LA FORZA DEL DESTINO en DVD, l’une, au SAN CARLO de NAPLES (1958) avec TEBALDI et CORELLI, l’autre, à la SCALA de MILAN (1978), avec CABALLÉ et CARRERAS

Pendant mon court séjour italien, des amis m’ont fait voir deux Forza del Destino éditées par la marque italienne Hardy Classic (http://www.hardyclassic.it/main.asp) qui propose des retransmissions de la RAI des soixante dernières années. L’une, du San Carlo de Naples au temps de sa splendeur, en 1958, avec, excusez du peu, Renata Tebaldi, Franco Corelli, Boris Christoff, Ettore  Bastianini,   et dirigée par le très professionnel  Francesco Molinari Pradelli, l’autre tout aussi alléchante, vingt ans après, venue de la Scala en 1978, année du Bicentenaire, avec Montserrat Caballé, José Carreras, Piero Cappuccilli, Nicolai Ghiaurov, dirigée par l’excellent et trop sous-estimé Giuseppe Patanè, qui la dirigea  aussi à Paris dans ces mêmes années.Avant d’aborder la question du chant, disons d’emblée qu’en comparant les deux spectacles,   il apparaît clair qu’il y a une plus grande distance entre 1958 et 1978 qu’entre 1978 et nous. Autrement dit, on voit encore sur nos scènes des spectacles du type de celui de la Scala (mise en scène Lamberto Puggelli, qui produit encore aujourd’hui de beaux spectacles, dans des décors du peintre Renato Guttuso) , on voit en effet encore ce type de jeu,  ce type de style, mais évidemment certes plus ce type de voix, les vraies de vrai…
En revanche, on ne voit plus sur aucune scène une représentation comme celle de
Naples avec un style de jeu et même de chant qui sans doute passeraient fort mal
aujourd’hui.
On pourra toujours vilipender les metteurs en scène, il reste que l’entrée de la mise en scène à l’opéra (et le passage de Callas, de Visconti, de Wieland Wagner) a changé non seulement le cadre de la représentation, mais aussi la manière de jouer et surtout de dire le texte.

Le premier acte de Tebaldi, avec ses gestes stéréotypés, ses minauderies, fait vraiment sourire, quant à Corelli, il ne fait rien , mais évidemment, quand il ouvre la bouche, c’est autre chose qui passe…

Mais, passée la surprise, j’ai été d’abord remué par le souvenir de Renata Tebaldi, qui venait souvent à la Scala et que le public saluait d’un amical “ciao Renata”, on voyait en effet dans les années 80  souvent des spectatrices telles que Leyla Gencer, Giulietta Simionato, Magda Olivero, Renata  Tebaldi, les souveraines mythiques de l’opéra “d’avant” et quand le spectacle du jour était piteux, imaginez les regards et les regrets dont elles étaient accompagnées et entourées… Alors, voir Tebaldi apparaître sur l’écran, en noir et blanc, jeune, au faîte de la gloire,pensez ce que le fan d’opéra peut éprouver…
Evidemment comment ne pas rester cloué par cette voix d’une insigne beauté. Cette technique,  cette homogénéité, jouant des mezze voci avec un naturel confondant, se riant des aigus, d’une incroyable facilité. Pour Tebaldi aussi bien d’ailleurs que pour Corelli  on n’a pas affaire a des voix techniques, construites, sous verre, à la Fleming, ou des voix
de qualité conduites sans goût ni engagement comme celle de  la Urmana, on a là des voix simplement naturelles, qui se répandent, se développent, dans une impression
de désarmante aisance. Aucun effet, aucun effort d’interprétation,  il suffit que la voix sorte et c’est tout. Je reste époustouflé par la diction  parfaite du texte, d’une cristalline clarté. Et Verdi ainsi prend tout son sens. Seule déception, le Padre, Guardiano de Boris Christoff vraiment loin de ce qu’on pourrait attendre, qui ne semble pas concerné , et si loin de ce que fait Ghiaurov vingt ans après. Déception aussi la direction de Francesco Molinari Pradelli, moins dynamique, un peu rigide, un peu froide, routinière.

Car vingt ans après, c’est un autre cast, un autre style,  mais aussi une autre vie, un autre engagement, une autre vibration.
D’abord, il y a Patanè, trop tôt disparu (crise cardiaque), méprisé par une partie du public, à l’époque. Je le vis un soir à la Scala sauter par dessus la rambarde pour se précipiter sur un spectateur qui huait,  l’homme avait le sang chaud…Les musiciens l’appréciaient parce qu’il leur donnait une grande sécurité, en vrai professionnel. Sa Forza est vive, palpitante,  rythmée, et Patanè est toujours très attentif aux chanteurs, il n’y a jamais de scories.
Le chant de Montserrat Caballé est exemplaire, la voix est puissante, d’une extraordinaire beauté, d’une rare étendue (quels graves, jamais poitrinés!), et elle possède, on le sait, un art unique des notes filées qu’on n’a jamais retrouvé depuis. Mezze voci, notes filées, tout cela est évidemment attendu, mais avec un art de l’interprétation et de l’à propos au-delà de toute éloge, et un sens de la diction exemplaire même si, bon, on passera sur le “maledizione” final perdu dans les aigus. Ce n’est pas une actrice hors pair, mais la voix est sans cesse dans la couleur, dans la variation, dans l’interprétation. C’est tout simplement exceptionnel sur un tout autre registre que Tebaldi, et dans un tout autre style.

Si Corelli est un modèle de chant de ténor, l’art du ténor y est à son sommet, avec une voix insolente jamais prise en défaut, José Carreras, tout jeune encore, a peut-être moins d’épaisseur, mais il a l’éclat, la jeunesse et la pureté du timbre, et lui aussi, un art de l’interprétation vocale, une capacité à colorer chaque moment, et à être souvent bouleversant: son air “O tu che in seno agli angeli” du troisième acte est tout simplement anthologique. Anthologique aussi le padre Guardiano de Ghiaurov, la voix est profonde, étendue, avec des aigus impressionnants jamais égalés depuis, une vraie basse verdienne qui, dans le duo avec Leonora au IIème acte, est simplement stupéfiant. A écouter, réécouter, et apprendre ce que veut dire chanter Verdi.

Enfin, immense, inégalé, prodigieux: les superlatifs manquent pour qualifier la performance de Piero Cappuccilli en Carlo. Il a tout, la diction, l’expression, un sens dramatique inné, des aigus incroyables (pour l’anniversaire de Karl Böhm à Salzbourg, en 1979, où il était Amonasro avec Karajan, il chanta “O sole mio” dans le ton!).  A Paris, dans Carlo, je me souviens de l’indescriptible triomphe. Il faut là aussi écouter et réécouter “Urna fatale del mio destino” suivi de “E’ salvo o gioia” pour prendre la mesure de la distance entre ce chant habité et dominateur, et la pâle prestation  de Vladimir Stoyanov récemment à la Bastille. Enfin, ces immenses artistes sont entourés de seconds rôles bien plus que respectables, à commencer par l’excellent Sesto Bruscantini, rossinien bien connu, en Melitone et de Maria Luisa Nave, qui faisait les doublures ( !) à la Scala en ces années-là, en Preziosilla de haute volée.
La mise en scène est à peu près inexistante (mais Auvray à Paris…) mais les décors de Guttuso donnent une couleur très méditerranéenne à l’ensemble, et font finalement tout le visuel du spectacle. Au total, des moments simplement impossibles à retrouver aujourd’hui avec les chanteurs du jour, et malheureusement pour nous spectateurs de 2011 (et heureusement pour ceux qui les ont entendus jadis)  c’est dans ces moments qu’est Verdi, et pas ailleurs.

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 le 22 décembre 2011: Concert de Noël: Gustavo DUDAMEL dirige la Symphonie n°2 de Gustav MAHLER “Résurrection” (Anna LARSSON, Genia KÜHMEIER)

Début de saison agité à la Scala, le choeur en grève a contraint la direction à changer le programme du concert du 21 décembre (Beethoven, Symphonie n°9) et à remplacer la Symphonie n°9 par le Concerto n°5 “l’Empereur’ avec Maurizio Pollini, ce qui n’est pas si mal. Du coup, Anja Harteros, prévue pour la partie de soprano de la neuvième de Beethoven du 21 et pour la partie de soprano de la Symphonie “Résurrection” du 22 décembre a été remplacée par Genia Kühmeier, ce qui n’est pas mal non plus.  Une “Résurrection” à Noël , c’est inhabituel, mais la valence spirituelle de l’œuvre peut aussi marquer Noël.
J’ai toujours un peu d’hésitation à assister à une Symphonie “Résurrection” de Mahler depuis l’été 2003. Claudio Abbado en avait donné à Lucerne une exécution que j’estime pour l’instant définitive. On en a trace dans son disque (DG) et dans le DVD qui en a été gravé.
Ce fut un choc.
Dès la répétition générale, peut-être encore plus fortement que lors des concerts. Des raffinements techniques inouïs, un orchestre à peine né qui jouait comme si les musiciens étaient ensemble depuis des années, une légèreté à faire pâmer, un pizzicato du 2ème mouvement suspendu, aérien, qui fit se regarder les spectateurs entre eux, stupéfaits, une clarté et une transparence instrumentale uniques, une élévation finale qui nous emportait dans une joie réellement céleste, comme si le ciel s’ouvrait devant cette musique.
Dans ces conditions, on devient difficile, insupportablement difficile. Rattle et le Philharmonique de Berlin quelques années après à Paris, me laissèrent de glace: l’approche de Rattle, théâtrale et spectaculaire, ne laisse pas d’espace au spirituel et à l’âme qui vague. Au disque, Abbado mis à part, c’est Bernstein qui me passionne et qui m’émeut, notamment avec New York.
Gustavo Dudamel a commencé sa carrière en s’attaquant tôt à Mahler et en promenant une approche  fougueuse, claire, séduisante (Mahler Symphonie n°5);  il a ensuite avec beaucoup de succès proposé la Symphonie n°1 “Titan”. Il a donné récemment en tournée (avec l’Orchestre des Jeunes du Venezuela Simon Bolivar ) la Symphonie n°2 “Résurrection” qu’il repropose avec l’Orchestre et le chœur du Teatro alla Scala comme programme du “Concert de Noël”,  désormais entré dans la tradition scaligère.
Même si les phalanges de la Scala ont déjà souvent interprété Mahler, et depuis longtemps, notamment sous l’impulsion d’Abbado, mais pas seulement, cette musique n’est pas vraiment inscrite dans leur gènes et il aurait fallu sans doute des répétitions plus nombreuses pour effacer de trop nombreuses scories,  erreurs, décalages, qui ont émaillé un concert dans l’ensemble acceptable, mais loin de ce que l’on pouvait espérer du chef, l’une des références aujourd’hui, et de l’orchestre réputé le meilleur d’Italie. Les musiciens interrogés à la sortie disaient pourtant que vu le nombre ridicule de répétitions, le résultat tient du miracle.
Certes, la volonté du chef d’aborder l’œuvre (qu’il dirige sans partition) dans une sorte de lenteur très calculée, avec de longs silences, de longues respirations, des ruptures de lien étonnantes qui à la fois cassent la fluidité et toute velléité de légèreté y est sans doute pour quelque chose. Les instruments solistes sont à la peine, les bois notamment, les cordes quelquefois aussi, pourtant excellentes habituellement, les harpes, trop marquées, trop fortes. L’interprétation tire vers le mystique (quelqu’un a dit que cela semblait très “Giulinien”), une sorte de Mahler brucknerisé qui n’a jamais la variété de couleurs ni la vivacité, ni même l’ironie de l’approche d’Abbado ou de Bernstein. Dionysos contre Apollon? Même pas, car pour être pleinement apollinien, il eût fallu disposer d’un orchestre en état de grâce et ce n’est pas le cas. Terrible constat pour cette symphonie adorée entre toutes, on s’ennuie un peu, on n’est jamais ivre de son, on reste extérieur, on reste froid. Le chœur n’a pas non plus semblé être au mieux de sa forme, incapable du murmure initial par exemple, et il ne déclenche aucun sursaut de l’âme dans les dernières mesures (auxquelles semblait manquer l’orgue, qui n’était pas sur scène).
Pourtant, on reconnaît les qualités de Dudamel, précis dans le geste, attentif à chaque pupitre, maîtrisant pleinement l’œuvre, et produisant une remarquable clarté du son, mettant en exergue des phrases jusque là inconnues,  et certains moments demeurent marquants (le premier et le quatrième mouvement  sont les meilleurs – contrebasses et violoncelles remarquables-) le second (avec un pizzicato d’une grande platitude) et le troisième bien moins réussis. Des deux solistes, c’est Genia Kühmeier qui s’en sort le mieux, la voix porte, elle a ce caractère “céleste” qu’on attend, et la technique est solide. De manière surprenante en effet, Anna Larsson déçoit: où sont passés la profondeur, la pureté du timbre, l’écho des graves de bronze? Peut-être un petit passage à vide.

Au total la soirée fut certes décevante, par rapport aux attentes, par rapport à un chef qu’on aime, par rapport à une œuvre qui m’accompagne presque au quotidien. Dans les amis qui assistaient au concert, beaucoup d’opinions contrastées, comme souvent, mais si ce fut un succès, ce ne fut pas un triomphe. J’attends donc d’entendre Dudamel diriger cette symphonie avec un autre orchestre. J’ai bien compris son parti pris, même s’il ne m’a pas vraiment convaincu ce soir. Mais ce fut une soirée Mahler, donc en principe une soirée jamais perdue.

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 le 13 décembre 2011: DON GIOVANNI de W.A.MOZART (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM – Ms en Scène: Robert CARSEN)

Aussi loin que je me souvienne, je n’ai pas en tête une production de référence de Don Giovanni, qui allie l’excellence musicale et scénique. J’ai vu les productions de Salzbourg (Barenboim-Chéreau), de Paris en 1975 (Solti-Everding: les productions suivantes n’avaient pas grand intérêt malgré des distributions intéressantes), de la Scala (Muti-Strehler et Dudamel-Mussbach), de Ferrare (Abbado-Mariani), de Vienne (Theater an der Wien, Abbado-Bondy) j’en ai vu aussi à Londres (Colin Davis) et ailleurs et rien dans mes souvenirs n’émerge clairement. Musicalement, c’est plus évident, ma référence reste Sir Georg Solti, à Paris, avec une distribution inégalée (Soyer, Van Dam, M.Price, Te Kanawa, Berbié…), qui avait à la fois la clarté, l’énergie vitale, le dynamisme, la précision. Abbado à Ferrare avait Simon Keenlyside, et Bryn Terfel (déjà) et c’était aussi prodigieux. Pour ma part j’ai toujours considéré la production Chéreau-Barenboim de Salzbourg comme une déception, malgré des images sublimes. Mais j’avais aussi apprécié la production de Brook à Aix (avec Abbado, Harding et déjà Peter Mattei) pour la simplicité, sa fraicheur et sa prise forte sur le public (rappelons la longue tournée européenne que fit cette production après sa création), enfin, à Aix toujours, la production de Tcherniakov ne m’a pas laissé de mauvais souvenir non plus..

Au total, peut-être est-ce la trace de la production de Luc Bondy, au Theater an der Wien, avec Abbado au pupitre, qui reste à mon avis la plus “complète”. Abbado est un homme de théâtre, qui sait créer une dynamique forte, et qui est attentif à la scène, Bondy avait fait un travail intelligent, et la distribution était plus que solide (Raimondi, Gallo, Blochwitz, Studer, Mattila, Mc Laughlin, Kotscherga, Chausson). Même si le spectacle fut moyennement accueilli, cela reste la production qui au total, m’est le plus restée en mémoire.

Daniel Barenboim s’est très vite confronté à cette œuvre, qu’il a enregistrée dès 1973 (avec Roger Soyer d’ailleurs dans le rôle titre et l’English Chamber Orchestra) et qui l’a marquée puisqu’il a pu voir Furtwängler le répéter et le diriger. On sait le lien qu’il entretient avec  Furtwängler depuis les années d’enfance et qu’il porte notamment dans ses interprétation wagnériennes (avec des résultats contrastés et irréguliers d’ailleurs). Malgré tout, c’est un immense musicien, que Paris a stupidement laissé échapper (merci Monsieur Bergé): après son départ de l’orchestre de Paris, on sait ce qu’il en est advenu du destin de cet orchestre…

La Scala pendant une bonne quinzaine d’années a vu et revu le Don Giovanni mis en scène par Strehler, et dirigé par Riccardo Muti. Une production magnifiquement décorée par Ezio Frigerio, mais qui n’a pas montré  l’ensemble des qualités qu’on peut voir dans les Noces de Figaro de la même équipe: de la poésie, oui, de l’élégance, oui, mais pas de vraie portée idéologique (que Le Nozze véhiculaient fortement) et d’une certaine manière un manque de profondeur, que la direction de Riccardo Muti ne portait pas plus, trop léchée et insuffisamment vivante ou palpitante, même si formellement impeccable. La dernière production de Peter Mussbach n’avait rien d’intéressant (un scooter en scène ne suffit pas) et se sauvait grâce à la belle direction de Gustavo Dudamel qui avait quant à elle de vrais accents qui rappelaient Furtwängler.
Remettre  sur le métier une production de Don Giovanni qui puisse durer un peu est donc “naturel” pour un théâtre de référence comme la Scala, même si la proposition d’une inauguration dédiée à Don Giovanni a pu surprendre (on s’attendait à Norma…).
Après avoir vu la retransmission télévisuelle, que dire du spectacle vu dans la salle?

La réponse: d’abord la salle. La salle de la Scala comme lieu multipolaire de l’action, d’une action ou Don Giovanni s’affiche dès le début comme “émergeant” du public, arrachant le rideau et faisant ainsi tomber le quatrième mur, projetant sa singularité au milieu des 2000 spectateurs reflétés dans un miroir gigantesque qui fait de la salle éclairée le décor initial.L’espace de l’action est le théâtre, salle (loge impériale, fauteuils d’orchestre et scène, coulisses, les décors sont une répétition à l’infini du rideau de scène, du cadre de scène, des avant-scènes, c’est d’abord un hommage extraordinaire au mythe Scala avant de l’être au mythe de Don Giovanni. Don Giovanni est donc d’abord un homme de théâtre, qui démasquerait tous les codes traditionnels des rapports humains, dont les rapports à la représentation sont en quelque sorte les métaphores: ainsi, la moitié du second acte se déroule sur une scène de théâtre (dans le théâtre) et Don Giovanni et la jeune bonne qu’il a séduite sont les seuls spectateurs de cette succession de scènes où Leporello porte les habits de Don Giovanni, jusqu’à sa fuite et en pratique, jusqu’au “Mi tradi”: Don Giovanni comme spectateur du théâtre du monde, et d’un monde qui en réalité le désire et projette sur lui ses propres fantasmes (une idée assez communément diffusée et ancienne). Ainsi du final, où finalement il survit et où ce sont les autres (qui l’ont créé par leurs désirs et leurs ambiguïtés), qui vont en enfer en disparaissant dans les dessous.

Une fois créées les conditions de la représentation, il faut tout de même noter que cela devient assez répétitif, et que les rapports entre les personnages ne sont pas aussi travaillés qu’on pourrait le désirer: certes, il y a le jeu de l’échange des costumes qui est un motif récurrent (Elvira arrive en manteau et chapeau à la Greta Garbo au premier acte et c’est Don Giovanni qui va sortir de scène avec le manteau et le couvre-chef, tandis qu’Elvira, en combinaison (noire) va se couvrir de la veste de son aimé. L’amour et le désir circulent depuis le début: Anna n’est pas violée, elle est vraiment consentante, fait tout pour retenir Don Giovanni et le Commendatore les surprend au lit (difficile réglage de la sortie d’Anna dans ces conditions). Jolie idée aussi que de ne pas régler de duel, mais de faire en sorte que le Commendatore meure presque par “erreur” ou “hasard” en trouvant l’épée sur son chemin, et que Don Giovanni soit ensuite percé par le spectre de la même manière à la fin. Il n’y a aucun doute, le spectacle est digne et la mise en scène bien travaillée, avec des moments d’une grande beauté plastique (comme souvent chez Carsen).

En apprend-on beaucoup sur le mythe? C’est à voir, mais le Don Giovanni est d’une telle richesse que tout est possible et (presque) tout est bon.
Comment expliquer que le spectacle malgré une évidente préparation et une distribution de haut niveau ne réussisse pas à décoller : les spectateurs du très chic “Turno A” ne se sont pas attardés en longs applaudissements et on avait pas envie de s’attarder trop effectivement: paradoxal dans la mesure où il n’y pas vraiment beaucoup à reprocher à l’ensemble, sinon une sorte d’ennui qui vous prend de temps à autre, à cause d’une mise en scène qui finit par réinventer toujours le même motif, et une direction d ‘orchestre aux tempi ralentis, étirés, qui ne propose pas de chemin novateur, mais d’où émergent çà et là tout de même des moments de sublime beauté, ces irrégularités font naître une impression permanente de frustration, tout y est, tout serait possible et rien ne se passe vraiment.
L’équipe de chanteurs est d’un très bon niveau, dominée par une Anna Netrebko au timbre enchanteur, à la technique de fer, au volume dominant largement le plateau, mais au souffle quelquefois éprouvé par le tempo du chef. Netrebko n’est pas qu’une star, elle est vraiment une chanteuse: il y a longtemps que je n’avais entendu une telle Donna Anna.
S’ils sont scéniquement tout à fait extraordinaires, Peter Mattei et Bryn Terfel m’ont un peu déçu: le premier m’est apparu (est-ce une impression?) moins en forme vocale que lors de la première à la TV, l’air du champagne a été sérieusement savonné, la voix ne sortait pas toujours, mais la diction et le style sont là. Même remarque pour Terfel, qui propose un personnage moins bouffe et qui du point de vue du chant n’a pas été au niveau habituel à mon avis, même si l’air du catalogue était vraiment remarquable. Il reste évidemment que ce sont deux vrais phénomènes scéniques. L’Elvira de Barbara Frittoli est très musicale, mais peu caractérisée, et produit peu d’émotion: en salle comme en TV, c’est le même chant un peu lisse, qui ne fait pas le poids par rapport à la Netrebko. Kwanchoul Youn est une très bon chanteur, mais qui manque un peu de cet éclat qu’on attend du Commendatore: voilà un chanteur pour les longs monologues wagnériens, où il est remarquable, plus que pour les apparitions décisives et frappantes..
Masetto m’avait fait une meilleure impression à la TV, cette voix de basse très sonore et un peu engorgée n’a pas vraiment un timbre qui séduit, peu adapté à mon avis à ce rôle, et Anna Prohaska chante correctement sans plus (sauf lorsqu’elle fait ses cadences suraiguës, sa seule force) et la voix est assez acide, elle non plus n’est pas une Zerline de grande lignée. Reste l’Ottavio de Filianoti, qu’on a beaucoup fustigé à la Première, mais qui à la troisième a tenu sa partie un peu mieux que le 7 décembre, avec un style pas toujours adapté et de petits problèmes de justesse, mais avec plus de tenue vocale, incontestablement.

Au total un spectacle dont il est difficile de dire vraiment beaucoup de mal, qui a de la tenue, qui fonctionne par intermittences, très soigné – c’est visible- dans sa préparation musicale et scénique, et qui laisse un peu froid, comme un goût fade dans la bouche. je n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne fonctionne pas bien…mais peut-être les options du chef y sont elles pour quelque chose…

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 à la TV (ARTE): DON GIOVANNI, de W.A.MOZART (Dir: Daniel BARENBOIM, Ms en scène Robert CARSEN)

Depuis 1987, c’est la troisième production de Don Giovanni à la Scala: il y a eu celle de Strehler, dirigée avec brio par Riccardo Muti, d’une beauté un peu froide et moins réussie que les Noces parisiennes, il y a eu ensuite le Don Giovanni de Peter Mussbach, en 2006 dont le seul intérêt fut la direction de Gustavo Dudamel. La distribution de ce soir a de quoi séduire avec les débuts in loco d’Anna Netrebko en Donna Anna, le Don Giovanni de Peter Mattei, 13 ans après la production de Peter Brook à Aix en Provence, le Leporello de Bryn Terfel, qui le chanta à peu près à la même époque avec Abbado à Ferrare, l’Elvira de Barbara Frittoli à la place d’Elina Garanca, qui vient d’avoir un bébé, Giuseppe Filianoti en Ottavio , Kwanchoul Youn en commendatore, La jeune Anna Prohaska (celle qu’Abbado voudrait en Lulu) en Zerlina, et en Masetto Štefan Kocán. A priori donc une distribution sûre.

Quelles sont les premières impressions avant de voir le spectacle en salle le 13 décembre prochain?
Tout d’abord, on aura remarqué la présence de Mario Monti, nouveau président du conseil aux côtés du président de la république, Giorgio Napolitano. Le 7 décembre on le sait est le moment où le pays se retrouve symboliquement autour de son théâtre. Dans un moment aussi difficile pour l’Italie, c’est une affirmation de la solidité et de la pérennité des valeurs autour desquelles l’identité italienne est construite. Auguri! comme on dit.
Ensuite, on l’a assez souligné, Daniel Barenboim monte sur le podium cette fois comme directeur musical. Après un long interrègne où il a été “direttore scaligero”, il succède à Riccardo Muti, premier chef non italien à exercer cette charge, avec un sovrintendente lui aussi pour la première fois non italien. Quand on se rappelle la situation de la Scala à la fin de l’ère Muti/Fontana, on peut considérer qu’ils ont réussi, même si la Scala n’a pas encore retrouvé la place qu’elle avait dans les années Abbado/Grassi.
La direction de Daniel Barenboim m’est apparue très classique, au sens où elle ne se nourrit pas (au contraire d’un Abbado quand il dirige Mozart) des apports des interprétations récentes, c’est une vision traditionnelle, romantique , symphonique, au tempo un peu lent. Il reste des moments impressionnants (la mort de Don Giovanni) et un orchestre très en forme, à ce qu’on peut entendre en télévision. Mais rien de neuf sous le soleil.
La mise en scène de Robert Carsen est globalement sans surprise: Carsen joue l’opéra des opéras dans le théâtre des théâtres, et il fait du théâtre lui-même le lieu de l’action, un théâtre en miroir, gigantesque au début, qui se regarde être théâtre, un théâtre dans le théâtre avec un dispositif en abyme qui rappelle les décors baroques, toiles peintes (ou photos), qui s’installent en tombant des cintres, ou qui glissent latéralement, on est clairement dans le principe des changements de décors baroques, avec des jeux sur les perspectives, sur les niveaux, sur la grandeur relative des personnages en smoking comme un soir de Première..tiens tiens… Quelques moments réussis, le lit du début, qui montre clairement le comportement ambigu de Donna Anna, le finale du premier acte, rouge passion dans un bal bien licencieux, l’apparition du Commendatore dans la loge impériale, vue en miroir, et toute la scène finale, très bien réglée, avec à la fois cette longue table sur laquelle se déroule une partie de l’action, mais aussi la manière dont est traitée Elvira, ou la mort même de Don Giovanni, qui répète celle du Commendatore. L’idée finale de faire disparaître les autres et de laisser Don Giovanni seul en scène est aussi intéressante. Donc quelques moments et quelques idées, mais beaucoup d’ennui aussi, les scènes se succèdent sans véritable vision neuve, avec des attitudes convenues, sans vrai travail sur les rapports des personnages entre eux, on voit ce qu’on a toujours vu: encore une mise en scène qu’il sera facile de reprendre avec n’importe quelle distribution.Du propre sans danger.
L’équipe de chanteurs, à ce que j’ai pu entendre à la TV (je pourrai sans doute être plus précis en salle), est dans l’ensemble solide. Exceptionnel le couple Peter Mattei/Bryn Terfel, on le savait à l’avance, les deux font partie de cette race de chanteurs qui font de l’or de tout ce qu’ils chantent. Elégance, style, chant parfaitement posé, technique de fer, et en plus, modulations, interprétation, jeux vocaux. Il n’y qu’à saluer la double performance. Anna Netrebko faisait ses débuts à la Scala…on peut dire qu’il est temps. Globalement c’est réussi, la voix est ronde, charnue, elle a perdu du velouté des” années d’avant le bébé”, mais la voix garde cette impressionnante qualité d’impact. Il reste que l’air du second acte “non mi dir” est apparu difficile, problèmes de respiration, manque de fluidité dans les agilités (tempo trop lent? fatigue passagère?) et qu’on n’a pas l’habitude de ce type de problème chez Netrebko. Barbara Frittoli, comme d’habitude, montre des qualités musicales éminentes, mais cette chanteuse ne m’a jamais ému, c’est lisse, c’est sans problème, mais cela reste froid; j’ai le souvenir d’Ann Murray en 1987, dans cette même salle, une Elvire humaine, vibrante, profondément triste, et puis l’ancien combattant évoque la merveilleuse Kiri Te Kanawa à Paris, qui restera  l’Elvira de ma vie avec son “Mi tradi” à donner le frisson, ou dans le même ordre d’idée, Julia Varady, autre Elvira mythique. Barbara Frittoli fait très bien son métier de chanteuse, mais question vibrations…
Le couple Anna Prohaska/Štefan Kocán en Zerline et Masetto passe bien l’écran, et la voix de Štefan Kocán fait très bonne impression tant par la qualité intrinsèque que par l’interprétation. Kwanchoul Youn est l’excellent chanteur qu’on connaît qui fait son métier de basse avec élégance, technique, présence, mais ce n’est pas un Commendatore de légende. Reste  l’Ottavio de Giuseppe Filianoti, qui est pour moi une erreur de distribution. Parmi les excellents ténors qui peuvent chanter un Ottavio correct pourquoi aller chercher celui qui manifestement ne l’a ni en bouche ni en gorge, avec des erreurs techniques lourdes (deuxième air, “il mio tesoro intanto” où il est manifestement à la limite du souffle), une voix qui bouge, des problèmes de justesse. John Osborn qu’on verra en janvier est sûrement plus en phase avec ce rôle. Dommage, car c’est un rôle habituellement plutôt bien distribué. Espérons que mercredi prochain il sera plus en forme.
Voilà des premières impressions d’une belle soirée dans l’ensemble, mais a priori pas une grande soirée dont on se souvient vingt ans après. De la bonne industrie musicale, et c’est déjà beaucoup.

 

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 1er octobre 2011 (Dir: Philippe JORDAN, ms en scène Herbert WERNICKE)

Depuis  l’émotion qui m’a étreint au moment du trio final, la première fois que je vis Le Chevalier à la Rose à l’opéra – c’était la pâlichonne production parisienne de Rudolf Steinboeck, dirigée par Horst Stein, avec Christa Ludwig, Yvonne Minton, Lucia Popp dans des décors de Ezio Frigerio-, il y a toujours au moins un instant où mon cœur bat un peu plus vite, où les larmes sont (au moins) prêtes à couler. Elles coulèrent abondamment quand je vis Kleiber à Munich (Jones, Fassbaender, Donath) plusieurs fois, par bonheur. Kleiber, c’était une explosion sonore dès la première mesure:  il arrivait sur le podium et en une seconde, toute la masse de l’orchestre explosait dans une urgence inconnue jusqu’alors et une joie haletante et profonde mêlée d’intense émotion ne nous lâchait plus.

Il y a des œuvres qui appellent les larmes et Le Chevalier est de celles-là, il y a des œuvres qu’on ne se lasse pas d’entendre et le Chevalier est de celles-là. Il y a des œuvres enfin qui ne laissent qu’un goût de bonheur dans le cœur et Le Chevalier est de celles-là. C’est dire avec quelle joie j’ai fait le voyage de Milan, attiré par le trio de dames ( Schwanewilms, Di Donato, Archibald) affiché par le Teatro alla Scala. Jadis Kleiber y officia aussi, en 1976 (Lear, Fassbaender, Popp) et la partie du public qui le vit alors s’en souvient encore, évidemment.

La dernière production de 2003 (Mise en scène de Pier Luigi Pizzi, dir.Jeffrey Tate) ne m’avait pas fait vibrer. Et j’avoue ne pas avoir encore trouvé mon chef straussien de prédilection aujourd’hui: Sinopoli, qui a beaucoup dirigé Strauss,  ne m’avait jamais convaincu, et je ne suis pas aujourd’hui maniaque de Christian Thielemann, j’en suis resté, en bon ancien combattant, à Böhm, Sawallisch, Solti, Kleiber, qui ont illuminé mes soirées straussiennes et cette lumière-là brille encore en moi, jamais éteinte, toujours vive, indétrônée.
Il se trouve cependant qu’à chaque fois que j’ai entendu Philippe Jordan dans ce répertoire, il m’a plu, accroché, et souvent convaincu. Son approche très élégante, assez marquée par la musique de chambre, sa manière de faire émerger les notes, de clarifier le jeu instrumental, tout cela me plaît tout particulièrement et tranche assez avec le Strauss qu’on entend habituellement. Et samedi soir 1er octobre à la Scala fut notamment grâce à lui une très belle soirée straussienne. Honneur aux dames: la Sophie de Jane Archibald est très émouvante. La voix n’est pas très grande ( aucune des trois d’ailleurs n’a ce qu’on appelle une grande voix, de ce point de vue, c’est assez homogène), mais le style et les inflexions sont justes et son duo de la Rose au deuxième acte est vraiment de grand niveau. De plus, elle compose un personnage très juste, très frais. Le Chevalier de Joyce Di Donato peut surprendre, on a l’habitude d’entendre cette magnifique artiste  dans Mozart, ou Rossini, et à cette voix claire on peut préférer des timbres plus sombres (Tatiana Troyanos fut mon Chevalier chéri), elle respire jeunesse et joie de vivre, et la voix est vraiment exceptionnelle, avec une très belle diction. Quant à Anne Schwanewilms, dont la voix a dans certaines inflexions quelque menue acidité, elle chante la Maréchale comme un long Lied, avec un sens du texte et de la diction qui confondent et qui émerveillent. Rarement il m’a été donné d’entendre un monologue du premier acte aussi fort, aussi intense, avec une simplicité et un naturel tout à fait exceptionnels, sans aucune recherche d’effets. Là non plus, la voix n’est pas immense, mais quelle performance! Quelle intelligence ! Quelle présence!

A ce trio de haut niveau, il faut rajouter  Peter Rose, qui compose un Ochs vocalement impeccable, avec de vrais graves; il propose un personnage jamais outré, n’en fait jamais trop, et ainsi en devient presque émouvant au troisième acte. Hans-Joachim Ketelsen est un Faninal honorable, et les rôles secondaires sont eux aussi très honorablement distribués et tenus, notamment Ingrid Kaiserfeld en Marianne Leitmetzerin et Hélène Schneiderman en Annina. Seule (grosse) déception, Marcelo Alvarez en chanteur italien. Vaut-il la peine d’afficher un tel nom pour un tel rôle? Et pour pareil résultat. Sauf à penser que cette contre performance est voulue par la mise en scène (le ténor ridicule et mauvais) force est de constater que nous n’y sommes pas. Difficultés a négocier aigus et passages, style douteux, aucune élégance dans un rôle qui en demande ( voir Gedda dans l’enregistrement de Karajan), en somme, un vrai ratage.

L’orchestre dont ce n’est pas le répertoire de prédilection, – Sawallisch en son temps avait beaucoup souffert pendant les répétitions de “La femme sans ombre” – a vraiment été cette fois exemplaire. Comme je l’ai dit plus haut, et comme les parisiens le savent, Philippe Jordan n’est pas un chef à effets, il ne recherche pas les gros contrastes ou les explosions sonores. Il est un vrai ” concertatore” soignant beaucoup les relations thématiques, cherchant à isoler les instruments, pour mettre en valeur les thèmes ( voir par exemple la manière dont il exalte l’instrumentation dans la présentation de la rose, et notamment le hautbois). L’introduction du troisième acte est un modèle d’attention à chaque pupitre, dont il obtient des sons d’un grand raffinement et d’une grande légèreté. Cette interprétation presque chambriste séduit sans aucun doute et le chef obtient un très gros succès du public. Ce travail remarquable, qui confirme l’aisance de Philippe Jordan dans ce répertoire, gagnerait cependant à mon avis  à avoir en plus une petite touche de fantaisie, voilà une qualité de son père Armin que le fils Philippe pourrait faire sienne, au moins quelquefois. Quand on a de telles qualités techniques, il faut aussi savoir oser!

La mise en scène de Herbert Wernicke a fait un bon tour d’Europe. Rappelons qu’elle est née pour Salzbourg, du temps de Gérard Mortier, il y a une quinzaine d’années et qu’elle fait partie de ces productions initiées par Mortier à Bruxelles, Salzbourg ou Paris qui continuent à vivre et à séduire. Citons pour mémoire La Clemenza Di Tito des Hermann, Katia Kabanova de Marthaler, l’affaire Makropoulos de Warlikovski. A Salzbourg d’ailleurs, le très large plateau du Grosses Festspielhaus donnait à la scène finale une grandeur mélancolique inoubliable. Wernicke place l’intrigue dans la Vienne du début du XXème siècle, et c’est en quelque sorte “la dernière valse” d’un monde de la légèreté qui s’éteint. L’œuvre est créée à Dresde en janvier 1911, trois avant la guerre et le début de l’engloutissement des empires européens. Fondée sur des jeux de reflets et d’images (salons viennois, salle du théâtre, fosse) elle n’est jamais outrancière, notamment au troisième acte, et reste toujours juste. Sa peinture des personnages, notamment la Maréchale très digne, très naturelle, et en même temps d’une criante humanité, et Octavian, jeune et fougueux, mais tendre bien personnifié par Joyce Di Donato, la Sophie enfantine, comme sortie d’un couvent, habillée de noir à la fin est vraiment bouleversante. La présentation de la rose, qui avec l’escalier et les costumes blancs (Octavian en haut de forme blanc à la Fred Astaire) rappelle les revues américaines de Music hall et renvoie la scène au monde des apparences et des paillettes, installe bien avec ses jeux de reflets et de miroir dont nous avons parlé cette idée d’un monde qui n’est plus celui du réel, un monde en suspension qui ne voit rien venir. Ce travail, bien repris par Alejandro Stadler ( rappelons que Herbert Wernicke est mort prématurément en 2002) garde une très grande force et réussit en actualisant l’intrigue et en transposant l’époque, à en maintenir intact le charme, et à donner à l’œuvre une réelle force intemporelle. Les parisiens connaissent certes la production, mais la Scala a réussi à afficher une qualité musicale exceptionnelle, rarement atteinte dans cette œuvre aujourd’hui.
Grande soirée et donc grande joie.

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: quelques notes sur la saison.

Le contexte culturel  italien actuel est sans doute bien plus critique que le contexte français. Dans tous les domaines, le resserrement budgétaire se fait sentir. Dans le spectacle vivant, c’est l’Opéra qui est l’art de référence dans la péninsule et bien des théâtres lyriques ont dû réduire leurs saisons. Seuls, Florence, Rome et Milan s’en tirent à peu près. Florence va ouvrir (du moins dans l’idéal) son nouveau complexe musical en décembre prochain, qui tirera un trait sur l’actuel Teatro Comunale, une salle immense et laide qu’on ne regrettera pas trop, avec une nouvelle salle aux dimensions plus réduites, correspondant mieux au bassin florentin. Au moment où toutes les subventions sont taillées en pièces, comment la ville de Florence fera-t-elle vivre son nouveau théâtre ? Rome étant la capitale, son “Teatro dell’Opera”  conserve un rôle pilote, mais l’histoire de ce théâtre est jalonnée de hauts et de bas. La présence de Muti est une garantie d’image, mais les problèmes d’organisation demeurent, qui n’ont jamais été résolus.
Et la Scala, symbole de l’Opéra italien, de l’excellence culturelle italienne, de la capitale économique de l’Italie, va devoir elle-aussi vivre dans une ville frappée d’un très lourd déficit, où même la future exposition universelle de 2015 est menacée.
Stéphane Lissner est dans son dernier mandat, il est intéressant de regarder la saison prochaine, pour comparer avec d’autres lieux, pour voir où en est le répertoire italien, pour voir si la Scala a encore un rôle de chef de file, musical, ou scénique, comme il y a trente ou quarante ans, aux temps de Claudio Abbado, de Paolo Grassi, mais même de Carlo Maria Badini et Cesare Mazzonis.
La Scala est à la fois un grand théâtre européen, et le théâtre italien de référence pour le répertoire italien, une saison à la Scala doit par force afficher les grands maîtres italiens, Verdi, Rossini, Puccini, les véristes et saupoudrer le reste de la saison par des productions d’œuvres d’autres répertoires.  Au contraire de Paris, qui n’a jamais vraiment assumé depuis Liebermann son rôle moteur dans la défense et l’illustration du répertoire français (même si Nicolas Joel a affirmé vouloir le défendre, on ne peut dire que le répertoire français soit si présent dans programmation actuelle), on ne peut concevoir la Scala sans un ou plusieurs Verdi ou Puccini dans la saison. Et c’est ce qu’attend le public scaligère, mais aussi le public étranger : la Traviata à la Scala reste pour un touriste de passage un moment presque obligé. Il y a aussi à la Scala un public de connaisseurs, peut-être moins nombreux que par le passé, ou moins bruyant (!) à qui on ne la compte pas. C’est un public qui n’a pas de préventions ou d’idées préconçues, même s’il a ses têtes : Freni et Domingo étaient adorés. Ricciarelli, Pavarotti beaucoup beaucoup moins ! C’est qu’afficher une nouvelle voix à la Scala attire les connaisseurs qui veulent juger, et qui peuvent en une soirée lancer un chanteur. C’est à la Scala qu’Alagna, en une soirée a fait sa carrière : je me souviens des réflexions lors de la première de Traviata : « abbiamo trovato un tenore ! ». Mais il a aussi payé le tribut des siffleurs lors d’une malheureuse Aïda. C’est à la Scala que Cecilia Gasdia a rencontré la gloire, remplaçant la Caballé au pied levé dans Anna Bolena.  Théâtre de tradition, la Scala a gardé encore une claque officielle pendant longtemps, et elle a aussi ses siffleurs patentés. Tant mieux : le théâtre doit vivre, et doit vivre aussi de contradictions, de batailles, de discussions. C’est bien là aussi l’identité de ce théâtre, et les manifestations de réprobation sont souvent, il faut bien le dire justifiées. Mais une Scala vivante, vibrante, batailleuse, une Scala qui explose en applaudissements, à se jeter du balcon, c’est le plus beau théâtre du monde.
Je sais bien que les directeurs actuels d’opéras n’aiment pas ces manifestations excessives, on préfère le consensus télévisuel mou et sans goût, mais dans un pays qui a un sang aussi lyrique que l’Italie, une Scala endormie sur des pseudos lauriers, c’est inquiétant, et pour l’opéra, et pour la programmation du théâtre.

Aussi observons la saison 2011-2012 :

On le sait, la saison de la Scala s’ouvre en décembre, pour se terminer en novembre de l’année suivante. Pendant longtemps, la saison d’automne était exclusivement symphonique, depuis quelques années, une partie de la saison d’opéra, et pas la moindre est programmée de septembre à novembre. La programmation automnale (saison 2010-2011) a de quoi attirer, mais ne surprendra pas un mélomane parisien :

–          Il ritorno d’Ulisse in patria (Dir.mus: Rinaldo Alessandrini, ms en scène: Robert Wilson) avec notamment Sara Mingardo

–          Der Rosenkavalier (Dir.mus: Philippe Jordan, ms en scène Herbert Wernicke, avec Anne Schwanewilms, Joyce Di Donato, Jane Archibald. Joli trio avec la suprême Joyce Di Donato dans la production de Paris avec Philippe Jordan au pupitre.

–          La Donna del lago (Dir.mus : Roberto Abbado, ms en scène : Luis Pasqual) avec Joyce Di Donato, Daniela Barcellona et Juan-Diego Flores. Vaut le voyage pour ceux qui l’auraient raté à Paris, puisqu’il s’agit de la production parisienne, avec la même distribution dans les principaux rôles.

On le voit, même si les distributions sont belles, il n’y a rien de particulièrement spécifique au théâtre, puisque les parisiens connaissent deux productions sur trois.

La saison 2011-2012 s’ouvre sur une nouvelle production de Don Giovanni ( Dir.mus : Daniel Barenboim, ms en scène : Robert Carsen) avec Anna Netrebko (Donna Anna) Barbara Frittoli (Donna Elvira), Peter Mattei (Don Giovanni), Bryn Terfel (Leporello) Kwanchoul Youn (Commendatore) etc…

Si l’on considère la distribution, la Scala, prudemment, affiche Anna Netrebko (pour la première fois) dans Donna Anna plutôt que dans un grand rôle du répertoire italien du XIXème. Effet d’affiche, car Anna Netrebko n’est pas forcément la plus grande des Donna Anna du marché. Pour les hommes, rien à dire, Mattei et Terfel (puis d’Arcangelo) sont actuellement parmi les tout meilleurs mais si vous voulez entendre Terfel, il vous faut réserver les premières représentations. Et puis Barbara Frittoli en Elvire est une valeur sûre, à défaut d’être une Elvire de rêve.

Si l’on considère la production, on ne s’est pas trop fatigué : Robert Carsen plaît à la Scala, comme partout, parce que son modernisme ne fait pas frémir :  à la Scala il a fait des productions qui ont été bien accueillies Katia Kabanova de Janacek, A Midsummer Night’s Dream de Britten. Mais je pense qu’un autre titre était prévu (Norma ?) sur lequel on est revenu (si effectivement c’est Norma, sans Norma convaincante, inutile de le programmer à la Scala…attendons Harteros…). Carsen-Barenboim, un duo qui devrait faire de cette première une soirée de 7 décembre lisse et sans histoires, à moins que les siffleurs ne veuillent se payer madame Netrebko, ce qui est toujours possible…Rappelons tout de même qu’il n’y a que 5 ans, la Scala avait affiché une nouvelle production du Don Giovanni dirigée par Gustavo Dudamel et mise en scène par Peter Mussbach. Il est rarissime de remettre sur le métier une production aussi récente, même si elle n’avait pas toujours convaincu (la précédente, de Strehler a duré de 1987 aux années 2000) ; c’est donc bien qu’il y a anguille sous roche dans ce nouveau Don Giovanni, comme si on avait dû faire quelque chose en urgence…

On affiche ensuite Les contes d’Hoffmann, dans la production de…allez, devinez…Robert Carsen, oui, celle de l’opéra de Paris et avec une direction musicale de Marco Letonja avec Ramon Vargas en Hoffmann alternant avec le clone de Villazon, un bon ténor (le Werther de Lyon), Antonio Chacon Cruz. Et Ildar Abdrazakov alternant avec le très bon Laurent Naouri dans Coppelius, Dappertutto, Lindorf, Miracle. Production de remplissage. Sans intérêt.

Enfin un grand Verdi, Aida, dans la mise en scène de Zeffirelli, non pas la dernière, de l’année 2006, qui en matière de kitsch valait son pesant de hiéroglyphes, mais celle de 1963, dans les décors de Lila de Nobili, qui fut l’une des grandes productions de cette époque. C’était alors le jeune Zeffirelli. L’idée est très séduisante, car cette production a vraiment marqué les mémoires.
Cette belle idée (qui ne coûte pas grand-chose, sinon une réfection des décors car je pense que depuis une cinquanttaine d’années, ils ont eu le temps de prendre la poussière) sera-t-elle accompagné d’une distribution musicale digne ? Le chef, le jeune Omar Meir Wellber, est vraiment un bon musicien (j’ai vu une Carmen qu’il a dirigée à Berlin) et des amis à moi l’ont entendu dans Aida, me disant que c’était un très bon travail. La distribution promet de belles batailles : le ténor Jorge De Leon est un jeune artiste assez valeureux, mais Oksana Dyka a déjà essuyé les huées du public cette année, méritées à mon avis. La reprogrammer en Aida tient du suicide. Pour les autres, à part D’Intino, Amnéris solide, une distribution sans rien d’intéressant. Ce n’est pas là qu’on trouvera la distribution idéale (quand je pense que les puristes en 1986 critiquaient le duo Luciano Pavarotti/Maria Chiara dans la belle production de Luca Ronconi). Ce sera en février mars…

Continuons sur le répertoire italien avec, en avril et mai, Tosca de nouveau dans la production de Luc Bondy déjà programmée l’an dernier avec Jonas Kaufmann. C’est Marcelo Alvarez (en alternance avec Alexandr Antonenko) qui lui succède, ce qui est intéressant. Cela se gâte avec Tosca, où l’on retrouve Oksana Dyka (qui se fera sortir…) en alternance avec Martina Serafin. Le chef sera Nicola Luisotti : un bon chef italien, qui a dirigé à Paris (notamment Otello) et qui la saison dernière a dirigé Attila à la Scala. Mais là aussi production de remplissage sur un titre qui attire les foules, les membres des congrès et les visiteurs des foires, mais dont on n’a pas soigné plus que cela le casting.

En juin, une nouvelle production de Luisa Miller, avec Gianandrea Noseda au pupitre et Mario Martone à la mise en scène, une équipe de vrais professionnels. Une distribution composée notamment de Marcelo Alvarez, encore lui, la duchesse confiée à Daniela Barcellona,  Wurm à Kwanchoul Youn, et une Luisa confiée à Elena Mosuc en alternance à Tamar Iveri, et là, je ne suis pas sûr que Madame Mosuc soit si bien accueillie par le poulailler. Il est vrai aussi que pire que l’accueil réservé en son temps à la Luisa Miller de Katia Ricciarelli dans cette salle, c’est difficile à trouver : elle en avait maudit le public, ce qui avait déclenché une de ces broncas dont la Scala a le secret. On reste quand même frappé de l’absence (ou presque) de chanteurs italiens sur la première scène d’Italie…

Passons sur le Don Pasquale de Donizetti réservé pour les solistes de l’Académie de la Scala, en juillet en fin de saison d’été pour nous réjouir en automne de la seule production de répertoire italien (en novembre 2012) qui semble promettre un peu plus d’intérêt : Rigoletto, direction Gustavo Dudamel, rare à l’opéra, et ce sera son premier Verdi dans une mise en scène de Luc Bondy, avec Vittorio Grigolo, Zeljko Lucic (le Macbeth de Muti à Salzbourg cette année) et Nino Machaidze, voix tout de même petite pour Gilda.

J’oubliais, avec Tosca, la Scala affiche enfin sa production de remplissage historique, il est vrai un grand symbole du théâtre, la Bohème, dans la production de Zeffirelli, où un effort net de distribution a été fait par une alternance Piotr Beczala/Vittorio Grigolo et Anna Netrebko/Angela Gheorghiu avec une direction musicale de Daniele Rustioni (quand on a quatre stars de ce calibre, le chef est-il si important… ?). J’ai eu la chance d’entendre le duo Beczala/Netrebko au MET il y a un an et demi, j’irai donc peut-être écouter Gheorghiu et Grigolo.  Mais attention, il y a une entourloupe. Netrebko en chante deux, Gheorghiu en fait quatre, et les cinq restantes sont confiées à Anita Hartig, une jeune chanteuse roumaine qui chante en troupe à Vienne (Pamina, Mimi, Zerlina, Frasquita) qu’on peut écouter dans le final de bohème sur you tube.
Comme on peut le constater, le répertoire italien n’est pas si bien servi : deux productions de remplissage (Tosca/Bohème), une reprise historique (Aida) sans vrai travail sur la dsitribution, un Don Pasquale pour des jeunes, et deux nouvelles productions dont l’intérêt peut se discuter, Luisa Miller et Rigoletto, toutes deux avec des équipes de production solides, et des distributions, comme d’habitude, un tantinet bancales (à cause des rôles féminins).

Restent les autres productions, répertoire français (Manon), allemand (Die Frau ohne Schatten, Siegfried, Le nozze di Figaro), anglais (Peter Grimes).
Dans la même saison donc, un nouveau Don Giovanni et les Noces éternelles de Strehler, désormais, c’est celles de la Scala qu’on voit à Paris, aucune surprise de ce côté : du côté musical, une distribution honnête (Fabio Capitanucci/Pietro Spagnoli, il conte/Dorothea Röschmann, la contessa/Aleksandra Kurzak, Susanna/ Ildebrando d’Arcangelo, Figaro/Katija Dragojevic, Cherubino et l’ex délicieuse Marie Mac Laughlin en Marcellina) mais la production permet sans doute de tester au pupitre Andrea Battistoni, le jeune et talentueux chef de 25 ans et c’est sans doute l’unique raison de monter ces Noces.

Du côté français, pour faire pendant aux Contes d’Hoffmann inutiles que nous signalions, une Manon (en juin/juillet) confiée à Laurent Pelly, qui permet le retour de Natalie Dessay à la Scala après le faux bond de la Fille du régiment, avec un Des Grieux mieux adapté à mon avis que celui de Paris, Matthew Polenzani, chanteur remarquable et  un chef italien qui fait enfin  ses débuts à la Scala après avoir dirigé dans le monde entier, Fabio Luisi. Je pense que la Manon de la Scala est plus intéressante que celle de Paris.
Du côté anglais, un Peter Grimes (mai/juin) qui permet d’entendre le jeune chef Robin Ticciati dans ce répertoire, mise en scène de Richard Jones, un bon metteur en scène anglais, dont on a vu à Lille Macbeth de Verdi et qui a mis en scène le fameux Lohengrin de Munich (Kaufmann/Harteros). Ce Peter Grimes sera chanté notamment par  John Mark Ainsley et Felicity Palmer (si, si)…A voir, certainement.
Il faut reconnaître que la Scala à la différence de Paris, n’hésite pas à afficher des chefs jeunes, et leur confier des productions importantes (Dudamel, Ticciati, Battistoni, Meir Wellber), je pense que Barenboim et Lissner tiennent à cet aspect important de la politique musicale.

Enfin last but not least, deux grands chefs d’œuvres du répertoire allemand, Die Frau ohne Schatten, dirigée par Semyon Bychkov, en mars 2012, mise en scène de Claus Guth (qui ne plaira sûrement pas à Milan, car trop « Regietheater ») avec une curieuse distribution faite de chanteurs à leur place et d’autres moins : Johann Botha en Kaiser, oui, cent fois oui. Emily Magee en Kaiserin, non, pas vraiment. Cette chanteuse n’a jamais été intéressante. Nourrice de Michaela Schuster, cela m’indiffère, Barak de Falk Struckmann, oui s’il est en voix, et la Färberin d’Elena Pankratova, très à la mode dans ce rôle mais qui ne m’a jamais convaincu. Intéressant néanmoins pour chef et metteur en scène .

Enfin, en octobre et novembre 2012, nous avancerons d’un pas dans le Ring puisque la Scala présente Siegfried, sous la direction de Daniel Barenboim et dans la mise en scène de Guy Cassiers. Inutile de revenir sur Daniel Barenboim dont on connaît la conception, et la qualité. C’est de toute manière un chef de référence pour Wagner, même si on peut aimer une approche plus originale (celle de Jordan par exemple). On ne sait ce que Cassiers va proposer pour Siegfried, tant la différence est grande entre Rheingold (très original, et passionnant), et Walküre, plus classique, mais assez belle esthétiquement. Quel choix pour Siegfried, le plus « théâtral » des quatre ? Cassiers sera aidé par une distribution de très haut niveau, Nina Stemme, Juha Uusitalo, Lance Ryan, Anna Larsson, un nouveau Mime (Peter Bronder). A voir évidemment…

Si vous avez un voyage à Milan à faire, choisissez Octobre/Novembre 2012, retour d’Abbado dans un concert Chopin/Mahler, Rigoletto avec Dudamel, Siegfried avec Barenboim…Bonne période.

J’ai essayé de regarder par le détail ces 13 productions, j’y ai constaté qu’en réalité, ce n’est pas le répertoire italien qui peut attirer (six productions souvent passe partout avec des distributions sans grand intérêt, ou alors avec des stars, pour les stars et pas forcément pour les rôles), mais les autres productions, qui sont plus dignes d’intérêt (Contes d’Hoffmann exceptés) pour le chef (Nozze) pour la mise en scène (Frau ohne Schatten, Peter Grimes) pour l’ensemble (Manon, Siegfried) et des deux nouvelles productions de répertoire italien (Verdi), l’une laisse un peu sur sa faim (Luisa Miller), et l’autre peut exciter la curiosité (Rigoletto).

Mais trois constats :

–          La Scala abuse actuellement un peu trop des chanteurs slaves, certes très en vogue aujourd’hui, mais est-ce ainsi qu’on va relancer la formation au chant en Italie et les vocations ? Et si ces chanteurs étaient tous remarquables, passe encore, mais abuser à ce point d’artistes comme Madame Dyka est vraiment problématique. Comme si l’idée était qu’on avait besoin de grandes voix et qu’il fallait à toute force nous les fournir. On a surtout besoin de bons chanteurs, et là nous n’y sommes pas toujours…

–          Sans doute pour des raisons financières, la saison table sur des valeurs d’encaissement sûres, sans doute à moindre prix (Bohème/Tosca, Contes d’Hoffmann, voire Aida) sans trop regarder à composer des distributions exemplaires. Les reprises n’ont de sens que si elles proposent d’autres équipes, qui puissent exciter la curiosité, notamment dans un théâtre aussi symbolique que la Scala. Il n’y a pas de proposition vraiment raffinée, on ne sent pas de recherche dans la composition des distributions, que devrait supposer le système de la stagione. Certaines soirées de répertoire de Vienne ou de Berlin sont plus intéressantes dans les distributions que ce que nous allons entendre dans le théâtre le plus sensible aux voix du monde. Il y a là quelque chose que je ne m’explique pas.

–          A part une politique de chefs assez positive, où est la Scala fer de lance d’une certaine vision culturelle? Où sont les propositions scéniques stimulantes (Guth et Cassiers exceptés) ? où sont les nouveautés réelles ? Où est l’imagination pour composer une distribution, notamment dans le répertoire maison ? Où est la ligne de la programmation ? Ouvrir sur un tel Don Giovanni, certes très honorable musicalement, mais tellement « déjà vu » au niveau scénique montre qu’à la Scala aussi, on cherche quelquefois à nous faire prendre des vessies pour des lanternes…

 

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE (2ème vision) Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 28 décembre 2010

De passage à Milan, j’ai eu de nouveau l’occasion de voir cette Walkyrie déjà évoquée dans deux précédents comptes rendus. J’avais lu le même jour le commentaire à mon texte relatant le 21 décembre et j’avais l’intention d’y répondre. Cette seconde vision du spectacle m’en donne l’occasion. Je continue de trouver au travail scénique de Cassiers une relative tenue, même si l’intérêt “didactique” de ce travail apparaît limité et globalement décevant par rapport à d’autres mises en scènes. On n’apprend rien de cette Walkyrie là, mais elle se laisse voir, avec un travail technique précis, même si les projections vidéo sont peu lisibles (le globe du 2ème acte) ou un peu répétitives, effectivement. A cette seconde vision, on remarque un peu plus certains détails, notamment l’évolution du costume de Wotan, assez bourgeois d’abord, puis retournant à la peau de bête au troisième acte, ressemblant ainsi de plus en plus à Siegmund. Le maquillage noir obscurcissant la moitié de son visage se voit de la “Platea” (les fauteuils d’orchestre) mais pas de la deuxième galerie (le fameux “Loggione”), où je me trouvais ce 28 décembre. Rien de gênant donc, mais rappelons que ce noir se retrouve par quelques traits sur les visages de Siegmund et Sieglinde… Pour mémoire, Kupfer à Bayreuth avait mis des cheveux d’un roux agressif à Wotan et à tous ses descendants, ce qui était autrement frappant.
Le jeu des ombres reste l’élément le plus intéressant du 1er acte, les variations de l’espace et des lumières, qui encadrent les scènes, demeurent ce qui est le plus intéressant du second acte, où malgré quelques rudiments de travail sur les personnages, cela reste singulièrement frustre du côté de la mise en espace et du travail d’acteurs, malgré une clarté des mouvements et du propos; le troisième acte est plus effervescent, mais souvent creux,  avec ces Walkyries en crinoline (on devine en fait qu’elles montent en amazone, très chic tout çà…) qui grimpent et descendent sans cesse de leurs podiums, ces fils rouges dont on comprend (parce qu’on a vu le 2ème acte: Siegmund et Hunding, à peine passés de vie à trépas, ont en effet droit à leur fil rouge) qu’ils figurent les héros morts, et un décor qui s’efface au moment du duo Wotan-Brünnhilde qui se passe sur un plateau pratiquement vide (fils rouges exceptés).

Les costumes des femmes par leur élégance de salon (Fricka), montrent que dans la Walkyrie, ce sont elles qui conduisent l’action face aux hommes un peu “bruts de décoffrage” – Siegmund, Wotan-, mais Hunding n’est pas la brute épaisse habituelle et cela jette un regard nouveau sur  les autres personnages. Notons aussi l’évolution de Sieglinde, de dame mariée et pudique à jeune fille arborant un joli décolleté, des épaules nues et les cheveux au vent là où ils étaient noués en chignon au départ. De petits détails “signifiants”, certes,  mais dans l’ensemble pas vraiment de direction d’acteurs, pas de moments scéniques forts. L’inspiration qui marquait l’épisode précédent effectivement fait globalement défaut. Est-ce que c’est voulu ? Est-ce que Cassiers est déjà fatigué ? Ou est-ce que l’histoire l’ennuie ? Attendons.
Musicalement, même séduction que la semaine dernière, des tempis dilatés, qui rendent certains moments très étranges, la fameuse chevauchée notamment, avec de longs silences, avec une place inhabituelle accordée au texte des Walkyries et à leur dialogue, et un son quelquefois presque chambriste. L’ ensemble est à mon avis remarquable d’intérêt, et toujours aussi surprenant (certains de mes amis présents pensaient que le tempo était encore plus étiré à cette représentation) et clair, avec un vrai parti pris. On pourrait défendre des tempis plus alertes dans toute la seconde partie du premier acte (la montée du désir se fait un peu prier), mais dans l’ensemble, je reste toujours séduit par l’approche.
Globalement, du point de vue du chant  nous étions un cran en dessous: d’abord une annonce avait averti que John Tomlinson (pas vraiment convaincant le 21) avait une très lourde extinction de voix. Sans doute impossible à remplacer (il n’y a pas de basse pour Hunding à Milan un 28 décembre), il s’est péniblement exécuté, commençant le premier acte en déclamant, et sussurant sa brève mais normalement sonore intervention du deuxième acte (Wehwalt! Wehwalt!), situation éminemment déstabilisante pour les partenaires et vraiment pénible pour l’artiste, à la limite du supportable pour le public.
Le texte du second acte se chantant du fond de scène ou de la coulisse, on eût pu imaginer par exemple que Vitalij Kowaljow (Wotan) donne au moins cette réplique à la place du malheureux Tomlinson que l’on a laissé se naufrager en scène. Voilà une circonstance inexcusable dans un théâtre tel que la Scala.
Par ailleurs, Waltraud Meier, moins en forme, a produit des aigus très métalliques et tendus à la limite du cri, mais reste un personnage bouleversant, notamment dans sa magnifique intervention au troisième acte. Vue et entendue d’en haut Ekaterina Gubanova en Fricka m’a plus intéressé que la semaine précédente, et la voix de Wotan reste solide, mais sans véritable éclat. Nina Stemme elle-même n’était pas au même niveau de conviction, sauf au troisième acte.

Seul Simon O’Neill a été impeccable d’un bout à l’autre. Certes, il n’est physiquement ni Peter Hoffmann, ni Jonas Kaufmann, mais combien de Siegmund leur sont semblables: ni Stig Andersen, ni Torsten Kerl ne sont des Siegmund crédibles, alors celui-là, un peu ridicule dans sa peau de bête et ses gestes stéréotypés, passe par la vaillance de la voix même si elle est un peu nasale, et par l’engagement .

A la fin du deuxième acte, la messe semblait dite: les réjouissances de Noël avaient eu raison de toute la compagnie, qui n’arrivait pas à se hisser au niveau des représentations précédentes, mais voilà, miracle de l’opéra, le troisième acte fut d’un bout à l’autre une magnifique réussite: engagement, poésie, intelligence du texte, tous les protagonistes, à commencer par Nina Stemme, vraiment exceptionnelle d’intelligence pour un rôle qui ne lui est pas “congénital” à mon avis mais aussi  Vitalij Kowaljow avec sa voix sourde, incarnait un Wotan crédible, humain, et Barenboim, qui a galvanisé l’orchestre et vraiment bouleversé la salle.

Au total même avec un niveau général globalement inférieur au 21, ce fut une belle soirée: plus grâce à Wagner qu’à Cassiers certes, mais le public scaligère semble apprécier à la fois la sagesse de la mise en scène et le cadre agréable du décor. Il est vrai que le public de l’opéra en Italie n’est pas très ouvert aux expériences scéniques surtout dans les œuvres qu’il connaît. Au delà de cette déception, j’attends vraiment la fin du cycle, car je ne peux penser que Cassiers dont j’ai vu d’autres spectacles autrement élaborés continue sur la lancée de cette Walkyrie hésitante. En revanche, on pourra certes discuter à l’infini les options du chef, mais ce parti pris musical et la réponse de  l’orchestre continuent de me paraître vraiment dignes d’intérêt.

Je concluerai en rapportant comment  un des spectateurs du “Loggione” s’interrogeait auprès de sa voisine en parodiant Siegmund dans l’acte II , “Ma, in cielo, ci sarà questa musica?” /”Mais, au ciel, y aura-t-il cette musique?”.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE, Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 21 décembre 2010

Au risque de se répéter, il n’est pas sûr que les mises en scènes du Ring de type “Regietheater” aient encore un avenir dans les productions de référence. Le travail très critiqué de Gunter Krämer à Paris en est la preuve. Il faudra attendre la fin du Ring de Claus Guth à Hambourg (ce printemps) pour juger de la vigueur de ce type d’approche.

Robert Lepage à New York remet le Ring dans le champ des histoires qu’on raconte, dans le champ du récit, tout en utilisant une technologie d’aujourd’hui, il revient à un concept d’hier, même avec des références à la première production du Ring à Bayreuth en 1876. Guy Cassiers à Milan a étonné: après un Rheingold qui a partagé le public, mais qui dans l’ensemble a plu, malgré une grande complexité de lecture sur plusieurs niveaux, chant, danse, vidéo. Le Rheingold de Cassiers mettait sur la table (ou sur le plateau) les grands éléments du texte, le pouvoir et l’amour mais posait aussi très clairement l’échec des Dieux dès le départ. Approche presque métaphysique.

Plus de ballets dans la Walkyrie, plus d’approche abstraite, plus de vidéos insérées dans le tissu des rapports des personnages, mais un travail très illustratif et très sage. Cassiers institue entre le Prologue et la première journée un rapport qui ressemble un peu à celui institué entre l’approche de Peter Stein et celle de Klaus Michaël Grüber à Paris en 1976. Avec cette Walkyrie, on tombe dans l’histoire, dans le récit, dans l’image, dans le conte, avec une approche volontairement illustrative et au total, assez traditionnelle. L’histoire se déroule, parfaitement claire et linéaire, avec une volonté de faire du décor un cadre imagé, souvent séduisant, utilisant des projections vidéo de manière techniquement impeccable, alternant le vert, très présent au second acte, le gris (annonce de la mort), le rouge (tableau final), des flammes pour évoquer le pouvoir de Wotan, une forêt très stylisée et des fonds en relief qui rappellent Rheingold.

acte1.1293060724.jpgLe décor du premier acte, centré autour d’une maison qui semble un peu une cage par son géométrisme , ou qui rappelle une maison à la japonaise, sur laquelle des vidéos (une cheminée par exemple) se projettent ou les personnages évoluent en un jeu d’ombres assez fascinant (différences de tailles, d’éloignement etc…). Le deuxième acte, très essentiel, pour le long récit de Wotan, n’a pas grand intérêt scénique (sinon de beaux et longs échanges de regards jusqu’à l’arrivée des jumeaux), dans un décor de toit de temple (derrière un fronton composé de chevaux enchevêtrés – après tout, la chevauchée des Walkyries n’est-elle pas la référence musicale la plus connue du public, thème repris en vidéo de fond de scène au troisième acte. Le reste se déroule dans une forêt très stylisée, verte d’abord (les amants) grise ensuite (l’annonce de la mort) comme on l’a dit.  La mort de Siegmund est comme toujours très soignée scéniquement: c’est Wotan qui pousse Siegmund sur l’épée de Hunding, c’est Sieglinde qui se penche sur lui et le serre avant de fuir avec Brünnhilde.

walk.1293060786.jpgC’est d’un certain point de vue le troisième acte le plus “kitsch” , avec ces fils rouges sensés représenter les âmes des héros montant au Walhalla, ces estrades enchevêtrées laissant passer les longues crinolines des Walkyries (même si Brünnhilde est en pantalon…), ce feu réduit autour de Brünnhilde à des lampes rouges régénérantes comme des lampes de couveuses, qui vont couver la femme qui va naître le jour suivant, d’où semblent sortir des gouttes d’eau. le corps de Brünnhilde lui-même, montré sur un podium comme un monument, tout cela est juste un peu exagéré, décalé, créant une distance ironique avec l’histoire.

Il est intéressant aussi de lire les costumes, Siegmund et Wotan plus sauvages, Hunding plus bourgeois, et les femmes très aristocratiques, à commencer par Fricka et les Walkyries, mais aussi Sieglinde, superbe dans sa robe satinée grise et Brünnhilde, moins féminine que ses soeurs. Au total, un regard qui épouse le récit, un travail sur le jeu assez fruste malgré de très bonnes idées (jeu de regards, tendresse bouleversante entre Wotan et sa fille, montrant bien qu’il n’élimine pas l’amour, comme Alberich, et qu’il en sera donc vaincu) et malgré une impressionnante maîtrise technique. Je parierais que Siegfried sera de la même eau, mais Götterdämmerung devrait nous donner la clef de nos interrogations sur la manière de classer ce travail néanmoins intéressant sans être convaincant. On ne peut juger d’un Ring qu’en fin de parcours.

ekaterina-gubanova.1293060743.jpg Ekaterina Gubanova

Mais tout le spectacle tient surtout par un travail musical proprement inouï. Non pas que tous les chanteurs soient d’un niveau remarquable: Elena Gubanova en Fricka est très honnête, mais sûrement pas mémorable. Wotan(Vitalij Kowaljow) est décevant, malgré des moments intéressants dans le troisième acte, la voix, un peu sourde, manque de projection, de présence. On regrette le grand René Pape. Quant à Hunding (John Tomlinson), la voix est vieillie, légèrement instable: on est loin des Hunding à la Ridderbusch ou à la Salminen.

Les choix de distribution sont tout de même assez cohérents avec les choix de tempos très lents, très retenus de Daniel Barenboim car la diction de chaque chanteur est très notable. Les huit Walkyries sont puissantes, bien en place, mais peut-être un peu désarçonnées par le rythme imposé par le chef dans la chevauchée, claire voir cristalline, mais d’une lenteur surprenante et des choix sonores très analytiques, qui rendent le son de la fosse presque grêle et scandé de silences.

Belle surprise avec le Siegmund de Simon O’Neill, voix claire, bien projetée, puissante, un vrai physique de ténor wagnérien, robuste, tout en muscle, une copie de Wotan et en même temps on entend déjà un futur Siegfried dans ces basques là.

Evidemment l’ivresse vient des deux dames, Waltraud Meier, qui est Sieglinde  avec son intensité, sa fraîcheur son engagement, la puissance d’acier de ses aigus. Son deuxième acte est bouleversant, elle fait venir les larmes, c’est un monstre sacré dans tout son relief, contraignant le public à poser sur elle et elle seule le regard. Il faut l’avoir vue dans ce rôle, ou malgré des moyens moins importants que par le passé (on l’entend au premier acte), elle reste irremplaçable, laissant loin derrière les concurrentes par son insolente et éternelle jeunesse.

Nina Stemme, bien que suédoise, n’est pas Nilsson comme on l’a quelquefois écrit. Qui a entendu Nilsson une fois a dans l’oreille pour jamais cette puissance, cet ouragan énergétique et sonore qui envahissait la salle, ce son  coupant qui malgré tout mettait le public en transes par par l’intense chaleur de cette voix de glace.
Stemme a une voix beaucoup plus chaude, plus ronde, qui convient bien à Sieglinde qu’elle a chantée ailleurs. Son moment d’exception, c’est le duo final avec Wotan, proprement époustouflant de poésie, de puissance, d’engagement.

Deux prestations d’exception, éblouissantes, bouleversantes,  encadrées par un orchestre proprement ahurissant.

Je n’en reviens pas de ma surprise: d’abord, une perfection technique totale, absolue, qui laisse pantois. Ensuite un parti pris de Barenboim, sans doute très concerté avec Guy Cassiers, de lenteur, de dilatation du son qui crée non de l’ennui, mais une extrème intensité, une bouleversante tension qui provoque les larmes. On entend tous les pupitres de manière cristalline, on entend aussi des phrases musicales qu’on n’avait jamais notées. On croyait avoir entendu des Walkyries à la pelle, dont celles que Barenboim a dirigées çà et là, et surtout à Bayreuth et il réussit à nous prendre totalement à revers. Lecture une fois de plus en pleine cohérence avec ce qu’on voit et ce qu’on sent du plateau et qui va rester dans les annales. Barenboim est si heureux qu’il fait lever l’orchestre à chaque fin d’acte.

Oui pour Barenboim – encore un qui nous surprendra toujours- cette Walkyrie vaut le voyage et gagne son statut de spectacle totalement exceptionnel. Une fois de plus Lissner a gagné, une fois de plus la Scala offre un Wagner de référence, après Toscanni et De Sabata, après Furtwängler, après Karajan,après Sawallisch, après Kleiber, Barenboim entre dans la légende des wagnériens scaligères qui ont su porter l’orchestre de la Scala à la totale incandescence dédiée.

DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/CHERUBINI: LODOÏSKA

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Je voudrais vous parler de Lodoïska. L’occasion fait le larron puisque l’oeuvre a été donnée cet automne au théâtre des Champs Elysées en version de concert. Mais si j’ai envie de vous en parler, c’est parce qu’elle est associée pour moi à un très beau spectacle de la Scala de Milan en 1991, dirigé par Riccardo Muti, dans une mise en scène de Luca Ronconi. C’est le souvenir de 6 ou 7 représentations, que j’ai toutes vues,avec un enthousiasme qui n’a pas faibli, même avec la distance des années, lorsque j’entends l’enregistrement réalisé par Sony. On va bien sûr objecter la faiblesse du livret, les voix pas toujours convaincantes de cet enregistrement, mais quant à moi je réponds  fulgurance de l’approche de Muti, hardiesses de certains moments de la partition, acrobatie des cordes, notamment au deuxième acte, et  travail éblouissant de Luca Ronconi. Voilà un spectacle qui méritait la vidéo, mais là le marché a parlé-qui achèterait une Lodoïska?- et donc pas de vidéo, hélas…

Evoquer Lodoïska, c’est évoquer l’un des plus grands, sinon le plus grand succès lyrique de la révolution française (1791): deux cents représentations, une gloire fulgurante, des “remake” (il y a une Lodoïska de Kreutzer, celui de la sonate, qui date de la même année, une adaptation anglaise de Storace en 1794,  il y en a une autre de Mayr, créée à la Fenice de venise en 1796 et reprise en une version révisée à la Scala en 1799), des pillages. Lodoïska, c’est une des sources d’inspiration sinon la principale  de Beethoven pour Fidelio (1814), de Rossini pour “Torvaldo e Dorliska” (1815), c’est la partition sur laquelle la tête de Brahms repose selon ses volontés dans son cercueil. Lodoïska c’est enfin un magnifique opéra populaire, avec des dialogues parlés, un opéra comique qui tient à la fois de la tragédie Lyrique frnaçise mais aussi de la tradition italienne, sans un temps mort, mené à un rythme haletant, comme son ouverture nous y prépare. Enfin ses dernières mesures sont parmi les plus étonnantes de toute la littérature musicale: une musique qui s’éteint en volutes, qui disparaît dans le silence, au lieu de se terminer en triomphe comme Fidelio.Tous les musiciens du début du XIXème siècle ont dans la tête cette partition. Et nous, nous l’avons oubliée.

Le livret tire son origine d’une oeuvre de  Jean-Baptiste Louvet de Couvray “Les amours du Chevalier de Faublas”,  énorme roman en plusieurs parties publié entre 1787 et 1790, qui remporte un immense succès public et qui sera l’objet de nombreuses adaptations au XIXème siècle, y compris à l’opéra aussi bien en Allemagne (1872) qu’en France (Camille Erlanger, en 1897 crée un Faublas).

L’histoire reprise par Cherubini (le livret est de Claude-François Fillette-Loraux) est l’une de ces multiples “pièces à sauvetage”  où une héroïne prisonnière (Lodoïska) d’un méchant (Dourlinski) dans un noir château est libérée par l’amoureux courageux (Floreski). Comme on le voit, c’est Fidelio, mais à l’inverse car dans l’oeuvre de Beethoven c’est le héros qui est libéré par sa femme, mais c’est à peu près le même schéma. L’originalité de l’histoire, qui se passe en Pologne, est l’intervention d’une troupe de tartares qui passe par là, dirigée par un esprit noble et courageux (Tzitzikan) qui est le “Deus ex machina” de l’histoire et sauve la situation. Un Tartare gentil, comme il le dit lui-même “je suis Tartare, mais un coeur généreux peut naître dans tous les climats”.
Autre personnage puisé dans le répertoire d’opéra, très inspiré du Leporello de Don Giovanni, le valet de Floreski, Varbel, dont le premier air (“Voyez la belle besogne…”) est bien proche du “Notte giorno faticar..”, air d’ouverture de Leporello dans Don Giovanni.

Au premier acte, Floreski et Varbel à la recherche de Lodoïska s’approchent du château menaçant du Comte Dourlinski, croisent une troupe de Tartares, se battent, mais finalement se reconnaissent tous comme de nobles coeurs (Rousseau n’est pas bien loin). Tzitzikan veut se venger de Dourlinski qui saccagea ses territoires, et Floreski se souvient que le même Dourlinski fut lié au père de Lodoïska. Tombe alors une pierre du château à laquelle est attaché un mot de Lodoïska, prisonnière de l’horrible comte Dourlinski. Floreski et Varbel décident d’entrer dans le château en se faisant passer pour les frères de Lodoïska, pour la ramener à la maison.

91441lmd.1292111627.jpgLodoïska a vu Floreski et s’inquiète pour lui auprès de sa nourrice Lysinka. Dourlinski entre et lui annonce son intention de l’épouser, ce qu’elle refuse avec dédain. Devant ce refus, il la met au secret et la sépare de sa nourrice. Floreski et Varbel entrent dans le château en se faisant passer pour les frères de la jeune fille et demandent à Dourlinski de ramener avec eux Lodoïska. Devant son refus, ils insistent pour qu’il leur offre l’hospitalité pour la nuit. Dourlinski, soupçonneux, veut savoir ce qu’ils veulent en réalité, et fait empoisonner leur vin. Varbel s’en aperçoit et échange les verres avec les émissaires de Dourlinski. Au moment de sortir, ils sont découverts par Dourlinski et ses gardes et faits prisonniers.

Dourlinski annonce à Lodoïska que son amant est son prisonnier. Réunis, les deux amants déclarent préférer mourir que de céder au tyran. Mais ce dernier exerce sur Lodoïska un odieux chantage, en prétendant que son père est mort . Elle s’offre donc en sacrifice pour que vive son amant. A ce moment on entend des coups de canon. Tzitzikan arrive, le château est incendié. Lodoïska est sauvée avant que la tour ne s’écroule, Tzitzikan arrache un couteau des mains de Dourlinski qui s’apprête à tuer Floreski.
Tout est bien qui finit bien: sous l’oeil attendri de Tzitzikan, les amants sont de nouveau rassemblés et savourent le bonheur retrouvé.

Evidemment, on ne s’attardera pas sur un livret particulièrement faible, plein de bons sentiments,avec des rebondissements attendus, des sauvetages à propos, sans grand intérêt.
Musicalement, deux ténors (Tzitzikan, plus dramatique, Floreski, plus lyrique) un soprano colorature, un baryton (Varbel) et u n baryton basse (Dourlinski) et des dialogues importants pour l’histoire (j’ai lu qu’ils avaient été à peu près coupés aux Champs Elysées cet automne, ce qui est une erreur). Une musique très symphonique, épique (avec l’exception de l’air de Lodoïska au deuxième acte), musique libérée de Gluck quelquefois bien proche de Beethoven, avec des allusions claires à Mozart (finale de l’ouverture), très novatrice pour l’époque. On entend le futur Beethoven, c’est très clair, au point que quelquefois on pourrait confondre (dans des auditions à l’aveugle). Ce n’est pas trop difficile à chanter, mais demande justement des voix de très grand niveau.

91416lmd.1292111588.jpgLe deuxième acte est étourdissant de virtuosité pour les cordes, et le troisième acte est stupéfiant pour l’approche symphonique de la scène finale, l’incendie puis la destruction du château, qui est un des grands moments de la musique d’opéra: s’en inspireront Beethoven, Weber (qui lui consacrera une étude) et Schubert.  Quant aux dernières mesures, loin de se terminer en triomphe, elles se terminent de manière surprenante et inattendue, en une mouvement lent et fin d’une très grande nouveauté.Toute la musique s’efface et se délite jusqu’au silence. Tout mélomane devrait se précipiter pour l’écouter.

La production de la Scala fut sans doute un des plus grands moments de l’ère Muti. Le Maestro napolitain est éblouissant à la tête d’un orchestre de la Scala en très grande forme. On sent sa volonté de réimposer cette musique injustement tombée dans l’oubli : dynamisme, éclat, énergie rappellent le Muti fulgurant des années 70. Une absolue merveille.
Si aujourd’hui on n’aurait aucune peine à distribuer Lodoïska (Dessay, Manfrino, Massis pourraient chez les françaises prendre ce rôle) ni même Floreski ou Tzitzikan, à l’époque en 1991, ce fut plus difficile, d’autant que chacun se débrouille avec un français souvent hésitant (Shimell). Thomas Moser est un Tzitzikan honorable, Bernard Lombardo, seul français de la distribution, est très pâle en Floreski, un rôle qui exige un soufle épique, Devia est impériale mais on ne comprend pas un traitre mot quand elle chante. Cela reste quand même très honnête.

91576lmd.1292111617.jpgQuant à la mise en scène de Ronconi, elle fut un enchantement avec un décor de Margherita Palli s’inspirant des gravures de Piranèse, et des travaux du XVIIIème sur la perspective, changeant à chaque fois les points de vue avec des effets de théâtre absolument stupéfiants. On voit tantôt d’en bas, tantôt de dessus, tantôt à niveau et tout change de manière totalement étourdissante nous laissant émerveillés. Le disque en couverture montre la photo du décor final, un pont vu du dessus (un oeil non averti verrait une barrière), on voyait au théâtre les deux héros le traverser (en fait des figurants suspendus à un filin) et échapper à sa rupture au dernier moment, ce fut un moment inoubliable qui appelait les applaudissements à scène ouverte.

locandina.1292111556.jpgAinsi, je feuillette le programme de la Scala de l’époque, j’y compulse avec émotion les “locandine”(distributions) des sept représentations de cette oeuvre jamais reprise depuis. Je ne peux qu’inviter tout mélomane à redécouvrir une oeuvre étonnante, qui finit par vous accompagner et devenir un des piliers de votre univers musical. Il reste à espérer que Nicolas Joel qui a quelquefois de bonnes idées, appelle Muti à recréer pour Paris cette Lodoïska de légende, et si la production de Ronconi était encore dans les entrepôts de la Scala, qu’il serait beau de la remonter.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011 à la TV: LA WALKYRIE retransmise sur MEZZO (7 décembre 2010)

Il y a une quinzaine d’années, La Walkyrie ouvrait la saison de la Scala dans une mise en scène d’André Engel, avce Riccardo Muti au pupitre et Placido Domingo en Siegmund et Waltraud Meier en Sieglinde. Quinze ans après, Waltraud Meier est encore la lumière de la distribution, avec une voix sans doute moins éclatante, mais d’une intensité qui écrase le reste de la compagnie.

Ce qui m’a frappé c’est d’abord une mise en scène qui tranche avec le travail sur l’Or du Rhin, beaucoup plus novateur et complexe que cette Walkyrie où Cassiers après avoir posé les enjeux individuels, les enjeux de pouvoir et de passion dans l’Or du Rhin, choisit simplement de raconter l’histoire, de manière assez traditionnelle au total, au point qu’il semblerait presque que prologue et première journée n’ont pas été mis en scène par la même main. Comme Peter Stein et Klaus Michael Grüber à Paris, ce sont deux univers qui nous sont présentés, la Walkyrie se réinsérant dans une vision presque habituelle: Wotan cheveux longs et visage à moitié noirci, traces de ce noir sur les visages de Sieglinde et Siegmund, Siegmund en une sorte de trappeur, Brünnhilde et Fricka en grandes bourgeoises. Vocalement, Simon O’Neill est très honnête dans Siegmund, sans être transcendant, Ekaterina Gubanova  est une Fricka solide, Nina Stemme est une très grande Brünnhilde, engagée, à la voix éclatante. Est-elle émouvante? Je verrai en salle, mais j’ai quelques doutes John Tomlinson est assez fatigué en Hunding, et pourquoi en avoir fait un homme très mur ? Assez convaincant le Wotan de Vitalij Kowaljow, mais j’aurais préféré entendre René Pape, magnifique dans l’Or du Rhin en mai dernier.

La direction de Barenboim m’est apparue moins énergique que par le passé, voire un tantinet “molle” mais toujours aussi lyrique même si je lui préfère Jordan à Paris par exemple.

Le spectacle est de grande tenue, utilise abondamment des effets video, très moderne d’apparence, avec de très belles images: le début avec le jeu d’ombre des deux héros et la vision de l’intérieur de la maison avec la cheminée qui brûle constitue un lever de rideau très poétique, le monde “vert” du second acte et le magnifique tableau de la chevauchée qui ouvre le troisième acte. il ne m’a pas convaincu en revanche dans la manière de diriger les acteurs (c’était aussi un problème dans l’or du Rhin), les attitudes restent assez conventionnelles, le second acte sans solution pour gérer ces longues scènes et ces longs récits. Bref, il me semble que si Cassiers a fait le choix de l’histoire et du récit sans prendre trop de distance par rapport rapport à l’intrigue, il n’a pas trouvé la voie d’une révélation qui nous apprendrait quelque chose de neuf sur l’oeuvre mais a choisi de travailler le visuel d’une manière particulièrement fine. En ce sens c’est décevant d’un côté, remarquable de l’autre. Mais honnêtement, il me faut attendre pour me faire une opinion définitive. Il reste qu’il ne me semble pas que cette mise en scène fasse partie des futures légendes de la scène.