vieillot: Vienne est une capitale qui cultive son passé et sa tradition, et c’est justice pour une ville qui fut au début du XXème siècle la capitale de la modernité et le creuset de tant d’innovations musicales et artistiques. Et puis, dans quelle ville d’Europe, Berlin mise à part, peut-on vivre autant d’émotions musicales?
Alors, le concert du Nouvel An est une institution, mais lorsqu’il atteint la qualité dont il a fait montre aujourd’hui, alors, vive les institutions.
Certes, on est toujours frappé de voir qu’à quelques exceptions près, les Wiener Philharmoniker ne sont pas très remués par la parité, il est si rare aujourd’hui de voir des orchestres quasi exclusivement masculins qu’on le remarque immédiatement, mais on oublie tout dès qu’on entend les premières notes, et même à la TV, on est frappé par ce son, et notamment dans ce répertoire où ils sont irremplaçables.

Mariss Jansons a dirigé un programme plutôt original et ouvert, jouant sur la circulation de la musique en Europe, que les Strauß ont abondamment utilisé, composant des pièces à succès à partir d’airs connus de Bizet, de Ponchielli, de Verdi ou d’autres, mais les ballets d’opéra (chez Gounod, ou Verdi par exemple) empruntent aussi rythmes, thèmes et phrases musicales à la musique populaire des Strauß. Cette circulation commence même par l’autoréférence: la première pièce du concert de Johann et Joseph Strauß („Vaterländischer Marsch“) est une variation sur la Marche de Radetsky, qui clôt aussi traditionnellement le concert, même écho (au Danube Bleu) dans la deuxième pièce „Rathausball-Tänze“ de Johann Strauß . On a exploré aussi un répertoire plus rare, élargissant à des compositeurs de l’époque qui ont contribué aussi à la gloire de la valse comme Carl Michael Ziehrer, ou Joseph Hellmesberger d.J. ou même Eduard Strauß. Chez les étrangers, on a entendu en hommage au Danemark, nouveau pays dirigeant l’Union Européenne une pièce du compositeur danois Hans Christian Lumbye et surtout deux extraits de la Belle au Bois Dormant de P.I. Tchaikovsky sublimement interprétés. Ce fut vraiment grandiose. Une grande place a aussi été laissée à Joseph Strauß (5 pièces). Le programme n’a pas  puisé dans des grandes valses attendues, dont certaines avaient été exécutées dans le concert de 2006 (Künsterleben, Frühlingstimmen, Der Zigeunerbaron), mais fait justice à des pièces plus rares, un peu moins connues (encore que…) et surtout sur une variation des rythmes et des danses, Galop, Polka, Polka Mazurka, Valse, Marche. Ainsi c’est une sorte de panorama très ouvert qui nous été offert, et Mariss Jansons, un peu amaigri (on sait qu’il a quelques problèmes de santé), est apparu détendu, plein d’énergie (mais un peu fatigué à la fin cependant), et emportant les Wiener Philharmoniker (et les Petits Chanteurs de Vienne – Wiener Sängerknaben- , apparus deux fois impressionnants de précision dans la Tritsch-Tratsch Polka) dans un vrai tourbillon.  Depuis Kleiber (dont le Danube bleu est insurpassable), ce me semble le meilleur concert entendu. J’avais acheté le Jansons 2006, je pense que j’acheterai le cru Jansons 2012, qui va paraître en quelques jours, comme de coutume désormais. Allez-y aussi sans crainte!

Et bonne année 2012 (Prosit Neujahr, comme on dit là bas!)

NUOVO TEATRO DELL’OPERA à FLORENCE le 23 décembre 2011: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART, L’ORCHESTRA e IL CORO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO (BRAHMS: Schicksalslied et MAHLER, Symphonie n°9)

Florence dispose depuis le 21 décembre, date de l’inauguration officielle, d’un nouveau Théâtre d’Opéra. Le vieux Teatro Comunale, reconstruit après les bombardements de la seconde guerre mondiale, vaste salle sans âme ni élégance fermera dans quelques mois au profit de ce complexe composé d’une théâtre d’Opéra de 1800 places, d’un auditorium de 1000 places, d’un amphithéâtre en plein air de 2000 places, le tout signé par l’architecte Paolo Desideri. Situé juste au-delà de la Porta del Prato, non loin de la gare et de l’ancien théâtre, le nouvel opéra de Florence est à découvrir, à travers une série de concerts et de manifestations. Après l’inauguration officielle par Zubin Mehta (Beethoven Symphonie n°9), c’est Claudio Abbado qui dirige l’orchestre du Mai musical florentin et l’orchestre Mozart dans le fameux “Schicksalslied” de Brahms et la “Symphonie n°9” de Mahler, programme exigeant, et résolument grave, qui ne va pas forcément avec la période de fêtes et avec les réjouissances d’une inauguration, mais qui est évidemment excitant vu le chef…

Le théâtre est très inspiré de l’opéra d’Oslo pour la forme, les volumes, et l’utilisation du bois et la couleur dans la salle. A Oslo les architectes ont privilégié la lumière et le verre dans les espaces publics, et le bois dans la salle. Remplacez le verre par du béton, et vous avez à peu près le teatro dell’Opera. Mêmes rampes sur les côtés (voir photo), même disposition du bâtiment. Une sorte de Blockhaus avec des foyers bas de plafond, plus étirés à l’horizontale que visant à l’élévation verticale. Comme à Oslo, c’est le bois, de même couleur, qui a été privilégié dans la salle principale, une salle frontale de 1800 places avec deux balcons qui descendent vers la scène en rappelant la forme de la salle du vieux Comunale, un ensemble assez élégant, et un grand confort avec beaucoup d’espace entre les rangs, ce qui permet un confort des jambes assez inédit. On pourra vraiment juger de l’acoustique quand tous les travaux seront terminés, même la conque acoustique n’est pas définitive. La scène, très avancée dans la salle, conduit à un son très présent, très fort, un peu sec, alors que le choeur, pour le Brahms, manquait d’éclat en fond de scène. je ne suis pas convaincu par la distribution des espaces, mais il faudra voir à l’usage, lorsque l’auditorium de 1000 places sera en fonction. Le Comunale était rarement plein, je doute que ce nouveau théâtre le soit aussi: le public potentiel florentin n’est pas énorme. D’ailleurs, il restait pour le concert plusieurs centaines de places à vendre que l’administration du théâtre a offert au public de dernière minute avec 10% de réduction. Il est possible que des sponsors qui traditionnellement en Italie achètent des centaines de places pour leurs invités, n’aient pas réussi en cette période de l’année à attirer leur public. Ils ont peut-être rendu les places. Le sponsoring en Italie conduit souvent à exclure des salles bonne part du public ordinaire. La Scala par exemple met rarement en vente plus de 500 places, les 1500 places restantes se partageant entre sponsors et abonnés.

 

Enfin, il y avait du public, et quelques stars, Roberto Benigni et son épouse, amis de longue date d’Abbado, la danseuse (à la retraite) Carla Fracci, quelques politiques locaux, dans une ambiance chic et choc de cette ville très aristocratique et provinciale qu’est Florence.
Et ce fut un beau concert. Dès les premières mesures du Brahms, on mesurait la qualité du son de cet orchestre hybride, né de l’union de l’Orchestra Mozart et de celui du Maggio Musicale Fiorentino, avec des chefs de pupitres venus du Lucerne Festival Orchestra, on reconnaissait Raphaël Christ (Premier violon), son père Wolfram Christ (Premier alto) avec l’ex premier alto de la Mahler Chamber Orchestra, Jacques Zoon à la flûte , Alessandro Carbonare à la clarinette, Alessio Allegrini au cor, et bien sûr, l’irremplaçable Reinhold Friedrich à la trompette. Le Schicksalslied, tiré de l’Hyperion de Hölderlin, chante le malheur des hommes et la félicité des élus, qui ont dépassé le destin, face aux hommes, qui en sont les jouets. L’ensemble a été vraiment magnifique, avec un début prodigieux, dans un crescendo dont Abbado a le secret. Le chœur s’en est très bien tiré, malgré le problème acoustique signalé plus haut. Après ce début prometteur, l’interprétation de la Symphonie n°9 a pris de court les habitués que nous sommes, comme souvent. Abbado ouvre la premier mouvement sur un tempo plus vif, presque plus allègre, avec un son plus ouvert, et accentue les contrastes. Il en résulte une forte tension entre les trois premiers mouvements, étourdissants de vivacité virevoltante, d’ironie mordante (le rondo burlesque devient insupportable de cruauté), avec des solos à faire pâlir (Jacques Zoon à la flûte a été littéralement prodigieux, sans parler de Friedrich), et le quatrième, qui devient en contrecoup bouleversant, de douleur rentrée, de volonté de ne pas s’étioler, de résister à l’aimantation de la fin. Et, même si ce n’est sans doute pas la plus grande Neuvième entendue, les larmes coulent, comme toujours quand Abbado nous prend par surprise et nous emmène dans cet espace du sensible et de l’émotion qu’aucun autre chef n’explore avec cette insistance et cette intuition. Et lorsque les derniers soubresauts de son remplissent (à peine, tant ils sont murmurés) la salle, quand les lumières peu à peu s’éteignent dans un long silence traversé par des filets sonores à peine perceptibles, pour laisser place à un très long silence dans une salle presque totalement obscurcie où l’orchestre n’est plus qu’un ensemble d’ombres immobiles, on se dit que Mahler est grand, et Abbado son prophète.

Le résultat: un triomphe, énorme, plusieurs dizaines de minutes, la salle debout, et de longs applaudissement insistants longtemps après le départ de l’orchestre pour rappeler le Maître, mais celui-ci, fatigué et souffrant du dos, ne s’est pas présenté une dernière fois comme il le fait à Lucerne. Quand finit la musique, le poids de l’âge revient, mais quand il est sur le podium, on sent bien que la musique est pour lui une source d’éternelle jeunesse et d’éternelle énergie.

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 le 13 décembre 2011: DON GIOVANNI de W.A.MOZART (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM – Ms en Scène: Robert CARSEN)

Aussi loin que je me souvienne, je n’ai pas en tête une production de référence de Don Giovanni, qui allie l’excellence musicale et scénique. J’ai vu les productions de Salzbourg (Barenboim-Chéreau), de Paris en 1975 (Solti-Everding: les productions suivantes n’avaient pas grand intérêt malgré des distributions intéressantes), de la Scala (Muti-Strehler et Dudamel-Mussbach), de Ferrare (Abbado-Mariani), de Vienne (Theater an der Wien, Abbado-Bondy) j’en ai vu aussi à Londres (Colin Davis) et ailleurs et rien dans mes souvenirs n’émerge clairement. Musicalement, c’est plus évident, ma référence reste Sir Georg Solti, à Paris, avec une distribution inégalée (Soyer, Van Dam, M.Price, Te Kanawa, Berbié…), qui avait à la fois la clarté, l’énergie vitale, le dynamisme, la précision. Abbado à Ferrare avait Simon Keenlyside, et Bryn Terfel (déjà) et c’était aussi prodigieux. Pour ma part j’ai toujours considéré la production Chéreau-Barenboim de Salzbourg comme une déception, malgré des images sublimes. Mais j’avais aussi apprécié la production de Brook à Aix (avec Abbado, Harding et déjà Peter Mattei) pour la simplicité, sa fraicheur et sa prise forte sur le public (rappelons la longue tournée européenne que fit cette production après sa création), enfin, à Aix toujours, la production de Tcherniakov ne m’a pas laissé de mauvais souvenir non plus..

Au total, peut-être est-ce la trace de la production de Luc Bondy, au Theater an der Wien, avec Abbado au pupitre, qui reste à mon avis la plus “complète”. Abbado est un homme de théâtre, qui sait créer une dynamique forte, et qui est attentif à la scène, Bondy avait fait un travail intelligent, et la distribution était plus que solide (Raimondi, Gallo, Blochwitz, Studer, Mattila, Mc Laughlin, Kotscherga, Chausson). Même si le spectacle fut moyennement accueilli, cela reste la production qui au total, m’est le plus restée en mémoire.

Daniel Barenboim s’est très vite confronté à cette œuvre, qu’il a enregistrée dès 1973 (avec Roger Soyer d’ailleurs dans le rôle titre et l’English Chamber Orchestra) et qui l’a marquée puisqu’il a pu voir Furtwängler le répéter et le diriger. On sait le lien qu’il entretient avec  Furtwängler depuis les années d’enfance et qu’il porte notamment dans ses interprétation wagnériennes (avec des résultats contrastés et irréguliers d’ailleurs). Malgré tout, c’est un immense musicien, que Paris a stupidement laissé échapper (merci Monsieur Bergé): après son départ de l’orchestre de Paris, on sait ce qu’il en est advenu du destin de cet orchestre…

La Scala pendant une bonne quinzaine d’années a vu et revu le Don Giovanni mis en scène par Strehler, et dirigé par Riccardo Muti. Une production magnifiquement décorée par Ezio Frigerio, mais qui n’a pas montré  l’ensemble des qualités qu’on peut voir dans les Noces de Figaro de la même équipe: de la poésie, oui, de l’élégance, oui, mais pas de vraie portée idéologique (que Le Nozze véhiculaient fortement) et d’une certaine manière un manque de profondeur, que la direction de Riccardo Muti ne portait pas plus, trop léchée et insuffisamment vivante ou palpitante, même si formellement impeccable. La dernière production de Peter Mussbach n’avait rien d’intéressant (un scooter en scène ne suffit pas) et se sauvait grâce à la belle direction de Gustavo Dudamel qui avait quant à elle de vrais accents qui rappelaient Furtwängler.
Remettre  sur le métier une production de Don Giovanni qui puisse durer un peu est donc “naturel” pour un théâtre de référence comme la Scala, même si la proposition d’une inauguration dédiée à Don Giovanni a pu surprendre (on s’attendait à Norma…).
Après avoir vu la retransmission télévisuelle, que dire du spectacle vu dans la salle?

La réponse: d’abord la salle. La salle de la Scala comme lieu multipolaire de l’action, d’une action ou Don Giovanni s’affiche dès le début comme “émergeant” du public, arrachant le rideau et faisant ainsi tomber le quatrième mur, projetant sa singularité au milieu des 2000 spectateurs reflétés dans un miroir gigantesque qui fait de la salle éclairée le décor initial.L’espace de l’action est le théâtre, salle (loge impériale, fauteuils d’orchestre et scène, coulisses, les décors sont une répétition à l’infini du rideau de scène, du cadre de scène, des avant-scènes, c’est d’abord un hommage extraordinaire au mythe Scala avant de l’être au mythe de Don Giovanni. Don Giovanni est donc d’abord un homme de théâtre, qui démasquerait tous les codes traditionnels des rapports humains, dont les rapports à la représentation sont en quelque sorte les métaphores: ainsi, la moitié du second acte se déroule sur une scène de théâtre (dans le théâtre) et Don Giovanni et la jeune bonne qu’il a séduite sont les seuls spectateurs de cette succession de scènes où Leporello porte les habits de Don Giovanni, jusqu’à sa fuite et en pratique, jusqu’au “Mi tradi”: Don Giovanni comme spectateur du théâtre du monde, et d’un monde qui en réalité le désire et projette sur lui ses propres fantasmes (une idée assez communément diffusée et ancienne). Ainsi du final, où finalement il survit et où ce sont les autres (qui l’ont créé par leurs désirs et leurs ambiguïtés), qui vont en enfer en disparaissant dans les dessous.

Une fois créées les conditions de la représentation, il faut tout de même noter que cela devient assez répétitif, et que les rapports entre les personnages ne sont pas aussi travaillés qu’on pourrait le désirer: certes, il y a le jeu de l’échange des costumes qui est un motif récurrent (Elvira arrive en manteau et chapeau à la Greta Garbo au premier acte et c’est Don Giovanni qui va sortir de scène avec le manteau et le couvre-chef, tandis qu’Elvira, en combinaison (noire) va se couvrir de la veste de son aimé. L’amour et le désir circulent depuis le début: Anna n’est pas violée, elle est vraiment consentante, fait tout pour retenir Don Giovanni et le Commendatore les surprend au lit (difficile réglage de la sortie d’Anna dans ces conditions). Jolie idée aussi que de ne pas régler de duel, mais de faire en sorte que le Commendatore meure presque par “erreur” ou “hasard” en trouvant l’épée sur son chemin, et que Don Giovanni soit ensuite percé par le spectre de la même manière à la fin. Il n’y a aucun doute, le spectacle est digne et la mise en scène bien travaillée, avec des moments d’une grande beauté plastique (comme souvent chez Carsen).

En apprend-on beaucoup sur le mythe? C’est à voir, mais le Don Giovanni est d’une telle richesse que tout est possible et (presque) tout est bon.
Comment expliquer que le spectacle malgré une évidente préparation et une distribution de haut niveau ne réussisse pas à décoller : les spectateurs du très chic “Turno A” ne se sont pas attardés en longs applaudissements et on avait pas envie de s’attarder trop effectivement: paradoxal dans la mesure où il n’y pas vraiment beaucoup à reprocher à l’ensemble, sinon une sorte d’ennui qui vous prend de temps à autre, à cause d’une mise en scène qui finit par réinventer toujours le même motif, et une direction d ‘orchestre aux tempi ralentis, étirés, qui ne propose pas de chemin novateur, mais d’où émergent çà et là tout de même des moments de sublime beauté, ces irrégularités font naître une impression permanente de frustration, tout y est, tout serait possible et rien ne se passe vraiment.
L’équipe de chanteurs est d’un très bon niveau, dominée par une Anna Netrebko au timbre enchanteur, à la technique de fer, au volume dominant largement le plateau, mais au souffle quelquefois éprouvé par le tempo du chef. Netrebko n’est pas qu’une star, elle est vraiment une chanteuse: il y a longtemps que je n’avais entendu une telle Donna Anna.
S’ils sont scéniquement tout à fait extraordinaires, Peter Mattei et Bryn Terfel m’ont un peu déçu: le premier m’est apparu (est-ce une impression?) moins en forme vocale que lors de la première à la TV, l’air du champagne a été sérieusement savonné, la voix ne sortait pas toujours, mais la diction et le style sont là. Même remarque pour Terfel, qui propose un personnage moins bouffe et qui du point de vue du chant n’a pas été au niveau habituel à mon avis, même si l’air du catalogue était vraiment remarquable. Il reste évidemment que ce sont deux vrais phénomènes scéniques. L’Elvira de Barbara Frittoli est très musicale, mais peu caractérisée, et produit peu d’émotion: en salle comme en TV, c’est le même chant un peu lisse, qui ne fait pas le poids par rapport à la Netrebko. Kwanchoul Youn est une très bon chanteur, mais qui manque un peu de cet éclat qu’on attend du Commendatore: voilà un chanteur pour les longs monologues wagnériens, où il est remarquable, plus que pour les apparitions décisives et frappantes..
Masetto m’avait fait une meilleure impression à la TV, cette voix de basse très sonore et un peu engorgée n’a pas vraiment un timbre qui séduit, peu adapté à mon avis à ce rôle, et Anna Prohaska chante correctement sans plus (sauf lorsqu’elle fait ses cadences suraiguës, sa seule force) et la voix est assez acide, elle non plus n’est pas une Zerline de grande lignée. Reste l’Ottavio de Filianoti, qu’on a beaucoup fustigé à la Première, mais qui à la troisième a tenu sa partie un peu mieux que le 7 décembre, avec un style pas toujours adapté et de petits problèmes de justesse, mais avec plus de tenue vocale, incontestablement.

Au total un spectacle dont il est difficile de dire vraiment beaucoup de mal, qui a de la tenue, qui fonctionne par intermittences, très soigné – c’est visible- dans sa préparation musicale et scénique, et qui laisse un peu froid, comme un goût fade dans la bouche. je n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne fonctionne pas bien…mais peut-être les options du chef y sont elles pour quelque chose…

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2012: Quelques concerts à ne pas manquer

 

Le programme du Festival de Lucerne 2012 est paru. Vous pouvez-vous y reporter en allant directement sur le site Lucernefestival.ch. Mais j’aurais tant aimé que le programme annoncé, si attendu,   tant Claudio Abbado avait tardé à se décider, à savoir  la Symphonie n°8 de Mahler pour clore le cycle Mahler du Festival de Lucerne ouvert en 2003 avec une mémorable Symphonie n°2 soit maintenu. Et hélas, Claudio Abbado n’est décidément pas en phase avec cette symphonie et il a préféré diriger un autre programme.

Mercredi 8 août, 18.30, Ouverture du Festival
Vendredi 10 août, 19.30
Samedi 11 août, 18.30
LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Chor des bayerischen Rundfunks
Schwedischer Rundfunkchor
Juliane Banse, soprano Anna Prohaska, soprano
Récitant, Bruno Ganz
Maximilian Schmitt, ténor
René Pape, Bass
Direction Claudio ABBADO

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Incidental music to Goethe’s tragedy “Egmont” for soprano, narrator and orchestra, Op. 84

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
Requiem in D minor, K. 626 (edition by Franz Beyer)

 

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Vendredi 17 août 2012, 19.30
Samedi 18 août 2012, 18.30

LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Radu Lupu, piano

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Konzert für Klavier und Orchester Nr. 3 c-Moll op. 37
Anton Bruckner (1824-1896)

Sinfonie Nr. 1 c-Moll WAB 101

Direction, Claudio ABBADO

Il semble presque qu’on s’oriente aussi vers une intégrale Bruckner, il a déjà dirigé la 4, la 5, la 7 à Lucerne et il dirigera la 1 en 2012, restent la 2, la 3, la 6, 8 et la 9Faisable s’il est en forme…

 

Dans les autres concerts notables, l’intégrale de Cendrillon de Prokofiev, avec le London Symphony orchestra dirigé par Valery Gergiev, le 24 août, le Requiem de Verdi, avec l’orchestre et le chœur du Teatro alla Scala dirigés par Daniel Barenboim et les solistes Jonas Kaufmann, René Pape, Anja Harteros, Elina Garanca, excusez du peu, le 29 août. Le Concertgebouw dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes imbriqués avec ceux du City of Birmingham Symphony Orchestra dirigé par Andris Nelsons (les 1er et 2 pour Jansons, les 3 et 4 pour Nelsons)
1er septembre: Concertgebouw, Jansons, Bartok, Concerto pour violon (Leonidas Kavakos), Mahler Symphonie n°1
2 septembre: Concertgebouw, Jansons, Schönberg, Un survivant de Varsovie, Stravinski, Symphonie des Psaumes, Barber, Adagio pour cordes, Varèse, Amériques
3 septembre: CBSO, Nelsons, Mahler Symphonie n°2, Resurrection (Fujimura, Crowe)
4 septembre: CBSO, Nelsons, Gubaidulina, concerto pour violon n°1 “Offertorium” (Baiba Skride), Chostakovitch, Symphonie n° 7, “Leningrad” .
Et ne pas oublier que Mariss Jansons, avec son autre orchestre, celui de la Bayerischer Rundfunk, conclura le Festival de Pâques de Lucerne (les 30 et 31 mars), que Abbado aura ouvert avec l’orchestra Mozart le 24 mars prochain à 18h30:
Wolfgang Amadé Mozart
(1756-1791)
Symphony in C major, K. 425 “Linz”
Concert for violin and orchestra in A major, K. 219 (Soliste Isabelle Faust)
Robert Schumann
(1810-1856)
Symphony No. 2 in C major, Op. 61

Les concerts de Jansons:
Le 30 Mars:
Ludwig van Beethoven
(1770-1827)
“Leonore Overture” No. 3, Op. 72a
Béla Bartók
(1881-1945)
Concert for violin and orchestra No. 1, Sz. 36 (Soliste Vilde Frank)
Johannes Brahms
(1833-1897)
Symphony No. 4 in E minor, Op. 98 (1884/85)

Le 31 mars:
Ludwig van Beethoven
(1770-1827)
Symphony No. 1 in C major, Op. 21
Leoš Janáček
(1854-1928)
“Glagolitic Mass” (Chor des Bayerischen Rundfunks, Tatiana Monogarova, Soprano, Marina Prudenskaia, alto, L’udovit Ludha, Ténor, Peter Mikulas, basse, Iveta Apkalna, orgue.
Mais à Pâques vous pourrez aussi entendre Nicolaus Harnoncourt, et l’été, j’ai passé sous silence Cleveland Orchestra (Franz Welser Möst), Le Gustav Mahler Jugendorchester (Daniele Gatti) les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle), les Münchner Philharmoniker (Lorin Maazel) un concert Vivaldi de Cecilia Bartoli , les Wiener Philharmoniker (Vladimir Jurowski, Bernard Haitink: ce dernier conclura le festival par la Symphonie n°9 de Bruckner le 15 septembre), j’en ai oublié plein dont Pierre Boulez avec le Lucerne Festival Academy Orchestra et Deborah Polaski dans “Erwartung” de Schönberg, ainsi que deux concerts “perspectives” de Maurizio Pollini…Inutile de continuer, vous êtes, je le sens déjà sur le site de Lucerne.
Billets à partir du 16 avril…


 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 à la TV (ARTE): DON GIOVANNI, de W.A.MOZART (Dir: Daniel BARENBOIM, Ms en scène Robert CARSEN)

Depuis 1987, c’est la troisième production de Don Giovanni à la Scala: il y a eu celle de Strehler, dirigée avec brio par Riccardo Muti, d’une beauté un peu froide et moins réussie que les Noces parisiennes, il y a eu ensuite le Don Giovanni de Peter Mussbach, en 2006 dont le seul intérêt fut la direction de Gustavo Dudamel. La distribution de ce soir a de quoi séduire avec les débuts in loco d’Anna Netrebko en Donna Anna, le Don Giovanni de Peter Mattei, 13 ans après la production de Peter Brook à Aix en Provence, le Leporello de Bryn Terfel, qui le chanta à peu près à la même époque avec Abbado à Ferrare, l’Elvira de Barbara Frittoli à la place d’Elina Garanca, qui vient d’avoir un bébé, Giuseppe Filianoti en Ottavio , Kwanchoul Youn en commendatore, La jeune Anna Prohaska (celle qu’Abbado voudrait en Lulu) en Zerlina, et en Masetto Štefan Kocán. A priori donc une distribution sûre.

Quelles sont les premières impressions avant de voir le spectacle en salle le 13 décembre prochain?
Tout d’abord, on aura remarqué la présence de Mario Monti, nouveau président du conseil aux côtés du président de la république, Giorgio Napolitano. Le 7 décembre on le sait est le moment où le pays se retrouve symboliquement autour de son théâtre. Dans un moment aussi difficile pour l’Italie, c’est une affirmation de la solidité et de la pérennité des valeurs autour desquelles l’identité italienne est construite. Auguri! comme on dit.
Ensuite, on l’a assez souligné, Daniel Barenboim monte sur le podium cette fois comme directeur musical. Après un long interrègne où il a été “direttore scaligero”, il succède à Riccardo Muti, premier chef non italien à exercer cette charge, avec un sovrintendente lui aussi pour la première fois non italien. Quand on se rappelle la situation de la Scala à la fin de l’ère Muti/Fontana, on peut considérer qu’ils ont réussi, même si la Scala n’a pas encore retrouvé la place qu’elle avait dans les années Abbado/Grassi.
La direction de Daniel Barenboim m’est apparue très classique, au sens où elle ne se nourrit pas (au contraire d’un Abbado quand il dirige Mozart) des apports des interprétations récentes, c’est une vision traditionnelle, romantique , symphonique, au tempo un peu lent. Il reste des moments impressionnants (la mort de Don Giovanni) et un orchestre très en forme, à ce qu’on peut entendre en télévision. Mais rien de neuf sous le soleil.
La mise en scène de Robert Carsen est globalement sans surprise: Carsen joue l’opéra des opéras dans le théâtre des théâtres, et il fait du théâtre lui-même le lieu de l’action, un théâtre en miroir, gigantesque au début, qui se regarde être théâtre, un théâtre dans le théâtre avec un dispositif en abyme qui rappelle les décors baroques, toiles peintes (ou photos), qui s’installent en tombant des cintres, ou qui glissent latéralement, on est clairement dans le principe des changements de décors baroques, avec des jeux sur les perspectives, sur les niveaux, sur la grandeur relative des personnages en smoking comme un soir de Première..tiens tiens… Quelques moments réussis, le lit du début, qui montre clairement le comportement ambigu de Donna Anna, le finale du premier acte, rouge passion dans un bal bien licencieux, l’apparition du Commendatore dans la loge impériale, vue en miroir, et toute la scène finale, très bien réglée, avec à la fois cette longue table sur laquelle se déroule une partie de l’action, mais aussi la manière dont est traitée Elvira, ou la mort même de Don Giovanni, qui répète celle du Commendatore. L’idée finale de faire disparaître les autres et de laisser Don Giovanni seul en scène est aussi intéressante. Donc quelques moments et quelques idées, mais beaucoup d’ennui aussi, les scènes se succèdent sans véritable vision neuve, avec des attitudes convenues, sans vrai travail sur les rapports des personnages entre eux, on voit ce qu’on a toujours vu: encore une mise en scène qu’il sera facile de reprendre avec n’importe quelle distribution.Du propre sans danger.
L’équipe de chanteurs, à ce que j’ai pu entendre à la TV (je pourrai sans doute être plus précis en salle), est dans l’ensemble solide. Exceptionnel le couple Peter Mattei/Bryn Terfel, on le savait à l’avance, les deux font partie de cette race de chanteurs qui font de l’or de tout ce qu’ils chantent. Elégance, style, chant parfaitement posé, technique de fer, et en plus, modulations, interprétation, jeux vocaux. Il n’y qu’à saluer la double performance. Anna Netrebko faisait ses débuts à la Scala…on peut dire qu’il est temps. Globalement c’est réussi, la voix est ronde, charnue, elle a perdu du velouté des” années d’avant le bébé”, mais la voix garde cette impressionnante qualité d’impact. Il reste que l’air du second acte “non mi dir” est apparu difficile, problèmes de respiration, manque de fluidité dans les agilités (tempo trop lent? fatigue passagère?) et qu’on n’a pas l’habitude de ce type de problème chez Netrebko. Barbara Frittoli, comme d’habitude, montre des qualités musicales éminentes, mais cette chanteuse ne m’a jamais ému, c’est lisse, c’est sans problème, mais cela reste froid; j’ai le souvenir d’Ann Murray en 1987, dans cette même salle, une Elvire humaine, vibrante, profondément triste, et puis l’ancien combattant évoque la merveilleuse Kiri Te Kanawa à Paris, qui restera  l’Elvira de ma vie avec son “Mi tradi” à donner le frisson, ou dans le même ordre d’idée, Julia Varady, autre Elvira mythique. Barbara Frittoli fait très bien son métier de chanteuse, mais question vibrations…
Le couple Anna Prohaska/Štefan Kocán en Zerline et Masetto passe bien l’écran, et la voix de Štefan Kocán fait très bonne impression tant par la qualité intrinsèque que par l’interprétation. Kwanchoul Youn est l’excellent chanteur qu’on connaît qui fait son métier de basse avec élégance, technique, présence, mais ce n’est pas un Commendatore de légende. Reste  l’Ottavio de Giuseppe Filianoti, qui est pour moi une erreur de distribution. Parmi les excellents ténors qui peuvent chanter un Ottavio correct pourquoi aller chercher celui qui manifestement ne l’a ni en bouche ni en gorge, avec des erreurs techniques lourdes (deuxième air, “il mio tesoro intanto” où il est manifestement à la limite du souffle), une voix qui bouge, des problèmes de justesse. John Osborn qu’on verra en janvier est sûrement plus en phase avec ce rôle. Dommage, car c’est un rôle habituellement plutôt bien distribué. Espérons que mercredi prochain il sera plus en forme.
Voilà des premières impressions d’une belle soirée dans l’ensemble, mais a priori pas une grande soirée dont on se souvient vingt ans après. De la bonne industrie musicale, et c’est déjà beaucoup.

 

OPERA DE PARIS EN QUESTION, parlons en un peu!

J’ai lu ces derniers temps dans des blogs qui m’intéressent des articles ou des discussions sur la situation à l’Opéra de Paris. Jusqu’ici je suis un peu resté en dehors de la question, parce que la polémique sur l’Opéra de Paris est un  des sports favoris depuis les années Liebermann, c’est à dire depuis ma naissance à l’opéra. Liebermann d’abord, accusé de tous les maux et d’abord de massacrer le chant français ou les artistes français en général (inutile de rappeler hélas comment Régine Crespin ou Jane Rhodes furent accueillies par un certain public lorsqu’elles furent invitées par Liebermann à chanter Kundry, ou Georges Prêtre lorsqu’il dirigea Don Carlo, ou Suzanne Sarocca dans le même Don Carlo lorsqu’elle chanta Elisabeth).  N’échappèrent à la vindicte que Roger Soyer (Don Giovanni, Mephistophélès, Procida), Christiane Eda-Pierre (Antonia, Konstanze, la Comtesse), Alain Vanzo (et encore…), Ernest Blanc dans Samson et Dalila,  Robert Massard dans Valentin, Jane Berbié dans Dorabella: cette liste montre d’ailleurs que Liebermann invitait les artistes français et que la polémique qui fut longue, et qui lui fut fatale (Giscard président avait essuyé une grève le jour où il avait invité à l’opéra “les français méritants”) a fait long feu;  la polémique reprit assez vite avec Bernard Lefort le successeur qui ne tint pas longtemps, remplacé pour un interim par Alain Lombard et Paul Puaux qui n’eurent de cesse d’empêcher le successeur désigné Massimo Bogianckino d’arriver à Paris et qui partit avant terme quant à lui pour devenir Maire de Florence. Jean-Louis Martinoty fut appelé en pleine effervescence bastillaise en interim… et Barenboim appelé à construire les premières saisons fut remercié suite à une polémique “de gauche” qui plaça Pierre Bergé à la tête du conseil d’administration sans doute plus pour le remercier de ses services financiers de campagne électorale mitterrandienne, que pour ses dons de directeur d’opéra. Il y eut alors l’épisode Jean-Marie Blanchard, très bon programmateur artistique, vrai connaisseur des voix, homme de goût pour les mises en scène (on l’a vu à Genève, et on voit la difficulté de lui succéder) qui tint deux ans et qui fut remercié, puis arriva Hugues Gall. Cette succession montre bien l’agitation (stérile) de notre establishment pour l’Opéra, et le côté un peu régalien des nominations.
Hugues Gall, dont l’arrivée était souhaitée depuis pas mal de temps calma le jeu. Les années Gall furent des années de répit, visant à la construction d’un répertoire pour Bastille et donc de productions “propres”, destinées à durer. Gall fit le boulot, et il le fit bien, il était indispensable de construire pour cette maison un répertoire, il donna des habitudes, il fit des saisons complètes, il donna à l’orchestre un vrai directeur musical d’opéra, James Conlon, bref, même si les choix esthétiques pouvaient ne pas être toujours convaincants, force est de reconnaître que c’était exactement ce qu’il fallait à l’Opéra, après les débuts agités du nouveau théâtre (il y eut quand même d’immenses triomphes à Bastille avant Gall, je pense à l’Adriana Lecouveur avec Freni qui provoquèrent de tels délires qu’on en oublia même de critiquer l’acoustique de la salle, qui était alors le jeu favori). Puisque la maison grâce à Hugues Gall reposait sur des bases (peut-on dire “solides” quand il s’agit de l’opéra de Paris), on put faire appel à Gérard Mortier, élevé à l’école Liebermann, comme Gall, mais son opposé: Mortier, c’est d’abord un souci permanent de proposer un répertoire élargi, laissant une vraie place au XXème siècle, ou des œuvres plus standard revues par des metteurs en scène contemporains, c’est  une méthode qui convient à un festival, et qui peut secouer une Maison d’opéra, ce sont aussi des coups, souvent géniaux, quelquefois ratés, c’est enfin un peu de provocation, bref, du gâteau pour les polémistes: Mortier adore les batailles, il adore la polémique, il adore faire l’événement avec une grande intelligence, pas toujours partagée par ses adversaires, avec une grande intuition, et une grande culture! Mortier a fait parler de l’Opéra de Paris, il a introduit des metteurs en scène neufs, il a surtout présenté des œuvres peu connues du public du répertoire du XXème siècle, il a travaillé en direction des jeunes, a imposé des places debout à l’orchestre (quelle décision imbécile, il n’y a pas d’autre mot, que de revenir récemment là-dessus et de les mettre ailleurs!). Bref au milieu des polémiques qu’il adore, avec une presse d’opéra en France relativement conservatrice et pas toujours très au fait de l’art lyrique (rappelez-vous le passage éclair d’Anne Rey à la critique du Monde, quand elle succéda à Jacques Longchamp, et les bêtises qu’elle y écrivit), Gérard Mortier s’amusait comme un petit fou.
Le Ministère de la Culture, dont la politique se réduit à garantir les financements des grandes institutions et procéder  aux  nominations (car pour le reste on ne l’entend pas beaucoup et les moyens sont bien réduits), a appelé ensuite Nicolas Joel. Après Mortier, moderniste, Joel, traditionnaliste. L’Opéra au  Ministère de la culture, c’est d’abord la nomination du Directeur, puis une question de budget. Le reste (rôle, politique artistique etc…) c’est l’omertà…on attend que ça passe. On ne s’est donc pas trop posé de questions, la place était chaude pour Nicolas Joel, qui avait bien fait les choses à Toulouse, et qui ferait donc tout aussi bien à Paris. Ce dernier avant son arrivée fit savoir qu’on allait voir ce qu’on allait voir, trompeta sur les chanteurs français et sur le répertoire français, en laissant clairement entendre en quelle estime il tenait le prédécesseur.

Sur quelles promesses est arrivé Nicolas Joel?  Sur la promesse de faire chanter des français, sur la promesse de faire reluire un certain répertoire français, sur la promesse de ne pas faire de mise en scène, sur la promesse de faire “revenir” des voix (pourquoi “revenir” d’ailleurs? Jonas Kaufmann, Waltraud Meier, Ben Heppner, Christine Schäfer, Deborah Polaski, Eva Maria Westbroek, Mathias Goerne et bien d’autres ont chanté à Paris sous Mortier) et dans le but évident de détricoter les options de Gérard Mortier. Moyennant quoi, il ouvrit son règne avec Mireille, opéra certes bien français, qu’il mit en scène, avec Charles Castronovo et Inva Mula, chanteurs “français” bien connus. Et ce fut une grosse déception, en même temps qu’un démenti de ce qu’il avait annoncé,…
Si l’on s’en tient à ses promesses, force est de constater que peu ont été tenues. On peut certes arguer de l’accident de santé qui l’a frappé et qui a sans doute limité son énergie à diriger cette maison énorme. Mais à partir du moment où il a décidé de rester en place, c’est qu’il a estimé, et avec lui l’Etat, qu’il pouvait remplir sa mission, l’argument de la santé ne vaut pas. Des grands chanteurs : certes il a fait chanter Kaufmann dans Werther, seul moment d’opéra sorti de l’ordinaire ces dernières années. Mais comme je l’ai dit, Mortier avait déjà appelé Kaufmann pour Fidelio et pour Traviata. Et si l’on considère les distributions, elles ont souvent été plus justes sous Mortier que dans les deux ans qui viennent de s’écouler. On a vu en tous cas ces deux dernières années peu de grands chefs,  plus de chefs de répertoire que des chefs de premier plan. Le directeur musical Philippe Jordan est une excellente recrue, et il accomplit un vrai travail, très propre, mais qui d’autre ? Daniel Oren pour tout ce qui est italien ou du moins vériste.  Chef rompu à ce répertoire, mais pas chef d’envergure, et en tous cas pas un styliste. Pinchas Steinberg, chef lui aussi de qualité, qui vous garantit une bonne qualité moyenne de la représentation sans jamais se montrer exceptionnel, on a aussi vu Mark Elder, dans Tannhäuser, bien pâlichon. Emmanuelle Haïm même avec son propre orchestre n’a pas vraiment convaincu et la production de Giulio Cesare non plus!. Je me creuse la tête sans réussir à me souvenir d’un chef invité vraiment remarquable et seul me vient à l’esprit Michel Plasson pour Werther, encore! Les choix se portent toujours vers des artistes solides, certes, mais qui n’emportent jamais totalement  l’adhésion. Nicolas Joel ne vise pas l’excellence, il vise ce que j’appellerai l’ordinaire de bon niveau, qu’on soit dans les nouvelles productions ou les reprises. On ne va pas cruellement revenir sur cette gymnastique qui consiste à reprendre des productions de l’ère Gall quand existent des productions plus récentes, ou même de faire un événement à partir  des reprises de productions historiques (le Nozze de Strehler) qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’original puisque les décors mêmes ne sont pas les décors appuyés sur les originaux depuis belle lurette. Autre exemple : reprendre un Cosi’ fan Tutte  sans intérêt aucun de Toffolutti pendant qu’existe une production de Chéreau dans les remises  même si ce n’est pas un de ses meilleurs spectacles, me paraît plus que discutable. On me rétorquera que Chéreau est difficile avec les reprises, qu’il veut suivre, et qu’il est possible qu’un problème de ce type soit survenu et justifie l’appel à cette vieille production. On fait même appel cette année à la production  de Ponnelle (mort en 1988), pour  Cenerentola , légendaire production qu’on n’a jamais vue à Paris (mais dont il existe une vidéo dirigée par Abbado…) et on en fait soudain un coup médiatique. L’Opéra semble vouloir faire du neuf avec du vieux dans le genre grande série, sans viser à scander une saison de quelques moments exceptionnels, ni chercher à faire des reprises  stimulantes. Si on compare à la politique de Liebermann (et Joan Ingpen, sa responsable des castings) on constate que certes, sous Liebermann on n’avait pas tous les soirs Solti ou Boulez ou Abbado ou Böhm, mais on les a eu quand même ! On a  eu souvent des chefs de série B-Julius Rudel, combien de fois !- et le jeune spectateur difficile que j’étais ironisait sur l’excellent Mackerras), mais les reprises avaient toujours quelque chose de neuf et des distributions souvent stimulantes, voire meilleures que la première. Bien sûr en sept ans il y a eu des ratés (Don Giovanni d’Everding calamiteux, Forza del destino ou Trovatore sans aucun intérêt, Entführung aus dem Serail un peu plan plan ) mais il y a eu les Contes d’Hoffman (Chéreau) inoubliables, mais il y a eu Faust (Lavelli) inoubliable, mais il y a eu Lulu (Chéreau) sans commentaire, mais il y a eu  Strehler  (Le Nozze, Boccanegra), et même le demi-Ring de Stein/Grüber qui n’est pas oublié. La nourriture n’était pas toujours égale, mais on a eu bien des festins !
Pas de festin en ce moment à l’opéra, tout juste la cantine du Ministère des Finances (qui paraît-il serait la meilleure de Paris), au prix où sont les places,  et avec la réforme récente des prix cela ne s’est pas arrangé, il me semble qu’il y a un peu de tromperie sur la marchandise.

Si encore on affichait une politique : opéras français (on allait voir ce qu’on allait voir), un Werther magnifique certes – mais deux ans de suite dans deux productions différentes-, une Mireille médiocre, un Faust à oublier. Grands chanteurs (on allait voir ce qu’on allait voir), rien que de normal sur une scène internationale comme Paris, et souvent de grosses déceptions. Le Vérisme (on allait voir ce qu’on allait voir), un André Chénier calamiteux, le Ring (on allait voir ce qu’on allait voir), une bonne distribution un peu passe partout vu le niveau qu’on voit ailleurs, une bonne direction musicale, et la production la moins intéressante des Ring en cours sur les scènes comparables. Cette programmation distille l’ennui bien plus souvent que l’envie. Hélas.

Alors que faire ? Le public vient régulièrement, encore qu’on voie de plus en plus de places vides : en temps de crise, payer 170 Euros pour voir un Faust pareil peut faire réfléchir. La critique est souvent féroce, mais elle l’était aussi sous Mortier : la presse n’aime pas le directeur de l’opéra en général, ce doit être la fonction qui veut ça. Avec cette petite remarque : la crise économique qui se déchaîne n’est pas favorable à l’opéra, qui coûte cher et qui a un personnel  technique très syndicalisé (cela aussi depuis des lustres) qui ne manquera pas d’être atteint par des restrictions et la RGPP (ou régulation, ou modernisation, comme on dit chez les fabricants d’euphémismes). Si la production continue sur cette pente d’aimable médiocrité, comment fera le Directeur pour défendre son rapport qualité/prix ? A moins qu’on ne s’en moque, au nom des réseaux, au nom des visiteurs du soir du ministre, au nom.. .au nom..

Il reste que notre Opéra national n’a jamais eu de véritable politique visant non pas à valoriser le seul répertoire français mais simplement à valoriser l’identité historique de ce théâtre. Je rappelais dans mon texte sur la saison 2012 de la Scala qu’on attendait de cette institution d’être une référence pour le répertoire italien. L’Opéra de Paris n’est pas une référence dans le répertoire en français, loin de là, c’est un opéra de standards internationaux, moyennement produits et distribués en ce moment, et globalement sans couleur particulière. Or, si l’on veut donner à cette maison une autre couleur que celle d’une photocopie d’autres théâtres de même statut, il faut effectivement mettre un accent particulier, comme Mortier l’avait fait sur le XXème et la modernité. Alors, pourquoi ne pas mettre enfin l’accent sur le répertoire d’opéra produit à Paris depuis la création de l’Académie Royale de Musique, de manière qu’on puisse voir à Paris non seulement les grands standards internationaux, mais aussi ce qu’on ne verra pas ailleurs, qui est symbolique de l’histoire et de l’identité de cette maison. C’est ce qu’avait proposé Massimo Bogianckino en son temps et qui me paraît la voie la plus intelligente pour faire de l’Opéra de Paris un lieu de référence ou simplement un lieu un peu « différent », ce qu’il n’est pas vraiment aujourd’hui.
Ainsi donc devrait-on voir à Paris :

–          Les grands standards français (Les Troyens, Carmen, Faust, Werther, Manon, Samson et Dalila, Pelléas et Mélisande, Les Dialogues des Carmélites) impeccablement dirigés dans des productions soignées, de référence, et toujours impeccablement distribuées : c’est assez mal parti.

–          Des opéras en français de référence, qui ne sont pas vraiment présentés ailleurs, comme Benvenuto Cellini , Louise, La Juive, l’Enfant et les sortilèges, Les pêcheurs de perles, Mireille. Soyons honnêtes la plupart ont été présentés dans les vingt dernières années (même sous Mortier !) et sont au répertoire. Mais depuis quand n’a-t-on pas vu une grande production des Pêcheurs de perles ?

–          Une production reprise régulièrement du Saint François d’Assise de Messiaen qui est un opéra mondialement présenté désormais : la production Sellars peut avoir cette fonction de grande référence, tant elle a marqué.

–          Quelques grandes présentations d’opéras de Massenet comme Le Cid, Thaïs, Hérodiade.

–          Les grandes références françaises du baroque, avec des productions de Lully et de Rameau qui ont ouvert l’histoire de cette maison, comme le furent en leur temps « Les Indes galantes » sans empêcher les théâtres plus spécialisés comme l’Opéra-Comique ou les Champs Elysées de compléter.

–          Les grands opéras en français d’auteurs non français : Gluck, Spontini, Cherubini, Rossini, Verdi, Strauss (Salomé), Prokofiev (L’Amour des Trois Oranges sera présenté en français à la fin de cette saison à l’Opéra !). L’Opéra de Paris devrait avoir la palette complète des grands opéras de Gluck (ce n’est d’ailleurs pas le plus mal loti), dans leur version française, et s’entendre avec la Scala pour coproduire les spectacles qui existent dans une version italienne pour éventuellement s’échanger quelquefois version française et italienne (même chose avec Verdi ou Rossini d’ailleurs). Il est par exemple vraiment triste qu’on présente systématiquement la version italienne du Don Carlo et que la version française, depuis les années 80 (production Marelli, pas très réussie), n’ait pas été représentée (sauf la production Bondy mais au Châtelet…) alors qu’on peut aujourd’hui la distribuer. La version française devrait être l’ordinaire à Paris, alors qu’il faut aller à Vienne, Bâle ou Barcelone pour voir une version française du Don Carlos correctement réalisée. Ainsi, des titres distribuables comme le Siège de Corinthe, Guillaume Tell, Moïse et Pharaon (la Scala possède une version modernisée de la belle production de Ronconi de 1984) Le Comte Ory de Rossini, ou les Verdi comme Jérusalem, Le Trouvère (eh, oui, Verdi en a fait une version spécifique pour Paris), Les Vêpres siciliennes et bien sûr Don Carlos devraient être chez eux dans cette maison. Il ne faut pas oublier non plus Spontini (La Vestale) ou Cherubini (Médée, Lodoiska) qui ont marqué toute la période révolutionnaire ou napoléonienne.

–          Enfin ce théâtre a été celui du Grand Opéra et depuis Robert le Diable sous Bogianckino (production musicalement très réussie) on n’a plus rien vu de Meyerbeer depuis. La récente production des Huguenots à Bruxelles montre qu’avec une politique intelligente, le succès est assuré. Ainsi, Les Huguenots, Le Prophète, L’Africaine, Robert le Diable devraient au moins faire partie une année ou l’autre des saisons de l’Opéra. Bien sûr, Meyerbeer n’est pas vraiment à la mode et coûteux à monter, mais que l’Opéra de Paris ait à son répertoire Le Prophète et Les Huguenots ne me paraît pas une hérésie.

On le voit, il y a de quoi afficher vraiment une politique appuyée sur le répertoire historique de cette maison, qui ferait de l’Opéra un théâtre tant soit peu original. Il s’agit simplement par exemple, lorsqu’il  y a une version française d’un titre qu’on se propose de présenter, de la choisir plutôt que la version standard, ou de mettre au répertoire des titres français tombés dans l’oubli ou pas présentés depuis des lustres. Je le répète : Liebermann a lancé la version « standard de luxe » de l’opéra, c’était nécessaire.  Bogianckino un italien qui avait le sens de l’identité des théâtres, est le seul à avoir eu l’idée de proposer un travail qui soit fondé sur l’histoire de ce théâtre, mais il n’a pas eu le temps de poursuivre. Hugues Gall a construit un répertoire de base, des réserves indispensables à un théâtre international qui doit occuper deux scènes environ 300 jours par an. Gérard Mortier a permis à un répertoire « autre » d’entrer à l’opéra dans des productions souvent passionnantes. Nicolas Joel a trouvé une maison munie d’une réserve de sécurité rare en termes de palette de couleurs des productions maison. Puisqu’il voulait, paraît-il faire du répertoire français, il pouvait alors s’appuyer sur l’exemple de la politique Bogianckino (que personne ne cite jamais en France…) , et approfondir  le travail commencé alors en proposant des œuvres qui correspondent à l’identité historique de cette maison : au vu des choix tièdes (c’est le moins qu’on puisse dire) en matière de mises en scène, au vu des choix tièdes en matière de titres nouveaux, c’est une politique de non-choix qu’il affiche, avec pour  résultat une insatisfaction sur les titres, sur les productions, et souvent sur le chant aussi.  Pour l’instant, l’Opéra n’a strictement rien gagné au changement de directeur. Il aurait plutôt perdu. Mais laissons du temps au temps et espérons que les saisons à venir nous réserveront quelques bonnes surprises.

 

 

 

OPERA DE PARIS 2011-2012: LA FORZA DEL DESTINO DE GIUSEPPE VERDI, le 20 novembre 2012 (Ms en scène: Jean-Claude AUVRAY, dir.mus: Philippe JORDAN)

30 ans déjà que La Forza del destino a disparu des saisons parisiennes. En parcourant le programme de salle en ce dimanche on se rappelle que Placido Domingo, Carlo Cossutta, Fiorenza Cossotto, Martina Arroyo, Raina Kabaivanska, Martti Talvela, Kurt Moll, Nicolai Ghiaurov,  Gabriel Bacquier, Fernando Corena, Anna Tomowa Sintow ont agrémenté nos soirées, et que les chefs,  à part Giuseppe Patanè, n’étaient pas des personnalités notables, (Julius Rudel, Gianfranco Rivoli). La mise en scène de John Dexter, qui avait si bien réussi avec I Vespri Siciliani était décevante et plate. Un spectacle qui a passionné pour les voix, on se souvient de manière émue des duos Domingo/Arroyo, ou de l’incroyable (il n’y a pas d’autre mot) Carlo de Piero Cappuccilli.
L’œuvrereste ingrate, avec des moments de musique sublime, et d’autres moins heureux, et un constant mélange des genres, des passages incessants d’un lieu à l’autre (ce qui a poussé Jean-Claude Auvray  à choisir ici la fluidité des toiles peintes, et ce n’est pas si mal) et lorsqu’on met en face la réussite du Trouvère, d’un bout à l’autre chef d’oeuvre absolu, on sent dans la Forza del Destino quelque hésitation et quelque faiblesse. On aimerait cependant que les théâtres osent la version originale de Saint Petersbourg avec ce spectaculaire final où Alvaro lance une bordée d’insultes avant de se suicider. Ici on a choisi de faire la version de la Scala, façon Mahler/Mitropoulos, c’est à dire avec le prologue d’abord, puis l’ouverture (Sinfonia) qui précède la scène de la taverne.
J’attendais donc avec une certaine anxiété ce spectacle car je ne cesse d’affirmer que l’époque n’est pas très favorable à Verdi et j’avais lu les critiques plutôt mitigées (c’est le moins qu’on puisse dire) de la presse parisienne. Si la production n’est pas de celles qu’on retiendra (elle rejoindra celle de Dexter, avec laquelle elle a certaines parentés – le plateau vide par exemple- dans les oubliettes de l’histoire), musicalement, le résultat est inégal, mais on passe quand même un bon, et quelquefois beau moment.
Jean-Claude Auvray, comme l’a fait remarqué Christian Merlin dans Le Figaro passait pour novateur il y a trente ans. Cet heureux temps n’est plus: voilà la mise en scène typique destinée à durer 10, 20, 30 ans comme ces mises en scène de l’Opéra de Vienne jouées 277 fois depuis la Première. Au fait était-ce la 3ème ou la 277ème fois? Car la production auraitpu aussi bien naître en 1967, en 1975 ou en 1982, tant elle est passe partout. Elle permettra à toutes les distribution futures de se glisser à peu de frais (de répétitions) dans les pantoufles de la mise en scène. Je ne vois pas d’autre idée que celle de placer l’action au moment du Risorgimento. Pour le reste, c’est pain béni pour les chanteurs non acteurs, à commencer par Violeta Urmana. Malgré tout, cette non mise en scène n’est pas mal faite: éclairages réussis de Laurent Castaingt, costumes chatoyants et plutôt agréables à la vue de Maria-Chiara Donato, jolis décors en toiles peintes d’Alain Chambon. Les foules sont bien dirigées, avec des mouvements spectaculaires face au public. En bref, une vraie mise en scène d’opéra pour l’oeil, et mais pas pour le cerveau: il peut reposer en paix! Pas de Regietheater à l’horizon!  pas de Theater non plus! et pas vraiment de Regie!

Musicalement, on est à un autre niveau, et c’est  même ce qui sauve l’affaire. D’abord cette fois-ci (au contraire de Faust et de Tannhäuser) le chœur est parfaitement en place sans décalages avec l’orchestre, avec une énergie et une puissance de très bon aloi. On est heureux de le retrouver.
La distribution est plus inégale. J’ai eu la chance aujourd’hui d’assister à la première représentation chantée par Marcelo Alvarez, puisqu’il a dû annuler les deux premières. Force est de constater que la prestation décevante du mois dernier à la Scala dans Rosenkavalier (Ein Sänger) est oubliée. La voix, sans être énorme, est jolie, bien timbrée, puissante quand il faut (un tantinet limite quand même) et surtout Alvarez sait l’alléger, il sait en jouer, il sait moduler, il sait chanter piano et s’il n’est pas un acteur de génie, il sait donner les inflexions justes à sa voix et être émouvant. Un vrai Alvaro, bien meilleur que le regretté Licitra, à la voix puissante mais mal domptée, que j’avais vu à Vienne dirigé par Mehta il y a quelques années. Face à ce bel Alvaro, Violeta Urmana fait problème. Signalons d’abord à Marie-Aude Roux dans sa critique (le Monde du 16 novembre) qu’elle inverse l’ordre des choses: Urmana a commencé mezzo et s’est mise à aborder les rôles de soprano ensuite et non l’inverse. Je continue a penser qu’elle eût fait sans doute une mezzo exceptionnelle et qu’elle est un soprano sans vrai caractère; la voix est de qualité, mais elle reste lourde, sans vraie ductilité, alors Verdi en demande, sans réussir à alléger, à moduler et avec un aigu quelquefois crié, hurlé, aigre, peu agréable. Son début du “Pace pace” est à mon avis raté, et si la note finale est réussie, quelques aigus sont bien désagréables. Quand je pense qu’elle va aborder Brünnhilde (il est vrai en concert) de Siegfried, timeo danaos et dona ferentes… Il en résulte une certaine platitude dans son interprétation, une certaine froideur de cette voix sans vrai engagement, mais aussi çà et là de beaux moments, comme les toutes dernières mesures ou “Vergine degli angeli”.  J’avais vu à Vienne Nina Stemme qui n’est pas vraiment faite pour ce répertoire, et qui avait une tout autre dimension et aussi et surtout des réserves vocales que madame Urmana n’a point. Et pourtant elle est affichée dans Leonora un peu partout…
Face à ce couple, le choix de Vladimir Stoyanov pour Carlo est à mon avis la seule vraie erreur de casting. La voix n’est pas séduisante, pas vraiment homogène, la technique approximative, le volume manque, ce qui est catastrophique pour “Urna fatale del mio destino” et surtout “E’ salvo, oh gioia”. Évidemment on pense aux grands anciens, mais aussi aux barytons capables aujourd’hui de chanter ce rôle qui exige non seulement éclat et volume, mais aussi élégance et technique, et on ne manque pas  de barytons (Mariusz Kwiecien?) aujourd’hui.
La Preziosilla de Nadia Krasteva n’a pas toujours une grande justesse, ni un vrai style, ni des aigus triomphants,  (on se souvient d’Hanna Schwartz, qui était abonnée au rôle à Paris, et bien sûr de la Cossotto, qui en faisait des tonnes, mais avec un style de chant et un volume et des aigus!), il reste que le personnage existe et le ran-tan-plan reste un vrai morceau de bravoure.
Le Fra Melitone de Nicola Alaimo confirme ce qu’on savait de ce jeune baryton, une voix maîtrisée, du style, une grande homogénéité, des aigus: je l’avais entendu remplaçant Carlos Alvarez dans Iago à Salzbourg et il m’avait vraiment plu. C’est confirmé, voilà un futur grand baryton italien: de plus son personnage n’est pas exagéré, certes moins truculent que celui de Bacquier, inoubliable dans le rôle, mais très naturel et très vrai. En tous cas voilà du chant!
Quant à Kwanchoul Youn, son entrée en scène marque un basculement musical: enfin on est devant un chanteur stylé, devant une voix bien posée, même si les graves sont moins impressionnants que chez certains de ses illustres prédécesseurs (Kurt Moll…Nicolai Ghiaurov) on reste séduit par la grandeur du personnage et son humanité, et la qualité vocale de la prestation, c’est un Guardiano indiscutable et c’est lui qui, avec Alaimo et Alvarez, remporte le plus grand succès.

On le voit, une distribution inégale, mais dans l’ensemble de bonne tenue, ne boudons pas…



Mais une fois de plus, c’est Philippe Jordan qui surprend son monde dans un répertoire où, c’est le moins qu’on puisse dire, il n’était pas attendu (on a échappé à Oren…!). L’orchestre est parfaitement au point, d’une clarté cristalline et la direction est d’une grand raffinement. Cette approche de Verdi, plus esthétisante, avec moins de tripes, mais plus d’élégance, séduit indiscutablement. Elle est bien plus intéressante que ce qu’avait tenté de faire Muti avec Le Trouvère à la Scala (“Verdi, c’est comme Mozart”), il en était résulté un ennui mortel que jamais on n’éprouve ici. Certains reprocheront quelquefois un manque de dramatisme , mais je dois dire que je ne l’ai pas vraiment noté. Ce que je peux affirmer en revanche, parce que j’ai vu de nombreuses soirées de la précédente production, entre 1975 et 1981,  c’est qu’on a là indiscutablement la meilleure direction musicale de Forza del Destino qu’on ait eu à l’Opéra et bien meilleure que celle de Zubin Mehta à Vienne (il était ce soir là dans une soirée “routine”).
Au total, je trouve que la presse a été un peu injuste avec une production qui musicalement tient globalement la route (avec quelques doutes sur Urmana et Stoyanov…) et qu’on ne passe pas un moment désagréable; certes, la mise en scène va encore alimenter la polémique sur les choix esthétiques de Nicolas Joel, mais je dois reconnaître que je m’attendais à bien pire, vu ce que j’avais lu, et qu’en revanche j’ai passé un vrai moment musical verdien, avec les émotions inévitables et la redécouverte de cette évidence: quand Verdi s’y met, c’est quand même quelque chose!

THÉÂTRE À LA MC2 DE GRENOBLE: L’HISTOIRE TERRIBLE MAIS INACHEVÉE DE NORODOM SIHANOUK, ROI DU CAMBODGE d’HÉLÈNE CIXOUS, Ms en scène Georges BIGOT & Delphine COTTU, d’après la ms en scène d’Ariane MNOUCHKINE

Je sors de la MC2 de Grenoble où je viens d’assister à un spectacle, affiché seulement pour deux soirs,  qui pose de nombreuses questions dont celle, excusez du peu, de la fonction même du théâtre. Beaucoup d’élèves dans la salle, qui étaient un peu désarçonnés à la fin de la première partie: toute cette histoire ne peut vraiment leur parler, et le texte pose un certain nombre d’éléments qui vont exploser en deuxième partie et qui vont accélérer le rythme dramatique. Je ne sais comment les élèves ont été préparés, mais je ne pense pas qu’il suffise de raconter (ou rappeler) les circonstances historiques, et de rappeler (ou apprendre) qui est Ariane Mnouchkine et quel rôle elle a dans notre histoire récente du théâtre pour leur permettre de rentrer dans ce spectacle en langue khmère, relativement minimaliste et donc sans le “spectaculaire” auquel ils sont habitués. Nous touchons là aux limites de l’exercice pour des élèves, et je crains que certains n’aient pas été touchés par la grâce, hélas. Et ce serait dommage, car au milieu de la relative médiocrité de la production théâtrale française depuis quelques années, voilà un moment où il nous est dit que le théâtre peut encore avoir une vraie fonction sociale, historique, cathartique même et que dans sa simplicité même, il est source de forte émotion. Voilà des éléments pour les débats qui vont s’ouvrir dans cette même MC2 les 11,12 et 13 novembre autour de “Re-faire la société”, les journées organisées par Pierre Rosanvallon et la République des Idées. Je verrais bien les débats “L’art change-t-il le monde? (Sam.12, 14h30) ou “quelle place pour la culture dans la vie sociale?”(Dim.13, 9h30) être alimentés par des exemples de ce spectacle.
Car s’il peut à mon avis difficilement parler à tous les élèves présents en salle (sans doute à certains, cependant), il nous parle à nous, de cette génération qui a connu la guerre du Vietnam et l’omniprésence de Norodom Sihanouk(qui doit avoir 89 ans aujourd’hui) dans l’actualité (non-alignement, discours de Phnom Penh etc…)  et à nous spectateurs de longue date d’Ariane Mnouchkine. Le travail d’Ariane Mnouchkine est un travail sur l’épopée humaine face aux accidents et tragédies de l’histoire: 1789, qui l’a projetée au premier plan, et 1793 posaient la question du rapport scène-salle, spectateurs-spectacle dans un dispositif où le spectateur était forcément acteur, et acteur d’un drame, la révolution française, qui le touchait directement car il allait au cœur du mythe français. Lorsqu’elle met en scène ce magnifique texte d’Hélène Cixous, en 1985, elle vient de présenter des Shakespeare (Henry IV, La nuit des rois, Richard II) mis en scène en s’appuyant sur des traditions orientales qui ont tourneboulé les spectateurs par leur rigueur et leur vérité: j’ai encore dans l’œil et dans le cœur l’image finale en forme de pietà de Richard II.  Ce soir c’est une histoire orientale qu’elle nous présente, mais cette fois-ci transformée en tragédie shakespearienne, elle en a le souffle, la longueur, la fragmentation, les hoquets, la grandeur concentrée autour d’un personnage emblématique des années précédentes, alors qu’on sortait à peine du cauchemar Khmer rouge (terminé en 1979) et que le Cambodge était encore en pleine occupation vietnamienne. Chine, Russie, USA, Khmers rouges, Vietnam, voilà les piliers sur lesquels se construit le parcours d’un personnage haut en couleur, qui avait fait avec sa voix aiguë et nazillarde les délices de l’actualité des années 60 et du début des années 70.
Ariane Mnouchkine s’est donc proposée de remonter le texte au Cambodge, mais avec des acteurs cambodgiens, fils de ce drame épouvantable qu’ils n’ont sans doute pas connu, mais chargés de l’histoire qui je suppose doit être marquée au fer rouge dans toutes les familles. Je ne m’étendrai pas sur la genèse du projet, je vous renvoie aux sites de la MC2, du Festival Sens interdits, organisé par le Théâtre des Célestins, et qui a bénéficié pour ce spectacle de toute l’énergie de son co-directeur Patrick Penot pour trouver salles et dates, de l’Ecole Phare Ponleu Selpak de Battambang, du Théâtre du Soleil bien sûr où le spectacle sera joué du 23 novembre au 4 décembre.
Le projet a été confié par Ariane Mnouchkine à Georges Bigot,

(Georges Bigot dans la scène du Spectre de Suramarit à la création en 1985)

l’interprète de Sihanouk (prix de la critique en 1986) à la création du spectacle et à Delphine Cottu, comédienne de nombreux spectacles de Mnouchkine et metteur en scène. Bien sûr la base en est la mise en scène originale de Mnouchkine, on reconnaît le dispositif scénique, et l’orchestre latéral qui joue la musique de Jean-Jacques Lemêtre, sur instruments orientaux, qui rythme de manière très scandée les scènes (la manière dont est mise en musique la révolte anti-vietnamienne est impressionnante), un dispositif allégé, des costumes et des accessoires minimalistes, pour permettre au spectacle de tourner tant soit peu.
Les comédiens khmers ont fait un prodigieux travail avec les deux comédiens metteurs en scène qui se sont jetés à corps perdu dans l’aventure: ces jeunes comédiens se sont ainsi réappropriés leur histoire, qu’ils racontent dans leur langue, avec une intensité incroyable: le discours de Saloth Sar (Pol Pot) interprété par une femme (Chea Ravy) donne le frisson et tétanise la salle, l’interprétation de San Marady, une autre femme, de 24 ans, qui joue Sihanouk, un Sihanouk presque enfant, avec cette voix caractéristique est vraiment impressionnante,  de mobilité, de jeunesse qui semble éternelle : dès le début, sorte de distribution des bienfaits à la Saint-Louis-sous-son-arbre, le spectateur est perplexe et surpris, quelle prise de risque! Comme je le disais plus haut, la pièce trouve ses racines dans Shakespeare, cette manière de centrer autour d’un personnage dont on n’arrive pas à trouver la vérité (sauf au moment où il dit qu’il est le Cambodge, le texte est bouleversant), cette manière aussi de faire se succéder des dizaines de personnages dans des scènes courtes, de poser les éléments du drame sans que l’on ne voie vraiment les fils se tisser, notamment dans la première partie, où nos jeunes se sont un peu perdus: le Cambodge, pris dans la guerre du Vietnam, entre les USA, la Russie et la Chine, victime d’une guerre qui le dépasse, avec un chef qui refuse de choisir, et qui laisse en même temps s’installer à l’intérieur de ses frontières des bases arrières de Vietcongs, les luttes intestines, les traîtres, tous les éléments d’un drame sont réunis. Le fait de faire jouer des hommes par des femmes est aussi shakespearien (en négatif, puisque les hommes jouaient des femmes sous Shakespeare, mais Cixous est une grande féministe devant l’éternel) le mélange humour/drame, les moments de tension alternant avec des sourires ou des rires

(comme dans l’apparition du spectre du père, Norodom Suramarit), on  sent chez Cixous l’angliciste qui connaît son Shakespeare sur le bout de l’âme. Cela permet de revenir d’ailleurs à notre regard sur les politiques, tantôt mâtiné de Feydeau (Deschanel, Felix Faure) tantôt mâtiné de Shakespeare (la récente affaire DSK est dans ses premiers jours est un véritable drame shakespearien) et surtout à cette fonction de la tragédie qu’est la catharsis: les cambodgiens sur scène, et en salle (le spectacle a été joué au Cambodge) ont vécu un moment authentiquement cathartique. Un théâtre qui pose l’histoire et qui en dessine les éléments portants, qui permet à un peuple de se regarder est toujours du vrai et du grand  théâtre. A quand une fresque sur la France de 40? Ce théâtre de la vérité et de l’émotion fait vibrer la salle à la fin , lorsque les comédiens entonnent l’hymne cambodgien, dans un grand silence ému, et même lorsqu’ils entonnent une chanson sur Phnom Penh, et qui m’a semblé une chanson d’amour de cette ville. Je vais peut-être dire une bêtise, mais j’ai ressenti une émotion forte, à l’évocation de la ville martyr, qui est semblable à celle qui m’étreint lorsque j’entends “Berliner Luft”, de Lincke (qui date de 1899), non pas que cet air de marche très enlevé soit un chef d’œuvre musical, mais mettre cet hymne non officiel de Berlin en relation avec cette ville qui a retrouvé son unité,  et qui est en train de redevenir la ville la plus ouverte, la plus diverse de l’Allemagne d’aujourd’hui, (ce qu’elle était aussi dans les années Vingt) après avoir été malgré elle le symbole d’une folie tyrannique me faisait dire en entendant ces jeunes comédiens que faire du théâtre, c’est un vrai signe d’espoir, un vrai signe que les choses changent. Sans théâtre, sans aller au théâtre (et au Cambodge, il y a une vraie histoire et une vraie tradition) une société meurt. Le théâtre est le signe de la civilisation. Donc, si vous êtes sur Paris, allez,  courez voir ce spectacle dont nous n’avons vu que la première partie (3h30). Comme les grands drames, il se clôt sur le choix tragiquement ironique de Sihanouk d’accepter de prendre la tête de la résistance communiste khmère et des khmers rouges qu’il avait toujours combattus, on sait ce qu’il en adviendra. A suivre donc…

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 5 novembre 2011: SIEGFRIED de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

Duo de l’acte III

(Photos personnelles capturées au débotté, en attendant de récupérer des photos  du MET)

Voilà donc la troisième page de ce Ring new-yorkais. Le battage publicitaire autour de cette production a été obscurci par deux accidents notoires. Gary Lehmann prévu pour Siegfried atteint d’un virus est arrêté depuis le printemps dernier. Il est affiché dans les trois séries du Ring complet ce printemps (Avril-mai), mais pour l’instant il est remplacé par un chanteur peu connu,  Jay Hunter Morris qui était sa couverture. James Levine qui a de gros problèmes de santé depuis deux à trois ans est tombé cet été et a annulé tous ses concerts. S’il est affiché pour le Ring de Printemps, il est remplacé y compris dans le Götterdämmerung de cet hiver par Fabio Luisi. Le MET a nommé en conséquence Fabio Luisi “principal conductor”, sorte de doublure du directeur musical. Fabio Luisi est  peu connu en France, et même dans son pays d’origine, l’Italie (il est génois). Il a fait une carrière essentiellement en Allemagne (il a été à Berlin, à Dresde et a fait beaucoup de répertoire dans les opéras germaniques (Munich, Vienne…) et en Suisse (Orchestre de la Suisse Romande), c’est un bon chef, réputé pour bien faire travailler l’orchestre, un de ces chefs de confiance qui peut vous sauver une situation difficile.
Siegfried n’est pas le plus populaire des opéras de Wagner, et dans le Ring il a une place un peu à part: c’est une œuvre où la conversation (notamment à l’acte I) est particulièrement importante, où la comédie alterne avec le drame (Mime est un personnage de caractère particulièrement intéressant), qui se clôt sur une perspective optimiste. c’est une œuvre sans femmes pendant deux actes. Je pensais ce soir à un film de Fassbinder que j’ai vu la semaine dernière (Welt am Rad, traduit je crois par “Sur le fil”), c’est l’histoire de la fabrication d’un monde virtuel entièrement programmé qui échappe à ses créateurs, parce qu’en programmant un monde faits d’êtres virtuels, doués de sentiment etc..ils ont produit des êtres aux réactions humaines, donc imprévisibles, tout en étant virtuelles. Je me disais que le Ring, c’est bien l’histoire d’êtres programmés par Wotan, qui tour à tour  lui échappent . Siegfried en est l’exemple typique, sa naissance, son éducation, sa libération, sa rencontre avec Brünnhilde, tout cela est soigneusement programmé, et tout s’écroule parce que les deux humains, à cause de leur passion,  gauchissent l’ordre des choses,  Siegfried brise la lance de Wotan,  qui , comprenant tout à coup quel risque il prend, cherche à empêcher que se déroule un ordre des choses qu’il a lui même programmé…Au risque de me répéter, je pense que l’on n’est jamais allé aussi loin que Chéreau dans l’analyse des mécanismes internes de l’œuvre. Sa mise en scène, qui pour Siegfried n’avait pas totalement convaincu à l’époque, avait notamment été critiquée pour le 2ème acte, avec ce dragon- jouet poussé par des machinistes, et l’oiseau dans sa cage. L’attention au jeu, l’extrême engagement des chanteurs (et notamment le Mime de Heinz Zednik) en avait fait à mon avis le moment le plus authentiquement théâtral du Ring (avec le IIème acte de Walkyrie) malgré un Siegfried bien pâlot/falot.
Lepage, je l’ai déjà dit,  change totalement le point de vue. Il ne s’agit pas de chercher dans le texte des jeux métaphoriques et des renvois à des réalités extérieures à l’histoire, il ne s’agit pas de se pencher sur les significations, il ne s’agit “que” de raconter une histoire, comme on raconterait un conte à des enfants, ou comme les histoires que vivent les ados accrocs de jeux de rôles ou de jeux vidéo. Pas de lecture idéologique du texte, mais une lecture purement linéaire et à la fois très moderne, car elle renvoie à des pratiques d’aujourd’hui (le dragon est vraiment un dragon de cinéma d’animation). Aussi doit-on une fois encore, et peut être encore plus pour cette représentation souligner la performance technique qui se cache derrière le spectacle, des vidéos réglées avec une précision d’horloge par l’artiste Pedro Pires, nouveau venu dans l’équipe,  (l’oiseau qui parle, qui se réfugie dans les mains de Siegfried par exemple au début du 3ème acte, ou les jeux sur l’eau au 1er acte, notamment quand Siegfried refroidit Notung sous l’eau qui coule en cascade). On pouvait craindre des effets répétitifs, car désormais quand on a vu les autres spectacles, on comprend le propos technique et le dispositif scénique. Eh bien pas du tout! La mise en scène réussit à surprendre, tout en gardant d’ailleurs les mêmes défauts. On va d’ailleurs commencer par là.
En effet, le jeu se réduit souvent au proscenium, ou sur l’espace en pente de la “machine” articulée, ce qui veut dire peu de possibilités de mouvement malgré l’énormité du plateau du MET réduit à une portion congrue. Ce qui veut dire aussi que les rapports entre les personnages restent assez peu travaillés. En termes de mise en scène, tout cet aspect est assez faible et demeure très largement illustratif. Il y a tout de même des idées, par exemple, l’évocation de la naissance de Siegfried pendant le prélude, mais le seul moment de “vraie” mise en scène, c’est la magnifique scène entre Erda (Patricia Bardon, royale) et le Wanderer (Bryn Terfel, impérial), la manière dont le Wanderer sort la liste des runes de sa lance, l’étale sur le sol et rampe dessus est impressionnante, réduisant ensuite la lance allégée de ses runes à un maigre bout de métal que Siegfried aura tôt fait de briser, le jeu des deux personnages très légèrement érotique (jeu des affleurements entre le Wanderer et Erda, dont l’accouplement a produit Brünnhilde…) est aussi impressionnant. Tout le reste est souvent du déjà vu, avec un duo final entre Brünnhilde et Siegfried très pauvre en inventivité scénique et avec des personnages singulièrement paralysés alors qu’ils devraient être ravagés par la passion (au moins Siegfried), un duo final assez raté dans l’ensemble.
Là en revanche où Lepage est vraiment souverain, c’est dans le traitement des individus, dans la manière de jouer sur leurs expressions, qui sont pour tous d’une rare justesse. Un  exemple, lorsque Wotan dit “Zieh hin! ich kann dich nicht halten!” ( “va, je ne puis t’arrêter!”) après avoir eu sa lance brisée par Siegfried à l’acte III, il sort en esquissant un sourire qui est une très belle trouvaille: vaincu mais heureux…Une grande réussite aussi grâce au beau Siegfried de Jay Hunter Morris, qui réussit la transformation d’un Siegfried un peu “échevelé”, un peu ado retardé du 1er acte, en jeune adulte rendu mature par le sentiment de l’amour et la rencontre avec la femme, par des détails à peine perceptibles des expressions du visage, des gestes moins agités. Un magnifique travail d’une précision et d’une attention rares (on est loin du travail grossier d’un Gunter Krämer):  il est vrai que Lepage est servi par une distribution d’une rare homogénéité à tous niveau, tous ou presque ont une diction éblouissante (Gerhard Siegel en Mime! Bryn Terfel en Wanderer, mais aussi Patricia Bardon ou l’Alberich splendide de Eric Owens) ; beau travail que celui sur les costumes (de François Saint Aubin, les mêmes que pour Rheingold, mais salis, vieillis et rapiécés (notamment pour Mime, Alberich et Fafner). Belle idée enfin que celle d’un Wanderer vieilli, aux cheveux blancs, qui apparaît face à la crinière dorée et éclatante de Siegfried comme un vrai grand père.
Au delà de ce travail souvent très attentif sur les individus, l’ensemble dégage une indéniable poésie, de cette poésie qu’on attend des livres de contes pour enfants, images d’un monde lointain aux couleurs atténuées, un monde qu’on pourrait voir aussi en BD ou comme je l’ai dit dans des films d’animation, un travail où la vidéo et le numérique se mêlent à l’action en se tissant aux personnages “réels” sur la scène et ne sont pas des éléments surajoutés qui font “décor”, c’est cette interaction qui est passionnante et qui en fait une œuvre d’aujourd’hui, ou une “œuvre d’art de l’avenir” pour paraphraser qui vous savez…
A ce travail scénique correspond un travail musical de très grande qualité. j’étais en correspondance téléphonique aux entractes avec une amie très “lyricomane” qui à New York était dans la salle, pour vérifier si mes intuitions étaient justes ou démenties par ce qu’elle entendait. Comme nous avons eu les mêmes sentiments, j’écris sous la réserve d’entendre la représentation en salle mais avec cette garantie là. Du côté du chant, il y aurait d’abord à dire “Habemus Wotam( ou Wotanem?)”. Bryn Terfel est inaccessible dans ce rôle, il en a la puissance, le timbre, l’intelligence, la diction. Il a tout. Claudio Abbado l’avait bien senti il y a déjà plus de douze  ans quand nous avions échangé après un Don Giovanni à Ferrare ( où Terfel chantait Leporello) , il m’avait dit, “C’est un Wotan, un Wotan!”.  Qu’il fasse Hans Sachs ou Wotan, c’est un modèle, allez-y dès qu’il est affiché quelque part …en attendant le futur Wotan que finira bien par chanter Michael Volle, qui le lui offrira?
On sait que Gerhard Siegel est un chanteur de très bon niveau, son Mime est un rôle de référence pour lui, il en endosse l’aspect physique, mais aussi les inflexions, la diction parfaite, il est ce personnage tragi-comique qui le rend si passionnant de bout en bout, un des rôles les plus subtils de la Tétralogie, qu’il faut confier à des chanteurs qui ont un parfait sens du texte et une intelligence sensible et aiguisée.
Hans-Peter König réussit dans les sept minutes de présence à être émouvant, à marquer le rôle et à faire de ce court moment un vrai moment d’arrêt et de méditation. Eric Owens en Alberich confirme l’excellente impression de l’Or du Rhin en personnage à la fois grotesque et pathétique avec une voix forte, bien timbrée, et pour lui aussi une diction modèle. J’ai dit tout le bien que j’ai pensé de l’apparition d’Erda et de Patricia Bardon, vêtue d’une robe de cristaux de mica, et brillant de feux nocturnes, qui est vraiment une Erda imposante,  Mojka Erdmann, dans l’oiseau  est elle aussi sans reproche.
Venons en au couple Siegfried/Brünnhilde en commençant par Deborah Voigt, pour qui j’avais nourri quelque doutes et une vraie déception dans Walküre.

Je continue à ne pas trouver la voix exceptionnelle, à déplorer un jeu fruste, sans palpitation aucune, étranger à l’action, sauf des mimiques un peu ridicules et souvent identiques et donc répétitives, mais le redoutable troisième acte passe mieux vocalement que je ne le craignais. La prestation est donc très honorable.

Quant à Jay Hunter Morris, de Paris, Texas, la production le présente comme un texan un peu perdu débarqué dans la grande ville…la voix n’est pas extraordinaire de volume, les notes suraiguës ont sérieusement tendance à être savonnées (très habilement, il faut le dire), la diction est quelquefois approximative, son troisième acte est fatigué et laisse voir les limites de la voix, mais il est d’un tel naturel, d’une telle justesse en scène, d’une telle sensibilité musicale qu’il réussit à emporter très largement l’adhésion: la composition évolutive du personnage est admirable, ce n’est plus le même entre le 1er et le 3ème acte et nous avons là une composition en Siegfried qui impressionne. Belle, très belle performance que de réussir à faire oublier des défauts de cette manière et même de les récupérer au service de son personnage.
Don au total, une distribution supérieure à ce qu’on a vu ces derniers temps sur les autres grandes scènes, avec la présence écrasante d’un Wotan d’exception.

Dans la fosse, Fabio Luisi a réussi  à se démarquer de James Levine, qui officie dans Wagner au MEt depuis quarante ans…On connaît la manière Levine, un son compact, une ceraine lenteur, un grand symphonisme qui donne quelquefois une certaine ivresse, un Wagner qui fait masse et qui impressionne. Avec Luisi, on a cultivé pour Siegfried une approche plus analytique, beaucoup moins compacte et monumentale ( il dit lui même que Siegfried nécessite une approche plus subtile, à cause de l’aspect théâtral, de comédie que l’œuvre revêt quelquefois) et qui suit l’action de manière exceptionnelle, comme l’accompagnement d’un film, on entend chaque pupitre, la clarté de l’approche donne un sentiment de grande élégance, et d’un vrai naturel. C’est vraiment une grande représentation, un travail remarquable et Luisi a réussi à s’imposer . Il faudra compter avec lui et il confirme ce qu’on sait des approches italiennes de Wagner, souvent lumineuses, élégantes, l’autre voie pour Wagner.

Au total, évidemment, l’envie de sauter par dessus l’océan pour aller assister au Ring complet en avril me titille sérieusement, dans une distribution modifiée et avec Levine (au moins sur le papier). Et le 11 février, je serai devant l’écran pour Götterdämmerung.  Malgré les accidents, et malgré un rendu scénique irrégulier (ah, ce troisième acte!), on a là une production majeure de ces dernières années.

HELENE GRIMAUD – CLAUDIO ABBADO, LE RECIT D’UNE RUPTURE, SELON LE NEW YORK TIMES

Je reproduis in extenso un article du New York Times paru le 30 octobre
©New York Times, Oct.2011

Lien dans le journal: New York Times

On trouvera aussi dans le New Yorker (cliquer sur le lien) un long article sur Hélène Grimaud qui aborde aussi la question.

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Titans Clash Over a Mere Cadenza

Left, Michelle V. Agins/The New York Times; Georg Anderhub

Claudio Abbado, right, and Hélène Grimaud, whose artistic dispute led to the cancellation of several concerts they were to have performed together.

By DANIEL J. WAKIN

Published: October 30, 2011

Sure enough, it was invoked to fend off questions about the puzzling cancellation of a recent series of concerts by two of classical music’s most prominent figures, a much-respected pianist and a celebrated conductor who had performed together successfully for more than 15 years.

Now, in a rare parting of the curtain, several figures involved — including the pianist, Hélène Grimaud — have talked candidly about what went wrong, illuminating how seemingly narrow differences of musical opinion, scholarship and taste can metastasize into a test of wills and the collapse of a deep artistic relationship.

It is a rift that also points to the importance of musical chemistry, the ineffable meeting of musical sensibilities that leads to great performances. And the dispute has left Ms. Grimaud’s latest recording project, a Mozart disc due out Nov. 8, without a second major draw: the eminent Italian maestro in question, Claudio Abbado.

Ms. Grimaud was to have performed with Mr. Abbado at the Lucerne Festival in Switzerland this summer and in London next October. The concerts were canceled because of “artistic differences” — naturally.

“It’s neither the first nor the last musical partnership to go south,” Ms. Grimaud said in a recent interview. “It doesn’t cast any shadow on a partnership” of nearly 20 years. But the experience seems to have rankled. “For Claudio it’s pretty clear he has no interest in working with someone who doesn’t do what he likes,” she said.

Mr. Abbado declined to be interviewed. “It is a closed issue for him,” said Barbara Higgs, the Lucerne Festival spokeswoman. The festival’s artistic and executive director, Michael Haefliger, said the conductor wished “to no longer collaborate with someone he felt was not being a good partner.”

For a while the partnership was a dream. Ms. Grimaud, who turns 42 next Monday, is a magnetic pianist known for searching interpretations and brilliant technique, and for her work away from the concert stage to save wolves. Mr. Abbado, 78, is a revered maestro who wields enormous influence in the classical music world and gives limited, highly anticipated performances. Both have overcome stomach cancer. They have performed together at least a dozen times, going back to 1995, when Mr. Abbado conducted Ms. Grimaud’s debut with the Berlin Philharmonic.

But what it took to end it all, it seems, was 1 minute 20 seconds of music, a cadenza of a mere 30 measures.

Cadenzas are unaccompanied flights in a concerto that play on its themes and show off a virtuoso’s mettle. In the 18th century performers often improvised. But increasingly composers wrote down their cadenzas. Sometimes they were written by other composers.

Ms. Grimaud and Mr. Abbado got together in Bologna, Italy, on May 29 for several days of rehearsing, performing and recording with Mr. Abbado’s Orchestra Mozart. The aim was to produce a Deutsche Grammophon disc of a vocal work and two Mozart concertos, No. 19 in F and No. 23 in A. Mozart wrote cadenzas for both. But Ms. Grimaud arrived with another cadenza for No. 23. It was by Ferruccio Busoni, an Italian piano virtuoso and composer active in German-speaking lands in the late 19th century and early 20th. Vladimir Horowitz, in his recording of the piece with Carlo Maria Giulini also for Deutsche Grammophon, played the Busoni cadenza. Horowitz fell in love with it after declaring Mozart’s cadenza “foolish” and “too thin,” according to David Dubal’s book “Evenings With Horowitz: A Personal Portrait.”

Ms. Grimaud did not go that far. But she said that Mozart’s cadenza for the work was “not the most inspired.” She said she too had fallen in love with the Busoni version when she was 12 or 13, after hearing that Horowitz recording, and always knew she’d play it. “It’s brilliant,” she said. “It’s inspired. It’s very imaginative in the way it treats the material.”

The Busoni also has a lush, Romantic sound with hints of Brahms and Liszt — composers with whom she has made her mark.

Mr. Abbado said he preferred the Mozart cadenza, but they rehearsed, performed and recorded the concerto with Busoni’s. At a touch-up recording session, Mr. Abbado asked Ms. Grimaud to play through the Mozart cadenza.

“I said I would not seriously consider doing that for the recording,” Ms. Grimaud recounted. To begin with, she had not practiced the Mozart cadenza. But Mr. Abbado insisted, and Ms. Grimaud retreated to her dressing room to work on it. She came out and ran through it twice, and the recording engineers kept the microphones on.

“Then we went and all had ice cream together,” she said. “We left and said, ‘See you in Lucerne in August.’ That was how Bologna ended.”

But a month later Mr. Abbado sent signals that he wanted the Mozart cadenza included. Ms. Grimaud declined, saying it was the “soloist’s prerogative.” Ms. Grimaud said she called Deutsche Grammophon and asked that it block the recording, which it did, given that it was her project.

“Hélène has said very rightfully, ‘Hang on a minute, this is my territory,’ ” said Ute Fesquet, the label’s vice president for artists and repertory. According to Ms. Fesquet, Mr. Abbado said, “If she has this territorial approach, we can’t make music together.” She added, “He is very strong and probably, like most of the conductors, used to dominate the artistic process.”

Mr. Haefliger of the Lucerne Festival tried to make peace but eventually relayed the message: Mr. Abbado would not play with her in Lucerne, where they had three concerts scheduled in August with the Lucerne Festival Orchestra, or in London on Oct. 10.

“It was a disaster for us,” Mr. Haefliger said. Substitutes were found, although Ms. Grimaud still received her fees.

She said the issue became a matter of principle.

“It would have been for me a sort of sellout,” Ms. Grimaud said. “It would have been going with the flow to avoid making waves, and keeping things comfortable and uneventful. I couldn’t do that. That kind of compromise is nothing I want to do with. And neither does he. That’s maybe why we worked together for so many years.”

Mr. Haefliger, who was at the Bologna sessions, put the issue in a different light. He said it was apparent that their musical relationship was not working. “It was just somehow sort of dead. I guess they didn’t really relate to one another.”

But there was a twist.

A month before the Bologna sessions Ms. Grimaud had performed the same two Mozart concertos in Munich with the chamber orchestra of the Bavarian Radio Symphony, a group with which she has a strong connection. She said she was deeply satisfied by the performance.

“It was one of those concerts where time stopped,” she said, adding that in Bologna “it wasn’t the same.” She could not stop thinking about the Munich performances, she said. With the Abbado recording pulled, the solution was obvious. And so, on Nov. 8, Deutsche Grammophon will release Ms. Grimaud’s performances of the two Mozart concertos accompanied by the Bavarian Radio Chamber Orchestra, with her conducting from the keyboard.

The booklet notes make no mention of the cadenzas.