IN MEMORIAM JAMES LEVINE (1943-2021)

James Levine @Michael Dwyer Archives Associated Press

Si James Levine n’a jamais appartenu à mon Olympe musical personnel, sa disparition me touche néanmoins profondément parce qu’il est un artiste qui m’a accompagné de loin en loin depuis les années 1970. Je l’ai entendu en direct très souvent et pour la première fois à Salzbourg en 1979, puis à Bayreuth et puis au MET, encore assez récemment.

Je l’ai découvert au disque, à travers ce qui était alors le premier grand enregistrement des Vespri Siciliani de Verdi (Arroyo, Domingo, Milnes, Raimondi)… Rolf Liebermann avait décidé de programmer l’opéra en 1974, dans la mise en scène du MET de John Dexter (sublime décor de Josef Svoboda)  où James Levine avait dirigé Caballé et Gedda (il existe un live de ce moment). Comme trois des quatre protagonistes passèrent à Paris dans la production (les spectateurs d’alors découvraient la voix somptueuse, magnifiquement verdienne, de Martina Arroyo, qui fut l’une des habituées de Paris à cette époque, ainsi que l’Arrigo de Placido Domingo, et le Procida de Ruggero Raimondi; ils ne le chantèrent jamais ensemble, mais ils contribuèrent tous à faire de cette œuvre l’un de mes opéras de l’Île déserte sans doute aussi par la nostalgie de cette période où étudiant émerveillé, je découvrais l’opéra.

J’achetai donc le coffret de Levine, et ce fut à cette occasion que je le découvris.
J’ai pu le vérifier au MET aussi bien dans un Ballo in maschera sublime (Radvanovsky, Beczala, Hvorostovsky, Zajick) mais aussi Ernani (Meade, Domingo, Belosselskiy, Meli) non moins extraordinaire. Il avait dans Verdi à la fois la pulsion et la nervosité, mais aussi un son charnu, plein, et un sens dramatique très développé. Son Verdi fut toujours pour moi une référence.
Levine n’a jamais été un inventeur, et d’ailleurs les mises en scène qu’il dirigea ne furent jamais révolutionnaires non plus (comme souvent aux USA), mais il était une assurance d’un niveau musical exceptionnel, d’une connaissance approfondie des partitions et d’un très grand sens du théâtre ainsi qu’un professionnalisme sans failles.
A la tête du MET comme directeur musical de 1971 à 2017, il dirigea toutes les grandes œuvres du répertoire et c’est peut-être cela qui est notable chez lui : il dirigeait aussi bien Mozart que Strauss ou Wagner, Verdi, Puccini ou Offenbach, mais aussi le Wozzeck de Berg où je l’entendis au MET un soir où Matthias Goerne remplaçait (avec quelle classe) le Wozzeck prévu.
Sa présence au pupitre était pour les chanteurs une garantie, car c’était un immense chef d’opéra, mais aussi pour le public, qui était certain d’avoir une représentation de très haut niveau, même si on pouvait pinailler sur l’approche, et même si d’autres chefs étaient ou sont plus inventifs ou plus novateurs ; il était en quelque sorte un super « Konzermeister » de très grand luxe à l’opéra, une référence de classicisme. Je l’ai entendu dans La Clemenza di Tito à Salzbourg, dans Parsifal et le Ring à Bayreuth où il dirigea une vingtaine d’années. C’est lui qui dirigea la jeune Waltraud Meier dans sa première Kundry Bayreuthienne, et son Parsifal était presque aussi long que celui de Toscanini, une lenteur qui quelquefois, il faut bien le dire, pesait un peu.
Dans Wagner au MET, je l’entendis dans le Ring d’Otto Schenk en 2009, superbement distribué, quelques mois avant la naissance de ce blog, parce que les hasards de mon parcours ne m’avaient jamais permis de voir une production « traditionnelle » du Ring, et 2009 était la dernière année de la production d’Otto Schenk qui était référentielle en la matière, montée comme une réponse à Chéreau (qu’elle suivit de quelques années). Je pense que ce fut dans Wagner et Verdi qu’il fut sans doute incontesté, et pour ma part, plutôt dans son Verdi jusqu’à la fin à la fois vivant, profond, dramatique. Son Wagner était peut-être un poil plus convenu, sans rien nier des qualités de solidité, de théâtralité et de splendeur sonore, comme le démontent ses derniers Meistersinger von Nürnberg et Tannhäuser au MET que je vis dans ces années 2014 et 2015 où il dirigea régulièrement malgré la terrible maladie qui l‘avait terrassé et où j’accourus pour l’y entendre le plus souvent possible
Au total j’ai dû assister à une vingtaine de productions sous sa direction et dans plusieurs concerts : il demeure un des grands chefs des dernières années du XXe siècle. Le dernier concert où je l’entendis à Carnegie Hall (voir lien ci-dessous) montrait notamment un Mahler vraiment vibrant.

Il n’ouvrait peut-être pas des abîmes nouveaux à l’âme, et certains musiciens qui jouaient dans ses orchestres s’étaient prodigieusement lassés mais il était un vrai chef qui savait ce que faire de la musique signifiait. On retient de lui le chef lyrique, sans doute là où il montra la plus grande constance, mais il fut un chef symphonique réclamé, très présent des deux côtés de Atlantique, fidèle en Europe au Festival de Verbier dont il fut la référence incontestée, et n’oublions pas qu’il succéda à Celibidache aux Münchner Philharmoniker,  qu’il dirigea le Boston Symphony Orchestra en succédant à Seiji Ozawa et aussi qu’il fut candidat malheureux à la succession de Karajan à la tête des Berliner Philharmoniker, face à Claudio Abbado. Il faisait partie – on l’a un peu oublié aujourd’hui- du « top Ten » des chefs, et fut sans aucun conteste le dernier grand chef américain.
Les dernières années furent assombries d’abord par la maladie : il ne pouvait plus diriger debout, mais en fauteuil roulant électronique, avec un podium spécial que l’on avait conçu pour lui, mais c’était fascinant de le voir continuer à diriger et à embraser le public américain : le public du MET lui faisait une incroyable fête à chacune de ses apparitions.
Les dernières années furent aussi assombries par les accusations d’abus sexuels que tous les médias citent aujourd’hui (c’est tellement plus gourmand que de parler de sa musique) et qui firent les unes des journaux en 2017.
Ses goûts que tous faisaient semblant de découvrir étaient connus de tous, et évidemment des autorités du MET. Ce n’était pas un secret… mais on feignit la surprise et l’horreur. Le MET assez lâchement cria haro sur le baudet et non seulement le chassa, mais aussi décida d’enlever son effigie du théâtre et de retirer ses disques qui remplissaient les rayons de la Metopera Shop. Signe de grand courage d’achever un homme à terre qu’on avait porté aux nues pendant 45 ans, où il était la garantie du remplissage des salles et de la gloire musicale du théâtre à travers le monde, par de multiples enregistrements audios et les premières vidéos diffusées à grande échelle après celles de Karajan.
Mais ce n’est pas toujours sain de durer aussi longtemps; il était de toute manière temps qu’il quitte ses fonctions après presque un demi-siècle, d’autant que la maladie l’avait contraint les dernières années à s’éloigner plusieurs fois des podiums au point qu’on avait nommé un directeur musical « pro forma », Fabio Luisi qui assura avec beaucoup d’élégance ses remplacements pendant plusieurs années. Le MET ne savait pas comment le contraindre à partir. L’affaire sexuelle fut donc une bénédiction que le théâtre saisit au vol, occasion de montrer en même temps qu’il savait hurler avec les loups, préserver l’honorabilité de sa façade tout en réglant ses comptes…

Nous vivons une époque formidable où d’aucuns fusionnent les artistes dans leur vie et les œuvres qu’ils produisent. J’ai l’habitude de séparer « l’homme et l’œuvre » comme on m’a appris à l’école, et bien des artistes du passé ne furent pas des exemples de moralité, les vies agitées d’un Caravage ou d’un Borromini n’ont pas amené à brûler les tableaux de l’un et les églises de l’autre. On continue de se délecter des ouvrages de Céline qui fut un salaud.  La liste n’est évidemment pas exhaustive.
Ce qui me restera de James Levine est la lumière de sa musique.

Voir les articles du Blog :

Les Contes d’Hoffmann
Ernani
Die Meistersinger von Nürnberg
Concert Mozart-Mahler (Symphonie n°9) Carnegie Hall
Le Nozze di Figaro

Portrait de James Levine au temps de sa splendeur au Metropolitan Opera . (Photo de Ted Thai/The LIFE Picture Collection via Getty Images)

 

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: ERNANI de Giuseppe VERDI le 20 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Pier Luigi SAMARITANI) avec Placido DOMINGO

Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera

J’aime beaucoup Ernani parce que l’opéra a presque la folie de la pièce originale, parce que Hugo et Verdi savent les secrets du mélodrame, grands sentiments, moins grands principes. J’aime aussi parce que c’est l’un des opéras où l’art du chant est à son sommet, notamment pour le soprano qui a l’un des airs les plus difficiles du répertoire à chanter, et pour le chœur qui chante l’un des chœurs les plus célèbres de Verdi, pour le ténor dont le cœur balance entre héroïsme verdien et belcanto donizettien, pour le baryton qui trouve là l’un des premiers grands rôles de baryton verdien (et Verdi a donné ses lettres de noblesse à la voix de baryton) pour la basse qui trouve là aussi l’un des tous premiers grands rôles de basse mal aimée, anticipant Philippe II, et j’aime cette musique qui exalte la mélodie, sans tout à fait renoncer à oumpapa. Bref, j’aime ce « jeune » Verdi (il a quand même 31 ans) de 1844, qui plus qu’un autre titre, annonce le grand Verdi.
Et pourtant, j’ai vu très peu d’Ernani dans ma vie. Pas à Paris bien sûr, où je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été représenté (quelle pitié que d’afficher des Traviata à répétition sans jamais avoir eu l’idée de programmer un titre ô combien lié à notre répertoire national, à notre histoire culturelle nationale).

En fait cette représentation d’Ernani est la troisième de ma vie de mélomane. J’ai vu à la Scala deux fois la production de Ernani de 1982, dans la mise en scène de Luca Ronconi (une des rares productions qu’il n’ait pas réussi), avec Placido Domingo (Ernani), Renato Bruson (Carlo), Nicolaï Ghiaurov (Silva) et Mirella Freni (Elvira) dans l’un des rares rôles qui ne lui allaient pas tout à fait, le tout dirigé par Riccardo Muti à une époque où son Verdi n’était pas anesthésié. J’ai vu aussi de cette production la distribution B : Lando Bartolini, Antonio Salvadori, Giorgio Surjan, Aprile Millo dirigés par Edoardo Müller (à l’époque d’ailleurs, vous réserviez pour la distribution A et vous arriviez à Milan en voyant affichée la distribution B, pour le même prix…c’était la Scala des bonnes années).
C’est dire ma joie de retrouver cette œuvre à New York, dirigée par James Levine qui depuis les années 70 est l’un des grands verdiens de notre époque avec des enregistrements splendides (I Vespri Siciliani par exemple) et qui reste une référence pour ce répertoire, dans une distribution qui compte les meilleurs chanteurs du jour pour Verdi, et surtout ce type de Verdi, et de retrouver Placido Domingo dans une œuvre où je l’avais entendu 33 ans avant (même si le rôle n’est pas le même…).

Il bandito (Acte I) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Il bandito (Acte I) Francesco Meli© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Bien sûr, il y a la mise en scène…dont c’est la 95ème représentation au MET dans une production dont la première remonte à 1983. Vu la production, elle eût pu remonter à 1970 ou 1958…on a presque perdu l’habitude de ces couleurs, de ces beaux costumes chamarrés et interchangeables, de ces mouvements ridicules, de cette poussière ambiante où les chanteurs peuvent librement mettre la main sur le cœur écarter les bras et monter et descendre les marches de gigantesques escaliers qui sont la manière de scander l’espace d’un acte à l’autre (sauf le tableau 2 de l’acte I), et qui rappellent les escaliers fameux de Josef Svoboda, le maître décorateur des années 70.
Décorateur et Metteur en scène ( ?), Pier Luigi Samaritani est un très bon décorateur à qui Paris (Garnier) doit les décors de La Bohème dans la belle mise en scène de Gian Carlo Menotti (1974), et un piètre metteur en scène à qui Paris doit Werther (1984) et Madama Butterfly (1983) .
Ce soir à New York, on y trouve les habituels poncifs de l’opéra sur scène, qui font sourire à force d’être ridicules ou surannés. Il n’y a rien à dire sur cette production, qui ravira ceux qui pensent que l’opéra c’est seulement du chant et des beaux costumes, mais qui laisse pensif quand à l’avenir du genre…

Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il faut donc se rabattre sur la musique, car ce soir c’est vraiment la seule chose intéressante, voire passionnante et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai traversé l’océan.
James Levine reprend donc une production qu’il a créée dont la dernière reprise remonte à 2012 (déjà avec Angela Meade) sous la direction de Marco Armiliato.
Dès le prologue, on entend son Verdi coloré, tendu, dans une lecture d’une incroyable clarté, qui exalte notamment les bois, et qui rend à Verdi sa pulsion, il y a là du rythme, de la dynamique, et une attention particulière aux chanteurs qu’il ne couvre jamais. On peut cependant regretter que l’orchestre ne soit pas aussi explosif qu’on souhaiterait, James Levine le retient un peu, comme il retient le chœur dans le fameux Si ridesti il leon di Castiglia qui n’a pas l’éclat habituel qui fait exploser le public. Il reste que ce Verdi là, on n’a plus l’habitude de l’entendre aujourd’hui et que James Levine sait à la fois mettre en valeur la mélodie, le tissu de la partition qu’il révèle en profondeur et sait donner à son Verdi une luminosité qu’on avait oublié. On est à l’opposé du Verdi sous verre, snob et distancié qu’on nous assène depuis des années. Enfin, ça vit, ça pleure, ça tremble. À ce titre le trio Ernani/Elvira/Carlo du 1er acte Tu se’ Ernani!… mel dice lo sdegno, un des moments qui me remplissent de cette joie et de cette palpitation si particulières aux grands moments verdiens (j’en ai encore les larmes aux yeux en y pensant) est ici exécuté avec la dynamique et le rythme, la vivacité, l’énergie incroyables qu’on attendrait toujours et dont on rêve toujours pour Verdi. Grandiose.

Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il est servi par un quatuor de référence. Je n’avais jamais entendu Angela Meade dont on me disait grand bien. La voix est grande, les aigus sont sûrs et la diction impeccable comme souvent chez les américains : dès le récitatif du premier air, le très redouté et souvent raté Ernani Ernani involami qui demande un très grand contrôle sur la voix, la messe est dite. Il y a dans cet air de quoi désespérer le soprano moyen, scalette, aigus et suraigus, filati, trilles. Mais madame Meade n’est pas un soprano moyen, elle est une magnifique voix verdienne, et la cabalette le confirme : nous y sommes…c’est si rare aujourd’hui d’avoir un soprano qui a à la fois la technique, l’intensité, les aigus, le contrôle, et la puissance qu’on ne peut que saluer la performance dans son ensemble. Certes madame Meade est un soprano scéniquement à l’ancienne, qui n’a pas l’agilité physique à laquelle nous sommes désormais habitués mais qui a en revanche une voix à laquelle nous ne sommes plus habitués. Ce soir, c’est un Verdi à l’ancienne, mais qui nous renvoie à un vert paradis qu’on croyait à jamais disparu : Carlo Bergonzi et Leontyne Price ne sont pas très loin et si on les voyait surgir, on ne serait pas plus surpris…

Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Et Placido ? quand il rentre en scène affublé d’une perruque un peu ridicule sensée en faire un jeune Carlo, une voix du fond de salle crie bravo. Ce soir, il est dans une grande forme, bien plus que pour son Trouvère salzbourgeois et le rôle qu’il chante pour la première fois lui va mieux car  moins exposé. Bien sûr c’est un ténor qui chante et entre Meli et lui c’est une rivalité de ténors, un jeune et un ancien…mais à vrai dire le timbre est tellement séduisant, tellement clair, tellement jeune, tellement incroyable qu’on reste éberlué. Certes, notre Placido sait à merveille masquer les inévitables petits problèmes, mais dans son air de l’acte III Oh de’ verd’anni miei, on reste interdit devant la tenue, devant le style, devant l’endurance de cette voix, même si les aigus sont descendus d’un demi ton au moins. Peu importe, parce qu’il y a là quelque chose de supérieur qui est une sorte de jeunesse de l’âme, de générosité, de grandeur à peu près uniques. certains ironisent sur le fait que Placido ne puisse s’arrêter, mais ces restes ( ?) d’une période et d’un style aujourd’hui disparus, ce timbre encore unique sont miraculeux, et sont une vraie leçon de vie et d’intelligence. Encore de quoi alimenter les émotions.

Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Dmitri Belosselskyi est Silva, cette voix encore jeune de basse chante le vieillard, quand Placido chante le jeune Carlo. Ce sont les paradoxes de l’opéra qu’on a pu relever ailleurs, par exemple quand la sexagénaire Freni chantait une Mimi encore pleine de fraîcheur et de jeunesse. Son Silva est noble, sombre mais pas noir. Après tout, dans cette œuvre où chacun des protagonistes fait des serments de gascon, il est le seul qui tienne parole, même si c’est aux dépens du héros. Il fait partie de ces personnages de Verdi qui gardent toujours une certaine grandeur même s’ils ont le mauvais rôle. On le voit lorsqu’il accueille et donne l’hospitalité à l’acte II à Ernani dissimulé sous un manteau de voyageur errant. Belosselskyi, que j’ai rarement entendu, a du style, la voix a du relief , de la présence et il campe un personnage crédible, non dénué d’authenticité et d’humanité.

Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Francesco Meli est Ernani. Plus j’écoute ce chanteur et plus je le trouve intéressant voire passionnant. D’abord la voix est magnifiquement claire et lumineuse, un vrai soleil que cette voix typiquement italienne et ce timbre qu’on trouvait il y a des décennies chez les ténors hispaniques qui fait penser à Aragall, voire Carreras, mais avec un contrôle et un soin de la diction et de la parole qu’on trouvait chez Kraus. Que de références élogieuses dira-t-on…certes, mais il y a peu de ténors qui affrontent les rôles avec une simplicité et une honnêteté notables sans être des histrions. C’est ce qui me frappe dans sa manière de chanter, directe, naturelle et pourtant si travaillée. Enfin un ténor qui a une voix naturelle et qui sait ammorbidire, adoucir, qui sait contrôler de manière intelligente. Certes, il y a encore un problème qu’on avait déjà remarqué dans les parties un peu plus héroïques et les notes très hautes : il y arrive, mais la gorge se serre un peu. Il sait que là est son talon d’Achille, il est encore jeune et cela se travaille, pourvu qu’en gagnant là il ne perde pas ce qui fait son prix, qui est ce style typiquement belcantiste qui manque à tant de ténors verdiens. Alors qu’un Alvarez ne m’a jamais ni remué, ni ému, ni impressionné, le chant et le style de Francesco Meli m’émeuvent parce que c’est senti, c’est vécu et que sans en faire des tonnes sur scène (ce n’est pas un acteur né) il a une vraie présence. On est loin des folies glamour d’autres ténors vedettes, mais on est près du vrai, près du cœur et c’est l’essentiel.
On aura compris qu’enfin on a tous vibré à ce Verdi là, même dans un décor d’un autre âge et dans une non mise en scène, mais dans mon trépied lyrique, si deux des composantes fonctionnent parmi musique, chant et mise en scène, alors le trépied tient. Ici, prima la musica qui a été plus que grande. On ne peut d’ailleurs que regretter que le MET Live in HD ne le retransmette pas tant cette soirée fut marquante.
Rien que pour cet Ernani, je ne regrette pas d’avoir traversé l’océan…Cela se joue jusqu’en avril. Si vous avez prévu un voyage à New York, allez-y, on trouve toujours des places au MET, et à la dernière heure elles valent 30 à 40% moins cher.
Ce fut une vraie leçon de vie, une vraie leçon de Verdi, une vraie leçon d’opéra.
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Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera