GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016 à L’OPÉRA DES NATIONS: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 30 JUIN 2016 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Lukas HEMLEB)

Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi

La saison de Genève s’est achevée par une production de Falstaff, prévue pour l’Opéra des Nations, la structure (l’ex-théâtre provisoire de la Comédie Française) qui pendant deux ans sera la scène du Grand Théâtre. L’espace plus réduit, le rapport scène salle très différent, les machineries scéniques très réduites imposent des productions à un format inhabituel pour les spectateurs d’un Grand Théâtre dont la scène est la plus vaste de Suisse. Le lieu, que je visitais à Genève pour la première fois, est assez chaleureux et l’aménagement en est suffisamment réussi pour qu’on ne s’y sente pas mal.
Ce lieu impose aussi un répertoire radicalement différent des grandes machines pour lesquelles le Grand Théâtre a été construit. C’est aussi l’occasion d’élargir le répertoire et de proposer pendant quelques années une couleur différente à la programmation : il faut faire de l’inconvénient un avantage. On n’a pas de pétrole, mais on a des idées.
Ce Falstaff ne restera pas comme une production mémorable, pour des raisons diverses, qui tiennent aussi bien à la musique, au théâtre et aux chanteurs. Même si paradoxalement c’est un spectacle qui passe sans (trop) lasser, et qui au total se laisse voir, ce n’est pas un très grand Falstaff. Falstaff est une œuvre complexe, qui entretient pour moi un rapport familial avec Die Meistersinger von Nürnberg. C’est une comédie en musique, c’est un Verdi neuf, qui met en tête non la performance musicale ou vocale mais le dialogue, les paroles et les situations, c’est enfin une adaptation de Shakespeare, tout comme Otello six ans auparavant, et peut-être plus difficile encore. C’est un opéra de chef, avant que d’être un opéra de voix : les chanteurs se fondent dans un opera omnia qui pourrait bien être une Gesamtkunstwerk wagnérienne, d’où l’importance de la mise en scène.

Falstaff, ces dames ©Carole Parodi
Falstaff, ces dames ©Carole Parodi

C’est Lukas Hemleb qui a assuré la mise en scène. Un artiste formé à l’école allemande, et en même temps très international, qui vit et travaille aussi en France. Il a conçu un dispositif unique (d’Alexander Polzin), un bloc de roche qui tourne et qui selon les scènes peut être l’intérieur de l’auberge ou le terrible chêne de Herne, c’est à dire un décor minimaliste, uniformément gris, et les personnages sont maquillés à la mode vaguement expressionniste ; c’est donc un Falstaff un peu inquiétant et débarrassé de son contexte médiéval qui est présenté.
Habituellement le monde de la comédie demande un décor très historié, une sorte de réalisme qu’on voit dans la plupart des mises en scène de l’œuvre, que ce soit celle de Carsen (Londres, Amsterdam, Milan…) ou jadis celle de Strehler à la Scala, ou de Ronconi à Salzbourg. Ici, Opéra des nations oblige, décor quasi unique. Tout repose donc sur la mise en scène et la sveltesse des chanteurs, mais aussi d’une direction musicale suffisamment alerte qui doit remplir l’espace vide (qui n’est pas ici, hélas, celui de Peter Brook). Lukas Hemleb se repose sur deux références essentielles, d’une part la référence à un théâtre simple, épuré, un théâtre de tréteaux qui n’est pas sans évoquer ce qu’on pense être l’ambiance du Théâtre du Globe, et d’autre part, par les maquillages et les couleurs (tant de variations de gris) un certain absurde beckettien. Il en résulte un travail assez léger, non dépourvu de poésie, qui laisse initiative aux acteurs et qui plaît au public par sa souriante simplicité, même si la dernière scène (le chasseur noir et les esprits dans la nuit) est plutôt réussie dans le genre sabbat inquiétant.

Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi

Il s’agit donc d’un spectacle globalement assez traditionnel, adapté pour les conditions plus basiques de l’Opéra des Nations, adapté aussi à une relation un peu plus intime avec le public. Un travail respectable, mais sans grande invention.
Musicalement, la direction de John Fiore, qu’on a plus entendu dans du répertoire germanique, marque les qualités de ce chef : clarté, musicalité, travail de précision avec l’orchestre dont on n’entend aucune scorie, travail sur la couleur aussi.
Toutefois, on aimerait plus d’italianità dans ce travail, plus de dynamique, plus de rythme, plus de légèreté. Verdi se souvient de Rossini dans les ensembles (le double quatuor, dans la vélocité des dialogues et du chant, dans les crescendos).  Il s’en souvient aussi par le grand raffinement de ces dialogues fugués. Il n’y en a pas beaucoup de trace dans le travail précis, mais loin d’être idiomatique, de John Fiore, et l’espace réduit de la salle, ajouté au volume relativement important de l’orchestre, ne joue évidemment pas en sa faveur. Falstaff est une bonne grosse farce, une vaste « burla », mais tout en ciselures et tout en fragilité cristalline. Et ici, on est assez loin de cette fragilité-là et c’est dommage, car le volume de la salle s’y prêtait idéalement.
Du côté du plateau, on a étrangement un plateau marqué par l’école slave. Avec les qualités de cette école : voix solides, sens du théâtre, mais aussi les défauts, notamment dans le répertoire italien : problèmes de phrasé, problèmes de dynamique, émission souvent poitrinée. Bien sûr, il y a Franco Vassallo, qu’on retrouve avec plaisir, très déluré, très à l’aise dans un rôle qui lui va bien, sans avoir une voix si large, ni si profonde, il a le phrasé, il a le style, il a surtout des années de Rossini derrière lui, c’est à dire l’habitude de la dynamique et du rythme. Mais surtout, il a le texte et son style, la couleur parce qu’il est italien et que cela n’a pas de secret pour lui.
Autre vieux routier, Raúl Giménez dans Caïus : encore un chanteur élevé au lait rossinien, au lait de l’émission rossinienne, du phrasé rossinien et du répertoire italien qu’il a fréquenté de l’intérieur et dans tant de rôles baroques ou belcantistes. Même s’il est argentin, il a l’italianità et le style dans le sang et le gosier, et même s’il est au crépuscule de la carrière, il lui reste un incomparable style, y compris bouffe, qui en font un personnage, par la voix et par la présence.
Pour le reste, entre les membres du studio du Grand Théâtre (troupe des jeunes solistes en résidence) comme Erlend Tvinnereim en Bardolfo , Alexander Milev en Pistola, la gracieuse Amelia Scicolone en Nanetta séduisante par moments, manquant de fermeté dans la ligne dans d’autres (meilleure en fin d’opéra qu’au début), et la solide Meg Page de Ahlima Mhamdi (même si le rôle est assez mince), on notera l’impressionnante Marie-Ange Todorovitch, en Quickly puissante, aux graves ravageurs : on est toujours heureux d’entendre cette artiste qui reste une valeur du chant français, dans un rôle où elle peut développer sa vis comica et dans une salle très adaptée à ses moyens.
Alice Ford est Maija Kovalevska, incontestablement une voix, bien plantée, bien posée, bien projetée, mais avec des problèmes de phrasé, plus slave qu’italien, et d’un jeu sur la couleur qui ne m’a pas séduit. On n’entendrait en Tatiana ou Lisa, cela sonnerait merveilleusement. En Alice Ford, avec le débit nécessaire et le style demandé, c’est moins convaincant.
Ford est un très jeune chanteur, Konstantin Shushakov. C’est incontestablement un chanteur de valeur, sans doute un véritable avenir devant lui car il a d’éminentes qualités de style, de projection, de puissance aussi. Mais il n’a ni la couleur, ni l’autorité d’un Ford, version bourgeoise de Falstaff. Le timbre est trop clair, trop jeune surtout face à Vassallo. Il faut pour Ford non un baryton qui chante bien, ce qui est le cas de Shushakov, mais un baryton a la voix faite, mûre, puissante ce qui n’est que partiellement le cas ici. Dans un Falstaff de jeunes chanteurs, il n’y aurait rien à redire, mais dans une production de Falstaff face à Vassallo, cela ne fonctionne pas, et c’est dommage vu les qualités de l’artiste. C’est un problème d’alchimie de distribution…
Enfin le Fenton de Medet Chotabaev est pour moi une erreur de distribution. Pourquoi aller chercher si loin un Fenton qu’on peut largement trouver chez les italiens ou les américains. Medet Chotabaev chante, mais la voix n’est pas celle d’un Fenton, un tantinet trop lourde pour cela, elle n’a pas la couleur d’un Fenton (chant monocorde), et le timbre n’est pas celui exigé par le rôle. De plus le chant et le style ne correspondent pas. Il faut pour Fenton un chanteur bel cantiste, un ténor rossinien, un chanteur qui sache alléger, qui ait cette légèreté juvénile. De plus, il n’est pas très alerte scéniquement, et donc n’est pas vraiment le personnage. C’est un choix d’autant plus maladroit que Fenton, avec Nanetta, est le seul à avoir un air dans l’œuvre, un vrai air traditionnel…Malvenu de mettre en exposition une voix si peu faite pour ce rôle et ce répertoire.
Malgré ces réserves, l’ensemble fonctionne quand même, passe bien auprès du public visiblement satisfait. C’est un Falstaff de consommation passable qu’on a vu là, pas scandaleux, mais pas stimulant : il en faut pour remplir les calendriers, mais rien de mémorable.[wpsr_facebook]

Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi
Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016: GUILLAUME TELL de GIOACCHINO ROSSINI le 15 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Jesus LOPEZ-COBOS; Ms en scène: David POUNTNEY)

Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith
Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith

L’œuvre est rare, même si dans l’histoire de l’art lyrique elle jouit d’un vrai prestige. C’est en effet le dernier opéra de Rossini, en 1829, considéré comme le premier “Grand Opéra” même si un an avant La Muette de Portici d’Auber avait ouvert la voie. D’ailleurs, pour des raisons différentes, les deux œuvres sont liées à l’histoire politique de deux pays, Auber parce que La Muette de Portici, créée à Bruxelles, voit le duo Amour sacré de la patrie devenir une sorte de ralliement national, la seconde parce qu’elle célèbre la libération des cantons suisses du joug autrichien par sa légende la plus significative..

C’est une œuvre majeure de l’histoire de l’opéra de Paris qu’on a représentée à Bastille en 2003 (avec Hampson dans Guillaume Tell) : entre les chœurs, les masses, les figurants possible,s le ballet il y a de quoi faire un grand spectacle, à condition qu’on le confie à un vrai metteur en scène.

51mIpBZgwxL._SX355_Peu de références au disque de la version française, Antonio Pappano l’a enregistrée en 2011 avec Santa Cecilia, sinon c’est la version Gardelli avec Gedda, Caballé et Bacquier (quand même…) qui fait autorité. En revanche la version italienne bénéficie de noms comme Riccardo Muti (Merritt, Studer, Zancanaro) ou Riccardo Chailly (Pavarotti, Freni, Milnes) qui rappelons-le, est peut-être plus grand rossinien que verdien.

TellPappano

Moi même, j’ai vu Guglielmo Tell pour la première fois à la Scala en 1989, inauguration de la saison, dans une mise en scène impressionnante de Luca Ronconi avec pour la première fois peut être l’utilisation de la vidéo de manière vraiment importante, des écrans énormes proposant une vue de torrents en furie et de paysages alpestres. Tandis que le décor figurait le parlement bernois. Grand souvenir pour Muti et Ronconi, moins pour les voix, une Studer à la limite, un Zancanaro bon sans être exceptionnel dans Guglielmo, et un Chris Merritt comme souvent remarquable.

L’enregistrement, y compris vidéo, existe : allez y en confiance.

Il y a donc une vraie légitimité pour le Grand Théâtre de Genève à proposer Guillaume Tell, d’une part parce que Tobias Richter a depuis son arrivée à Genève une vraie politique autour de l’opéra français, en version scénique ou de concert ! On y a vu entre autres Samson et Dalila, Mignon, et même Sigurd, et d’autre part, on est en Suisse et Guillaume Tell est un titre maison qui se justifie évidemment.

Sur le papier, l’affiche est attirante: Jesús López Cobos est un grand chef rossinien et spécialiste du bel canto romantique. Le fidèle de l’opéra de Paris se souvient avec émotion que ce fut lui qui dirigea alors jeune La Cenerentola à Paris sous l’ère Liebermann avec en alternance Teresa Berganza et Frederica Von stade dans une mise en scène de Jacques Lasalle. C’est un de ces chefs de confiance qui assure solidement une représentation avec élégance.

Depuis la mort d’Abbado qui n’en dirigeait d’ailleurs plus, il est difficile de trouver un grand chef pour Rossini, et notamment pour le Rossini bouffe, quant au Rossini sérieux, ou au Rossini pré-romantique, le marché est plutôt clairsemé, et en tous cas jamais labouré par des chefs de premier plan. Ce fut longtemps Bruno Campanella qui assura les utilités rossiniennes partout, y compris à Paris où il dirigea Guillaume Tell.

Et pourtant, cette musique n’est pas la musique médiocre ou faible que d’aucuns disent.
Si elle l’était, on n’entendrait pas des échos verdiens ou même wagnériens assez fréquents dans le tissu musical, avec en sus des moments magnifiques, le final par exemple, dont Wagner va se souvenir par bribes, et même les ballets, oui les ballets sont bien meilleurs que la plupart des ballets écrits sur un coin de table par Verdi.

Et c’est une œuvre aussi difficile à réussir pour la partie vocale. Le ténor, Arnold, fait partie des ténors impossibles de la période, les Raoul des Huguenots, les Cellini, les Léonard de La Juive, les Henri des Vêpres Siciliennes, le baryton, pour Tell, doit avoir une voix large, avec un spectre large, à cause de graves marqués, quant à la soprano, Mathilde, elle fait partie des sopranos qui nécessitent une science des agilités, des notes filées, d’autres très ouvertes : il y faut un lirico spinto un peu colorature, de la race des héroïnes meyerbeeriennes ou verdiennes un peu tendues, Elvira d’Ernani, Valentine des Huguenots, de ces voix qui exigent de la tension d’un bout à l’autre parce que le rôle offre divers registres très variés. En plus, Rossini, jamais sympa avec les chanteurs, leur fait chanter des aigus impossibles dans l’air, mais sans jamais ou presque donner une note finale qui puisse ramasser les applaudissements du public, la plupart du temps, l’air se termine en demi teinte, ou s’éteint.

Difficulté supplémentaire, il y a beaucoup de personnages, et qui sont tous sollicités à un moment ou un autre, ce qui veut dire pour celui qui compose le cast une exigence de niveau homogène.

On peut comprendre, vu l’accumulation d’une distribution très homogène et de très haut niveau, que peu de théâtres se lancent dans l’aventure. C’est ce qui rend l’initiative genevoise d’autant plus méritoire.
La dernière production de Guillaume Tell, je l’ai vue à Munich, dans une mise en scène sans génie mais solide de Antu Romero Nunes avec au pupitre Dan Ettinger (qui s’est un peu trompé de répertoire) et un cast très respectable (Volle, Rebeca, Hymel).

La distribution genevoise est dominée par l’Arnold de John Osborn et le Tell de  Jean-Francois Lapointe, dans un rôle où on ne l’a jamais entendu, avec une diction parfaite, un aigu bien ouvert, une science des couleurs mais un petit problème de graves: à chaque fois, les graves sont détimbrés, difficilement audibles, mais centres et aigus sont bien projetés et affirmés. Et le personnage est intéressant en scène, vif, énergique, humain. Un vrai Tell!

Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados
Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados

John Osborn est Arnold, il est comme il se doit magnifique. Magnifique pour une diction parfaite, stupéfiante même,où tout est clair, articulé, émis avec un contrôle exceptionnel permettant une tenue de ligne impeccable. Avec des aigus éblouissants, même si le public n’a pas toujours l’air de s’en apercevoir, parce qu’ils apparaissent au détour d’un vers, d’un mot sans préparation et surtout sans mise en scène vocale. C’est un rôle plus ingrat qu’il n’y paraît, parce que tout le monde pense que le rôle le plus difficile est Tell et qu’en fait c’est bien Arnold le piège de l’opéra.

Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados
Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados

Mathilde, c’est la jeune Soprano russe Nadine Koutcher, qui impressionne dans le premier air, notes bien projetées, bonne diction, belle ligne de chant, c’est vraiment intéressant d’autant que la voix n’est pas si grande. Le reste déçoit un peu, le volume manque, la voix semble se fatiguer.Elle n’a pas suffisamment de largeur et d’assise pour passer dans les ensembles et reste indifférente dans l’héroïsme. Il reste que la prestation est vraiment défendable.

Parmi les autres rôles, signalons le Gessler moyen de Franco Pomponi, diction là aussi claire, mais la mise en scène en fait un personnage tellement ridicule et caricatural, sorte de monstre qui croque des pommes sorti du double cabinet des docteurs Frankenstein et Folamour, mais qui pour en rajouter, pourrait diriger aussi Spectre dans un James Bond que je pense qu’il est gêné.

Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados
Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados

Très belle Hedwige de Doris Lamprecht dont le rôle est concentré vers la partie finale, un rôle qu’elle défend non seulement avec une belle présence et une notable énergie, mais aussi une très belle ligne de chant. Très beau Ruodi (le pêcheur) d’Enea Scala, qui alterne avec Osborn dans Arnold : la voix est claire, bien timbrée, bien projetée, et la diction impeccable. Un chanteur sans nul doute à suivre, qui avait déjà bien plu à Munich dans le même rôle et qu’on commence à voir dans ce type de rôle sur les scènes internationales.
Si dans l’ensemble la distribution est bien équilibrée, les deux jeunes artistes appartenant à la troupe des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève (excellente initiative par ailleurs), Erlend Tvinnereim et Amelia Scicolone ont une charge un peu trop lourde pour leurs voix encore vertes. Jemmy n’est pas un rôle de complément, mais un rôle de caractère, avec une voix très présente dans les ensembles, et la voix de la jeune Amelia Scicolone a encore des aigus mal maîtrisés, trop acides, trop dardés (il faut qu’elle soit entendue) par rapport à un centre encore fragile. Il en résulte un manque d’homogénéité dans la présence vocale malgré une prestation scénique convaincante. Ces rôles de travestis, très présents dans le Grand Opéra (il en restera des traces dans Oscar de Un ballo in maschera) par le fait même que ce sont des rôles travestis, sont exposés parce qu’ils ne sont jamais secondaires. Quant à Erlend Tvinnereim, en Rodolphe, il est pris au piège d’un rôle qui apparaît être de complément, mais avec un joli défi vocal dans le final de l’acte I qu’il n’arrive pas à relever, diction erratique, rythme, aigus, vélocité exigée par Rossini, tout cela n’est pas maîtrisé. C’est bien là le danger de Rossini, et en même temps sa force : il n’y a pas de « petits rôles » et chacun a droit à ses pièges, d’où la nécessité d’une compagnie très homogène et techniquement sans aucune faille.
On constate avec joie que le choeur du Grand Théâtre dirigé par Alan Woodbridge est toujours aussi bon, engagé, bien préparé, et qu’il est vraiment, et depuis longtemps, l’honneur de cette maison.
J’ai été en revanche un peu déçu par la direction de José Lopez-Cobos, spécialiste de Rossini, et aussi du bel canto, un chef discret mais sûr, et très bon technicien. Il soigne la clarté de l’orchestre, notamment la petite harmonie et les cordes : à ce titre, la mise en scène expose Stéphane Rieckhoff, habillé en Armailli (il me semblait que la tenue était spécifique de Fribourg ou du canton de Vaud, mais qu’elle n’allait pas jusqu’à Uri) l’excellent premier violoncelle de l’Orchestre de la Suisse Romande, en en faisant la première victime des monstres autrichiens (sortis d’une bande dessinée à la Matrix, avec leurs heaumes en tête de loup), puisque soliste seul en scène pendant l’exécution du célèbre solo initial, il se fait bientôt emporter par l’envahisseur (les autrichiens n’aiment pas la musique ? étrange, j’aurais cru le contraire) qui laissent en scène sson instrument brisé. Quel symbole ! Mais un joli talent aussi, qui illustre la bonne tenue des cordes de l’OSR. Les cuivres en revanche souffrent d’imprécision, dans les attaques, dans la manière de projeter le son, jamais clair, jamais net.
Au-delà de ces détails , ce qui manque à la direction, c’est une certaine énergie, notamment dans les parties les plus épiques, et les ensembles. Dans une œuvre qu’aussi bien Verdi (notamment dans Nabucco, qui raconte aussi une histoire d ‘oppression et d’envahisseur, avec un baryton basse en héros et un ténor en embuscade) que Wagner (Tannhäuser, Rheingold) ont regardé avec insistance, il m’a semblé qu’elle eût pu sonner d’une autre manière.
Enfin, même si c’est une décision de la direction, le chef eût pu protester contre les coupures trop importantes. Certes, Guillaume Tell, c’est long, et l’œuvre n’est jamais représentée intégralement, mais il me semble qu’une exécution intégrale eût été à la fois à l’honneur du GTG, mais surtout, eût rempli un manque, avec un vrai sens, en Suisse, dans sa partie francophone. Certes on présente une version française, mais surtout une version tronquée. Et comme l’œuvre n’est pas connue, personne ne proteste. On couperait une heure de Götterdämmerung ou de Meistersinger, que n’entendrait-on pas ! Mais pour Rossini…Décision regrettable pour laquelle on trouvera tous les justificatifs du monde, sauf qu’un théâtre francophone suisse qui présente Guillaume Tell dans la version originale en coupant un tiers de l’œuvre, n’est ni à la hauteur et du défi, ni de sa réputation.

Quant à la chorégraphie d’Amir Hosseinpour , nécessaire dans un opéra qui contient des parties importantes de ballet, elle n’est pas en soi médiocre et elle est très bien exécutée, mais trouverait sa place peut-être au sein d’une représentation monographique de ballet, mais pas au sein d’une production où elle semble plaquée et sans lien réel avec la trame, voire là aussi un peu ridicule. C’est l’image du cheveu sur la soupe qui s’impose.

Le gentil Tell (Jean-François Lapointe contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite © GTG/Magali Dougados
Le gentil Tell (Jean-François Lapointe)  contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite et à la pomme © GTG/Magali Dougados

La mise en scène de David Pountney n’est pas non plus à la hauteur de l’œuvre, qu’elle abâtardit, la rendant caricaturale voire ridicule par moments. Une seule idée : la flèche qui tenue par les paysans, parcourt sa trajectoire jusqu’à la pomme (déjà croquée au demeurant par le mélophage Gessler) au ralenti : jolie image, qui résout la question technique et qui devient alors emblématique de ce moment central.
Les coupures, sans doute imaginées pour rendre plus claire la ligne de l’intrigue, ont toujours pour effet lorsqu’elles sont importantes de schématiser et de réduire les détails de l’intrigue à l’os : il est d’autant plus facile alors de tomber dans la simplification et le manichéisme, il y a les bons suisses d’un côté (tous unis autour d’un Mechthal idolâtré sous forme de Mohai ou de statut du commandeur, notamment pour son fils Arnold) et l’horrible Gessler de l’autre. En rendant l’opposition si grossière, la mise en scène se décrédibilise et décrédibilise le livret. Inutile de chercher trop de psychologie, inutile de chercher la nature domptée ou sauvage, si importante dans l’œuvre dès l’ouverture : elle est totalement absente, au profit d’un univers métallique, uniformément gris. Les suisses sont tous gris, les oppresseurs tous en armure. Même les scènes familiales chez les Tell restent esquissées, alors qu’elles sont importantes, de même l’évolution d’Hedwige, qui passe de mater familias à pilier de la révolte n’est pas soulignée.

La question d’Arnold, amoureux de la princesse ennemie, et la délicatesse psychologique qui pourrait en résulter n’est pas abordée sinon sous l’angle esquissé de la peur du père: les choses sont brutes, sommaires, sans âme, sans intérêt et sans raffinement, alors que la musique est si raffinée. Si l’intérêt de la production est qu’elle est coproduite, la question artistique est passée au second plan au profit des intérêts économiques. Mais d’un côté, ils ont bien peu de goût ces directeurs de théâtre, de tomber d’accord sur une production aussi médiocre et d’un autre, je trouve regrettable qu’on perde une occasion de confier l’œuvre à un authentique metteur en scène et non pas un faiseur.

Au total, voilà une production aux qualités musicales indéniables, une distribution qui a globalement de la tenue, une direction musicale d’une certaine élégance un peu grise (comme la mise en scène), sans  relief suffisant dans les moments plus tendus, et une mise en scène qui reste d’un niveau médiocre, ignorant des pans entiers de l’ambiance nécessaire à poser dans Guillaume Tell, et qui simplifie les choses, donnant de l’opéra de Rossini une idée fausse. Cette ouverture de saison eût pu être une référence, elle n’est qu’un opéra de plus, tronqué et malmené, même si musicalement très défendable.[wpsr_facebook]

Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados
Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados