TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin), mise en scène Guy CASSIERS, direction Daniel BARENBOIM (19 mai 2010)

Les images se réfèrent aux reprises berlinoises

 

Après les déboires du Ring précédent, dirigé par Riccardo Muti, on attendait impatiemment l’Or du Rhin, confié pour la musique à la baguette de Daniel Barenboim et pour la mise en scène au flamand Guy Cassiers, directeur du Toneelhuis d’Anvers, une des figures les plus emblématiques du théâtre aujourd’hui. Le spectacle qui en sort, s’il est musicalement impeccable (Barenboim signe là une de ses interprétations les plus originales, parmi tous les Ring qu’il a dirigés), est aussi scéniquement fort, mais déconcertant par ses présupposés, sa nouveauté, et sa complexité. Deux longs articles éclairent dans le programme de salle la démarche de Cassiers, et leur lecture est plus qu’utile, elle serait même indispensable avant le lever de rideau. Le spectacle est complexe par ses exigences techniques, par le sens des images, par la présence obsessionnelle de danseurs qui collent aux chanteurs, les mettant quelquefois en porte à faux, par la multiplicité des regards et des points de vue: la complexité naît de l’exigence de regarder les chanteurs, mais aussi leur image video, ou les images qui accompagnent les scènes, et qui elles aussi racontent, quelquefois en décalage, l’histoire de l’Or du Rhin.

 

Alors commençons par l’interprétation musicale qui nous est apparue trancher avec ce que Daniel Barenboim propose habituellement: une direction bien sûr très attentive, mais aussi très analytique, qui ne laisse passer aucun détail musical, qui met en relief des phrases qu’on n’entendait pas forcément, qui suit avec scrupule le déroulement scénique, avec lequel elle apparaît totalement en phase (d’ailleurs, les dramaturges qui analysent les propositions de Cassiers citent Barenboim abondamment dans le programme). Il en résulte un travail tendu à l’extrème, au tempo bien plus lent que d’habitude, mais jamais ennuyeux ou à contresens,  moins éclatant, moins “Furtwänglerien” – on sait que Furtwängler est un des grands maîtres de Barenboim dans les interprétations wagnériennes- mais d’une redoutable précision, d’une grande rondeur sonore: il obtient de l’orchestre de la Scala une maîtrise technique qu’on ne lui connaissait pas depuis longtemps, et qui renoue avec la grande tradition wagnérienne de cet orchestre (depuis Toscanini, en passant par De Sabata,  Furtwängler, Sawallisch, Kleiber, Abbado et même Muti, qui a dirigé le Ring, le Vaisseau Fantôme et Parsifal avec des succès divers…). Barenboim est clairement beaucoup plus à son aise que dans Boccanegra ou Carmen, et il nous apprend des choses sur l’oeuvre. Il est accompagné d’une équipe de chanteurs avec laquelle il a sculpté le texte et travaillé la diction avec une si grande rigueur que même telle ou telle faiblesse vocale – très contingente – est compensée par un réel plaisir du texte qui est dit, infléchi, coloré, mâché avec une telle science (on dirait quelquefois du Lied) que l’on ne peut que saluer le travail de préparation, auquel  les exigences du metteur en scène ne sont pas étrangères, tant Cassiers dans tout son théâtre fait dire le texte à ses acteurs d’une manière quasi pointilliste (on le remarque même lorsque c’est du neerlandais que nous ne comprenons pas a priori).

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René Pape (Wotan)

Evidemment, le Wotan de René Pape domine, voix profonde, sonore, d’une étonnante clarté et lisibilité, avec une étendue remarquable dans une partie très sollicitée dans ce prologue. Sans avoir le relief et la violence expressive d’autres (Kelemen, von Kannen), Johannes Martin Kränzle a une présence marquée, et travaille la couleur vocale et l’interprétation de manière exemplaire, une sorte d’Alberich tout de violence rentrée. Le Mime de Wolfgang Ablinger Sperrhacke, qui ne m’avait pas particulièrement convaincu à Paris, est ici beaucoup plus à l’aise et compose un vrai “négatif” de son frère Alberich, avec le même sens du texte. Une fois de plus, on a trouvé un Loge de référence, une sorte de monsieur Loyal légèrement clownesque, Stefan Rügamer, qui va sans doute marquer le rôle: tout y est, présence vocale et physique, inflexions ironiques marquées, technique de fer, science des mots ! En revanche, les géants me semblent bien pâles, avec un Fasolt (Tigran Martirossian) en réelle difficulté dans les passages (des moments vraiment gênants ou le chant devient râclure) et une voix en arrière, jamais projetée, comme s’il se forçait à chercher au plus profond des sons qu’il ne sait pas produire naturellement, et un Fafner bien pâle (Timo Riihonen). Froh (Marco Jentzsch) et Donner (Jan Buchwald, un vrai physique de composition) sont honnêtes sans plus et pâles comme il convient à leurs rôles. A part Anna Larsson (Erda d’une altière noblesse et d’une sépulcrale beauté) dont on connaît la voix de contralto qui fait le tour du monde et qui propose une intervention impressionnante de justesse, Doris Soffel et Anna Samuil déçoivent un peu. Doris Soffel interprète d’une manière exemplaire et sa diction est un modèle du genre, sa tenue en scène et le personnage campé font que les regards se concentrent sur elle, mais la voix n’est plus ce qu’elle était, même si sa prestation reste fort honorable, plus marquante par sa présence que par sa voix; Anna Samuil malgré une voix bien posée, n’a pas l’épaisseur voulue pour le rôle, (mais j’ai en tête Helga Dernesch avec Solti à Paris!) et la voix ici manque de dramatisme: j’aime les Freia qui peuvent être des Sieglinde, car alors, le rôle gagne en dramatisme et n’est pas confiné aux larmes d’une jeune fille perdue. Les filles du Rhin, Aga Mikolaj, Maria Gortsveskaya, Marina Prudenskaya, sont irréprochables, dans une scène à la mise en scène la plus complexe qui soit, il y a longtemps que je n’avais pas entendu un trio aussi juste. Comme on le voit, malgré quelques faiblesses, la distribution réunie  fait honneur à la  Scala, quant à Barenboim, il était là dans un grand soir où il a mis toute son équipe et son orchestre au service de la “Gesamtkunstwerk”, de l’oeuvre d’art totale que Wagner appelait de ses voeux.

 

Le travail de Guy Cassiers est exemplaire sur le plan dramaturgique, pas toujours d’une clarté cristalline sur scène, et sans doute ce travail mérite-t-il peut être quelque affinage pour les représentations berlinoises et les futures représentations du Ring en 2013. Autrement dit, autant les présupposés impressionnent, autant le résultat scénique à certains moments reste-il en deçà des attentes, notamment toutes les scènes avec l’ensemble des dieux, qui apparaissent répétitives, malgré de belles idées. Sans doute les chorégraphies (de Sidi Larbi Cherkaoui), omniprésentes et inattendues chez un public wagnérien, finissent-elles par lasser alors qu’elles sont un élément porteur de la vision “déconstruite” du metteur en scène, sans doute aussi la nécessité d’avoir l’oeil partout, en ensemble,  sur les chanteurs, sur les projections vidéo, sur les danseurs, pour recomposer une vision syncrétique et globale, perturbe-t-elle nos habitudes de spectateur, car ce qui se passe sur les écrans n’est pas toujours une reprise exacte de la scène, mais en éclaire les enjeux. Quant aux danseurs, leur fonction diffère selon les moments: ils collent aux dieux car ils  sont la représentation de leurs sentiments ou de leurs émotions et les empêche presque de se mouvoir, ils en sont une gêne permanente (voulue) dans les mouvements des chanteurs. En effet, les dieux restent assez fixes, ils n’expriment rien avec le corps (contrairement à Chéreau), et sont bloqués par un espace difficile et des circulations contraintes sur des pontons étroits passant sur des étendues d’eau : ainsi les Dieux omnipotents sont-ils déjà dans la contrainte et l’impuissance, d’où une chorégraphie qui montre le mouvement “intérieur”que les corps n’expriment pas. Cassiers aime dans son théâtre utiliser tous les arts de la scène et du mouvement, théâtre, danse, vidéo, et le tout en même temps: au spectateur de reconstruire le puzzle déconstruit qui est offert, car chaque élément n’est pas à voir séparément, mais en un tout. Cette approche convient à la scène initiale des filles du Rhin: elles apparaissent en chair et os, mais en même temps sur un écran géant, quand l’une chante, l’autre se mire devant une caméra qui reprend ses gestes et ses mimiques, dans une vision aquatique glauque, noire ou boueuse. Ce qui explique clairement qu’ainsi démultipliées, elles échappent à Alberich qui ne comprend plus rien, n’attrapant ni les corps, ni les ombres ni les images. C’est une très grande réussite scénique et esthétique. Autre réussite, la scène du Nibelheim, où Alberich trône dans une sorte de régie couverte de caméras, qui reprennent l’espace et le projettent sur écran dans les moindres détails, à la manière de big brother ou loft story, sorte de téléréalité redoutable où rien n’échappe à l’oeil du maître. Les danseurs sont là ses esclaves, ils n’expriment aucun sentiment, mais sont des objets, tour à tour trône, Tarnhelm, dragon, grenouille: les scène de transformations sont étonnantes, et là aussi, l’effet théâtral est impressionnant.

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Anna Larsson (Erda)

Impressionnante aussi l’apparition d’Erda, qui monte des profondeurs et ne cesse de monter, perchée sur une immense robe de plusieurs mètres de haut, qui domine ainsi les dieux et les hommes (une peu comme la Reine de la Nuit dans la vision de Bob Wilson à la Bastille).
La conséquence, c’est une sorte de continuité, sans jamais baisser le rideau, et donc une fluidité des changements à vue (ce qui évidemment est conforme à ce que Wagner voulait et multiplie la tension scénique), mais aussi une sorte d’unicité de l’espace, comme si la scène devenait la scène du monde dans sa globalité, Nibelheim (le bas),  Terre,  Dieux (le ciel, le haut)et qu’en réalité les choses se confondaient déjà dans l’unicité d’un univers perdu d’avance. Car au delà des scènes dans leur détail, la vision de cet Or du Rhin est très noire: tout est déjà joué, et il n’y a aucun espoir. Les filles du Rhin évoluent déjà en eau trouble, une eau troublée par un monde déjà en déliquescence, notre monde où toute réalité n’est déjà plus que virtuelle ou numérique, et le rideau se ferme sur une scène désertée annonçant déjà la suite (La Walkyrie) où Loge sautille ironiquement devant les désastres futurs, et une musique ronflante et creuse (celle que Wagner écrit, pleine d’ironie terrible) illustre  la victoire à la Pyrrhus des Dieux engloutis par un Walhalla inquiétant (une sorte de bas relief de corps d’enfants aux formes torturées).
Dans cette vision très actuelle (décors technologiques de Enrico Bagnoli, magnifiques costumes de Tim van Steenbergen), novatrice à n’en pas douter (incroyable travail video de Arjen Kleerkx et Kurt d’Haeseleer), certaines scènes semblent inachevées: d’abord, l’analyse n’est pas totalement nouvelle: Chéreau lui même montrait le cortège des dieux entrant à reculons dans le Walhalla enfin conquis, Peter Stein à Paris en faisait des membres d’un salon mondain impuissants (déjà) à maîtriser la marche du destin – Cassiers n’en est pas loin -, mais Chéreau, comme Stein et comme d’autres, travaillaient beaucoup sur la relation entre les êtres, sur l’acteur, sur la personne. Ici il n’y pas de travail sur la psychologie de l’acteur, car le jeu est réduit au minimum, et c’est l’ensemble de la contruction, video, chanteurs, danseurs, qui fait sens ensemble et non pas séparément, corps déconstruits, rôles déconstruits, vision déconstuites que le spectateur doit reconstituer pour donner sens (en lisant le programme, cela vaut mieux). Ainsi les géants n’apparaissent-ils géants que dans la projection de leur ombre, et face à leurs ombres, l’ombre de Freia minuscule fait sens, mais ces ombres ont une vie autonome sur l’écran, et ne sont pas les projections de ce qui se passe sur le devant le la scène: ainsi dans les ombres même des géants, se projettent des corps disloqués, en souffrance renvoyant sans doute au monde du travail destructeur que les géants symbolisent. Il en résulte un ensemble fascinant à n’en pas douter, qui laisse une foule d’interrogations, jamais d’indifférence, mais qui en même temps n’arrive pas à convaincre tout à fait. On se demande si l’ennui qui quelquefois pointe son nez n’est pas voulu, pour induire une sorte de lassitude, de fatigue à l’aube même d’une histoire, qui apparaît après cet Or du Rhin presque inutile, et si la suite ne serait plus trois journées, mais trois soubresauts d’une bête déjà agonisante.

Je ne peux que conseiller le voyage de Milan, avant fin mai, ou à Berlin, en automne, pour vous faire une idée plus claire que celle que je puis exprimer: une réussite musicale et une grande interrogation scénique, mais comme pour tous les spectacles de Cassiers, qui laissent toujours un goût étrange en bouche. Et si vous ne connaissez pas Cassiers, rendez-vous à Avignon cet été ou à Grenoble en automne pour faire connaissance avec cette approche fascinante et si particulière.

Une seule certitude: rien à voir avec la médiocrité grise de la production parisienne, à Milan au moins, les méninges fonctionnent, à s’en faire mal.

NB: Ce Rheingold est retransmis le 26 mai à 20h en direct de la Scala sur MEZZO .

Où en est LA SCALA ?

Dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part. Elle est considérée comme le plus grand théâtre lyrique du monde. Tous les chanteurs veulent y chanter, les grands chefs, paraît-il, accourent. Sans compter un public international qui se presserait à ses portes. Rien n’est plus faux, au moins depuis quelques années.
D’abord, le public: il est pour une grande part milanais, venu d’un rayon de 2-3 km autour du théâtre, ce qui est très rare dans les théâtres d’opéra. C’est un public d’habitués, d’abonnés, qui se retrouve comme dans un grand salon citadin. De même celui des galeries (séparées du public des loges et de l’orchestre: à la Scala, il n’y pas de communication possible chacun a son entrée, son escalier, “les classes” sont séparées) très différent, plus jeune, moins bourgeois, est aussi le plus souvent un public qui se retrouve. Jamais, lorsque je vais à la Scala, je ne salue moins d’une vingtaine ou une trentaine de personnes, amis, connaissances, ou simples rencontres lors d’une queue, ou lors d’une discussion pendant une représentation: en 31 ans de fréquentation de ce théâtre, quasi quotidienne entre 1985 et 1991, on fait de nombreuses connaissances, on se fait des amis, on devient un meuble. En fait, le modèle est celui d’un théâtre de province, plutôt que d’un grand opéra international. Le Teatro alla Scala est le plus grand théâtre de province du monde!

Mais voilà, ce théâtre au public très local, a une réputation mythique, mondiale, parce qu’il a une histoire faite de ces noms qui sonnent à nos oreilles comme autant de miracles: Verdi, Rossini, Callas, Tebaldi, Toscanini, Abbado, Karajan, mais aussi Stendhal qui n’a pas peu contribué dans ses écrits à faire de ce lieu un mythe. De plus, la Scala fut partiellement détruite lors d’un bombardement pendant la seconde guerre mondiale et sa reconstruction, puis sa réouverture sous la baguette de Toscanini, revenu après plus de 15 ans d’exil volontaire, furent le symbole de la reconstruction du pays. Depuis, la Scala est un lieu de l’identité italienne, beaucoup plus que n’importe quel autre théâtre, à commencer par la Fenice. Le théâtre est donc la plupart du temps préservé des crises cycliques qui frappent le spectacle en Italie, comme aujourd’hui.

Les racines du XXème siècle:

Arturo Toscanini directeur musical de la Scala en plusieurs épisodes entre la fin du XIXème et les années trente, a construit le répertoire, modernisé l’organisation, ouvert à la musique “nouvelle”, Debussy, Wagner, Moussorgsky par exemple. En ce sens sa politique est plus proche de celle d’un Abbado que celle d’un Muti par exemple (bien que Muti se soit construit comme référence médiatique celle d’un “nouveau Toscanini”: rien à voir, ni par les idées, ni par la manière d’aborder les oeuvres). De très grands chefs italiens ont aussi complété cette épopée toscanienne, dont le plus célèbre et si différent fut Victor De Sabata, à qui l’ont doit sans doute la plus belle Tosca du XXème siècle avec Acllas et Di Stefano.

Les années 50 et 60 furent celles du chant et du chant mythique, ce furent les années Callas et du duel Maria Callas (la voix qui vit et vibre), et Renata Tebaldi (la voix qui chante et enchante), illustrées par des luttes de clans parmi les fans dignes des luttes de tribunes au parc des Princes. L’Italie adore la tribu comme modèle de structure sociale: la Scala a donc connu les callassiani, les tebaldiani, plus récemment les abbadiani, les mutiani…Ce furent aussi les années de chefs comme Furtwängler, il dirigea un Ring légendaire en 1950, le jeune Leonard Bernstein (Medea, Alceste), Dimitri Mitropoulos (qui essuya les huées de la première milanaise de Wozzeck, et qui mourut à la Scala lors d’une répétition de la IIIème de Mahler). En dehors des grands chefs italiens de référence (Tullio Serafin, Antonino Votto, Gianandrea Gavazzeni) on va voir voir se créer des habitués de ce théâtre (Leonard Bernstein, Wolfgang Sawallisch, Herbert von Karajan qui va y diriger Mozart, Verdi, Puccini), et les distributions vont être toujours des distributions de référence. Le mythe d’aujourd’hui s’est incontestablement construit à cette époque, dite l’époque Ghiringhelli, du nom du directeur qui régna de 1945 à 1972, en défendant ardemment le théâtre contre les pouvoirs constitués et contre les cabales.

L’ère Abbado:

La période suivante est marquée de 1968 à 1986, par la présence de Claudio Abbado au poste de directeur musical, un poste qui n’existait pas vraiment les années précédentes, qu’il occupe à l’âge de 35 ans. Il est bientôt accompagné par Paolo Grassi, qui devient “Sovrintendente” en 1972 après avoir dirigé avec Giorgio Strehler le Piccolo Teatro di Milano depuis 1947. Pendant cinq ans la personnalité très forte de Grassi va marquer le théâtre comme s’il y a était resté vingt ans: homme de théâtre, il travaille pour que chaque jour le rideau se lève, main dans la main avec Abbado, c’est l’époque des concerts pour les ouvriers des usines, dans les usines, avec Maurizio Pollini, des abonnements pour les étudiants et travailleurs, c’est aussi l’époque où il aide le public à s’organiser  et à fonder des associations dont il espère avoir l’aide pour maîtriser les passions, c’est le rôle des fameux “Amici del Loggione del Teatro alla Scala”, association encore aujourd’hui importante. Ronconi (pour Wagner ou Berg), Strehler (pour  Verdi ou Prokofiev ou même le grandiose Lohengrin de Wagner)   Zeffirelli (pour Verdi), tous les grands noms de la scène italienne produisent pour la Scala, mais on y voit aussi Jean Pierre Ponnelle (pour une série de Rossini devenus légendaires) Jorge Lavelli (une Madama Butterfly inoubliable et inoubliée, qu’on vit aussi à Paris). C’est aussi le moment où le répertoire s’ouvre vers le plus contemporain: le théâtre en avait besoin, il n’avait pas de directeur musical depuis le départ  polémique de Carlo-Maria Giulini en 1956, et la mort de Guido Cantelli, une semaine après sa prise de fonction. Ainsi propose-t-il par exemple “Samstag aus Licht”, une création de Karlheinz Stockhausen, d’un cycle qu’il ne terminera pas (mise en scène Luca Ronconi), ou le très fameux “Al gran sole carico d’amore” de Luigi Nono énorme succès du spectacle mis en scène par Youri Liubimov, qui sera repris en 1979 sous la direction de Giuseppe Sinopoli, un des premiers opéras dirigés par Abbado est un Wozzeck (deux productions en 18 ans) dont l’entrée au répertoire avait fait scandale dans les années 50 comme rappelé plus haut.

Paolo Grassi quitte la Scala pour la RAI en 1977, il est remplacé par Carlo-Maria Badini, personnalité moins flamboyante, plus politique, qui restera jusqu’en 1990.  Abbado continue le travail sur le répertoire. Il dirige beaucoup plus la saison symphonique que la saison lyrique et cela lui sera reproché, mais il impulse de grands projets qui vont marquer les esprits, le projet Berg en 1979 avec un échange avec l’Opéra de Paris: Paris envoie la Lulu de Chéreau (avec Boulez), Milan envoie Wozzeck de Ronconi (avec Abbado), le projet Moussorgski (Khovantchina, Boris extraordinaire de Lioubimov et Abbado, avec pour la première fois la version originale de Moussorgski, aujourd’hui jouée partout dès 1979), le projet Debussy qui clôt la période Abbado en 1986, avec le magnifique Pelléas et Mélisande d’Antoine Vitez qu’on verra à Vienne, puis à Londres au début des années 1990.

Enfin on ne compte pas les découvertes:outre le Boris dans sa version originale, sublime, dont la production scaligère marqua définitivement l’installation dans les répertoires des théâtres,  Don Carlo en version complète (Ronconi, en 1977), où l’on entend pour la première fois des musiques qu’on croyait perdues, dont le fameux “Lacrimosa” après la mort de Posa,  Il Viaggio a Reims (1984), de Rossini mis en scène par Ronconi (encore!), joué à Pesaro puis à Milan,en 1985, puis à Vienne, une production qui met les centres des villes en folie avec son cortège qui traverse les rues en direct avant de débouler dans la salle. Du délire dans les salles, qui n’en reviennent pas de ces distributions où le moindre petit rôle est tenu par une star, une des rares fois où Abbado concède le bis.
Mais l’orchestre de la Scala voudrait un chef plus présent, Abbado dirige à peine deux productions par ans et quelques concerts de la saison musicale: les musiciens font savoir qu’il ne désirent pas qu’Abbado reste à la Scala, et Riccardo Muti frappe à la porte. Depuis 1981, il a dirigé Mozart avec Le nozze di Figaro dans la mise en scène de Strehler, inspirée étroitement de celle qu’il fit pour Paris, Cosi fan tutte, dans une mise en scène faite pour Salzbourg de Michael Hampe. Il a ouvert la saison en 1982 avec Ernani (Ronconi), un demi-succès qui pourtant fait rêver aujourd’hui (Freni Ghiaurov Domingo Bruson). Bref, Abbado laisse la Scala pour l’Opéra de Vienne en juin 1986, avec un grandiose projet Debussy qui se clôt sous des pluies de fleurs.

L’ère Abbado a marqué par les découvertes d’œuvres rarement ou jamais jouées, la fréquentation plus régulière de la musique contemporaine (amèrement- et stupidement- reprochée par Sergio Segalini dans un petit ouvrage sur la Scala), l’élargissement du répertoire et de la base sociale du public. Claudio Abbado a aussi fondé le Philharmonique de la Scala, sur le modèle du Philharmonique de Vienne, en s’appuyant sur les forces de l’orchestre du théâtre. Il laissait une marque profonde chez le public mélomane et curieux. Il était au contraire très décrié par une autre partie du public et de la presse, et les articles idéologiquement violents qui lui reprochaient ses idées ne manquèrent pas tout au long de son “règne”. Enfin, il était arrivé à la Scala comme un jeune chef prometteur, il la quittait comme un des chefs internationaux les plus reconnus, et arrivait à Vienne sur le siège de son compositeur fétiche, Gustav Mahler.

L’ère Muti:

Avec Riccardo Muti, une ère nouvelle et radicalement différente va commencer. Riccardo Muti a laissé une trace très profonde lors de son passage à Florence. Il y a dirigé les grands Verdi dans des productions restées légendaires (Le Trouvère, Otello) mais aussi Le Nozze di Figaro (de Vitez) Il a la réputation d’être un nouveau Toscanini, proposant des interprétations d’une énergie fulgurante, avec des contrastes rythmiques inédits, tout cela avec une maîtrise technique des orchestres qui font l’admiration de tous. Politiquement, il n’a pas la réputation d’être de gauche, comme Abbado, et musicalement, à part leur “rivalité” mise en scène par les journaux dans le répertoire italien, les deux personnalités sont très différentes par leurs goûts, l’un est fasciné par le classicisme et le XIXème, l’autre par le monde de la Mitteleuropa et par le XXème siècle, Muti s’est formé en Italie (esentiellement à Naples et Milan), et Abbado à Vienne, l’un est médiatique et flamboyant, l’autre discret et timide.
Et pour moi, Muti est un grand chef, et Abbado un musicien.
Un autre élément les sépare, c’est la vision du théâtre et de la scène. Si Abbado donne une très grande importance au travail théâtral et scénique, Muti pense que c’est la musique qui doit dominer et conçoit le metteur en scène comme obéissant aux visions du chef. Il travaille beaucoup musicalement avec les chanteurs, au piano, il les accompagne avec attention. Il est moins regardant sur l’effet produit par la scène. Il ouvre par une production de Nabucco, triomphale pour lui et les chanteurs dans leur ensemble, mais qui scéniquement est d’une banalité affligeante (Roberto De Simone). De fait, peu de productions, tout au long de ces 18/19 ans de présence, auront marqué la vie du théâtre, même si elles sont accueillies avec enthousiasme par une certaine presse (aux ordres?), on retiendra, dans les productions dirigées par Muti, le Don Giovanni de Giorgio Strehler (1987)qui pourtant n’est pas sa mise en scène la plus réussie à mon avis (voir le DVD qui en a été fait), I Capuletti ed i Montecchi dans la production de Pier Luigi Pizzi (Covent Garden) avec les magnifiques Agnès Baltsa et June Anderson, la Lodoiska de Cherubini (mise en scène Luca Ronconi) qui est un spectacle étourdissant, magnifiquement dirigé, qui fait découvrir une oeuvre étonnante, le plus gros succès parisien de la révolution française, dont  Beethoven s’inspirera et dont Brahms désira la partition dans sa tombe…Pour moi c’est là la plkus grande réussite. Pourtant, Muti va ouvrir le répertoire au XVIIIème siècle, Jommelli, Mozart, Gluck, Pergolèse, au classicisme du XIXème (Spontini, Cherubini), mais qui se souvient aujourd’hui de ces productions, même si l’idée de les présenter au public de Milan est excellente et mérite d’être soulignée.
La Traviata, si marquée par Callas, revient en 1990 au répertoire avec deux jeunes (Tiziana Fabbricini, si émouvante, mais si fragile vocalement, et un certain Roberto Alagna…), dans une production hyperclassique, mais solide et au total assez réussie de Liliana Cavani. Riccardo Muti va aussi diriger Wagner, Le Vaisseau Fantôme, (en trois actes séparés, ce qui ne se fait plus en Europe depuis des lustres) Parsifal (Cesare Lievi, 1991) et un Ring brinqueballant avec deux metteurs en scènes (André Engel pour Walkyrie et Siegfried et Yannis Kokkos pour Götterdämmerung) et un Or du Rhin en version de concert : un échec honteux et retentissant, il fera aussi le Fidelio de Beethoven avec Waltraud Meier, deux oeuvres de Puccini -Tosca et Manon Lescaut-, un Macbeth sans grand intérêt, non plus que Due Foscari oubliés aujourd’hui, mais aussi une vraie réussite, les Dialogues des Carmélites de Poulenc, mise en scène Robert Carsen. Oublions en revanche un Idomeneo d’un ennui mortel et un Don Carlo qui fut une des soirées les plus violentes de son règne (mise en scène obsolète de Zeffirelli, et chanteurs pas vraiment prêts -Pavarotti). L’impression est que peu à peu, Muti se désintéresse du théâtre: signe de cette légèreté, la valse des directeurs artistiques après le départ de Cesare Mazzonis, je crois en 1990, dernier directeur artistique de très grande culture de de très grande finesse, possédant un réel pouvoir (et donc très critiqué, publiquement par Riccardo Muti) qui fit le jour de sa dernière conférence de presse un discours retentissant sur “ce que devrait être un théâtre européen” qui ne plut pas!
Riccardo Muti n’a pas vraiment d’intérêt pour la gestion ni la question du théâtre, et il n’a pas confiance dans les grands managers artistiques, de type Mortier avec lequel il fut en conflit à Salzbourg, il se méfie aussi des metteurs en scène un peu “modernistes” et n’a pas toujours la main sûre en matière de chanteurs. Sa manière de diriger a aussi changé: de la fulgurance des années 70, on est passé à une sorte de routine de luxe, avec un orchestre évidemment parfaitement préparé, mais qui ne dit rien, une recherche du son et de l’effet, sans lien avec une histoire ou un discours. Les invitations de chefs importants s’émoussent (peur de l’ombre?) On en vit encore avant 1990 (Sawallisch par exemple ou Kleiber pour le centenaire d’Otello en 1987, avec un triomphe délirant) pratiquement plus après (à part Sinopoli qui meurt prématurément, quelques apparitions de Gergiev dans le répertoire russe). Fontana disait d’ailleurs que les grands chefs ne dirigeaient plus à l’Opéra. Il fut question d’un retour d’Abbado à la Scala, au milieu des années 90, avec un Fidelio, un Barbier de Séville et surtout une Elektra (celle de Salzbourg), avec les berlinois qui était presque décidée. Mais Muti déclara qu’aucun autre orchestre que celui de la Scala ne jouerait dans la fosse: ce fut la rupture avec Abbado, qui se considéra trahi, et qui ne mit plus les pieds à Milan. A la fin des années 90, la Scala n’était plus qu’un mythe médiatique, et il ne se passait plus grand chose.Gestion désastreuse, sans vision, sans stratégie, que la personnalité du surintendant Fontana, sans idées lui aussi sinon celle de coller à Muti, ne pouvait aider à construire un avenir.

Le théâtre qui avait besoin de travaux importants ferme pendant quatre ans, il s’exile au Teatro degli Arcimboldi, spécialement construit par Vittorio Gregotti aux dimensions exactes de la Scala, loin du centre ville. La réouverture est l’occasion d’un battage médiatique inouï avec une production totalement médiocre de Europa Riconosciuta de Salieri qui avait inauguré le théâtre en 1778. Mais l’orchestre et les masses artistiques  ont désormais perdu toute confiance en leur chef, une routine médiocre s’est installée, tant au niveau des productions que des chefs ou des chanteurs invités, Carlo Fontana, le surintendant qui avait succédé à Carlo Maria Badini en 1990 n’a d’autre politique que celle de suivre les désirs de Riccardo Muti, et les directeurs artistiques comme je l’ai dit, se sont succèdés avec rapidité, sans réussir à imprimer une quelconque cohérence à la programmation. C’est ainsi que les masses artistiques de la Scala, en grève, contraignent et Fontana, et Muti à la démission au printemps 2005. Quand Lissner arrive, tout seul après les refus de Pereira (alors à Zürich) et de Nicolas Joel (alors à Toulouse), il trouve un théâtre sans projets, avec un orchestre désemparé et un personnel complètement découragé et déstabilisé. Si Abbado était parti sous les fleurs, Muti s’en va à la sauvette, en laissant un théâtre en déshérence.

Stéphane Lissner

Rien ne laissait prévoir le destin milanais de Stéphane Lissner. Il arrive seul, sans aucun collaborateur, sans connaître un mot d’italien, mais avec ses réseaux, son intelligence et son habileté. Directeur du Festival d’Aix en Provence, conseiller artistique du Festival de Vienne (Wiener Festwochen), directeur du théâtre des Bouffes du Nord, on le voit dans le futur,  directeur de l’Opéra de Paris, pourquoi pas au Festival de Salzbourg, mais pas à la Scala. D’abord parce que la Scala n’a jamais eu de directeur étranger, ni directeur musical, ni directeur artistique, ni a fortiori Sovrintendente. Ces deux derniers postes sont l’objets de subtils équilibres politiques typiquement italiens. C’est dire la situation désespérée du théâtre: aucun italien ne se présente pour relever le défi. Mais les grands managers internationaux pressentis se sont défilés eux aussi.

En trois mois, il va bâtir une saison et faire revenir la confiance des personnels. Il va activer ses réseaux, le réseau berlinois, avec Daniel Barenboim, les jeunes (Daniel Harding, Gustavo Dudamel), les italiens (Daniele Gatti, Riccardo Chailly- et Claudio Abbado, sans succès). Il va s’appuyer sur les équipes en place, et s’attacher à rétablir la confiance, faire revenir le public dont l’affluence commençait à baisser, et construire des projets à long terme: la réputation, justifiée de la Scala était de préparer à l’avance les grandes productions (ouverture de saison  par exemple), mais d’être le dernier grand théâtre à bâtir sa saison, au dernier moment, d’où indisponibilité des grands chefs ou des grands chanteurs, retenus ailleurs plusieurs années à l’avance.
Il va aussi avoir l’habileté d’attirer des chefs comme Riccardo Chailly en se refusant à choisir un directeur musical et en lançant une espèce de compétition entre deux ou trois personnalités, alors qu’il sait très bien qu’il va appeler Daniel Barenboim non comme directeur musical mais comme directeur “scaligère” préféré.
Pourquoi Barenboim? d’abord parce que les deux hommes ont une longue amitié, depuis que Daniel Barenboim a été écarté violemment du projet Bastille en 1988: c’est le Châtelet dont Lissner était le directeur qui accueillit des projets prévus à Bastille et avortés. Ensuite parce que Barenboim représente une puissance forte en matière de réseaux, de disques, d’ouverture du répertoire, de travail avec l’orchestre, enfin parce qu’ainsi on peut établir des liens étroits avec le Staatsoper de Berlin dont il est le directeur musical, et donc construire des projets communs et des coproductions. Choix d’amitié et choix stratégique: aucun chef n’est aujourd’hui aussi puissant que Daniel Barenboim. De plus, Barenboim n’a pratiquement JAMAIS dirigé à la Scala.

Deuxième signe, il devient et “Sovrintendente”, et directeur artistique, aidé d’un coordonnateur artistique. C’est dire qu’il va diriger les choix artistiques du théâtre ce qui n’est pas habituel en Italie. Enfin, il va construire et rétablir un répertoire avec des productions d’une qualité qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, non sans habileté: une personnalité aussi importante que Zeffirelli en Italie va être courtisée, et Lissner va lui proposer rien moins que deux productions (Aida, un échec, et La fille du Régiment, un autre semi-échec, Natalie Dessay refusant de chanter dans la production) ; mais n’importe, Zeffirelli est dans la poche.

Troisième signe, il va s’adresser directement au public, en l’invitant à sa présentation de saison, en étant présent chaque soir à l’entrée des fauteuils d’orchestre, pour saluer le public, pour s’entretenir avec lui, pour montrer qu’il est là et à l’écoute.

Le résultat, en 5 ans, le théâtre est revenu à un niveau vraiment international avec des productions déjà célèbres (le Tristan de Chéreau , qui n’est  pas sa meilleure production pourtant, ou De la Maison des Morts, de Chéreau toujours, un triomphe à Aix qu’il renouvelle à la Scala en s’appuyant non plus sur Boulez, mais sur Salonen), il ouvre à Janacek, à Berg, à Wagner, on voit des chefs qui pour certains n’étaient jamais monté au pupitre à Milan, comme Gardiner, mais on voit aussi évidemment Barenboim, Harding, Chailly -qui ne veut plus diriger, fâché d’avoir été écarté de la direction musicale-, Dudamel, Mehta, Salonen, des baroqueux comme Spinosi qui va diriger le Barbier de Séville cet été ou Giovanni Antonini pour l’Armida de Gluck l’an dernier. En bref, les choses se diversifient, s’ouvrent et la Scala redevient le grand théâtre international qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.

Conclusion en forme d’interrogation:

Comme je le disais, au début de ce texte : “dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part”. Or pour l’instant, la politique de Lissner, qui a sauvé la maison certes, a produit des saisons de qualité, mais au fond interchangeables: on pourrait voir les mêmes à Londres, à Paris ou à Amsterdam. Lissner a fait de ce théâtre un théâtre de standard international, il n’a pas réussi encore à lui redonner sa couleur propre. Le prochain projet, c’est le Ring des Nibelungen, pour être prêt pour 2013 et le bicentenaire de Wagner, dirigé par Daniel Barenboim et le belge Guy Cassiers du Tonelhuis d’Anvers, un spectacle sans nul doute complexe, sans nul doute passionnant, qui sans nul doute fera beaucoup parler, tant la personnalité de Cassiers est aujourd’hui incontournable dans le paysage théâtral d’aujourd’hui.
Mais le vrai problème, c’est comment aussi assurer en 2013 l’année Verdi ?

J’ai parlé de Verdi dans un autre article de ce Blog, et j’ai confié combien Verdi me semblait aujourd’hui un peu marginalisé, mais la Scala, pour le monde entier, ce n’est ni Wagner, ni Janacek, ni Berg: c’est Verdi, et pour l’instant, les productions verdiennes de l’ère Lissner ont laissé perplexe, une Aida monumentale et kitch, pour faire plaisir à Zeffirelli,  un Don Carlo de Braunschweig (et Daniele Gatti) qui n’a pas convaincu du tout, et un Boccanegra pour Domingo, pour Harteros, mais ni pour le spectacle, assez lamentable, ni pour le chef (Barenboim) étranger à ce répertoire.
La Scala, c’est aussi Rossini: n’oublions pas que Rossini fut le grand auteur de la Scala, plus que Verdi qui a toujours eu avec ce théâtre des relations agitées,Rossini est peut-être plus facile aujourd’hui à monter que Verdi. Certes Abbado revient diriger (Mahler!) mais il ne faut pas compter sur lui pour relancer Verdi et Rossini qu’il servit si bien pendant ses 18 ans de règne. Il faut trouver des chefs (ce ne peut être Barenboim, on l’a vu lors du dernier Boccanegra) pour diriger l’opera omnia de Verdi, car telle est l’intention du théâtre. Il faut aussi trouver des chefs de profil incontestable  pour incarner Rossini. Pour l’instant Lissner tente les baroqueux (Ottavio Dantone, Jean-Christpohe Spinosi) mais feront-ils oublier le grand Claudio?

La Scala ce sont aussi des productions de référence de Puccini, mais aussi de tout le répertoire italien du XIXème, à quand une Norma? une grande Lucia? à quand un nouveau grand Pagliacci? C’est là où l’on attend Lissner, et on sait bien que non seulement ce n’est pas là sa tasse de thé, mais qu’une Norma ne se trouve pas aussi facilement, et Madame Urmana qui était prévue, sans aucun doute se ferait jeter par un public qui, ne l’oublions pas, n’est pas le plus méchant des publics, ni le plus stupide, mais le plus compétent et attentif. Le public de la Scala peut faire d’un inconnu une vedette en un soir, il est disponible, et pas aussi snob que celui de Paris,  mais n’a pas de scrupule à huer une star s’il estime qu’elle n’est pas à la hauteur: Pavarotti, Caballé, Ricciarelli en firent les frais et Fleming il n’y a pas si longtemps. C’est un public difficile, mais ouvert. Et c’est un public qui n’a pas eu depuis longtemps ses oeuvres fétiches.

Si la Scala doit retrouver son statut mythique, et non pas son statut de grand théâtre international qu’elle vient de reconquérir, c’est là son chemin, pour son public et pour le monde entier.
Stéphane Lissner n’a pas fini le travail…même si il a réussi à ramener Abbado dans sa ville.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI avec Placido DOMINGO et Anja HARTEROS (24 avril 2010)

Une barque et une voile en ombre, une lumière ocre, et un génie de la scène, Giorgio Strehler. Qui n’a pas vu au moins cette photo sur la couverture du CD de Simon Boccanegra dirigé par Claudio Abbado et les forces de la Scala, qui n’a pas vu la magnifique vidéo qui en a été faite par la RAI ? Qui enfin, – de ma génération- n’a pas vu ce spectacle, qui a fait le tour du monde (Londres, Washington, New York, Tokyo, Vienne, Paris) puisqu’au temps où la Scala faisait des tournées, il était montré partout comme la production emblématique de l’époque avec son quintette vocal de choc : Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Felice Schiavi, Veriano Lucchetti. Abbado lui-même, partant diriger Vienne en 1986, a fait acheter par le Staatsoper la production de Strehler (de 1971 !) qui a été détruite aussitôt Abbado parti à Berlin (signe de l’intelligence des dirigeants viennois de l’époque). C’est aussi la magie de cette production, qui a fait couler des flots de larmes, qui poussa Rolf Liebermann a faire appel à la même équipe pour inaugurer son « règne » pour « Le nozze di Figaro » en 1973, production qui fut aussitôt pour Paris un emblème tel que Nicolas Joel à Bastille va en proposer l’an prochain la version abâtardie, faite pour la Scala en 1981, qu’on a déjà affichée au temps de Hugues Gall (puisque la version originale ne convenait pas aux dimensions de Bastille je crois).
C’est dire que Simon Boccanegra est un titre qui a marqué l’histoire de la Scala, l’histoire de l’opéra aussi car ce titre peu joué jusqu’alors fut redécouvert et se trouve désormais régulièrement dans les saisons d’opéras, il a marqué le règne de Claudio Abbado à Milan, la vie et la carrière même de Claudio Abbado, puisqu’en 2000, il a repris à Salzbourg l’opéra de Verdi dans une production assez terne de Peter Stein, avec une distribution sur le papier somptueuse (Mattila, Alagna), mais en réalité plus pâle à cause d’un Carlo Guelfi inexistant en Simone, mais surtout à cause des souvenirs trop prégnants…Et dans ce cas les souvenirs n’embellissent rien : chaque fois que je regarde la transmission vidéo tant de Paris (j’ai la chance de posséder ce document rarissime !!) que de Milan (celle là, tout mélomane qui se respecte doit la posséder), je suis pris à la gorge par l’émotion et par l’incroyable qualité du chant et de l’interprétation. Le Simon Boccanegra d’Abbado est un miracle, quelle que soit la version, quel que soit le lieu d’exécution (je dois bien en posséder une dizaine de versions).
Stéphane Lissner , l’année même du retour d’Abbado à la Scala les 4 et 6 juin prochains, ose proposer le Simon Boccanegra, avec comme attraction essentielle Placido Domingo dans le rôle titre et Anja Harteros, la diva extraordinaire éclose ces dernières années dans celui d’Amelia. Ce spectacle, que j’ai vu à Berlin, appelle incontestablement des commentaires : rappelons qu’à Berlin ni la mise en scène de Federico Tiezzi, ni les décors de Maurizio Balò, ni la direction de Daniel Barenboim ne m’avaient convaincu. Qu’en est-il ce soir, après six mois ?
D’abord, les décors de Maurizio Balò n’ont pas été repris, un nouveau décorateur, Pier Paolo Bisleri, a été appelé pour en faire d’autres, dans le même esprit (assez dépouillés, géométriques, censés figurer une jetée, un bord de mer, quelques arbres (suspendus pendant le duo Simone-Amelia).
La mise en scène reste indigente, sans grandes idées, sans véritable direction d’acteurs (ils sont livrés à eux-mêmes), un travail traditionnel sans image forte, une fin complètement ratée. Dans le programme de salle, Tiezzi en appelle à Shakespeare. Ah ! si au moins cet appel avait provoqué quelque lumière. Evidemment, les spectateurs ont en tête la mise en scène de Strehler, qui avait en plus l’avantage d’être en phase avec la musique, chaque geste correspondant à une phrase musicale. Tout le mystère nocturne du prologue devient ici une sorte d’assemblée des dockers, sur fond de cordage, le Palais des Fieschi, un escalier sur la gauche, avec des mouvements pas vraiment fluides. De plus, alors que tous nous avons en tête justement une certaine fluidité musicale, avec des intervalles réduits au minimum, ici, les intervalles entre chaque tableau durent au moins 5 minutes. Ce qui finit par ralentir le rythme : on le ressent à la fin du premier acte, entre le court intermède avec Paolo et la scène du conseil. Ce travail à Berlin comme à Milan, est raté. Sans doute affiche-t-il de nobles intentions, mais elles ne se traduisent jamais en effets scéniques.
Autre désastre, la direction de Daniel Barenboim. On se demande pourquoi ce grand chef a été s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien. Dans cette salle, son interprétation passe encore moins bien qu’à Berlin.  Alors que cette musique est toute en raffinement, toute en subtilité, l’approche de Barenboim est toujours brutale, l’orchestre est toujours trop fort, il couvre toujours les voix, avec des à-coups, avec des secousses, avec des moments qui finissent pas gêner l’expansion des voix. Certaines scènes, dont la poésie amène l’émotion de manière systématique (le duo Simon-Amelia de la reconnaissance), sont presque « interrompues » par l’irruption de l’orchestre qui en est presque – c’est un comble- gênant. Un ami a qualifié Barenboim de criminel : son orchestre, parfaitement au point, techniquement impeccable, est une arme de destruction massive, qui à aucun moment ne semble en phase avec ce qui est chanté, avec ce qui se passe. Oui, c’est une direction désastreuse, où rien n’est senti, où tout est asséné presque assommé. Pour moi c’est là un contresens total. je suis peut-être excessif (parce qu’il a eu un beau succès au contraire de la Première), mais j’estime qu’il est l’artisan d’un demi-succès musical, qui fera de ce Simon Boccanegra un moment certes fort à cause de Domingo, mais qui ne peut en aucun cas rentrer dans la légende scaligère.

240420101963.1272159211.jpgSaluts

On discutera à l’infini de la pertinence pour Placido Domingo de chanter ce rôle de baryton. Certes, les graves ne sont pas toujours au rendez-vous, non plus que le souffle (la scène du conseil est à ce titre la moins favorable au grand chanteur). Il reste qu’en termes de phrasé, d’intensité de l’interprétation, de jeu, de couleur, d’engagement, de technique, c’est exceptionnel. Le duo du premier acte avec Amelia est bouleversant (même si le « figlia » final n’est pas tenu). Placido Domingo peut se permettre cela en immense artiste qu’il est, nous sommes tous émerveillés de l’entendre à 70 ans chanter encore Verdi de cette manière, mais le Simon de référence reste Piero Cappuccilli ! Domingo n’efface rien, ne fait rien oublier ; il est à part, pour notre joie, pour l’affection que nous avons pour lui, et parce qu’encore aujourd’hui il n’a pas de rival.
Anja Harteros confirme et l’impression de Berlin, et tout le bien que nous pensons d’elle. Elle avait fait annoncer qu’elle était indisposée, et de fait certains graves sont éteints, mais quels aigus, quelle technique, quelle sûreté sur toute la tessiture. C’est vraiment elle aussi une artiste exceptionnelle, qui enchante aussi bien dans Wagner que dans Verdi, et qui de plus, sur scène, est une vraie figure tragique, engagée, aux gestes forts. Cette Amelia est une référence d’aujourd’hui, et sans doute, après Mirella Freni, la plus intense qu’on ait entendu (ni Kiri Te Kanawa, ni Katia Ricciarelli , ni Margaret Price ne rivalisaient avec Freni en intensité, seule Karita Mattila a pu soutenir quelque peu la comparaison quand elle a chanté avec Abbado).
Fabio Sartori est un vrai ténor à l’ancienne, de la voix, une technique, du style, un son intense, mais une attitude un peu passive. La prestation est excellente, comme à Berlin, souvent vocalement engagée (plus qu’à Berlin). Le contraste entre l’engagement vocal et l’engagement scénique est hélas, trop criant. Mais dans l’ensemble, cet artiste mériterait grandement d’être entendu plus souvent sur les scènes internationales.
Jolie surprise avec le Paolo Albiani de Massimo Cavaletti. Voix chaude à la présence certaine, presque trop belle pour le rôle, personnage jeune et séduisant, à l’image de certains séides des puissants d’aujourd’hui à l’opposé de Felice Schiavi chez Strehler qui composait à merveille les traitres de grand guignol en roulant des yeux inquiétants et en rendant son corps difforme.
Reste le Fiesco décevant de Ferruccio Furlanetto, la voix est fatiguée (ou bien est-ce sa nature ?), un peu rustre, sans vrai raffinement. On aimerait entendre dans ce rôle un Giacomo Prestia. J’ai plusieurs fois entendu ces dernières années Furlanetto dans ce rôle, et ce soir fut décidément le pire de tous.
Au total, malgré tout et surtout malgré Barenboim, ce soir fut quand même un grand soir. Parce que on a entendu chanter très bien Verdi, ce qui laisse espérer une année Verdi 2013 moins catastrophique qu’attendue, on aimerait bien sûr plutôt entendre dans ce répertoire un Riccardo Chailly, un Antonio Pappano, ou même réentendre, se bercer encore du rythme, de la légèreté, de la fluidité, du génie d’Abbado.
240420101965.1272158846.jpgPlacido Domingo (24 avril 2010)

Ce fut un grand soir parce que Placido Domingo est unique, qu’il peut désormais tout se permettre, et que le public ne peut que suivre, parce que Madame Harteros est aujourd’hui sans doute ce qui se fait de mieux et surtout parce que la Scala était nerveuse comme aux grands moments, que le public du Loggione (le poulailler) agité discutait fiévreusement, que tous étaient revenus pour l’occasion, « même ceux du sud de l’Italie ». Un grand soir à la Scala, c’est quand même toujours et toujours quelque chose de fort. C’est cela, les lieux où souffle l’Esprit.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: LULU d’Alban Berg, (Peter STEIN, Daniele GATTI, Laura AIKIN) le 23 Avril 2010

Voici la troisième production de Lulu présentée à
la Scala. La première, en 1963, en deux actes et pour quatre représentations, direction Nino Sanzogno, avec  Helga Pilarczyk (Lulu), Tony Blankenheim (Schön) et Gisela Litz (Geschwitz) dans une production de Günther Rennert venue de Hambourg. La seconde, est la fameuse création de la version en trois actes révisée par Friedrich Cerha, venue de l’Opéra de Paris dans le cadre du Festival Berg organisé par Claudio Abbado en 1979 pour deux représentations , mise en scène Patrice Chéreau, direction Pierre Boulez, avec Slavka Taskova Paoletti (Lulu), Franz Mazura (Schön) et Yvonne Minton (Geschwitz) ; inexplicablement, Teresa Stratas (l’inoubliable Lulu de Paris)ne participa pas à ces représentations. En réalité, la production d’aujourd’hui, de Peter Stein, coproduite avec l’Opéra National de Lyon (qui l’a présentée l’an dernier avec grand succès) est la première production « maison » du chef d’œuvre de Berg proposée pour 6 représentations.
On connaît la réticence du public milanais pour ce type de répertoire, et on se souvient de l’accueil très violent ménagé à Wozzeck dans les années 50 et on a vu souvent des spectateurs (du parterre) s’en aller dès le premier acte (pour Debussy, Britten, Janacek). Cette fois-ci, pas de départs anticipés, mais un public qui semble pris par l’œuvre et reste jusqu’au bout des 3h55 annoncés.
La production de Peter Stein, créée à Lyon en 2009, a été conçue pour ce théâtre (1300 places), notablement plus petit que
la Scala (2000 places), et cela se ressent. On avait à Lyon un extraordinaire sentiment de proximité du drame, ici, au contraire, on a dû construire un second cadre de scène de type « théâtre dans le théâtre », et cela éloigne le spectateur et change le rapport. De même les voix portent différemment à
la Scala qu’à Lyon et cela dessert Laura Aikin, qui plus est affligée d’une bronchite (une annonce été faite) et Franz Mazura, dont la voix fatiguée (il a 86 ans) ne passe pas toujours bien la rampe, en dépit de l’extraordinaire présence scénique. Il reste que l’on peut une fois de plus apprécier la travail de Peter Stein, qui propose une mise en scène assez classique, très simple et rigoureuse, très didactique pour un public qui a priori n’a pas de connaissance de l’œuvre. C’est très bien fait, et tout le travail porte sur les relations des personnages entre eux, sur l’art de l’acteur, sur tout l’aspect théâtral. En ce sens, le parti pris est opposé à celui d’Olivier Py à Genève, qui avait fortement contextualisé toute l’intrigue, dans un décor monumental et onirique qui suivait l’intrigue par ses mouvements. Ici le décor est assez réaliste, rappelle quelquefois Chéreau (2ème acte), et Stein travaille sur l’idée de boite, qui enferme les personnages (l’ouverture du 3ème acte, avec son salon parisien rouge-sang est forte ). Le travail est précis (en fait la reprise a été laissée à ses assistants), et  lisible. Certes, Peter Stein n’a plus l’inventivité qu’on lui connaissait (voir l’Or du Rhin à Paris, ou Mazeppa à Lyon), mais l’ensemble est très solide.
La distribution est très homogène, avec de très bons ténors (notamment Robert Wörle dans les rôles du Medizinalrat, du Prince, du Professeur, du Majordome, et du Marquis), le peintre de Roman Sadnik et l’Alwa très honorable de Thomas Piffka.
La Geschwitz de Natascha Petrinsky est vraiment magnifiquement chantée et interprétée : le troisième acte et les dernières mesures touchent au sublime. L’athlète de Rudolf Rosen (qui  chante aussi le dompteur) est une composition scéniquement très engagée et vocalement satisfaisante, quant au Schigolch de Franz Mazura, il est évidemment magnifiquement interprété, Mazura s’empare de ce rôle de personnage clochardisé avec une gourmandise extrême, si la voix accuse de la fatigue dans la grand vaisseau de
la Scala, la diction reste exemplaire : c’est pour moi le seul (avec Wörle) qui ait le style exact voulu par Berg. Quand on pense à la composition de Mazura pour Schön, avec Chéreau( il y a 31 ans !)toujours trouble et ambigu, toujours distancié, même dans les scènes où il est vaincu par Lulu, on ne peut qu’être déçu par le Schön assez plat et vocalement sans grand intérêt de Stephen West. Reste Laura Aikin : on la sent à la peine, on entend ses efforts pour dominer la bronchite, mais la voix porte mal, et la prestation musicale est à la limite au troisième acte. C’est dommage car l’engagement de l’actrice est total et la prestation théâtrale magnifiquement dominée. Le rôle, écrasant, demande vraiment une forme vocale sans failles : son « O Freiheit ! Herr Gott im Himmel » reste très en deçà de ce qu’on doit attendre et même si on remarque la technique et les efforts, ce n’était vraiment pas sa soirée. Dommage.
Et l’orchestre ? C’est incontestablement la très agréable surprise de la soirée. L’orchestre de
la Scala reste le meilleur orchestre italien, et depuis l’arrivée de Lissner, il a su affronter des répertoires variés. Il est dans Lulu vraiment excellent, emmené par la baguette experte de Daniele Gatti. Décidément, le chef italien est toujours plus à l’aise dans ce type de répertoire que dans le répertoire traditionnel italien (on se souvient de son Don Carlo très contesté l’an dernier). J’avais eu une conversation avec lui il y a bien longtemps.  lorsqu’il était directeur musical à Bologne, où il venait de (très bien) diriger le Moïse de Rossini . Il m’avait alors confié sa passion pour Berg, et son désir ardent de le diriger. Son Wozzeck l’an dernier et sa Lulu cette année sont exemplaires, il fait entendre l’œuvre avec une clarté cristalline, notamment tous les « arrière plans » musicaux, là où Berg joue avec la modernité et avec des musiques non « classiques ». Tous les niveaux de cette musique sont clairement affirmés, et l’orchestre répond avec une grande précision et un grand engagement. Un travail magnifique de « concertazione » notamment dans les intermèdes prend un relief tout à fait inattendu, d’une profondeur et d’une intelligence qui emportent la conviction et l’enthousiasme.
Au total, même avec les faiblesses signalées çà et là, ce fut une soirée très forte, passionnante, qui montre que
la Scala réussit mieux en ce moment avec Berg ou Janacek, ou même Wagner, qu’avec son répertoire traditionnel. C’est bien pour son côté « international » et son ouverture, c’est moins bien pour son identité, mais on a signalé par ailleurs la crise du répertoire italien traditionnel.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER, dirigé par Zubin MEHTA avec Anja HARTEROS (27 mars 2010)

270320101925.1269776924.jpgTannhäuser n’est pas le moins bien servi des opéras de Wagner à la Scala. La dernière production remonte à février 2005, au Teatro degli Arcimboldi et fut l’un des ultimes spectacles de l’ère Fontana/Muti. A part la direction de Jeffrey Tate, elle n’appelait pas de commentaires: on se souvient seulement de la très belle interprétation de Wolfram par Peter Mattei. Cette année, en demandant à Zubin Mehta de diriger et à Carlus Pedrissa (La Fura dels Baus) de mettre en scène, Stéphane Lissner a voulu donner à cette production un lustre que l’on n’avait pas vu depuis 1967 (direction Wolfgang Sawallisch). L’opération est réussie.
La direction de Zubin Mehta, bien qu’un peu lente pour mon goût, est précise, somptueuse, ample et très attentive et concentrée. Zubin Mehta  est beaucoup moins routinier dans Wagner que dans Verdi (à Vienne dans Forza del destino!), à part quelques menues scories dans les cuivres (et notamment les cors), l’orchestre délivre une prestation de grande qualité, sonne bien et la lenteur laissant certaines phrases et certains pupitres très découverts, on entend avec bonheur certains moments musicaux habituellement masqués, très bien interprétés par les “professori” de l’Orchestre de la Scala. Il est vrai aussi que depuis l’arrivée de Lissner, la variété des titres et des chefs, la bonne proportion d’oeuvres non italiennes a redonné à cette excellente phalange une qualité qu’elle avait perdue à la fin de l’ère Muti. Le crescendo final est un moment d’exception.
270320101916.1269776876.jpgLa distribution est aussi de bonne qualité globale, à l’exception de la Venus de Julia Gertseva, jolie femme, mais voix sans éclat, sans projection, sans puissance ni volume notables. Une prestation totalement inintéressante au niveau vocal, qui pâtit du voisinage de l’extraordinaire Elisabeth de Anja Harteros, triomphatrice de la soirée. Si elle n’a pas tout à fait le format ( à un poil près) pour le “Dich teure Halle” d’ouverture du deuxième acte, tout le reste est extraordinaire d’engagement, d’intensité, mais aussi de technique vocale, notamment toute la seconde partie du deuxième acte, absolument saisissante, surprenante, bouleversante, qui fait sursauter dans son fauteuil; Anja Harteros est à l’aise aussi bien dans l’héroïsme que dans le lyrisme, elle est exceptionnelle dans les grands rôles lyriques italiens (Amelia Grimaldi, Traviata!), dans certains rôles baroques (Armida, à la Scala), et dans les rôles wagnériens (Magnifique Eva, magnifique Elsa, et magnifique Elisabeth).

270320101922.1269776899.jpgVoilà une artiste complète qu’il ne faut pas manquer, sous aucun, mais aucun prétexte!
Les voix masculines sont d’une bonne qualité d’ensemble: Georg Zeppenfeld est prète sa voix de basse au Landgrave de Thuringe, et la prestation est vraiment de très haut niveau (on l’avait déjà remarqué dans Sarastro de La Flûte enchantée avec Abbado), c’est une des jeunes basses allemandes du moment. Le Wolfram de Roman Trekel a peut-être une voix un peu opaque qui dans les ensembles, qui ne surnage pas. En revanche son troisième acte est d’une poésie exceptionnelle et dégage une grande émotion dans “Oh du, mein holder Abendstern”, la voix est très contrôlée, la technique impeccable,  l’attention aux paroles permanente, on sent le chanteur habitué à Mozart et au Lied.
Robert Dean Smith m’est apparu un peu en deçà de ses prestations habituelles. Il m’a plus convaincu en Tristan où sa voix vaillante et claire faisait merveille (à Bayreuth) que dans ce Tannhäuser où la voix paraît plus tendue, le volume quelquefois insuffisant, notamment dans la scène du Venusberg. Son troisième acte est bien plus convaincant en revanche. C’est un bon Tannhäuser mais je lui préfère un Stephen Gould (à Bayreuth, mémorable). Les autres chanteurs sont à la hauteur et l’ensemble est musicalement très dense. Quant au choeur, il était très bien préparé, et le texte très clairement prononcé, très compréhensible;e, ce qui est rare dans Wagner à la Scala.
La mise en scène de Carlus Pedrissa et des compères de la Fura dels Baus (désormais complices de Zubin Mehta avec lequel ils ont fait le Ring à Florence et Valence) est complexe, et se lit à plusieurs niveaux. L’utilisation de la vidéo et des images de synthèse est impressionnante, d’autant qu’elle suit “en direct” les mouvements des foules et des danseurs: cela donne un spectacle aux images souvent fortes et esthétiquement très belles. Les ressources techniques sont multiples,

main_guido1a.1269776051.gifla main articulée gigantesque, souvenir de Guido d’Arezzo (présent sur scène sous la forme d’un personnage, sorte de scribe informatique, dans un coin de la scène)  et symbole du spectacle (Guido d’Arezzo est à l’origine du système de notation musicale sur lequel nous vivons), symbole de l’art, de la technique, bref de tout ce qui fait la singularité du personnage de Tannhäuser, l’aquarium du Venusberg, rappelant l’origine marine de Venus,

da-vinci.1269775903.jpgle cercle inscrit dans un carré, renvoyant au dessin de l’homme de Leonard de Vinci, où s’inscrivent Tannhäuser, Elisabeth et Venus lorsqu’ils sont crucifiés par la souffrance, ou bien divinisés est aussi une idée qui mêle l’invention de la renaissance, la technique et l’architecture (ce dessin illustre un passage de Vitruve),enfin la tête de mort composée de corps entremêlés, dernier avatar du Venusberg à la fin de l’œuvre. Mais au-delà des performances techniques, la mise en scène est aussi distanciée par rapport à l’histoire, une distance qui relativise les personnages: partant de l’idée que le Venusberg renvoie à des scènes érotiques sculptées sur des temples indiens, et à un univers oriental presque baudelairien, mais aussi à la fascination que Wagner éprouvait pour la culture indienne, Carlus Pedrissa a fait de cette histoire une sorte de légende indienne (hommage à Mehta?), où Hermann est un Maharadjah et Elisabeth une princesse orientale. Cette ironie se voit à plusieurs moments: l’entrée de la cour au deuxième acte traitée comme une grande scène Bollywodienne, aux couleurs criardes et aux ballets désopilants,  les flots de larmes versés par Elisabeth au troisième acte avec un dispositif étrange et fascinant. Mais cette surcharge volontaire est pondérée par des scènes d’une simplicité étonnante (au troisième acte) et d’une poésie à couper le souffle (la romance de Wolfram sur fond de danseuses qui marchent dans les airs!). On peut être surpris, voire réservé, mais c’est un spectacle de grande ampleur, qui exerce une fascination énorme, et qui transforme cet opéra au livret tellement germanique en une œuvre symbolique de la rencontre des cultures, un spectacle syncrétique et profondément moderne qui marque le spectateur. Une vrai, belle, grande soirée d’opéra, grâce à Mehta, Harteros, la Fura dels Baus.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DE LA MAISON DES MORTS de Leos JANACEK, mise en scène Patrice CHEREAU, direction Esa Pekka SALONEN (5 Mars 2010)

Plus de deux ans après Aix, le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son intelligence. Et le changement de chef ne fait pas regretter Boulez, mais instille seulement un peu de nostalgie. Esa Pekka Salonen propose une vision beaucoup plus haletante, rapide, lyrique. Ce lyrisme est vraiment ce qui nous frappe, nous qui avons dans les oreilles la construction boulezienne, la précision , la géométrie sonore. Salonen fait ressortir la construction dramatique, l’humanité et ses hoquets: les sons rugueux, les ruptures d’harmonie, au milieu de ce flot musical ininterrompu pendant 90 minutes n’en sont que plus forts, plus soulignés. C’est à la fois très différent de Boulez, et très cohérent, très prenant, très envoûtant aussi. Un très grand travail d’un chef dont nous connaissons l’excellence et l’aura. Pour sa première apparition sur le podium de la Scala, c’est une indéniable réussite.
Nous sommes à la Scala, et le public des abonnés considère sans doute l’oeuvre ultime de Janaček comme trop “sale”, trop “trash”, car un certain nombre d’ignares sortent de la salle bien avant terme, ne supportant sans doute pas l’insupportable vérité humaine montrée sur la scène.

La mise en scène de Patrice Chéreau propose une sorte de “choral de la misère”, où les voix se distribuent tour à tour et où l’on perçoit des bribes de violence, des bribes de relations, des bribes d’humanité, des torrents de frustration. Dans un espace abstrait construit par Richard Peduzzi, il dessine de petites vies bien concrètes: celle du vieux prisonnier encore magnifiquement campé par Heinz Zednik, le vieux compagnon du Ring de Bayreuth, inoubliable Loge et Mime, celle du jeune Aljeja, qui apprend à lire auprès de l’aristocrate Gorančikov, celle bouleversante de Šiškov, qui occupe tout le troisième acte. Chéreau réussit à construire à la fois le déchirement, la tragédie, la violence, mais aussi l’ironie et le sourire avec cette pantomime qui est à elle seule tout le deuxième acte, où affleurent les jeux des corps, l’homosexualité forcée, le travestissement mais aussi le sourire, avec les réactions du public et notamment du Pope du village, horrifié par ce qu’il voit: autant de touches jamais forcées, toujours justes. Chéreau réussit aussi à retisser le fil avec Dostoïevski, par de petits détails, comme le nombre de femmes, discrète allusion au texte russe. Certes on reconnaît aussi les “tics” de Chéreau, toujours à propos, fumées, baissers de rideau brutaux, chute d’immondices comme final du premier acte. Chéreau sait construire des moments de pur théâtre et des images difficlement effaçables. 

Vocalement, il est impossible de dire les rôles principaux tant les personnages appariassent et disparaissent tour à tour, occupent puis quittent le premier plan, passent, et disent leur misère. On notera bien sûr Willard White, dont la voix fatiguée sied à merveille à l’aristocrate Gorančikov prisonnier politique d’une profonde humanité; on préférait pourtant Olaf Bär à Aix. On apprécie comme toujours l’excellent ténor Stefan Margita, grand spécialiste de ce répertoire, et le vétéran Peter Straka, enfin last but not least, on reste frappé de la performance de Peter Mattei en Šiškov, voix profonde, tragique, déchirante et désespérée. 

On pense à Wozzeck, mais autant le musique de Wozzeck lacère, autant celle de Janaček, par son éclat, sa lumière, sa luxuriance, tient en haleine, soutient, bouleverse et laisse en fin de compte le public s’accrocher à  un soupçon d’humanité.

050320101628.1268084646.jpgUne vraie grande soirée. Un spectacle de référence, voire de légende.

 

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: CARMEN de Georges BIZET, direction Barenboim, avec Jonas Kaufmann et Anita Rachvelishvili (10 décembre 2009)

La dernière fois à la Scala, c’était en 2004, avec un grand chef (Plasson) mais une distribution de série B, au Théâtre des Arcimboldi, pendant les travaux de réfection de la scène et de la salle historique de Piermarini, mais on se souvient surtout du 7 décembre 1984 avec Abbado,  mise en scène de Piero Faggioni (celle d’Edimbourg vue à l’Opéra Comique en 1980), avec Placido Domingo, Shirley Verrett, Ruggero Raimondi, Alida Ferrarini, alternant notamment avec Agnès Baltsa et José Carreras (distribution B, si l’on peut dire!) dès janvier 1985. C’était un peu décevant, le spectacle de Faggioni étant mieux adapté à des salles plus petites comme l’Opéra Comique ou le King’s Theatre d’Edimbourg, et Verrett n’avait pas convaincu cette mise en scène la gênait; restait Domingo, dans l’un de ses plus grands rôles, bouleversant, Raimondi superbe, éclatant et m’as-tu vu à souhait, et Abbado, bien sûr, avec sa précision exceptionnelle (Ah! son quintette!), sa clarté cristalline, son rythme, son énergie et sa fluidité. On s’en souvient encore, avec émotion (j’ai dû voir six ou sept représentations dans les deux distributions: je venais de m’installer à Milan, c’était mon beau cadeau d’installation.). S’il est difficile de voir une grande Carmen, il est tout aussi difficile de voir une mise en scène qui emporte tous les suffrages; celle de Faggioni, assez sage, jouait la carte Berganza, un atout exceptionnel, et Verrett n’a pu se glisser dans le costume, celle du Châtelet, venue de Berlin, était signée Martin Kusej, gage de qualité, de netteté du propos,   une couleur Regietheater qui ne plaît pas vraiment en Italie ou en France. Un très beau travail pourtant. A Vienne, on en est encore à la production de Zeffirelli (mais Kleiber et Abbado la dirigèrent et donc la transfigurèrent). A Paris, ce fut Francesca Zambello (après José Luis Gomez, un ratage) qui aligne les mises en scènes de grande série faites pour ne poser problème à personne. Un paysage  pas vraiment exceptionnel, sans références théâtrales absolues, mais il y eut, s’en souvient-on, la magnifique “Tragédie de Carmen” de Peter Brook qui vint aussi remettre certaines pendules à l’heure. Emma Dante s’en est un peu souvenue…

Le personnage de Carmen a inspiré nombre de grandes: Callas bien sûr, mais aussi Bumbry, avec Karajan, et surtout Resnik, qui en fut pendant 15 ans une des grandes références, phrasé, puissance, engagement, une tigresse sans rivales, puis arriva Berganza, qui changea tout, qui en fit pour la première fois une vraie espagnole, qui affichait à la fois une détermination sans failles et une joie de vivre lumineuse: il faut écouter l’enregostrement d’Abbado, et surtout le pirate d’Edimbourg, en scène, Domingo et Berganza donnent encore aujourd’hui le frisson.

Et venons en à cette nouvelle production, aujourd’hui, et voyons ce que nous apportent Daniel Barenboim, Emma Dante et la jeune Anita: après la TV, la vision en salle, qui modifie sensiblement ma première impression mitigée.
D’abord c’est sans discussion un beau spectacle, qui a prise sur le public (Emma Dante, encore présente, a cette fois été ovationnée sans discussion ni ‘buh’ trouble-fête), mais qui comme tous les spectacles qui installent un vrai point de vue, un vrai regard,  génère la discussion . Pour Emma Dante, Carmen est la résultante de l’omniprésence religieuse (avec des allusions précises au pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, aux ex voto -liés à la fête taurine du quatrième acte- avec ces prêtres qui suivent à la trace Micaela etc..) et du regard porté par les hommes sur les femmes: tous les hommes ici sont plus ou moins des voyeurs. Carmen se libère et des hommes et de Dieu, dans un monde envahi par la violence, entre les femmes, entre les hommes, contre les animaux(taureaux). C’est une vision sombre, à laquelle nul n’échappe: Don José est un être écrasé, hésitant, une sorte de Wozzeck avant la lettre (les uniformes des soldats y font penser), qui dans le désespoir de l’amour qui fuit n’a plus d’autre solution que le viol ou la mort. Carmen se laisse violer, et lui donne le couteau pour la tuer: elle va jusqu’au bout de sa logique, mais semble traverser les choses en étant presque indifférente. Emma Dante n’est pas tendre non plus pour les femmes, Micaela est d’une infinie tristesse,  vêtue de noir qui fantasme d’abord sur la mariage, puis au troisième acte devient une sorte de vision maternelle culpabilisante, Carmen elle même n’est pas vraiment l’image de la sensualité et de l’érotisme: cet eros là est seulement thanatos. Alors évidemment, tout ce qui fait le pittoresque de l’Opéra Comique, toute la légèreté, est évacué, et les dialogues paraissent bien fades; cela détermine musicalement le choix  d’un symphonisme appuyé et dramatique très nettement assumé par Daniel Barenboim.

Cet univers est bien planté par Richard Peduzzi, qui conçoit un décor énorme, qui écrase les personnages, et en même temps fluide: les changements , imperceptibles, donnent à chaque moment son espace propre, aidés par les beaux éclairages de Dominique Bruguière. Un décor brut, sans “couleur locale”, avec quelques coquetteries (pas vraiment utiles),par exemple les ascenseurs qui descendent vers la taverne de Lillas Pastia, qui serait presque une vaste caverne, une sorte d’espace souterrain, comme une carrière cachée au monde, énorme.

Les costumes, conçus par Emma Dante, sont souvent des jeux de cache-cache,enfants dissimulés dans les vestes des soldats au premier acte, robe double face de Micaela, arbres-buissons au troisième acte, qui sont en fait des figurants, les uniformes sont caricaturaux, surchargés, presque comme dans les bandes dessinés.

Enfin des grandes réussites: le maniement des foules, très élaboré (le choeur ravi a fait une ovation à Emma Dante derrière le rideau à la première) et notamment la scène finale, éblouissante de précision et de jeu théâtral pur, faite de violence, de tendresse, de désespérance, d’espoir: les deux personnages sont déjà ailleurs, ils sont éclatés, contradictoires, Carmen se laisse caresser, puis elle rejette violemment Don José, elle se fait tuer, à la mode du suicide antique en lui offrant le couteau . Et quelques maladresses aussi, des répétitions de motifs (les soldats face à Carmen au premier acte, la robe double-face noir/blanc de Micaela) pas toujours justifiés. Un luxe d’images et d’idées qui aurait sans doute gagné à être épuré: un spectacle entièrement discutable, mais passionnant.
A cette vision correspond celle de Barenboim, toute de violence dramatique: une option, nous l’avons dite résolument tournée vers le symphonisme: oui on a accusé Bizet de wagnérisme, et en écoutant Barenboim, on peut comprendre pourquoi. Mais que de moments intenses, que de finesses dans la lecture, que de relief donné à telle ou telle phrase: le travail de l’orchestre a été prodigieux, cela sonne magnifiquement, même si comme on l’avait constaté à la TV, certains moments réservent de petites déceptions (le quintette du 2ème acte) confirmées ici. Mais un grand travail de “concertazione” comme disent les italiens, de mise en place de l’orchestre, de précision dans les équilibres: impressionnant de bout en bout, le tout servi par des choeurs magnifiquement préparés (aussi bien le choeur de la Scala que celui des enfants) dont on comprend le français (mieux que celui de certains chanteurs) qui donnent un relief rare à leurs interventions.
Enfin, les chanteurs réunis pour l’occasion sont inégaux, les petits rôles, souvent tenus par des Français, se défendent, avec une note particulière pour Frasquita (Michèle Losier) et Mercédès(Adriana Kucerova). Adriana Damato est vraiment insuffisante en Micaela, aucune personnalité vocale, aucune inflexion, aucune vibration: un chant plat, sans intérêt, une émission peu homogène, des cris, et un français incompréhensible à 100%, même en lisant les surtitres. Erwin Schrott (Escamillo) a une vraie voix, mais il en use avec vulgarité, en articulant peu les paroles, il offre une prestation sans grand intérêt, on l’oubliera vite. Jonas Kaufmann en revanche, après un début hésitant, et en retrait (même sa voix, un peu en arrière!), a fait grande impression, son air “La fleur que tu m’avais jetée..” est un chef d’oeuvre de contrôle au service du raffinement et de l’expression, c’est un des rares ténors à savoir très bien émettre des notes filées, négocier des passages de registres homogènes, avec un volume très respectable, il a chanté, on peut le dire, divinement. . Quant à la jeune Anita Rachvelishvili, son personnage n’est pas encore mûri, réfléchi, construit, sculpté. C’est d’ailleurs un peu le parti d’Emma Dante qui en fait la femme de tous les possibles “possibilista” disent les italiens sans privilégier un aspect plutôt qu’un autre. Il reste que l’interprétation devrait avec le temps gagner en intensité. Sa voix en revanche est surprenante par son volume et sa largeur, son ampleur, (ce qu’on ne sentait pas à la TV), par la résonance de ses graves et de son registre central, par sa rondeur et sa pureté; certes, l’aigu est encore à élargir, mais si elle ne fait pas de bêtises, elle devrait être un très grand mezzo, qui nous manque cruellement aujourd’hui.
C’était ce 10 décembre à la Scala, les affres de la PRIMA étaient dépassés, tous les artistes étaient détendus, et engagés, et le triomphe absolu a été au rendez-vous (20 minutes d’ovations). Une belle réussite pour les artistes et pour Stéphane Lissner, qui a réussi à redresser un théâtre qui allait à vau l’eau il y a seulement 5 ans et qui a mené avec cette Carmen une brillante opération de communication. Qu’en dira-t-on seulement dans une année, qu’en dira-t-on à la reprise avec Dudamel, qui sera on s’en doute une seconde “Première”, tant est attendue la prestation du jeune chef. Tout cela montrera si c’est un feu de paille ou si cette Carmen s’installe dans l’histoire de la Scala. Nous en tous cas, comme la veille avec Domingo, nous sommes sortis tous heureux.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: PLACIDO DOMINGO fête 40 ans à la SCALA (9 décembre 2009)

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La première fois de Placido Domingo à la Scala, ce fut le 7 décembre 1969, il y a quarante ans: lister les rôles qu’il y a interprétés serait long, soulignons qu’on l’a entendu dans des grands Verdi (Bal masqué, Ernani, Don Carlo, Trovatore, Aida) dans des Wagner (Parsifal, La Walkyrie), dans Carmen, dans Samson et Dalila etc…Il a participé à 13 premières. Le programme de salle ce soir retraçait cette relation privilégiée à ce théâtre, qui lui en est largement reconnaissant. Le public de la Scala a ses favoris, Placido Domingo en est un. A ma connaissance jamais contesté (comme Mirella Freni), au contraire de Luciano Pavarotti, qui lui n’était pas très aimé ici.

C’était donc la fête ce soir, la grande fête, tous les fans, tous le public des habitués, ceux qui venaient à la grande époque chaque soir au “Loggione”(la 2ème galerie, le poulailler) occuper les places vendues au dernier moment et qui ont espacé leurs visites, tous étaient revenus pour cette soirée de gala (Smoking de rigueur) qui fêtait le grand ténor. Atmosphère fébrile, grande joie des retrouvailles: la Scala (au moins au loggione) est une grande famille, on y retrouve amis, connaissances régulières ou perdues de vues, et c’était un grand rendez-vous du souvenir, de la nostalgie, et du présent, vu la prestation encore étonnante que nous avons entendue.
Le programme (Wagner, Prélude et mort d’Isolde, La Walkyrie, acte I, direction Daniel Barenboim, avec Placido Domingo, Nina Stemme, Kwanchoul Youn était prometteur. Le travail fait par Daniel Barenboim avec l’orchestre se lit clairement dans cette très belle interprétation du prélude et mort d’Isolde, les musiciens ont longuement ciselé la partition avec le chef, une certaine lenteur, pianissimis de rêve,équilibre des sons, tout y est. Dans la Walkyrie, l’orchestre est moins à l’aise, attaques décalées, sons déséquilibrés, cuivres trop forts, on sent qu’il n’ont pas encore approfondi cette partition qu’ils n’ont pas joués depuis un peu moins de quinze ans, on sent aussi qu’au milieu de la préparation de Carmen, il n’y a pas eu beaucoup de répétitions. Du coup c’est souvent un peu fort, pas toujours homogène ni lié, et la disposition des chanteurs, au devant de la scène de chaque côté du chef, ne permet pas vraiment aux voix de dominer l’orchestre. Il faut néanmoins le dire, c’était une soirée incroyablement émouvante, ce n’est pas le plus beau premier acte entendu avec Domingo (en mai dernier au MET, sur scène, il était plus en forme) Il reste que la performance est toujours mémorable. Certes, toute la première partie est plus retenue, il se ménage visiblement avant d’aborder les deux “Wälse”qui lancent vraiment le duo Siegmund-Sieglinde. Puis, malgré quelques menus problèmes notamment dans les notes de passages, la voix s’épanouit, et révèle encore un timbre ensoleillé, velouté, une puissance retrouvée, une présence et un engagement qui secouent, seul des trois chanteurs, il essaie d’interpréter, d’être Siegmund, ce qui est difficile quand Sieglinde chante à 3 m de là avec le chef entre les deux: voilà  une erreur; il fallait leur laisser un peu d’espace pour interpréter, il fallait les rapprocher. Mais Domingo essaie de suppléer, le finale est impressionnant (ah! ces Notung! ah! ce dernier vers “So blühe denn Wälsungenblut”, tiré, avec violence avec effort certes, mais avec les tripes, avec un sens inné de la musicalité, de l’élégance. Quel artiste!
Face à lui, on pouvait penser que Nina Stemme donnerait une réplique mémorable, mais acoustique ou disposition (et volume!) de l’orchestre, la voix n’est pas vraiment sortie, du moins pas au niveau de puissance et d’assise que nous lui connaissons (Tristan à Londres il ya deux mois), peut-être aussi n’est-elle pas une Sieglinde: en tous cas elle n’avait pas l’engagement de son incroyable partenaire, et elle pâlissait face à lui. Kwanchoul Youn, habitué du rôle de Hunding, a été solide, et très honnête, comme à son habitude, ce chanteur n’est pas toujours exceptionnel, mais il ne déçoit jamais (son Gurnemanz à Bayreuth est vraiment intéressant). A 21h25, explosion du public, debout, saluts à n’en plus finir, plusieurs fois Domingo revient seul, poussé par Barenboim qui l’étreint visiblement ému; à 21h50, nous étions encore dans la salle à hurler. Une grande émotion, de celles qu’on n’oublie pas, une soirée évidemment mémorable, une exécution qui l’est un peu moins, mais ce soir on pardonne tout, parce qu’on est éminemment heureux.

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CARMEN à la Scala: premières impressions TV

Je verrai le spectacle ce 10 décembre, pour la seconde représentation. La retransmission d’Arte en donne une intéressante préfiguration, qui pourrait pour une fois rejoindre l’impression de Renaud Machart dans le Monde du 5 décembre. Un spectacle intéressant, par moments très beau avec des images frappantes (dans les décors monumentaux – qui rappellent un peu ceux de Faggioni dans le fameux spectacle d’Abbado- et presque funèbres de Richard Peduzzi, on descend chez Lillas Pastia comme dans un tombeau, c’est réussi; c’est même à mon avis plus réussi que ses décors de Tristan il  y a deux ans). Le premier acte m’est apparu plus séduisant que le second: avec plusieurs grands moments de théâtre (le jeu des fleurs, la habanera, la séguedille finale, avec cette très belle image des cordes). Le second acte est traité de manière plus “pittoresque”, avec des costumes plus chatoyants, c’est vrai que c’est l’acte le plus souriant, l’acte de tous les possibles (du moins la première partie: Carmen retombe sur terre dès que José veut “rentrer au quartier pour l’appel”) avec la belle idée du tapis oriental pour isoler les amants comme dans un rêve baudelairien (luxe, calme et volupté..). Musicalement je suis plus réservé sur l’approche de Barenboim mais le son TV ne peut rendre compte ni de la puissance des voix, ni des subtilités orchestrales. La direction me semble froide plus que dramatique. Le quintette du second acte n’a pas la diabolique précision qu’on pourrait souhaiter, mais, je le répète, ce sont des impressions de téléspectateur qui seront peut-être contredites jeudi prochain. Les chanteurs ne sont pas tous convaincants: Adriana Damato est bien pâle, avec un français hésitant et sans véritable engagement ni expressivité, elle ne touche pas. Erwin Schrott n’a  ni le volume ni le souffle voulus, malgré un beau timbre et comme souvent, il n’arrive pas toujours à chanter dans le tempo. Il y a bien des barytons aujourd’hui pour ce rôle, notamment en France. Jonas Kaufmann est comme toujours parfait: prononciation exemplaire, science de la respiration, technique à toute épreuve, son physique exceptionnel passe évidemment la rampe, son dernier acte est extraordinaire, et pourtant, et pourtant, il lui manque un engagement total, il y a toujours semble-t-il un zeste de retenue… ? Mais ne chipotons pas, la performance est là, même si Domingo (dans la salle) était plus émouvant, plus déchiré, plus tragique. Enfin, quelle belle surprise, cette jeune Anita Rachvelishvili à la voix pleine, bien posée, qui fait croire au personnage avec une vraie présence. Il est tellement difficile de trouver une Carmen! Bien peu ont été convaincantes, après Berganza, même la grande Verrett dans cette même salle avec Abbado en 1984 n’a pas réussi à emporter le public.

La mise en scène insiste sur la noirceur et la violence, elle propose des tableaux assez impressionnants (le troisième et le quatrième acte me sont apparus tous deux très réussis, avec là aussi de très belles images et un beau traitement des foules) et c’est une vraie, une authentique mise en scène de théâtre: on le voit dans le dernier duo, qui est vraiment étudié dans ses moindres détails et ses moindres gestes, et qui propose de très belles idées: un Don José déjà “ailleurs”, des gestes de tendresse et de violence, à la limite du viol, et un décor fermé qui étouffe et en même temps dessine l’espace de la tragédie. Tout cela me paraît le résultat d’un vrai travail, intelligent et fort, sans jamais être provocateur. Que le public de la Prima ait hué c’est normal, il y a à Milan un fond de conservatisme qui fait débat depuis très longtemps (quand on pense au scandale que le Don Carlo, ce chef d’oeuvre de Ronconi, a provoqué en 1977!). J’attends d’être dans la salle pour vraiment écouter l’orchestre, mais d’emblée le spectacle me semble plus convaincant que le pâle Don Carlo de Braunschveig la saison dernière, ni  vocalement ni théâtralement convaincant,  sauvé par une direction intéressante (mais discutée âprement) de Daniele Gatti, qui n’avait même pas lui non plus trouvé son public l’an dernier.

Pour info: cette Carmen, complète jusque fin décembre, sera reprise en octobre-novembre 2010 sous la direction de Gustavo Dudamel,  sans Kaufmann, mais avec un bon ténor (Lance Ryan) et une autre Micaela. Il sera intéressant alors de comparer.

A jeudi ou vendredi donc pour  rendre compte du spectacle en salle.

ABBADO dirige demain 3 décembre le Philharmonique de la Scala à la RAI (RAITRE) pour la première fois depuis 24 ans

Si vous captez via un bouquet ou un autre RAI3 (RAITRE), la troisième chaîne de la RAI, soyez devant votre télévision demain 3 décembre entre 21h30 et 23h30, l’émission “Che tempo che fà” de Fabio Fazio est dédiée à la Première (La Prima) de la Scala le 7 décembre prochain (Carmen) elle réunira Stéphane Lissner, Emma Dante (mise en scène), Daniel Barenboim (qui dirigera cette première), Maurizio Pollini et Claudio Abbado. Pendant l’émission, Claudio Abbado dirigera, pour la première fois depuis 24 ans le Phiharmonique de la Scala dans le rondo du concerto pour piano n°3 de Beethoven avec Daniel Barenboim au piano.

Un Rendez-vous exceptionnel, qui est vu comme un événement dans la presse italienne.