OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: LA CENERENTOLA de GIOACHINO ROSSINI le 28 DÉCEMBRE 2017 (Dir. mus. : Stefano MONTANARI; MeS: Stefan HERHEIM)

© Jean-Pierre Maurin

La plume enchantée

La plume et le livre

Le motif central de la magnifique production lyonnaise de La Cenerentola c’est la plume : la plume avec laquelle on écrit ou on compose, cette plume qui crée et suscite les situations, la plume qui manie comme on veut les personnages, comme la flûte ou le Glockenspiel chez Mozart arrêtent le cours des choses et agissent sur les personnages et enfin la plume qui dirige aussi l’orchestre et donc suscite la musique. C’est la plume de tous les enchantements.

© Jean-Pierre Maurin

Et cette plume, Stefan Herheim la fait tenir à Rossini, véritable démiurge du spectacle, Dieu le père (il prend la place de Don Magnifico) pendant qu’Alidoro est le fils qui gère les situations sur la terre, habillé en évêque pour les grandes occasions, mais aussi en diablotin avec sa perruque légèrement cornée et son frac rouge, un diablotin qui s’arrange (l’arte di arrangiarsi), qui fait du chariot de nettoyage le carrosse de Cendrillon, qui cout la robe de mariée, bref qui manipule, comme un gentil Mephisto des familles.

Le chariot à nettoyage devient carrosse © Jean-Pierre Maurin

L’autre matière emblématique, c’est le papier, la feuille volante sur laquelle Rossini compose la musique de la tempête, dans une sorte d’immédiateté d’une scène où d’un côté Rossini compose et d’un autre les personnages agitent fumigènes et outils de théâtre pour nous montrer que la tempête musicale que Rossini compose est forcément tempête de théâtre, forcément tempête de représentation, et il compose avec tant de vélocité qu’on comprend pourquoi La Cenerentola a été écrite en 24 jours…
Le papier, c’est aussi le livre, motif récurrent de cette production, le livre du conte de Perrault que la jeune femme de service trouve dès le début, avant même que la musique ne se déclenche, et qu’on va aussi voir se promener de scène en scène ou même dans les décors qui, en tournant, en font voir la tranche. Le conte et la partition, le récit qui fait rêver et son adaptation musicale, voilà les bibles de ce travail.

Thème et variations

Voilà une mise en scène à tiroirs qui fourmille d’idées, et qui pour l’occasion s’est trouvée le chef Stefano Montanari, qui en a embrassé la logique et qui lie la mécanique musicale à la mécanique scénique avec une précision d’horloger, tout en participant au spectacle, en donnant de sa personne, sur scène (début de l’acte II) ou dans la fosse.
Dans la longue liste des productions réussies à Lyon, La Cenerentola sans nul doute marquera fortement les esprits : c’est une réussite de public (100% de fréquentation) et une réussite éclatante tant musicale que scénique, avec des chanteurs qui ne sont pas tous rossiniens AOC mais tous engagés et impeccables dans la mécanique voulue par chef et metteur en scène : pour les deux protagonistes, Ramiro (Cyrille Dubois) et Cenerentola (Michèle Losier), c’est même une prise de rôle.

Même si le livret de Jacopo Ferretti ne suit pas l’original de Perrault notamment dans l’histoire de la pantoufle de vair devenue ici bracelet, et par la disparition de la fée remplacée par Alidoro (Ali d’oro= les ailes d’or, comme celles de l’ange gardien qui va tout mettre en place pour exaucer le rêve de Cenerentola), rôle difficile avec un seul air mais une présence quasiment continue en scène, Herheim travaille sur le conte et la déclinaison de son univers.

Cheminées en abîme © Jean-Pierre Maurin

La question du conte et de ses traditions, et des références qu’il suscite est en effet la racine de ce travail. Le décor affiche d’ailleurs des cheminées en abîme, à partir du cadre du scène, ces cheminées autour desquelles on raconte les histoires, et desquelles quelquefois surgissent les génies (ou le père Noël) : voilà le lieu du récit dont Herheim fait le théâtre du conte. Dès le départ les personnages surgissent du feu de l’âtre, mais dès que surgit Cenerentola, le feu de l’âtre se transforme en cendres grises. Joli…
Stefan Herheim aime à mettre en scène le compositeur qui voit son œuvre se réaliser sur la scène comme un démiurge, il l’a fait de manière plus ou moins heureuse dans Lohengrin à la Staatsoper de Berlin, dans La Dame de Pique de Tchaïkovski à Amsterdam, mais aussi dans Die Meistersinger von Nürnberg à Salzbourg et Paris, il importe peu qu’il paraisse répéter une idée exploitée ailleurs car cette fois-ci, c’est totalement réussi et convaincant : l’idée est presque…rossinienne tant le cygne de Pesaro était facétieux et tant il est l’inventeur de d’univers diversifiés à partir des pièces de théâtre du temps, à travers les récits enchanteurs du Tasse et dans toutes ses œuvres comiques , il cambiale di matrimonio – première œuvre représentée (en 1810) – est une « farsa comica »…. Un Rossini comme deux ex machina, comme Dieu le père sur son nuage, démultiplié dans le chœur d’hommes (géré un peu comme chez Jean-Pierre Ponnelle à qui Herheim rend un hommage discret), qui se glisse dans Don Magnifico (le père, justement) et quel joli jeu que de faire que Magnifico soit Rossini, ou que Rossini soit justement magnifico).

La musique créatrice de monde

Mais si la production tournait autour de cette seule idée, ce serait bien pauvre et assez commun : au-delà de Rossini le démiurge, l’idée suggérée est celle de la musique qui crée le rêve et qui l’illustre, qui crée le monde en quelque sorte.
Le propos est très clair, le rideau s’ouvre dans le silence, avec sur scène une femme de service avec son chariot sur qui tombe du ciel (où Rossini veille) le livre de Perrault, qu’elle se met à lire mais Rossini essayant de lui faire enfiler la pantoufle de vair n’y arrive pas, alors il faut trouver autre chose et faire partir un rêve (qui est variation sur le conte, puisque pantoufle oblige, le conte ne marche pas tel que) en même temps que part la musique.

À la fin de l’opéra, la jeune femme qui a rêvé son triomphe, qui se retrouve seule et victorieuse, quand tous les personnages ont disparu, quand les cheminées se sont évaporées, quand la musique s’arrête, retourne au silence, au vide initial, et  à son travail. C’est donc la musique qui crée le monde, qui suscite l’enchantement, qui crée le rêve, qui fait bonheur : voilà la leçon de ce travail qui est sur la musique et sur le théâtre, sur le moment théâtral qui est instant plus réel que la réalité.
De cette histoire de rêve qui est rêve de jeune fille, va procéder toute une série de variations sur le personnage et ses relations avec l’entourage qui tranche avec le conte et qui justifie l’appellation dramma giocoso et non opera buffa: nous ne voyons pas Cenerentola en direct, mais à travers le prisme de ce rêve et du caractère, non de Cenerentola, mais d’Angelina, la jeune fille sur qui est tombée le conte. C’est la lectrice qui recrée son monde, et Cenerentola n’est que son avatar.

Une Angelina qui adapte le conte à son caractère

C’est ainsi que le spectateur habitué à l’œuvre de Rossini a-t-il la surprise de découvrir une Angelina décidée, jamais victime ou pleurnicharde, au caractère trempé et assez manipulatrice, qui sait s’imposer, qui sait conquérir, qui sait aussi séduire, en bref un personnage qui se détache du conte pour entrer dans l’histoire d’un être, qui se construit et se projette avec un sacré caractère : au final c’est elle qui s’assoit sur le trône, qui décide, et qui aussi fait disparaître tous les personnages – compris le Prince, qui fut marchepied-  pour rester seule en scène, un coup d’Etat en quelque sorte. Et Michèle Losier est intéressante dans cette perspective parce qu’elle n’a jamais chanté Rossini, et que son chant n’en a ni la tradition, ni les clichés. Aussi peut-elle chanter de cette voix décidée, aux aigus dardés et puissants, sans trop de mignardises ni trop de sucre. Elle garde une certaine acidité et c’est tout à fait cohérent avec la mise en scène, mais aussi, on le verra avec le chemin choisi par la direction musicale.
C’est aussi une Cenerentola qui ne pardonne pas, ou qui fait mine de pardonner, le pardon formel qui est dû à l’histoire et à son sous-titre (La Bontà in trionfo) mais comme on dit, elle garde visiblement un chien de sa chienne des humiliations reçues, comme Cenerentola et comme femme de service. Nous sommes donc face à une Cenerentola second degré, qui s’habille du conte mais dans une couleur qui lui est propre : c’est un destin qui n’appartient qu’à elle qu’elle construit : on est bien dans le dramma giocoso.
Du même coup, les autres personnages procèdent aussi du rêve de la jeune femme :

  • Alidoro est le bon génie qui la protège, c’est en quelque sorte le fils de Dieu le père (Rossini), mais c’est aussi pour la jeune fille celui qui l’aide à manœuvrer pour vaincre, en ce sens il est un petit diable, et sa coiffure cornée déjà évoquée plus haut et son frac rouge sont ceux d’un Mephisto souriant. Ainsi Alidoro a-t-il deux identités : face à Rossini Dieu le Père et face au prince, il est l’évêque, l’homme de religion, et face à Angelina, il est le bon petit diable.
  • Le père, Don Magnifico est aussi lui aussi bi-face : il est ce père ruiné qui rejette Cenerentola, comme la tradition l’exige, mais il est aussi le père ou la figure de « la paternité », en ce sens, Angelina cherche à s’en faire aimer, au moins à s’en faire regarder et cherche à le circonvenir pour qu’il lui permette d’aller au bal, et il est Rossini-le-père dont il revêt les atours, comme si Rossini se glissait dans le personnage pour faire avancer son histoire et en atténuer les effets.
  • Rossini justement est partout, il est au ciel, il est ange avec ses petites ailes, il est ce Magnifico (Rossini il magnifico …) ce méchant des contes, il est aussi démultiplié à travers le chœur des servants (lointain souvenir de Ponnelle) qui sont tous des Rossini : c’est lui le démiurge, c’est lui le créateur qui crée ses créatures à son image. C’est…le compositeur et le monde de la scène n’existe que par lui ; hors de lui, hors de sa musique, tout s’écroule.
  • Ramiro le Prince même n’a pas le même profil que dans les représentations traditionnelles, où il est un peu en retrait, personnage plus éthéré et moins affairé, entraîné par Dandini ou par Alidoro. Ici, le Ramiro de Herheim est, grâce à Cyrille Dubois dont sa formidable vis comica en fait un personnage plus actif, plus décidé, moins timide (il cherche très vite un baiser d’Angelina), qui remplit vraiment la scène, il chante bien sûr, mais il danse, mais il virevolte, même si à la fin, il disparaît avec les autres quand Cenerentola a atteint son but.

Les autres personnages sont plus conformes, à commencer par Dandini, auquel Nikolay Borchev donne une vraie présence, jamais vulgaire, toujours élégante, mais avec ce presque rien d’excessif qui rend la supercherie lisible, une vraie construction qui fait de Dandini le personnage de toujours, certes, mais avec quelque chose de plus qui le rendrait presque digne d’être prince.
Les deux sœurs sont parfaitement dans la tradition, bien incarnées par Clara Meloni et Katherine Aitken, les pestes habituelles, très délurées.
Ainsi Herheim dose-t-il son regard sur les personnages : ceux qui sont directement nécessaires à Cenerentola, en prise directe avec son destin, procèdent de sa propre construction et de son propre désir, et ceux restent dans la tradition pour que l’histoire se déroule quand même conformément aux désirs de Dieu le Père (Rossini).

Cenerentola et ses références

Mais on lit aussi dans ce travail un regard souriant sur la tradition de la représentation de cette histoire, où bien peu ont lu Perrault mais où tous ont vu Disney : le château au fond est évidemment celui des contes de Disney dont on voit à Disneyland, Disneyworld ou Eurodisney la reproduction, et cela suffirait à marquer l’évocation, mais certains mouvements sont pris au dessin animé ainsi que l’utilisation de la vidéo : la fumée des cheminées qui devient fleurs puis cœur lorsque le Prince et Cenerentola se rencontrent est digne de dessins animés. Mais l’univers onirique des albums pour enfants n’est pas bien loin non plus.
Autres éléments et trouvailles, les allusions à la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle (créée au Mai Musical Florentin de 1971, puis à la Scala et à Munich en 1973) et encore visible à la Scala et à Munich, devenue la référence désormais historique de l’histoire de l’œuvre au XXe siècle, se lisent on l’a vu à la fois dans la manière de gérer le chœur, et aussi au décor, ces escaliers de bois qui semblent descendre de masures, où Ponnelle référait clairement aux livres d’images du XIXe .

Un univers qui renvoie au baroque© Jean-Pierre Maurin

Enfin Herheim installe ce Rossini dans le sillon des univers baroques, le nuage, les transformations,les costumes sont des renvois clairs à un univers que les opéras de Rossini vont clore au début des années 1820.
Les costumes d’ Esther Bialas mélangent habilement XVIIIe et XIXe, ils sont atemporels avec une touche de fantaisie dans le sens où ils renvoient à des histoires lointaines où le rêve mélange les époques pour construire sa « réalité » propre.
Ce qui frappe aussi dans ce travail, c’est une conduite d’acteurs précise, rythmée, avec un vrai tempo qui colle à la musique, et qui rend l’ensemble incroyablement vivant, parce que la distribution fait troupe, avec une vraie cohésion d’ensemble.

Vers le final © Jean-Pierre Maurin

Une direction musicale en prise directe avec le plateau

Musicalement nous sommes aussi à la fois de l’esprit Rossinien, mais avec une approche un peu différente : Stefano Montanari impose un tempo qui accompagne la scène et colle au rythme du travail de Herheim de manière quasiment métronomique, il y a là pulsions, vivacité, et un son qui colle à l’acoustique sèche de Lyon. Montanari vient du baroque et use peu du rubato, il est toujours un peu tendu, et ici son tempo n’est pas toujours aussi rapide qu’on pourrait imaginer (par référence à d’autres travaux qu’il a dirigés à Lyon et à d’autres modèles pour Cenerentola). C’est une approche assez originale qui produit un son par moments assez « rustique », d’autre fois très lyrique, souvent très spectaculaire, comme la tempête impressionnante sans trop « casser les oreilles », avec des bois magnifiques (ce moment si cher à Rossini qu’il a pris des tempêtes baroques et qu’on retrouve ailleurs, jusqu’à Guillaume Tell…) mais qui garde toujours beaucoup de raffinements. À ce propos, signalons la manière dont il accompagne le sextuor Che sarà, che sarà/Questo è un nodo avvilupato…qui n’a jamais de lourdeur caricaturale, notamment l’insistance exagérée sur les r roulés de gruppa et raggruppa et qui est un vrai bonheur.
Signalons au passage enfin le continuo élégant de Graham Lilly.
Ce Rossini ne pétille pas forcément comme du Champagne (c’est ce qu’on dit toujours sur Rossini, notamment quand il est dirigé de manière conventionnelle) mais se boit comme un merveilleux vin de dessert, un Vin Santo par exemple. Il y a une couleur quelquefois mélancolique (la couleur des bois excellents au début de l’ouverture par exemple) et pas seulement celle de la bonne humeur, c’est un travail raffiné et très théâtral et l’orchestre de l’opéra de Lyon répond avec bonheur, sans scorie aucune, aux sollicitations du chef qui devient l’un des plus demandés en Italie dans la très riche nouvelle génération. Avec Rustioni et Montanari comme chefs de référence, l’orchestre de l’Opéra de Lyon est bien chanceux. Il est bien chanceux aussi avec un chœur très bien préparé par Barbara Kler : on ne dira jamais assez le saut de qualité de ce chœur en cinq ou six ans.

Une distribution homogène et toute engagée

La mise en scène et la direction dans leur rythme construisent l’homogénéité de la distribution, très engagée dans son ensemble et parfaitement en phase avec le style voulu.
Les deux sœurs Clorinda (Clara Meloni) et Tisbe (Katherina Aitkin) sont des figures parfaites, dans la grande tradition, vocalement, elles montrent une belle projection et une vraie présence, mais avec quelques âpretés dans l’aigu, un peu acide notamment dans les ensembles des scènes finales.
Simone Alberghini (Alidoro) est un chanteur rompu au style rossinien, ce qu’il démontre dans son unique air « Là del ciel nell’arcano profondo » où l’on reconnaît ses qualités de souplesse, d’agilité et sa précision, et de beaux graves même si le timbre semble avoir un tantinet perdu de son bronze et de son éclat. Il reste que nous sommes là dans de la belle ouvrage.
Renato Girolami, le seul qui ait participé aux représentations d’Oslo en février 2017, est un Magnifico lui aussi parfait exemple de style traditionnel de chant rossinien, avec l’expressivité voulue, avec la couleur et la dynamique voulues.  La voix n’a pas l’éclat ni les aigus d’autres basses rossiniennes, mais elle en a la présence, elle en a la dynamique et l’agilité, et convient parfaitement à l’espace de l’Opéra de Lyon, d’autant que l’acteur est formidable, étourdissant de variété dans la logique de la mise en scène, changeant sans cesse d’habits et de perruques parce qu’il est aussi Rossini, le Père dans toutes ses acceptions. Une jolie performance très idiomatique.
Nikolay Borchev est Dandini, timbre chaud, présence forte, il chante avec style (dans le duo un segreto d’importanza avec Magnifico, comme il dit Son Dandini il cameriere… en imitant Figaro) , avec beaucoup d’élégance et donne au personnage une allure quelquefois plus noble qu’habituellement, notamment intéressant dans la manière dont il est renvoyé à ses chères études par son maître où discrètement est suggérée une sorte de parenté des destins entre lui et Angelina.

Renato Girolami, Michèle Losier, Cyrille Dubois © Jean-Pierre Maurin

Cyrille Dubois est étonnant dans Ramiro, dont il donne une image très active et très engagée, moins timide et moins pataud que dans certaines productions. J’(avais émis des réserves sur son Belmonte, ici aucune réserve et même beaucoup d’admiration : Sa présence scénique, sa personnalité comique, sa manière d’embrasser tous les aspects de la mise en scène en font déjà un Ramiro de premier rang, un Ramiro qui existe, et ils ne sont pas légion.
Mais c’est aussi vocalement qu’il étonne. Il n’a pas cette émission nasale de certains ténors rossiniens et la voix est directe, franche, bien projetée, le texte est clair, la dynamique est là, l’agilité aussi. Il compose un Ramiro moins conventionnel, hors des schémas habituels, et surtout il est à l’aise avec les redoutables aigus en introduisant même des variations (dans si ritrovarla lo giuro, la cabalette du 2ème acte) qu’il affronte et tient sans difficulté. Un grand répertoire belcantiste s’ouvre à lui, on pense même à certains Meyerbeer pour lesquels manquent les ténors français. Magnifique.

Michèle Losier et Nikolay Borchev © Jean-Pierre Maurin

Michèle Losier affrontait aussi Cenerentola pour la première fois. Elle aussi embrasse la mise en scène et le personnage avec beaucoup d’engagement, de finesse, en en rendant les aspects émouvants mais aussi son côté « gentille peste » très original.
Elle n’a pas la poésie que d’autres ont mis dans le personnage (Von Stade ou Berganza) elle n’est pas effrontée et capable de n’importe quelle acrobatie vocale comme la Bartoli, je parle là de mes références, mais elle est une Angelina très personnelle. Le timbre est sombre, la voix est puissante, avec peut-être un petit problème d’homogénéité dans les passages quelquefois, mais elle a la fluidité, la dynamique et les agilités remarquables dans « Non più mesta… » la fameuse cabalette finale, avec-être des aigus trop dardés qui surprennent et des variations pas forcément très heureuses, il reste que sa Cenerentola, elle aussi hors des schémas habituels, passe magnifiquement.
Cependant, au-delà de sa très belle prestation, j’ai tellement aimé jadis son Ascanio de Benvenuto Cellini que je la vois peut-être mieux dans des rôles de travestis, ou de mezzos plus graves du bel canto quune Angelina vocalement toujours un peu sur le fil du rasoir, pour des voix plus hybrides. Affaire de goût, mais franchement, mes réserves d’enfant gâté sont menues…

En conclusion…

Au total, seuls les hérons de l’opéra, je veux dire les éternels insatisfaits, voire les pisse-froid, pourraient émettre des réserves sur ce spectacle éblouissant, qui est l’une des Cenerentola les plus réussies de tout mon parcours lyrique, toutes références confondues, même si évidemment, je garde Abbado-Berganza/Von Stade irréductible au fond de mon cœur. Mais au-delà de cette légende, je ne vois pas beaucoup de productions qui aient atteint ce degré d’homogénéité, d’intelligence, de perfection scénique et musicale.
Lyon couronne alla grande son année 2017 qui l’a hissée au sommet des salles d’opéra. mais on regrette qu’un tel spectacle n’ait pas été repris en vidéo ou par Arte pour les fêtes…

La tempête © Jean-Pierre Maurin

OPERA NATIONAL DE LYON 2015-2016: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 22 JUIN 2016 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Wajdi MOUAWAD)

Belmonte (Cyrille Dubois) frappe la "tête de turc" ©Stofleth
Belmonte (Cyrille Dubois) frappe la “tête de turc” ©Stofleth

Le début à l’opéra de Wajdi Mouawad était très attendu, d’autant que L’Enlèvement au Sérail de Mozart se prête aujourd’hui à diverses interprétations, et devient bien plus qu’une turquerie joyeuse, à cause des événements vécus ces dernières années, comme l’a bien montré le travail de Martin Kusej au festival d’Aix en Provence, qui optait l’an dernier pour une traduction dramatique radicale du Singspiel, le transposant en enlèvement de Daesh, et se terminant dans le sang.
Wajdi Mouawad est un auteur-metteur en scène, avec une longue carrière théâtrale derrière lui ; il met aussi en scène ses propres textes ; c’est d’ailleurs là où il a rencontré ses plus grands succès en France. Rien d’étonnant que Serge Dorny lui ait donné l’occasion de modifier le dialogue, même avec le risque inhérent à ce type d’opération. Et c’est le dialogue new-look qui est , dans la mise en scène, la vedette de la soirée.
Wajdi Mouawad a donc travaillé à partir du texte de Mozart, et il a réussi à ne jamais en trahir l’esprit, et à garder à l’œuvre sa personnalité : il respecte par exemple l’époque, avec ses costumes, même si l’espace conçu par Emmanuel Clolus est abstrait. Et même si les costumes des turcs (d’Emmanuelle Thomas) sont très impersonnels, gris, et laissent totalement de côté le pittoresque. Rien de moins « turc » que cette turquerie. L’opération est donc de ce point de vue réussie. Mouawad s’appuie fréquemment sur le dialogue original, qu’il prolonge ou précise. Un seul exemple lorsqu’à la fin Selim évoque Lostados, dans l’original il signale que Lostados lui a tout pris, dont l’amour de sa vie « Dein Vater, dieser Barbar ist schuld, daß ich mein Vaterland verlassen mußte. Sein unbiegsamer Geiz entriß mir eine Geliebte, die ich höher als mein Leben schätzte. Er brachte mich um Ehrenstellen, Vermögen, um alles. Kurz, er zernichtete mein ganzes Glück. Und dieses Mannes einzigen Sohn habe ich nun in meiner Gewalt! Sage, er an meiner Stelle, was würde er tun? »
Le texte de Mouawad précise alors dans de longs développements que le père de Belmonte a épousé la femme en question, blonde aux yeux bleus, et qu’elle est la mère de Belmonte, ce qui ne change pas le sens du geste de Selim, mais change évidemment le regard de Belmonte sur l’aventure. Le dialogue allonge singulièrement l’œuvre, ce qui n’est pas contradictoire avec la tradition du Singspiel qui permet entre autres des variations voire des improvisations dans les dialogues avec autant d’importance que le chant (Singspiel= « jeu chanté »)puisque c’est le dialogue qui est action et chant qui est station.
Vu la thématique traitée par Mozart, ( vu aussi les circonstances politiques actuelles) qui affirme la clémence comme valeur suprême de l’humain, traitée aussi bien dans La Clémence de Titus que dans la Flûte enchantée, on pouvait s’attendre de la part de Mouawad à une intervention forte. Mozart s’affirme homme des Lumières et Mouawad a résolu de suivre Mozart et de souligner fortement les valeurs illuministes, de manière très démonstrative, mais en y introduisant et développant des thématiques d’aujourd’hui, comme le statut de la femme, tout en ne trahissant jamais l’original de Mozart. Disons  qu’il en développe les potentialités, qu’il le libère de certaines idées inhérentes au XVIIIème car ce qui intéresseMouawad est souvent évoqué en filigrane dans le dialogue original. Dans cet Enlèvement new-look, c’est la femme qui pour l’essentiel porte les valeurs de l’humanité, c’est elle aussi qui mène le jeu.
Rappelons rapidement l’histoire assez simple de L’Enlèvement au Sérail : une jeune aristocrate, Konstanze, sa servante Blonde et Pedrillo le valet de son fiancé ont été enlevés par des pirates barbaresques, comme on dit et le lot a été acheté par Selim Pacha, sans doute un gouverneur puissant de province ottomane. Belmonte, le fiancé de la belle Konstanze entreprend d’aller la libérer et se fait passer pour architecte. Ils fuient, mais son découverts, condamnés, d’autant plus que Belmonte est le fils du pire ennemi de Selim. Mais Selim pardonne, au nom de la clémence. Tous sont libérés et retournent chez eux.

Mouawad compose donc son propre Singspiel développé, avec de longs dialogues en allemand (traduction Uli Menke) qui devient d’une certaine manière l’œuvre, et le chant une sorte de parenthèse sur laquelle il intervient peu.

Ouverture ©Stofleth
Ouverture ©Stofleth

C’est bien là la première réserve à ce travail très sérieux et logique, documenté et globalement cohérent avec Mozart. Toute la mise en scène se concentre pratiquement sur le texte parlé, et Mouawad laisse les chanteurs vaquer à leurs occupations sur le texte chanté, mis en place de manière bien plus conventionnelle. Mouawad est essentiellement intéressé à ce que son texte soit porté : d’où une introduction longue, se tissant avec la musique de l’ouverture, pour l’occasion fragmentée, d’où un prologue essentiel pour la compréhension de l’histoire, mais qui fait qu’au bout de 10 minutes, on a à peu près compris l’option de mise en scène. Le prologue guilleret de Mozart se tresse donc avec un prologue théâtral tout aussi guilleret, où chez les Lostados on fête le retour des prisonniers, enlevés à la barbarie. Pour la peine on joue à la « tête de turc », un jeu de foire qui consiste à faire bouger une tête de turc figurée en tapant dessus avec un marteau. On s’amuse beaucoup, jusqu’au moment où c’est au tour de Blonde et Konstanze, qui se refusent à y jouer, au nom du fait que Selim leur a sauvé la vie, c’est alors qu’on va revenir à l’histoire, comme dans une structuration de théâtre dans le théâtre, d’illusion baroque, qui évidemment rappelle le mythe de la caverne platonicien.
De manière très habile, Mouawad mélange les moments d’ici et maintenant et les moments d’alors, dans des variations de dialogue croisées, à la fois bien faites et claires. Les dialogues se mélangent entre évocation et commentaires, mais assez vite la mise en scène va abandonner ce « théâtre dans le théâtre » pour ne retenir que l’évocation d’alors.
Mais Mouawad ne se contente pas de nous conter les vertus de l’humanisme, ni l’histoire des deux couples. Il va aussi s’appuyer sur l’histoire de l’opéra mozartien pour évoquer La Flûte enchantée, certaines scènes en semblent extraites, tant sont semblables les situations Pedrillo/Osmin Papageno/Monostatos par exemple, mais aussi les méditations de Konstanze (vêtue d’un blanc paminesque) qui font bien penser à Ach ich fühl’s. mais on sait cela et on sait combien La Flûte enchantée est redevable à L’Enlèvement au Sérail, variable mozartienne de l’opéra à sauvetage qui est si en vogue à la fin du XVIIIème.
Mouawad sait aussi quel intérêt Mozart porte aux histoires de couples et aux variations sur l’amour : il anticipe aussi Così fan tutte et c’est là sans doute la plus grande originalité de son travail, sa réflexion porte, plus encore que sur les valeurs humanistes, sur l’instabilité et la fragilité des choses humaines et notamment de l’amour. Et Konstanze et Blonde sont chacune à leur mode, saisies par ces tourments. Konstanze en mode héroïque, elle résiste, Blonde en mode résigné, elle se soumet aux lois locales puisque Selim a donné Blonde à Osmin, qui l’a épousée et dont il a même (on le voit à la fin) un enfant. Et Blonde est sensible à cet Osmin non pas bouffe mais sincèrement épris, et donc jaloux de Pedrillo, dont Blonde reste aussi amoureuse. Comme dans Così fan tutte, on peut aimer plusieurs hommes, sans en trahir aucun. Le cas de Konstanze est peut-être plus complexe et conduit d’une certaine manière à une Konstanze/Fiordiligi (qui ne cède pas, malgré un vrai sentiment pour Selim) et à une Blonde/Dorabella, qui cède et s’en accommode, au nom même de cette condition de la femme qui fait qu’ici comme en occident, servante elle était et servante elle restera. Ainsi donc dans ce maelström des sentiments et des situations, où personne n’est vraiment méchant, où les hommes sont tous sincèrement amoureux et où les femmes ont su apprendre que ceux qu’on appelle barbares ne sont pas plus ni moins barbares que nous, qu’ils sentent et qu’ils aiment comme nous.
C’est paradoxalement Belmonte qui n’a pas le beau rôle, il vient libérer Konstanze et les deux valets, mais  ne saisit pas, au nom de son sentiment tout égoïste, les émois et les doutes de Konstanze, dont on sent bien qu’il arrive au moment où elle serait prête à céder au Pacha. Et le côté juvénile de ce Belmonte, bien caractérisé par Cyrille Dubois, s’oppose à la maturité de Selim, un Peter Lohmeyer un peu déclamatoire, mais plus mur et plus sûr que Belmonte.
Enfin, l’espace essentiellement structuré par des cloisons s’ouvre sur un globe qu’on croit être d’abord le turban du turc vu de dessus, mais c’est aussi le monde « comme volonté et comme représentation » dirait l’ami Schopenhauer, un monde qui s’ouvre sur la prison, prison des femmes d’abord, le harem du Pacha, qu’on a vu d’abord représenté avec les enfants allant à l’école puis soignés chacun par une des mères-femmes du pacha, en une représentation en même temps gentiment satyrique, tandis que les janissaires sont comme des ombres mortes et grises, d’un monde qui n’a pas d’identité sinon celle d’une vague inquiétude.
Dans ce globe, d’abord harem, puis prison des quatre prisonniers après la découverte de leur fuite, finira Selim quand les autres partiront : à lui d’être désormais prisonnier de ses souvenirs. Et le mince rideau translucide qui sépare l’ici (chez Lostados) où l’on revient, et là-bas ( où tout n’a pas été noir), montre que la fin n’est pas si heureuse, longs regards des femmes, des regrets sans doute, et puis le retour aux anciennes amours : rien ne sera plus comme avant.
Ainsi Mouawad conclut-il ce qu’il a voulu être une histoire moralisante, avec son côté quelquefois préchi précha, un peu didactique, presque déictique, avec sa méditation sur les sentiments ,  sur l’universalité de l’amour et ses fragilités et sur l’humanité avec ses grandeurs et ses faiblesses. Un presque « conte pour adultes », venu d’une histoire assez conventionnelle de Mozart, mais démonstrative elle aussi, au service de l’universalité de l’humain. Et l’ensemble des lustres, lors de l’image finale, tous de cristal “occidentaux”, avec au milieu un luminaire oriental, montre que de l’aventure, il restera toujours quelque chose…C’est subtil, mais bien fait car c’est une belle métaphore des “Lumières”.

Dernière image ...lumières ©Stofleth
Dernière image …lumières ©Stofleth

L’opération est, je l’ai dit, réussie dans la forme, Mozart n’est pas trahi, mais prolongé, le Singspiel n’est pas trahi dans la forme mais mené jusqu’au bout et développé; la parole domine, car à l’évidence Mouawad y est plus à l’aise. Il a peut-être été pris au piège de l’opéra, qui impose un tempo plus rigoureux, qui impose aussi des mouvements ou des postures différentes, et cela il n’a pas su le mener à bien, il n’a pas su faire le lien théâtral entre musique et chant, d’autant plus difficile que ce dialogue était du Mouawad traduit en allemand, et que la familiarité avec l’allemand n’était pas – malgré les efforts visibles- partagé par tous, Cyrille Dubois en tête qui semblait devoir choisir entre le jeu ou la langue , au contraire de la Konstanze très à l’aise dans les dialogues parlés, et qu’évidemment tous les allemands et germanophones du plateau, dont la très jeune polonaise Joanna Wydorska qui chante fréquemment en Allemagne.
Un sentiment mitigé sur ce travail, très sérieux, très sensible, mais un peu démonstratif et un peu maladroit. On veut certes délivrer un message, mais fallait-il appesantir à ce point les dialogues pour délivrer un message que déjà Mozart avait pu délivrer, même partiellement et même si Mouawad voit dans l’histoire originelle une sorte de conte bien pensant de musulmans humains parce que touchés par les Lumières. Bien sûr, ce type de forme est datée et Mouawad a résolument essayé et c’est tout à son honneur, d’actualiser, mais trop de stabilo tue peut-être la lecture.

Dans ce travail tout concentré sur le dialogue, la « Gesamtkunstwerk » qui ferait tenir le trépied musique/chant/théâtre est un peu déséquilibré, et musique et chant plus qu’ailleurs vont se juger presque indépendamment du théâtre ou de la mise en scène. Stefano Montanari est incontestablement le maître de la fosse et le maestro de la représentation. Un rythme vif, sec, très marqué par des couleurs baroquisantes, sinon franchement baroques (percussions, bois). Tout cela est mené tambour battant, avec un sens de la pulsion particulier ; l’orchestre répond très positivement à ces sollicitations et pour une fois l’acoustique sèche du théâtre de Nouvel convient bien aux intentions du chef. Pas d’alanguissement, et une musique qui anime le plateau, et qui sait aussi accompagner les chanteurs, où l’on sait que les femmes sont très sollicitées ; j’ai bien aimé Montanari à chaque fois que je l’ai entendu à Lyon, il semble ici avoir approfondi son travail, et permis en même temps une vraie respiration au plateau, malgré le côté très serré du tempo. Le chœur de l’opéra, sollicité, mais de manière relativement réduite, fait preuve de ses habituelles qualités désormais, dirigé ici par Stephan Zilias.
La distribution est dans l’ensemble homogène, et fait preuve de nombreuses qualités, notamment dans le jeu (Osmin, excellent) et aussi dans le chant. J’ai employé le terme d’homogénéité, parce qu’on voit bien le travail d’équipe, parce qu’il n’y a vraiment pas de faiblesses, mais il reste que tous ne sont pas à l’aise dans une œuvre où notamment pour les femmes, la sollicitation est extrême : il fallait Jane Archibald pour triompher des trois airs de Konstanze, dont le redoutable Martern aller Arten mais pas seulement. Jane

Konstanze (Jane Archibald) et Selim (Peter Lohmeyer) ©Stofleth
Konstanze (Jane Archibald) et Selim (Peter Lohmeyer) ©Stofleth

Archibald remporte un triomphe mérité, ce ne sont qu’aigus et suraigus, agilités, variations et cadences, avec les reprises. Technique de chant maîtrisée, dominée, une perfection. Mais comme toutes les perfections, un peu froide. C’est un chant technique plus qu’un chant sensible. Je me souviens (ah, l’ancien combattant) de Christiane Eda-Pierre dans le rôle, qui fut une grande Konstanze pour moi (avec Böhm au Palais Garnier, eh oui), avec bien moins de moyens techniques qu’Archibald, mais une telle émotion, un tel ressenti, une telle sensibilité qu’elle emportait la mise. Archibald est magnifique, pour la tête, la technique, pour les amateurs d’acrobaties, mais pour le cœur, c’est autre chose.

Cet autre chose, on l’a eu avec Joanna Wydorska : une voix très petite,  qui monte correctement à l’aigu quand il faut (Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln) même avec de toutes petites scories dans les passages, qui n’a pas la technique d’une Archibald, mais qui est tellement fraiche, tellement naturelle, tellement sensible dans son jeu qu’elle réussit à compenser et à convaincre : c’est une Blöndchen qui m’a beaucoup touché, et qui a su dominer ses maladresses par une personnalité scénique affirmée et très juste.
Le Pedrillo de Michael Laurenz n’a pas beaucoup d’airs à chanter, il a beaucoup à parler ; alors quand il chante, il montre que ça s’entend. La voix n’est pas si légère (j’ai entendu plus léger dans le rôle) et il donne de la voix, une voix large et puissante, avec un manque d’homogénéité entre les graves et les aigus, ces derniers un peu trop élargis, et manquant pour mon goût un peu de contrôle, mais l’ensemble se défend et le personnage est très bien campé, bien joué (et bien dit, ce qui est ici, on l’a compris, important).

Blonde (Joanna Wydorska) et Osmin (David Steffens) ©Stofleth
Blonde (Joanna Wydorska) et Osmin (David Steffens) ©Stofleth

L’Osmin de David Steffens tranche aussi sur les Osmin bouffes ou terribles qu’on a vu sur les scènes. Dans les quelques mots du programme, Mouawad insiste sur le fait qu’«il ne suffirait pas de faire d’Osmin un intégriste habillé de noir avec un couteau à la gorge de Blonde… », allusion à la mise en scène de Kusej à Aix, « pour se dédouaner et régler le problème ». La question est la vision de l’Islam dans l’Enlèvement, « compensée » par un Selim touché par la grâce des Lumières et donc un regard sur l’Islam qui reste, dit-il, “cauchemardesque”. Il lutte donc contre cette vision, on l’a dit, en présentant un monde de l’islam débarrassé de son imagerie d’opérette, tout de gris et de noir (sauf les femmes, en rouge), un univers d’une rigueur monastique et Osmin et Selim portent le même costume. Osmin est d’abord un amoureux qui cherche à retenir son amour, et Blonde a accepté la situation, en servant son Osmin comme elle « servirait » n’importe quel mari sous n’importe quels cieux (allusion à une sorte de statut universel de la femme), et en l’aimant, une des scènes les plus souriantes dans ce domaine est la manière dont elle le brosse, tendrement, alors qu’il est dans la baignoire, une scène d’intimité amoureuse dont on n’a pas l’habitude dans les visions ordinaires de l’œuvre de Mozart. L’Osmin de David Steffens est donc assez élégant, digne, mais défendant plus son amour et son privé que le palais, et sa voix est jeune, claire, et son chant très fluide et naturel. Cette jeunesse d’Osmin est frappante et le rend fragile, et tout sauf obtus, comme le voudrait la tradition. David Steffens réussit bien à incarner le personnage inhabituel, et sa jeunesse et son physique renvoient bien plus à un Sprecher qu’à un Monostatos dans La Flûte enchantée. Son chant expressif et bien profilé rend le personnage plus profond que Belmonte, l’autre amoureux qui n’a pas, répétons-le, le beau rôle.

Konstanze (Jane Archibald) et Belmonte (Cyrille Dubois) ©Stofleth
Konstanze (Jane Archibald) et Belmonte (Cyrille Dubois) ©Stofleth

Il n’a pas le beau rôle d’abord parce qu’il semble arriver dans un univers déjà balisé par les sentiments, un univers ordonné qu’il ignore et qu’il considère évidemment comme « barbare », même si Pedrillo l’avertit du caractère du Pacha. À ce propos d’ailleurs, il faut répéter que la société orientale et notamment ottomane était depuis longtemps traversée par l’occident (il faut lire à ce propos Mon nom est rouge  de Ohran Pamuk) et que des personnages comme Selim devaient exister, à l’évidence (Les Lettres persanes de Montesquieu en sont aussi une preuve en creux). Belmonte arrive à l’évidence avec ses idées préconçues, et la vision du prologue où il frappe allègrement sur la tête de turc montre qu’il n’y a pas eu de leçon. Un personnage que Cyrille Dubois incarne avec une certaine justesse. Certes, sans doute sa manière « appliquée » de parler l’allemand, et sa gêne visible lui donnent cet aspect hésitant et « ailleurs » : dans ce monde déjà ordonné qu’est le Sérail de Selim, il apparaît cet « autre » un peu décalé et un peu dérangeant. J’ai beaucoup d’estime pour ce chanteur que j’ai vu excellent plusieurs fois. C’est un de nos vrais espoirs. Il reste qu’il semble un peu gêné aux entournures par Belmonte qui est tout sauf un rôle facile. Pour moi Tamino est moins délicat. Comme Tamino d’ailleurs (et Titus), Belmonte est un rôle qui balise le chemin vers des rôles plus lourds comme Lohengrin. Ce n’est pas un rôle pour ténor léger, mais la voix de Cyrille Dubois qui n’est pas légère n’arrive pas à faire de ce Belmonte un personnage intéressant parce qu’elle manque d’expressivité, à moins que le personnage ne soit vraiment pas intéressant. En ce sens la prestation de Cyrille Dubois répond aux orientations de la mise en scène tant il semble traverser l’action sans jamais en comprendre les enjeux.
Je suis donc partagé.  Cyrille Dubois chante le texte mais sans lui donner corps, presque de manière absente et extérieure. Cela cadre avec le personnage voulu. Mais est-ce voulu justement ? Son profil jeune, amoureux et jaloux exprime un monde blanc ou noir, et la mise en scène souligne le monde de Selim comme un monde noir, en tempérant cependant l’impression par le tapis de pétales de roses qui marque la surface de jeu, rose et noir, rouge et noir, la couleur a son importance. Et d’ailleurs, le tapis de sol de cette surface couverte de pétales est par deux fois roulé et emporté, comme si on jouait sur l’apparence. Comme si des roses ne devaient rester que quelques traces ou quelques épines.
Cyrille Dubois ne convainc donc pas totalement, tant il semble gêné et peu naturel, beaucoup moins à l’aise que dans d’autres rôles.

Pétales de roses ©Stofleth
Pétales de roses ©Stofleth

Au total, une représentation qui incontestablement pose question, parce que le propos est juste, parce que le discours se tient, parce que le dialogue new-look n’enlève rien à la cohérence de l’ensemble et qu’il s’accroche bien à la musique, mais quelque chose laisse insatisfait: est-ce l’excès d’insistance et de didactisme ? est-ce une mise en scène qui semble un peu trop « conforme » et moins dérangeante que le propos ne laisserait le penser ? Est-ce la fin en interrogation ? Le spectacle laisse des questions irrésolues, mais l’ensemble musical, cast et orchestre est vraiment au point, au-delà des observations émises qui laissent aussi planer quelques interrogations (Cyrille Dubois). Une soirée lyonnaise, comme d’habitude stimulante, avec comme d’habitude une prise de risque. C’est bien ce qu’on attend de la scène française d’opéra la plus novatrice. [wpsr_facebook]

Pris au piège ©Stofleth
Pris au piège ©Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LE ROI ARTHUS d’Ernest CHAUSSON le 16 MAI 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Graham VICK)

Premières images Acte I ©Andrea Messana
Premières images Acte I ©Andrea Messana

Cette première était très attendue, avec juste raison puisqu’il a fallu attendre 112 ans après la création à Bruxelles en 1903 pour que Le Roi Arthus d’Ernest Chausson soit créé à l’Opéra de Paris pour lequel il avait été composé. Indépendamment de la valeur de l’œuvre discutable à l’infini, il fallait conclure cette histoire à épisodes.

Très différemment d’autres salles d’opéra européennes, l’Opéra de Paris, notamment depuis 1875, date de l’inauguration du Palais Garnier, n’a pas été une salle riche en créations importantes: la plupart des grandes créations parisiennes ont eu lieu à l’Opéra Comique, et les autres ont lieu ailleurs, Samson et Dalila à Weimar, Werther à Vienne (puis à Genève en français), plus avant dans le temps, Les Dialogues des Carmélites de Poulenc à la Scala.
Si on attend d’une salle internationale qu’elle présente un répertoire international, elle se doit aussi d’être un conservatoire du répertoire national, comme l’est la Comédie Française pour le théâtre. Or l’Opéra de Paris ne s’appuie jamais sur son passé. Je l’ai écrit très souvent, seul Massimo Bogianckino, qui avait été directeur artistique à la Scala, une institution qui cultive au contraire son passé et ses traditions,  avait constaté que Paris jamais ne reflétait une tradition: il avait donc programmé un retour à des œuvres créées à Paris et pour l’Opéra : la critique d’alors lui avait beaucoup reproché cet appel à des œuvres soi-disant mineures et donc à juste titre oubliées.

Je l’ai déjà écrit et le répète : l’Opéra a été fondé en 1669, avant même la Comédie Française, comment est-il possible, alors que la Bibliothèque Nationale renferme toutes les sources et les documents possibles, Mémopéra, que le site des archives de l’Opéra, ne remonte qu’à 1980 et laisse en friche ne serait-ce que les années Liebermann, mais plus généralement les années Garnier depuis 1875, quand l’Opéra de Vienne propose des archives en ligne qui remontent à 1860.
Inutile de revenir sur la richesse du répertoire français depuis la création de l’Opéra, sur les œuvres créées à Paris  qui devraient y être reprises fréquemment : quand on pense que Guillaume Tell n’a eu droit qu’à 9 représentations en 2002-2003, quand on pense que depuis 1980, on n’a vu que Robert le Diable de Meyerbeer, et qu’on attend encore des Huguenots, pourtant aisément représentables aujourd’hui, on se dit que quelque chose ne va pas bien dans le royaume lyrique, a fortiori depuis la construction de Bastille qui a notablement augmenté le nombre de titres possibles à présenter et qui n’a pas réussi à élargir son répertoire vers l’histoire même de l’institution.
Alors, bienvenue à ce Roi Arthus, qui cette saison, fait suite à un autre titre créé à Paris, Le Cid de Massenet, qu’on a vu il y a deux mois. Nicolas Joel qui les a programmés s’est souvenu qu‘il avait promis de faire une place plus grande au répertoire français. Il était temps.
Ainsi, voilà une entrée dans le répertoire qui va sans doute faire date, même si il faut le dire, l’audition de l’œuvre a provoqué en moi une relative déception, une audition perturbée par une mise en scène qui m’est apparue hors de propos, mais avec une exécution musicale d’un très haut niveau.
L’œuvre raconte les amours de Lancelot et de Genièvre, femme du Roi Arthus, dans un univers qui est celui des Chevaliers de la Table Ronde en une sorte de resucée de Tristan und Isolde dont on a l’impression de voir une version française : Tristan/Lancelot aime Isolde/Genièvre et trahit Marke/Arthus, bientôt dénoncé par Melot/Mordred, mais protégé et accompagné par Kurwenal/Lyonnel. Et tout cela finit mal.

Acte III ©Andrea Messana
Acte III ©Andrea Messana

Mais cette manière de présenter les choses est un peu rapide, et inexacte, parce que ce Tristan français est plus spécifique qu’il n’en a l’air. D’abord par son titre, Le Roi Arthus, qui montre que c’est bien lui qui est le centre de l’histoire, et non les deux amants. Tristan und Isolde ne s’appelle pas le Roi Marke. En mettant le roi au centre de l’intrigue, Chausson, qui a écrit lui même le livret (on est wagnérien ou on ne l’est pas) pose deux problématiques, celle du mari trahi par son chevalier le plus loyal, et celle de l’éthique de la Table Ronde dont Arthus est le garant et le dépositaire. Cette éthique est au centre de la préoccupation d’Arthus, et l’opéra montre aussi qu’à la défendre il s’oppose à des coteries ou des complots. Ces éléments rapprochent plutôt des questions posées par Parsifal.
Que reste-t-il de la morale et du royaume idéal de la Table Ronde, quand cet idéal est bousculé de toutes parts, y compris dans son intimité de couple, et par son plus proche soutien ? C’est bien d’une déliquescence qu’il s’agit, d’un monde qui s’enfuit, d’un Eden perdu, d’une chute.
La relation même entre Lancelot et Genièvre n’est pas non plus le calque de la relation de Tristan et d’Isolde, qui ne souffre aucun conflit, aucune déchirure et qui n’est qu’harmonie. Tristan devant le Roi est désolé, mais reste fidèle à son aimée, dont il ne peut se détacher. C’est une relation complètement partagée.
Lancelot et Genièvre vivent en revanche cette urgence au premier acte, et déjà seulement très partiellement au deuxième, mais au troisième, Lancelot déchiré entre son amour et sa loyauté pour Arthus, finit par opter pour la loyauté, abandonnant Genièvre, ravagée par la passion qu’elle veut conduire jusqu’au bout. D’où la bonne idée de la maison posée au centre du dispositif par Graham Vick, qui peut à peu se déconstruit pour ne devenir qu’un toit, qui ressemble à une tente, image de fragilité, puis de simples cloisons.
Comme souvent à l’opéra, et conformément à la Genèse, le péché finit par être porté seulement par la femme, errare humanum est, perseverare diabolicum qui va défendre le droit à la passion jusqu’à la mort, une Genièvre énergique, plus Kundry qu’Isolde, quand Lancelot sacrifie sa vie pour rendre son honneur à son Roi et défendre ses valeurs. Ce n’est pas un hasard si le troisième acte est le plus original, dramaturgiquement et musicalement, parce que c’est là où la personnalité de Chausson est la plus affirmée.
Graham Vick a choisi de s’éloigner volontairement du mythe en n’évoquant la Table Ronde que comme un lointain souvenir, un monument qu’on protégerait comme une pièce de musée par des cordes (le cercle formé par les épées omniprésentes liées par une corde). Car les personnages sont vêtus d’habits contemporains ou quasi, comme des ouvriers ou des mineurs (casques) d’une quelconque colonie canadienne ou autre mais en tous cas isolée et réglée par les règles consenties d’une société éloignée de tout. On aurait pu les situer dans une quelconque station off shore et on aurait eu à peu près la même ambiance.
Le décor est stable, une maison tantôt vu de l’intérieur (années cinquante) tantôt de l’extérieur, qu’on a construit au premier acte comme un jeu de construction pour enfants et qui au fur et à mesure du délitement de l’histoire va se déconstruire, mur devenu sol, puis murs devenus toit, comme si un enfant mal intentionné avait volontairement mis les choses sens dessus-dessous.

Le Divan...©Andrea Messana
Le Divan…©Andrea Messana

Au centre du dispositif un divan de skaï rouge, qui supporte Genièvre lorsqu’elle fait son entrée portée par six hommes, comme une Cléopâtre du pauvre.

Bonhuer initial ©Andrea Messana
Bonhuer initial ©Andrea Messana

Divan où on s’assoit en famille (Arthus, Lancelot, Genièvre) et qui est le témoin de toutes les trahisons, le meuble trônant dans le salon familial qui brûlera au troisième acte lorsqu’il n’y aura plus ni famille, ni maison, ni amour, ni couple, ni morale.

Le début du second tableau, dont l’essentiel se déroule non dans, mais autour de la maison, est le moment du duo des deux amants, cette nuit si protectrice chère à Tristan et Isolde. Le décor fait d’un champ de fleurs artificielles jaunes au milieu d’un vert trop vert (style petit pois anglais), et de ce mur de maison qui permet de se dissimuler, a pour résultat, recherché, de tuer tout ce qui pourrait évoquer un univers poétique ou abstrait, par sa concrétude et sa vulgarité, le décor dit

  • d’une part que chez Chausson la relation amoureuse est destructrice et n’a pas à être exaltée
  • d’autre part que l’histoire est si loin de la légende qu’il faut distancier au maximum, éviter l’identification, et rester dans un concret qui détruit toute sorcellerie évocatoire.
Acte I, tableau 2 ©Andrea Messana
Acte I, tableau 2 ©Andrea Messana

Aussi, Graham Vick va refuser à l’œuvre la légitimité de la légende pour plonger dans une réalité proche et directe : le jeu entre Genièvre et Lancelot qui se bécotent presque sous le regard d’Arthus est d’une vulgarité voulue, destinée à nous asséner une vision volontairement prosaïque de l’affaire.
La dramaturgie, qui consiste à faire jouer chaque acte dans une maison de moins en moins construite et reconnaissable est évidemment « symbolique » d’une histoire qui bascule dès le début du second acte où le couple commence à se déchirer dans un rapport qui n’est pas sans rappeler par certains côtés non Wagner le germanique mais Bizet le méditerranéen et le duo Carmen Don José du deuxième acte qui déjà signe la déception et l’échec (Ah ! j’tais vraiment trop bête !…). Le début du délitement d’un côté et de l’autre pour Arthus l’évidence qui prend corps de la trahison des deux amants, montrent une construction qui est moins frustre qu’elle n’en a l’air à première vue, mais qui est presque une construction plus intellectuelle que dramatique, d’où un certain ennui, malgré la conception très équilibrée et très millimétrée de l’acte.

Acte III "les fugitifs "©Andrea Messana
Acte III “les fugitifs “©Andrea Messana

Evidemment, le troisième acte est un champ de ruines qui se déroule dans un champ de ruines, et c’est le moment où peut-être l’évocatoire reprend un peu le dessus, dans des visions presque viscontiennes de ces personnages hagards, perdus, contemplant leurs déchéances sur fond de flammes. C’est l’acte scéniquement et musicalement de très loin le plus puissant et le mieux réussi. Le décor c’est les murs de la maison retournées, comme une tente, comme pour évoquer la fragilité de la situation des amants, réfugiés, blottis au fond d’une cache. et peu à peu le feu va être la toile de fond de l’acte.
Si cette mise en scène n’aide en aucun cas à la construction d’une image référentielle de l’œuvre (comme le Strehler de Lohengrin à la Scala en 1981 aurait été ici utile !), mais en créé presque une image un peu repoussoir, la dignité et le tenue viennent toutes de l’interprétation musicale, totalement convaincante.
Jordan père et fils ont donc attaché leur nom à cette œuvre, Armin en signant l’enregistrement le plus accompli, chez Erato lorsque cette maison de disques s’attachait à révéler des raretés, Philippe en dirigeant (et en enregistrant fort probablement) l’œuvre complète pour la première fois à l’opéra.
Sans aucun doute, Philippe tenait à diriger cette production, en plaçant son travail en perspective face à celui de son père. Il y a dans la couleur de ce travail tout ce qui différencie les deux chefs : entre Philippe et Armin, il y a la différence entre peinture au dessin (Philippe) et peinture à la couleur (Armin), l’un travaille sur les lignes, sur les phrases, sur la précision, sur une certaine clarté et aussi une certaine énergie, l’autre exploite les mille scintillements d’une partition dont il exalte les originalités, les raffinements, les transparences. Philippe exalte les échos wagnériens, en chef qui pratique Wagner depuis longtemps, Armin les échos debussystes. La direction de Philippe Jordan est nette, construite, soutient bien les chanteurs, elle manque un peu pour mon goût de fantaisie, mais l’orchestre en revanche montre des pupitres impeccables, des cordes charnues, qui exaltent les divers reflets de la partition, des bois magnifiques, dominés, miroitants. Nul doute que le travail de préparation de Philippe Jordan ait porté ses fruits : on a là un travail solide, qui rend justice à l’œuvre, sans pour mon goût faire exploser aux oreilles les originalités éventuelles de la partition. Il en résulte une impression d’une vague insatisfaction : je m’attendais à moins de lignes et plus de variété, plus de chemins de traverse. On retrouve dans ce qu’on entend des motifs wagnériens très marqués, échos du Ring, échos de Tristan bien sûr, échos de Parsifal et aussi des couleurs proches de Debussy (et même quelquefois de Moussorgsky), en bref, on lit peu d’originalité, sinon dans un certain refus de la complaisance vers le lyrisme, notamment de surprenants duos d’amours dont la couleur générale ne renvoie pas à la magie ou à la profondeur tristaniennes, l’auditeur ne se sent jamais emporté dans un tourbillon sonore comparable à celui provoqué par le duo de Tristan de l’acte II. J’entends vos remarques : d’un côté j’émets quelque réserve sur l’originalité de la musique et dans le même temps je remarque au contraire que cette musique n’évoque pas la magie chromatique wagnérienne. Mais je me place selon deux points de vue : les sources, par trop évidentes, et donc pesantes, et le produit, peut-être à certain moments frustrant par son refus d’une mélodie envoûtante comme on l’attendrait dans cette histoire d’amour intense. Mais c’est sans doute aussi voulu, pour montrer que ce qui compte c’est plus Arthus (dont les airs me paraissent plus stimulants) que l’aventure (dramatique et chantée) des deux amants.

Acte III
Acte III

Voilà pourquoi le troisième acte me paraît le plus digne d’intérêt: le début de l’œuvre est un peu héroïque mais sans véritablement capter l’auditeur, le deuxième acte ne m’est pas apparu , malgré les airs et le duo, enclin à saisir le cœur– et l’effet est encore accentué par cette production qui vise à éloigner toute magie et tout rêve par sa crudité. Le troisième acte en revanche, qui parle de la séparation du couple, divisé en deux êtres isolés et perdus, et le Roi Arthus, lui aussi déchiré, parle donc de trois singularités marchant vers leur destin. C’est le plus original, qui remet à sa juste place l’entreprise de Chausson, et musicalement, les vingt dernières minutes apparaissent submergées d’émotion, de lyrisme, de douceur, et d’amertume. On comprend pourquoi le seul troisième acte avait été joué à l’Opéra de Paris.
Quant au chœur, il est bien plus à l’aise dans les parties plus lyriques (notamment à la fin, où il est bouleversant) que dans les parties héroïques du départ où j’ai eu la fâcheuse impression de moments un peu criards qui m’ont singulièrement surpris. Mais cette fâcheuse impression se dilue peu à peu pour un final vraiment extraordinaire.

Final ©Andrea Messana
Final ©Andrea Messana

Malgré les déceptions, résultat d’une attente trop grande peut-être, cette musique devait être présentée : reste à espérer que la production sera reprise et n’ira pas encombrer les rayons des œuvres reléguées, et que ce Roi Arthus aura une carrière et non une seule Première.
Car le plateau est quant à lui sans conteste de la plus haute qualité, on peut difficilement imaginer mieux… Les distributions construites avec soin le sont jusqu’à tous les petits rôles, et c’est bien le cas pour cette production. Un des moments les plus sentis de la soirée est le passage du laboureur, seul, traversant la scène, comme première image de l’acte II. Bien sûr, le rapport avec Tannhäuser et la figure du pâtre s’impose, mais aussi celle du junger Seemann de Tristan. Une figure apparemment bucolique qui chante une mélopée virgilienne, mais qui bientôt rappelle les hauts faits du Roi et instille chez Lancelot les premiers signes du remords (Ah ! Je suis un infâme…) . C’est l’excellent Cyrille Dubois qui chante ce rôle à la fois épisodique et marquant, poésie, tenue de chant, lyrisme. Nous tenons là un des ténors français de l’avenir.
Alexandre Duhamel dans le rôle du méchant Mordred montre aussi de belles qualités, timbre chaud, vigueur, belle présence scénique ; on aurait peut-être souhaité meilleure projection vocale mais le personnage est bien rendu.
Le Merlin de Peter Sidhom en revanche n’impressionne pas : la voix n’a pas la tension voulue ni la profondeur pour cette intervention qui rappelle celle d’Erda. Jamais je n’ai été convaincu par ce chanteur, dans Wagner (un Alberich pâle) comme dans Chausson ce soir. Il continue de me décevoir.
En revanche, c’est un enchantement d’entendre Stanislas de Barbeyrac dans Lyonnel, le chant est élégant, la diction parfaite, la technique solide, la présence affirmée, le rôle est aujourd’hui sous-dimensionné pour cet artiste qui peut prétendre à bien plus, mais il contribue par l’extrême qualité de la prestation à garantir l’exceptionnel niveau du chant pour cette représentation.

L’autre ténor, exceptionnel, c’est sans conteste Roberto Alagna, dont on ne cesse dans ce type de rôles de dérouler les qualités – il était tout autant magnifique dans Le Cid dernièrement: fraîcheur, jeunesse, lyrisme, diction d’une incroyable clarté, tension, vérité du jeu, capable aussi bien d’être héroïque que lyrique, et tout aussi bouleversant dans l’introspection. La voix est tellement homogène, tellement pleine et solaire qu’on se demande pourquoi il veut affronter Otello, on comprend en revanche parfaitement qu’il soit temps de fréquenter Lohengrin. C’est un bonheur total ce soir, il est Lancelot, et sans doute la référence dans ce rôle désormais, difficilement surpassable.

Genièvre (Sophie Koch) ©Andrea Messana
Genièvre (Sophie Koch) ©Andrea Messana

Face à ce Lancelot merveilleux, Sophie Koch pâlit un peu. Certes, le rôle est ingrat, celui de la femme-par-qui-le-malheur-arrive, un des topoi de l’opéra, et il est techniquement redoutable, de ces rôles frontières comme Ortrud qui oscillent entre le mezzo et le soprano dramatique. Sophie Koch a le volume la tension, la présence, le sens dramatique sans nul doute. Elle a aussi les aigus, virulents, imposants, mais au détriment de graves détimbrés ou inaudibles, et au détriment d’une diction peu claire, qui tranche face à des partenaires dont on comprend chaque parole. Sophie Koch se dirige-t-elle vers Kundry dont elle semble embrasser les accents ? Il semblerait, mais attention à l’homogénéité d’une voix qui a perdu un peu du corps, de la ligne et des équilibres de naguère. Il reste que son troisième acte est impressionnant avec un jeu d’un réalisme cru (quand au début de l’opéra elle apparaissait artificielle et maniérée)et un vrai sens dramatique.

Acte III ©Andrea Messana
Acte III ©Andrea Messana

Enfin Thomas Hampson.
Si Alagna est une référence, Hampson est immédiatement une figure, c’est à dire qu’il impose l image d’un Roi d’une extraordinaire humanité et surtout, tout simplement, qu’il “en impose”. En légère difficulté avec les aigus au départ, et plus spécialement dans les airs plus héroïques, Hampson, dès qu’il doit au contraire rentrer en lui même, montrer un personnage d’une moralité sans faille, d’une tendresse infinie, alors il devient bouleversant, avec une voix qui a certes perdu de l’éclat d’antan, mais qui reste fascinante par les qualités techniques, homogénéité, ligne, rondeur, diction prodigieuse là aussi (on sent l’école américaine, soucieuse du dire, soucieuse de style, soucieuse de maîtrise technique), mais au-delà de la maîtrise et de la domination du rôle, il y a là un interprète qui sait ce que chaque mot veut dire et qui montre aussi qu’il est un chanteur de Lied et de mélodie car il sait dès qu’il ouvre la bouche dessiner un univers. Au fur et à mesure des actes, son personnage prend de l’ampleur et de la profondeur, il impose sa présence, sa douleur, sa grandeur. Une immense composition, pour un chanteur en totale adéquation avec son personnage.
Ce fut donc une soirée contrastée. Pour mon goût, cette musique dont je reconnais aisément les qualités voire la personnalité en dépit des nombreux échos wagnériens, ne réussit ni à me passionner, ni à me toucher sauf à de rares moments, et en tous cas seulement au troisième acte : les deux premiers actes ne m’ont pas vraiment accroché. Mais aucune responsabilité à une réalisation musicale très soignée. Il n’y a pas à douter: si l’enregistrement sort, il sera d’emblée la référence grâce à une distribution éclatante dans l’ensemble. Quant au travail scénique de Graham Vick, ce n’est pas là son travail le plus convaincant. Certes, il a essayé de dégager tout crûment ce que l’histoire lui dit, et renvoyer dans nos rêves toute référence à un Moyen âge de notre enfance ou au monde de l’ Heroic fantaisy d’aujourd’hui. La légende remisée, Vick nous dit-il quelque chose d’original ? Pas vraiment, il réduit la respiration de l’histoire sans proposer une autre respiration, mais bien plutôt un étouffement. Au pire c’est raté, au mieux discutable.

Mais le Roi Arthus est désormais au répertoire, Vive le Roi ! [wpsr_facebook]

genièvre (Sophie Koch)& Lancelot (Roberto Alagna) ©Andrea Messana
genièvre (Sophie Koch)& Lancelot (Roberto Alagna) ©Andrea Messana

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 18 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO, Ms en scène: Laurent PELLY)

Acte III, Giulietta ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV, Giulietta ©Jean-Pierre Maurin

Pour cette période de fêtes, l’Opéra de Lyon programme la reprise d’un spectacle qui à l’époque (2005) avait eu un très beau succès, Les Contes d’Hoffmann, dans la mise en scène de Laurent Pelly, et surtout dans l’édition de Michael Kaye et Jean Christophe Keck, qui à ce jour est la plus complète et tient compte des importantes découvertes de nouvelles musiques, notamment sur l’acte de Giulietta, qui change complètement de couleur, et sur la partie finale (Stella) beaucoup plus longue et chantée que dans les versions traditionnelles. Je vous épargnerai la saga des éditions de l’unique opéra d’Offenbach, mais peut-être pas mes nostalgies: j’ai toujours aimé le septuor de l’acte de Giulietta, très spectaculaire, qui a disparu (légitimement) de cette version, parce qu’il n’est pas de la main d’Offenbach, et mes oreilles furent bercées de “Scintille diamant” dans la version traditionnelle, alors que l’air est complètement transformé depuis la découverte de nouveaux documents.
Programmer la musique incluse dans l’édition Kaye/Keck est donc non seulement légitime, mais recommandé, même les auditeurs seniors ont été bercés d’autres versions mâtinées de Guiraud, qui avaient leur charme aussi, mais qui tiraient l’opéra plus vers la fantasmagorie d’opérette, que vers l’ambiance sombre du fantastique hoffmannien.

Les musiques découvertes encore récemment font donc ressortir les aspects noirs de l’œuvre et demandent une mise en scène adéquate: celle de Laurent Pelly n’a ni couleur ni clinquant, noir et gris dominent, dans un décor qui fait de cloisons qui bougent sans cesse, délimitant divers espaces, et diverses ambiances, avec des éclairages qui doivent beaucoup au cinéma expressionniste. Cette reprise, confiée à Christian Räth, montre une production qui après 7 ans n’a rien perdu de sa prise sur le public (grand triomphe final) et qui n’a pas vieilli. C’est le décor qui fait l’univers étrange dans lequel les personnages évoluent: des ombres, des redingotes grises, une belle géométrie des choeurs et des scènes, tout cela fait son effet, même si la direction d’acteurs reste assez conventionnelle.

Acte II Olympia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin
Acte II Olympia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin

L’acte II (Olympia) est le plus ironique, et au fond le moins sombre: cette histoire de poupée qui se brise, de diable berné par un docteur amoureux de la physique qui lui paie imprudemment un billet à ordre sur une banque en faillite, et d’un Hoffmann amoureux d’une lointaine silhouette qu’il découvre sans la voir vraiment (l’amour est aveugle), tout cela est assez divertissant sans aller bien loin. C’est un univers mécanique à la Jules Verne qui constitue le cadre de l’acte, la poupée est maniée par une sorte de machine de théâtre, et la malheureuse chanteuse doit chanter son fameux air en montant et descendant au rythme des aigus et des vocalises  avec le choeur assis sur des gradins coincés entre des structures métalliques à mi-chemin entre Meccano et tour Eiffel. Car tout le deuxième acte est conçu par Offenbach comme un spectacle dans le spectacle, Spalanzani donnant sa fille à voir comme un objet (qu’elle est) à des spectateurs rassemblés pour cela.
Le troisième acte (Antonia) est le plus réussi, parce qu’il est simplement le plus fort, et dramaturgiquement, et musicalement. Quand Patrice Chéreau fit sa fameuse mise en scène à Garnier (qui entre parenthèses pourrait encore aujourd’hui faire les beaux jours de Bastille), il affirma qu’il fallait “revenir à Hoffmann” et prit –  sur la version traditionnelle de Guiraud – des libertés avec le texte (il supprima la Muse et fit chanter Nicklausse par un homme) et l’ordre des actes. Affirmant avec raison que l’acte d’Antonia était le plus intense, il le mit en dernier, et le plaça après l’acte de Giulietta, dramaturgiquement moins bien ficelé. Les anciens se rappellent Christiane Eda-Pierre, Nicolaï Gedda et Tom Krause (qui vient de disparaître) autour de cette calèche noire d’où descendait le docteur Miracle…souvenirs..souvenirs…(4 reprises , 39 représentations en tout, 104% de fréquentation…fascinant).
Chez Pelly, le décor (de Chantal Thomas) est un intérieur de grande maison triste et sombre structuré par un grand escalier central qui se disloque ou se recompose à plaisir. Magnifique image que celle d’Hoffmann et Antonia d’un côté et de l’autre, se regardant et se tendant les bras dans le vide, chacun sur sa rampe. Miracle, personnage à la Murnau, apparaît tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt sur les côtés et même dans le lustre, mais aussi en ombre. Un moment très réussi qui arrive aussi à créer une sorte d’intimité par un jeu de cloisons autour de la chambrette d’Antonia qui se referment sur elle comme un piège, mais aussi une sorte d’ambiance de maison hantée à la Edgar Poe.
L’acte de Giulietta, le dernier, est sans doute à cause de la Barcarolle le plus populaire de tous au niveau musical: il mélange l’histoire de Peter Schlemihl – héros du conte fantastique de Adalbert von Chamisso – qui a vendu son ombre et celle d’ Erasmus Spikher (dans l’opéra Hoffmann lui même) qui perd son reflet, c’est néanmoins à mon avis le moins construit du point de vue dramaturgique, parce que le moins linéaire. Pelly le place dans une ambiance “vénitienne” avec des sofas qui glissent comme des gondoles et des rideaux translucides comme autant de linceuls, ambiance plus aérienne, plus impalpable comme un reflet qui se perd. C’est très agréable à voir mais n’a pas la force de l’acte précédent.
Premier et dernier acte se passent dans un espace assez nu et le dernier acte est bien plus développé dans cette édition que dans l’édition traditionnelle, avec notamment l’air de Stella Hoffmann!Hoffmann! Ah! /Souviens toi du passé, l’air de la Muse C’est moi, la fidèle amie et surtout l’ensemble final magnifique qui se conclut par le désormais célèbre On est grand par l’amour et plus grand par les pleurs.
Au total une des meilleurs productions de Laurent Pelly, qui à l’époque fourmillait d’idées.

Acte III Antonia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin
Acte III Antonia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin

Du point de vue de la distribution, les choses sont inégales: Patricia Ciofi devait alterner avec Désirée Rancatore, ce qui promettait une belle bataille de sopranos en alternance, mais Madame Rancatore pour des raisons que seules les sopranos connaissent  a déclaré forfait. Du coup Madame Ciofi a dû demander à changer un peu ses dates: je devais avoir Patrizia Ciofi, j’ai eu Talise Trevigne, jeune soprano américaine qui vient de chanter les trois rôles à Knoxville. Il est toujours intéressant  de découvrir des voix nouvelles et la prestation de Talise Trevigne fait vraiment apparaître la difficulté d’aborder en même temps les trois rôles: quand on distribue trois sopranos différents pour les trois rôles, on a un soprano colorature léger (Dessay) pour Olympia, (capable de monter au contre mi bémol non écrit par Offenbach) de vocaliser sur les sommets, un rossignol en somme, un soprano lyrique pour Antonia (qui monte au si naturel quand même), la tessiture de Giulietta est celle d’un lirico spinto, nécessitant plus de graves et surtout une voix plus large et plus dramatique (Crespin…). Il faut donc pour interpréter les trois rôles avoir une voix ductile capable de monter très haut, d’une étendue large, assez dramatique: la quadrature du cercle en somme: en se promenant dans les distributions du passé, on constate que Anja Silja les a chantés, tout comme Irmgard Seefried, Anna Moffo et Joan Sutherland, c’est à dire des voix de natures très différentes. On constate aussi que bien peu de théâtres ont pris le risque d’afficher une seule chanteuse.

Talise Trevigne © Kingmond Young
Talise Trevigne © Kingmond Young

À Lyon Talise Trevigne ne m’a pas convaincu du tout et n’a visiblement ni les aigus d’Olympia ni ceux d’Antonia: à chaque fois, les notes hautes sortent mal, fausses, émises avec difficulté, et quand les suraigus sortent ils ne sont pas tenus mais à peine atteints. Elle est à l’aise dans les agilités, douée d’un beau médium assez charnu, mais avec un vibrato quelquefois accusé (dans Antonia c’est assez sensible); c’est peut-être dans Giulietta qu’elle s’en sort le mieux, même si les graves sont absents et inaudibles. Bilan plus que contrasté donc, qu’on excusera parce que c’était sa première apparition, et parce que néanmoins la voix a cette qualité de diction des chanteurs d’outre atlantique, d’une grande clarté, et que l’artiste a une certaine personnalité scénique. Mais il ne faut vraiment pas qu’elle chante ça et surtout pas les soprano légers qu’elle n’est pas du tout et dont elle n’a pas les notes. Rarissime à Lyon, quelqu’un l’a huée.

Laurent Alvaro©Jean-Pierre Maurin
Laurent Alvaro©Jean-Pierre Maurin

C’est bien plus sûr du côté masculin: le Coppelius/Dapertutto/Miracle/Lindorf de Laurent Alvaro est vraiment tout à fait à sa place dans un rôle où peut-être pour ma part je souhaiterais des graves mieux assis, mais la voix est large, la diction parfaite, le volume remplit facilement la salle. Chaque apparition de ce chanteur confirme qu’il est l’un des plus intéressants de l’hexagone. Pour mon goût, je préfère l’élégance d’un Laurent Naouri, à mon avis irremplaçable dans ce rôle, mais la silhouette, la présence, la coloration du chant, la force de conviction, tout en fait un excellent Diable.
Plus décevant (oserais-je dire comme d’habitude) Peter Sidhom dans Crespel (Acte d’Antonia inspiré du conte Le Violon de Crémone), pas de conviction, pas de force de jeu, pas de couleur, un chant sans intérêt; c’était un Alberich pour moi médiocre, on aurait pu penser qu’au moins Crespel…eh bien non.
Une très agréable surprise et disons le, l’un des très gros succès de la soirée, le très jeune Cyrille Dubois dans les quatre valets (Andrès/Cochenille/Frantz/Pitichinaccio) et surtout dans Frantz. On a l’habitude d’entendre dans le rôle un ténor de caractère à la Michel Sénéchal (il y était désopilant): ici, c’est l’élégance du chant qui frappe, la fraicheur, l’humour et surtout l’incroyable mobilité du corps, il esquisse des mouvements de danse, lancé, pointe, écarts, le tout en chantant son air de “la méthode”, Jour et nuit je me mets en quatre. ll capte l’intérêt du public, occupe l’espace et la scène et en plus il chante bien, juste, avec une voix bien projetée. Belle prestation, d’un artiste issu de l’Atelier de l’Opéra de Paris qui décidément produit de vrais espoirs. Cela fait plusieurs fois que je remarque que beaucoup de ces jeunes sont valeureux et intéressants. Cyrille Dubois, à ne pas manquer si on lui donne des rôles qui font exploser sa personnalité !
Les autres rôles de complément sont tenus très honorablement notamment Christophe Gay (Schlemihl).
Angélique Noldus, que j’avais beaucoup aimée dans la Dame Marthe du Faust de triste mémoire de l’Opéra de Paris, m’a à la fois séduit et déçu. Séduit dans les airs (nombreux dans cette édition ) de la Muse ou de Nicklausse, notamment l’air du dernier acte C’est moi, la fidèle amie. La personnalité est attachante, l’artiste est émouvante, douée d’un naturel confondant en scène et dans la voix, jamais apprêtée. Mais justement quelquefois, et on aimerait un peu plus d’apprêt, un peu plus de manière (même si elle joue un rôle masculin, Nicklausse). Par ailleurs, certains aigus  sortent mal, d’autres sont somptueux; c’est un tout petit peu irrégulier, mais cela reste une artiste de valeur qu’il faut suivre.

Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin

Enfin, le vrai cadeau de la soirée, John Osborn,  un Hoffmann idéal pour le volume d’un théâtre comme Lyon. Nul besoin de forcer, une ligne de chant exceptionnelle, un vrai style français, avec la couleur, avec les nuances, avec les aigus et même plus! De plus, il est doué d’une diction impeccable sans l’ombre d’un accent et d’une belle personnalité en scène.
Je sais qu’il commence à aborder les rôles post-romantiques français (on pense à Werther…) et pourtant, même si cet Hoffmann est remarquable, c’est une voix faite pour les ténors (plus rares sur le marché) de Grand Opéra français, Meyerbeer, Halevy, Spontini, voire Henri des Vêpres Siciliennes de Verdi. On manque cruellement de voix pour ce répertoire-là, c’est le moment qu’un directeur avisé programme Les Huguenots, il serait un Raoul de choix (Bruxelles l’avait fait, comme me l’a susurré un lecteur lui aussi avisé). Quand on a un tel style, on le garde jalousement pour bel cantare.

Pour accompagner cette distribution plus homogène du côté des hommes que des femmes, un choeur de l’Opéra de Lyon (dir.Alan Woodbridge) en grande forme, très mobile, très impliqué dans le jeu, et mettant en valeur tout particulièrement le texte, on sent la familiarité avec le répertoire.
Quant à Kazushi Ono, à la tête d’un orchestre de l’opéra en formation “moyenne” (un calibre Mozart des Champs Elysées…) sans aucun accroc, il imprime un grand sens dramatique, avec une vraie précision dans les détails de l’orchestration, mais sans vrai lyrisme et avec un peu de sécheresse, mais cela cadre avec l’ambiance expressionniste de la mise en scène, un Offenbach qu’il tire vers les années 20. C’est surprenant, mais loin d’être désagréable à entendre, favorisé par l’acoustique très sèche de l’Opéra qui ne comble décidément pas les amateurs d’ivresse sonore.
Dans l’ensemble une soirée qui sans être mémorable fait passer un très bon moment, avec un public très disponible qui fait un triomphe au plateau, et une réalisation musicale soignée, dans une mise en scène fluide, d’une grande qualité esthétique et bien spatialisée. Un vrai bon spectacle de fêtes. Nous chassons d’ici langueur et soucis, glou glou.[wpsr_facebook]

Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin