OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de “La Dispute” de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA DONNA DEL LAGO (LA DAME DU LAC) DE G.ROSSINI à l’OPERA GARNIER (JUAN DIEGO FLOREZ, JOYCE DI DONATO, DANIELA BARCELLONA) le 18 JUIN 2010

180620102125.1276967678.jpgL’Opéra affiche La Dame du Lac, et propose la version italienne, il eût donc été plus pertinent de donner le titre italien (La Donna del Lago) que tout le monde connaît, avec sa traduction française…Mais la Dame du Lac sonnait sans doute plus son Walter Scott,  sonnait plus arthurien ou plus « Excalibur » pour un public français. En tous cas, c’est une excellente initiative que de mettre au répertoire cette œuvre assez rarement donnée, qui annonce dès 1819 les évolutions futures du Cygne de Pesaro, vers des formes qui se rapprochent plus du bel canto, même si le rondeau final trouve des échos dans Cenerentola. Pour cette entrée au répertoire, Nicolas Joel a réuni ce qui se fait de mieux en matière de chant rossinien, à commencer par l’Uberto de la décennie, Juan Diego Florez et Joyce Di Donato, que je découvris dans Sesto de La Clémence de Titus à Genève il y a quelques années, et qui m’avait frappé par l’intensité du chant et la qualité technique et qui depuis conduit une carrière exemplaire.

La Clémence de Titus est bien d’ailleurs un exemple de ces opéras d’où émerge la figure d’un souverain clément et bienfaiteur, et qui est aussi la figure tutélaire de La Donna del Lago. Chez Mozart on complote, chez Rossini on fait la guerre. Uberto/Jacques V renonce à l’amour et transforme cette renonciation en clémence.

Elena, « La Donna del Lago », est face à trois hommes qui l’aiment, Rodrigo le héros écossais rebelle, Uberto le roi d’Ecosse déguisé, son ennemi, et Malcolm, preux chevalier qui met son épée au service de la révolte écossaise, par amour pour Elena. Promise à Rodrigo, elle aime Malcolm, et elle éprouve pour Uberto (dont elle ignore la véritable identité) une tendre amitié.
Au milieu de cet imbroglio, un père, figure aimée mais qui exige qu’Elena épouse Rodrigo, et donc voilà la tendre Elena, beauté solitaire qui médite au bord d’un lac ou qui se réfugie dans des grottes ou des défilés étroits, prise au piège des désirs, des amours, des nécessités politiques, dans une atmosphère brumeuse d’une Ecosse où l’on pourrait rencontrer une autre victime des hommes, Lucia di Lammermoor.

Cette histoire poétique, qui se termine bien (Uberto/JacquesV  pardonne à tout le monde, au nom de son amour pour Elena, à qui il remet et son père et Malcolm), aurait pu trouver des ambiances crépusculaires dans la mise en scène, qui hésite entre plusieurs options sans vraiment choisir. La production de Luca Ronconi  en 2001 à Pesaro (Luca Ronconi, Daniele Gatti, Florez, Devia, Barcellona était très poétique -voir photo ci-dessous-

donna-8.1276967293.jpget assez convaincante, vocalement prodigieuse (Florez et Barcellona étaient dans la fulgurance de leurs débuts), celle de Muti à la Scala en 1992, dans une mise en scène de Werner Herzog, avec des chanteurs de très haut niveau, mais à la fin de meilleures années (Chris Merritt, 98675lmd.1276967858.jpgRockwell Blake, June Anderson), qui aurait pu être un grand rendez-vous, mais qui était au total, tant pas la direction que par la mise en scène, assez ennuyeuse. (Photo ci-dessous)

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Lluis Pasqual a choisi une voie médiane, très visuelle, mais en même temps une scénographie envahissante (portique circulaire à colonnes monumentales, entourant un espace vide (le lac et au fond des toiles peintes). Une belle idée que de faire apparaître du Lac les objets, le banc, Elena elle-même sortant des eaux. Une moins bonne celle de doubler les personnages (leur apparition est précédée de la vision de leur double dans les coursives) ou d’ajouter un ballet médiocre, qui non seulement n’éclaire pas l’œuvre, mais la  dérange, ou  bien de mélanger les époques, le chœur ayant une fonction de chœur antique, plus spectateur extérieur qu’acteur, et les personnages vivant leur aventure isolée, et jouant sur l’opéra dans l’opéra, l’opéra au miroir, l’opéra second degré, avec moments d’une discrète ironie, mais avouons le, aucune vraie trouvaille sinon que, comme d’habitude, les décors de Ezio Frigerio et les costumes de Franca Squarciapino, ainsi que les lumières de Vinicio Cheli, donnent un cadre assez esthétique à l’histoire. L’intrigue, qui n’est pas si lancinante qu’on le dit, le livret, qui n’est pas si ennuyeux qu’on le dit pouvaient être mieux traités, et éviter de faire sentir des longueurs (surtout au premier acte).

180620102124.1276967505.jpgLa direction de Roberto Abbado aurait pu être aussi plus vibrante. Roberto Abbado est un très bon technicien, soucieux des chanteurs, qui se sentent en grande sécurité avec lui. Ce n’est pas un inventif, et il manque à sa direction une vraie pulsion, un véritable engagement. Il reste que c’est en place. Mais on sait bien que ce n’est ni pour le chef ni pour la mise en scène que les foules parisiennes se battent pour chercher les quelques places disponibles (hier des places sans visibilité à 9 €)

Nicolas Joel n’a pas lésiné en effet pour faire de l’entrée au répertoire de l’Opéra de La Donna del Lago un événement grâce à une distribution exceptionnelle. Qui mieux que Juan Diego Florez, dont Uberto/Giacomo V est l’un des rôles fétiches, et Joyce Di Donato devenue l’une des grands stars du chant mozartien et rossinien pouvaient garantir une perfection qui à dire vrai donne le frisson, voire bouleverse. Du début à la fin Florez impose ses suraigus, son chant parfaitement maîtrisé, cette voix sûre, qui n’a pas le timbre nasal des ténors rossiniens traditionnels, mais qui reste une voix mâle, avec un magnifique timbre .On connaît  les débats qui agitèrent les lyricomanes passionnés dans les années 1980 ou 1990 autour de Rockwell Blake, ou même de Chris Merritt : rien de tout cela avec Florez qui fait l’unanimité, il  est proprement étourdissant, comme d’habitude pourrait-on dire, et sans aucun défaut. Joyce di Donato dans le rôle d’Elena, se ménage dans le premier acte, qui est très correct mais pas vraiment exceptionnel, mais  tout le deuxième acte (et tout le final) est un feu d’artifice vocal, où plus la technique impeccable est presque oubliée par l’engagement, et le plaisir de chanter qui électrisent le public, on atteint des sommets inouïs. Ni Devia ni Anderson ne m’avaient pareillement impressionné. L’air final et le rondeau sont deux moments qu’on n’oubliera pas de sitôt. Ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés par Daniela Barcellona, spécialiste du rôle de Malcolm, avec sa voix sombre, très ductile, puissante, aux ébouriffantes agilités, mais aux suraigus légèrement métalliques cependant (qui n’apparaissaient pas il y a quelques années). Simon Orfila en Douglas est une basse de qualité, qui remporte un franc succès dans « sul labbro tuo stranieri son questi accenti… », tout comme le Rodrigo de Colin Lee, convaincant par les aigus redoutables, par le style, par la technique moins que par le timbre. Le reste de la compagnie est sans reproche.

Je m’inscris en faux contre ceux qui ont écrit que cet opéra était un monstre d’ennui. S’il n’a pas la grandeur de Moïse, de Guillaume Tell ou même de Maometto II, il y a bien des moments marquants (« Cielo in qual estasi » est un des plus beaux duos que je connaisse) où Rossini s’essaie à un romantisme naissant et sombre, que la mise en scène, trop soucieuse de « faire quelque chose » et qui ne fait rien, n’a pas rendu et que la direction en place et indifférente de Roberto Abbado de saisit pas.
Alors, même s’il n’y a que des places sans visibilité, cela vaut à mon avis le déplacement, cela vaut même un petit voyage à Paris, car personne ne regrettera cette extraordinaire fête de la joie de chanter. Eh oui, il faut quelquefois se laisser aller à cette simple joie, qui fait toucher la perfection.

 

LA DONNA DEL LAGO
Gioacchino ROSSINI

Dir.Mus : Roberto Abbado
Mise en scène : Lluis Pasqual

18 juin 2010

Joyce Di Donato
Juan Diego Florez
Daniela Barcellona
Simon Orfila
Colin Lee

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner, mise en scène Günter KRÄMER à l’Opéra Bastille (16 mars 2010)

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L’entreprise était une nécessité. L’Opéra de Paris, la plus grande maison d’opéra du monde avec ses deux énormes salles,  n’avait plus à son répertoire depuis des lustres une production de l’Anneau du Nibelung (le “Ring”). C’est au Châtelet (Bob Wilson) et au Théâtre des Champs Elysées (Mesguich) qu’on doit les dernières productions présentées, et mieux encore, à l’Opéra de Paris, la dernière tentative, qui remonte à 1976,- une production hardie de Peter Stein et Klaus Michael Grüber- avait avorté après “La Walkyrie”, pour cause économique (Problème des coûts de production soulevé par un audit-vengeance de Giscard suite à une grève survenue lors d’une soirée dédiée “aux français méritants”  ). Hugues Gall avait d’autres priorités, Gérard Mortier n’avait pas osé, ou pas envie.(1)
Nicolas Joel l’a enfin programmé, et c’est donc un projet qui se justifie, d’autant que tous les théâtres se mettent en ordre de marche pour 2013, année du bicentenaire de Richard Wagner. La Scala commence aussi cette année, le MET l’an prochain. Vienne, Londres, Florence et Valence ont déjà leur production en boite.
Quels sont les enjeux d’un “Ring”? Paradoxalement, pour une grande maison, ils sont évidemment musicaux, mais peut-être pas  prioritairement . En effet, la plupart des maisons d’opéra cherchent naturellement à proposer une interprétation de grande tenue avec des chanteurs de qualité et un chef de prestige (Pappano, Levine, Welser-Möst, Barenboim). La rareté des représentations, des reprises, font qu’un “Ring” est toujours un événement, c’est bien le cas cette année qui voit la ruée des spectateurs sur les représentations de l’Opéra Bastille. Pour une maison d’Opéra, l’enjeu du Ring, et notamment depuis celui de Chéreau à Bayreuth, réside sans doute plus dans la mise en scène, qui devient un emblème des choix artistiques, et qui va marquer les esprits, notamment par l’intérêt des médias. Le MET par exemple investit beaucoup dans le choix de Robert Lepage, La Scala aussi en misant sur Guy Cassiers, choix très novateur. En confiant la réalisation à Günter Krämer, Nicolas Joel fait le choix d’un grand professionnel pas vraiment inventif ni original, et celui d’une lecture conforme à la tradition allemande , suffisamment moderne pour être dans l’air du temps et suffisamment sage pour pouvoir durer sans trop choquer, le choix du répertoire plutôt que du coup médiatique, c’est le choix de la sécurité. En faisant de cet Or du Rhin, la première production dirigée ès qualités par le nouveau directeur musical Philippe Jordan, il en fait aussi un moment très symbolique de la vie de l’orchestre.

Malheureusement c’est raté. Le résultat tape en dessous de tout ce qu’on pouvait souhaiter. Si les trois autres journées valent le prologue, cela nous promet de longs moments d’ennui. Le spectacle ne tient que par la direction musicale, précise, fouillée, très analytique, trop même car elle manque quelquefois de tension. Peut-on en tenir rigueur au chef quand on voit ce qui se passe sur scène ?…Philippe Jordan a fait preuve de sa rigueur habituelle dans la lecture de la partition, et l’orchestre le suit, avec une concentration qu’on ne lui connaît pas toujours. Il lui manque un soupçon de fantaisie, un soupçon de dramatisme, mais l’ensemble est vraiment appréciable, sinon remarquable.

La distribution réunie par Nicolas Joel est globalement décevante. Certes, Falk Struckmann est un Wotan de haut niveau, doué d’une diction parfaite, d’une voix encore sonore, d’un timbre de qualité. Mais il ne campe pas un personnage intéressant, dominant comme il doit l’être dans le prologue. Sophie Koch est une Fricka de très grande qualité, sans être aussi intense que dans Brangäne par exemple, Kim Begley s’en tire avec tous les honneurs dans Loge, c’est sans doute le meilleur de la compagnie, avec Iain Paterson dans Fasolt et la Erda de Qiu Lin Zhang  dont l’intervention cependant est bien mal réglée par le metteur en scène. Mais aucun n’est vraiment exceptionnel.
En revanche Peter Sidhom est un Alberich  bien pâle (comme le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), au moins dans la première partie, quasiment inexistant dans la première scène avec les filles du Rhin (un comble!), cela s’améliore cependant dans la scène de Nibelheim. Froh (Marcel Reijans) et Donner (Samuel Youn) sont traités par la mise en scène comme des comparses, et vocalement cela ne vaut guère beaucoup mieux. Freia est notoirement insuffisante (Ann Petersen), pas de volume, voix stridente et courte. Et les filles du Rhin restent assez moyennes, voire insuffisantes (Daniela Sindham en Wellgunde).
Quand on pense à la distribution rassemblée par Liebermann en 1976 (Sir Georg Solti, Adam, Ludwig, Dernesch, Mazura, tear, Finnilä), on reste sur sa faim.
Quand on pense aussi à la mise en scène de Peter Stein, qui avait si intelligemment utilisé l’espace de la scène de Garnier pour en faire un Univers, on se dit que le travail de Günter Krämer est un vrai recul, même par rapport à cette production de 34 ans plus ancienne. D’ailleurs, on aurait pu voir son spectacle il y a dix ans, vingt ans, trente ans tant il est déjà vieux, après quatre représentations. Tous les poncifs des 30 dernières années y sont servis, y compris les géants en ouvriers avec drapeaux rouges qui hurlent de la salle. Aucune direction d’acteurs (ils n’ont rien à faire pendant de longs moments sinon être là), des incohérences (entrée de Freia),  les scènes centrales (Les dieux, Nibelheim)  d’un ennui mortel: il ne s’y passe rien, les chanteurs sont livrés à eux mêmes ou platrés dans l’immobilité. Aucun travail sur les rapports des personnages entre eux, qui vivent une sorte d’existence cloisonnée, aucune lecture vraiment claire: l’allusion à Germania, le rêve architectural des nazis, est comme plaquée, et son absence n’enlèverait rien de fondamental à l’ensemble. Nibelheim est marquée au centre par une sorte de pendule (coupe-pizza géant a dit fort justement Renaud Machart dans “Le Monde”) qui taille l’or et les solutions des scènes de transformation (Dragon, Grenouille) a priori intéressantes, tournent court. Le Walhalla est une sorte l’Echelle de Jacob immense gravie comme les gradins de l’Olympia Stadion de Berlin par des athlètes en blanc “Riefenstahl”. Esthétiquement, cela ne vaut pas non plus tripette. Globe terrestre qui rappelle de très loin  la coupole actuelle du Reichstag pour le séjour des dieux, des solutions scéniques lourdes, qui nécessitent des machinistes a vue: on sait – c’est suffisamment souligné- que nous sommes au théâtre. Les mouvements des figurants, des machinistes, le miroir qui renvoie la salle ou les cintres, tout cela est archi déjà vu et ne donne pas grand sens à l’ensemble. Seuls le lever de rideau et la scène des filles du Rhin sont assez frappants et procèdent d’une bonne idée (des mains rouges qui remuent comme des animaux au fond des flots). . Ne parlons pas des costumes de Falk Bauer, hideux; quant aux décors de Jürgen Bachmann, ils sont sans intérêt. Bref, tout cela est une proposition faible qui ne fait qu’ accompagner ou illustrer (mal) l’histoire dont au fond, rien ne nous est dit. Il résulte qu’il est impossible d’y voir une ligne claire, un propos. Je préfère de loin Otto Schenk au MET, au moins, le parti pris “traditionnel” est assumé. On a ici une fausse modernité, qui n’apporte rien à la compréhension ni du texte ni de l’œuvre.

Allez, chers amis, replongez- vous dans vos DVD et revoyez Chéreau, ou même Schenk, cela vous évitera de perdre du temps en baillant à ces représentations qui laissent mal augurer de la suite. Dommage, vraiment dommage, quand on pense à l’investissement que représente un Ring: c’est une occasion ratée, et c’est vraiment regrettable pour Philippe Jordan qui défend vaillamment la musique de Wagner.

(1) Pendant l’interrègne de Bernard Lefort en 1971-1972, avant l’arrivée de Liebermann, avait été présentée une production de “Die Walküre”.

OPERA DE NATIONAL DE PARIS 2009-2010: WERTHER de Massenet à l’OPERA BASTILLE avec Jonas Kaufmann (4 février 2010)

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© Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

C’est curieux, mais c’est ainsi. Werther n’a fait son entrée au répertoire de l’Opéra qu’en 1984, dans une production de Pierluigi Samaritani, avec en alternance, Alfredo Kraus et Neil Shicoff, Lucia Valentini-Terrani et Tatiana Troyanos, sous la direction magnifique de Georges Prêtre (Werther a été en revanche un des piliers du répertoire de l’Opéra Comique). Après 25 ans d’absence, coup sur coup deux productions différentes, écrins pour ténors vedettes, l’an dernier Jürgen Rose et Rolando Villazon (avec la grande Susan Graham), cette année Benoît Jacquot et Jonas Kaufmann (avec la jeune et déjà grande Sophie Koch).
On a beaucoup glosé dans la presse sur ces deux Werther coup sur coup. Après la représentation d’hier, on peut dire sans hésiter que Nicolas Joel a vu juste: on a assisté tout simplement une performance exceptionnelle, alimentée par une distribution sans failles, un orchestre merveilleusement dirigé (Michel Plasson), et une belle mise en scène parfaitement en phase avec l’oeuvre (Benoît Jacquot).
paris-werther-villazon.1265479096.jpgRolando Villazon et Susan Graham
(Photo Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)

L’an dernier, Gérard Mortier avait loué une production de Munich de Jürgen Rose, qui centrait le propos autour de l’univers mental de Werther, en mettant en perspective toute l’intrigue. Susan Graham campait une Charlotte très maternelle et vocalement impressionnante, Ludovic Tézier alternait avec Villazon dans la version pour baryton de l’opéra de Massenet, et chantait Albertavec son élégance coutumière lorsque Villazon était Werther . Alain Vernhes comme toujours faisait un bailli humain et très présent vocalement, et Villazon, sans être au mieux de ses capacités vocales, donnait du héros goethéen une vision très romantique, montrait une grande fragilité psychologique, avec un timbre, notamment dans le medium, enchanteur et lumineux; quant à la direction de Nagano, elle était non pas froide (on accuse souvent ce chef d’être trop distancié), mais très analytique, très claire, et particulièrement contrastée: un très beau moment.

3258_2009-10-werth-134.1265478745.jpg© Opéra national de Paris/ Elisa Haberer
Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier, Anne-Catherine Gillet

Le Werther présenté cette saison va dans une tout autre direction. La mise en scène de Benoît Jacquot concentre le propos sur l’intrigue, elle est une regard non sur une âme, comme chez Jürgen Rose, mais sur une situation: ce sont les personnages essentiels sur qui se concentre la vision, sur les ressorts psychologiques de ces deux corps qui sans cesse se rapprochent se frôlent puis s’éloignent, sur cet érotisme de l’interdit qui finit par être insupportable. Le décor est minimaliste (une terrasse, un mur) l’intérieur de la maison d’Albert est d’une austérité pesante, la chambre de Werther  au milieu de l’immense plateau de Bastille renforce l’idée d’isolement et de singularité. Les éclairages d’André Diot tour à tour ombres et lumière accompagnent la situation d’une manière magistrale, et la manière de Benoît  Jacquot de concentrer tout sur l’aventure humaine du trio Werther/Charlotte/Albert en plaçant “hors champ” tout ce qui peut être anecdotique (l’anniversaire du Pasteur, les chants de Noël) renforce la couleur tragique de l’oeuvre. La tension qui naît des duos n’en est que plus palpable, le troisième acte étant  d’une force singulière, qui tranche fortement avec les deux premiers. Un beau travail sur l’acteur, une mise en scène solide qui sait souligner l’essentiel avec une économie de moyens qui en renforce les effets.

Musicalement, on ne peut que rester subjugué de ce que l’on a entendu. Rien à dire de la distribution réunie, en tous points exemplaire: Alain Vernhes reste ce bailli si humain, à la voix sonore et impressionnante qu’on avait entendue l’an derneir. Ludovic Tézier (est-ce l’effet de la mise en scène?) à l’élégance vocale presque glacée en devient glaçant et terrible. Son jeu me paraît plus impressionnant que l’an dernier, et sa prestation vocale parfaite, de cette perfection qui finit par effrayer. Anne Catherine Gillet est une Sophie fraîche, sensible, engagée, et vocalement sans reproches: cette jeune chanteuse confirme à chaque apparition qu’elle est l’une des futures étoiles du chant français.

Sophie Koch est absolument exceptionnelle. Susan Graham l’an dernier avait cette distance que confère la maturité qui s’étonne d’elle-même, et c’était tout aussi magnifique. Sophie Koch est d’abord la jeunesse, sur qui s’abat la tragédie. Cette jeunesse, elle la respire par son engagement, sa fraicheur, la force d’une voix naturelle et puissante: l’interprétation devient de plus en plus tendue, de plus en plus engagée au fur et à mesure des actes. Beaucoup d’amis à moi ne l’appréciaient pas, ceux qui l’ont entendue dans Brangäne à Covent Garden l’automne dernier ont admis enfin que cette chanteuse avait un vrai talent, qui tenait la route, même face à une Nina Stemme au zénith. Cette Charlotte si juste, si neuve, si torturée, revient mettre définitivement les pendules à l’heure. Nous tenons là une très grande artiste.

040220101587.1265478188.jpgSophie Koch et Jonas Kaufmann

Reste Jonas Kaufmann. Son entrée en scène (vêtu de bleu, avec des lunettes de soleil) surprend, on n’attend pas un Werther avec un timbre aussi sombre, mais en trois minutes, la messe est dite: car tout y est. Je suis encore sous le coup de l’étonnement admiratif. J’ai plusieurs fois entendu Jonas Kaufmann (Fidelio, Traviata, Bohème, Damnation de Faust, Carmen, Königskinder), à chaque fois la performance, le style, la technique m’ont bluffé. Même si je persiste à penser qu’il devrait abandonner les personnages italiens du type Alfredo ou Rodolfo, qui à mon avis ne correspondent ni à son timbre, ni à sa manière de chanter,où  il est sans reproche, mais sans vraie singularité. Dans Werther, tout est balayé: il a d’abord le physique du rôle, il a aussi la culture du rôle. Son français est parfait. Et on sait combien le texte est essentiel dans le chant français, tant par le sens que par l’expression. Rousseau disait déjà dans la Lettre sur la musique française que le français  était une langue a priori peu adaptée à la musique; langue sans accents, elle ne colle pas forcément à une mélodie, et elle contraint à substituer ce défaut par des artifices de style et un grand contrôle (importance des demi-teintes, des mezzavoce). Le chant de Kaufmann est contrôlé, avec une technique de fer, des aigus triomphants, des demi-teintes à se damner, des murmures émis avec une telle science que même à la Bastille on entend tout avec une clarté confondante. Alors évidemment, on pense à l’autre Werther, Alfredo Kraus, qui avait lui aussi une technique et un sens du texte et du mot exemplaires et qui fut le Werther de la seconde moitié du XXème siècle. On pourra le préférer à Kaufmann, à cause de ce timbre éclatant et méditérranéen que Kaufmann n’a pas, mais justement, ce timbre sombre convient bien à Werther, ce personnage décrit comme dépressif, incapable de sourire. La mise en scène, avare de mouvements, qui souligne l’intériorité des personnages, qui ne leur concède que de s’effleurer et non se toucher, est exactement la métaphore de cette voix, à la fois incroyablement solide et toute en effleurements. En l’entendant l’autre soir, je me prenais à découvrir sans cesse des perfections à cette incroyable performance que je compte parmi les expériences les plus rares de ma longue vie d’opéra. Ce qui frappe chez Kaufmann, c’est qu’il peut déjà tout chanter: de Florestan à Rodolfo! Sans nul doute pourra-t-il aussi chanter Samson, il en a évidemment les potentialités, et on attend ses Wagner. Mais je dois le dire et le répéter à l’envi parce que cette performance est ancrée en moi depuis deux jours, j’ai vu, émerveillé, Alfredo Kraus en 1984 et je place Kaufmann d’emblée à ce niveau de perfection. Littéralement éblouissant.

040220101591.1265478207.jpgJonas Kaufmann

040220101594.1265478228.jpgSaluts le 4 février, Plasson serrant Sophie Koch et Jonas Kaufmann

A cette distribution sans reproches correspond une direction musicale de très haut lignage. Je ne suis pas un fan de Michel Plasson, dont j’ai apprécié certaines interprétations (Faust de Gounod, Guercoeur de Magnard). J’aime son Werther au disque, à cause de Kraus et de la merveilleuse Troyanos. je n’aime pas toujours son approche à l’orchestre, quelquefois un peu trop pâteuse pour mon goût, ne manquant jamais de justesse, mais quelquefois de clarté. L’approche de Nagano l’an dernier m’avait vraiment séduit justement par sa clarté cristalline. Mais Plasson avec une autre approche réussit à accompagner les chanteurs comme on accompagnerait un Lied, attentif au moindre souffle, à la moindre inflexion, amenant l’orchestre à murmurer à l’unisson, à éclater quand il le faut, mais en ne couvrant jamais les voix. Un travail vraiment magnifique.

Quand direction musicale, chant, et mise en scène réussissent chacun dans leur ordre à être aussi proches de la perfection, on comprend que le résultat à la scène ne peut qu’être un sommet aujourd’hui difficilement égalable. Il nous reste à souhaiter très vite que ce Werther soit repris, et que la captation d’ARTE devienne un DVD qu’on s’empressera d’ajouter à sa discothèque . En attendant, vous trouverez le lien ci-contre, pour courir sur le site d’ARTE la regarder si vous l’avez laissé échapper.

OPERA DE NATIONAL DE PARIS 2009-2010:LA SONNAMBULA de Bellini avec Natalie DESSAY à l’Opéra Bastille (3 février 2010)

La Sonnambula, un des phares du répertoire du bel canto entre au répertoire de l’Opéra de Paris. Voilà une des curiosités de notre opéra national, des pans entiers du grand répertoire ont été oubliés par les programmateurs: ce qui se passe sur le bel canto est aussi vérifiable sur le vérisme: Adrienne Lecouvreur entrée dans années 90 (avec une Freni impériale pour sa dernière apparition à Paris), André Chénier cette année, on n’ose imaginer quand on verra Fedora. Certes, toutes ces oeuvres ne sont pas des chefs d’oeuvres, mais, outre que la plupart des livrets s’appuient souvent sur des oeuvres françaises, les voir une fois au répertoire de notre opéra national ne pourrait pas nuire à la culture musicale du public.
Natalie Dessay promène sa “Sonnambula” sur les scènes internationales depuis quelques années, et elle fait un triomphe ce soir, dans une production de 2001 de Marco Arturo Marelli, louée à l’opéra de Vienne pour la circonstance. Solution pratique, qui permet de voir une production nouvelle à moindre frais. Pourquoi pas? vu les coûts d’une nouvelle production! Gérard Mortier l’a abondamment pratiquée par rapport aux productions de Salzbourg au début de son mandat (la presse française l’avait alors beaucoup et stupidement critiqué).

La production de Marco Arturo Marelli, metteur en scène de qualité, qui avait en son temps proposé un Don Carlos/Don Carlo à Garnier sous le règne de Bogianckino ( raté, certes) ou à qui l’on doit un bon Capriccio de Strauss à l’opéra de Vienne l’an dernier, propose une vision de l’oeuvre rénovée. Tout se passe dans un sanatorium de luxe (ou un hôtel/sanatorium) en montagne et Amina est l’une des femmes de chambre. A ce propos, je voudrais préciser que Renaud Machart dans Le Monde a fait une petite erreur: le Comte Rodolfo, lorsqu’il chante devant le bar « Le moulin ! La fontaine ! Le bois ! (…) Je vous reconnais, lieux charmants. » n’admire pas le bar, mais un tableau au dessus du bar, censé représenter le village et ses environs.
Qu’apporte cette transposition ? Elle enlève peut-être à l’œuvre son côté pacotille et opérette, pour lui donner une valence plus “sérieuse” dans un univers médical où la “maladie” du somnambulisme pourrait s’insérer, ou une esquisse de travail sur les classes sociales (le comte/Amina), il reste que cette transposition ne me paraît pas vraiment déterminante pour la logique de l’œuvre, même si la vision finale du premier acte, avec la neige qui envahit l’espace suite à une baie vitrée qu’Elvino brise, et qui d’une certaine manière,  “congèle” l’espace, est assez riche. Au total un travail cohérent, qui n’ajoute rien à l’oeuvre, mais qui au moins, ne dérange pas.

Musicalement, Evelino Pidò  est un bon chef, précis, attentif aux chanteurs, très sûr pour un directeur d’opéra ou un orchestre. C’est un bon musicien, non un grand inventeur, c’est aussi un chef favori de Natalie Dessay. Sa direction de Sonnambula, qui n’est pas le chef d’oeuvre de Bellini , est très satisfaisante, pas routinière, mais sans vrai relief. Ce n’est pas ce soir qu’on trouvera des vertus nouvelles aux aventures d’Amina. Pour mon goût, je lui préfère Capuleti e Montecchi, Les Puritains et Norma (mais qui se risque à Norma aujourd’hui?) et on attends patiemment que l’Opéra ouvre enfin sa scène à ces oeuvres. Patience et longueur de temps…

La distribution réunie autour de Natalie Dessay est de qualité: on notera la Teresa (la mère d’Amina) de Cornella Oncioiu qui s’est taillé un beau succès, le Rodolfo de Michele Pertusi,  un rôle presque surdistribué à cette grande basse rossinienne qui en donne une interprétation chaleureuse impeccable, très musicale. Et qui confère au personnage une vraie tenue. La Lisa de Marie-Adeline Henry semble moins à l’aise, et la voix n’est pas toujours adaptée aux exigences du rôle: elle manque de fluidité, et les aigus sont un peu tirés. Notons surtout le jeune ténor  mexicain Javier Camarena qui chante Elvino avec un très beau style, une technique sûre, et un timbre très adapté à ce répertoire, qui va sans doute s’ajouter à la liste déjà longue des ténors sud-américains qui comptent, notamment spécialisés dans le bel canto. Seul petit problème, les graves et la dynamique: dès que le rythme s’accélère, on ne l’entend plus et on lui sent de petites difficultés. mais c’est une valeur à suivre.

030220101583.1265394621.jpgNatalie Dessay salue en diva!

Et Natalie Dessay? le public vient pour elle, elle est la Diva et le final devant le rideau (de Garnier) en Diva vêtue de rouge qui chante le dernier air comme en récital, lui va comme un gant. Le personnage est là, on sait le soin que la soprano française attache au théâtre et au jeu, et aux exigences en matière de mise en scène. Elle est cette Amina fragile qu’on attend, mais elle n’est pas seulement la fragilité, elle montre beaucoup de dignité. Elle a seulement quelquefois un peu tendance à surjouer, ce qui nuit à l’émotion. La  voix est là, très personnelle, moins élégiaque qu’énergique, très engagée, mais on aimerait aussi plus de suavité pour un personnage aussi typé. Les aigus triomphent toujours, même si le suraigu est moins facile qu’avant, mais la voie s’est élargie et remplit sans problème le navire de Bastille. Nul doute que Dessay change l’image du bel canto: ceux qui aiment Mariella Devia ne seront peut-être pas convaincus, il n’est même pas certain qu’un public italien soit totalement séduit. A la Scala, beaucoup de commentaires restaient un peu dubitatifs devant son Amina, malgré le succès indéniable. Mais voilà, notre Natalie est singulière, et sa présence est telle qu’on lui pardonne même ses quelques menus excès.

030220101586.1265394654.jpgSaluts du chef Evelino Pidò

Une très bonne soirée, qui vaut la visite: allez voir cette Sonnambula qui restera sans doute rare à Paris. Un beau succès qui fait regretter amèrement l’absence de bel canto dans le répertoire de la maison.

OPERA DE PARIS 2009-2010: LA BOHEME à l’Opéra Bastille, le 27 novembre 2009, avec Natalie Dessay, Stefano Secco et Tamar Iveri

J’ai commencé à aller à l’opéra (régulièrement) en 1973. Ma première Bohème est celle de Gian Carlo Menotti au Palais Garnier, dans des beaux décors de Pierluigi Samaritani, avec Jeannette Pilou et Carlo Cossutta, si ma mémoire est bonne. L’année suivante ce fut Luciano Pavarotti et Katia Ricciarelli, pour leurs débuts à Paris, et Marcel Claverie, critique d’un journal disparu (dirigé par Philippe Tesson) Le quotidien de Paris, faisant allusion à l’embonpoint des deux protagonistes, avait plus ou moins écrit cette phrase qui m’est restée: “même les gros ont droit à l’amour”. Ricciarelli, qui à l’époque chantait divinement, était si rubiconde et pleine de santé qu’elle n’avait rien d’une phtisique. Il y a des Mimi crédibles et d’autres non, indépendamment de la qualité du chant, il y a des voix qui portent en elles la mort, la maladie, la tragédie, il y a des personnages qui vous marquent pour la vie: Mirella Freni a été, et reste la Mimi des cinquante dernières années. Il faut porter quelque chose en soi qui suscite l’émotion et emporte l’adhésion. D’ailleurs, le couple Pavarotti-Freni était à ce titre la référence absolue, même si Ileana Cotrubas en Mimi suit Freni de très près. Elle était cette tragédie vivante nécessaire pour provoquer les larmes. Pavarotti, je crois est Rodolfo pour l’éternité, même si les médias le voient plutôt en Calaf. Il réussissait à bouleverser par une inflexion vocale, une respiration, un soupir, et le contraste entre cette voix solaire et le drame qui se jouait était bouleversant (Ah! ce troisième acte avec Kleiber): son physique alors n’avait plus d’importance, il était Rodolfo. A Paris, nous avons eu beaucoup de chance: tous les grands ténors ont fait un soir une Bohème, notamment sous le règne de Liebermann: le programme de salle de Bastille le rappelle d’ailleurs. Seul Carreras n’a pas chanté Bohème à Paris. Mais en revanches toutes les grandes Mimi ont fait les beaux soirs de Garnier ou de Bastille.
Pour ma part, évidemment, et quelle banalité, le plus grand souvenir de Bohème reste une représentation à Munich avec Pavarotti et Freni, dirigés par Carlos Kleiber, réentendu à la Scala au début des années 80, toujours avec Freni, mais avec un ténor bien pâle, Ottavio Garaventa. Le souvenir de ces soirées sublimes est resté imprimé: je m’en nourris régulièrement avec un pirate de la fin des années 70 (Scala, Kleiber, Pavarotti, Cotrubas). On constate, autre banalité, que le chef change tout: la violence, l’énergie de Kleiber sont tellement contagieuses que les chanteurs en sont transfigurés. Or, Bohème est à ce point un standard inévitable des théâtres lyriques, que la plupart du temps ce sont des chefs certes honorables, mais tout de même de seconde série, qui dirigent, le public accourant de toute façon. Et pourtant la musique de Puccini est beaucoup moins simple qu’on ne le croit généralement, Gustavo Dudamel, lorsqu’il préparait La Bohème pour Berlin m’avait dit combien il avait été surpris de la complexité du tissu musical. Cest heureux que Dudamel l’ait à son répertoire, peu de très grands chefs la dirigent dans les grands théâtres pour les raisons expliquées ci-dessous (c’est un opéra qui n’exige pas de très grands noms ni de fréquentes nouvelles productions). Typique opéra de répertoire, La Bohème a pourtant connu dans les cinquante dernières années de grands chefs au théâtre, Karajan et Kleiber en premier, mais aussi Maazel (est-ce encore un grand chef?)ou Mehta. Aujourd’hui, qui pourrait reprendre le flambeau à la scène? Dudamel peut-être (sa Bohème à Berlin était très intéressante, moins cependant que son Don Giovanni à la Scala); Abbado n’a jamais dirigé d’opéra de Puccini, et a plusieurs fois évoqué Manon Lescaut,  mais jamais Bohème, et un Puccini n’est pas dans ses projets. On pense à Pappano, qui en fait un assez bel enregistrement chez EMI, ou à des jeunes comme Andris Nelsons qui vient de faire une belle Butterfly à Vienne et qui dirigea Bohème à Berlin (Deutsche Oper) en 2007 avec beaucoup de succès. Attendons.

Bohème est donc une oeuvre qui “rapporte” aux théâtres lorsqu’ils le programment. Nul besoin de changements fréquents de production, parce que  les mises en scène traditionnelles sont assez interchangeables. La nécessité de changer la belle production de Menotti à Garnier par celle de Jonathan Miller à Bastille n’est sans doute due qu’à des impératifs techniques, le public ayant du mal à faire vraiment la différence. Ce qui fait en général la différence, c’est le deuxième acte: la représentation du café Momus changeant selon les metteurs en scène à cause de la difficulté de représenter à fois la rue et l’intérieur du café dans une solution de continuité. La solution de Miller n’est pas claire scéniquement (rue au premier plan, s’effaçant pour montrer le café au second plan, qui devient un premier plan), en revanche, celle de Menotti, très claire (le café Momus avait une terrasse qui était dans la rue), restait assez improbable: tous ces messieurs et dames grelottant de froid au premier acte, se retrouvant au second acte en terrasse (quand les chauffages d’appoint qu’on voit aujourd’hui n’existaient pas…) dans la joie sans doute réchauffante de Noël. La solution la plus spectaculaire reste évidemment celle de Franco Zeffirelli,qui signa la doyenne des grandes mises en scène de Bohème, à la Scala (depuis de début des années soixante, avec Karajan), et la même à Vienne depuis à peu près la même période (et toujours avec Karajan), qui propose de diviser la scène en un plan inférieur (Momus), et supérieur (la rue), ce qui rend l’ouverture du rideau si spectaculaire qu’elle provoque encore aujourd’hui les applaudissements à scène ouverte.Tout mélomane se doit un jour d’aller voir cette production légendaire qui vit encore, soit à Milan, soit à Vienne. A Milan, c’est même la production “symbolique” de la Scala, comme le fut celle des Nozze di Figaro de Strehler ou de Faust de Lavelli pour l’Opéra de Paris.

Voilà ce qu’on peut dire avant d’en venir à la soirée qui nous occupe, une reprise très honorable du spectacle de Jonathan Miller (dans les beaux décors de Dante Ferretti) dont on peut louer la précision, la justesse psychologique et la cohérence, sous la direction de Daniel Oren, chef contesté depuis des années, qu’on a vu à Paris notamment pour La Juive qui reste quand même un bon souvenir. Daniel Oren a fait les beaux soirs de tous les théâtres italiens et du Festival de Vérone, mais pas de la Scala, seule exception à la règle. Il est vu par les uns comme un chef routinier et sans âme  fracassant et sans subtilité ,et par les autres comme un grand, un des plus grands spécialistes du répertoire italien du XIXème. Rien de fracassant dans ce que nous avons entendu, des tempi assez fluides, un peu rapides quelquefois, une direction très en place, mais sans doute pas vraiment marquante, une direction de grande série, mais de bon aloi. L’intérêt de cette reprise résidait dans la prise de rôle de Natalie Dessay dans Musetta. Un pari de la part de notre star nationale, qui abordait pour la première fois et sans doute pour la dernière, l’univers de Puccini. Prise de rôle réussie, surtout d’ailleurs par le personnage qu’elle imprime (elle s’en donne à cœur joie et occupe la scène au second acte de manière pétillante). Mais le rôle n’apporte rien de plus à ce qu’on sait d’elle, et la performance vocale est au second plan, derrière la performance exceptionnelle d’actrice. Tamar Iveri sait être émouvante, la voix est jolie, la technique au point. Mimi n’est pas vraiment un rôle difficile, et n’exige pas des qualités vocales exceptionnelles, l’importance résidant en revanche dans la couleur et l’expression. La couleur me paraît un tantinet trop claire, l’expression gagne à être travaillée, mais la prestation reste de qualité, même si, au vu de sa carrière, je m’attendais à bien mieux. Du côté des hommes, deux artistes convaincants, Stefano Secco en Rodolfo et Dalibor Jenis en Marcello. On sait que Stefano Secco est l’un des ténors qui comptent aujourd’hui, avec une technique très contrôlée, une maîtrise des piani et pianissimi rare. Le timbre est clair, la voix est bien projetée, sans que le volume soit exceptionnel. Mais c’est une valeur sûre, dont le physique rappelle un peu José Carreras, sans en avoir ni la vaillance ni le charisme, mais qui au fur et à mesure des actes, a gagné en présence et en assise, après de petites difficultés au début de l’opéra. Dalibor Jenis m’avait favorablement impressionné dans Posa du Don Carlo scaligère l’an dernier (Gatti-Braunschveig, à oublier -surtout le second, lamentable) . il est vraiment un très bon Marcello et s’ajoute à la liste longue des barytons de très grande qualité qui essaiment les scènes aujourd’hui, la voix est chaude, le volume est grand, la présence scénique forte, à suivre donc. Bonne prestation dans Schaunard du jeune David Bizic qui sort du centre de formation lyrique de l’Opéra National de Paris, déception en revanche pour Giovanni Battista Parodi dans Colline, la voix m’a semblé un peu opaque, disparaissant dans les ensembles :  sa “vecchia zimarra” ne restera pas dans les souvenirs qui marquent, ni par le chant, ni par l’émotion.

Il reste qu’au total la soirée fut bonne, l’émotion était palpable à certains moments:  la musique de Puccini fonctionne toujours auprès du public, et c’est heureux.

OPERA DE PARIS 2009-2010, Opéra-Bastille: SALOME, de Richard Strauss,(Dir.mus: Alain ALTINOGLOU, Ms en Scène: Lev DODINE) le 22 novembre 2009

            Salomé n’est pas une œuvre mal servie,ni par le disque, ni par la scène. Le mythe de l’enfant qui devient femme, qui fait tourner (et tomber) les têtes et dont la tête tourne elle-même est un grand classique du XXème siècle. La Légende Dorée de Jacques de Voragine raconte cette histoire que les Evangiles évoquent de manière incidente sans s’appesantir, puisque le nom de la jeune fille (qui signifie paix) n’est même pas cité, la peinture depuis la fin du moyen âge s’en est maintes fois emparé, et Flaubert dans Hérodias en fait une héroîne décadente, reprise par Huysmans (et Moreau), puis par Wilde   . De cette légende, Richard Strauss s’appuyant sur Oscar Wilde a tiré une histoire sulfureuse d’érotisme, d’inceste, de meurtre. Je rappelle que le texte de Wilde est écrit en français, et que Strauss lui même a proposé une version de Salomé en Françaislégèrement différente de la version allemande, enregistrée en son temps par Kent Nagano avec les forces de l’Opéra de Lyon. A la scène, on a vu en Europe de bonnes productions, quelquefois grandes, celle légendaire de Karajan à Salzbourg qui lança la grande et regrettée Hildegard Behrens, Bob Wilson à la Scala (avec pour un soir,Caballé), Luc Bondy à Salzbourg encore (et ailleurs) (avec une stupéfiante Malfitano), André Engel à la Bastille en 1994 (avec Huffstodt), et Lev Dodin ensuite (avec une belle distribution dominée par Karita Mattila, dont la belle production est reprise par Nicolas Joel cette année. Au disque, on a entendu toutes les voix possibles, de Welitsch à Nilsson, de Caballé à Behrens, cette dernière restant la Salomé de mon coeur, avec Karajan au pupitre, coup de tonnerre dans un ciel serein.

La reprise à l’Opéra- Bastille d’une production qui remonte à 2003 est très honorable, sans être exceptionnelle. On retrouve avec plaisir la vision de Dodine, ce drame des individus, dans un espace très ouvert (la terrasse du Tétrarque probablement à Masada) et aussi étouffant, dominé par un  clair de lune qui ne s’éclipse qu’au moment où Jochanaan est décapité, aux lumières mystérieuses de Jean Kalman: Lev Dodin a conçu un travail entre le cercle étroit des protagonistes, pas de figurants, pas de festin, pas de foule, les juifs, les gardes, les nazaréens sont spectateurs, disssimulés derrière un mur et l’espace est libéré pour les quatre protagonistes, Jochanaan, Salomé, Hérode, Hérodias. Cette solitude pesante marque ce travail intéressant,  qui fait de Salomé une jeune fille qui devient femme qui joue de sa séduction de manière à la fois innocente et perverse, et non une femme monstrueuse: elle joue comme avec les jouets de son âge, et n’a aucune distance par rapport à son jeu, y compris le plus tragique et sanglant. Le couple Hérode-Hérodias, tout de jaune vêtu ( de ce jaune qui est la couleur du déssèchement, de la fin et quelquefois de la fin de la vie) -est une tache un peu vulgaire dans ce décor nocturne. Salomé revêt d’ailleurs le manteau d’Hérodias après la danse des Sept Voiles. rejoignant d’une certaine manière la malédiction familiale (dont une légende dit d’ailleurs qu’elle meurt, en France, vers Saint Bertrand de Comminges…). Une mise en scène qui souligne à la fois la tragédie et le dérisoire, la décadence et la perversité, et qui au fond laisse peu de place à Jochanaan, à la présence plus fantasmatique que réelle.
L’ensemble de la distribution est très homogène, des petits rôles tenus avec conscience et interprétés avec l’ironie voulue (les juifs)aux quatre rôles essentiels, notons d’abord le cinquième rôle, celui de Narraboth, la première victime du charme vénéneux de la Princesse, à qui Xavier Mas prête sa voix claire et bien timbrée. Une petite déception pour le Jochanaan de Vincent le Texier. La voix manque de cette profondeur et de cette largeur qu’on attend du prophète (on se souvient de Van Dam avec Karajan ou même de Bernd Weikl) même si la qualité intrinsèque du chant est sans reproche. Thomas Moser, comme tous les grands ténors en fin de carrière, aborde ce rôle de “composition” en enlaidissant sa voix, mais tenant quand même les notes les plus hautes de manière impressionnante, c’est pour moi le plus convaincant et même le plus saisissant, Julia Juon a une présence forte en scène, mais a un peu tendance à crier et c’est dommage. Quant à Camilla Nylund, elle n’a ni la puissance, ni l’érotisme de sa compatriote Karita Mattila. Elle joue plus l’enfant capricieuse que la femme dévorée de désir. Elle reste un peu froide en scène, on se souvient  aussi de Jones, de Behrens, et même de Caballé qui remplaçait des atouts physiques discutables par des atouts vocaux incroyables et on y croyait! La voix, qui tient certes avec honneur ce rôle redoutable, reste un peu en deçà de ce qu’on souhaiterait, alors  même que l’orchestre ne la couvre jamais. Une déception donc, on attendrait plus sauvage, plus félin, plus pervers. Elle ne semble pas entrée dans ce rôle, ni dans cette logique.

C’est l’orchestre qui donne le plus de satisfaction: la direction de Alain Altinoglu, jeune chef français que l’on commence à voir de New York à Berlin, est très attentive, précise, claire, jamais débordante! Avec un tempo plutôt lent, un volume toujours contrôlé, il souligne la phrase musicale, notamment cet orientalisme décadent si  marquant, il délimite les niveaux sonores, fait tout entendre, avec un soin  qui peut-être au total pour mon goût étouffe un peu l’ivresse musicale. Une belle prestation néanmoins.

Au total, une représentation de bon niveau, ” une bonne représentation de répertoire”, avec une légère frustration  qui se marque sur les deux principaux protagonistes, au volume  à mon avis insuffisant, sur ma soif d’érotisme pervers non étanchée, sur mon désir d’ivresse sonore pas totalement satisfait.

Il reste que mes voisins sont sortis bruyamment juste avant la fin, écœurés par la vision de Salomé embrassant la tête de Jochanaan: 104 ans après la première, Salomé épate encore le (deux?) bourgeois des matinées dominicales!

SALOME (1905)

MUSIQUE DE RICHARD STRAUSS (1864-1949)
LIVRET TIRÉ DE LA PIÈCE D’OSCAR WILDE DANS UNE TRADUCTION ALLEMANDE DE HEDWIG LACHMANN

Alain Altinoglu Direction musicale
Lev Dodin Mise en scène
David Borovsky Décors et costumes
Jean Kalman Lumières
Jourii Vassilkov Chorégraphie
Valerii Galendeev Collaboration artistique

Thomas Moser Herodes
Julia Juon Herodias
Camilla Nylund Salomé
Vincent Le Texier Jochanaan
Xavier Mas Narraboth
Varduhi Abrahamyan Page der Herodias
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke Erster Jude
Eric Huchet Zweiter Jude
Vincent Delhoume Dritter Jude
Andreas Jäggi Vierter Jude
Gregory Reinhart Fünfter Jude
Nahuel Di Pierro Erster Nazarener
Ugo Rabec Zweiter Nazarener
Nicolas Courjal Erster Soldat
Scott Wilde Zweiter Soldat
Antoine Garcin Ein Cappadocier

Orchestre de l’Opéra national de Paris

 

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Bastille 2009-1010: DIE TOTE STADT de KORNGOLD (Dir Mus. Pinchas STEINBERG, ms en scène:Willy DECKER) le 3 octobre 2009.

La Ville morte (Willy Decker)

L’entrée au répertoire de l’opéra de Paris de Die tote Stadt est à considérer comme un événement. L’oeuvre de Korngold, créée en 1920 et redécouverte il y a plus de trente ans grâce à un enregistrement de Erich Leinsdorf avec René Kollo qui reste la référence, arrive peu à peu sur les scènes européennes à la recherche de nouveaux titres . Gageons que peu à peu la “musique dégénérée”(Entartete Musik) entrera dans les prochaines années dans tous les grands théâtres. Cette production, nouvelle à Paris, remonte tout de même à 2004 (à Salzburg, puis à Vienne) et Willy Decker ne s’est pas déplacé pour la remonter. Néanmoins, on peut d’emblée considérer l’opération comme une réussite, gros succès public à la Première, chant satisfaisant, orchestre à la hauteur, production de qualité. On peut trouver l’histoire résumée dans tous les bons sites internet, disons qu’il s’agit de l’histoire d’un homme, fou amoureux de sa femme Marie trop tôt disparue , qui ne se résoud pas à accepter ce deuil: à la fin de l’opéra, il a “fait son deuil” grâce à un rêve qui va couvrir environ les trois quarts de l’oeuvre. Appuyée sur un roman de Georges Rodenbach, “Bruges la morte” et sa version pour la scène, “Le Mirage” l’opéra est une adaptation en trois actes. la mise en scène de Willy Decker est assez épurée, même dans la partie “rêve” et même lorsque les scènes deviennent échevelées. Le spectateur, par un dispositif scénique clair, distingue le moment “réel” et celui “rêvé” et l’ensemble se laisse voir. Il y a de beaux tableaux (la scène de la procession vue comme “passion” christique), et les chanteurs sont suffisamment engagés pour être convaincants. Il reste que l’ensemble a un peu vieilli, et qu’on peut préférer le travail plus récent de Nicolas Brieger à Genève, qui avait résolument choisi l’option d”un monde réel tout à fait parallèle au monde rêvé,et donc d’une continuité dramatique ambiguë qui impressionnait le spectateur,   et le faisait entrer dans l’histoire d’une manière plus violente, et donc plus fidèle en ce sens au texte de Rodenbach. Rien de tel ici, et au total, le travail très propre de Willy Decker reste assez sage et, quant à lui sans aucune ambiguité, et peut être aussi sans grand mystère, ce qu’on peut regretter.

Du point de vue musical, ne boudons pas notre plaisir, la qualité est au rendez-vous, l’ensemble est d’un bon niveau, voire très bon lorsqu’il s’agit de Robert Dean Smith et de Stéphane Degout . Robert Dean Smith (Paul) étonne toujours par la puissance et l’endurance de cette voie claire à la couleur juvénile, (on l’a vu à Bayreuth dans Tristan). Il assume de bout en bout la partie en ne ménageant pas son énergie et son engagement, et en donnant une belle démonstration de chant maîtrisé de très haut niveau. Lui répond le chant très élégant de Stéphane Degout (Frantz/Fritz), un des chanteurs français les plus réclamés aujourd’hui, l’un de ces barytons qui compte dans la cohorte de très bons barytons que compte le monde lyrique aujourd’hui. Je suis plus dubitatif sur Ricarda Merbeth: la voix est puissante, certes, mais le chant est sans vraie nuance, un peu froid, sans vraie séduction (fameuse chanson de Marietta), ce qui est dommage pour le rôle:  l’interprétation musicale n’est pas marquante, mais la prestation reste évidemment solide, portée par un don d’actrice notable. Doris Lamprecht assure sa partie avec vaillance, mais ne fait pas oublier l’élégance d’Hanna Schaer à Genève dans Brigitta. Les autres rôles sont honorablement tenus.

Cette musique luxuriante, très ancrée dans l’esprit du temps, et bien proche de Strauss ou Zemlinski, réclame lyrisme et éclat,  Pinchas Steinberg et l’orchestre de l’opéra National de Paris répondent à la commande sur l’éclat, moins sur le lyrisme et la clarté de la lecture: on regrettera là encore l’extraordinaire vision du regretté Armin Jordan à Genève, qui avait su à la fois montrer l’originalité du tissu musical et en souligner les filiations.

Au total un spectacle très honorable, qui rend justice à une partition injustement méconnue du grand public, et une initiative heureuse de Nicolas Joel, même si on aurait pu peut-être penser pour une entrée au répertoire à une nouvelle production.

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Garnier: MIREILLE, de Charles GOUNOD (Dir.mus: Marc MINKOWSKI, Ms en scène: Nicolas JOEL) le 2 octobre 2009

Décevant!

En ouvrant sa saison et son règne par Mireille, de Gounod, Nicolas Joel voulait annoncer une direction nouvelle: rédécouverte d’une oeuvre un peu oubliée, large appel aux chanteurs français, fin du Regietheater, enfant chéri de l’ère Mortier. Et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, il a assumé lui-même la mise en scène, alors qu’il avait lui-même annoncé qu’il n’enferait pas à Paris. Il aurait mieux fait de s’en tenir à sa déclaration, à mon humble avis.

Le résultat de ce pari est donc mitigé, plus convaincant musicalement que scéniquement. La distribution de cette Mireille est très honorable sans être étincelante. Le plus marquant, c’est le plus ancien, le vétéran Alain Vernhes, dont la voix de basse sonore sied parfaitement au rôle de Ramon, le terrible père  de Mireille. Il est pleinement convaincant, campe un personnage juste, remplit l’espace scénique. Vraiment au-dessus des autres, dans la composition, comme dans le chant, qui a  le volume voulu. Tous les autres sont à leur place, dans tous les rôles, grands ou petits, avec une note particulière pour Anne-Catherine Gillet et la Taven de Sylvie Brunet . Frank Ferrari est un Ourrias très correct qui manque cependant d’éclat.

Quant aux protagonistes, ils sont eux aussi sans reproches au niveau du chant et de la technique. Charles Castronovo prononce le français à la perfection, chante avec la douceur voulue, le timbre est joli, la voix est bien placée. Mais ce chant reste un peu appliqué, et la voix manque un de volume et de projection. Le volume est aussi le problème de Inva Mula, souvent émouvante au demeurant, qui rencontre quelques problèmes dans le suraigu, la voix se montrant très tendue, à la limite de ses réserves; son timbre un peu clair pour mon goût dans ce rôle nuit à la force dramatique, qui en souffre. N’est pas Freni (qui l’a enregistré, mais n’a pas voulu le proposer sur scène) qui veut.

Il reste que cette musique nous touche, notamment dans la seconde partie (3ème au 5ème acte), avec de superbes moments (le troisième acte), où le mélodiste Gounod sait atteindre l’auditeur. La direction musicale, hélas,  ne stimule pas l’émotion. Marc Minkowski ne me paraît pas diriger cette oeuvre avec la sensibilité voulue, le son reste sec, le lyrisme absent, même si techniquement tout est très au point.

Mais le vrai problème de ce spectacle, c’est justement le spectacle. Ezio Frigerio conçoit un décor et Franca Squarciapino des costumes comme toujours soignés, soulignés par des éclairages subtils de Vinicio Cheli (ah, le lever de soleil au IVème acte). Mais ce décor n’est qu’une image plaquée, il n’a aucune fonction dramaturgique, On ne décèle aucune invention non plus pour les scènes plus mystérieuses  du Val d’Enfer, ni  du Rhône, qui est rendue de façon un peu ridicule d’ailleurs. Car toute la mise en scène se joue au premier plan, avec des entrées et des sorties toujours latérales, sans aucune utilisation de l’espace en profondeur, alors que l’évocation du désert de la Crau pouvait être mieux soulignée que par un ciclorama, cette absence de spatialisation scénique fait perdre à l’oeuvre de la respiration. Les choeurs (solides) sont disposés comme aux pires soirs de l’opéra de papa, le provençal devient pacotille, et les chanteurs font comme ils peuvent, car il n’y aucune direction d’acteurs, sauf quelques gestes çà et là, d’ailleurs bienvenus.

Il en résulte des moments de notable ennui, et un spectacle illustratif qui ne nous dit rien de Mistral, rien de la Provence, rien de cette liaison entre réel et surnaturel (il ya un peu de Freischütz dans cette ambiance), aucun mystère nocturne, Taven est bien peu sorcière (même si le passeur ressemble à la mort, Ah, merci Charon!)  au point qu’on finit par se demander pourquoi Mireille meurt, ce qui est quand même un comble .

C’est dommage, l’oeuvre pouvait être portée par une autre vision, pas forcément plus novatrice, mais sans doute plus sensible et plus habitée. Ici c’est l’indifférence qui essaie de mettre en scène la sensibilité, avec le résultat qu’on peut craindre…

On ne peut néanmoins que se réjouir de voir un certain répertoire un peu méprisé aujourd’hui revenir sur le devant de la scène, mais doit-on se réjouir que des millions de téléspectateurs aient vu un spectacle poussiéreux dès la première, confirmant les pires poncifs qui circulent sur l’art lyrique?

Pour mon goût, si je pense que le retour à l’Opéra d’oeuvres françaises (ou en français) oubliées, est une excellente initiative, (verra-t-on un jour Lodoiska de Cherubini, le plus grand succès de la révolution française, deux cents représentations!), j’aurais bien préféré comme inauguration en grand style d’une saison et d’un règne, voir Les Huguenots de Meyerbeer revenir à Paris. Attendons donc mieux.