GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016 à L’OPÉRA DES NATIONS: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 30 JUIN 2016 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Lukas HEMLEB)

Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi

La saison de Genève s’est achevée par une production de Falstaff, prévue pour l’Opéra des Nations, la structure (l’ex-théâtre provisoire de la Comédie Française) qui pendant deux ans sera la scène du Grand Théâtre. L’espace plus réduit, le rapport scène salle très différent, les machineries scéniques très réduites imposent des productions à un format inhabituel pour les spectateurs d’un Grand Théâtre dont la scène est la plus vaste de Suisse. Le lieu, que je visitais à Genève pour la première fois, est assez chaleureux et l’aménagement en est suffisamment réussi pour qu’on ne s’y sente pas mal.
Ce lieu impose aussi un répertoire radicalement différent des grandes machines pour lesquelles le Grand Théâtre a été construit. C’est aussi l’occasion d’élargir le répertoire et de proposer pendant quelques années une couleur différente à la programmation : il faut faire de l’inconvénient un avantage. On n’a pas de pétrole, mais on a des idées.
Ce Falstaff ne restera pas comme une production mémorable, pour des raisons diverses, qui tiennent aussi bien à la musique, au théâtre et aux chanteurs. Même si paradoxalement c’est un spectacle qui passe sans (trop) lasser, et qui au total se laisse voir, ce n’est pas un très grand Falstaff. Falstaff est une œuvre complexe, qui entretient pour moi un rapport familial avec Die Meistersinger von Nürnberg. C’est une comédie en musique, c’est un Verdi neuf, qui met en tête non la performance musicale ou vocale mais le dialogue, les paroles et les situations, c’est enfin une adaptation de Shakespeare, tout comme Otello six ans auparavant, et peut-être plus difficile encore. C’est un opéra de chef, avant que d’être un opéra de voix : les chanteurs se fondent dans un opera omnia qui pourrait bien être une Gesamtkunstwerk wagnérienne, d’où l’importance de la mise en scène.

Falstaff, ces dames ©Carole Parodi
Falstaff, ces dames ©Carole Parodi

C’est Lukas Hemleb qui a assuré la mise en scène. Un artiste formé à l’école allemande, et en même temps très international, qui vit et travaille aussi en France. Il a conçu un dispositif unique (d’Alexander Polzin), un bloc de roche qui tourne et qui selon les scènes peut être l’intérieur de l’auberge ou le terrible chêne de Herne, c’est à dire un décor minimaliste, uniformément gris, et les personnages sont maquillés à la mode vaguement expressionniste ; c’est donc un Falstaff un peu inquiétant et débarrassé de son contexte médiéval qui est présenté.
Habituellement le monde de la comédie demande un décor très historié, une sorte de réalisme qu’on voit dans la plupart des mises en scène de l’œuvre, que ce soit celle de Carsen (Londres, Amsterdam, Milan…) ou jadis celle de Strehler à la Scala, ou de Ronconi à Salzbourg. Ici, Opéra des nations oblige, décor quasi unique. Tout repose donc sur la mise en scène et la sveltesse des chanteurs, mais aussi d’une direction musicale suffisamment alerte qui doit remplir l’espace vide (qui n’est pas ici, hélas, celui de Peter Brook). Lukas Hemleb se repose sur deux références essentielles, d’une part la référence à un théâtre simple, épuré, un théâtre de tréteaux qui n’est pas sans évoquer ce qu’on pense être l’ambiance du Théâtre du Globe, et d’autre part, par les maquillages et les couleurs (tant de variations de gris) un certain absurde beckettien. Il en résulte un travail assez léger, non dépourvu de poésie, qui laisse initiative aux acteurs et qui plaît au public par sa souriante simplicité, même si la dernière scène (le chasseur noir et les esprits dans la nuit) est plutôt réussie dans le genre sabbat inquiétant.

Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi

Il s’agit donc d’un spectacle globalement assez traditionnel, adapté pour les conditions plus basiques de l’Opéra des Nations, adapté aussi à une relation un peu plus intime avec le public. Un travail respectable, mais sans grande invention.
Musicalement, la direction de John Fiore, qu’on a plus entendu dans du répertoire germanique, marque les qualités de ce chef : clarté, musicalité, travail de précision avec l’orchestre dont on n’entend aucune scorie, travail sur la couleur aussi.
Toutefois, on aimerait plus d’italianità dans ce travail, plus de dynamique, plus de rythme, plus de légèreté. Verdi se souvient de Rossini dans les ensembles (le double quatuor, dans la vélocité des dialogues et du chant, dans les crescendos).  Il s’en souvient aussi par le grand raffinement de ces dialogues fugués. Il n’y en a pas beaucoup de trace dans le travail précis, mais loin d’être idiomatique, de John Fiore, et l’espace réduit de la salle, ajouté au volume relativement important de l’orchestre, ne joue évidemment pas en sa faveur. Falstaff est une bonne grosse farce, une vaste « burla », mais tout en ciselures et tout en fragilité cristalline. Et ici, on est assez loin de cette fragilité-là et c’est dommage, car le volume de la salle s’y prêtait idéalement.
Du côté du plateau, on a étrangement un plateau marqué par l’école slave. Avec les qualités de cette école : voix solides, sens du théâtre, mais aussi les défauts, notamment dans le répertoire italien : problèmes de phrasé, problèmes de dynamique, émission souvent poitrinée. Bien sûr, il y a Franco Vassallo, qu’on retrouve avec plaisir, très déluré, très à l’aise dans un rôle qui lui va bien, sans avoir une voix si large, ni si profonde, il a le phrasé, il a le style, il a surtout des années de Rossini derrière lui, c’est à dire l’habitude de la dynamique et du rythme. Mais surtout, il a le texte et son style, la couleur parce qu’il est italien et que cela n’a pas de secret pour lui.
Autre vieux routier, Raúl Giménez dans Caïus : encore un chanteur élevé au lait rossinien, au lait de l’émission rossinienne, du phrasé rossinien et du répertoire italien qu’il a fréquenté de l’intérieur et dans tant de rôles baroques ou belcantistes. Même s’il est argentin, il a l’italianità et le style dans le sang et le gosier, et même s’il est au crépuscule de la carrière, il lui reste un incomparable style, y compris bouffe, qui en font un personnage, par la voix et par la présence.
Pour le reste, entre les membres du studio du Grand Théâtre (troupe des jeunes solistes en résidence) comme Erlend Tvinnereim en Bardolfo , Alexander Milev en Pistola, la gracieuse Amelia Scicolone en Nanetta séduisante par moments, manquant de fermeté dans la ligne dans d’autres (meilleure en fin d’opéra qu’au début), et la solide Meg Page de Ahlima Mhamdi (même si le rôle est assez mince), on notera l’impressionnante Marie-Ange Todorovitch, en Quickly puissante, aux graves ravageurs : on est toujours heureux d’entendre cette artiste qui reste une valeur du chant français, dans un rôle où elle peut développer sa vis comica et dans une salle très adaptée à ses moyens.
Alice Ford est Maija Kovalevska, incontestablement une voix, bien plantée, bien posée, bien projetée, mais avec des problèmes de phrasé, plus slave qu’italien, et d’un jeu sur la couleur qui ne m’a pas séduit. On n’entendrait en Tatiana ou Lisa, cela sonnerait merveilleusement. En Alice Ford, avec le débit nécessaire et le style demandé, c’est moins convaincant.
Ford est un très jeune chanteur, Konstantin Shushakov. C’est incontestablement un chanteur de valeur, sans doute un véritable avenir devant lui car il a d’éminentes qualités de style, de projection, de puissance aussi. Mais il n’a ni la couleur, ni l’autorité d’un Ford, version bourgeoise de Falstaff. Le timbre est trop clair, trop jeune surtout face à Vassallo. Il faut pour Ford non un baryton qui chante bien, ce qui est le cas de Shushakov, mais un baryton a la voix faite, mûre, puissante ce qui n’est que partiellement le cas ici. Dans un Falstaff de jeunes chanteurs, il n’y aurait rien à redire, mais dans une production de Falstaff face à Vassallo, cela ne fonctionne pas, et c’est dommage vu les qualités de l’artiste. C’est un problème d’alchimie de distribution…
Enfin le Fenton de Medet Chotabaev est pour moi une erreur de distribution. Pourquoi aller chercher si loin un Fenton qu’on peut largement trouver chez les italiens ou les américains. Medet Chotabaev chante, mais la voix n’est pas celle d’un Fenton, un tantinet trop lourde pour cela, elle n’a pas la couleur d’un Fenton (chant monocorde), et le timbre n’est pas celui exigé par le rôle. De plus le chant et le style ne correspondent pas. Il faut pour Fenton un chanteur bel cantiste, un ténor rossinien, un chanteur qui sache alléger, qui ait cette légèreté juvénile. De plus, il n’est pas très alerte scéniquement, et donc n’est pas vraiment le personnage. C’est un choix d’autant plus maladroit que Fenton, avec Nanetta, est le seul à avoir un air dans l’œuvre, un vrai air traditionnel…Malvenu de mettre en exposition une voix si peu faite pour ce rôle et ce répertoire.
Malgré ces réserves, l’ensemble fonctionne quand même, passe bien auprès du public visiblement satisfait. C’est un Falstaff de consommation passable qu’on a vu là, pas scandaleux, mais pas stimulant : il en faut pour remplir les calendriers, mais rien de mémorable.[wpsr_facebook]

Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi
Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 22 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI, Ms en scène: HUGO DE ANA)

Il Trovatore, prod. De Ana ©Teatro alla Scala
Il Trovatore, prod. De Ana ©Teatro alla Scala

Toscanini disait qu’Il Trovatore était très facile à réussir: il suffisait de réunir le meilleur baryton, le meilleur mezzo, le meilleur soprano et le meilleur ténor au monde, et l’affaire était faite. Je rajouterai sans doute le meilleur chef, qui sache à la fois faire émerger les beautés profondes de la partition et tenir sans faiblir rythme et palpitation, dès le premier air de Ferrando. Ensuite, ce ne sont qu’airs, ensemble et chœurs dont aucune note n’est à enlever. L’opéra court sur un rythme à couper le souffle, sans que le spectateur n’ait le temps de distancier quelque peu, ni s’interroger sur un livret impossible, et surtout sans trop gamberger sur la psychologie des personnages.Mais pour cela, il faut des chefs de tout premier plan, et des chanteurs rompus à ce style, fait de raffinement et de force tout à la fois, capables d’éclat et d’intériorité et surtout capables de tenir la distance.
La direction de la Scala a choisi de ne pas trop se fatiguer pour cette reprise. Puisqu’aujourd’hui aucun théâtre n’est capable de réunir une distribution et un chef capables de relever le gant, inutile d’investir trop sur une entreprise vouée à l’échec et donc le choix s’est porté sur la production maison de Hugo De Ana créée en 2000 pour Riccardo Muti, et qui à l’époque paraissait déjà une production sans idée, sans intérêt sinon celui de la photo touristique (noire, monumentale, avec jolis costumes et agitations de drapeaux colorés), une production née cacochyme. Elle n’a donc pas vieilli, puisqu’elle est encore ce qu’elle était à l’époque : un travail inutile, sans aucune idée, qui satisfera ceux qui pensent que l’opéra n’est pas du théâtre et qu’il suffit de jolies images et de chœurs disposés en rang d’oignon pour créer un triste plaisir : celui du vide.
Qu’en dire de plus : les décors monumentaux, murs épais qui se déplacent latéralement à plaisir pour varier les espaces qui semblent toujours les mêmes, quelques éléments et quelques colonnes gothiques (on est au Moyen Âge donc on fait du gothique) … une couleur noire, des monceaux de cadavres sur lesquels se promène Leonora pour son « D‘amor sull’ali rosee », aucune direction d’acteurs (bien grand mot pour ce qu’on voit) et les habituels gestes des chanteurs non dirigés, bras tendus, main sur le cœur, bien posés sur les jambes pour lancer les aigus…
Le résultat : le public de passage prend des photos flash à n’en plus finir pendant la musique, il y a du monde sur scène, il y a de beaux costumes, de beaux décors : c’est ça l’opéra non ? C’est ça la Scala non ?
Musicalement, comme je l’ai écrit plus haut, seuls des chefs de grand niveau ont réussi à produire un Trovatore digne de ce nom, à commencer par Karajan, à qui l’on doit les versions les plus extraordinaires (celles des années 60, pas la dernière avec Price et Bonisolli), ou Mehta, ou Muti (celui de Florence des années 70, pas le Muti de la Scala qui gratifia en 2000-2001 d’un Trovatore funèbre et soporifique au nom d’un « Verdi come Mozart » qu’il claironna à l’époque, comme si Verdi avait besoin d’être Mozart pour être Verdi…).
La Scala a appelé pour ce Trovatore sans enjeu le jeune Daniele Rustioni, qui n’avait pas convaincu la saison dernière dans Un Ballo in maschera, et qui pour Trovatore me semble avoir mieux réussi. Il fouille la partition, en fait ressortir certaines phrases avec relief, avec de beaux moments (notamment dans la première partie) malgré de petits décalages avec les chœurs. Il manque à ce travail néanmoins un feu intérieur auquel Rustioni a préféré une approche plus analytique sans vraiment prendre garde à ce qui fait à mon avis la singularité du Trovatore, à savoir ce halètement, et cette tension qui ne quittent jamais la partition, du début à la fin. C’est une direction musicale digne, en place, mais pas vraiment habitée par un sang vif et bouillonnant. Le choeur est comme toujours très bien préparé et fait ce qu’on attend de lui dans son répertoire génétique.
La distribution réunie n’a pas réussi non plus à emporter le public dans ce tourbillon qu’est Il Trovatore. Question de volume, d’engagement, de style.
Franco Vassallo en Luna remplace Leo Nucci qui a renoncé définitivement à ce rôle pour une question d’âge. Vassallo a un chant indifférent, un style approximatif : il se concentre sur les aigus qu’il soigne et surdéveloppe, mais le reste est plat, sans expression, sans qu’il prenne véritablement le rôle à bras le corps. En bref il n’est pas présent et reste assez transparent.
Ekaterina Semenchuk a une véritable voix de mezzo et un assez joli timbre. Mais il lui manque du volume et là encore de l’expressivité. Elle projette mal, et dit le texte (qui n’est certes pas mémorable) sans accentuer, sans donner de couleur, sans présence. Au moment des saluts, elle fait des efforts pathétiques pour attirer les bravos (baisers à la salle, bras écartés…) elle s’attarde, mais sans aucun effet sur le clap-clap assez indifférent du public.
Marcelo Alvarez est devenu le chanteur appelé par les scènes internationales pour Verdi, il a été Riccardo du Ballo in maschera, il est Manrico.
Mais il n’est pas un Manrico, ou plutôt un Manrico indifférent, vieillissant, sans cette couleur juvénile et énergique qui pourrait être celle d’un Alagna. Sans charisme, sans aura, sans engagement lui non plus, sans expression, sans grande couleur, en tous cas pas celle de Verdi. Un style qui se rapproche plus du vérisme que de ce style hybride qui demande technique et contrôle, élégance et élan. Pas d’élan, peu d’élégance, et beaucoup de trucs de ténor, appui sur les consonnes, pour faire « expressif » et jeu sur les voyelles, ouvertes, pour préparer les aigus, passages et changement de registre aux sons pas toujours propres : il fait l’aigu de « Di quella pira », non écrit, mais pas celui de « Ah si ben mio». Sans aucun intérêt, sinon d’aller jusqu’au bout sans trop d’encombre.
Kwanchoul Youn est surdistribué dans ce rôle de complément qu’est Ferrando. Il fait dignement le job. La voix reste claire, le timbre chaleureux, tout est en place. Il n’est jamais en défaut. Mais c’est la cinquième roue du quatuor.
Seule voix intéressante et vraie dans cette distribution sans couleur à l’eau tiède, Maria Agresta est une Leonore fraîche, en place, qui donne une couleur moins fanée à son rôle que ses collègues. Elle est vraiment attentive, appliquée, et quelquefois émouvante, encore qu’il faudrait acquérir là aussi un peu plus d’expressivité. Elle est un vrai lyrique, là où il faudrait un lirico spinto, à la voix plus large, au volume mieux assis. Dès qu’il faut élargir et dès que la voix doit acquérir plus d’expansion, on la sent plus soucieuse de technique et moins d’expression. Il reste que c’est elle la plus convaincante.
Au total, une soirée grise et décevante, une soirée typique de ce que je constate à la Scala : Verdi reste le parent pauvre du répertoire de la maison. Si Traviata cette année fut à mon avis un succès et un pari gagné, l’approche de Tcherniakov et Gatti reste encore aujourd’hui passionnément discutée, Trovatore est un pétard mouillé, témoignage de la misère de ce chant verdien dont on attend avec impatience une hypothétique renaissance. Cette année à n’en pas douter, la saison sera marquée par Elektra et La fiancée du Tsar, éventuellement par Les Troyens. TSV : tout sauf Verdi.
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Trovatore Prod.De Ana ©Teatro alla Scala
Trovatore Prod.De Ana ©Teatro alla Scala

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2010-2011: I PURITANI, de V.BELLINI le 4 février 2011 avec Diana DAMRAU (Dir.mus: Jesus LOPEZ-COBOS)

puritani15web.1296920188.jpgGTG/Vincent Lepresle

Je me suis demandé pourquoi, devant une des productions les mieux distribuées et les plus réussies des derniers mois au Grand Théâtre de Genève, le public n’avait réagi que poliment, avec peu d’applaudissements à scène ouverte, et un rideau final certes chaleureux, mais pas vraiment délirant.
Je vais essayer d’en trouver les raisons, en soulignant d’emblée que cette production vaut le voyage, car il est rare d’entendre un opéra belcantiste réalisé avec ce degré d’attention et de qualité. Encore plus lorsqu’il s’agit des Puritains, le dernier opéra de Bellini. C’est une œuvre que j’ai peu rencontrée dans mon parcours mélomaniaque puisque c’est la deuxième fois que je la vois, depuis la production de l’opéra comique en 1987, dirigée par Bruno Campanella, avec June Anderson – merveilleuse – et Rockwell Blake – époustouflant comme d’habitude.
Voilà une œuvre difficile à réussir: il faut quatre très belles voix, non seulement la soprano, mais surtout le ténor, qui doit traverser les contre ré et un contre fa unique  dans la littérature pour ténor de l’histoire de l’opéra, la basse et le baryton n’ont pas non plus la partie facile. Stylistiquement, cela ressemble évidemment à du jeune Verdi par moments, mais cela ne chante pas comme du Verdi et pour réussir un opéra de bel canto, il ne faut pas se contenter de bien chanter, mais il faut tout donner, et donc être totalement dédié, engagé, livré.

Dans un opéra belcantiste, la mise en scène n’est pas le motif pour lequel les foules se déplacent, et on pourrait se contenter de toiles peintes et d’une quelconque “mise en espace”…je me souviens que Klaus Michael Grüber  avait très opportunément fait le choix de reproposer les toiles peintes originales pour I Vespri Siciliani, jadis à Bologne, et ce fut une vraie réussite. Francisco Negrin qui, dans le texte du programme donne les clefs de sa lecture,  a visiblement été gêné par la pauvreté dramaturgique et l’invraisemblance de l’intrigue, et par la fin heureuse. Tout son effort à été de donner une épaisseur dramatique à l’intrigue, en rendant le personnage de Giorgio Walton duplice et calculateur, sacrifiant sa nièce à la raison d’Etat, et en changeant la fin,  faisant assassiner sauvagement Arturo, et faisant donc de l’extrême fin triomphale un rêve d’Elvira dans sa folie solitaire. Intervention cohérente avec l’ambiance des grands opéras belcantistes, qui finissent presque tous dans le deuil ou le sang, mais qui ne se justifie pas vraiment sauf à être interprété comme un cri de metteur en scène qui veut à tout prix exister. Car tout le reste est bien plat et conventionnel, dans un décor métallique,

puritani18web.1296919703.jpgGTG/Vincent Lepresle

monumental et oppressant de Es Devlin. Nous sommes dans une forteresse close, où la lumière ne passe pas, les murs sont couverts de signes en braille, les espaces sont réduits, mais la mise en scène utilise peu ces données qui restent donc inexploitées. Certes on veut montrer l’aveuglement du fanatisme qui finit par détruire une âme innocente. L’espace s’élargit au troisième acte, lorsque les deux amants se retrouvent, pour devenir un espace abstrait au fond duquel sont projetées des lettres d’Elvira sur son amour. C’est bien lourd pour un concept aussi léger. On a dit plus haut comment la fin était transformée. Bref, la mise en scène n’est pas vraiment gênante, mais elle n’ajoute rien et les choix affichés ne donnent pas ce dramatisme exacerbé qu’on attendrait.

Il en va autrement musicalement. Jesus Lopez Cobos est un très bon chef et connaît bien ce répertoire et l’Orchestre de la Susse Romande. On aimerait le voir plus souvent  et cette représentation le confirme. Rythmes, élégance attention au chant, palpitation de l’orchestre, subtilités de certaines pages, tout est mis en valeur avec attention et rigueur. Un vrai bon travail, appuyé par le travail sur le chœur, toujours très bon, dirigé par Ching-Lien Wu.

Musicalement, la distribution choisie est parfaitement en place, et on sort de la soirée vraiment satisfait de constater que ce répertoire peut être valeureusement défendu.
Bien sûr la curiosité vient de Diana Damrau, entendue pour ma part l’an dernier au MET dans le Barbier de Séville (avec Franco Vassallo d’ailleurs). Pas de problèmes vocaux particuliers (un petit accroc sur une note suraiguë, mais sans véritable importance eu égard à la réussite du reste). Diana Damrau fait toutes les notes, sans problèmes, elle a les aigus, le legato, le contrôle, l’homogénéité des registres, elle n’a pas cependant toujours  la largeur qui lui permettrait de dominer les ensembles: elle est particulièrement dans son élément dans les parties solistes et lyriques, avec une impeccable ligne de chant. Il lui manque cependant la vie, c’est à dire un feu intérieur, ce feu ravageur qui fait les immenses belcantistes, elle n’a pas le drame dans la voix, et son Elvira est un peu “plan-plan”…c’est dommage, ce n’est pas une Elvira pour moi, mais je salue la prestation qui reste tout de même respectable.
kudryaweb.1296921007.jpgGTG/Vincent Lepresle

Le ténor russe Alexey Kudrya est une très belle surprise: il a 28 ans, une voix bien contrôlée, bien posée, un beau timbre et une technique qui le prédisposent aux emplois belcantistes, au chant français (quel beau Werther il ferait!) ou au Verdi français (Il serait un magnifique Henri des Vêpres Siciliennes). Magnifique dans le registre central, il se sort avec honnêteté des redoutables aigus (qui firent abandonner Alfredo Kraus, estimant le rôle inhumain) contre ut,  contre ré, contre fa, sans  sons trop vilains, sans accroc (sauf peut-être au premier acte). Au total, sans être c’est vraiment excellent et on l’attend vraiment dans d’autres emplois, car celui-ci est vraiment d’une horrible difficulté.
La basse Lorenzo Regazzo, que je connais depuis ses débuts à Trévise dans les années 1990, a suivi les conseils de Regina Resnik, toujours attentive à la diction et à la respiration: son Giorgio Walton est un modèle de contrôle, de technique complètement maîtrisée et d’émotion, une vraie couleur belcantiste. Très grand moment de  chant.

vassaloweb.1296920396.jpgGTG/Vincent Lepresle

C’est légèrement différent pour Franco Vassallo,  magnifique baryton,  qui impose cependant un style plus verdien que bellinien, cherchant souvent les effets, l’extériorité. Il est très engagé, et quant à lui vraiment soucieux de composer un personnage non dénué d’émotion. C’est une vraie voix, puissante, chaleureuse, qu’on espère très vite entendre dans des grands barytons verdiens, ce serait un bel Amonasro, un très beau conte di Luna. On aimerait plus de contrôle sur Riccardo, mais je me sens vraiment très très pointilleux. Ne boudons pas notre plaisir allez, il fut quand même très bon.

Au total, une bonne soirée, où l’on a vraiment pris du plaisir, sans tout à fait, malgré les atouts , être une soirée exceptionnelle. Sans doute la placidité de Damrau y est-elle pour quelque chose.  Mais voir une production de I Puritani de cette qualité est en même temps un signe positif, on a des voix solides pour bien des répertoires aujourd’hui. Songeons donc à de vraies distributions verdiennes. Maintenant, en songeant à qui aujourd’hui pourrait faire chavirer le public, on pourraît rêver d’un couple Harteros-Florès (et dans la version pour mezzo, jamais donnée, Joyce Di Donato) . Anja Harteros a la puissance, le dramatisme, la couleur vocale et la technique pour être une Elvira d’exception.

Pendant que j’écris cette chronique, j’écoute Freni et Pavarotti avec Riccardo Muti, toujours exceptionnel dans ce répertoire: quelle fête! Même si Freni n’est pas une belcantiste, elle est l’une de ces voix qui imposent immédiatement respect et stupéfaction: puissance, dramatisme, misère et tristesse dans la voix, domination des ensembles. Quant à Pavarotti, la clarté, la maîtrise, la jeunesse, la puissance. A pleurer.
Mais sur ce répertoire, si vous êtes en train de le découvrir, je vous renvoie à Pavarotti, Sutherland, Bonynge. Sans être forcément mes préférés, leurs enregistrements du répertoire romantique sont sans doute les plus solides qui existent aujourd’hui, pour se faire l’oreille  et se donner un juste curseur.

Merci à Genève! Si vous êtes à Paris, le temps de TGV a été réduit d’une demie heure, profitez en, allez-y, il y a encore 3 représentations, le 7, le 10, le 13 février. Il serait bête de ne pas profiter de ces très honnêtes Puritains!

METROPOLITAN OPERA (MET) 2009-2010: Il BARBIERE DI SIVIGLIA avec Diana Damrau (26 février 2010)

Une soirée ordinaire de répertoire, mais d’un niveau relevé, puisque l’on trouve dans la distribution Madame Diana Damrau, Samuel Ramey, Lawrence Brownlee, le tout dirigé par le très professionnel Maurizio Benini, dans une mise en scène de la coqueluche des scènes américaines d’opéra et de musical, Barlett Sher. Le MET affiche quand même en cette fin d’hiver trois représentantes du Panthéon des sopranos en même temps: Netrebko, Urmana (encore que sa présence au Panthéon me paraisse un peu usurpée…), Damrau.
La mise en scène de Barlett Sher est assez économe de moyens: un plateau composé d’éléments mobiles: des portes fermées, un balcon, le tout se déplaçant pour aménager des espaces. Figaro arrive dans une roulotte tirée par des dames, à l’arrière un âne. Le travail de Barlett Sher renvoie à la culture de tréteaux, avec des gags, des personnages de composition très marqués, comme le concierge (Rob Besserer), qui remporte dans ce rôle un éclatant succès.En bref, un travail professionnel, qui plaît au public, mais qui ne fait pas avancer le regard sur l’oeuvre. Une fois de plus Ponnelle (il y a 40 ans!) n’a pas été dépassé, ni détrôné.

Musicalement, Maurizio Benini est un chef de qualité, un de ces très bons chefs de répertoire qui garantissent une soirée musicalement sans reproches mais sans saillies non plus. Les chanteurs sont bien suivis,  la direction ne manque pas de rythme, même si on aimerait çà et là un peu plus de légèreté, et de dynamisme. Bon c’est vrai, n’est pas Abbado, irremplacé dans ce répertoire, qui veut.

Du point de vue du chant, la distribution réunie est l’une des meilleures possibles aujourd’hui. Franco Vassallo est le Figaro du moment, voix très sonore, bonne technique, mais un certain manque d’élégance, je n’ai pas retrouvé le style rossinien qu’on pouvait trouver chez un Prey bien sûr, mais aussi plus récemment chez des chanteurs comme Alessandro Corbelli, ou même Alberto Rinaldi. Il reste que c’est un Figaro solide qui connaît son métier et qu’on retrouvera à la Scala cet été. Le Bartolo de Maurizio Muraro est tout à fait excellent, personnalité scénique très présente, un vrai rossinien quant à lui. On retrouve avec plaisir Samuel Ramey dans Basilio, la voix a encore une étonnante présence, et le personnage est très bien dessiné. L’Almaviva de Laurence Brownlee est excellent, c’est un ténor fait pour Rossini, il en a la couleur, le style, et aussi la technique, acrobatique: certes nous ne sommes pas aux sommets dessiné pas Juan Diego Florez, mais Brownlee est vraiment un excellent ténor: tous les ténors rossiniens ne peuvent chanter ” Cessa di più resistere”, le redoutable air final (repris pour partie dans  Cenerentola, pour Angelina…). A revoir lui aussi à la Scala cet été.
Et Diana Damrau? Je ne suis pas un fan de la version pour soprano, que je trouve acrobatique, et qui donne à Rosine une légèreté coquine, presque enfantine. Je préfère la version pour mezzo où les Rosine paraissent aussi mutines, mais plus mûres. Rosine à mon avis n’est pas une Agnès (de l’Ecole des femmes). Pourtant force est de constater que la soprano allemande domine complètement le rôle, technique de bronze, présence scénique remarquable, style impeccable (encore qu’on aimerait plus de variations, mais ce soir là, une annonce avait averti que Diana Damrau avait un gros rhume).

Au total, une bonne soirée, un Barbier très honorable, et réussi. Une vraie soirée de répertoire de qualité. Que demande le peuple? Exactement ce que nous eûmes ce soir là.