HARO SUR LE REGIETHEATER (1) AUX RACINES DE LA MISE EN SCÈNE

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Deux longs textes, qui essaient de faire le point de manière un peu approfondie sur la question toujours très discutée de la mise en scène à l’opéra, de son sens, et de la manière dont au milieu du XXème siècle on a commencé non à penser à cette question – la question dramaturgique est débattue depuis les origines-, mais à donner au metteur en scène ès qualité une place de plus en plus éminente dans le spectacle d’opéra. En témoigne un récent article dans Les Echos[1].
Il n’est pas question ici de commenter telle ou telle mise en scène, mais d’essayer, au-delà des noms, de réfléchir aux raisons (qui viennent de loin) de l’arrivée des metteurs en scène, notamment ceux venus du théâtre, dans le monde de l’opéra, et à ce que signifie « Regietheater », un terme générique dont on affuble toute mise en scène tant soit peu « actualisée », alors que la question est vraiment bien limitée dans le temps. Car si l’opéra est l’art qui s’ouvre le plus tard à la mise en scène, il est aussi paradoxalement celui qui à travers les réflexions de Richard Wagner, amène historiquement la question de la mise en  scène à la fin du XIXème sur la scène du théâtre parlé. C’est ce parcours complexe, ici forcément simplifié que le premier texte veut éclairer.

Le deuxième texte s’interrogera sur les questions de réception du théâtre «  de mise en scène », sur les contradictions et les ignorances souvent du public traditionnel d’opéra, et sur certaines idées reçues qui ont la vie dure à travers l’exemple du “Regietheater”.

 

Aux racines de la mise en scène

La production de Don Carlos par Krzysztof Warlikowski a été abondamment huée à la Première par le public de l’opéra de Paris, jamais en reste en la matière. Et toujours çà et là lit-on des remarques peu amènes sur le rôle excessif des metteurs en scène à l’opéra. La popularisation de la question de la mise en scène à l’opéra est récente, et remonte tout au plus aux années 1950, auparavant, elle restait peu ou prou question de spécialistes et de théoriciens. Cette question s’est posée auparavant au théâtre parlé, – le mot apparaît au début du XIXème – et dès la fin du XIXème avec André Antoine poursuivie en France par Jacques Copeau, Louis Jouvet, Antonin Artaud et d ‘autres, Bertolt Brecht en Allemagne, Meyerhold en URSS, mais provient des mêmes sources, à savoir essentiellement les réflexions de Richard Wagner sur la représentation du drame musical, notamment (mais pas seulement) dans Opéra et Drame et Une communication à mes amis, ouvrages qui remontent au début des années 1850, que les premiers théoriciens de la mise en scène ont lus.

Si la réflexion dramaturgique sur le théâtre est ancienne (elle remonte en France au XVIIème et traverse le XVIIIème), la question de la représentation globale et organisée du drame n’a pas deux siècles.

La question de l’espace

  1. Le drame et la scène

Les réflexions dramaturgiques de Richard Wagner ont recentré la question du drame musical autour de trois notions :

  • L’espace
  • Le texte
  • La musique

La question de l’opéra se limitait jusqu’alors à la musique et au chant, le reste étant exclusivement fonctionnel : la notion d’espace existait peu sur des scènes aux décors peints éclairés à la chandelle, et le texte était issu d’un livret qui servait souvent à plusieurs opéras sans que son importance ne soit toujours déterminante au niveau littéraire.

Wagner était au contraire profondément persuadé que la question du texte et la question du drame étaient liées, et que la nature du texte déterminait la nature de la musique (cf Meistersinger), et que le tout devait faire théâtre, d’où sa volonté de construire un théâtre inspiré des formes antiques où le regard était concentré sur la scène, avec un texte audible et clair, et où la musique le laissait entendre clairement. Ne distraire en rien le regard de la scène, c’est bien le credo réalisé à Bayreuth. Ainsi le débat fameux immortalisé par Capriccio de Strauss prima la musica ou prima le parole en prend-il un sérieux coup : c’est l’ensemble qui fait drame musical.
Cette vision wagnérienne se dressait contre une vision de l’opéra conçu comme mondanité et distraction où les théâtres étaient d’abord des lieux de rencontre sociale, où certaines loges ne permettaient pas de voir la scène mais la salle, et où sur scène prévalait la performance individuelle plus que l’économie générale du drame.

Déjà Gluck en son temps avait remis en cause la notion de performance du chanteur, et l’histrionisme qui consistait à satisfaire la soif d’acrobaties vocales du public, et l’ère du bel canto au XIXème continua la tradition.
Le théâtre de Bayreuth qui concentre le regard sur la scène et qui ne le distrait pas par des décorations chargées et des dorures excessives, prépare un théâtre de mise en scène, où la représentation du drame (=ce qui se passe) est centrale : c’est ce que dit la notion de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale où chaque élément (musique, texte, scène) compte. D’ailleurs, les salles d’opéra construites après 1950 sont des salles à vision essentiellement frontale, même si aucune salle n’a adopté la fosse invisible (c’était prévu initialement à Bastille, mais cela a fait long feu). La présence de la fosse d’orchestre avec orchestre visible est une concession au rituel de l’opéra où le chef et l’orchestre font aussi spectacle. Wagner a été plus radical, et a fait de la musique un accompagnement du drame, selon un principe très vite adopté par le cinéma.

2. La scène et les évolutions techniques

À ces considérations rapides s’ajoutent un point que l’on oublie quelquefois : les progrès techniques ont été sans cesse déterminants pour changer les conditions de représentation des spectacles. Il est clair que les progrès de l’éclairage, au gaz d’abord, puis à l’électricité ont amené à se poser différemment la question du noir en salle (Antoine) et la question de l’espace scénique et notamment d’un espace non plus à deux dimensions, mais à trois, un espace où l’éclairage devenait l’habillage essentiel, mais aussi un espace d’évolution des acteurs qui par sa nature même, permettait la tridimensionnalité. C’est déjà évident dans les propositions d’Adolphe Appia (déjà à la fin du XIXème), ce sera popularisé par Wieland Wagner à l’opéra.
À l’opéra, la toile peinte et l’illusion du trompe l’œil, qui existent depuis le XVIIème, ont perduré jusqu’aux années 1970 sur bien des scènes et pas seulement pour des raisons esthétiques : dans des théâtres qui le plus souvent étaient des théâtres de répertoire, changer les décors d’un opéra à l’autre était assez simple : il suffisait de descendre les toiles, de les rouler, de les ranger et d’accrocher les toiles du lendemain.

La question de la mise en scène est indissociable de l’occupation de l’espace scénique par des décors tridimensionnels, déjà proposés par Appia au début du siècle, elle s’est surtout posée à partir des années 1970, où les metteurs en scène de théâtre parlé se sont intéressés à l’opéra et où les décors ont commencé à être partout construits, avec les conséquences techniques et financières afférentes : personnels en plus grand nombre, augmentation du coût des productions, adaptation des espaces et des entrepôts où sont remisés les décors. Un simple indice : l’augmentation exponentielle des espaces de travail au Festival de Bayreuth, entre ateliers de construction, remises, et espaces de répétition pour un nombre stable de représentations et de productions.
Tout ce long préambule pour souligner que la question de la mise en scène va bien plus loin que la simple question du metteur en scène : la présence du metteur en scène à l’opéra a été en quelque sorte amenée par les réflexions dramaturgiques d’un Wagner, les progrès techniques qui ouvraient des possibilités infinies à la production d’un spectacle avant même la question des contenus et de la « lecture » et l’interprétation des œuvres. Au monde de la scène qui allait en se complexifiant, il fallait un horloger : ce serait le metteur en scène.

Texte et représentation

Mais l’autre question, nous l’avons vue, posée par Richard Wagner est la question du texte. Dans la tradition du XIXème siècle romantique, la question du livret est essentiellement technique, et consiste à trouver un texte rythmiquement en phase avec la musique. La période baroque a vu le même livret utilisé ou adapté pour des compositeurs différents, ou des spécialistes des livrets d’opéras, comme Metastase au XVIIIème ou Scribe au XIXème qui en ont écrits au kilomètre, même si un Verdi était très intéressé par la question, comme le montrent très tôt l’évolution de ses demandes en matière de livrets (voir le passage de Temistocle Solera à Francesco Maria Piave au moment d’Attila).

Les choses changent avec Wagner pour qui le drame est d’abord un texte, un poème (ainsi appelle-t-on les textes des drames wagnériens) : poésie et musique vont ensemble depuis Orphée. Cela suppose que la poésie épouse la musique, ce qui est un peu le principe du livret traditionnel, mais que la musique épouse le texte poétique, et ça c’est nouveau. Et Wagner écrit tous ses poèmes avant de composer la musique. Toute la problématique des Meistersinger von Nürnberg, œuvre centrale sous ce rapport, est là : il s’agit de trouver une harmonie entre texte et musique, et la création du texte est étroitement liée à celle de la musique, c’est tout le secret de Walther, et tout le problème de Beckmesser, qui commet l’erreur de prendre un texte qui lui est étranger (celui qu’il croit de Hans Sachs), pour l’adapter à sa musique, avec l’échec qui s’ensuit.
Un des enjeux du texte est sa lisibilité et sa clarté : alors qu’on a coutume de dire qu’un texte à l’opéra est peu compréhensible, l’enjeu du dire dans le drame wagnérien est essentiel. D’ailleurs encore dans Meistersinger, c’est bien la réception du sens auprès du public qui fait défaut au texte de Beckmesser,

Sonderbar! Hört ihr’s? Wen lud er ein? 
Verstand man recht? Wie kann das sein?

Affiche de la création de Meistersinger von Nürnberg (Munich 1868)

Le débat théorique dans Meistersinger ne se situe pas entre traditionalistes et modernistes, mais entre un formalisme étroit et la recherche d’une forme qui convienne à un fond : « la poésie est une âme inaugurant une forme » disait Pierre-Jean Jouve et c’est bien là l’enjeu d’un Sachs qui reconnaît cette âme chez Walther. On pourrait pasticher en disant « la Poésie est une âme qui inaugure une musique ».
De même choisir la comédie pour transmettre des idées aussi profondes marque aussi pour Wagner la volonté de choisir un texte qui va porter le sens et le débat, que la musique va accompagner. La comédie permet la prééminence du texte et c’est ce qui gêne les non-germanophones dans Meistersinger : une conversation continue remplie de jeux de mots et de jeux sonores qu’un allemand peut comprendre et qu’un wagnérien non allemand a plus de difficultés à appréhender, d’où la distance de certains mélomanes wagnériens à cette œuvre, d’où le temps assez long qu’il faut pour entrer dans son univers, un univers où la musique épouse le texte et ses jeux et ses sonorités.
Bien sûr cette manière de faire un jeu d’écho entre la conversation (essentielle dans Meistersinger) et la musique qui lui colle et qui en dépend, on la retrouve aussi dans Rheingold, dans Walküre (notamment au deuxième acte) ou dans le premier acte de Siegfried, mais pas dans Fliegende Holländer, Tannhäuser, Lohengrin, antérieurs à 1850.

La centralité de la question du texte et d’un texte de haute qualité poétique (au sens large) compréhensible, renvoie évidemment à la question de l’interprétation et de sa réception, enjeux qui vont être prépondérants à la fin du XIXème et au XXème. Un signe évident en est la meilleure qualité des livrets, et même l’utilisation de textes qui servent (presque) indifféremment au théâtre et à l’opéra, Pelléas et Mélisande, Salomé et tous les textes de Hoffmannsthal pour Strauss mais aussi Wozzeck, ou des livrets tirés de pièces importantes comme Lulu. La densification des livrets est même sensible chez Verdi, dans sa collaboration tardive avec Arrigo Boito, écrivain et poète, à qui l’on doit la révision de Simon Boccanegra, ainsi qu’Otello et Falstaff qui ne sont pas les moindres des opéras de Verdi et tous pratiquement postérieurs aux grandes créations wagnériennes (Boccanegra est une révision de 1881, Otello en 1887 et Falstaff en 1893).
Ce que l’opéra occidental traditionnel (italien et français pour l’essentiel) a mis plus de deux siècles à accomplir, l’opéra russe naissant en revanche l’opère immédiatement : Pouchkine est le grand pourvoyeur de textes littéraires (dont le roman en vers Eugène Onéguine et la nouvelle La Dame de Pique) repris à l’opéra et ses drames sont directement utilisés par les compositeurs (Moussorgski ou César Cui par exemple).
L’augmentation générale de la qualité des textes utilisés pour l’opéra confirme la réalité nouvelle  induite par les textes théoriques wagnériens qui va donner au texte à l’opéra une importance qu’il n’avait pas auparavant et donc implique à terme un travail de mise en scène de textes qui, dans le moment même où ils deviennent livrets d’opéra, vivent déjà pour certains sur les scènes du théâtre parlé que les grand théoriciens investissent. Car le texte est la matière du metteur en scène.

Appia: Projet pour Tristan (1896)

Nous essaierons d’expliquer plus loin pourquoi le metteur en scène comme figure démiurgique à l’opéra arrive relativement tard dans l’histoire de cet art, mais au XXème siècle, la question du renouvellement scénique à l’opéra se pose dès les années 1920 : ainsi, en 1923, Arturo Toscanini, qui plus que tous ses successeurs a fait rentrer la modernité au répertoire de la Scala, fait appel à Adolphe Appia pour la mise en scène de Tristan und Isolde et lui écrit : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. » [2]
C’est bien là affirmer une ère nouvelle pour l’opéra.

Et la musique ?

Après l’espace et le texte la troisième question et non la moindre est celle de la musique : évidemment la musique, qui est physique, est sans doute la plus apte à créer l’émotion immédiate, et Wagner le sait (influencé aussi par les écrits de Schopenhauer). La question de la relation de la musique au texte, mais aussi de l‘équilibre scénique se pose ; dans cet univers quand le metteur en scène va entrer en jeu, va se poser immédiatement la question de sa relation avec le chef d’orchestre et de la prééminence…
Dans la trilogie du drame texte-musique-théâtre, c’est dans Tristan que la musique prévaut : Wagner écrit d’ailleurs lui-même en 1856 qu’il compose une « musique sans paroles » et en 1860 dans « la musique de l’avenir » que « la musique inclut le drame en elle-même ». Entre 1850 et 1860, Wagner évolue dans son regard sur le drame musical, donnant à la musique un rôle nouveau – sous l’influence double de la composition de Tristan et de la philosophie de Schopenhauer qui fait dire à Wagner que « de cette conscience immédiate de l’unité de notre être intime avec celui du monde extérieur nous voyons naître un art », et cet art c’est la musique. Comme le dit François Nicolas [3]la musique résout le conflit entre sujet et monde grâce à l’unification d’un seul monde, celui du « drame musical ».
La question du drame musical est donc résolutive, et il ne s’agit plus alors d’opéra, au sens traditionnel du terme mais d’une évolution musicale qui nécessite pour son plein effet, un théâtre adapté et une scène adaptée : on sait que Wagner ne sera jamais satisfait de cette dernière. L’évolution du XXème siècle lui aurait-elle donné satisfaction ?

La question de la musique, chez Wagner et chez les autres compositeurs postérieurs, est techniquement celle de Capriccio : prima la musica o prima le parole. Mais il ne s’agit plus alors de débat théorique, mais de débat pratique qui alimente les polémiques et les affirmations péremptoires des uns et des autres sur la prépondérance du metteur en scène qui aurait dicté sa loi dans les dernières décennies, au point qu’on a appelé la dernière période, depuis 1980 « l’ère des metteurs en scène ». On remarquera qu’on ne dit pas « l’ère de la mise en scène », qui serait trop générique mais qu’on pointe les individus, comme si une lutte d’egos s’était fait jour où les chefs d’orchestres auraient définitivement cédé la place.
Déjà lors des répétitions des Nozze di Figaro à Versailles en 1973, on raconte que Giorgio Strehler qui en matière d’ego se posait là, pendant les répétitions chantait derrière le chef (Sir Georg Solti) avec un autre tempo pour l’agacer, parce que les deux ne s’étaient pas mis d’accord a priori sur le rythme à imposer. Or il est essentiel que chef et metteur en scène travaillent ensemble dès le début des répétitions scéniques : aujourd’hui très souvent le travail scénique commence environ six semaines avant la Première (dans les meilleurs cas) et avec le chef à peu près trois semaines avant, qui découvre le travail effectué. Tous les chefs ne travaillent pas ainsi, mais le chef et le metteur en scène devraient dès la première répétition scénique être ensemble, pour proposer une véritable Gesamtkunstwerk. Sait-on que l’idée des fameux crocodiles dans le Siegfried de Frank Castorf à Bayreuth, qui a tant fait hurler certains spectateurs, est née d’une réflexion de Kirill Petrenko indiquant que la musique du duo Siegfried/Brünnhilde était une musique à laquelle il ne fallait pas se fier, trop belle pour être vraie, et qu’il fallait mettre une vraie distance, parce qu’il ne fallait pas y croire.
Aussi est-il hasardeux d’affirmer comme certains que le « n’importe quoi » se cache derrière la mise en scène.
En réalité, la question est sans doute ailleurs : au-delà des théories musicales, au-delà de la réflexion sur la musique (qui existe depuis des siècles) et celle sur l’opéra existe depuis la naissance de l’opéra (rien qu’au XVIIIème, avec Rameau, Rousseau, Gluck etc..), la question est celle du public et de la réception. Pendant deux siècles, l’opéra a été un art d’abord musical laissant au chant et au chanteur la prépondérance (déjà Gluck s’en plaignait), et donc le choix était celui de l’émotion : l’art lyrique, comme toute musique a un effet physique sur l’individu. Certains chanteurs-stars du XXème encore regardaient les mises en scène avec la distance de celui qui pense « Chers metteurs en scène, faites comme il vous plaira, mais quand j’ouvrirai la bouche, vous n’existerez plus ! ».
Wagner a fait de l’opéra un art intellectuel, un art de contrainte y compris physique (les spectateurs de Bayreuth en savent quelque chose) qui oblige à la concentration : l’enjeu n’est plus le simple plaisir ni la distraction. En ce sens, la « religion » dont on a entouré Wagner et Bayreuth « objet de pèlerinage » montre qu’on est passé à un autre niveau. Il y aurait donc des opéras pour se distraire (le Rossini bouffe par exemple) et d’autres pour entrer en émotion esthétique et en interrogation intellectuelle et philosophique (Wagner) ? Sans doute pas, car la question du metteur en scène va traverser les genres.

Et c’est bien là l’interrogation fondamentale sur le sens du théâtre, à laquelle répondent la plupart des théoriciens post wagnériens.

Brecht

Projet de Caspar Neher pour la création de “Die Dreigroschenoper”

Il est clair que les théories wagnériennes ont participé de la réflexion de Bertolt Brecht (qui n’était pas vraiment wagnérien) envers la musique, dont il se méfiait si elle était trop envahissante : il pensait « théâtre musical » avec des petites formations, essentiellement faites de cuivres, sans trop de violons (le modèle étant L’histoire du Soldat de Stravinski) : et même s’il a beaucoup utilisé la musique , elle l’est en mode « économe » (l’Opéra de Quat’sous le bien nommé) et pas débordante (comme le drame wagnérien). Et surtout, Brecht s’intéresse à l’acteur, et pas au chanteur, qu’il pense obnubilé par la performance et pas par le théâtre (en cela il rejoint Gluck) : « L’interprète ne s’intéresse plus à l’intrigue, c’est-à-dire à la vie, il ne s’intéresse plus qu’à soi-même, c’est-à-dire à bien peu de chose. Il n’est plus philosophe, il n’est plus que chanteur. Il se contente de saisir la moindre occasion pour se mettre en valeur et caser un intermède»[4]

Mais cette idée n’est pas neuve, Chaliapine lui-même appelait de ses vœux un chanteur qui fasse du théâtre : « Plus je jouais (…) et plus se renforçait ma conviction que l’artiste lyrique ne doit pas seulement chanter, il doit aussi jouer son rôle de la manière dont on le jouerait au théâtre »[5]

L’idée développée par la plupart des metteurs en scène proches de ces théories est bien celle-là, il s’agit de « de réinsuffler du théâtre à l’opéra, c’est-à-dire de rééquilibrer l’ensemble de la prestation des chanteurs au profit du jeu corporel et de l’intelligence du texte de manière que la pure beauté musicale (ligne de chant et qualité du son) ne soit plus leur unique but et que la musique, le texte et le geste cohabitent »[6].

Dans ces lignes, et en dépit de la méfiance de Brecht envers Wagner et le drame musical, on est bien proche du concept wagnérien de Gesamtkunstwerk[7] (œuvre d’art totale) : pour que le spectateur reçoive l’œuvre comme Gesamtkunstwerk, il faut donc qu’elle ait été produite comme telle, et c’est ce que nous dit Brecht ici.
Il est clair que le Regietheater en tant qu’école (si on peut appeler cela école) naît de Brecht.  D’ailleurs, ses premiers représentants allemands (Harry Kupfer, Ruth Berghaus) viennent des cercles brechtiens. Mais il est tout aussi clair que l’évolution de l’opéra qui permet le Regietheater s’est aussi construite aussi ailleurs, mais jamais loin de l’Allemagne. En fait il y a deux parcours différents qui vont aboutir au même lieu, le Festival de Bayreuth, qui va faire de la mise en scène un élément déterminant du spectacle musical. Wagner a inauguré une vraie réflexion qui arrive au concept de « mise en scène », et son festival, Bayreuth, un siècle plus tard (quand même) va installer définitivement le metteur en scène comme troisième larron de l’art lyrique.

Le chemin vers Bayreuth : À l’ouest

À l’ouest, Wieland Wagner, occupé à faire oublier le Bayreuth nazi de sa maman, créé le Neues Bayreuth en 1951, avec un profil de mise en scène assez proche des théories d’Adolphe Appia, mort en 1928 : rôle de la structuration de l’espace, rôle de l’éclairage, absence de réalisme, mais aussi un gros zeste de distanciation (Wieland Wagner connaît bien Brecht) : on est à l’opposé du naturalisme d’un André Antoine.
Wieland Wagner a travaillé d’abord la décoration parce que c’est sa première formation, c’est un peintre, un décorateur, un créateur d’images. Son approche de la scène affirmée en 1951 évidemment est allégorique : la scène de Bayreuth est nettoyée, nettoyée de ses décors trop illustratifs, mais aussi nettoyée de son passé et de ses compromissions. Non que Wieland en soit lavé (jusqu’en 1944-45, il va voir Hitler pour discuter de ses projets), mais l’alliance stratégique des deux frères que bien des choses opposent, le Kronprinz (Wieland) protégé du Führer, et le cadet (Wolfgang- qui dut faire la guerre et aller au front) l’un sur l’artistique et l’autre sur la gestion (alliance qui aboutit à l’éloignement définitif de Friedelind qui vu ses positions semblait naturellement promise au Festival ), va faire naître un nouveau Bayreuth où la nouveauté de l’approche scénique va contribuer à effacer comme par magie le passé. Il déclare: „Wir wollen weg von Wagner-Kult, wir wollen hin zum kultischen Theater“[8].

Très vite en 1953 en réaction se crée un « Verein zur werktreuen Wiedergabe der Musikdramen Richard Wagners »[9] qui montre clairement que le concept de fidélité à l’œuvre ou aux intentions de l’auteur qu’on éclairera dans notre seconde partie n’est pas une invention des dernières décennies, et qu’il y a une opposition idéologique au chemin pris par Bayreuth à cette époque. N’oublions pas qu’anticipant le Frank Castorf de 2013, c’est Wieland qui en 1965 déclare « Walhall ist Wall Street »[10]

Meistersinger (Wieland Wagner) Bayreuth 1956

Même si les premiers spectacles surprennent et attirent des réactions hostiles, c’est en 1956 qu’éclate l’épouvantable scandale, quand il décide de s’attaquer à la pierre de touche de la tradition, et qu’il propose une nouvelle production de Meistersinger (tiens tiens…encore eux) qui heurte la tradition illustrative de la présentation de l’œuvre et casse sa référence à l’Allemagne éternelle. Le travail de Wieland n’a évidemment pas l’heur de plaire à tous, et l’on entend à l’époque bien des remarques qu’on entend aujourd’hui dans la bouche des contempteurs du Regietheater ou des metteurs en scène dictatoriaux. En 1963, il propose une autre mise en scène des maîtres, la situant dans un théâtre du Globe imaginaire, travaillant la référence à Shakespeare, mais à sa mort et bien vite, son frère Wolfgang refera des Meistersinger un gage aux traditionnalistes en se réservant la mise en scène de l’œuvre, pendant qu’il ouvrira les autres titres aux jeunes metteurs en scène de l’époque. Bayreuth est atelier, mais pour tout sauf Meistersinger (jusqu’au seuil des années 2000) jusqu’à la production de 2007 de Katharina Wagner, qui fait enfin le point sur la situation de l’œuvre face au wagnérisme.

Meistersinger 2017 à Bayreuth (Barrie Kosky) © Enrico Nawrath

Meistersinger à Bayreuth est un bon exemple de ces débats : l’œuvre pose problème, et théorique, on l’a vu plus haut, et aussi politique depuis qu’elle fut pour les nazis l’œuvre symbole de la suprématie de l’Allemagne. Barrie Kosky vient dans la production de Bayreuth d’affronter la question. Deux productions d’inspiration Regietheater de Meistersinger von Nürnberg ont normalisé la question : après Wieland, il a fallu 50 ans…
Cette question de la réception et de la lecture de cet opéra de Wagner est magistralement traitée par Tobias Kratzer dans sa production de Karlsruhe (Voir l’article dans Blog Wanderer).

Mais l’arrivée des « mises en scène » à l’Ouest n’a pas été seulement l’œuvre de Wieland Wagner, qui pourtant a un rôle irremplaçable dans l’histoire et la vraie naissance de la mise en scène d’opéra.

Giorgio Strehler: La bonne âme de Se-Tchouan

En Italie en effet, la fondation du Piccolo Teatro en 1947 par Giorgio Strehler et Paolo Grassi fait souffler un air neuf après le fascisme et la guerre : Giorgio Strehler est un peu le Wieland Wagner italien, qui va révolutionner la scène dramatique. C’est un brechtien, mais est aussi passé par l’école de Louis Jouvet, il va ouvrir la scène italienne à Brecht : on lui doit des mises en scènes légendaires des œuvres du dramaturge allemand (La bonne âme de Se-Tchouan…), et il va travailler dans des conditions assez drastiques (le Piccolo Teatro a 400 places et une toute petite scène) à réconcilier la tradition italienne du spectacle (en revenant à des procédés remontant à la période baroque) à l’innovation (un travail sur l’éclairage inouï), tout en restant un théâtre de texte, souvent politique, il cherche donc à concilier plusieurs traditions. Et Strehler vient très vite à l’opéra, c’est lui par exemple qui crée l’Ange de Feu de Prokofiev en 1955 en version scénique à Venise, une œuvre qui encore aujourd’hui sent le soufre.
D’autres italiens font date à l’opéra, et notamment le cinéaste Luchino Visconti dont La Traviata (avec Callas) laissera une marque profonde, mais dans une autre direction fidèle à un réalisme cinématographique, à une exactitude maniaque dans la reproduction de la société aristocratique. Mais c’est aussi d’un autre côté le cas d’un Luca Ronconi, qui dès 1967 présente Jeanne au bûcher à Turin

Luca Ronconi Die Walküre (1974) Acte III ©Erio Piccagliani

et qui surtout commence la mise en scène d’un Ring prémonitoire en 1974 à la Scala (direction Sawallisch), prémonitoire, parce qu’il y a des grandes parentés entre son approche et celle de Patrice Chéreau à Bayreuth. Ronconi, très peu évoqué dans les débats sur le théâtre n’est pas réductible à une école va inonder l’opéra italien de mises en scène souvent d’une inventivité jamais atteinte ailleurs.[11]

Les vannes du Regietheater s’ouvrent…à Bayreuth

Le rocher de Brünnhilde (MeS Patrice Chéreau, décor Richard Peduzzi)

Justement les années 1970 voient naître en France aussi des metteurs en scène novateurs et qui vont très vite arriver à l’opéra. Patrice Chéreau justement, qui va travailler au Piccolo Teatro avec Strehler. Mais deux aussi formidables personnalités peuvent-elles travailler ensemble longtemps ? Cela durera peu, même s’Il y a une filiation Strehler – Chéreau reconnue par ce dernier (Peter Stein aussi sera au Piccolo les mêmes années) qui passe aussi à travers Brecht. Chéreau arrive très vite à l’opéra, dès 1969 à 25 ans avec l’Italienne à Alger à Spolète, puis les fameux Contes d’Hoffmann qui marquèrent tant l’Opéra de Paris où il ose toucher au livret, s’y autorisant à cause de problèmes d’édition bien connus de l’opéra d’Offenbach.
C’est son arrivée à Bayreuth pour le Ring qui va ouvrir les vannes du « théâtre à l’opéra », issu de Brecht, mais aussi dans le cas de Chéreau, d’Artaud, et aussi de Strehler : dans un théâtre tant marqué par Wieland Wagner, qui de novateur fait du coup figure de classique et d’ancien (toutes les mises en scènes wagnériennes de l’époque sont inspirées plus ou moins de son esthétique) Chéreau ouvre les portes au « Regietheater »: deux ans après, en 1978, Harry Kupfer viendra faire le Fliegende Holländer à Bayreuth et ce sera là aussi un immense triomphe.

Tannhäuser (Götz Friedrich) Bayreuth

Mais un scandale moins universel avait déjà marqué Bayreuth dès 1972, avec le Tannhäuser très politique d’un metteur en scène de l’Est, Götz Friedrich, qui passera à l’Ouest la même année.
Comme va le voir, Est et Ouest se réunissent à Bayreuth qui va trancher, grâce à Wolfgang Wagner, le nœud gordien d’un théâtre neuf, hautement politique, qui va inonder le monde du théâtre et de l’opéra notamment en Allemagne à partir des années 1980. Ce sera le Regietheater.

Le chemin vers Bayreuth : l’Est

Car il serait erroné de croire que l’Allemagne de l’Est est en retrait dans la réflexion sur la mise en scène au théâtre. C’est tout le contraire. Ce qui porte le théâtre à l’Est, c’est évidemment là aussi Bertolt Brecht, avec l’immense avantage qu’à Berlin, Brecht est chez lui puisqu’il fonde en 1949 le Berliner Ensemble. Après sa mort, c’est sa femme Hélène Weigel qui assure la direction, puis en 1971, Ruth Berghaus, considérée comme la fondatrice de ce Regietheater tant honni de nos spectateurs bon teint, mais pas bon œil.
À l’opéra la question de la mise en scène devient centrale lorsque Walter Felsenstein (mort en 1975) prend la direction de la Komische Oper de Berlin en 1947 (l’ex Metropol Theater) qui oblige tous les chanteurs (y compris les chanteurs invités) à travailler la mise en scène avec une précision millimétrée. Le travail scénique de Felsenstein est légendaire. En 1981 c’est son protégé Harry Kupfer qui prend la direction artistique de la Komische Oper dont on compare souvent la méthode à celle de Giorgio Strehler. Un travail théâtral précis avec les chanteurs, très individualisé, en fonction du texte et de la partition, mais aussi en fonction des implications politiques et idéologiques de l’œuvre : il applique la méthode brechtienne du théâtre épique qui est vision du monde et qui place le spectateur comme observateur, usant de son jugement et de sa raison (à l’opposé du théâtre dramatique aristotélicien qui implique le spectateur et exploite ses émotions) et donc qui le distancie et le contraint à la réflexion. Brecht de manière ironique applique ce concept à la musique (concept de Misuk).

Der Fliegende Holländer (Harry Kupfer) à Bayreuth ©Unitel

D’autres metteurs en scène d’Allemagne de l’est après sa mort appliquent les concepts brechtiens, comme celui dont on a déjà parlé plus haut, Götz Friedrich, qui met en scène Tannhäuser à Bayreuth en 1972, puis s’exile à l’Ouest. Götz Friedrich et Harry Kupfer se retrouvent à Bayreuth le premier en 1972 et 1982 (Tannhäuser et Parsifal), le second en 1978 et 1988 (Fliegende Holländer et Ring). Un troisième larron Ossi[12] arrivera à Bayreuth en 1993, Heiner Müller, avec son Tristan légendaire revu à Lyon cette année. Heiner Müller alors directeur du Berliner Ensemble, et la production sera reprise après sa mort en 1995, à Bayreuth  (comme à Lyon en 2017) par Stefan Suschke, lui aussi devenu brièvement directeur du Berliner Ensemble. Brecht n’est jamais trop loin…Un quatrième larron du nom de Frank Castorf investira Bayreuth en 2013, Frank Castorf, berlinois, pur « Ossi », formé à l’Est, et très tôt objet de la méfiance du régime…

En conclusion et pour résumer.

Voilà ce qui fait le lit du Regietheater :  des parcours parallèles, contemporains et fort différents, celui de Wieland Wagner marqué par les théories d’Appia à Bayreuth et celui de Felsenstein à la Komische Oper, qui imposent tous deux la mise en scène comme une exigence, mais aussi l’italien Strehler, passionné de Brecht. Ce n’est pas un hasard si Rolf Liebermann demande à Strehler d’ouvrir son mandat à la tête de L’Opéra de Paris en 1973 : c’est bien le metteur en scène qui commence à s’imposer.

Par ailleurs, le travail et la réflexion théorique de Bertolt Brecht s’imposent à la plupart des metteurs en scène des années 1970, jeunes et moins jeunes. Giorgio Strehler à l’ouest fait école (Peter Stein/Patrice Chéreau) par sa vision d ‘un théâtre politique et poétique, qui lit le monde et le répertoire à l’aune des conflits idéologiques (ce sera aussi en France l’approche d’un Planchon ou d’un Vitez).

Dans tous ces parcours complexes, c’est Bayreuth qui devient le centre d’une nouvelle vision de la mise en scène d’opéra : on l’a dit Götz Friedrich en 1972, Patrice Chéreau en 1976, et Harry Kupfer en 1978 s’imposent sur la colline verte. Trois visions héritées de Brecht :  le grand scandale et le retentissement du Ring de Chéreau va ouvrir les vannes de la mise en scène à l’opéra. Wolfgang Wagner avec son concept de Werkstatt Bayreuth[13] va permettre au Regietheater d’entrer en opéra.
Ainsi Bayreuth va être en un peu plus de 20 ans (1951- 1976) le lieu de deux révolutions qui vont profondément transformer le paysage de l’opéra et imposer le metteur en scène comme troisième figure après le compositeur et le chanteur. C’est la conséquence de l’importance renouvelée du texte, (on a vu comme les œuvres du XXème siècle rendent au texte une importance qu’il n’a pas toujours eu auparavant). L’opéra devient véritablement Gesamtkunswerk.
La naissance de la mise en scène à l’opéra et l’entrée du Regietheater notamment en Allemagne n’empêche évidemment pas le maintien d’une tradition spectaculaire héritée à la fois des traditions du Grand Opéra et des mises en scène de Visconti, notamment en Italie avec Franco Zeffirelli, son héritier direct à l’opéra, mais aussi de figures comme Margherita Wallmann. Quant à Luca Ronconi, c’est un franc-tireur qui va continuellement produire à l’opéra , souvent des chefs d’œuvres avec son travail sur la multiplicité des regards et des points de vue et celui permanent sur l’illusion théâtrale, c’est peut-être là le plus grand génie de la scène qui va s’imposer doublement à Paris d’ailleurs, aux halles de Baltard avec Orlando Furioso, et à l’Odéon avec Le Barbier de Séville. Et le franc-tireur français, qui travaillera peu en France, c’est Jean-Pierre Ponnelle qui impose une vision plus traditionnelle, mais pleine d’idées et d’une rare précision avec un réel soin esthétique, lui aussi va travailler essentiellement dans l’aire germanique auprès de Karajan, mais aussi à Stuttgart ainsi qu’à Bayreuth où il signe un Tristan und Isolde qui a fait histoire.
Si les années 70 sont sans conteste pour l’opéra les années de la mise en scène, elles ont permis l’élan du Regietheater à partir de Bayreuth, qui est la caisse de résonance idéale, les années 80 sont véritablement sur les scènes d’opéra germaniques les années « Regietheater ». Du côté français, comme Ponnelle produit peu en France (Strasbourg essentiellement et un peu Paris – un Cosi fan Tutte qui n’est pas son meilleur travail) citons pour finir un metteur en scène un peu à part, l’argentin Jorge Lavelli qui révolutionne le Faust de Gounod à Garnier (encore un scandale !) – et qui va lui aussi ces années-là imposer un regard nouveau sur la mise en scène d’opéra : en France au moins, il participe du mouvement général, irrésistible, de transformation de la scène d’opéra.

Tristan, Acte II, Wieland Wagner 1962

 

[1] Les Echos, Philippe Chevilley : https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/030845092471-les-mises-en-scene-dopera-en-questions-2129098.php

[2]  Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Le rapport de Wagner à Schopenhauer à l’époque de Tristan und Isolde, par François Nicolas, Colloque Richard Wagner, Théâtre de La Monnaie, Bruxelles 2006

[4] Musik, in GBFA, 22, p. 673 : « Der Darsteller hat kein Interesse mehr für die Handlung, also das Leben, sondern nur mehr für sich, also sehr wenig. Er ist kein Philosoph mehr, sondern nur mehr ein Sänger. Er ergreift andauernd die Gelegenheit, sich zu zeigen und eine Einlage unter Dach zu bringen. »)

[5] Extrait de Pages de ma vie, autobiographie écrite en collaboration avec Maxime Gorki, 1916.

[6] Brecht et la musique au théâtre Entre théorie, pratique et métaphores par Bernard Banoun, in Etudes germaniques, 2008/2 (n° 250), pp 329-353

[7] Œuvre d’art totale

[8] Trad : Nous ne voulons plus du culte de Wagner, nous voulons aller vers le culte du théâtre.

[9] Trad : Association pour la représentation  des drames wagnériens dans la fidélité à l’œuvre.

[10] Dans une interview au Spiegel, 21 juillet 1965, 19ème année, p.66.

[11] Voir à ce propos son merveilleux site : http://www.lucaronconi.it/

[12] Ossi : habitant de l’ex-Allemagne de l’Est

[13] Atelier/laboratoire Bayreuth

KOMISCHE OPER BERLIN 2016-2017: DIE ZAUBERFLÖTE de W.A.MOZART le 29 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Henrik NÁNÁSI; Ms en scène: Suzanne ANDRADE et Barrie KOSKY; Animations: Paul BARRITT)

Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Inutile de revenir sur la qualité des spectacles présentés à la Komische Oper et à l’exigence de de son animateur, le metteur en scène Barrie Kosky, de mises en scène de haut niveau. Il en signe lui-même beaucoup, mais celles qu’il confie à d’autres sont aussi de grands moments de théâtre, un exemple parmi d’autres, l’Ange de feu qu’on vient de voir à Lyon, de Benedict Andrews.
Pour Die Zauberflöte, le défi est double. D’une part, c’est une œuvre symbolique de l’opéra-comique, un Singspiel populaire que toute l’Allemagne fait voir à ses jeunes générations au moment de Noël, et donc pleinement part du répertoire traditionnel de la Komische Oper, d’autre part, c’est une œuvre qui en l’espèce doit plaire à tous. Il faut conjuguer le monde enfantin et un peu merveilleux et la grande tradition de l’opéra-comique, tout en restant fidèle à Mozart, mais aussi aux attentes des familles qui viennent en masse.
Or l’expérience montre que Zauberflöte, comme Fidelio ne sont pas des œuvres faciles à monter. Nombre d’immenses figures de la mise en scène s’y sont frottées et y sont tombés à commencer par Giorgio Strehler à Salzbourg, mais aussi tant d’autres. On se souvient de la production de Roberto de Simone à la Scala dirigée par Riccardo Muti. Une marche funèbre.

La voie d’une rare justesse choisie par Barrie Kosky, porté par goût vers les œuvres de ce type, qui est un grand metteur en scène d’opérette, qui adore le Music-Hall et qui sait parfaitement colorer une mise en scène et s’adresser à un public très divers a été celle de s’associer à « 1927 » de Suzanne Andrade et Paul Barritt, qui travaillent sur des spectacles aux frontières du théâtre de l’animation, du film, et qui sont passionnés par l’univers du muet : 1927 est l’année du premier film sonore.
Kosky explique dans le programme de salle que ce travail collectif sur Zauberflöte a permis à Andrade et Barritt d’entrer dans l’univers de l’opéra, grâce à l’expérience de Barrie Kosky qui a mis les équipes de la Komische Oper à disposition. Ce spectacle est donc la conjugaison d’expériences très diversifiées et de mondes variés.

Le résultat, qui remonte à 2012, est simple : le spectacle repris régulièrement affiche complet à chaque reprise, d’autres théâtres ont voulu le louer : c’est le cas du Liceu de Barcelone et du Teatro Real de Madrid, et ce sera le cas de l’Opéra-Comique de Paris la saison prochaine, qui va y afficher bien des membres de la troupe de la Komische Oper.
Le principe de la mise en scène en est assez simple : il s’agit de faire de Zauberflöte un spectacle sur la magie des images, en jouant sur la relation animation/théâtre, et en faisant de chaque personnage un prolongement des images animées, en leur donnant une allure années 20, et notamment des films des années 20. Papageno ressemble à Buster Keaton, Monostatos à Nosferatu, et Pamina a un faux air de Louise Brooks dans la Lulu de Pabst.

Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

En même temps, la mise en scène utilise les techniques du film muet pour résoudre la question des dialogues, toujours épineuse : au lieu des dialogues parlés, puisque nous sommes dans un film muet, on va afficher comme dans le muet, des cartons de commentaires insérés entre les scènes, qui vont être mimés par les chanteurs, cartons évidemment plein d’humour, quelquefois accompagnés d’images désopilantes. Ainsi évidemment, tout le début cueille le public par surprise, la chasse au dragon, la situation de Tamino, dans l’estomac du monstre, les simagrées des trois dames, l’impossibilité (bienvenue dans un film muet) de parler pour Papageno. Il en résulte aussi des scènes impressionnantes par l’effet qu’elles produisent, dont l’apparition de la Reine de la nuit en araignée géante, ou les animaux sauvages (ici des cerbères) autour de Monostatos calmés par le Glockenspiel et transformés alors en danseuses de cabaret, Papageno au milieu des éléphants roses installés dans des verres qui lui crachent du liquide, Pamina agressée par les cerbères de Monostatos.

Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Beaucoup plus facile aussi d’imaginer au deuxième acte les épreuves de l’eau, du feu, car l’imagination est au pouvoir. Bref, les 3h30 de spectacle durent 5 minutes, et le travail scénique qui réclame un rythme, un tempo, une exactitude de suivi minutée est essentiellement confié à la projection vidéo et aux chanteurs, apparaissant et disparaissant du mur écran qui barre la scène.
Un spectacle au principe simple, à l’exécution délicate, qui ne souffre aucun décalage ni retard, qui demande aux acteurs chanteurs non tant du jeu, mais une parfaite synchronisation des mouvements par rapport à l’écran. Le résultat : la magie d’un bout à l’autre et à n’en pas douter la plus « juste » Zauberflöte vue sur une scène depuis longtemps. C’est le type même de spectacle pour tous les âges, de 8 à 80 ans disait Barrie Kosky, de 7 à 77 ans dirons-nous, en bons disciples de Tintin.

Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamina; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamino; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Donc un conseil au lecteur qui chercherait à initier les chères têtes blondes à l’opéra : réservez très vite à l’opéra-comique l’an prochain pour toute la famille : vous ne le regretterez pas.
Musicalement, comme souvent à la Komische Oper, une distribution homogène avec quelques perles plus ou moins baroques et plus ou moins précieuses. On est un peu déçu par le Sarastro de Thorsten Grümbel, qui chante aussi le Sprecher, la voix ne projette pas, les graves ne sont pas vraiment sonores, c’est un Sarastro un peu pâle, sans grand relief, et qui ne réussit pas à s’affirmer. Le Tamino d’Adrian Stooper, le ténor australien, est sympathique, bien en place, correct sans être vraiment notable, mais élégant. Pour tous les autres c’est un sans-fautes : le Papageno de Dominik Köninger, Vogelfänger accompagné de son chat désopilant Vogelfänger lui aussi…est vivant, leste, très expressif et physiquement et dans son chant, c’est une prestation vraiment réussie, tout comme celle, plus brève, mais brillante de la jeune Papagena de Talya Lieberman, qui appartient au studio de la Komische Oper. Le Monostatos de Peter Renz, vieille connaissance de la maison, est lui aussi expressif à souhait et compose un personnage tragi-comique d’une rare authenticité, noblesse et jolis sons de la part des « Gehärnischter Männer » Christoph Späth et Daniil Chesnokov : étant issus tous trois du Tölzer Knabenchor, die drei Knaben sont évidemment ce qu’on peut trouver de mieux en matière de justesse et de fraîcheur (Daniel Henze, Laurenz Ströbl, Peter List).  J’ai particulièrement apprécié la Reine de la nuit de la jeune soprano grecque Danae Kontora. Voix sûre, sonore, avec tous les aigus qu’il faut, même dans le registre le plus haut, et des piqués de Der Hölle Rache… au second acte très précis et sans bavure aucune, cela compose au total une Reine de la Nuit de très bon niveau qui ne mérite qu’éloges.
Enfin l’américaine Nicole Chevalier est Pamina : poésie, justesse, contrôle sur la voix, engagement dans l’interprétation, émotion aussi, voilà un ensemble qui fait une Pamina elle aussi vraiment intéressante :  les deux femmes dominent une distribution par ailleurs globalement très respectable, comme on l’aura compris.
Très respectable à excellent le chœur de la Komische Oper dirigé par David Cavelius qu’on entend sans le voir beaucoup, mise en scène oblige, et l’orchestre fait preuve d’une ductilité et d’une présence notables. Dirigé par le GMD Henrik Nánási, il montre une belle énergie, un sens des contrastes, une certaine subtilité, voire du réel raffinement à certains moments (Ach ich fühl’s…). Mais sa principale qualité, c’est la dynamique et la limpidité qui confirment le bon travail effectué par le chef sur sa formation. On ne peut que regretter son départ en fin de saison, d’autant que sur cette production, que Nánási a créée en 2012, il a fait fait preuve d’une sens du rythme, d’une précision métronomique pour être en phase avec le rythme de la vidéo. Joli travail d’artisanat d’art.
Le résultat: il faudra courir à l’Opéra-Comique, à Paris, ou faire le voyage de Berlin : il est toujours préférable de voir une production chez elle, pour la salle où elle est née. Ou faire les deux, c’est le genre de spectacle pour lequel on peut dire : plutôt deux fois qu’une.[wpsr_facebook]

Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: L’ANGE DE FEU (Огненный ангел) de Serge PROKOFIEV le 12 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Vladimir JUROWSKI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Danse de Méphistophélès  ©Wilfried Hösl
Danse de Méphistophélès ©Wilfried Hösl

L’Ange de feu n’est pas l’un des opéras les plus joués de Prokofiev, si rare que même à Munich, il n’avait jamais été représenté : il entre au répertoire dans une mise en scène de Barrie Kosky et dirigé par Vladimir Jurowski. Disons immédiatement que c’est une entrée tonitruante et réussie puisque le théâtre désemplit pas : il y a avait sous le célèbre portique du Nationaltheater des dizaines de personnes arborant un « Suche Karte » que l’on ne voit qu’aux grandes occasions.
Composé entre 1919 et 1927, l’opéra fut créé en 1954 en version de concert à Paris, un an après la mort du compositeur, et un an après en version scénique à Venise : la violence et  l’âpreté du sujet (d’après un roman de Valery Brioussov) qui doit beaucoup à l’école expressionniste, mais aussi au symbolisme, justifient sans doute ce retard, d’autant qu’en URSS comme en Occident, aussi bien dans les années 30 que dans les années 50, les temps ne sont plus aussi ouverts que dans les années 20. À cela s’ajoute des rôles principaux incroyablement tendus, toujours en scène où excès de tous ordres et violence occupent progressivement tout le terrain.
Même si l’histoire est assez simple, sa traduction scénique demande de la part du spectateur une grande concentration tant le réel et le fantasmé s’y confondent, s’y mélangent, pour ne plus former qu’un, et tant les niveaux de lecture demeurent complexes.
Dans une auberge au Moyen Âge, le chevalier Ruprecht rencontre Renata, une femme à la recherche d’un ancien amant, Heinrich, en qui elle voit l’Ange qui lui promit jadis le destin d’une sainte. Entre Ruprecht, qui est séduit par Renata, et Renata qui va utiliser tous les expédients possibles (y compris magie et sorcellerie) pour retrouver son ancien amant, se construit une relation forte, physique, traversée des désirs de l’un et des fantasmes de l’autre, et le couple finira par se réunir et affronter (plus que vivre) les délires et les fantasmes dont chacun par des voies diverses a rempli sa vie. Il y a là dedans de quoi alimenter les rêves les plus fous d’un metteur en scène ou des dizaines de divans de psychanalystes: c’est un opéra qui par son ambiance n’est pas sans rappeler le film « Les Diables » de Ken Russell (1971).
Personnellement, je n’ai vu qu’une seule production, à la Scala en 1994 dirigée par Riccardo Chailly dans une mise en scène de Giancarlo Cobelli, qui n’était pas inoubliable, bien que musicalement de très haut niveau (avec Galina Gorchakova et Sergei Leiferkus). Signalons au passage que la Scala est sans doute le théâtre occidental qui a le plus représenté l’œuvre de Prokofiev (3 productions dont une de Giorgio Strehler, et 4 séries de représentations entre 1956 et 1999).

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Barrie Kosky a choisi de représenter l’opéra dans le décor (de Rebecca Ringst, qui travaille très souvent avec Calixto Bieito) moderne d’un hôtel de luxe, un décor fixe qui va progressivement se déglinguer et abandonner son bel ordonnancement pour devenir le champ clos de fantasmes de plus en plus délirants. Cela impose rigueur et travail serré sur les acteurs, et évidemment renvoie à la représentation d’un univers plus mental que réel, à la limite du supportable. Il construit son travail avec un sens du crescendo étonnant, le début étant lent, volontairement ennuyeux, voire un peu répétitif, avec des mouvements presque géométriques, des personnages éminemment raides, évoluant à petit pas d’abord vers ce que Rimbaud appellerait un dérèglement de tous les sens, mais un dérèglement qui serait très progressif, comme si on s’enfonçait lentement, chaque fois un peu plus dans la folie. La maîtrise des transformations de la scène, d’abord à peine perceptibles, puis de plus en plus nettes, l’évolution des éclairages, de plus en plus colorés (splendides éclairages de Joachim Klein) aident à ce crescendo (où à cette chute dans l’abime). La mécanique est d’autant plus rigoureuse que l’opéra se déroule sur 2h15 sans entracte, et l’impression sur le spectateur est ainsi de plus en plus étouffante et forte, si bien qu’on en sort littéralement sonné, voire secoué.
Tout commence donc très banalement, par l’entrée dans sa chambre d’un client d’hôtel, une chambre « boite », large, lambrissée, dans un Palace comme on devait les aimer ou les rêver dans les années 30.

Puis se succèdent les arrivées des employés, qui portant les valises, qui prenant les commandes, qui vérifiant que tout fonctionne parfaitement, avec des interventions répétitives et dérangeantes sans que la musique ne commence et dans le silence mécanique qu’on pourrait avoir au théâtre ou dans un film muet, une sorte de mécanique huilée et géométrique qui est exactement à l’opposé de tout ce qu’on va vivre les deux heures suivantes, qui fait rire ou glousser d’abord, et qui finit par agacer : on se demande quand la musique va commencer.
L’apparition de Renata est la bizarrerie initiale, qui va déclencher tout le reste. Le lit central s’avance seul au milieu du plateau, Ruprecht est assis au bout, jambes écartées, et la tête de Renata apparaît sortant du dessous, entre les jambes ouvertes de Ruprecht : un tableau sans ambiguité, préannonciateur du reste, mais en même temps presque « correct » puisque de cette position rien n’est exploité, même si bien vite Renata va s’imposer et imposer son rythme et ses rêves.

Ballet des tatoués...©Wilfried Hösl
Ballet des tatoués…©Wilfried Hösl

Et ainsi l’espace va se transformer, meubles écartés ou entassés, plafond qui se surélève, couleurs criardes des éclairages, et à chaque moment clé, lorsqu’on s’enfonce de plus en plus dans le monde fantasmatique, apparition d’un groupe de danseurs transgenre, de plus en plus érotisé, d’abord en robe de soirée années 50, puis peu à peu dénudés jusqu’à la nudité, ou l’exposé des intimités masculines comme on dit, y compris des chanteurs (Mephistophélès). Barrie Kosky dont le sens de l’humour n’est plus à démontrer a aussi travaillé sur le thème du tatouage, comme expression fantasmatique, profitant de ce qu’il avait sous la main Evguenyi Nikitin, à qui les tatouages ont joué un mauvais tout à Bayreuth.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Le personnage de Renata, excessif, passant de la passion la plus brûlante à la prostration, puis voulant se réfugier au couvent est une figure évidemment très connotée du désir féminin et des ravages du désir, et de la possession au sens catholique du terme (d’où mon allusion précédente au film de Ken Russell qui est une histoire de possession) et Ruprecht, bien qu’il entre dans le jeu de la passion et du désir (opportunément l’histoire de Faust est derrière, avec l’apparition de Faust et Méphistophélès très présents dans les dernières scènes) reste « sauvable », il y a là un traitement particulier de la femme, comme toujours pourrait-on arguer, dans l’espace clos d’un hôtel, une sorte de « huis clos » infernal (on n’est pas si loin de Sartre). L’espace même de l’hôtel, lieu de passage multiple, hommes d’affaires politiciens, aventuriers, qui voit des scènes meurtrières, des turpitudes, de sexe à gogo (Sofitel New York), est favorable à l’explosion de tous les fantasmes et de tous les excès.

Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl
Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl

Et Barrie Kosky explore à la fois avec rigueur et précision tous les possibles de cet espace vite étouffant, où l’excès prend une valeur encore plus marquée, à la limite du supportable : ce mélange de l’hyperréaliste et de l’hyperfantasmé est un des caractères de ce travail qui est impressionnant dans la manière de mener les chanteurs à une vérité du jeu qui laisse rêveur : Evguneyi Nikitin à ce titre est impressionnant de violence, d’engagement : il étourdit tellement il est dans le rôle, ne quittant jamais la scène, toujours aux extrêmes. Vocalement les choses ne sont pas aussi définitives, la voix ne passe pas toujours le flot continu d’un orchestre omniprésent, et manque souvent de projection. Ce n’est pas la première fois que je note cela chez ce chanteur. Sa voix n’impressionne pas et ne marque pas. Mais ici, et c’est paradoxal, il n’a pas de besoin de chanter : il lui suffit d’être en scène et c’est étourdissant.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

La soprano russe Svetlana Sozdateleva a été engagée suite à la défection d’Evelyn Herlitzius, une habituée des rôles tendus du répertoire russe (Lady Macbeth de Mzensk), elle se donne totalement vocalement et scéniquement, sans être exceptionnellement volumineuse, la voix est bien posée, bien projetée, et très homogène vient à bout de ce rôle impossible sans aucune faiblesse. Et son engagement scénique est étourdissant, c’est une chanteuse complètement dédiée, brûlante, une torche qui garde pourtant un brin de distance : c’est tout ce qui fait le prix de son travail. Voilà un nom à retenir, voilà une artiste tout à fait exceptionnelle, qui se donne comptant.

Dans cette œuvre sur le visible et le caché, sur la folie et la raison, sur les extrêmes bien/mal, enfer/salut, sur l’étourdissement et le vertige devant les prodiges de l’inconscient, Barrie Kosky ne fait jamais totalement exploser les choses et garde toujours une très grande maîtrise : l’espace clos y est pour beaucoup et oblige à être particulièrement attentif aux mouvements et concentré sur chaque geste et surtout sur chaque personnage.

Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Ce qui impressionne et en même temps dérange dans le travail général, c’est justementt cette plongée : plus qu’un travail extensif et explosif, on a un travail au contraire intensif et implosif, qui exploite toutes les possibilités en lumières, couleurs, variations sur le volume à l’intérieur d’un espace défini, une sorte de boite infernale où se concentrent les violences et les délires des hommes.
La  dernière scène est à ce propos éloquente : dans le livret, Renata, après avoir porté au couvent les désordres de sa possession (prodigieuse scène de délire au couvent), est condamnée au bûcher par le Grand Inquisiteur, c’est bien le moins. Mais Kosky ramène au final le calme après la tempête, le couple Ruprecht/Renata se retrouve presque intouché, comme après une nuit juste un peu perturbée, disons agitée. Comme si tout n’avait été que délire d’un couple (presque) ordinaire. On sent bien toute l’exploitation psychanalytique et en même temps les espaces inexplorés des possibles érotiques : une sorte d’eros cosmique ou de cosmos érotique qui laisse le public totalement éberlué.

Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl
Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl

Si j’ai déjà évoqué les deux protagonistes, qui ne laissent jamais la scène et dont la performance est ahurissante, il faut souligner l’engagement de toute la distribution, et les figures qui s’imposent, au premier plan le magicien masculin/féminin Agrippa von Nettesheim (Kosky adore passer d’un genre à l’autre et surtout brouiller les pistes et la lecture d’un monde genré) : Vladimir Galouzine, qui nous a plus habitués aux grands rôles de ténor dramatique ou spinto (Otello, Hermann) y est étonnant, méconnaissable y compris vocalement. Quelle apparition ! Notons aussi la voyante d’Elena Manistina, au grave abyssal, et la supérieure de Okka von der Damerau, toujours étonnantes quels que soient les rôles qu’elle traverse, cette chanteuse, qu’on voit rarement dans des rôles importants, a une plasticité telle qu’elle marque dans tous les « petits » rôles qu’elle entreprend et à chaque fois, elle remporte un succès important.

Kevin Conners (Mephisto) ©Wilfried Hösl
Kevin Conners (Mephisto) et Ruprecht (Evguenyi Nikotin) ©Wilfried Hösl

On serait injuste de ne pas souligner encore une fois la qualité de la troupe de Munich avec ses artistes habituels, toujours excellents, Heike Grotzinger, Christian Rieger, Matthew Grills, Andrea Borghini, et cette fois-ci en particulier Kevin Conners qui chante un Méphisto exhibo avec un affront stupéfiant.
Sans la chorégraphie d’Otto Pichler et l’engagement du corps de ballet, expression directe des fantasmes des protagonistes, la mise en scène ne fonctionnerait pas comme elle fonctionne : leur travail est impressionnant, danseurs et figurants sont presque des chanteurs muets tant ils semblent être une voix de l’ensemble.
Evidemment le chœur, notamment dans les parties finales (direction Stellario Fagone) montre comme il est lui aussi particulièrement plastique : tout cela montre combien les masses munichoises atteignent en ce moment un niveau inédit.
Mais tout cela ne serait rien sans la prestation totalement bluffante de l’orchestre. Sous la direction de Vladimir Jurowski, il brille de tous ses feux, dans cette partition polymorphe, qui elle aussi va aux extrêmes, violente, lyrique, brillante, assourdissante, mais jamais tonitruante. Jurowski fait un travail éblouissant, avec des cuivres sans scories, avec des cordes prodigieuses, avec des harpes phénoménales : une masse sonore tellement maîtrisée que tout s’entend, d’une luminosité cristalline et d’une présence imposante, dynamique, animée. Une des grandes prestations orchestrales de cette année, qui impose Jurowski dans les grands chefs de fosse de ce temps.
Avec un tel spectacle, d’un tel niveau, aussi prodigieux dans la fosse que sur la scène, comment nier que Munich aujourd’hui soit la scène de référence, il faut voir ce Prokofiev, il se joue aussi pendant le festival en juillet 2016, c’est à ne manquer sous aucun, mais vraiment aucun prétexte. [wpsr_facebook]

Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl
Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl

KOMISCHE OPER BERLIN 2015-2016: BALL IM SAVOY de Paul ABRAHAM le 20 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Adam BENZWI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Dagmar Manzel et l'ensemble de la troupe (scène finale) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Dagmar Manzel et l’ensemble de la troupe (scène finale) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Un théâtre où l’on peut voir avec le même plaisir Die Soldaten de Zimmermann, L’Orfeo de Monteverdi et Ball im Savoy de Paul Abraham est-il un théâtre comme les autres ? Evidemment pas : la Komische Oper de Berlin n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on pense qu’on a envisagé de le fermer, alors qu’il est sans doute le théâtre d’opéra le plus authentiquement populaire au monde. Y-en-a-t-il d’autre ? la Volksoper de Vienne sans doute, mais on est loin du niveau affiché à Berlin, l’ENO de Londres, peut-être, s’en rapprocherait, mais l’ENO n’a pas un spectre de répertoire aussi large, et tout de même moins populaire. J’aime être à la Komische Oper, et je crois ne pas être le seul, parce que c’est un théâtre profondément enraciné dans l’histoire du spectacle et aussi l’histoire de Berlin, une histoire du Berlin d’avant-guerre qu’on n’interpelle pas forcément
La Komische Oper était avant la deuxième guerre mondiale le très fameux Metropol Theater : fameux pour les revues berlinoises puis fameux pour les opérettes après 1918. Il renaquit de ses cendres (le bâtiment fut presque entièrement détruit, mais la salle miraculeusement préservée) sous le nom de Komische Oper en 1947, sous la direction de Walter Felsenstein et fut un lieu de référence de la Berlin Est du temps de la DDR. Le public de l’Est lui est apparemment resté fidèle. Elle est dirigée par le metteur en scène australien Barrie Kosky qui a succédé à Andreas Homoki. Son directeur musical est Henrik Nánási. Ce qui a longtemps caractérisé ce théâtre, c’était la présentation de toutes les œuvres en langue allemande. Barrie Kosky a renoncé à ce caractère, mais un système de surtitrage (dans le dossier de chaque siège) en allemand, anglais, français, turc, permet de suivre l’action. Pas de répertoire particulier, puisqu’il va de l’opéra (les grands standards, mais aussi l’opéra baroque, favorisé par une salle aux dimensions moyennes au Musical et à l’Opérette.
Il faut oser l’opérette. Je sais qu’en France elle ne jouit pas d’une grande popularité, sauf chez les publics du dimanche après midi. Il est vrai aussi qu’on s’est ingénié à la tuer. Il y avait dans ma jeunesse deux théâtres à Paris pour l’opérette, Mogador et le Châtelet. Tout jeune, mon oncle m’emmenait au Châtelet, temple des super productions populaires, où je découvris l’Aiglon de Rostand, et surtout L’Auberge du Cheval Blanc, de Benatzki qui me donna le goût de la musique classique et quelques années après, j’entrais en Wagner. On peut dire que mon parcours initial et initiatique, complètement solitaire, passa de Benatzki (à 8 ans) à Wagner (12 ans) via Johann Strauss (10 ans). Et le goût de l’opérette ne m’a jamais quitté. J’en vois de mes amis qui doivent frémir en me lisant.
Aujourd’hui, on joue l’opérette plus en province qu’à Paris, je ne sais dans quelles conditions, mais ce dont je suis sûr c’est qu’il y a un public, et qu’on considère tellement ce genre comme un sous-genre (sauf Offenbach) dans certaines officines de la rue de Valois (ou ailleurs) que je me demande quand on reverra à Paris une production digne de l’Auberge du Cheval Blanc puisqu’on a découvert la partition originale il y a peu de temps et que celle-ci révèle d’incroyables surprises.
À part le musical américain des années 50 ou 60, dont le Châtelet s’est fait aujourd’hui le chantre, c’est l’opérette viennoise et Offenbach qui ont raflé la mise : d’un côté pour Offenbach les réalisations scéniques et discographiques de Laurent Pelly et  Marc Minkowski, vigoureuses , musicalement référentielles, et de l’autre La Chauve Souris a eu les honneurs de l’Opéra Comique, la Veuve Joyeuse ceux du Palais Garnier : on n’a pas encore osé Le Pays du Sourire, et c’est dommage car dans l’enregistrement historique de l’œuvre , le couple Gedda-Schwarzkopf n’était pas si mal et l’on pourrait en faire une production de Noël avec des stars d’aujourd’hui. Mais dans ce type de production c’est plutôt l’Opéra qui s’encanaille(et avec le public d’opéra), cela ne fait pas partie des gènes. Il n’y pas de théâtre comparable à la Komische Oper de Berlin, hélas.
On a beaucoup ironisé dans les milieux autorisés (ou prétendus tels) sur le disque d’airs légers de Jonas Kaufmann (« Du bist die Welt für mich ») , mais c’est en pays germanique un vrai répertoire, très aimé, auquel se confrontent la plupart des chanteurs d’opéra.
L’opérette à la Komische Oper est l’autre continent, je dirais l’autre versant d’un répertoire qui raconte souvent les mêmes histoires qu’à l’opéra, souvent d’une grande qualité musicale, mais sur d’autres canons, avec une autre couleur, et aussi avec l’humour, l’ironie, la tendresse et même quelquefois la mélancolie  qui convient à ce genre, plus léger mais tout aussi sérieux…
C’est à la Komische Oper un continent pris en compte avec sérieux, dans des productions vraiment soignées: Im weiss’n Rössl (l’auberge du Cheval Blanc) en version presque originale avec trois orchestres (ce blog en a rendu compte) dans une mise en scène de Sebastian Baumgarten (Tannhäuser à Bayreuth…moins réussi que ce qu’il a fait sur le chef d’œuvre de Benatzki) et depuis l’an dernier, Ball im Savoy, de Paul Abraham, confiée au patron-maison, Barrie Kosky. Et on en sort non seulement heureux, mais ému. N’oublions pas que L’auberge du Cheval Blanc qui se passe en Autriche, à Saint Wolfgang, est une opérette berlinoise, tout comme Ball im Savoy.

L’opérette berlinoise est l’autre horizon de l’opérette germanique, stoppée net par l’arrivée du nazisme. La Berlin vivace, ouverte, délicieusement amorale des années vingt se reflète dans ces œuvres : l’hymne de Berlin, c’est Berliner Luft, extrait de l’opérette de Paul Lincke …que j’ai entendu un soir de réveillon à la Philharmonie dirigé par…Claudio Abbado qui abandonna le podium pour laisser les Berliner Philharmoniker le jouer seul en pilote automatique et la salle reprendre en chœur. L’opérette berlinoise a pris la place des revues mythiques du Metropol Theater que tout visiteur de Berlin devait avoir vues, une opérette tout sauf moralisante, acérée, ouverte à la musique, aux musiques du jour, une opérette aux couleurs de ce que Berlin fut depuis le début du XXème siècle.
Paul Abraham a laissé des opérettes célébrissimes : Viktoria und Ihr Husar, et Ball im Savoy. Cette dernière, créée en 1932, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, fut un immense succès, immense est un mot insuffisant pour qualifier le triomphe, dernier triomphe d’une musique marquée par l’air berlinois qui se confondait souvent avec l’air juif : les artistes comme Paul Abraham l’ont payé cher. L’œuvre a eu un destin, à Londres, elle a failli être reprise à New York, mais les reprises européennes après la guerre n’ont pas rendu justice à l’original. Il a fallu la reprise in situ sous l’impulsion de Barrie Kosky pour revenir à la musique originale, qui est vraiment extraordinaire d’invention et de rythme. C’est une musique qui fait creuset entre la tradition et la modernité, qui est à l’époque le jazz et la musique noire. Vous imaginez les nazis face à une musique cosmopolite puisant dans l’inspiration culturelle juive, (mais aussi hongroise et viennoise) et la toute neuve et fantastiquement vitale musique noire ? 1932 fut le chant du cygne de cette extraordinaire inventivité, et remarquons au passage qu’en 1932, Schönberg venait de terminer les deux premiers actes de Moses und Aron, l’autre rive musicale, à l’opposé, et tout aussi marquée par le judaïsme.
Barrie Kosky a voulu rendre hommage à cette musique judéo-berlinoise, typique d’une culture qui a irrigué la république de Weimar, une culture à la vitalité prodigieuse, une culture complètement ouverte qui faisait de Berlin une ville artistiquement disponible à tout. Et il l’a fait à sa manière. Kosky n’est pas un idéologue ; il ne faut pas chercher chez lui le Regietheater idéologique qui nous aurait sans doute projetés dans un Berlin pré nazi ou transposé l’œuvre dans une situation évidemment sérieuse et lourde… Il veut au contraire seulement faire « refonctionner » l’œuvre, lui donner de nouveau sa chance, et faire qu’on s’y amuse, aujourd’hui comme hier, et qu’ainsi Berlin retrouve son Berliner Luft. Le propos est assez sérieux : il s’agit de redonner à ce théâtre sa fonction et sa couleur, il s’agit de célébrer une identité berlinoise faite de plaisir de vivre et de liberté ; le vecteur choisi n’est pas du tout sérieux, et c’est revendiqué: Ball im Savoy a une trame hallucinante de légèreté et de banalité, qui fonctionne à merveille sur un public tout acquis à la cause. J’en recopie l’argument :

À leur retour d’un voyage de noces d’un an qui les a conduits partout autour du globe, Madeleine et Aristide de Faublas rentrent heureux et amoureux à Nice où ils sont accueillis par leurs amis et leurs domestiques Bébé et Archibald. Mais quelques heures après leur retour à peine, Aristide est rattrapé par son passé de noceur et séducteur. Un télégramme vient l’informer de la présence à Nice d’une ancienne conquête, la danseuse Tangolita, qui lui annonce sa présence le soir même au bal annuel du Savoy. Avec l’aide de son ami, l’attaché à l’Ambassade de Turquie Mustafa Bey, grand connaisseur de la gent féminine, six fois marié et divorcé, Aristide invente un prétexte pour se rendre le soir même au bal du Savoy, laissant sa femme à la maison. Madeleine, flairant la manœuvre, décide de se rendre elle aussi masquée, au bal , assurée de la complicité de son amie Daisy Darlington, une jeune musicienne et célèbre compositeur de jazz sous le pseudonyme masculin de « José Pasodoble » qui a décidé de révéler publiquement sa véritable identité au bal.

Je vous laisse imaginer tout ce qui va se passer pendant ce bal, où Aristide va comprendre que Tangolita ne le tente plus et qu’il est définitivement amoureux de Madeleine. Tout est bien qui finit bien. Je vous laisse penser aussi que derrière la ville de Nice se cache Berlin, la ville folle des années 20, et tous ses possibles.
Dans la trame (de 1932), on trouve un attaché à l’ambassade de Turquie six fois divorcé qui entretient avec ses ex-femmes une relation très détendue, et qui chante avec le sourire en citant… Mahomet… on trouve quelques aventures transgenres pas toujours très nettes, on trouve un Bal du Savoy plutôt déluré, c’est à dire une société au total moins sourcilleuse qu’aujourd’hui sur la bien-pensance. On se demande d’un côté s’il serait possible aujourd’hui d’imaginer un personnage comme Mustafa Bey, vu les circonstances, et de l’autre on reste étonné qu’en 1932, une femme imagine se faire passer pour un homme pour pouvoir montrer ses capacités de compositrice. Le livret (de Alfred Grünwald et Fritz Löhner-Beda) d’ailleurs est truffé de réflexions sur la condition féminine et sur la libération de la femme. L’œuvre n’est pas sérieuse, mais elle pose des personnages particulièrement avancés, et des situations très ouvertes sur des sujets qui aujourd’hui, sont très sérieux, voire subversifs.

Katherine Mehrling (José Pasodoble) et le Lindenquartett © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Katherine Mehrling (José Pasodoble) et le Lindenquartett © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Barrie Kosky voit notamment dans le personnage de Mustafa Bey, globetrotter polyglotte, riche, à l’imagination fertile pour les bons tours de la vie de patachon, une autre image se superposer, qu’il voit dans d’autres opérettes et d’autres œuvres ou films musicaux, notamment américains, celle du voyageur, cosmopolite, plein d‘idées, sympathique et léger, qu’il appelle familièrement « Ersatzjude ». Kosky s’appuie sur deux éléments, d’une part la musique, qu’il dit rappeler les musique juives de Bar-Mitsvah familiales, et non l’orientalisme turc, et d’autre part la figure du sémite, du levantin, qu’il soit juif ou arabe, qui s’adapte à tout et qui a toutes les bonnes idées qui font avancer l’action. Et il déclare avoir décidé de lui laisser tout son texte qui ne sonne pas aujourd’hui, vraiment pas du tout politiquement correct…
De l’autre côté, il y a Daisy Darlington, la femme moderne, qui fait avancer la cause des femmes, qui est compositrice de jazz et championne du monde de claquettes. Dans la production elle est championne de yodel parce que Catherine Mehrling qui l’interprète est imbattable en yodel..Cette figure de femme moderne, qui accueille le jazz, qui accueille le sexe (avec Mustafa avec lequel elle fait couple très libéré) c’est une figure typiquement berlinoise : d’ailleurs, le jazz n’a pas pris à Vienne comme il a pris à Berlin.
Voilà le genre d’analyse et de travail effectué par Barrie Kosky, on est loin de Francis Lopez, on est surtout loin de l’opérette qui endort le jugement sous des tonnes de bons sentiments, on est au cœur de questions qui nous agitent
Et sa mise en scène est évidemment échevelée,  comme toujours, avec sa foule de personnages plus déjantés les uns que les autres, qu’il aime insérer (un peu comme dans Die Schweigsame Frau à Munich) : le décor (de Klaus Grünberg, qui a signé les lumières) est assez léger, plus évocatoire que figuratif : ce qui l’intéresse ce sont les personnages, c’est l’ambiance, ce sont les costumes (splendides, de Esther Bialas), paillettes, couleurs, brillants, ce sont les individus, tous très caractérisés, des personnages colorés, des danseuses, des danseurs, des hommes-femmes, des femmes hommes, , il y a des danseurs du genre Chippendales, il y a des putes, des travestis, des bourgeois, des princesses, tous venus de partout, complètement cosmopolites et complètement livrés à la joie de l’immédiat et tous s’amusent comme des fous dans une fête délurée, dans un entrain communicatif. Il n’y a rien là de pervers, rien de malsain, il y a l’envie naturelle de s’amuser, dans une farandole qui malheureusement sera la dernière.
Ce qui l’intéresse aussi ce sont les situations, qui sont très proches de la folie et des quiproquos de Feydeau, notamment quand Aristide et Tangolita se retrouvent seuls dans un cabinet pendant que derrière le mur mitoyen Madeleine s’est retrouvée avec le jeune Célestin Formant, un avocat ramassé par hasard pour faire pendant à son mari volage. On est au bord du divorce, on appelle l’avocat, mais c’est justement son représentant, le jeune Célestin qui arrive et se trouve dans une délicate situation…on baigne dans Feydeau, jusqu’à ce que la vérité éclate : il ne s’est rien passé, ni entre Madeleine et Célestin, ni entre Aristide et Tangolita….
Deux parties très différentes : la première est un peu folle, vive, tourbillonnante, légère, mais aussi plus linéaire, la seconde est plus théâtrale ou plus vaudevillesque, plus déjantée (l’arrivée de José Pasodoble/Daisy Darlington sur son escalier monumental est désopilante) peut-être aussi plus acérée.

José Pasodoble (Katherine Mehrling) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Daisy Darlington/José Pasodoble (Katherine Mehrling) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Et Kosky aime montrer et provoquer les émotions. C’est ainsi que le public est emporté par le tourbillon, on a les airs en tête, on a tous le sourire, c’est un triomphe pour les chanteurs, quand Dagmar Manzel, incontestable et incontestée vedette de la soirée, fait taire les applaudissements et rappelle que Paul Abraham l’auteur et chef d’orchestre, qui fit triompher l’œuvre dans ce théâtre même, dut quelques mois après s’exiler, et devint fou. Un moment suspendu de silence dans la salle, quand l’ensemble de la troupe reprend en chœur en guise d’au revoir « Good night », l’un des airs les plus connus de Paul Abraham, extrait de Viktoria und Ihr Husar. Et là l’émotion étreint, jusqu’aux larmes. Barrie Kosky a bien réussi son coup.
*Ecoutez et regardez sur You tube

Mustafa Bey (Helmut Baumann) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Mustafa Bey (Helmut Baumann) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Toute la troupe est extraordinaire de vivacité, délirante, avec une incroyable vélocité dans les dialogues au rythme étourdissant. Bien sûr le Mustafa Bey de Helmut Baumann, avec sa rondeur, sa vivacité, l’incroyable rythme et le sourire permanent, la Daisy Darlington de Katherine Mehrling, belle voix, énergie, agilité scénique, je suis un tantinet moins convaincu de Agnes Zwierko en Tangolita, une sud américaine aux parfums vraiment slaves (ah! le cosmopolitisme…) qui devrait plutôt s’appeler Tangolitova, le couple Bébé (Christiane Oertel) et Archibald (Peter Renz) offrent un duo d’amour qui est l’un des clous de la soirée : émotion, délicatesse, sourire, tendresse. Une petite déception pour l’Aristide de Christoph Späth, scéniquement impeccable, vocalement un peu en retrait par rapport à ce qu’on attendrait, il est vrai qu’il pâlit aux côtés du rayonnement de Dagmar Manzel.

Dagmar Manzel (Madeleine) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Dagmar Manzel (Madeleine) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Car il y a Dagmar Manzel, cette Dame étonnante qui est aussi bien comédienne que chanteuse, l’une des grandes vedettes de la scène allemande, née à Berlin Est, qui chante l’opérette, ou le musical à la Komische Oper, et qui joue en même temps au Deutsches Theater de Berlin Gift de Lot Vekemans (pour lequel elle a eu le Prix du Theâtre allemand « Der Faust ») et même dans Tatort à la TV, la série policière la plus fameuse actuellement. Elle chante, avec un sens de la couleur, un rythme, une sensibilité et un humour incroyable, elle est agile, elle est d’une incroyable jeunesse, et elle sait aussi jouer sur une palette d’émotions larges, elle joue un personnage d’opérette, mais elle reste sensible, elle exprime une grande variété de sentiments et elle dit le texte parlé avec un sens du rythme hallucinant. Quel émerveillement! Quel bouillonnement!
Enfin, chœur et orchestre de la Komische Oper garantissent le très haut niveau musical de la soirée, dirigés par Adam Benzwi, qui fait exploser la musique dès le départ (avec les Savoy Boys : le Lindenquartett Berlin) grâce à un orchestre ductile, aussi bien jazzy que plus classique, doué d’une énergie et d’une fraîcheur enviables. Il en ressort l’idée d’une troupe, solide, incroyablement professionnelle, soudée autour de Barrie Kosky qui semble lui avoir  donné depuis qu’il dirige ce théâtre une inépuisable énergie créatrice.
Guettez les représentations de Ball im Savoy lorsque vous allez à Berlin, vous ne le regretterez pas, et surtout, vous découvrirez peut-être que l’opérette peut n’être pas ringarde, mais vive, mais intelligente, et aussi d’une profonde humanité. En ces temps de barbarie ordinaire, il peut-être important de la célébrer et surtout de la vivre.
*Regarder le trailer de la Komische Oper sur You Tube
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Final du premier acte © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Final du premier acte © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

OPÉRA DE LILLE 2014-2015: CASTOR ET POLLUX de Jean-Philippe RAMEAU le 21 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Amours contrariés ©Pierre Le Masson
Amours contrariés ©Pierre Le Masson

Abondance de biens ne nuit pas, il y avait en octobre deux productions de Castor et Pollux de Rameau à voir en France, l’une au Théâtre des Champs Elysées mis en scène par Christian Schiaretti avec Hervé Niquet et Le Concert Spirituel, l’autre à l’opéra de Dijon (normal, Rameau est né à Dijon) et à celui de Lille, mis en scène par Barrie Kosky et avec Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée.

J’ai choisi d’aller à Lille. Barrie Kosky est en effet un metteur en scène qui m’intéresse. Directeur de la Komische Oper de Berlin (dont le contrat vient d’être prolongé jusqu’en 2022), il a dès son entrée en fonction choisi de travailler sur le répertoire baroque en affichant un projet Monteverdi qui a secoué le cocotier baroque et enthousiasmé le public berlinois.
Ce travail, outre Lille et Dijon est coproduit par l’ENO londonien (production de 2011) et son équivalent berlinois la Komische Oper (qui l’a présenté la saison dernière) pure production européenne, confiée à un metteur en scène australien petit fils d’émigrants juifs installé en Allemagne où il fait une magnifique carrière.
Visiblement cette production, excellemment reprise et suivie en France par Yves Lenoir, a étonné au moins la presse là où elle est passée, sans doute parce que les productions de répertoire baroque ne nous ont pas habitués à ce type d’approche considérée (on se demande pourquoi) comme radicale.
Dans le fameux débat qui secouait le XVIIIème, prima la musica ou prime le parole. Rameau a très clairement pris partie pour la première, considérant avec mépris les livrets (il allait jusqu’à dire qu’il pourrait écrire de la musique sur la Gazette de Hollande) à une période il est vrai où les sujets étaient bien circonscrits, où un même livret pouvait servir à plusieurs auteurs et où la notion de droit d’auteurs ou de copyright n’était pas vraiment d’actualité…
Néanmoins comme souvent  entre les déclarations d’intention et la réalité, les choses peuvent bouger puisqu’après en avoir présenté une première version en 1737, de circonstance, à la suite de la fin de la guerre de succession de Pologne, il en a proposé une seconde  profondément remaniée, en 1754, en pleine Querelle des Bouffons.
Une seconde version dont justement le livret est plus élaboré et permet de mieux cerner l’histoire des personnages. Même si c’est plus discutable du point de vue musical, mais Rameau remettait sur le métier l’ensemble du travail lorsqu’il remaniait ses opéras et reconstruisait une nouvelle cohérence.
C’est cette version qui a été choisie, enrichie de quelques numéros pris à la version de 1737.
L’histoire illustre parfaitement le titre du fameux livre de Catherine Clément : « L’opéra ou la défaite des femmes » : il s’agit d’un enchevêtrement amoureux qui touche deux frères dont l’un est mortel et l’autre pas et deux sœurs amoureuses du même homme.
La donnée de base qui soutient toute l’histoire est que Castor aime son frère Pollux et Pollux aime son frère Castor.
L’écheveau amoureux est un peu plus complexe, comme souvent.
Castor aime (et est aimé de) Télaïre promise à son frère Pollux qu’elle n’aime pas. Phébé sœur de Télaïre aime Castor qui ne l’aime pas. Et Pollux aime trop Castor pour ne pas lui laisser Télaïre par générosité, bien qu’il en soit lui-même amoureux.
Phébé, qui n’est pas aussi généreuse que Pollux et qui a sans doute moins l’esprit de famille, va chercher à se venger.
Voilà grossièrement résumée l’intrigue de cette tragédie lyrique, qui comme toute tragédie offre un amour contrarié par une mal aimée, mais avec une donnée supplémentaire, c’est qu’à la fin triomphe l’amour des deux jumeaux immortalisés et que les deux femmes restent seules au monde (et sur terre), pendant que les deux frères vont se la couler douce dans l’éternité. Voilà qui en fait une pure illustration de ce que j’appelais plus haut “l’opéra et la défaite des femmes…”
Mais à tout ces fils amoureux s’ajoutent plusieurs éléments perturbateurs qui vont faire avancer l’action: Castor est mortel mais son frère Pollux est immortel. Il va mourir au combat et Pollux qui l’aime décidément beaucoup va aller jusqu’aux enfers pour le chercher et le sauver, jusqu’à l’intervention de Jupiter qui va immortaliser les deux frères: ils deviendront les Dioscures pour l’éternité.

Jupiter emporte les Dioscures pour l'éternité ©Pierre Le Masson
Jupiter emporte les Dioscures pour l’éternité ©Pierre Le Masson

Dans cette apparente complexité, il y a de quoi séduire un metteur en scène, car au-delà de l’histoire mythologique, les personnages sont tous enfermés dans une logique qui n’a apparemment pas d’issue.
Pour le montrer, Barrie Kosky a imaginé avec sa décoratrice Katrin Lea Tag une boite apparemment sans issues, un parfait décor pour un Huis-clos sartrien, d’où à l’intérieur de la boite les personnages ne cessent de se jeter contre les murs avec une rare violence, mus par le désespoir, où la boite est le seul espace possible, un espace fermé où par contrainte, le corps va devenir central car il devient le seul moyen d’exprimer quelque chose, les yeux n’ayant rien d’autre où se raccrocher : comme le rappelle le programme (de la Komische Oper) les quatre protagonistes sont prisonniers de leurs propres émotions, avec leur amour, leur haine, leur passion et leur jalousie, ils créent leur propre prison, leur propre enfer sur la Terre. C’est bien de huis-clos tragique qu’il s’agit.
Barrie Kosky choisit la concentration sur les individus, sur leurs tourments, et pour la rendre visible, impose que tout le mouvement scénique renvoie à ces agitations psychologiques traduites par l’agitation des corps. Cet espace est à la fois espace physique et espace mental, en soignant le métaphorique (le grand prêtre avec ses mains de Gremlin, les Dieux, comme Jupiter avec son chapeau haut-de-forme, les visions du paradis avec les choristes vêtues en petites filles-perverses ?- par exemple) mais en ne négligeant pas le réalisme, voire l’hyperréalisme (l’utilisation de la terre, bien réelle, dans laquelle Castor est bien réellement enseveli).

A l'ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel
A l’ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel

Ce choix n’est absolument pas radical : au lieu de rentrer par l’anecdote ou le décoratif, et au détriment d’un spectacle extérieur qui distrairait du drame des individus, Barrie Kosky choisit de rentrer par l’expression des passions, qui est justement l’objet de toute tragédie. Si l’on avait fait un tel choix pour une tragédie de Racine ou de Corneille, personne n’y aurait trouvé à redire, mais on est à l’opéra, qui plus est baroque et il faut manger du spectaculaire, des plumes et des paillettes (même si les paillettes y sont, comme on va le voir…).
L’intérêt de ce travail est qu’il ne supprime pas les ballets, comme on l’a écrit, mais il n’utilise les ballets que dans la mesure où ils éclairent l’action ou les méandres des tourments des personnages, d’où une certaine brutalité des mouvements, d’où une agitation, d’où une libération des corps, y compris érotique, la tragédie étant certes action par le mot, et ici par la musique, mais disant justement par le mot ou la musique l’indicible, elle le dira aussi ici par le corps. Et sans reprendre la trame historique (archéologique) des ballets baroques, Barrie Kosky créé une symphonie de mouvements qui fait chorégraphie, avec  des gestes qui trouvent leur origine soit au cinéma, soit dans les représentations picturales de l’époque : il a vu les mouvements graciles, les déhanchements, les retournements, des rondes de ballets pastoraux ou de certains personnages de Watteau:  il crée là une vision syncrétique qui plonge dans l’histoire culturelle, y compris en s’amusant sur certains personnages.

Mercure ©Gilles Abegg
Mercure ©Gilles Abegg

Mercure, souvent raillé  dans  l’opérette ou dans le théâtre comme un personnage ou léger ou duplice (voir Amphitryon38 de Giraudoux) devient ici un personnage presque clownesque et en même temps fatigué d’être messager, d’ailleurs il a les pieds ensanglantés et les ailes un peu fripées, un Mercure digne d’un crépuscule des Dieux….
L’image finale est tout à fait étonnante par sa simplicité…deux paires de chaussures entourées d’un halo de lumière sur lesquelles tombent en pluie des paillettes d’or, figurant la déïfication de Castor et Pollux. Une simplicité qui renvoie à une plus grande complexité. Car si le spectateur peut parfaitement comprendre le sens de l’image, celle-ci prend sa source dans les légendes anciennes.

Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson
Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson

Ces sandales isolées sur le plateau renvoient à mon avis à Empédocle et à sa sandale de bronze laissée au bord de l’Etna avant son suicide (ou rejetée de l’Etna). La sandale, symbole de force terrienne, chtonienne, dans la mesure où elle colle au sol, mais Empédocle au bord de l’Etna est en même temps symbole d’une philosophie de la transformation, comme le dit Bachelard dans La Psychanalyse du Feu :..L’être fasciné entend l’appel du bûcher . La destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement…C’est bien de transformation qu’il s’agit puisque Castor change de nature. Et les deux femmes restées sur terre n’ont plus justement qu’une motte de terre symbolique pour se lover après avoir une dernière fois parcouru le plateau dans la désespérance.
Et Barrie Kosky n’utilise que peu de machinerie pour évoquer. Il rétrécit l’espace par un jeu de cloisons qui descendent des cintres, en une allusion très subtile aux changements de décors de toiles peintes des opéras baroques…Dans cette volontaire représentation de l’Essence du théâtre, pour reprendre un titre d’Henri Gouhier, il donne à ces cloisons un rôle évidemment dramaturgique : le jeu des jambes et des pieds du chœur, de ces corps partiels, vus de la salle, a été raillé par certains, alors qu’il n’est qu’un éclairage de l’état psychologique des protagonistes qu’on voit, eux, au premier plan : il joue sur cette image un peu comme le faisait Guy Cassiers  dans L’Or du Rhin à la Scala où les Dieux étaient accompagnés de danseurs, leur ombre chorégraphique et chorégraphiée par Sidi Larbi Cherkaoui. Il joue aussi sur les ombres portées sur les murs qui ne disent pas toujours exactement ce qui se passe sur le plateau, jeu permanent entre les différents types de représentation et entre les illusions du visuel.
Comme on le voit, nous sommes loin d’une vision simpliste et superficielle : Barrie Kosky essaie de retrouver l’essentialité tragique, en jouant aussi sur les jeux baroques, ombres portées et donc variations sur la réalité et son image, point de vues partiels (jeux des cloisons et des jambes, jeux des mains émergeant du sol) qui laissent voir et créent en même temps une illusion, masques, y compris masques effrayants qui déforment les figures. C’est simplement une autre manière d’aborder la question du baroque, sans doute plus juste que les représentations rêvées des mondes baroques qu’on a l’habitude de voir.
Au total une mise en scène vivifiante, vitale, pleine de sens, qui rend justice au texte et à la musique, à la complexité de laquelle il répond par une complexité scénique, au rythme de laquelle il répond par des mouvements scéniques. A la vérité de laquelle il répond par une vérité scénique.
La performance du Concert d’Astrée est au-delà de tout éloge, des musiciens rompus à ce répertoire, d’une excellence technique remarquable, avec un continuo exemplaire. Un son plus rond, plus charnu, presque plus spectaculaire que ce qu’on entend habituellement, en bref une authentique présence, y compris du chœur qui à la performance vocale ajoute une performance physique non indifférente : chanteurs et chœurs très sollicités doivent à certains moments être aux limites physiques permettant le chant.
Une seule remarque : le geste d’Emmanuelle Haim est assez particulier, assez peu précis pour ce que j’en ai pu voir et si avec son orchestre il ne fait sans doute pas problème, avec d’autres formations cela peut peut-être en poser. C’est une remarque de pur profane, car Emmanuelle Haim est un de ces chefs qui fait honneur à l’école française (elle était déjà une remarquable continuiste), elle vient de donner d’ailleurs avec les Berliner Philharmoniker La Resurrezione de Haendel .
La distribution réunie est très homogène, jeune, et assez fraiche pour faire croire aux personnages. Un seul un peu plus mur, l’excellent Frédéric Caton dans Jupiter auquel il prête son beau timbre profond qui frappe immédiatement.

Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg
Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg

La distribution est dominée par les deux femmes, et notamment le jeune Gaelle Arquez, Phébé au mezzo clair, puissant, présent, à la diction impeccable, à la présence scénique notable et au jeu stupéfiant. La prestation est remarquable de bout en bout. Emmanuelle de Negri en Télaïre est également très engagée, la voix fraiche, ouverte, est très émouvante. Les deux sont loin de prestations conventionnelles, elles se sont jetées à corps perdu dans cette vision, et leurs personnages sont non pas lointains et éthérés mais chair et sang.
Le Pollux de Henk Neven a un timbre chaleureux, très présent et compose un personnage émouvant et sensible, avec une vraie présence scénique, mais en revanche Pascal Charbonneau m’a paru un peu décevant dans Castor, avec des aigus tendus à la limite de la justesse, et une présence vocale et scénique moins affirmée que dans d’autres prestations (notamment dans David et Jonathan à Aix en Provence). En revanche, autant le Mercure de Erwin Aros est scéniquement parfait, par la présence, par les mouvements, autant il est loin d’être au point vocalement : la voix peine à exister, c’est souvent à la limite et en volume, et en justesse, et en diction. C’est le maillon un peu faible d’un ensemble de très grand niveau, qui projette ce maître de la grande tradition qu’est Rameau dans une modernité musicale et scénique où on ne l’attendait peut-être pas. Adorateur du baroque pictural et architectural j’ai toujours un peu de réserve sur l’opéra baroque, les lecteurs habituels de ce blog le savent. Qu’on me donne tous les jours de tels spectacles, et au diable les réserves.[wpsr_facebook]

Mains émergentes © Pierre Le Masson
Mains émergentes © Pierre Le Masson

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SCHWEIGSAME FRAU de Richard STRAUSS le 29 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Barrie KOSKY; dir.mus: Pedro HALFFTER)

Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl
Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl

Voilà un opéra qui n’est hors Munich, presque jamais représenté. De toute ma vie de mélomane, je ne l’ai entendu qu’une fois, à la Scala, dirigé par Wolfgang Sawallisch lors d’une tournée de la Bayerische Staatsoper en septembre 1988, dans une mise en scène de Günther Rennert, avec Kurt Moll dans Sir Morosus.

Il est vrai que le destin de l’œuvre est symptomatique. Strauss ayant perdu son librettiste fétiche, Hugo von Hoffmannsthal (Arabella est leur dernière collaboration avant la mort de Hoffmannsthal) s’est lié avec Stefan Zweig, et ce dernier lui a proposé une adaptation de la pièce de Ben Jonson (1609), Epicoene or the silent woman. Les deux ont travaillé avec ardeur à cet opéra souriant et plein d’humanité, mais ils furent rattrapés par l’histoire qui changea de face en 1933. Zweig étant juif, Strauss eut toutes les peines du monde à faire représenter Die Schweigsame Frau et à faire inscrire le nom de Zweig sur les affiches. Finalement, il fut inscrit sur le matériel d’accompagnement (programme, distribution). La première eut lieu le 24 juin 1935 à Dresde dirigée par Karl Böhm avec Maria Cebotari dans Aminta, et fut un triomphe. Ce qui était difficilement supportable aux nazis qui disaient de Zweig (l’expression est de Himmler) qu’il était « désagréablement doué ». L’œuvre fut interdite après trois représentations. Strauss se comporta d’ailleurs de manière ambiguë et à tout le moins insouciante, même s’il insista fortement pour que Zweig soit cité.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre aussitôt née, aussitôt disparue eut un peu le destin de la musique dégénérée : disparue, ou presque des scènes, dont le premier enregistrement en studio remonte à 1977 (Marek Janowski) mais un enregistrement du Festival de Salzbourg 1959 (Güden, Hotter, Wunderlich) dirigé par Karl Böhm est sorti en 2004, c’est pour moi la référence, évidemment.

Il n’y a guère qu’à Munich où l’œuvre est plus ou moins régulièrement reprise, cette production, signée Barrie Kosky, remonte à 2010, créée par Kent Nagano, alors GMD de Munich.
Barrie Kosky est à peu près parfaitement inconnu en France. On va cet automne voir une mise en scène de Castor et Pollux de Rameau qui va tourner dans quelques villes françaises. C’est un australien qui vient de prendre en 2013 la direction de la Komische Oper de Berlin comme Intendant et metteur en scène résident. Coup de maître : le mensuel Opernwelt a désigné la Komische Oper « Opéra de l’année » en 2012-2013. Son travail, intelligent, ouvert, optimiste, l’a désigné pour mettre en scène à Bayreuth les prochains Meistersinger. Il vient à Wagner malgré ses réticences et par le biais de la comédie. Personnage sympathique et plein d’humour, il a abordé Die Schweigsame Frau par le biais de la comédie de tréteaux, quelque chose qui la rapproche de la commedia dell’arte, d’une manière presque minimaliste puisque sur scène, un praticable surélevé, un lit constituent à peu près les seuls décors dans l’espace nu de la scène du Nationaltheater. Discrets jeux d’ombres, quelques effets de machinerie bien limités : tout est dans les rapports entre les personnages, tout est dans les costumes, leurs couleurs, tout est dans le jeu.

Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation
Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation

Die Schweigsame Frau est une comédie qui met en scène un vieil amiral solitaire, Sir Morosus, allergique à n’importe quel bruit, à qui son barbier facétieux, un Figaro après la lettre, va essayer de faire épouser une femme silencieuse, sorte d’aiguille dans une botte de foin. Solitaire ? Plus pour longtemps puisque son neveu Henry revient après une si longue absence qu’on le croyait mort. Réjoui, Sir Morosus lui promet abri et héritage, mais voilà, Henry est le chef d’une troupe d’opéra, marié à un soprano et toute la troupe est avec lui : Morosus effrayé le déshérite aussitôt.
C’est alors que le barbier intervient et va monter une farce, un mariage de comédie avec une femme silencieuse, qui se révèle être un dragon, une bombe, aussitôt le contrat signé. Alors comme on avait organisé le mariage, on organise le divorce, mais Henry, attendri par son oncle, lui révèle la supercherie et tout est bien qui finit bien.
Le thème du vieux barbon berné fait partie des topoi de la comédie moyenne : c’est un personnage qu’on trouve aussi bien chez Térence que chez Shakespeare, chez Molière que chez Beaumarchais, mais dans Die schweigsame Frau, si le vieil amiral Sir Morosus est allergique à tout bruit et s’est renfermé dans une solitude bougonne, c’est une bonne nature, alors que dans les comédies de ce type, le vieux barbon est berné à la satisfaction de tous.
La source de l’histoire est une pièce élisabéthaine, de Ben Jonson, de peu postérieure aux Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare, la pièce qui a donné naissance au Falstaff de Verdi, mais aussi à l’opéra de Otto Nicolai. Et Falstaff est l’un de ces vieillards bernés, assez gentiment, qui finit par accepter la plaisanterie de bonne grâce (tutto il mondo è burla…), comme Morosus.
Par ailleurs, l’artisan de la farce est le barbier, comme chez Beaumarchais puis Rossini dans le Barbier de Séville, où il se met au service d’Almaviva qui veut séduire Rosine contre le vieux Bartolo le maître de maison.
L’invention dramaturgique, qui met dans les pattes de Morosus une femme d’abord silencieuse qui finit se rendre insupportable, fait aussi de cette femme, Aminta, une nature honnête, touchée par le cœur de Morosus, par sa sincérité, par sa gentillesse même, et la farce finit par avoir un goût amer. Tous les personnages de Stefan Zweig sont positifs, et sympathiques, ce qui donne à la légèreté de l’opéra une couleur profondément humaine. Cette émotion, on l’aura compris, Richard Strauss s’en empare pour construire le personnage de Morosus, pratiquement le seul héros masculin central de ses opéras, et la couleur de son chant, et de cette musique, étonne parce qu’on est plus habitué à entendre ce type de musique adossé à des personnages féminins. Même si Die Schweigsame Frau ne constitue pas une œuvre très novatrice, nous sommes dans le prolongement et l’esprit d’Arabella, c’est un opéra très attachant, très émouvant, très sensible, et l’on se prend à regretter que Stefan Zweig, si cultivé, si raffiné, si pénétré lui aussi d’humanité, n’ait pu, histoire et destins obligent, continuer à travailler avec Richard Strauss.
Ainsi, le travail effectué par Barrie Kosky sur cette œuvre tient compte à la fois des fils de l’écheveau souligné plus haut (filiations avec le théâtre élisabethain, et relations avec Rossini) et de la nature très sensible du livret. Il travaille avec un décor minimal de type tréteau (l’essentiel de l’intrigue sur déroule sur un podium) planté au milieu du plateau, avec, je l’ai écrit plus haut, pour seul meuble un lit, qui pourrait être aussi une sorte de bergère. Le reste du plateau est noir, nu, et sur des pendrillons latéraux sont projetés quelquefois les ombres des personnages. Ce sont les personnes qui font l’ensemble du spectacle, avec notamment la troupe d’opéra dont l’irruption bruyante fait penser au troisième acte du Rosenkavalier, quand la ribambelle d’enfants fait irruption sous les yeux du pauvre Ochs qui ne comprend rien.

Tout le premier acte commence  avec un Morosus un peu gris, un barbier primesautier (tout de vert vêtu) et une gouvernante secrètement amoureuse, merveilleusement incarnée par Okka von der Damerau, qui en fait un vrai personnage et qui va accompagner l’intrigue avec une importance scénique plus grande que l’importance réelle  du rôle ; ce sera très sensible à la fin lorsque Morosus revient à la réalité, où elle quitte la scène tristement, n’ayant pu conquérir celui pour qui elle crève d’un amour secret : tout le contraste entre ce monde un peu racorni, se joue avec l’arrivée de la troupe d’opéra, immense troupe de saltimbanques brillante et colorée (la marque Kosky), avec ses plumes et ses paillettes, et une sorte de concentré de tous les grands personnages de l’opéra, Traviata, Otello, Tosca, Butterfly, Rigoletto, Wotan et Brünnhilde, Lohengrin et son cygne, Falstaff etc…l’irruption du monde bouillant de l’opéra, du monde du spectacle, du monde de l’apparence sur ce plateau nu sur lequel on verrait plutôt une tragédie crépusculaire est explosive. Barrie Kosky, dont tout le monde connaît l’humour, habille Aminta en Brünnhilde, Carlotta en Traviata, Isotta en Butterfly, toutes les femmes sacrifiées que le genre opéra affectionne. L’invasion de ce plateau nu par cette troupe bigarrée et bruyante écrase totalement l’ambiance grise du départ, ce réveil un peu grincheux de Morosus (dont le nom n’est pas choisi au hasard).
A partir de ce moment, tout se joue au niveau visuel sur les variations de costumes (de Esther Bialas, qui a aussi conçu le dispositif scénique), le pauvre Morosus se retrouvant au troisième acte complètement soumis à sa virago de (fausse) épouse, en costume rose dans lequel il semble si malheureux.
Ce qui me paraît passionnant dans ce travail est la manière dont il utilise à la fois les poncifs de l’opéra, notamment dans la scène du faux mariage, avec son faux notaire et son faux prêtre, comme chez Mozart (merci Cosi’ fan tutte) et dont il évite soigneusement de ridiculiser Morosus ; il y a toujours un moment où il attendrit le public,  quand il revêt une perruque pour se rajeunir avant de rencontrer Aminta, et où il attendrit Aminta plus ou moins contrainte de jouer les femmes insupportables (seule solution pour capter l’héritage futur pour son vrai mari, Henry, le neveu déshérité), et surtout, il trouve en Franz Hawlata l’interprète idéal pour son propos. Le talent d’acteur époustouflant de Hawlata, sa manière de chanter le texte, si expressive, même si la qualité du chant reste irrégulière (on connaît ses problèmes). Hawlata joue sur ses propres défauts (difficultés à l’aigu, trous dans la projection vocale) mais aussi sur ses qualités (tenue de souffle, graves encore profonds) pour composer, construire le personnage et le rendre attendrissant et émouvant.

Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper
Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper

Le clou du spectacle, applaudi à scène ouverte, est le début du troisième acte où le podium se lève à la verticale, comme un coffre qu’on ouvrirait, devenant un mur d’où tombe une pluie de pièces d’or, allusion à l’héritage, à la richesse de Morosus, et à l’usage immodéré que sa fausse épouse va en faire : pluie d’or, et donc dépenses : frais d’ameublement, frais de vêtements, frais de leçons de chant, Aminta joue à la bourgeoise gentilhomme. Une scène emblématique par sa simplicité, avec un effet garanti sur le public, tout en étant d’une extraordinaire justesse.  C’est le sommet de la folie qui envahit la vie de Morosus, celui où l’on se rapproche le plus du troisième acte du Chevalier à la Rose où Ochs est totalement berné et circonvenu.

Alors arrive, pour calmer les choses, le moment du divorce, tout aussi arrangé qui s’appuie sur une critique amusante du langage juridique (et là on dit merci Molière), où la scène n’est pas menée jusqu’au bout, quand Henry s’aperçoit qu’il a peut-être été un peu loin devant un Morosus évanoui . Se succèdent alors des scènes tendres, le réveil de Morosus, les retrouvailles du couple Henry/Aminta, la gouvernante mélancolique, et le retour de Morosus à son pyjama initial, retour au début, mais cette fois avec derrière lui l’expérience et l’apprentissage, avec le constat amusé qu’il a été joué, et avec un retour à un quotidien normalisé où il accepte le bruit et devient lui même vivable. Jeux souriants de tendresse qui contribuent à faire fondre le public.
Morosus fait sourire, mais ne fait jamais rire vraiment, la gouvernante fait rire au départ (lorsqu’elle met du désodorisant autour du lit où dort Morosus), mais très vite Kosky fait passer ce personnage de la caricature à l’émotion (et notamment pendant toute la fin), la gouvernante est présente, toujours silencieuse, toujours dans un coin pendant qu’au centre du plateau se déroulent les folies, sorte de chœur silencieux et renfermé qui installe le personnage. Le barbier est un jeune échevelé, un peu superficiel, une sorte de Figaro (normal, un barbier) peut-être plus léger et moins conscient, un Figaro vif et futé qui n’aurait qu’envie de s’amuser, pendant qu’Aminta et Henry se lancent comme à regret dans la farce. Il y a là du premier et du second degré, une farce et un regard sur la farce qui donnent une étrange profondeur au propos. C’est vraiment un travail théâtral de haut niveau, qui a été créé en 2010 au Prinzregententheater, plus petit, plus intime, cette fois dans l’immense vaisseau du Nationaltheater, où le dispositif minimaliste et l’abondance de personnages en scène donnent un relief plus fort à l’intrigue.
Musicalement, les représentations de 2010 étaient confiées au GMD d’alors, Kent Nagano, on eût pu rêver que le GMD du jour, Kirill Petrenko, nommé Dirigent des Jahres par  le mensuel Opernwelt, prisse la baguette, mais Petrenko devait le lendemain diriger la 6ème de Mahler, et il n’a sans doute pas voulu se replonger dans l’univers straussien, après avoir convaincu le public dans l’autre Frau (ohne Schatten) en décembre 2013. C’est à un chef madrilène peu connu que Nicolaus Bachler a confié la direction musicale, Pedro Halffter. Pedro Halffter, formé en Autriche et aux USA  a passé de longues années en Allemagne où il a été premier chef invité du Nürnberger Symphoniker et premier chef de l’orchestre de jeunes du festival de Bayreuth. Il est donc familier du répertoire germanique, très à l’aise dans cette pièce de Richard Strauss, dirigée avec beaucoup de précision, avec un vrai souci des équilibres et du plateau (on sait qu’avec Strauss, il est facile pour l’orchestre d’envahir l’espace sonore), une grande netteté de battue, et surtout, une très grande élégance dans la direction, marquée par la clarté et un joli sens du legato. Voilà à mon avis un vrai chef d’opéra, doué d’un sens théâtral marqué, et qui mériterait d’être vu plus souvent en Europe dans les fosses d’orchestre. Il remporte un vrai succès, mérité.
Sur le plateau, on remarque une fois de plus l’excellence de la troupe de Munich et des membres de l’opéra studio qui tient excellemment la plupart des rôles de complément, même des chanteuses dont la carrière commence sous de bons auspices comme Tara Erraught tiennent de petits rôles (Carlotta) et leur donnent un vrai relief vocal, remarquons en Isotta la jeune Elsa Benoît, qui appartient à l’opéra studio après avoir étudié en France avec une voix de soprano bien posée, bien projetée, et prometteuse. Quant à Christian Rieger, Christoph Stephinger, Tareq Nazmi, ils sont comme d’habitude non seulement à leur place, mais donnent à leurs personnages un vrai relief : on remarque chacun et chacun fait parfaitement le job, jusqu’à Papagel d’Airton Feuchter Dantas.
Nous avons dit combien le Morosus de Franz Hawlata était apparu dominer la distribution par son incarnation du vieux Morosus, usant avec intelligence d’une voix déclinante, et jouant sur toutes les touches du clavier des émotions, quelquefois ridicule et comique, souvent émouvant, souvent sensible, montrant une intelligence scénique intacte. Franz Hawlata dans Hans Sachs à Bayreuth (dans la mise en scène de Katharina Wagner) avait été stupéfiant de vérité, même si le chant s’apparentait quelquefois plus à du Sprechgesang. Son successeur dans le rôle, James Rutherford, était bien meilleur vocalement mais combien plus pâle scéniquement…
L’Aminta de l’américaine Brenda Rae compose un personnage plein de relief, affirme son soprano colorature (elle va chanter La Sonnambula à Francfort, son port d’attache) avec force et élegance et une grande assurance technique, dans un rôle confié en 2010 à Diana Damrau. Elle allie une voix sûre et un physique avantageux et un sens de la scène notable. Belle incarnation.
Si vocalement Nikolay Borchev comme Barbier n’a pas toujours le relief qu’on pourrait attendre (la projection n’est pas idéale), malgré un très joli timbre clair de baryton, il est scéniquement un personnage vif,  mobile, au jeu affirmé et naturel.
On se souvient de Daniel Behle dans l’Arabella de Salzbourg à Pâques dernier et à la surprise procurée par son excellent Matteo. La voix ne peut se déployer ici vraiment qu’au troisième acte, où sont concentrées presque toutes les parties solistes de son rôle, on peut alors apprécier à la fois le jeu naturel, jamais excessif, ainsi que l’élégance, le contrôle et l’appui sur le souffle, la suavité de ce chant, le volume appréciable qui en fait un ténor sans doute promis à une bonne carrière car la voix convient à des répertoires très divers « du baroque au XXIème siècle » comme l’affirme son site http://www.danielbehle.de : il sera dans les prochaines semaines Titus dans la reprise de la production de Clemenza di Tito de Mozart de Jan Bosse à Munich, Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail à Aix l’an prochain, il participera à la très prochaine production d’Alcina de Haendel à Bruxelles cette saison sous la direction de Christophe Rousset , et sera Erik du Fliegende Holländer à Francfort, son premier Wagner.  Henry Morosus constitue aussi une prise de rôle, très réussie vu le très grand succès remporté auprès du public. En Daniel Behle, on tient une solide valeur du chant germanique, un artiste très musicien (il chante aussi beaucoup de Lied) et très ouvert par la variété du répertoire.

Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) ©  Bayerische Staatsoper
Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) © Bayerische Staatsoper

Mon dernier mot sera pour Okka von der Damerau, qui remporte un succès extraordinaire pour son rôle de gouvernante (Haushälterin), non pas tant évidemment pour le chant, toujours excellent (beau mezzo, clair, projection et diction impeccables), mais relativement réduit dans cette œuvre, mais pour l’incarnation de cette gouvernante amoureuse, émouvante, sensible d’une vérité criante, avec une notable prise sur le public. J’espère qu’un directeur d’opéra offrira enfin à cette artiste mérite un rôle à sa mesure. En attendant, quelle chance pour la troupe munichoise…

Et voilà, une soirée de répertoire, une reprise qui montre une fois de plus que sans vedettes, sans chef universellement fêté, on peut réussir parfaitement cette osmose entre scène et fosse, cette Gesamtkunstwerk chère à Wagner. Die Schweigsame Frau est un opéra qui mérite d’être mieux connu et surtout reconnu (quand notre première scène nationale mobilisera-t-elle Garnier pour sa création  à l’Opéra de Paris?). Munich justifie pleinement ce soir son très récent statut d’Opernhaus des Jahres décerné par le mensuel Opernwelt pour l’année 2013-2014 : la reconnaissance méritée d’un travail d’une rare intelligence et d’une qualité continue.

PS: rappelons que vous pouvez reprendre le spectacle en streaming le 5 octobre à partir de 18h sur le site www.bayerische-staatsoper.de .

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Die Schweigsame Frau, Acte I © Bayerische Staatsoper
“Traviata” (Tara Erraught), “Butterfly” (Elsa Benoît), “Brünnhilde” (Brenda Rae) et Henry Morosus (Daniel Behle) dans Die Schweigsame Frau, Acte I © Wilfried Hösl

BAYREUTH 2014-2020: LA PROGRAMMATION ANNONCÉE

Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014  à la direction du Festival de Bayreuth
Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014 à la direction du Festival de Bayreuth

Hier, dimanche 27 juillet,  lors de l’assemblée annuelle des membres de la Société des Amis de Bayreuth (Gesellschaft der Freunde von Bayreuth), Katharina Wagner, accompagnée de son conseiller musical, un certain Christian Thielemann, a annoncé la programmation du Festival dans les cinq prochaines années, s’arrêtant au Ring 2020, qui reste un secret.
D’abord, cela confirme la réconciliation de l’administration du Festival avec la Gesellschaft,  entité de quelque 5000 membres, fondée il y a 65 ans, qui est l’entreprise de mécénat officiel du Festival puisqu’elle siège ès qualité dans les instances dirigeantes et qui a durement attaqué Katharina à cause des choix de chanteurs et de metteurs en scène. Son activité consiste, non à être l’arbitre des choix artistiques, mais  essentiellement à financer des travaux d’aménagement du site (ateliers, salles de répétitions), et le conflit avec Katharina était né de divergences sur le financement de la salle de répétition d’orchestre, qui depuis longtemps répète dans la grande salle du restaurant. C’est que le festival doit gérer un espace relativement réduit pour cinq à sept spectacles annuels, dont une nouvelle production. Habitués au système de répertoire et à l’alternance serrée, les gestionnaires du festival prévoient pour les reprises peu de répétitions (sauf pour le Ring, qui traditionnellement a droit à deux ans pour s’installer, c’est pourquoi l’année 2 du Ring, il n’y a pas de nouvelle production. cela veut dire grosso modo répétitions scéniques dès le mois de mai, et répétitions musicales pendant les trois première semaines de juillet, les membres de l’orchestre venant de toutes les structures (orchestres et théâtres d’Allemagne) dont les saisons se terminent fin juin.

Cette absence de nouvelle production, traditionnelle pour un nouveau Ring, a été un des prétextes avancés pour une petite campagne menée contre l’équipe dirigeante (en plus composée de deux femmes) où l’on a pêle mêle tiré argument de l’absence de la Chancelière Angela Merkel à la première et au premier cycle (comme si c’était déterminant…Hollande est toujours absent des grandes manifestations culturelles françaises et celles-ci fonctionnent malgré tout…), les goûts de Madame Merkel comptent peu même si Le Monde, notre référence en matière de presse sérieuse, s’en est fait écho (people-isation quand tu nous tiens, idiotie quand tu nous saisis) et même si le Bund (l’Etat fédéral) compte pour un tiers dans le financement de la fondation qui gère le Festival. Pour le reste, l’Etat libre de Bavière compte pour un second tiers,  le troisième tiers étant partagé entre la ville de Bayreuth (4/9), le district de Haute Franconie (Oberfranken)(2/9), et la Gesellschaft der Freunde v.Bayreuth (3/9), ceci depuis 1973.
La campagne s’est appuyée aussi sur les différents travaux en cours, restauration des murs du Festpielhaus (sous échafaudages, des briques tombant), construction du nouveau Musée Richard Wagner (en cours et en retard) à Villa Wahnfried, notoirement sous équipé et sous financé, et restauration complète du fameux théâtre des Margraves, l’un des opéras de l’âge baroque les mieux conservés d’Europe, sinon le mieux conservé dont les travaux doivent durer plusieurs années. La conjonction de l’ensemble a fait gamberger les traditionnels faiseurs d’embrouilles, alors que ni le Musée, ni l’Opéra des Margraves ne dépendent du festival, et que celui-ci par exemple a protesté récemment par la décision unilatérale de la Ville de Bayreuth de faire payer les parkings à ciel ouvert environnants 5€, une nouveauté de cette année…
À cela s’ajoute les bruits sur le fait que la salle ne s’est pas remplie aussi vite ni aussi bien que d’habitude, sans doute faute à internet dont c’était cette année la mise en place à grande échelle et, disent les mauvaises langues, faute à la fuite des spectateurs devant les horreurs de la mise en scène du Ring de Frank Castorf, et de celle du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, alors que celle du Fliegende Holländer (Jan Philipp Gloger) ne fait pas de mal à une mouche, et celle de Hans Neuenfels pour Lohengrin a fini par perdre sa valence scandaleuse et son odeur de souffre (ou de rats) à cause d’une distribution restée remarquable (Vogt qui succéda avec succès à Jonas Kaufmann), d’un chef de référence (Andris Nelsons) et simplement parce que c’est quand même une bonne mise en scène. Et cerise sur la gâteau, pour la première fois depuis la création du festival on a dû interrompre la Première (Tannhäuser) pour un problème technique de plateau, le Venusberg (une cage enfouie dans le sous-sol dans la mise en scène) ne réussissant pas à monter. Bref comme le titre la feuille de chou Festival Tribüne consacrée aux Promis (on appelle comme cela les VIP en Allemagne) qui fréquentent un jour par an le Festival: Quo vadis Bayreuth?

C’est dans ce contexte de lutte entre tradition et innovation, que l’atelier Bayreuth continue de produire. On oublie que fille de Wolfgang, Katharina applique son concept de Werkstatt Bayreuth, c’est à dire d’un lieu de propositions scéniques, qui fait appel non à des valeurs consacrées, mais à des artistes en devenir. Cela explique que les chanteurs ne sont pas toujours très connus, que les metteurs en scène proposent des concepts qui peuvent paraître scandaleux. Mais les chefs, même jeunes, font en général partie des valeurs qui montent. C’est ainsi que Leonie Rysanek arriva au festival à 21 ou 22 ans, que Regina Resnik en 1953 avait à peine 30 ans, et que les chanteurs de la génération des années 50 ont plus ou moins commencé leur carrière à Bayreuth, comme plus récemment Anja Silja, ou Gwyneth Jones (jeune et solaire Eva en 1968), Waltraud Meyer (en 1982) ou même Vogt lorsqu’il explosa dans Walther (production Katharina Wagner), voire Riccarda Merbeth dans l’ancienne production de Tannhäuser (Philippe Arlaud – Christian Thielemann) . Cela réussit quelquefois, cela rate aussi (Amanda Mace, dans la production de Meistersinger de Katharina Wagner).
Or donc, Dame Katharina et son Chevalier Christian ont annoncé la suite, une suite sans Eva Wagner-Pasquier, qui quitte la direction du festival pour devenir conseillère artistique (un rôle qu’elle a eu à Aix, qu’elle a encore au MET), mais ce rôle serait  limité à un ou deux ans, en essayant de lui donner un statut qui ait du sens (Sinnvoll..expression qui a été utilisée), histoire de dire qu’elle n’aura pas une fonction honorifique, une sorte d’emploi fictif…Christian Thielemann tient à la présence de chanteurs de grand niveau (on dit toujours ça), et devient une sorte de pieuvre à l’allemande, puisqu’il tient Salzbourg Pâques, Dresde, Bayreuth, et qu’il prétend au Philharmonique de Berlin: une présence institutionnelle qui ne s’est pas pour l’instant concrétisée par une réussite artistique incontestable. Afficher Renée Fleming ou Jonas Kaufmann à Salzbourg ne veut pas dire avoir une politique artistique (vu les mises en scènes particulièrement plan plan qu’on a vues).

Alors, cette programmation? voilà ci-dessous les dessous des cartes…comme Manuel Brug nous l’annonce dans Die Welt.

– En 2015, tout le monde le sait déjà, c’est Tristan und Isolde, dans une mise en scène de Katharina Wagner, dirigé par Christian Thielemann, avec Eva-Maria Westbroek et Stephen Gould.

Jonathan Meese
Jonathan Meese

– En 2016, la polémique gronde déjà pour le Parsifal mis en scène par le plasticien Jonathan Meese, dirigé par Andris Nelsons, et avec Klaus Florian Vogt. L’an prochain, pris par la tournée du Boston Symphony Orchestra qu’il dirige et par le Festival de Tanglewood, il laissera le pupitre de Lohengrin  à Alain Altinoglu, premier français à diriger à Bayreuth depuis Boulez.
– En 2017, nouvelle production de Meistersinger von Nürnberg, confiée à Philippe Jordan, qui dirigera la quatrième et dernière édition du Ring de Frank Castorf, Kirill Petrenko assurant en 2015 son dernier Ring sur la colline verte (il FAUT que vous fassiez le voyage en 2015 pour entendre sa géniale direction) avec Michael Volle dans Hans Sachs (il a triomphé à Bayreuth dans Beckmesser, l’un des Beckmesser mémorables de cette maison avec Hermann Prey), Johannes Martin Kränzle comme Beckmesser et Krassimira Stoyanova comme Eva. La mise en scène en est confiée à Barrie Kosky, directeur de la Komische Oper de Berlin qui a plusieurs fois déclaré combien il était loin loin loin de Wagner….Il va confronter sa géniale légèreté à celle des Maîtres…

– 2018 verra un nouveau Lohengrin, confié à Christian Thielemann et au metteur en scène letton Alvis Hermanis, dont on a parlé dans ce Blog à propos des productions de Die Soldaten et de Gawain à Salzbourg, mais aussi de Sommergäste (Les Estivants) à la Schaubühne de Berlin, une mise en scène qui sera sans nulle doute plus figurative que conceptuelle, mais qui s’en occupera puisque Anna Netrebko (c’était dans l’air) sera Elsa. Sa voix charnue, très élargie, homogène, devrait faire merveille.

 

Tobias Kratzer
Tobias Kratzer

Enfin, last but not least, en 2019, Tannhäuser, confié à Tobias Kratzer, une jeune pousse de la mise en scène germanique, à qui l’on doit des Meistersinger remarqués à Karlsruhe (ils sont en répertoire désormais, allez-y), un Lohengrin à Weimar et des Huguenots de Meyerbeer à Nürnberg (allez y aussi, le système de répertoire permettant de ne pas attendre 20 ans avant de voir un production). Le chef n’est pas connu mais devrait être une star de la nouvelle génération.

Et le Ring de 2020? chut, on murmure Thielemann, dont le premier Ring en cette maison (Tankred Dorst) n’a pas été une réussite à 100%, et qui aimerait bien renouveler son triomphe viennois.
Rien ne filtre sur la mise en scène. ni sur la distribution. On pourrait cependant parfaitement imaginer, si le Lohengrin de 2018 fonctionne, Alvis Hermanis,  un raconteur d’histoires et de grandes fresques dont l’esthétique conviendrait pour succéder à Castorf, et qui proposerait ainsi un Ring non conceptuel, et je sens, mais je me trompe sans doute une odeur de Netrebko en Sieglinde…[wpsr_facebook]

Jonathan Meese SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008 Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm
Jonathan Meese
SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008
Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm

KOMISCHE OPER BERLIN 2012-2013: LE GRAND MACABRE de György LIGETI (Dir.Mus: Baldur BRÖNNIMANN; Mise en scène: Barrie KOSKY)

©Monika Rittershaus

Plus je viens à la Komische Oper, et plus je pense qu’il s’agit du théâtre d’opéra le plus original et le plus stimulant que je connaisse. C’est d’abord un théâtre où l’on se sent bien, très détendu, “cool” au meilleur sens du terme. C’est aussi une institution dont l’offre diversifiée s’adresse à des publics segmentés, très divers selon les soirées: plus âgé pour l’opérette, très scolaire pour les grands classiques (Carmen), jeune et branché ce soir pour ce Grand Macabre dont certains spécimens feraient bondir les habitués des “manifs pour tous” pour qui ce spectacle il faut le dire sans le déplorer, n’est pas fait. Une de mes amies ayant organisé un voyage à Berlin a emmené ses élèves voir la Carmen de Sebastian Baumgarten, ils ont été surpris de l’ambiance détendue, enthousiasmés par le spectacle et en tant que scolaires ont payé 5 € le billet…
Bref, je ne saurais trop engager les visiteurs de Berlin à aller voir un spectacle à la Komische Oper: en ce moment, champions toutes catégories, je conseille le succès foudroyant de Zauberflöte, une mise en scène de Barrie Kosky qui fait courir Berlin, celui de Xerxès, mise en scène de Stephan Herheim, et je conseille ce Grand Macabre, reprise retravaillée d’une mise en scène de 2003, mais faites vite car ce ne sera pas à l’affiche l’an prochain.
Les amateurs d’opéra un peu murs se souviendront sans doute de la Première parisienne, à Garnier, du Grand Macabre, au début des années 1980. L’opéra commençait (mise en scène Daniel Mesguich), le chef était là, et dès la première mesure, un chef surgissait, assommait le chef en place au pupitre et prenait sa place. Quelques temps après, cri dans la salle, “arrêtez! arrêtez!”, un homme s’agitait au milieu de l’orchestre debout et demandait l’arrêt du spectacle. Tout le monde a cru à une autre facétie de mise en scène…eh bien non, c’était Ligeti lui-même, qui hurlait son indignation car placé où il était il entendait le ronron des appareils électroniques  en place dans la salle pour la régie sonore et cela perturbait la musique…Pour vous dire que cet opéra est déjanté, et réclame un traitement déjanté au point que plus rien ne doit vous étonner !
Le livret de Michael Meschke et György Ligeti s’appuie sur une pièce de Michel de Ghelderode publiée en 1934, la Balade du grand Macabre. On jouait beaucoup dans les années 50 et 60 Michel de Ghelderode, auteur de théâtre très prolifique mort en 1962, passionné d’histoire et notamment de Moyen Âge, et marqué par la crainte de la mort et du diable, inspirée par son éducation en milieu très catholique: il en résulte une vision du monde assez noire, marqué par la puissance du mal. Ainsi de ce Grand Macabre, qui raconte l’histoire d’un personnage diabolique, Nekrotzar, qui annonce au peuple la fin du monde. Dans une ambiance de saturnale carnavalesque, qui n’est pas sans évoquer Rabelais ou ce qu’en écrit Lucien Febvre dans Le problème de l’incroyance au XVIème siècle, la religion de Rabelais, l’histoire touche à la paillardise, au sexe, au pouvoir, à la religion. Elle se passe en quatre tableaux dans un pays imaginaire, le Breughellande: le fossoyeur Piet le Bock (Chris Merritt) gêne deux amoureux (Amanda et Amando) dans leurs ébats , quand surgit d’une tombe Nekrotzar, le Grand Macabre( Claudio Otelli) qui annonce la fin du monde prochaine; dans le caveau laissé vide, se glissent les deux amoureux, certains que là où il se dissimulent, ils ne seront gênés par personne.

Tableau2 ©Monika Rittershaus

Au deuxième tableau, Mescaline se plaint à Vénus de l’incapacité de son mari Astradamors à la satisfaire dans leurs jeux sado-masochistes, surgissent alors le Grand Macabre et Piet le Bock et le Grand Macabre s’emploie à la satisfaire en l’épuisant tellement qu’elle est laissée pour morte. Alors les compères Piet et Astradamors (extraordinaire Jens Larsen) s’unissent à Nekrotzar dans une sorte de voyage dans le pays, ils rencontrent (troisième tableau) le faible Prince Gogo, chanté par un contre ténor (Andrew Watts) flanqué de ses deux ministres en conflit , le noir (Carsten Sabrowski) )et le blanc (Tansel Akzeybek) qui ne cessent de s’insulter et de se battre (cela ne vous rappelle rien??). Le Prince qui ne pense qu’à s’empiffrer finit par renvoyer les deux ministres quand intervient le chef de la police secrète qui annonce l’arrivée du peuple et de Nekrotzar menaçant. La fin du monde est proclamée par Nekrotzar, mais enivré par Piet et Astradamors, il ne peut plus rien et la comète arrive, annonciatrice de la fin des temps.

Tableau 4©Monika Rittershaus

En réalité personne n’est mort, si tout le monde croit l’être, et le monde est dans un désordre encore plus grand: le Prince croit être le seul survivant mais est menacé par des pilleurs, Nekrotzar a échoué, mais Mescaline croit reconnaître en lui son premier mari et l’assaille, les deux ministres et le chef de la police secrète sont menacés et massacrés, Piet et Astradamors réapparaissent, Nekrotzar meurt de son échec, mais tous les autres reviennent à la vie pour chanter l’amour et la vie, quand les deux amoureux Amando et Amanda sortent de la tombe où ils s’ébattaient, pour noter que le temps a été suspendu pendant leurs ébats et glorifier la jouissance, seul remède au mal et à la mort: cette dernière viendra mais “d’ici là, aimez et vivez dans la jouissance et dans la joie”.

tableau final ©Monika Rittershaus

La mise en scène de Barrie Kosky prend au mot cet épilogue. Son travail est marqué par la question du sexe, de la mort (eros/thanatos) mais aussi celle du pouvoir, ou de(s) (la) religion(s)dans une farandole diabolique, une danse macabre éperdue où tous les excès sont permis, y compris scatologiques. Il présente la vision d’un monde en fin de vie, éperdu de jouissance et de plaisir, où plus rien n’a de sens; un de mes amis italien a confié…”une métaphore de l’Italie des vingt dernières années” on pourrait dire aussi une métaphore du monde contemporain, ayant perdu tout sens de la quête, toute valeur, vivant au jour le jour le plaisir pour le plaisir dans une progression inexorable vers la destruction: la vision de la cour du Prince Go Go a quelque chose d’un monde berlusconien, où tout est bunga bunga, où tout est orgie. Elle permet ainsi de passer en revue la liste inépuisable des dérives sexuelles, où l’imagination est sans limites dans une valse qui épuise le spectateur, avec des images puissantes (la foule poursuivant les ministres l’arrivée de la comète sur la ville) non toujours dépourvues de poésie.

Le tableau final: décor

Une mise en scène qui se permet tout, et qui trouve comme complice une troupe exceptionnelle de chanteurs acteurs: à mise en scène qui se permet tout, chanteurs qui ne se refusent rien et ne cessent de se mettre en danger, exhibant leur corps, chantant dans toutes les positions, à toutes les tessitures, et toujours avec une incroyable sûreté. Il faut bien sûr citer d’abord Jens Larsen, Astramadors travesti, qui est époustouflant d’audace, sans oublier de chanter avec précision et puissance et puis le Grand Macabre, Claudio Otelli, peut-être moins puissant vocalement, mais tellement présent, toujours couvert de sang ou de boue (figurant les excréments sortant à gros flots d’une cuvette de WC), toujours humide de quelqu’excès, Chris Merritt qui a quitté les roucoulades et acrobaties rossiniennes pour prêter sa voix qui peut encore beaucoup (des aigus étonnants, des gargouillements ébouriffés, des changements de registres qui stupéfient) à ce rôle où il est totalement convaincant (il le chante depuis quelques années régulièrement), les ministres, le jeune et talentueux Tansel Akzeybek ténor vu à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore et aujourd’hui en troupe à Berlin et la basse Carsten Sabrowski qui finissent en caleçon et qui ne cessent de courir en scène de manière désarticulée, le couple d’amoureux (Julia Giebel et Annelie Sophie Müller) à la fois si vifs, et si émouvants, notamment dans la scène finale, le Prince contreténor Andrew Watts, très à l’aise, particulièrement en situation dans un rôle où le pouvoir est raillé avec cette voix qui semble venir d’ailleurs. J’ai été à peine moins convaincu par Michaela Lucas, mezzo soprano seulement honnête vocalement mais  totalement convaincante scéniquement;

Gepopo ©Monika Rittershaus

je laisse pour la fin l’extraordinaire Gepopo manchot de Eir Inderhaug, un soprano norvégien aux aigus hallucinants, le plus grand succès tout à fait  justifié de la soirée: voilà un nom à connaître.
Ainsi c’est d’abord le triomphe d’une troupe, totalement engagée, totalement à l’aise et rodée, et faite de chanteurs totalement habitués à travailler ensemble, ce qui favorise l’engagement scénique et tous ses possibles. Une troupe de qualité aussi, il n’y a pas de voix en difficulté, pas de chanteurs qui trichent, tous s’exposent et tous sont excellents.
Enfin le triomphe d’un orchestre mené avec une grande précision et un sens aigu du texte musical, avec ses excès, son ironie sarcastique, son humour par un jeune chef né en Suisse, Baldur Brönniman. J’ai souvent écrit que les chefs de la Komische Oper finissaient souvent en haut de l’affiche, que des Kirill Petrenko, Patrick Lange faisaient maintenant une carrière, que d’autres comme Henrik Nánási le GMD commençaient à se faire entendre (à Londres, à Francfort), eh bien Baldur Brönnimann est un chef de cette trempe, qui fascine par la qualité du travail mené, par la manière dont il suit le plateau et dont il travaille sur l’homogénéité musicale malgré la foire qui règne sur la scène: tout est net, tout est parfaitement en place, tout est spectaculaire dans ce travail où l’orchestre est disposé en fosse, sur scène quelquefois, sur les côtés de l’orchestre et au premier balcon: les dernirèes mesures sont d’une indicible beauté.  Un rendu impeccable dans la défense de l’œuvre, et au total une soirée (de répertoire!) exceptionnelle, à des prix berlinois, soit plus de 50% inférieurs à ceux pratiqués à Paris.
Paris, oui Paris incapable aujourd’hui d’offrir sur deux jours très ordinaires des spectacles de cette trempe, Paris qui n’ose rien,  qui a peur de tout, qui n’est plus une capitale pour la musique, qui n’est plus une capitale pour le théâtre, qui n’est plus capable en terme de spectacle vivant que de rimer avec rabougri.
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