ELBPHILHARMONIE HAMBURG 2016-2017: CONCERT DU CHICAGO SYMPHONY ORCHESTRA dirigé par RICCARDO MUTI le 15 JANVIER 2017 ( CATALANI, STRAUSS, TCHAÏKOVSKI)

Chicago Symphony Orchestra et Elbphilharmonie ©Todd Rosenberg

J’avoue avoir été ému. Ému de revoir diriger Riccardo Muti après pas mal d’années, à l’occasion des festivités d’inauguration de la Elbphilharmonie en janvier dernier, à la tête du Chicago Symphonie Orchestra. Tout simplement parce que Riccardo Muti, en dépit de mes penchants et de mes goûts personnels, est lié à ma vie de mélomane (mon premier Muti, c’est Otello à Florence en 1981, une production discutable, que Muti lui-même n’aimait pas, (avec Renata Scotto, Renato Bruson, et Carlo Cossutta quand même) mais qui m’impressionna notamment au 3ème acte, tout centré autour du fantastique Jago de Renato Bruson. Une direction vive, étincelante, rythmée, qui étourdissait. Le Muti de cette époque était échevelé : il suffit d’écouter ses enregistrements florentins, ou même ses disques, vivifiants, contrastés, toujours surprenants, qui laissaient en bouche et la stupéfaction et un bonheur inouï d’entendre un Verdi – ce fut le plus souvent Verdi-  aussi fougueux, aussi violents, aussi sanguin.
Puis, Muti vint à la Scala, et ce fut aussi quelquefois un enchantement, Nabucco (Verdi), Guglielmo Tell (Rossini), Lodoiska (Cherubini) : entendra-t-on encore cette énergie, ce relief ?
Sans parler de son enregistrement de Forza del Destino (avec Freni et Domingo) qui reste pour moi la référence, jamais surpassée.

Et pourtant j’ai toujours entretenu avec Riccardo Muti un rapport contrasté, moi l’abbadien, vivant dans une Milan où les habitués de la Scala étaient dans des clans comme les fans (tifosi) de foot. Il y avait les abbadiani (il y a encore…) et les mutiani, comme quelques dizaines d’années avant les Callasiani et les Tebaldiani. J’étais dans la maison d’en face, tout en reconnaissant les qualités de l’adversaire. Bien sûr, j’en voulus à Muti d’avoir empêché le retour d’Abbado à la Scala, mais plus encore j’ai trouvé que les dernières années dans ce théâtre furent ennuyeuses, un peu prétentieuses, et sans intérêt. Le Riccardo fougueux et audacieux des débuts s’est installé dans un classicisme un peu froid, et dans une recherche du son pour le son qui m’était insupportable : je me souviens d’un Trovatore motellement ennuyeux inaugurant la saison 2000/2001 dans une mise en scène sans intérêt de Hugo De Ana, et où le chef cultiva un son certes raffiné, mais vidé de sa chaleur et de son sang.

Depuis Demofoonte à Paris en 2009 (Production Cesare Lievi) avec son orchestre de jeunes Luigi Cherubini (qu’il continue à promouvoir et diriger) et Attila au MET (2010) je ne l’ai plus entendu, et je le regrette.
En effet, le maestro a aujourd’hui l’âge des vénérables (il est né en 1941), et il reste un très grand maître de l’orchestre, comme ce concert du Chicago Symphony Orchestra à Hambourg nous l’a prouvé. Le revoir, après tant d’années, avait quelque chose de retrouvailles presque personnelles, au-delà de la qualité du concert, c’était un moment affectif que j’étais en train de vivre.
C’était la deuxième des deux soirées. La veille, le concert comprenait le même programme qu’à Paris Hindemith (Musique de concert pour orchestre à cordes et cuivres op.50) Elgar (In South) et la Nuit sur le mont Chauve de Moussorgski avec en bis l’ouverture des Vespri Siciliani de Verdi et Muti avait noté la différence de son avec Paris (plus sec à Hambourg), mais pour un orchestre aussi « parfait » que Chicago dans une salle qui comme Hambourg ne pardonne rien à cause de sa précision, il sonne tout aussi magnifiquement.

Riccardo Muti et le Chicago Symphony Orchestra à Hambourg © Todd Rosenberg

Le programme était ce deuxième soir composé de deux parties, l’une dédiée à Catalani (Contemplazione) et Strauss (Don Juan) et l’autre à la symphonie n°4 de Tchaïkovski. Inutile de souligner la qualité de l’orchestre de Chicago, chacun la connaît et en sait la perfection formelle – il était seulement intéressant de l’entendre dans cette nouvelle salle à l’acoustique qui m’avait frappé la veille par sa précision analytique, mais dans des œuvres essentiellement du XXème siècle. Un orchestre de grande tradition, un son miraculeux, habitué à une salle à l’acoustique chaude comme celle de Chicago, un chef soucieux des effets sonores, dans une salle qui semblait faite pour des lectures plus « sèches » avec un son précis mais sans réverbération, c’était une impression non encore éprouvée. D’autant que le Chicago Symphony Orchestra était le premier orchestre invité, pour ces festivités inaugurales qui, il faut bien le dire, ont marqué ma mémoire, tant les émotions et la surprise esthétique furent fortes.

Alfredo Catalini est peu connu en dehors de l’Italie. Tout juste depuis le film Diva (Jean Jacques Beineix), sorti en 1981 connaît-on de La Wally (1892) et son air fétiche ebben ne andrò lontana. Mais ni son autre opéra connu Lorelei, ni ses pièces orchestrales n’ont passé les frontières. Riccardo Muti aime à faire connaître ce répertoire et il a choisi de diriger une courte pièce symphonique de jeunesse (Catalani avait 24 ans) Contemplazione qui date de 1878 (Catalani a vécu jusqu’en 1893, emporté par la tuberculose à 39 ans). Voici un bref intermède, moins intéressant que son Ero e Leandro (1885), sa pièce symphonique la plus connue. Contemplazione, une mélodie chantante de 9 minutes environ est dominée par une sorte de long lamento post-romantique aux cordes, qui permettent d’apprécier la précision des cordes de l’orchestre de Chicago et leur son chaud et impeccable. Cette perfection sonore est au service d’une œuvre sans grand intérêt il faut bien le dire, sinon celle de faire connaître aux spectateurs un répertoire enfoui, mais dont le style et la thématique ne vont pas dans l’ensemble de la soirée : on est aux antipodes de Strauss et de Tchaïkovski.
Au même âge, à 24 ans, Richard Strauss compose en 1887-88 Don Juan, poème symphonique créé à Weimar en 1889, avec gros succès, notamment auprès des totems de l’époque comme Hans von Bülow. Il en va tout autrement de ce poème symphonique, qui compte à la fois parmi ses premières œuvres et qui suit la trame dessinée par les vers inachevés du poète Nikolaus Lenau, avec une musique à la fois joyeuse et insouciante, qui décrit le séducteur, la soif de vivre avec des thèmes exploités notamment aux bois (extraordinaires ici). L’alternance de mouvements très vifs et de mouvements lents (les moments de scène amoureuse) permet à l’ensemble des pupitres d’être mis en valeur, qui montre en même temps les qualités acoustiques de la salle quand hautbois, clarinette et harpe se font entendre avec une clarté et une précision qu’il est rare d’apprécier à ce point, les interventions de la harpe notamment seront surprenantes de netteté et de volume, ainsi que le hautbois. Le violon solo du premier violon Robert Chen, reste dans son intervention, à la fois doux et presque retenu mais pas très « parlant ». Vu la qualité de l’exécution, magnifiée par une acoustique qui isole les instruments sans qu’ils n’écrasent jamais l’ensemble (les percussions et les cuivres) on aurait presque voulu que l’explosion de la sève Donjuanesque aille plus loin. Une exécution parfaite, impériale, pourrait-on dire, mais un peu sénatoriale aussi, comme l’expression d’une certitude formelle absolue, avec peut-être trop de peau et peu d’entrailles. C’est magnifiquement architecturé, cela ne vibre peut-être pas assez.
Des entrailles, il en faut pour Tchaïkovski, et pour cette Symphonie n°4 qui remonte à 1877 (un an avant Contemplazione) qui font de ce programme de concert une sorte d’échantillon de musique symphonique compris en 1877-1887, dix ans où se développe le postromantisme.
Il y a chez Tchaïkovski toujours une tension entre l’intérieur angoissé et sombre, et un extérieur souvent brillant, voire explosif : ses trois dernières symphonies, souvent reliées au disque (les symphonies dites « du destin », reflètent ces deux faces à la fois virtuoses et torturées ; c’est ailleurs la même tentation qui règne dans ses opéras, voire ses ballets quand un vrai chef les aborde. Ainsi les appels aux cuivres qui ouvrent l’œuvre vont-ils essaimer l’ensemble de la pièce, sonnent à chaque fois le rappel du destin, et son corollaire, la lutte pour y échapper.
Il y a dans cette symphonie un élan irrésistible au départ qui amène une fête du son et de la dynamique dans laquelle les musiciens laissent aller le rythme avec une singulière jouissance. C’est bien d’abord une fête orchestrale à laquelle on est convié, où l’on ne sait qu’isoler devant un ensemble aussi cohérent et aussi fabuleux, des cuivres incroyables (trombones, corps) sonores, jamais secs, mais éclatants sans jamais saturer dans cette salle, de la chaleur des cordes (les violoncelles !) ou des incroyables pizzicati du troisième mouvement, à la fois très rapides, incroyablement fluides et d’une exactitude époustouflante dans leurs modulations dans une salle qui ne pardonne aucune scorie car on y entend le moindre détail et qui prépare la fête du dernier mouvement. Oui, c’est une fête, une fête étourdissante de l’éclat, qui n’est pas démonstrative, car l’orchestre n’a rien à démontrer, comme le démontre l’ambiance festive du quatrième mouvement, totalement déchainée. Une ambiance carnavalesque de fête populaire dans lequel on se jette pour oublier et pour s’oublier, dans les parties plus retenues, en danse, les qualités de concertatore de Muti se font entendre avec un stupéfiant dosage des volumes et une étourdissante dynamique. Mais la fête est peut-être un pis-aller où reste quand même toujours un fond un peu différent, et les parties moins festives, d’une stupéfiante clarté, restent peut-être un peu à la surface des choses car on peut y voir un éclat qui cache une tension qu’il n’y a pas ici, la tension d’une âme en proie au destin. C’est cela qu’on ne perçoit pas toujours. Une fois de plus, on a une fête de l’orchestre, un carnaval époustouflant des instruments, un kaléidoscope à tomber à genoux par la perfection des formes (final) mais l’âme tourmentée ne se lit jamais dessous. L’épaisseur de l’âme se cherche sans se trouver.
Il faut peut-être la trouver là où on ne l’attendait pas, après avoir donné la veille l’ouverture des Vespri Siciliani, que Riccardo Muti dit au public être moins connue, il propose ce soir celle de Nabucco, le présentant comme un cadeau encore plus senti au public.
De fait, derrière la perfection sonore et les rythmes étourdissants, derrière la mélodie verdienne, on y retrouve le Riccardo Muti échevelé, celui qui stupéfie et qui étonne. Verdi toujours Verdi. Pour ce Nabucco, qui tire les larmes de joie aux souvenirs qui remontent à la surface, toute la soirée, certes magnifique, mais peut-être moins remuée par le sentiment qu’on ne le souhaiterait, est éclairée alors différemment : le Muti qu’on aime, énorme généreux, bouleversant est toujours là, tapi derrière son Verdi.
Indescriptible triomphe. [wpsr_facebook]

Riccardo Muti et le Chicago Symphony Orchestra à Hambourg © Todd Rosenberg

TEATRO ALLA SCALA 2016-2017: CONCERT DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS le 5 FEVRIER 2017 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

Mariss Jansons à la Scala avec le BRSO ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

En absence de Philharmonie, et malgré plusieurs auditoriums, les concerts des orchestres étrangers en tournée ont traditionnellement lieu à la Scala. Et Mariss Jansons y a été relativement rare . Il y a quelque temps, il était même inconnu en Italie auprès du public habituel. Il connaît désormais un regain de curiosité, notamment grâce à une récente 7ème symphonie de Chostakovitch, puisque l’on entendait dire dans les rangs très bien remplis du théâtre que « c’était probablement le plus grand chef actuel ». A un horaire inhabituel pour un concert (unique), le dimanche à 15h, il a donné une œuvre encore plus inhabituelle pour une matinée dominicale, la Symphonie n°9 de Mahler. Sans doute l’agenda d’occupation de la salle (avec deux grosses productions de Don Carlos et Falstaff) explique-t-il cet étrange horaire qui n’a pas empêché la présence du public des grands moments.
On connaît le Mahler de Mariss Jansons, fait de réserve, fait d’un travail ciselé à l’orchestre, essentiellement sur la musique telle quelle, sans fioritures, avec une pudeur qui sied à un chef qui est la modestie et la discrétion même, et qui dans toutes ses interprétations vise à rendre tous les effets de la musique sans jamais la surjouer. Jansons n’est jamais le chef des effets de baguettes, mais  le simple traducteur. Il faut regarder ce geste vif, engagé, qui quelquefois se passe de baguette, ou la tient dans la paume de la main (son élève Andris Nelsons a quelquefois ces mêmes gestes), mais qui s’engage dans tout son corps sans pourtant gesticuler pour dialoguer avec l’orchestre. C’est cette qualité de dialogue qui frappe quand on écoute un concert dirigé par Mariss Jansons. Même si l’on ne rentre pas toujours dans sa vision ou si l’on est moins sensible à ses interprétations, c’est bien cette impression fondamentale d’échange et de communication avec l’orchestre qui prévaut.

Toute 9ème de Mahler fait événement. C’est l’œuvre d’une fin, qui va mimer une dernière fois les hésitations, les regrets, les engagements, les espoirs bientôt déçus d’une vie souffrante, d’une souffrance physique ou d’une souffrance de l’âme qui regarde le monde avec envie ou résignation, avec ce ton à la fois ému, mais aussi quelquefois distant et sarcastique, voire grotesque, et avec ces danses à la couleur macabre ;  c’est surtout la symphonie fortement personnelle, où l’expression du moi est peut-être la plus impudique.
Ce qui frappe immédiatement dans ce Mahler-là, aujourd’hui, à la Scala, c’est le son d’un orchestre, l’un des meilleurs du monde, un son compact, franc, direct, sans maniérisme aucun. Une exécution d’un grand naturel éloignée au possible d’effets de style démonstratifs: il y a une perfection d’exécution (à part quelques menues scories) notable, qui impressionne mais laisse au fond peu de place aux intermittences du cœur, pourtant centrales dans cette œuvre.
Le premier mouvement andante comodo est sans doute de l’ensemble de la symphonie celui qui présente pratiquement un concentré de l’œuvre mahlérienne, faite de contrastes, de lyrisme, de syncopes, de tendresse et de tension tour à tour, avec des moments au volume divers, dans une construction parfaite.  Jansons et son orchestre ici font une démonstration hallucinante de perfection technique, avec un son très compact, très dense, mais en même temps parfaitement clair dans tous les raffinements. Jansons réussit à donner cohérence à cette alternance de tension et de lyrisme, à ces moments aux bords de l’explosion suivis d’incomparables moments nostalgiques et c’est bien cette capacité technique à donner un sens global à ce mouvement, qui frappe, grâce il faut le dire, à la capacité prodigieuse des musiciens qui sont toujours sur un jeu de presque rien, sur des nuances infimes, tout en gardant ce ton naturel qui frappe sur l’ensemble.
Le deuxième mouvement, Im Tempo eines gemächlichen Ländlers, par son rythme de danse, sa fluidité ses sonorités champêtres semble calmer les ardeurs entrevues au premier mouvement, mais bientôt ces sonorités champêtres un peu lointaines s’altèrent et sont perturbées par d’introduction de sons aux cuivres (et aux bois) qui donnent une couleur ironique voire sarcastique et qui dans certaines interprétations confinent à une danse macabre. L’exécution ici reste volontairement distante dans sa perfection. Jamais Jansons ne fait  surjouer son orchestre, mais le fait jouer avec une souplesse et une transparence confondante et sans jamais accentuer les effets.
Le troisième mouvement, fameux Rondo-Burleske (Allegro assai), est bien plus vigoureux et engagé dans une véhémence et une amertume dont Berg se souviendra. Jansons l’aborde avec un tempo un peu plus lent que l’habitude, et la partie plus lente au centre du mouvement est moins mélancolique pour mon goût que dans d’autres interprétations, plus solennel peut-être et un tantinet moins personnel, mais avec un jeu stupéfiant de la harpe et des bois tout particulièrement, ainsi qu’un écho de cordes impeccables et raffinées.
C’est dans l’Adagio (Sehr langsam und noch zurückhaltend) final que Mahler emporte les âmes et déchire les cœurs.
L’adagio est dominé avec la même pudeur que nous signalions, avec un son un peu trop distant pour mon goût, dans une exécution parfaite mais sans cette urgence rentrée et réprimée qu’on pourrait attendre dans ce son qui va peu à peu se dissoudre, se raréfier pour ne rester que par traits, que par sursauts,  que par traces de ce « reste de chaleur tout prêt à s’exhaler » pour se noyer dans le silence  indiqué dans la partition. Il y a là une perfection froide, un rendu impeccable qui satisfera ceux qui sont les amants d’un son sans défauts (premier violon merveilleux), mais pas ceux qui aiment les interprétations « souffrantes ». Ici la souffrance est absente au profit d’une résignation relativement sereine : j’aime le Mahler qui lutte et nous avons eu ici un Mahler qui accepte.
Sans doute éduqué au Mahler empathique et déchirant de qui vous savez, et malgré la magnificence de l’orchestre et du concert (qui a reçu un triomphe inhabituel à la Scala depuis quelque temps, avec la salle debout, ce qui est encore plus inhabituel), j’en suis sorti  admiratif d’un son et d’une technique, d’un dialogue parfait et osmotique avec l’orchestre, mais mon cœur n’a pas été mis à nu. Si, selon le mot célèbre de Pierre-Jean Jouve, « la poésie est une âme inaugurant une forme », nous n’avons eu ici que la perfection d’une forme. [wpsr_facebook]

Mariss Jansons à la Scala ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

 

LINGOTTO MUSICA TORINO 2016-2017: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 25 OCTOBRE 2016 (WAGNER, MAHLER, BERG)



img_9397C’est toujours avec émotion que je retourne au Lingotto, parce que ce lieu est lié à des souvenirs vibrants, encore très présents, et même antérieurs à sa transformation. Ces anciennes usines FIAT, immense bâtiment de plusieurs centaines de mètres surmonté du fameux anneau d’essai des voitures et aujourd’hui du Musée d’Art contemporain de Renzo Piano a été en 1990 le lieu de la production des « Derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus, mise en scène de Luca Ronconi. L’œuvre géante (800 pages) de l’écrivain-journaliste autrichien, qui narre la chute de l’Empire austro-hongrois, occupait un vaste espace rempli de rails, de wagons, de locomotives, de presses à imprimer Heidelberg, et devenait à la fois l’épopée d’un théâtre impossible et celle de la guerre vue de Vienne, sous la direction du démiurge Ronconi qui semblait alors capable de remuer des montagnes. Je revins 6 jours consécutifs, pour capter l’essentiel du spectacle multiple et fou, l’un des plus grands souvenirs de théâtre de ma vie est lié à ce lieu.
Et puis, le Lingotto s’est peu à peu transformé, en premier lieu avec le magnifique auditorium de Renzo Piano, construit sous l’impulsion du directoire de la FIAT, de Francesca Gentile Camerana, infatigable organisatrice de la musique à Turin, et de Claudio Abbado, qui l’a inauguré et puis est revenu tant de fois à la tête de ses divers orchestres. Francesca Camerana continue d’animer Lingotto Musica, l’association qui gère l’autre saison musicale de Turin. L’autre saison, parce que Turin abrite l’orchestre de la RAI qui a survécu au massacre des orchestres, devenu l’orchestre symphonique national de la RAI. Les orchestres de radio semblent être de ce côté-ci et de ce côté-là des Alpes, les victimes des fonctionnaires désireux de couper telle ou telle branche du patrimoine culturel, au nom de la bonne gestion qui en l’occurrence est mauvaise, mauvaise parce qu’on ne gère pas la culture comme des savonnettes. Ce type de gestion fille de l’ignorance est anti-culturelle.
Avec patience, avec enthousiasme, Francesca Camerana anime Lingotto Musica dans une Italie où l’argent pour la culture s’est raréfié, dans ce pays pourtant qui tient son identité de son héritage culturel multiforme.
Le Lingotto est aujourd’hui fait de cet auditorium Giovanni Agnelli-centre de congrès, d’un grand centre commercial en forme de galerie immense et colorée, et d’un hôtel. C’est un complexe architecturalement exemplaire, un lieu fascinant qui est une magnifique réussite de la réadaptation de bâtiments industriels.
C’était l’ouverture de saison, et pour l’occasion la Royal Concertgebouw Orchestra faisait une seule escale en Italie, dans le cadre de ses tournées « RCO meets Europa » où l’orchestre joue une petite partie de son programme avec des jeunes musiciens locaux. C’était à Turin les jeunes de la De Sono, association animée elle aussi par Francesca Camerana depuis 1988. De Sono, associazione per la musica, est une association qui poursuite les buts suivants :

  • Soutenir le perfectionnement de jeunes musiciens par des bourses.
  • Organiser des concerts pour les jeunes boursiers
  • Publier des thèses qui ont été distinguées sur le plan universitaire
  • Financer des Masterclasses de perfectionnement, en collaboration éventuelle avec le conservatoire Giuseppe Verdi de Turin.

Et ce soir, la De Sono était à l’honneur puisque l’orchestre du Concertgebouw accueillait onze des jeunes boursiers comme l’a souligné Francesca Camerana dans une petite allocution très émouvante avant le concert , pour interpréter avec l’ensemble de l’orchestre le prélude du 3ème acte des Meistersinger de Wagner, qui n’est pas vraiment une des pages les plus faciles et où les onze jeunes se sont fondus avec brio dans l’ensemble de l’orchestre.
Daniele Gatti, qui préside désormais aux destinées musicales du Royal Concertgebouw, revient au pays et dans un lieu symbolique de la musique symphonique en Italie : il n’y en a pas tant dans ce pays dédié à l’opéra. L’auditorium Parco della musica à Rome, lui aussi dû à la patte de Renzo Piano et le Lingotto.
Milan n’a pas d’auditorium digne de ce nom, même si quelques salles aménagées accueillent les orchestres locaux. Quand un orchestre de renommée internationale se produit, c’est à la Scala. La musique en Italie, c’est comme je l’ai dit plus haut l’opéra avant d’être la musique symphonique. C’est pourquoi Turin, qui a deux auditorium (le Lingotto et celui de la RAI) peut être considérée comme une référence en la matière, avec Rome (qui a l’auditorium de la Via della Conciliazione pour l’orchestre de Santa Cecilia et l’auditorium Parco della musica, moins réussi sur le plan acoustique).
Ce n’est donc pas un hasard si le Concertgebouw est passé à Turin, et seulement à Turin. D’ailleurs, Turin est une ville aux fortes traditions culturelles, un opéra important, le Teatro Regio, un théâtre de référence, le Teatro Stabile di Torino, jadis dirigé par Ronconi, deux auditoriums, c’est aussi une ville de l’édition et de la création littéraire, outre à être l’une des plus belles villes du XVIIIème siècle italien, ce que le touriste sait moins.

Le programme annonçait une soirée Wagner (Meistersinger/Götterdämmerung), et Berg. En réalité, il eut moins de Meistersinger (seulement le prélude du 3ème acte) et l’ouverture fut remplacée par l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler ; ainsi composé, le programme avait encore plus de sens et de profondeur parce qu’il était un véritable exemple d’arc musical cohérent, Wagner, Mahler, Berg. Des moments symphoniques de Wagner, dont un extrait des Meistersinger, si importants pour le monde symphonique post romantique et Mahler lui-même (le dernier mouvement de sa 5ème puise dans le 3ème acte de Meistersinger) et les extraits symphoniques de Götterdämmerung (essentiellement le voyage de Siegfried sur le Rhin et la marche funèbre), l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler, et les trois pièces pour orchestre op.6 d’Alban Berg. C’est à dire des œuvres qui tissent entre elles des liens profonds.
On connaît le Wagner de Daniele Gatti dont on a entendu Lohengrin (Scala), Parsifal (Bayreuth, New York), Tristan und Isolde (Paris et bientôt Rome) et Die Meistersinger von Nürnberg (Zürich, Salzbourg et bientôt à la Scala), un Wagner plein de relief et de corps, avec de forts contrastes et un sens aigu du théâtre et du tragique. L’introduction du 3ème acte, qui est une sorte d’introspection anticipant le monologue de Sachs, empruntant à la scène finale (folle) du 2ème acte, sur un rythme très lent, mélancolique, et reprenant les grands motifs de l’œuvre avec le sourire sans doute timide de celui qui a décidé de renoncer, il y a là avant la lettre, quelque chose de l’ambiance du monologue de la Maréchale du 1er acte du Rosenkavalier dans cette manière de renoncer et de se placer ailleurs. Fluidité, présence marquée du sentiment, mélancolie sont les caractères développés par un Wagner dans l’une des pages les plus sublimes de la partition, expression intime de l’âme de Sachs qui est sans doute aussi quelque chose de l’âme wagnérienne : « Wahn, Wahn, überall Wahn » dit Sachs en enchaînant sur ce sublime prélude…et Wagner peu d’années après fera inscrire sur le fronton de Wahnfried « Hier wo mein Wähnen Frieden fand.. ».
Gatti donne à entendre ce moment d’arrêt ou de désir d’arrêt avec un orchestre qui est la perfection même, dans une exécution sans scories, faisant ressortir un son éblouissant dans l’atmosphère très réverbérante de la salle de Renzo Piano, notamment du côté des violoncelles intenses dans une couleur qui rend parfaitement l’essence même d’une partition que l’on pense en général plus extérieure et qui est pour moi la plus grande de toute l’œuvre wagnérienne.
La deuxième partie de ces extraits symphoniques était composée des deux les plus importants de Götterdämmerung, le « Voyage de Siegfried sur le Rhin », et la « Marche funèbre », avec leurs « longues » introductions respectives, « l’aube » d’un côté et la « mort de Siegfried » de l’autre. Des grands opéras wagnériens, il reste à Daniele Gatti à diriger la saga du Ring, sans doute dans quelques années, et c’est à espérer, avec le Concertgebouw tant ces pages sonnent juste et nous parlent. Bien sûr, en impénitent wagnérien, on entend in petto les textes qui éclairent aussi ces moments, le merveilleux duo Siegfried Brünnhilde et les dernières expirations de Siegfried, mais même sans les paroles, ces moments sont « parlants » : il y a dans l’approche de Daniele Gatti une clarté, une volonté de marquer l’expression et de transmettre quelque chose de la théâtralité de l’œuvre. C’est une approche assez grave, toujours empreinte de cette tristesse inhérente au Crépuscule qui marque l’échec des rêves.

Ces pages qui reprennent les moments essentiels de la geste de Siegfried dans le Crépuscule, espoir, conquête, trahison et mort, se traduisent par un sens de la mise en son particulière chez Gatti, qui profite de la ductilité extrême de l’orchestre, capable des plus infimes fils sonores ou d’explosions par ailleurs jamais tonitruantes, avec des bois à se damner, des cordes étonnantes en particulier dans le registre grave, je crois n’avoir jamais entendu de telles contrebasses, un orchestre où sont arrivés de très nombreux jeunes surdoués (trompettes) et qui montre toujours une très grande disponibilité et une joie de jouer visible. On a donc une aube qui émerge du silence comme la lumière émerge de la nuit, avec des sourdines incroyables, et une dynamique qui se met peu à peu en place pour l’assez dansant Voyage de Siegfried sur le Rhin qui n’est pas ma pièce de prédilection. Plus ressentie pour moi la mort de Siegfried, avec les sublimes accords aux cordes, pas trop appuyés, toujours d’une étonnante fluidité malgré la volonté marquée de scander le drame et surtout la Marche funèbre, alliant le solennel et l’intime, sans cassure, tant le soin de Gatti pour préserver l’homogénéité de l’ensemble est grand, et tant l’orchestre démontre une incroyable maestria.
Après ces pages connues et tout de même spectaculaires, l’ouverture de la seconde partie marquait une continuité : l’adagio de la 10ème symphonie est pour Mahler une sorte de chant du mal aimé, lacéré par l’amour d’Alma et de Walter Gropius, et renvoie évidemment à Tristan. Les toutes premières mesures semblent annoncer la pièce suivante et les limites de la tonalité, puis laissent la place à un lyrisme qui rappellent certains échos tristanesques. Ce moment mahlérien a été pour moi peut-être un sommet de la soirée, tant Gatti à la fois laisse libre cours à sa sensibilité, et sait y mêler la sarcastique ironie d’un Mahler qui met en son le grotesque. Mais c’est surtout la continuité avec le mouvement final de sa 9ème qu’on entend, avec ces sons qui semblent peu à peu s’étouffer, qui se réveillent et s’éteignent. On entend aussi la filiation d’avec le début du troisième acte de Meistersinger, l’amertume en plus, il s’agit là aussi d’un moment de renonciation : la musique ne cesse de tisser des liens qui ici marquent une certaine unicité, l’unicité d’un échec, de Sachs au Mahler mal aimé, l’unicité d’une douleur urgente quelquefois et lointaine à d’autres. L’orchestre est ici sublime de bout en bout : c’est évidemment l’orchestre mahlérien par excellence, avec sa clarté, ses cordes éblouissantes et les différents niveaux se tissant les uns les autres en crescendos merveilleux (cordes et cuivres se répondent à certains moments de manière lacérante, notamment les altos, extraordinaires). Le souvenir de la 9ème et de ses hésitations entre déchirure et amertume est fort et Gatti prend le début de cette 10ème inachevée comme un prolongement et évidemment une fin, comme l’infini lamento du mal-aimé et du mal-heureux.
Au nom de Berg, quelques éléments du public ont délaissé l’auditorium…Berg fait encore peur à quelques irréductibles : cette musique a cent ans, mais est vécue par certains comme de la musique contemporaine…

Et pourtant, que de filiations entre Berg, sans doute le moins radical de la seconde école de Vienne, et Mahler, qu’il admirait profondément. Il n’y a donc pas de hiatus dans ce programme relativement fréquent dans les concerts, fait de Mahler et de ces pièces dédiées à Arnold Schönberg et créées assez tardivement dans leur totalité (1930 à Oldenburg).
Les deux pièces initiales sont plus brèves que la dernière, au développement plus accompli, et à la respiration plus large.
On connaît aussi le goût de Daniele Gatti pour Berg (on se souvient de son magnifique Wozzeck à la Scala) et ces trois pièces, écrites en 1914 sont parmi les pièces les plus intéressantes pour mettre en relief les possibilités de l’orchestre, collectivement et individuellement. Ces pages symphoniques impressionnantes, Gatti les met à la place d’honneur (morceau final), pour en montrer l’importance et le spectaculaire, mais aussi la profondeur.

Dans l’œuvre de Berg, c’est la pièce qui demande la plus large formation, et qui préfigure ses opéras, Wozzeck en premier lieu avec lequel il y a de fortes parentés (c’est aussi en 1914 que Berg découvre l’œuvre de Büchner et décide d’en faire un opéra), mais rappelle aussi Mahler, mort trois ans auparavant, notamment dans la partie « Marsch » avec des allusions claires à la sixième (et l’utilisation du marteau dans les deux œuvres). C’est enfin une œuvre si difficile que seuls des orchestres et des chefs experts s’y frottent. Ces deux dernières conditions sont réunies ici, puisque Gatti (qui avait aussi proposé cette pièce dans son concert de retrouvailles avec les berlinois en octobre 2014) se trouve désormais à la tête d’une des formations les plus expertes au monde.
La première pièce Präludium, commence par un ensemble de sons émergeant, peu à peu élargis à tout l’orchestre, qui ressemble déjà à un intermède de Wozzeck : la couleur est inquiétante et tragique et compose un crescendo impressionnant de tout l’orchestre, qui reste d’une incroyable clarté. Il y a là énergie et noirceur qui tranchent avec la mélancolie tragique et amère du Mahler précédent. Le mouvement crescendo-decrescendo installe une ambiance presque nocturne ensuite, au rythme ralenti très théâtralisé par Gatti, avec des bois stupéfiants, qui aboutit à un silence final pesant. La succession explosion-silence au total assez brutale vu la brièveté de la pièce, réussit cependant grâce à l’extrême ductilité de l’orchestre à sembler d’une grande fluidité, presque naturelle.
La seconde pièce Reigen (ronde) est une esquisse – c’est Berg qui le dit – de la scène de l’auberge de Wozzeck. C’est en fait une valse, lente, avec des échos en arrière-plan à la Johann Strauss, qui devient plus rapide, à s’en déconstruire ; Berg, viennois, connaît la valse, et les compositeurs du début du XXème siècle l’ont souvent utilisée comme forme (Ravel bien sûr, un peu plus tard mais aussi Debussy), cette valse devient un peu moins policée, brutale et paysanne, rapide, au sons plus sombres : la dynamique de l’orchestre, les échos grotesques en font aussi un mouvement proche de Mahler notamment dans la partie finale. On reste stupéfait de la clarté de l’orchestre d’une part qui permet d’isoler chaque instrument, et d’autre part de l’extrême subtilité des agencements qui paraissent ici particulièrement complexes. Le rythme de la valse est traversé par des traits assez violents, qui des cordes, qui des cors, et Gatti sait aussi rendre avec un incroyable naturel le raffinement extrême de cette orchestration qui sous sa baguette n’est jamais touffue. À une évocation plutôt populaire, Berg plaque une orchestration d’un raffinement singulier. Et Gatti réussit à cueillir cette apparente contradiction pour s’en faire un atout, et en donner une lecture au relief particulièrement marqué.

La troisième pièce, Marsch, aussi longue que les deux autres réunies, est peut-être la plus démonstrative et les plus apparemment touffue. Il s’agit de démêler l’apparence de désordre de motifs, de thèmes, de rythmes pour en offrir une vision organisée. Toujours au départ dans les tons graves, le rythme est immédiatement plus vif que dans les deux pièces précédentes, un rythme scandé par les bois (hautbois), un rythme allant crescendo mais en même temps une succession de faux dialogues entre bois et cuivres, puis entre bois et cordes. La fluidité de l’orchestre est singulière, dans un mouvement qui n’a rien de cohérent ni d’unifié mais multiple, comme des heurts de forces contradictoires. Seul élément permanent, la tension que Daniele Gatti sait imprimer à cette partie, se souvenant sans doute du halètement de la sixième de Mahler, qui est ici clairement interpellée. On est là encore au seuil de certains intermèdes de Wozzeck avec les heurts entre un orchestre forte, suivis subitement de quelques moments solistes à la flûte ou à la clarinette, qui répondent quasi en écho, en une sorte de ronde inquiétante et macabre car tout reste néanmoins dansant, comme dans un sabbat scandé par le triangle et les percussions, au rythme de marche (rappelons-nous le début de la sixième). Chaque explosion de l’orchestre est suivie d’un moment plus grêle, souvent aux bois mais la ronde infernale va crescendo, impliquant la totalité des instruments avec une dynamique de plus en plus marquée jusqu’aux coups de marteau. Cette succession de rythme hachés, d’une brutalité marquée est en même temps toujours d’un raffinement étonnant dans le rendu de la complexité de l’orchestration. Un moment orchestral exceptionnel, surprenant, tourneboulant même à certains moments tant l’orchestre (la flûte, les violons, et tous les autres) se montre virtuose et suit totalement les indications du chef. Le coup de marteau final surprend le public, visiblement peu familier de cette musique.
Au total un concert exceptionnel, un de plus où l’on peut mesurer à quel point se construit le profond dialogue entre le chef et ses musiciens, et la toute particulière souplesse de cette phalange qui réussit à ordonner et à clarifier des pièces d’une complexité particulière, grâce au geste très précis, très « accompagnant » de son chef et grâce à sa très longue tradition aussi. [wpsr_facebook]

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GEWANDHAUS LEIPZIG 2016-2017: CONCERT du GEWANDHAUSORCHESTER dirigé par DANIELE GATTI le 2 OCTOBRE 2016 (HINDEMITH-BRAHMS)

Daniele Gatti et Gewandhausorchester le 2 octobre 2016
Daniele Gatti et Gewandhausorchester le 2 octobre 2016

D’août à octobre, Daniele Gatti a dirigé trois des orchestres les plus importants dans le monde, son Concertgebouw, les Berliner Philharmoniker et le Gewandhaus de Leipzig, dans des programmes allant de Mahler à Debussy, de Dutilleux à Hindemith, d’Honegger à Bruckner, mais aussi Verdi, Respighi, Saint Saëns et d’autres. Gatti aime à composer des programmes passionnants faits d’œuvres peu connues alternant avec d’autres plus familières au public.

Il dirigeait pour la première fois le Gewandhausorchester de Leipzig en cette fin de septembre et a choisi un programme inattendu offrant la symphonie « Mathis der Maler », rarement exécutée de Paul Hindemith, créé à Berlin par Furtwängler en 1934, tandis que l’opéra éponyme, interdit par les nazis , a été créé à Zurich en 1938; cette première partie était combinée avec la plus connue Symphonie n°1 de Brahms, appelée par Hans von Bülow, la  «Dixième de Beethoven», même si elle n’est pas la plus souvent exécutée des quatre symphonies de Brahms.
Le Gewandhausorchester de Leipzig est peut-être avec la Staatskapelle de Dresde, l’orchestre allemand plus «traditionnel», fondé en 1781, spécialisé dans le répertoire romantique allemand, dans la tradition de son plus célèbre directeur musical, Felix Mendelssohn Bartholdy.
En deux semaines, Daniele Gatti a donc dirigé deux des orchestres allemands les plus emblématiques, et chaque fois avec immense succès.

La salle actuelle du Gewandhaus, inaugurée en 1981, a une acoustique exceptionnelle avec un belle proximité de l’orchestre en dépit de ses 1900 places. Exceptionnel l’orchestre également, dans la grande tradition de la musique symphonique allemande, de très haut niveau avec des cordes remarquables. Daniele Gatti a été en mesure de vérifier la qualité et l’engagement de l’orchestre, qui avait joué très peu de Hindemith.

Le retable d'Issenheim
Le retable d’Issenheim

La symphonie de Hindemith est, si l’on peut dire, que une symphonie à programme, car elle décrit trois panneaux du célèbre Retable d’Issenheim, en trois mouvements.
La première moitié était Engelkonzert (Concert des anges), le second Grablegung (la déposition), le troisième Versuchung des heiligen Antonius (La tentation de Saint Antoine) . Le premier mouvement correspond à l’un des panneaux intérieurs, le second à la prédelle, le troisième au retable ouvert…Musicalement Hindemith a écrit la symphonie en phase avec la composition du texte qu’il écrit lui-même pour l’opéra.

Concert des anges
Concert des anges

Dans le triptyque musical composé par Hindemith, le premier mouvement de la symphonie correspond à l’ouverture de l’opéra. Hindemith retrouve un classicisme qui revient sur les expériences musicales antérieures. Le ton sobre de la première moitié le confirme : pianissimo commençant avec les cordes tressées avec clarinettes, hautbois et flûte pose un cadre très solennel, qui ne convient pas à l’idée du concert des anges, traditionnel dans le retable de la Renaissance, italienne  en particulier.
Le démarrage très lent, est suivi par un rythme plus léger, plus rapide grâce à de magnifiques cordes en particulier les violoncelles. Gatti retient l’orchestre, pour donner plus de poids à un début presque mystique, puis la musique devient plus légère, et tout l’orchestre participe, des cors au Glockenspiel. S’ouvre alors une partie symphonique, où l’air circule, et où la lisibilité de l’orchestre est totale. Gatti maintient et maintiendra tout au long de l’exécution d’une forte tension qui correspond essentiellement aux tableaux de Grünewald, tirant vers la vision dramatique et acerbe d’un Jérôme Bosch. La correspondance (au sens baudelairien du terme) musique-peinture est un topos esthétique et la partie consacrée aux anges-musiciens en est en quelque sorte l’emblème. Gatti est à la recherche d’une couleur très sévère mais aussi solennelle, presque crépusculaire, qui ne se perd jamais dans l’anecdotique mais où comme souvent, s’impose le drame ; dans ce travail, l’intention est clairement de faire correspondre la mystique de la peinture avec celle de la musique et de chercher des correspondances poétiques.

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Grablegung (Déposition)

Le moment de la  “Grablegung”, de la déposition du Christ (second mouvement), assez bref, est un moment “en suspension” pour ainsi dire, où le dialogue des instruments entre eux est au service d’un monde intériorisé; si la tension y est toujours forte,  Gatti impose une manière de grandeur spectrale qui frappe par son intensité. La seconde moitié a été insérée dans l’opéra comme intermède dans le dernier tableau. Cette musique a pour but d’être une musique funèbre, avec un engagement particulier des cordes(fantastiques), et un magnifique dialogue avec les bois (en particulier flûte); Gatti  impose de forts contrastes de volume, qui met en exergue la flûte et le hautbois et en sourdine des pizzicati qui sonnent en rythme sombre. Ensuite le volume augmente, finit par s’ouvrir tout en se clarifiant dans une sorte de luminosité métaphorique de celle de la peinture. Mais après le silence qui suit, la parole retourne aux bois, bientôt  reprise par les cordes, comme un monde qui s’éteint dans le doute ou le refus .

La tentation de Saint Antoine
La tentation de Saint Antoine

Le dernier mouvement de la symphonie est le plus long ; Hindemith l’a inséré dans le sixième tableau de l’opéra, il est écrit dans la partition l’indication de la main même de Hindemith « ubi eras,  bone Jhesu, ubi eras ? Quare non affuisti sanares ut vulnera mea? » (Où étais-tu- Jésus, où étais-tu ?, pourquoi n’est tu pas là pour fermer mes blessures?) c’est là, clairement, la partie la plus dramatique où la tension est à son comble, et qui correspond à la représentation très référencée à Jérôme Bosch de la Tentation de Saint Antoine au milieu d’un bal des démons.
Le début est en crescendo presque wagnérien, et inquiétant en même temps, plus rapide et plus spectaculaire que tout ce qui précède. La musique se fait plus désordonnée, alternant traits violents aux cuivres et cavalcade des cordes, comme une course à l’abîme. Gatti se soucie beaucoup de la dynamique et ruptures qui débouchent sur le solo de hautbois alors qu’en sourdine sont repris les thèmes précédents. Il se montre ici un véritable metteur en scène du son, qui met en évidence tous les niveaux mais aussi et surtout le drame, avec des notes tenues qui s’amenuisent jusqu’à l’inaudible, et des reprises des cordes graves (violoncelles et contrebasses étonnants) qui figurent la lutte contre les démons : cette tension, Gatti la soutient jusqu’au choral final où le ciel s’ouvre après la bataille de manière impressionnante et imposante,  presque brucknérienne. Moment fantastique.

 

La symphonie de Brahms est interprétée sur un ton assez similaire. Le début du premier mouvement, un poco sostenuto-Allegro, ponctuée par des timbales qui font point d’orgue sonne presque sépulcral. Le tempo n’est jamais rapide, toujours dramatique, comme un conflit de masses telluriques qui donne des frissons. La couleur générale est celle d’un romantisme tendu, jamais apaisé, dans une forme qui marque un retour au classicisme. En ce sens, et Hindemith et Brahms marquent un retour aux formes classiques qui font ensemble programme au total très cohérent.
La très large respiration, sans jamais précipiter les choses, adoptée par Gatti donne à la symphonie une couleur non pas amère, mais quasi tragique. Les auditeurs de l’époque de la création soutenaient que la symphonie semblait très proche de Beethoven, et pas vraiment novatrice : on sait que Brahms est venu tard à la forme symphonique et que la composition de cette première symphonie a duré plus de dix ans: Gatti rend palpable la difficulté, avec des moments où nous lisons le stress, l’anxiété, l’absence de sécurité. Il y a une couleur mélancolique, crépusculaire qui domine ce premier mouvement, que Gatti maintiendra tout au long du concert, même dans les moments plus souriants.

Le deuxième mouvement, andante sostenuto, commence de manière plus calme, donnant notamment aux splendides cordes du Gewandhaus une couleur particulière jusqu’à l’intervention du basson dans ce dialogue presque « sylvestre ». Ce dialogue poétique et mélodique est ponctué de moments plus sombres, marqués par des silences, qui maintiennent la tension dramatique évoquée dans le premier mouvement : le dialogue bois/ cordes est tout à fait remarquable, même si les cordes impressionnent plus encore par leur souplesse et leur ductilité. Cependant, l’ensemble de l’orchestre suit le chef avec une grande précision et un engagement sans failles. L’auditeur reste marqué par des moments de grande respiration comme le dialogue entre le hautbois et le premier violon, magnifique. Le premier violon en outre clôt le mouvement avec une poésie incroyable et une notable raffinement.

Le troisième mouvement, un poco allegretto e grazioso, ouvre un moment plus ouvert, plus fluide, et un peu plus dynamique avec une clarinette de rêve qui dialogue avec les cordes sans rupture aucune. Le son est puissant, même si la mélodie éclaircit et allège l’audition, et se prolonge dans un arc à grande respiration de couleur beethovénienne. Néanmoins c’est toujours cette couleur tragique et crépusculaire qui domine l’exécution .

Le dernier mouvement Adagio – Più Andante – Allegro non troppo, ma con brio – Più Allegro commence par un crescendo tendu, dramatique, ce qui est peut-être le moment le plus fort et le plus réussi du concert, avec un son retenu, qui prépare l’exposition future, avec un silence scandé par les pizzicati en sourdine, qui met tous les auditeurs en attente, en une sorte de moment théâtral en suspension  parfaitement mis en scène par le chef, qui contrôle avec précision les musiciens (main gauche) et qui se clôt en moments inquiétants, à la limite tempétueux, (on pense à la Pastorale) avant l’intervention des cuivres et de la flûte. Ce début est magistral, presque inédit, de sorte que “l’hymnus” qui suit et qui est le thème principal du mouvement, lent et solennel, est accueilli presque par un soupir d’apaisement ou de soulagement. Moment extraordinaire, presque un coup de théâtre, qui introduit le sourire et la paix là où l’auditeur était envahi d’un sentiment de tension. Suivent des moments impressionnants d’échos entre les instruments, avec un souffle incroyable, où l’on voit la «joie de faire de la musique ensemble», qui ouvre sur l’extrémité de la coda torrentielle, rythmée par le bruit sec de la timbale, en une ouverture presque religieuse, le torrent divin en quelque sorte, après des visions d’une nature pleinement romantique.

En conclusion, un concert passionnant qui a secoué le public plutôt calme du dimanche matin, avec des cris et des bravos, mais aussi tout l’orchestre. Il suffisait de voir les musiciens à la sortie des artistes attendant le chef pour lui prodiguer des signes de satisfaction, de connivence et des applaudissements, pour comprendre que quelque chose de puissant était passé entre eux et lui. [wpsr_facebook]

Gewandhaus Leipzig ©Jens Gerber
Gewandhaus Leipzig ©Jens Gerber

 

CONCERTGEBOUW AMSTERDAM 2016-2017: Daniele GATTI dirige le ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA les 16 et 18 SEPTEMBRE 2016 (MAHLER; SYMPHONIEN°2, “RESURRECTION”) avec Annette DASCH/Chen REISS et Karen CARGILL

Concert du 16 septembre
Concert du 16 septembre

Daniele Gatti en ouverture de saison 2016-2017 propose la Symphonie n°2 de Mahler « Résurrection », un passage obligé pour le nouveau Chef-Dirigent de l’orchestre du Concertgebouw, tant Mahler est consubstantiel à l’orchestre. À Amsterdam, il a déjà dirigé la 6, la 9, la 3. La symphonie n°2 est de plus l’un des attendus du public, l’une des symphonies de Mahler les plus populaires, qui emporte le public dans une sphère céleste,  et donc tout le monde attend les derniers mouvements ascendants et épanouis.
Dans ma vie de mélomane, la pierre miliaire de cette symphonie en est l’exécution par Claudio Abbado en 2003, avec le Lucerne Festival Orchestra dans sa première saison, qui nous laissa sonnés pour des années. Un enregistrement CD et un DVD existent de ce moment unique. Unique en effet dans une vie : sans doute n’existe-t-il pas d’exécution plus forte ni plus sentie de cette symphonie. Mais ce temps n’est plus ; ce sont les souvenirs mythiques de moments uniques d’une vie faite bien sûr de ces diamants, mais aussi des exécutions du moment, qui n’en sont pas moins passionnantes, du moins pour certaines.
Il reste que j’ai écouté peu de symphonies « Résurrection » depuis, une fois par Gustavo Dudamel à Lucerne, et ce fut une lourde déception, une autre fois par Andris Nelsons, c’était nettement plus intéressant, mais rien qui ne rapprochât de l’exécution « princeps ».

Daniele Gatti est un explorateur de Mahler, qu’il dirige un peu partout, et qui fut l’occasion d’un cycle à Paris. Il propose un travail passionnant, convaincant qui se place d’emblée dans les très grandes exécutions

Commencer par la Symphonie n°2 la saison de concerts à Amsterdam, c’est à la fois obéir à la grande tradition de cet orchestre depuis 8 décennies au moins, et donc se profiler à la suite des anciens directeurs musicaux, tous mahlériens de premier ordre, Jansons, Chailly, Haitink et les plus anciens encore. La Symphonie « Résurrection », est à la fois spectaculaire, marque une aspiration vers un univers éthéré et d’une largeur qui aspire le spectateur, mais aussi un aspect particulièrement terrestre, chtonien, notamment dans les trois premiers mouvements. Que privilégier dans ce programme mahlérien entre vie et mort, funèbre et céleste, un programme qui ne veut pas exactement dire son nom qui veut décrire le passage entre vie et mort, ce presque rien qui fait tout basculer.
Daniele Gatti explore de tout autres espaces. Dans une exécution qui à mon avis fera date, il en fait la symphonie une tragédie humaine, où la Résurrection n’est pas donnée, mais doit se mériter : l’homme est donc au centre de cet univers, avec sa foi, ses doutes, et son attachement irrépressible aux forces de la terre… C’est ce chemin rude qui est escaladé encore une fois ici. Ce n’est pas tant au niveau du tempo, mais surtout par cette impression d’effort, de masse, par ces silences insistants, en forme d’interrogation qui se retrouvent à plusieurs moments, par ces contrastes entre un univers marqué par l’appel menaçant de la mort et le souvenir des joies terrestres (2ème mouvement). Le premier mouvement dans cette perspective prend une allure encore plus dramatique : l’attaque initiale sonne déjà comme un avertissement, avec un Royal Concertgebouw Orchestra aux sonorités pleines, charnues, et en même temps incroyablement limpides. Il n’y a rien de lourd, et ce qui est pesant ne l’est que pour l’âme mais pas le son.
Le quatrième mouvement, avec les cuivres extérieurs, qui entourent la salle, situés dans les couloirs adjacents, est à la fois angoissant et pétrifiant. Il n’y a pas encore de crescendo, mais une sorte de maintien forcé à la terre, ou de lutte immanente. Η ζωή τραβάει την ανηφόρα, comme dit le titre d’une chanson grecque fameuse. La vie tire vers le haut et ce haut-là se mérite et exige des efforts. C’est bien cette vision du monde qui ici s’impose.

Ainsi l’interprétation de Gatti retarde volontairement toute élévation, en installant de longs moments méditatifs, des silences appuyés, une première partie à la fois imposante et marquée, contrastée, intérieure. Vision de l’élévation, vue du bas.
Le Mahler de Gatti en général a une couleur essentiellement tellurique, c’était le cas dans sa neuvième avec le même orchestre, que j’avais appelé « chtonienne », attaché aux forces terrestres et aussi à l’amour de la terre : c’était aussi le cas pour sa troisième.

Rien n’est facile dans ce Mahler-là, qui sonnerait presque pessimiste et noir par certains côtés.
Cela n’empêche aucunement l’approche d’être essentiellement spirituelle : elle procède d’abord d’un travail approfondi sur la partition, jamais refermée. Chaque concert ou chaque programme est relu à l’aune de l’orchestre, de ses possibilités. Les options même les plus surprenantes sont pensées, et osées parce que pensées. Alors, avec des orchestres comme celui du Concertgebouw, on peut aller très loin dans la recherche de nuances particulières, ou d’une couleur qui répond au ressenti.
Voilà qui garantit toujours des approches neuves, des tentatives : mettre au programme un tel monument signifie chercher en même temps un point de vue différent. Il ne s’agirait pas de proposer une version « tout venant » qui alors n’aurait aucun intérêt, d’autant avec un orchestre qui possède Mahler dans son ADN.
Alors évidemment, Gatti a retravaillé avec le Concertgebouw et orienté avec d’autres univers, avec une tension plus marquée, moins « séraphique », où la recherche sur le son est d’abord une recherche sur l’expression, voire l’expressivité. Ce qui porte la réflexion, c’est le souci de signifier, de ne jamais se laisser aller à un son qui ne soit que son, aussi merveilleux soit-il (et l’orchestre de ce point de vue ménage des moments prodigieux).
Il y a donc dans ce travail deux moments très marqués, toute la première partie (les quatre premiers mouvements), puissante, quelquefois douloureuse, marquée par une vision presque janséniste, pascalienne, et donc tragique du monde. Petitesse de l’homme et situation tragique devant l’infini, et difficulté à embrasser cet infini, mais qui ferait le pari de Dieu, malgré tout. Et puis une dernière partie en élévation, en aspiration vers le haut, qui pourrait être symbolisée par cette levée tardive du chœur extraordinaire de la radio néerlandaise (Groot Omroepkoor) dirigé par Klaas Stok, qui reste assis jusqu’aux derniers moments, comme cloué, et subitement tiré vers le haut dans l’envol des dernières minutes. Moment prodigieux où les éléments « humains » se déchainent et volent vers le Divin. Pour s’y hisser le chemin a été rude, mais c’est la récompense.
Werd’ ich entschwebenZum Licht,
zu dem kein Aug’ gedrungen!

Ce qu’il faut évidemment souligner c’est la perfection de l’interprétation et l’incroyable réponse de l’orchestre du Concertgebouw aux sollicitations du chef. L’attaque initiale des cordes en trémolo et notamment des violoncelles sonne immédiatement la tension dont il était question plus haut, et le tragique est déjà là. Violoncelles et contrebasses forment un tout homogène (le pupitre des contrebasses est exceptionnel), le premier mouvement est marqué par cette inquiétude presque métaphysique, quand tout semble s’éteindre après les interventions de la flûte (sublime) et que l’on entend remonter comme un pas lourd (percussion) en sourdine, à la reprise du thème initial et puis un crescendo lent, pesant, presque angoissant, sombre et fatigué qui émerge du silence, avec une intervention presque résignée du hautbois : c’est un des moments les plus étonnants du concert, qui se termine presque en pandemonium, une explosion qui retourne au (presque) silence, la sourdine des cordes pour retrouver le thème initial. A d’autres moments, l’apaisement gagne, les cordes s’allègent jusqu’à l’impalpable avant d’aborder le mouvement final, toujours scandé, cette fois par les harpes (troublé par un intempestif téléphone mobile), à peine plus lumineux (les trompettes !), et le fameux decrescendo aux cordes qui finit dans une sorte d’obscurité inquiète.

Le deuxième mouvement est moins sombre. Mais sans vraie légèreté, on danse une sorte de danse retenue et prudente. L’intervention des bois (la flûte) les sourdines aux cordes donnent l’impression d’une sorte de cérémonie clandestine, comme si cette apparente légèreté était incongrue.
Les extraordinaires pizzicati sont la marque des orchestres exceptionnels quand ils sont réussis (et c’est le cas ici) en dialogue avec les bois, qui ouvrent enfin sur tout l’orchestre dans une sorte d’apaisement sans aucune ironie, sans cette distance amère qu’on trouvera dans des symphonies plus tardives. Gatti ralentit le tempo et joue une atténuation progressive du volume jusqu’à l’impalpable, le presque rien qui va contraster avec le coup de timbale initial du troisième mouvement, troisième moment, qui lui aussi est plutôt dansant, mais une danse cette fois mâtinée d’étrange qui n’est pas très loin de faire penser à Berlioz.
Les interventions des cuivres déjà évoqués plus haut en coulisse, disséminés le long des corridors qui font le tour de la salle, donnaient une double impression contradictoire, mais non dépourvue de magie : ils semblaient à la fois éloignés, étouffés, mais en même temps proches et incroyablement clairs, il en est résulté un des moments magiques de la soirée, où le son fut complètement spatialisé, emportant l’auditeur et donnant l’impression de dilution des volumes dans une sorte de linceul sonore, profondément marquant.

Ce qui frappe aussi, et notamment dans la partie finale, c’est la manière dont Gatti conduit l’orchestre, avec une attention et une précision incroyables, avec une manière de diriger qui est plus accompagnement que direction, soulignant la nuance par des gestes du corps très lisibles, avec une main gauche particulièrement ductile, comme si il estimait nécessaire pour obtenir ce qu’il voulait de souligner encore plus la précision des indications, non pas parce que l’orchestre ne connaît pas ce répertoire qu’il a dans le sang, mais parce que justement, il a des habitudes de jeu que Gatti voudrait sans doute infléchir. C’est un chef qui n’a jamais rien de routinier, pour qui relire une partition, c’est forcément la redécouvrir. L’enjeu Mahler est important à Amsterdam, et en particulier dans une symphonie certes connue, mais en même temps difficile à appréhender, coincée entre la symphonie à programme et les grands espaces libertaires de l’interprétation, qui peut-être sirupeuse comme une viennoiserie complaisante.
Ce qui frappe dans ce travail, c’est qu’il est traversé par des échos issus du romantisme notamment brucknérien, et par une extraordinaire humanité. Abbado aimait à évoquer les souffrances explicites et implicites de Mahler, il aimait en souligner aussi les traits d’amertume ; Gatti affiche aussi un espoir, le grand espoir de tout humain, et souligne ici plus les efforts que les souffrances, d’où le tempo lent, d’où les larges plages de silence, d’où aussi les contrastes de plus en plus marqués vers la fin, avec une sorte d’affirmation du son qui souligne les solennités, mais aussi les respirations : l’homme y gagne chèrement son paradis, mais il le gagne et mérite sa résurrection.

Concert du 16 septembre
Concert du 16 septembre

En deux concerts, nous avons pu entendre trois solistes, Annette Dasch, Chen Reiss qui l’a remplacée lors du concert du 18 septembre, et la mezzo Karen Cargill. Cette dernière aussi bien dans Urlicht que dans ses interventions finales, fait entendre une très belle ligne, bien appuyée sur souffle, et une voix qui régulièrement s’élargit, du grave à l’aigu, tout en réussissant à bien s’intégrer au son de l’orchestre : une prestation qui confirme les qualités de cette artiste entendue naguère dans Götterdämmerung à New York où elle avait un peu manqué du charisme scénique nécessaire, mais où elle avait déjà démontré de notables qualités vocales.
Annette Dasch en revanche, qui a annulé sa participation au 18 septembre, avait chanté le 16 : comme toujours, une pose de voix solide, comme toujours, une certaine sensibilité, mais il manquait une incarnation, il manquait aussi une continuité de la ligne (sans doute était-elle déjà fatiguée) qui laissait insatisfait. Chen Reiss, qui l’a remplacée au pied levé, n’a pas la largeur vocale nécessaire (Eteri Gvazava, une étoile filante du chant qui l’avait chantée avec Abbado ne l’avait pas non plus et sans sensibilité, ni incarnation) mais elle a la ligne de chant, l’élégance, et aussi l’émotion : chanteuse sensible, elle a réussi à s’imposer par une jolie couleur qui convenait bien ici et par un chant sans scorie aucune.

Ainsi peut-on affirmer sans aucune hésitation que ce premier programme, un test essentiel pour un chef qui embrasse cet orchestre en tant que Chef Dirigent pour la première fois est un pari gagné. En affichant la deuxième de Mahler, il prenait un risque, mais le triomphe public, les longs applaudissements, la satisfaction visible et palpable de l’orchestre montrent la satisfaction de tous. Le Mahler de Gatti va s’imposer, après celui de Jansons, de Chailly, de Haitink et des autres. Daniele Gatti, Chef Dirigent de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, a démontré combien choix de l’orchestre est à la fois cohérent et justifié, et qu’il est déjà bien installé dans la place. Que pouvait-on souhaiter de mieux ? [wpsr_facebook]

Le choeur de la Radio néerlandaise © Hans van der Woerd
Le choeur de la Radio néerlandaise © Hans van der Woerd

LUCERNE FESTIVAL 2016 et THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2016-2017: BAYERISCHES STAATSORCHESTER dirigé par Kirill PETRENKO les 7 et 12 SEPTEMBRE 2016 (WAGNER-STRAUSS-TCHAÏKOVSKI) Soliste: Diana DAMRAU

Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech
Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech

Ce texte est le développement et l’adaptation d’un article paru le 15 septembre 2016 dans Platea Magazine (Madrid)

Kirill Petrenko est un mystère. Fuyant les médias, communiquant peu, il n’est pas dans les circuits glamour des chefs à page Facebook ou compte Twitter. Dans les excellents documents offerts au public lors du concert de Paris, il signe quelques textes, ce qui est exceptionnel. Travailleur infatigable, il ne donne que quelques concerts dans l’année, et fouille les partitions d’une manière chirurgicale, les essayant avec tel ou tel orchestre pour parfaire son approche. Il donnera en décembre à Turin par exemple (avec l’orchestre de la RAI) le programme prévu avec les Berliner. Mais là où il passe avec un orchestre, il déchaîne les salles, les passions, les interrogations. À Lucerne, comme à Paris, à peine terminée l’ouverture de Meistersinger, il y avait déjà des hurlements. Deux programmes voisins entre Lucerne et Paris, mais à Lucerne, la dominante était Richard Strauss, puisque l’ouverture de Meistersinger était suivie des Vier letzte Lieder, et en deuxième partie de la très rare Sinfonia domestica, une découverte pour de très nombreux auditeurs. Ce n’était pas pour Lucerne un choix « facile », puisque et l’orchestre, le Bayerisches Staatsorchester, et son chef faisaient leur première apparition. Mais on a considéré sans doute le public de Lucerne plus aguerri pour supporter un programme un peu moins grand public. À Paris, le programme affichait la Symphonie n°5 de Tchaïkovski, bien plus connue. Kirill Petrenko, à l’écart des circuits jusqu’à maintenant, est devenu objet de curiosité depuis que les Berliner l’ont élu comme successeur de Sir Simon Rattle. Lui-même a dû se soumettre quelque peu à l’exigence médiatique, bien vite refermée, et donne cette saison des concerts divers (Berlin, Amsterdam, Turin).

À peine passé le premier accord des Meistersinger, l’affaire était conclue : un accord à la fois plein et subtil, avec une très légère modulation et puis une dynamique incroyable, plus que la solennité habituelle et attendue. Évidemment ce n’était pas l’ouverture habituelle en forme de « pezzo chiuso » destinée à faire sonner l’orchestre sans trop fatiguer le public. L’orchestre sonne évidemment, mais avec une belle dynamique, une très grande fluidité, certes avec des accents , mais à peine sont-ils effleurés qu’on passe à autre chose comme une « toccata e fuga », une rencontre brève avec la note qui va de l’avant, dans un raffinement tout particulier, y compris de la part des cuivres qu’on a souvent entendu d’une lourdeur grasse dans cette pièce. Incroyable aussi le sens des équilibres, et la couleur de l’ensemble, les couleurs devrais-je dire tant tout cela est miroitant, va plutôt vers la comédie que les drames de la maturité : les sectateurs d’un Wagner bien gras et bien lourd repasseront. Ce Wagner-là n’est pas gras, mais gracile, mais élégant, mais limpide, et semble courir alors que le tempo n’est pas différent que chez d’autres chefs. Ce Wagner nous raconte déjà l’histoire qui suit et a déjà la couleur de l’humanité extraordinaire qui court tout l’opéra. L’orchestre habitué à son chef en suit le moindre signe, la moindre indication donnée du doigt, de la main, du bras, de la tête, du corps tout entier. Pour certains chefs, c’est un mode très démonstratif de diriger, pour le spectacle, mais pas ici. C’est un corps dédié, dédié à la partition, comme possédé par la musique, immergé dans la musique qui communique rythmes et dynamique à un orchestre qui donne tout, de sorte que même si nous connaissons désormais (depuis les fabuleuses représentations de ce printemps et de juillet dernier) l’approche de cette œuvre par Kirill Petrenko, tout nous semble neuf, divers, comme une perpétuelle surprise et ainsi la double écoute de Lucerne et de Paris nous fait encore aller plus loin, sans jamais se répéter, mais faisant briller des lumières nouvelles.
Avec les Vier letzte Lieder de Strauss, nous passons à une toute autre ambiance, celle crépusculaire de la fin du jour qui est aussi fin de la vie: mélancolie, nostalgie, dernier regard sur le spectacle de la nature. L’opposé de la joyeuse humanité de Meistersinger. C’est pour Diana Damrau une première fois. La célèbre chanteuse allemande familière du répertoire belcantiste aborde l’univers mordoré de ces Vier letzte Lieder, que toutes les stars du chant mettent à leur répertoire. C’est pourquoi évidemment elle est attendue au tournant par les opiomanes de la voix, parce qu’il s’agit immédiatement de mettre en perspective, avec les vivantes (Harteros…), et surtout avec les disparues : la confrontation avec le souvenir ou le disque est souvent délétère pour l’artiste qui se produit hic et nunc. Le goût de Richard Strauss pour les voix féminines, la doxa straussienne qui privilégie voix capiteuses et rondes va un peu à l’encontre d’une prestation destinée avec le temps sans doute à évoluer : en matière de chant, le coup d’essai est rarement un coup de maître. Damrau était une colorature. Elle devient un soprano lyrique : la voix a pris de l’assise, s’est élargie, l’expansion est magnifique, la ligne de chant stupéfiante, les aigus splendides et sûrs. On sent qu’il y a dans ce registre encore de la réserve. Dans le registre grave, c’est plus discutable (mais l’acoustique parisienne…). Certains graves semblent disparaître dans l’orchestre, ou se détimbrent. Mais ce qui frappe, c’est le naturel d’une expression qui ne veut rien faire de trop. Pas trop d’accents, pas de volonté de faire du style ou de minauder: on aurait pu s’y attendre sur « Tod » mais le mot est dit, comme ça, parce qu’il se suffit à lui-même. Dit la force du mot ! Le mot jamais surinterprété, jamais vraiment souligné plus que ce que n’indique la musique. En ce sens, Damrau est en phase totale avec Petrenko et peut-être pas en phase avec les attentes de certains auditeurs…nous sommes peut-être habitués à des voix plus rondes, moins droites, moins « simples ». C’était pour moi déjà passionnant car elle se place dans une autre perspective, et donc se singularise. À Lucerne, l’abord était peut-être un peu froid, et un peu trop droit, sans la souplesse à laquelle on est habitué dans Strauss ; à Paris, il était déjà plus souple, notamment dans les deux derniers, Beim Schlafengehen (Hermann Hesse) et Im Abendrot (Eichendorff) les plus vibrants à mon avis. Il en résulte une extraordinaire unité avec l’orchestre : l’orchestre ne propose pas à la voix un écrin dans lequel elle se réfugierait confortablement, mais compose avec la voix quelque chose de tressé, un réseau unique de musique comme si l’orchestre se comportait en « accompagnateur » au sens piano du terme, dans ces moments suspendus où pianiste et voix semblent se reprendre le discours musical dans une continuité à deux voix. Ce n’est pas la voix qui décide d’une couleur, ce n’est pas l’orchestre qui impose un rythme, c’est un discours unique à deux, comme deux voix qui se comprennent et qui se reprennent tour à tour le discours. On reste fasciné de la manière dont Kirill Petrenko traite le texte : il donne toujours l’importance primaire au mot. C’est vrai dans ces Lieder (il l’écrit d’ailleurs dans un des textes du programme : « chez Strauss, on peut et on doit jouer avec le texte »), c’est vrai à l’opéra, quel qu’en soit le livret (c’est même vrai dans Tosca, ce qui indispose les soi-disant amateurs…), d’où quelquefois l’impression de platitude : mais il en va ici de la platitude comme de la canopé : la surface cache le réseau de ramifications, la profondeur ou l’épaisseur de la forêt . Car jamais l’orchestre ne paraît plat tant il est riche et foisonnant, tant il dit, soit en mettant en relief tel ou tel instrument, soit en allégeant au maximum (les cordes) pour mieux faire ressortir soit la voix soit les bois…C’est un fil raffiné à l’extrême de sons, doué d’une extraordinaire précision, syllabe par syllabe, soulignant les mots, mais ne prenant jamais le pouvoir, même si, tout attentif qu’il soit à la prééminence du mot, il laisse le violon solo (dans Beim Schlafengehen) libre de chanter en duo avec la voix, comme en suspension, comme dans une intimité préservée: un des moments sublimes de la soirée.
Pour la chanteuse, c’est une situation d’un très grand confort parce qu’elle n’est jamais couverte par l’orchestre, toujours accompagnée et soutenue, sans qu’on puisse accuser l’orchestre d’être trop discret, parce que de l’orchestre on entend absolument tout, présent tout comme la voix et à parts égales. Pour l’auditeur, c’est un parti pris très différent de ces interprétations où l’orchestre souligne commente et encadre : c’est très sensible dans l’introduction à « Im Abendrot » où l’orchestre pourrait se mirer dans la propre splendeur, et qui ici introduit, simplement, sans se pavaner. Mais reste cette mer de couleurs qui répond à la mer de couleurs proposée par le/les texte(s), ça miroite, cela n’aveugle jamais sinon par touches pointillistes. Mais la réception par l’auditeur dépend non seulement de l’interprétation, mais aussi de la salle : celle de Lucerne à cet égard a une acoustique plus chaude et incroyablement précise, celle du Théâtre des Champs Elysées reste sèche, moins précise, plus ramassée et plus difficile pour la voix et la limpidité de l’orchestre.
Un océan de couleurs, voilà ce qu’il en a été à Lucerne de la Sinfonia domestica, un poème symphonique qui n’est pas l’un des plus connus de Strauss, ni l’un des plus appréciés. Beaucoup soulignent l’ennui, l’absence de ligne, la pauvreté mélodique, le faux modernisme ou disent simplement que la musique en est « laide ». La pièce voulait soulever de manière souriante le voile sur l’intimité de la famille Strauss, mais en même temps en faire une comédie de l’intime avec ses petits drames et ses petites joies. De cette intimité les premiers accord in medias res sont témoins, sur un mode léger. Nous sommes au théâtre, théâtre d’appartement où la clarinette et les bois jouent un dialogue souriant, un bavardage presque pépiant où tout semble danser, dans une danse discrète avec des rythmes qui donnent à cette musique un aspect pictural, celle des miniatures figuratives qui décrivent des scènes de famille dans les gravures XIXème ou les petits tableaux XVIIIème dont la peinture vénitienne (entre autres) est gourmande. Petrenko a choisi l’ironie et le sourire, il a choisi aussi de représenter le petit théâtre de la vie avec son gros orchestre ! Certains moments composent une symphonie de couleurs dont les ruptures de rythme et de phrases instrumentales rappellent très clairement le début du troisième acte de son incroyable Rosenkavalier munichois en juillet dernier. Comme si Strauss écrivait une « Komödie für Familie ». On découvre alors l’incroyable richesse de l’écriture, qui se révèle grâce à la limpidité du rendu orchestral avec les moindres détails que Petrenko met en valeur. On reste stupéfait de cette vision, qui fait de la symphonie un caléidoscope de sons divers, presque une pièce impressionniste (est-ce un signe si la Sinfonia domestica est presque contemporaine de Pelléas ?) avec une palette de couleurs et de nuances infinie, d’une richesse toujours renouvelée. On constate d’ailleurs sur les visages la joie des musiciens à jouer cette musique – lorsqu’il sont en fosse, c’est évidemment quasi impossible – qui met en valeur leur engagement et leur qualité. Ils sont aux mains de leur chef, comme dédiés, et répondent avec justesse à la moindre des impulsions. Bien sûr, cet orchestre est straussien par antonomase, mais pour ce Strauss moins connu et surtout un peu considéré de seconde zone, ils réussissent à dessiner un paysage, un univers d’abord intérieur, puis plus large, qui va du tableau de l’intimité familiale au jeu interne des rapports avec leurs conflits, leurs tension, leur apaisement, leur intimité et leur légèreté, leur lourdeur ironique aussi, mais qui dans l’univers d’une famille prennent une place marquante, presque épique. Alors la pièce qui croyait-on serait ennuyeuse, devient alors un feu d’artifice tout neuf, une magie orchestrée : alors, du premier violon au triangle, la musique bat au rythme du corps du chef d’orchestre, dans une vaste mosaïque de couleurs et de sons et d’expressions, comme si cette Sinfonia domestica devenait une sorte de sinfonia universalis.

À Paris (le 12 septembre), c’était au tour de Tchaikovski (Symphonie n°5), donné jusque-là deux fois dans la longue tournée (à Dortmund et Bonn). Si l’on connaît bien le Strauss de Petrenko, on découvrait son Tchaïkovski orchestral. Les lyonnais connaissent son Tchaikovski lyrique puisque Kirill Petrenko a été le chef de la série des trois opéras pouchkiniens donnés à Lyon à partir de 2006. Le choix interprétatif est clair, c’est celui du romantisme. Un romantisme qui n’a rien de policé, mais dramatique et exempt de pathos, sans rien de mellifère, avec même des audaces comme ce contraste entre un instrument seul, un peu rêche (la clarinette ou le basson) et l’ensemble de l’orchestre, comme on en rencontre chez Berlioz, un romantisme qui par moments rappelle certains moments inquiétants de la Pastorale : un romantisme de l’inquiétude. La mise en relief des bois, qui court le premier mouvement fait (presque) penser à un concerto pour bois et orchestre tant Petrenko organise la confrontation. Cette mise sous les feux des bois splendides (clarinette, hautbois, basson, flûte) qui se reprennent la parole dans un dialogue hypertendu avec les cordes est un moment assez saisissant de l’ambiance installée par Kirill Petrenko. Il est difficile d’obtenir des sonorités plus claires et plus précises, des pianissimi plus subtils, des cordes plus chaudes dans les parties plus romantiques. Ce qui l’intéresse, c’est de faire émerger les conflits de l’âme, d’évoquer ce qui est rêve tout en soulignant l’agitation intérieure par la dureté de certains sons. Ce qui surprend, c’est la profondeur de l’analyse, par exemple à la fin du premier mouvement, qui n’est pas un final, mais plus une interruption du son, une rupture de construction, suivie du silence de l’intervalle, et  la reprise des premières notes graves, obscures, du second mouvement renvoie à un univers intérieur angoissé, jusqu’à l’intervention du cor en forme de lamento, suivie de cordes qui tirent les larmes dans une ambiance qui rappelle la Pathétique, sans jamais être justement pathétique et souligner les effets. Comment ne pas aussi évoquer la valse, allégée, aérée, évidemment dansante, qui marque les différents états d’âme de ce paysage intérieur.
Et puis il y a ce dernier mouvement en forme de crescendo, une sorte de marche au destin soutenue à un rythme infernal jusqu’au vertige, qui porte les musiciens à l’incandescence et le public à l’apnée. Faite ainsi, la symphonie n°5 de Tchaïkovski devient une sorte de référence absolue du concept de « symphonique », traduction musicale de l’univers d’une âme troublée, prise entre désir de mort et désir de lumière qui laisse abasourdi l’auditeur. Bis en forme de tourbillon infernal, l’ouverture de Rouslan et Ludmila de Glinka. Saisi de surprise, le public sort, étourdi.

 

C’est alors le temps des commentaires et des remarques critiques : que dire devant cette performance ? Que commenter ? Qui invoquer ? Il y a là une virtuosité et une dynamique qui laisse pantois, une analyse de la partition d’une acuité inouïe, un échange exceptionnel avec l’orchestre, dans un climat de confiance, voire de dévouement absolu qui étonne. Certains y laissent quelques regrets, notamment celui d’une absence d’âme, ou de sensibilité, ou même d’un peu – rien qu’un peu- de pathos.
D’abord, on ne peut vraiment émettre de jugements définitifs sur la performance d’un chef de 44 ans : à 44 ans (en 1977), Claudio Abbado en France n’était pas considéré comme une référence en matière de culture symphonique, mais bien plus d’opéra italien. On connaît la suite.  À génération plus ou moins voisine, et à niveau égal, on se trouve aux antipodes d’un Andris Nelsons qui est d’abord partage de sensibilité. Mais le public qui a des oreilles ne peut que constater ce côté “hors normes” de l’approche de Petrenko, marqué par un rapport charnel et corporel à la musique, par une lecture incroyablement précise et répétée de la partition . L’effet sur le public pourtant est total, absolu : il y a bien communication d’un monde, partage d’un univers et donc transmission forcément sensible: je me souviens en écoutant la symphonie écossaise de Mendelssohn à Munich ce printemps avoir eu des palpitations rien qu’à l’écoute du premier mouvement. Il y a un effet physique de cette approche, qui est partage presque animal : Petrenko a une approche musicale qui joue sur l’effet physique du son, sans négliger l’effet intellectuel et poétique du texte : il y a un effet physique, y compris de la poésie… Mais pas de froideur analytique, et c’est bien justement le paradoxe : un entre deux entre refus de la complaisance et du sentimentalisme et refus de l’analyse froide. Autrement dit on ne sait où l’on est mais on est pris voire englouti. J’y vois là une preuve de nouveauté, d’inattendu, c’est là la surprise du chef.[wpsr_facebook]

Diana Damrau ©Manuela Jans
Le doigt et la voix: Diana Damrau ©Manuela Jans

 

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI du 28 AOÛT 2016 (DEBUSSY-DUTILLEUX-SAINT-SAËNS-STRAVINSKY) Soliste Sol GABETTA

Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

Trois symphonies de Bruckner en 10 jours, par trois chefs d’envergure et trois orchestres de légende, et trois univers : il est vrai qu’entre la 4ème (Romantique) la 6ème (la plus effrontée/Die Kekste) et la monumentale 8ème, il y a de notables différences ; mais les trois interprétations interrogent, tant elles sont différentes. C’est heureux d’ailleurs parce qu’ainsi s’affiche la diversité enrichissante des approches.
Daniele Gatti est désormais le directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam : il a pris officiellement ses fonctions le 9 septembre par un grand concert de gala en présence de la Reine, mais son premier programme d’abonnement est 5 jours après, avec la Symphonie n°2 Résurrection de Mahler.

La tournée de fin d’été traditionnelle du Concertgebouw le porte à Dublin, Lucerne, Salzbourg, Ljubljana et Grafenegg et cette tournée anticipant quelque peu le type de programme que Gatti va proposer à son orchestre, propose deux programmes, un programme français ou de musique écrite pour la France, en hommage aux années passées à Paris précédemment (Debussy, Dutilleux, Saint-Saëns, Stravinski), et un programme purement romantique allemand (Weber, Schumann, Bruckner) dont la 4ème de Bruckner est le point d’orgue.
Le premier programme était exigeant et difficile pour un public germanique non habitué à ce type de répertoire (il eût d’ailleurs été tout aussi « difficile » pour un public français j’en suis sûr). Mais il avait, à part Saint-Saëns peut-être, une vraie cohérence parce qu’il permettait de rentrer dans des univers différents mais reliables entre eux, en premier lieu Jeux et Petrouchka, tous deux ballets commandés par les ballets russes, mais on sait moins que Métaboles a été chorégraphié à l’Opéra en 1978 par Kenneth Mc Millan ; il y a donc l’unité de la danse, qui donne cohérence à ces pièces, dont deux ont exactement la même durée : la cohérence de la durée s’affiche aussi avec le concerto de Saint Saëns, pièce assez brève qui rejoint Jeux et Métaboles (toutes trois durent environ 18 minutes). Il y a donc équilibre dans un programme dont le focus est Petrouchka. Daniele Gatti est entré en musique française (jamais assez diront les grincheux) à Paris: Métaboles, va être reproposé  avec les Berlinois dans deux semaines. Petrouchka n’est pas à proprement parler de la musique française, mais tout de même créée en France, pour une salle parisienne. Si elle n’est pas musique française, elle est digne de l’être…
Ce qui m’apparaît unitaire dans ce programme, c’est d’abord le jeu sur les sons, chaque pièce est un miroitement, une mise en chaine de sons divers, de petites touches instrumentales qui finissent par dessiner un paysage : un paysage évidemment impressionniste, un tableau à la Monet (même si Saint-Saëns n’a pas vraiment le style voulu, on dira, eu égard à l’interprétation si sensible de Sol Gabetta, qu’on est plutôt chez Manet). Il y a quelque chose d’éminemment pictural dans cette soirée parce que Gatti « fait voir » avec une direction très visuelle et un orchestre limpide, il veut suivre l’orchestre avec une précision encore plus grande justement parce que c’est pour les musiciens un répertoire inhabituel.
Jeux est l’occasion de constater que décidément, Debussy lui convient bien. On l’avait constaté avec le Maggio Musicale Fiorentino dans Pelléas et Mélisande, avec cette approche à la fois coloriste et dramatique. Jeux, ballet créé au théâtre des Champs Elysées 14 jours avant le Sacre du Printemps, a sans doute souffert de ce voisinage et du même coup a pâli : la modernité de la musique et son extrême raffinement sont sans doute passés dans l’ombre d’autres œuvres du compositeur. Pourtant, la complexité de la composition apparaît ici, avec ses contrastes, avec son réseau de motifs, autant de particules d’un tissu global que Gatti rend avec une limpidité incroyable, tout en gardant une vraie fluidité dans le tempo. On entend surgir les motifs les uns après les autres, puis repris, soit en sourdine, soit en premier plan, dans une sorte de tissu sonore vraiment étonnant. J’emploie à dessein le mot tissu parce que Boulez à propos de cette partition ne parlait de non de construction architectonique, mais « tressée ». Et Daniele Gatti ici, avec un orchestre évidemment fabuleux, parce qu’il les porte au bout de leurs possibilités, travaille sur la fragilité, sur une sorte de fil du rasoir qui rend la pièce à la fois miroitante, moirée, avec d’incroyables reflets, et en même temps tendue. Le son n’est jamais évanescent, il est franc, mais en même temps jamais massif parce qu’on fonctionne par touches, que le synopsis du ballet confirme évidemment : un jeune joueur de tennis rencontre deux jeunes filles en allant chercher sa balle dans un parc et s’ensuit un entrelacs de jeux du désir, le flirt, la jalousie, l’ironie : tour à tour on passe très légèrement de l’un à l’autre : rien de vraiment spectaculaire, rien de dramatique, mais les tensions légères que procurent les désirs inassouvis, les rencontres ambiguës, le tissu des relations entre les hommes et les femmes, l’érotisme qui dit ou ne veut pas dire son nom : tout cela se lit évidemment dans le jeu et le dialogue des instruments, notamment des bois et du reste de l’orchestre, comme autant de jeux d’écho et de réponses. L’extrême raffinement de l’agencement et la manière à la fois légère et marquée dont Gatti met tout cela en place donne à la pièce un éclat et une brillance singuliers.  C’est pour moi la pièce la plus extraordinaire de la soirée.
On comprend alors pourquoi il place en regard Métaboles de Dutilleux : bien sûr, on connaît la dette de tous les compositeurs du XXème envers Debussy, et la relation de Dutilleux à son illustre prédécesseur commence au moment où il reçoit à 12 ans en cadeau la partition de Pelléas. Et bien sûr la construction de tout programme commence par tisser un réseau entre les œuvres proposées, quand c’est possible : et si Jeux figure un jeu léger entre les êtres, traduit par la légèreté de corps qui s’envolent, Métaboles est bien un jeu sur les sons, des motifs sonores accolés à des attitudes, des « changements » (c’est le sens du mot issu du grec) qui déterminent des ambiances différentes : incantatoire, linéaire, obsessionnel, turpide, flamboyant. Changements donnant la dominante à différents groupes d’instruments, les bois, puis les cordes, les percussions, les cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Une sorte d’exercice de style, merveilleusement mis en scène et interprété par le RCO, et avec une toute particulière précision. J’avoue ne pas avoir de vraie affinité avec cette musique. Mais Gatti en fait un lointain écho à la pièce qui précède, avec un travail sur chaque instrument (les bois sont ahurissants, la clarinette notamment), pris presque comme des instruments solistes qui dialoguent en relation avec le reste de l’orchestre, en une multiplicité de micro-concertos en quelque sorte. Ce qui frappe dans cette pièce, c’est la chaleur du son que réussit à produire le RCO, dans une acoustique aussi équilibrée que celle du KKL. Les cordes dans « linéaire » sont proprement époustouflantes, avec un premier violon magnifique (Liviu Prunaru), sans parler des pizzicati des contrebasse exceptionnelles, véritable corps « soliste », qui fait merveilleusement comprendre le rôle de la contrebasse dans l’orchestre, alors qu’on croit souvent la confiner dans les sourdines. Ce qui frappe en même temps ce sont les enchainements entre les différents moments qui en font un vrai poème symphonique dont les voix tour à tour alternent. Le silence interdit qui suspend le temps à la mesure finale est suffisamment éloquent pour montrer l’effet produit sur le spectateur. Moment de tension, moment spectaculaire qui conclut avec bonheur la première partie.

Sol Gabetta ©Priska Ketterer
Sol Gabetta ©Priska Ketterer

Dans un festival dont le thème est « Primadonna », dédié notamment aux femmes chefs d’orchestre, mais aussi aux femmes solistes, Lucerne accueillait Sol Gabetta, assez rare sur les rives du lac des quatre cantons puisqu’elle n’y avait pas figuré depuis 2004. Avant le concerto de Schumann le lendemain, elle interprétait le concerto n°1 en la mineur op .33 de Saint-Saëns, une pièce assez brève qui n’a figuré qu’une fois dans les programmes du Festival (en 1962 avec Pierre Fournier sous la direction de Jean Martinon avec l’Orchestre Philharmonique de la RTF). Né en 1835 et mort en 1921, Saint-Saëns a traversé le siècle et ses tournants et a vu la musique évoluer : il naît en plein romantisme et meurt au moment de l’explosion de la seconde école de Vienne. Aujourd’hui il reste connu du grand public surtout pour sa Symphonie n°3 op.78 avec orgue et pour Samson et Dalila (qu’on joue moins ces dernières années, faute de Samson…). Le concerto n°1 pour violoncelle se joue d’un seul trait, comme une sorte de poème pour violoncelle et commence sans introduction, in medias res, laissant l’instrument soliste s’installer et dominer : en effet, l’orchestre dans ce concerto sert de faire valoir au soliste, particulièrement sollicité, dans une vive démonstration des possibilités de l’instrument, lyrique, vif quelquefois agressif. Sol Gabetta avec son jeu énergique, mais aussi très sensible, très attentive aux mouvements de l’orchestre et au dialogue avec les musiciens, donne à entendre la palette la plus large de l’intériorité à l’exposé de la sensibilité à nu, en jouant avec les cordes de l’orchestre, et notamment les violoncelles (avec qui elle donnera en bis Après un rêve de Fauré), s’immergeant quelquefois dans l’ensemble, et émergeant ensuite par un son d’une chaleur et d’une clarté remarquable. Orchestre et soliste se passent la main, ici c’est l’orchestre qui impose le rythme (final), là (seconde partie) c’est la soliste qui l’emporte dans son univers. Un vrai moment de virtuosité sensible et non démonstrative.
Puis arrive Petrouchka. Dans ce programme où d’un côté Jeux voisine avec Métaboles dans un dialogue sonore cohérent que cinquante ans séparent pourtant, Saint-Saëns avec son classicisme bon teint et son relatif formalisme voisine avec l’acide Petrouchka, créé en 1911, deux ans avant Jeux, au théâtre du Châtelet (le Théâtre des Champs Elysées n’ouvrira que deux ans plus tard). La thématique des automates qu’on brise, des marionnettes douées d’une âme est assez fréquente notamment depuis Hoffmann, reprise dans le ballet de Delibes, très classique celui-là  Coppélia. Petrouchka est l’histoire d’une marionnette amoureuse, pas assez forte pour s’imposer et qui finit par mourir, sur fonds de fêtes de carnaval et de Mardi gras russe.  Une musique qui emprunte donc au folklore russe, à la musique populaire, mais qui en même temps développe une thématique propre assez tendue, qui demande (comme Jeux) un sens dramatique et une vraie perspective théâtrale douce-amère. Est-ce pour cette raison que Gatti, peut-être encore plus que dans les autres pièces, s’engage fortement physiquement , mimant des expressions, imitant une démarche lourde, comme pour donner aux musiciens une image de ce qu’ils doivent rendre. Debussy et Stravinsky étaient liés, et correspondaient à propos de Petrouchka : ce qui fascinait Debussy était la « psychologie » des trois marionnettes (Petrouchka, La ballerine, le Maure) et le passage du mécanique à l’humain, au sentiment, à la respiration. L’intérêt de la dramaturgie du ballet est aussi de ne pas créer de frontières entre le mécanique et l’humain ou de créer le doute, l’impossibilité de distinguer l’un de l’autre: le musicien doit aller au-delà de l’instrument (et Petrouchka est aussi une exposition instrumentale) vers l’expression de l’humain, vers un signifié. L’ambiance festive du début est l’occasion d’une fête des sons et des couleurs, avec une extraordinaire flûte et un rythme particulièrement dansant, mais gardant toujours une pointe de mélancolie. Ce qui frappe c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre et la qualité de la petite harmonie : la flûte, le hautbois rivalisent en un caléidoscope de sons qui rend bien une atmosphère à la fois carnavalesque et légère, mais qui pour certains instruments laissent un goût moins joyeux (le cor anglais à se damner). L’atmosphère festive instrumentale finale est plus large, moins dominée par les bois, avec l’ensemble des cordes. C’est une sorte de magnifique ode aux instruments de l’orchestre, un carnaval des instruments qui nous a été donné d’entendre, aves des moments suspendus comme le dialogue flûte/trompette (les trompettes sont de jeunes recrues très talentueuses!). Les scènes finales opposent de magnifiques rondes aux cordes et un dialogue presque solitaire des cuivres et même du xylophone. Les toutes dernières mesures (l’apparition de l’esprit de Petrouchka) entre flûte et orchestre très allégé  presque en sourdine, des traits d’instruments (cuivres), presque pré-jazzys sont un moment exceptionnel  à la fois tendu et mystérieux, particulièrement théâtral qui laisse le public en suspens.
Ainsi donc ce programme « français » proposé à un public a priori non préparé (il sera redonné à Salzbourg), a cueilli les spectateurs par surprise : ils se sont trouvés face à des pièces demandant à orchestre et soliste une virtuosité peu commune. L’orchestre a été non dirigé, mais guidé, avec des gestes précis, un travail qui creuse dans la partition les moindres détails pour les exalter, sans jamais négliger une vision d’ensemble non seulement de chaque pièce prise singulièrement, mais de l’ensemble du programme qui composait une singulière fresque, fresque musicale, fresque culturelle, mais aussi fresque instrumentale : le nouveau directeur musical présentait pupitre par pupitre son nouvel instrument, et entraînait le public successivement dans la moirure des sons, dans le théâtre des sons et dans le carnaval des sons : une soirée sans concession, marquante, intelligente et accueillie avec un incroyable succès. [wpsr_facebook]

Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: Concert des WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Mariss JANSONS le 21 AOÛT 2016 (MOZART- BRUCKNER) Piano, Emanuel AX

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Ce n’est pas à un concert parmi tant d’autres du Festival de Salzbourg auquel nous avons assisté le 21 août dernier, un de ces concerts qui se consomment dans la masse de l’offre salzbourgeoise. Mariss Jansons ne se consomme pas, il se déguste. Tout simplement parce que ce jour-là, Mariss Jansons, Emanuel Ax et les Wiener Philharmoniker ont fait de la musique et rien d’autres.

Faire de la musique signifie «s’effacer» derrière la partition, sans se mettre en représentation, et interpréter l’œuvre dans un rapport simple et naturel, sans sensationnalisme, sans maniérismes, sans aucune autre vocation qu’exécuter de manière fluide et avec une joie profonde le concerto n° 22 Kv 482, en mi bémol majeur, le plus long écrit par Mozart.
Après avoir confié la partie solo dans les deux dernières occasions où ils ont interprété cette pièce à un chef qui était aussi un pianiste (Barenboim et Buchbinder), la collaboration traditionnelle entre soliste et chef a repris ses droits, ici avec Mariss Jansons et Emanuel Ax, pianiste américain d’origine polonaise, un artiste toujours au service de la musique, aux antipodes de la virtuosité narcissique. Le couple Ax / Jansons a travaillé ensemble à merveille; orchestre et soliste ont fait de la musique en tissant ensemble la partition par un jeu entrecroisé, à l’écoute l’un de l’autre, à disposition l’un de l’autre sans que le chef n’impose une direction mais bien plutôt offre un cadre musical  dans lequel le travail du soliste est mis en relief. Que ce soit avec le volume, très retenu, que ce soit avec le jeu interne entre soliste et instrumentistes (avec des bois, la plupart du temps), il s’est agi de rendre la musique lisible et accessible avec une facilité et une simplicité incroyables.

Emanuel Ax ne donne pas l’impression d’exécuter une partition difficile, ne semble pas  jouer pour prouver quelque chose de lui-même, il ne cherche pas à imposer quelque chose: il effleure le clavier avec aisance et légèreté, volant au-dessus des touches, avec des cadences parfois inédites et un rythme peut-être pas spectaculaire, mais qui jette une couleur paisible et souriante sur le concerto en question, écrit à un moment singulièrement heureux de la vie de Mozart, autour de 1785.

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Je me suis intéressé, en particulier au système d’échos mis en place entre l’orchestre et le soliste, et particulièrement le jeu avec les bois (notamment la clarinette fabuleuse d’Ernst Ottensamer mais aussi le basson et la flûte dans le célèbre troisième mouvement, immortalisé par Milos Forman dans le film Amadeus). On est aussi frappé par la concentration d’Emanuel Ax qui dessine dans l’andante, le deuxième mouvement, si délicat, si intériorisé, un univers très personnel, un paysage à la fois sobre et d’une noblesse à couper le souffle. L’interprétation d’un Mozart si naturel, jamais terne ou ennuyeux, un Mozart purement agréable, mais toujours raffiné sans affectation, semblait d’une fraîcheur rare. Et Mariss Jansons, qui n’est pas si fréquent dans ce répertoire, montre également une grande capacité d’adaptation et un soin tout particulier au dialogue entre chef et soliste, avec une attention à l’autre qui est en quelque sorte aussi une leçon d’humanisme au sens illuministe du terme et une grande leçon d’humilité, ce qui nous fait regretter de ne pas écouter plus souvent son Mozart, si apaisé et si poétique.
Interprété de cette façon, avec un soin mutuel et dans la sécurité et la confiance musicale de l’un à l’autre, ce deuxième mouvement est devenu l’une de ces rares occasions où l’auditeur se sent invité à écouter d’une manière presque chambriste, quasi intimiste, bien que l’on soit assis dans la grande salle du Festspielhaus de Salzbourg. Un moment de musique pure qui pourrait s’étendre à l’infini.

S’il y a un lien entre Mozart et la deuxième partie du concert, la Symphonie n°6 en la majeur de Bruckner, c’est certainement le lien entre l’ adagio de la symphonie et l’andante du concerto : les clairs obscurs brucknériens sonnaient comme un écho de la force intérieure du deuxième mouvement de Mozart . Ces clairs obscurs s’appuient sur la fantastique phalange des Wiener Philharmoniker , un véritable corps vivant, avec sa respiration, ses cuivres en sourdine au son extraordinaire, et les attaques des cordes en un jeu splendide qui construit un espace au tempo légèrement tendu et pourtant très ouvert avec du souffle, mais sans emphase , comme si l’on en revenait à la pure nature de la musique.

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

C’est que le naturel perçu dans l’interprétation de Mozart se retrouve dans l’interprétation de la symphonie de Bruckner, évidemment avec une assise distincte. C’est “Die Kekste”, la plus effrontée, comme disait Bruckner: ce qui unit les deux œuvres au-delà de la nature, est une impression d’ouverture et de luminosité. Jansons ne reste jamais monumental ou écrasant : sa lecture n’est pas brutale, elle ne montre aucune brusquerie, comme dans une chaîne infinie de sons qui sont liés les uns aux autres en se développant sans rupture. Cette impression de sérénité sans fin est déjà perçue au premier mouvement, avec ce léger dialogue entre les cordes, sur lesquelles s’enchaînent les cuivres majestueux mais pas écrasants, continuant en quelque sorte le flux de la parole: la légèreté est intimement liée à la force, avec des sons qui restent toujours clairs (peut-être en raison de la tonalité en la majeur) et lumineux. Il suffit d’écouter les phrases de la flûte et les échos des trompettes, comme si elles mimaient les bruits d’une nature presque Beethovénienne. On sait que la sixième a été considérée comme le suprême exemple du romantisme. La fin du premier mouvement, qui pourrait être lourdement affirmée, se conclut  avec des cuivres certes marqués mais en même temps comme suspendus – dans un effet qui rappelle de la dernière note du premier acte de Tristan de Wagner : rien n’est ici lourd, mais d’une force presque aérienne.

Ce qui convainc dans le travail de Jansons avec l’orchestre est l’absence, non seulement d’accents trop marqués, trop « imposés », mais aussi de cette insistance lourde qui pourrait bientôt confiner au vulgaire: nous sommes à l’opposé du vulgaire, immergés dans le flot musical et seulement dans la force la musique. Jansons grâce à la luminosité du rendu et l’incroyable clarté du son nous invite à une visite de l’architecture interne de la composition. Que ce soit dans le Scherzo ou le Finale , nous sommes toujours au bord de quelque chose, sur ligne de crêtes : ce qui pourrait être trop lourd ou trop évanescent ne l’est jamais trop , grâce à une véritable science des équilibres et des volumes, et grâce enfin à une alternance entre des sons légers et d’autres plus affirmés, et donc à une suprême maîtrise du rythme et de la dynamique . Et grâce, bien sûr, à une lecture architectonique de l’œuvre qui en respecte les formes sans ajouter d’intentions parasites comme si la forme était en elle-même la substance .

Ce miracle de l’équilibre, qui est particulièrement visible dans le dernier mouvement, parvient à combiner une puissance rayonnante avec une intériorisation sereine.
Je suis rarement sorti aussi heureux et apaisé d’un concert: c’est le miracle d’artistes qui font de la musique sans simplement  la reproduire en représentation, et le miracle d’un orchestre totalement au service d’une vision si simple et en même temps si complexe.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Bernard HAITINK le 19 AOÛT 2016 (BRUCKNER Symphonie n°8)

Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Deuxième programme du LFO, tout aussi symbolique que le premier, dans la mesure où comme Daniel Barenboim, Bernard Haitink célèbre 50 ans de présence à Lucerne, depuis exactement le 17 août 1966. Et c’est la troisième fois qu’il y dirige la Huitième de Bruckner, les deux autres étant en 1989 avec l’Orchestre des jeunes de la Communauté européenne, et en 2007 avec le Royal Concertgebouw Orchestra. Un rapide coup d’œil sur ses apparitions à Lucerne montre qu’entre 1966 et 1999 est il n’est venu apparu sept fois, mais 40 fois depuis 2000. Évidemment, il ne s’agit pas d’une manie statistique, mais cela correspond à une étrange carrière: il a dirigé les plus grands orchestres est chef honoraire ou membre honoraire des phalanges les plus prestigieuses directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra pendant 27 ans, l’un des meilleurs orchestres du monde, et directeur musical du festival de Glyndebourne ede la Royal Opera House à Londres, et a toujours été très respecté, mais à cause sans doute d’une discrétion légendaire, il n’a jamais été considéré pendant longtemps par les médias comme un chef de premier plan. Ce n’est qu’après 2000, ayant dépassé soixante-dix ans qu’il a vraiment fait partie (pour les médias) de la rose des immenses.. A Lucerne il est maintenant régulièrement invité notamment avec le Chamber Orchestra of Europe avec qui il a un compagnonnage régulier (22 concerts entre 2008 et 2015) et pour de passionnantes Master class. Lorsque Claudio Abbado a été opéré, en 2000, il l’a remplacé à la tête des Berliner Philharmoniker, et en 2013, quand il était désormais sûr qu’il n ‘était plus en état de diriger, il a dirigé  l’orchestra Mozart, le dernier fondé par Claudio Abbado, et sera de nouveau sur le podium pour le premier concert de L’Orchestra Mozart relancé en Janvier. Le voir à la tête du Lucerne festival Orchestra, l’année dernière et cette année, est donc hautement symbolique pour les musiciens qui l’ont connu dans des circonstances difficiles.

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Pour célébrer 50 ans de collaboration, diriger Bruckner a aussi une signification importante : Haitink est considéré comme irremplaçable dans la symphonie n°8 de Bruckner aujourd’hui , Il l’a dirigée l’an dernier avec les Wiener Philharmoniker à Salzbourg avec un immense succès. Cette présence et ce répertoire ont également un sens fort pour l’orchestre, qui vient de fermer le cycle Mahler avec Riccardo Chailly , et qui revient à Bruckner,  après l’exécution de la Neuvième inachevée pour le dernier concert de Claudio Abbado , le 26 Août 2013.

Il y avait de quoi être ému, avant même d’entendre une performance qui pour tout dire a été magistrale …

Quand les musiciens Lucerne Festival Orchestra adhèrent à un chef, ils deviennent vraiment fabuleux: habitués par Claudio Abbado à «faire de la musique» plutôt que des «concerts», l’auditeur sent immédiatement ce « je ne sais quoi » ou ce « presque rien » qui fait toute la différence entre une exécution “exécutée” et l’exécution « vécue » ou « incarnée ».
Par rapport à la semaine précédente, certains musiciens sont revenus (Lucas Macias Navarro, Prince du hautbois, bien qu’il soit devenu chef d’orchestre), d’autres sont partis (Alessio Allegrini, cor, ou Raphael Christ, second violon, Jacques Zoon, flûte, remplacé de la magnifique Chiara Tonelli, soliste du Mahler Chamber Orchestra qui a fait montre de son exceptionnel talent), mais tout l’orchestre était toujours hyper concentré, d’autant qu’ils avaient moins répété que d’habitude. Techniquement, le résultat a été miraculeux: pas de scories, les cuivres (si importants dans cette œuvre, et merveilleux, à commencer par Reinhold Friedrich (trompette) et Ivo Gass (cor), et tous les bois (Superbe Tonelli à la flûte, formidable hautbois de Macias Navarro et magnifique Carbonare à la clarinette), peut-être le plus stupéfiant était-il Raymond Curfs, le timbalier, rien moins que miraculeux. Lorsque qu’un collectif se compose de ces solistes, il n’y a plus de «collectif», mais un ensemble articulé d’artistes singuliers.

Dès le premier mouvement on a retrouvé ce son si particulier de l’orchestre d’une rare limpidité, avec une lisibilité incroyable, les cordes luxuriantes, rondes, des pizzicatis si légers, et si délicats qu’ils rappellent une autre époque, l’art du pizzicato est vraiment particulier : on se souvient de ceux que réussissait à obtenir Claudio Abbado dans la Symphonie Résurrection. Alors évidemment l’ensemble était imposant – la symphonie ne peut qu’ainsi se définir qui rappelle par sa monumentalité la grandeur du Parsifal wagnérien ou Götterdämmerung: ce n’est pas par hasard que Bruckner avait d’abord pensé à Hermann Levi, le chef qui a créé Parsifal à Bayreuth, pour diriger sa symphonie, après qu’il avait fait triompher la Septième..

 

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Bernard Haitink est particulièrement intéressant à regarder diriger: il a souvent plaisanté sur les jeunes chefs gesticulateurs lors de ses master class et montrait sans cesse qu’à geste minimum peut correspondre effet maximum : cela s’appelle le charisme.. Avec quelques gestes, avec une main gauche minimaliste, Haitink peut soit déclencher le pandémonium, soit adoucir jusqu’à obtenir un simple fil sonore, à peine audible. le geste est jamais traduction ou métaphore du son, mais le geste est indication technique à suivre au vol parce que son impassibilité est proverbiale. Un Abbado pouvait également être lu sur le visage sur la main gauche qui passionnait tant certains solistes (Albrecht Mayer au hautbois en a souvent parlé) : chaque chef a son code de communication. Haitink apparaît diriger de manière distanciée, mais l’orchestre répond au moindre signe, parce qu’ils se comprennent intuitivement : c’est tout l’art de l’expérience que de savoir décrypter ces langages non verbaux, qui signifient une chose pour le spectateur qui voit souvent, le plus souvent, le chef de dos, et d’autres choses pour les musiciens.  Chacun attrape au vol un signe qu’il croit percevoir, ou déduit. Jeu de piste.
La Symphonie n ° 8 est un monument de 85 minutes (autant que la huitième de Mahler, 2016 est l’année des huitièmes – (étrangement d’ailleurs, Claudio n’aimait pas la huitième de Mahler et n’a jamais dirigé la huitième de Bruckner) , ce qui représente un moment difficile pour Bruckner : à partir de Beethoven, le nombre de symphonies devient presque mystique , peu ont dépassé la neuvième (personne au XIXème) et composer une huitième symphonie pouvait être perçu comme le début de la fin. D’ailleurs, la neuvième de Bruckner restera inachevée. Mais cette huitième, longuement remaniée, a également représenté un point d’arrivée, le triomphe de la symphonie romantique : ainsi le refus d’Hermann Levi de la diriger fut pour Bruckner un coup terrible qui le porta au bord du suicide. Ce fut Hans Richter qui la créa en 1892 .

Haitink en fait pour toutes ces raisons un point d’orgue, une symphonie presque mystique : il en élimine presque tous les signes souriants ou dynamiques, sans aucun signe d’ouverture sur le monde. Même le scherzo, un peu plus animé, reste sombre et méditatif. Haitink se souvient que Bruckner voulait une symphonie solennelle, bien que sa composition eût été très accidentée, et que l’orchestration de certains mouvements en a été assez profondément transformée.
IL a bien entendu maintenu l’importance des bois et des cuivres, au-dessus de tout éloge. L’orchestre semblait revenu à l’époque Abbado, avec un dévouement absolu et une confiance totale librement consentie au chef.

On aurait pu imaginer une couleur moins sombre, une approche moins méditative. Mais la volonté de tous était d’en faire une musique intérieure, celle de l’âme face à elle-même, et non une musique ouverte au monde que. Même le dernier mouvement qui prend plus ou moins les thèmes de tous les autres est resté très sobre et sévère, très hiératique et sans concession. D’ailleurs le silence final suspendu, imposé par Haitink a été interrompu par des applaudissements partis trop vite, ce qui a causé un geste d’agacement du chef.

Encore une fois, nous avons redécouvert cette année comme l’Orchestre du Festival de Lucerne pouvait éclairer une partition, avec une clarté et une sophistication sans précédent. Dès le début, mais beaucoup plus encore dans l’adagio, il était clair que la soirée se terminerait dans un abîme spirituel et musical. Bernard Haitink, né en 1929, est devenu chef le plus présent à Lucerne, et à 87 ans, réussit à déchaîner l’enthousiasme, mais aussi inviter à la concentration: la preuve ? La joie profonde des musiciens, dont certains à la fin du concert, très émus nous confiaient: “l’esprit de Claudio là ce soir.”
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Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERTS du WEST EASTERN DIVAN ORCHESTRA dirigés par Daniel BARENBOIM les 14 et 15 AOÛT 2016 (MOZART/WIDMANN-LISZT-WAGNER) Soliste Martha ARGERICH (le 15 AOÛT)

Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 20 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1213-daniel-bareboim-martha-argerich-y-la-west-eastern-divan-en-el-festival-de-lucerna

C’est désormais un passage obligé. Chaque été, lors de la première semaine du festival, Daniel Barenboïm et son West Eastern Divan Orchestra donnent deux concerts entre les deux programmes du Lucerne Festival Orchestra, en cette première semaine généralement si riche. C’est cette année d’autant plus obligé que Daniel Barenboïm fête sa 50e année de présence à Lucerne (tout comme Bernard Haitink) puisqu’il a donné son premier concert le 25 août 1966, à la tête de l’English Chamber Orchestra. Il reviendra à Lucerne avec la Staatskapelle de Berlin le 10 septembre prochain pour un concert Mozart-Bruckner.

Les programmes des deux concerts étaient très différents : revenant à ses premières amours, le programme du 14 août était composé des trois dernières symphonies de Mozart (les n° 39, 40, 41) ; Barenboïm ces dernières années a moins dirigé Mozart dont il fut l’un des grands interprètes (notamment au piano, mais aussi à l’opéra) entre les années 60 et 70. Il est intéressant d’entendre son Mozart symphonique aujourd’hui. Le second programme, outre une pièce de Jörg Widmann, comprenait le concerto n°1 de Liszt (Martha Argerich au piano) et une seconde partie composée d’extraits de Wagner.

C’est donc un peu tout l’art de Barenboïm en modèle réduit qui nous était donné d’entendre ces deux soirs. Ayant entendu un peu de jours de distance Haitink, Jansons et Barenboïm, il est évidemment intéressant de voir ces trois personnalités si différentes sur le podium.

Trois musiciens exceptionnels et des trois, deux d’une discrétion légendaire et le troisième bien plus médiatique et exposé .
Daniel Barenboim paraissait un peu fatigué et amaigri,  surtout grippé en ce 14 août, mais cela n’a pas empêché de montrer dans ces Mozart l’habituelle énergie. Des trois symphonies, la n°39 a été peut-être le moins réussie, ou la moins en place techniquement, avec des cordes un peu rugueuses et un rythme moins énergique. En revanche la n°40, avec son dialogue cordes-bois (et notamment de très belles clarinettes) l’a été beaucoup plus avec une touche de poésie et d’intériorité bienvenues. Les bois de toute manière ont été remarquables tout au long du concert. Évidemment, la n°41, « Jupiter » a emporté l’adhésion et l’enthousiasme du public, avec un deuxième mouvement tout à fait bouleversant, et des bois à se damner, notamment dans leur dialogue avec les cordes. C’est un Mozart qu’on a évidemment moins entendu ces derniers temps, un Mozart qui tire vers la symphonie romantique plus que vers l’espace baroque. Il y a là une énergie, une dynamique, une tension qui entraîne et emporte l’adhésion. Il y a dans cette vision quelque chose de théâtral au bon sens du terme, quelque chose de généreux aussi, jamais superficiel, qui fait partager l’émotion.
Le deuxième concert avait un programme encore plus attirant puisqu’à Daniel Barenboim s’ajoutait Martha Argerich. Tous deux souffrant probablement d’un refroidissement. La musique ne s’en est pas aperçue.
Le programme se composait de trois parties, « Con brio » de Jörg Widmann , une pièce de 2008 , le concerto pour piano n°1 de Liszt , et une seconde partie entièrement dédiée à Wagner , avec des extraits de Tannhäuser ,de Götterdämmerung et de Meistersinger von Nürnberg .

La première pièce était « Con brio » de Jörg Widmann, ouverture pour orchestre créée en 2008 sur une commande de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk.
Mariss Jansons à l’occasion d’une intégrale Beethoven avait demandé à plusieurs compositeurs une pièce inspirée par Beethoven. C’est ainsi que Jörg Widmann a créé « Con brio », inspiré des septième et huitième symphonies, les plus alertes, les plus énergiques peut-être, celle où la sève coule sans doute avec le plus d’évidence. Widmann a composé un morceau très énergique et aussi raffiné en utilisant les instruments à la limite de l’audible, mais en même temps avec de belles couleurs et des citations habilement insérées, jouant sur les limites de la tonalité mais aussi sur la tradition, dans un jeu particulièrement passionnant.

Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Un début excitant, d’autant plus que le concerto de Liszt doit lui aussi beaucoup à Beethoven . La première à Weimar en 1855 avait été dirigée par Hector Berlioz, un autre admirateur éperdu de Beethoven avec le compositeur au piano. L’orchestre, fort, plein de relief, est parfois surprenant (utilisation du triangle dans le troisième mouvement qui intervient de manière affirmée entre orchestre et piano, qui était et reste une curiosité). Le final martial est scandé par un rythme très marqué par Barenboim: mais l’orchestre dans ce concerto sert de cadre spectaculaire à un piano ébouriffant confié à une Martha Argerich un peu fatiguée et un peu grippée, mais toujours magique dès qu’elle touche le clavier, pour le legato incroyable de naturel, pour la douceur du toucher et  la fabuleuse précision du son.  La virtuosité est ahurissante, qui s’allie à une simplicité apparente du jeu et à une extrême attention à l’orchestre: le dialogue avec la clarinette est un  moment suspendu de ceux qui sont inoubliables. Tout sous ses mains semble facile et ne joue jamais sur l’effet : aucun effet sinon celui époustouflant du génie.

Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

« Magique » Argerich offre en bis un duo à quatre mains avec Barenboim (Schubert) où la partie acrobatique est confiée à un Barenboim au raffinement, à l’élégance et à la fluidité inouïes. Une première partie qui laisse le public stupéfait et impressionné par tant de joie de faire de la musique et par un résultat pour le moins fabuleux .
On a supposé que la deuxième partie de l’ensemble était plus traditionnelle, tant le répertoire wagnérien est désormais attaché au nom de Barenboim. C’était sans compter sur l’enthousiasme de l’orchestre à jouer Wagner, qui semble le compositeur favori, pour lequel chaque musicien donne tout aussi bien dans les parties les plus grandioses que celles plus intimes. Les cuivres, sans scorie aucune, évidemment très sollicités, les bois fabuleux (Hautbois! Clarinette!) Et des cordes chaudes, rondes, moins raides que la veille dans Mozart (notamment la symphonie n ° 39, cf ci-dessus). Après une ouverture de Tannhäuser si dynamique, si fluide, si majestueuse en même temps, et si convaincante qu’elle déclenche l’enthousiasme immédiat de l’audience, Barenboim a enchainé avec deux morceaux de Götterdämmerung, avec en premier lieu la scène de Siegfried et Brünnhilde suivie du voyage de Siegfried sur le Rhin. Depuis le premier accord, Barenboim dessine un climat, une ambiance, un paysage qui installe le drame, le mystère, et en même temps nous plonge dans l’histoire: Barenboim ne fait pas du son pour le son, mais pour le drame: son Wagner entre immédiatement «in medias res» et quand il conclut la pièce par l’accord final qui ferme le monologue de Hagen, il réussit sans chanteurs, sans décor, sans théâtre, à nous montrer un paysage intérieur qui nous plonge dans l’histoire.

Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Puis il conclut avec la marche funèbre accompagnant la mort de Siegfried, tendue, spectaculaire comme un choc et en même temps retenue, intérieure, presque une méditation sur la mort. Un moment inoubliable.

Le programme se termine sur l’ouverture de Die Meistersinger von Nürnberg, chaleureuse, souriante, d’une précision de joaillier : on y peut tout entendre, tous les niveaux, tous les instruments, avec des moments retenus volontairement et d’autres plus expansifs. Barenboim n’est jamais démonstratif, jamais complaisant : son Wagner est naturel, fluide, et en même temps plein de relief; il met l’accent sur la couleur, qui, après le drame de Götterdämmerung ne nous propulse pas dans la comédie, mais dans l’humanité souriante, dans l’humanisme wagnérien et sa transcendante douceur
Magie.
Magie d’autant plus forte que le premier bis propose le prélude du troisième acte de Meistersinger : à la joie profonde succède la mélancolie, qui n’est pas la tristesse : l’interprétation est d’un tel raffinement, d’une telle justesse, d’une telle profondeur qu’on voit certains musiciens essuyer une larme. Comment pourrait-il en être autrement : nous sommes entrés dans les méandres d’un monde intérieur, d’un esprit saisi de doute, qui est exaltation de la sensibilité, qui est poésie pure. Les fleurs du beau.

Ensuite, pour satisfaire l’accueil frénétique du public, il conclut le concert alla grande avec le prélude de l’acte III de Lohengrin, triomphant, dynamique, joyeux, interprétation d’une incroyable jeunesse.
Un jeune chef de 73 ans nous a amenés au seuil de la jeunesse éternelle.[wpsr_facebook]

Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival