LE PALMARÈS 2013 DU WANDERER

Amusons-nous.
En ces temps de Victoires, de Césars, d’Oscars, d’Awards divers et en l’absence remarquée des Molières engloutis dans la lutte entre théâtre public et théâtre privé (comme si le théâtre pouvait se subdiviser), je me suis amusé à faire un palmarès né de mes pérégrinations. Pas de panel, pas de vote, pas d’appel au 3637 ou autre, puisque j’en suis le seul juré, juge et jouisseur (souvent), juge et victime (quelquefois). Donc un palmarès pleinement revendiqué,  personnel, et établi à partir des spectacles vus dans l’année et listés dans l’article précédent.

J’ai donc repris un à un les articles écrits depuis janvier 2013, et force est de constater qu’un certain nombres de spectacles sont déjà tombés dans les oubliettes de l’histoire. Il y a sans doute quelque bonne raison, y compris pour des productions appréciées sur le moment ; je ne dirai pas lesquelles, parce que l’heure est à la fête.
Un certain nombre d’autres sont restées en revanche gravées en mémoire: un concert, une pièce, un opéra vous accompagnent de manière continue, , on ne sait pas toujours pourquoi, et là aussi il y a sans doute quelque bonne raison.
Il a fallu également réfléchir à la nature des prix.
Pratiquement tout est prix, et tout est pris, les Ours, les Palmes, les Lions, les Césars, les Diapason, les Etoiles, sans compter ceux qu’on ne connaît pas.
Que pouvait donc attribuer le Wanderer? il ne pouvait attribuer un Ring, ce bien si mal acquis, maudit, et presque aussitôt remis en d’autres mains.
Mais il pouvait peut-être attribuer des Walhalla, son Panthéon à lui. Et du coup est venue l’idée d’attribuer des Walhalla et d’autres prix nés des personnages et des objets du Ring wagnérien, en essayant de les relier aux productions et concerts vus. Si vous avez des idées pour aller plus loin que je n’ai été, allez-y, proposez, via twitter par exemple, ce sera sans doute amusant de compléter cette liste. Un exemple, j’ai attribué un Fafner au spectacle le plus soporifique vu cette année (normal, Fafner ne fait guère que dormir après avoir assassiné Fasolt). On pourrait peut-être attribuer un bandeau de Wanderer pour un spectacle à demi-réussi, mais à qui, à quoi attribuer un Tarnhelm ou un Nothung ?
J’ai malgré tout primé le plus mauvais spectacle vu (toujours selon mon goût): ce sera un Walhalla de cendres, un Aschen-Walhalla  post embrasement et post crépusculaire.

Pour rester dans le sérieux dû à l’art, j’ai essayé  de définir les catégories suivantes:

Les Walhalla (les réussites),
(les prix sont libellés en version germanique, c’est plus chic et moins commun qu’un award…)
Walhalla 2013  la meilleure production vue en 2013
Opernhaus-Walhalla: la meilleure maison d’opéra fréquentée
Konzert-Walhalla : le meilleur concert vu et écouté
Regie-Walhalla pour le metteur en scène de l’année
W(comme weiblich)-Walhalla de la voix féminine
M(comme männlich)-Walhalla de la voix masculine

Les promesses:
Le Loge 2013, le metteur en scène le plus malin et prometteur
Le Waldvogel 2013, la voix la plus prometteuse d’un grand futur

Les échecs:
Le Fafner, désignant la production la plus soporifique vue dans l’année
Le Aschen-Walhalla (Walhalla de cendres), le spectacle le moins réussi

Voici donc mon Walhalla personnel, palmarès 2013 des spectacles et concerts vus; il n’y a pas de surprise pour les lecteurs du blog qui ont lu mes enthousiasmes, mes agacements et mes émotions, mais cela permet de prendre date, et de marquer un peu la mémoire

PALMARÈS 2013 DU BLOG DU WANDERER

La zone grise
Fafner 2013: production la plus soporifique
Parsifal, Osterfestspiele Salzburg,  dir.mus: Christian Thielemann, mise en scène: Michael Schulz

Aschen-Walhalla 2013 Walhalla de cendres: production la moins réussie
Ariadne auf Naxos, Opéra de Budapest, dir.mus: Domonkos Heja, mise en scène: Ferenc Anger
Tellement problématique à presque tous niveaux que je n’ai pas voulu en rendre compte dans le blog…

Le Carré d’Or

Loge 2013:
le metteur en scène le plus malin et le plus riche d’avenir
David Marton, pour Capriccio à l’Opéra de Lyon

Waldvogel 2013:
la voix la plus prometteuse d’un grand futur: Sabine Devieilhe, pour Constance dans Dialogues des Carmélites (Opéra de Lyon), intensité, présence, potentiel vocal.

M-Walhalla 2013 pour la voix masculine de l’année:
Ludovic Tézier pour son Posa à Munich (Don Carlo, dir.mus Zubin Mehta, mise en scène Jurgen Rose).
W-Walhalla 2013 de la voix féminine de l’année: ex aequo
Nina Stemme pour Brünnhilde de Götterdämmerung à Munich (Götterdämmerung, dir.mus: Kent Nagano, ms en scène Andreas Kriegenburg). Pas de surprise…
Elisabeth Kulman pour Fricka dans Der Ring des Nibelungen à Lucerne (Rheingold, Walküre, Bamberger Symphoniker, dir.mus: Jonathan Nott), inattendue, mais impériale.

Dirigent-Walhalla 2013: le chef de mon année 2013.
Sans l’ombre d’une hésitation, Kirill Petrenko pour Die Frau ohne Schatten à Munich  et Götterdämmerung à Bayreuth.

Regie-Walhalla 2013 :
Calixto Bieito pour Die Soldaten à Zürich.
Vu aussi Boris Godunov à Munich, une autre bonne mise en scène . On peut vous souffler que Stéphane Lissner l’a invité pour une production à Paris, enfin !!

Konzert-Walhalla 2013:

ex-aequo:
Le plus beau concert de l’année: War Requiem, de Benjamin Britten, Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, dirigé par Mariss Jansons, avec Mark Padmore, Christian Gerhaher, Emily Magee au Festival de Pâques de Lucerne, le 23 mars 2013.
Le plus stupéfiant concert de l’année: Symphonie Fantastique de Berlioz, Berliner Philharmoniker, dirigé par Claudio Abbado les 18 et 19 mai 2013.

Opernhaus-Walhalla 2013, la maison d’opéra de l’année
nul ne s’en étonnera, pour des raisons diverses, ex-aequo,
– Bayerische Staatsoper München, l’Opéra de Munich pour le niveau exceptionnel de nombreuses soirées d’opéra et l’intelligence des choix esthétiques.
– Opéra National de Lyon: pour l’intelligence de la programmation, la qualité constante des productions et l’homogénéité des distributions.

Enfin, le Walhalla 2013 va à
Der Ring des Nibelungen, mise en scène Andreas Kriegenburg, dir.mus: Kent Nagano entre le 23 janvier et le 27 janvier 2013 à la Bayerische Staatsoper. Pour moi le spectacle le plus stimulant et le plus total de mon année lyrique.

Nota:
On pourra s’étonner de ne pas trouver dans ce palmarès l’Elektra d’Aix en Provence mise en scène par Patrice Chéreau: voilà le type même de production qui ne peut concourir dans une catégorie quelconque,  après la date fatidique du 7 octobre, à cause de sa charge émotive et symbolique. Patrice Chéreau est désormais au Walhalla, pour l’éternité, et nous irons tous faire un triomphe à son Elektra désormais posthume, à la Scala, entre le 18 mai et le 10 juin 2014.

2013 est en train de s’éteindre, vive 2014 !
Et pour tous les lecteurs de ce blog une bonne et heureuse année, pleine d’opéras, de concerts, de théâtre et surtout pleine de plaisir et de passion.
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BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 7 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Saluts le 7 décembre
Saluts le 7 décembre

Pendant que la Scala est en effervescence pour sa Traviata d’ouverture, comme chaque année le 7 décembre, j’ai décidé de prendre au vol le billet “Stehplatz”, place debout, qu’un ami m’a proposé pour revenir à Munich me replonger dans Strauss et vérifier si la dernière représentation de la série de Frau ohne Schatten valait ou non l’antépénultième…Ce type de petite folie est tout de même rare, et montre à quel point j’ai été saisi par cette production la semaine dernière. J’aurais bien assisté à Tosca la veille, dirigée aussi par Kirill Petrenko, avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dont on m’a dit “Petrenko, il va falloir maintenant tout faire avec lui” …mais les devoirs professionnels qui ont quelquefois la priorité en ont décidé autrement.
Par ailleurs, je vais voir La Traviata dimanche prochain 15 décembre, quand les eaux de cette mascarade sociale qu’est la Prima (qui permet quand même de substantielles recettes au théâtre, et qui fut malgré tout quelquefois émouvante) se seront calmées et qu’on pourra peut-être laisser place à la musique, plutôt qu’aux ragnagnas de Monsieur Beczala ou aux regrets éternels, répétés, répétitifs et lassants de l’équipe du Corriere della Grisi.

Rien de tout cela à Munich: j’observais encore le public hier, très varié, du très chic au très cool ou casual, très disponible, très ouvert (un triomphe avec des rappels à répétition), et pas une réaction devant la projection initiale de 4 minutes du film de Resnais (je le rappelle, l’Année dernière à Marienbad qui date de 1961, deux ans avant la réouverture du Nationaltheater marqué par une production de Frau ohne Schatten dirigée par Joseph Keilberth qui existe en CD (Inge Borkh, Ingrid Bjoner, Martha Mödl, Dietrich Fischer-Dieskau, Jess Thomas), sorte de tremplin étrange pour les premières notes de l’opéra.

Ainsi donc, revoir cette Frau ohne Schatten dont jusqu’ici je n’ai pas entendu un seul écho négatif, m’a permis d’approfondir mon regard sur la mise en scène, de constater encore une fois qu’en Kirill Petrenko, nous tenons un Maître, et de méditer sur l’équipe de chanteurs, légèrement moins en forme ce samedi 7 que dimanche dernier 1er décembre, mais valeureuse néanmoins.
Encore une fois, il faut revenir sur l’orchestre et sur l’incroyable interprétation entendue à Munich: c’est bien l’orchestre et Petrenko qui tiennent l’édifice, non qu’il s’écroulerait avec un autre chef, mais il provoquerait sans doute des jugements plus contrastés sur les chanteurs: ils ne seraient pas plus mauvais, mais ici l’orchestre emporte à ce point l’adhésion qu’on n’arrive pas à s’attacher à tel ou tel défaut, à telle ou telle couleur à tel ou tel aigu. Avec un orchestre même très honorable, mais moins passionnant, le mélomane tatillon fouillerait sans doute de manière plus marquée les qualités du chant et aussi les questions qu’il pose.

Des chanteurs valeureux, une distribution solide, mais pas forcément idéale

L’équipe réunie représente aujourd’hui non ce qui se fait de mieux, mais ce qu’on voit le plus fréquemment dans cette oeuvre:  des chanteurs très respectés et souvent excellents.
Pour tous (peut-être moins pour Botha), l’aigu est un problème: non pas que les notes hautes ne soient pas là (il en faut beaucoup!), mais elles sont pour chacun des artistes  “à la limite”, les sons y semblent plus métalliques, voire légèrement savonnés ou criés. Le cas de Deborah Polaski a déjà été évoqué. Son rôle (Die Amme: la nourrice) est essentiel, elle le tient merveilleusement en scène, mais les deux premiers actes sont pour le moins irréguliers, graves détimbrés, problèmes de volume, aigus tirés. La voix est bien plus présente au troisième acte (meilleur que la semaine précédente), avec son dramatisme, avec de beaux aigus, et aussi une ductilité qu’on avait oubliée.
Ces irrégularités, est-ce si grave? Je ne pense pas, tant le personnage existe, tant l’engagement est grand, tant l’artiste est présente.
Il reste que le choix d’un soprano en fin de carrière pour un rôle de mezzo dramatique peut se comprendre, mais aussi se discuter:  on imagine ce que Waltraud Meier eût pu faire de ce rôle si elle l’avait chanté. La couleur vocale du mezzo complèterait la palette de voix féminines et peut-être une voix plus grave aurait-elle mieux convenu qu’un soprano dramatique au crépuscule de sa carrière…Marjana Lipovček, Hanna Schwarz, Elisabeth Höngen, Ruth Hesse, Reinhild Runkel et Regina Resnik, sans doute la plus saisissante des Nourrices (avec Solti en 1967, elle y est fabuleuse, renversante) ont chanté le rôle, et ce ne sont pas des sopranos…
Pour Elena Pankratova et Adrianne Pieczonka, le cas est différent. Pour faire bref, la femme du teinturier est en principe confiée à une Elektra, et l’Impératrice à une Chrysothemis, c’est à dire des sopranos dramatiques à la couleur différente, bien que certaines aient chanté les deux rôles (Gwyneth Jones par exemple, qui un soir à Zurich a dû affronter les deux en même temps le même soir pour remplacer une collègue malade). Il faut en principe pour l’Impératrice outre les aigus redoutables, une certaine souplesse vocale (Cheryl Studer, qui se disait colorature dramatique d’agilité l’a chantée) qui permette d’affronter le réveil du premier acte, qui est l’un des moments les plus délicats du rôle, à froid (la plus grande fut Rysanek, mais Behrens y était magnifique). Pour la teinturière, il faut des aigus assurés et une voix très large (Nilsson, Jones, Borkh, Herlitzius etc…), c’est des trois femmes le rôle le plus spectaculaire, notamment au deuxième acte. Elena Pankratova a la personnalité qu’il faut dans cette mise en scène et le personnage que lui construit Warlikowski lui convient, alors qu’il ne collerait pas à Evelyn Herlitzius, qui a un physique  et un style de jeu complètement différents. Elena Pankratova peut le faire, mais elle a un format vocal qui n’est pas celui d’Elektra, et cette puissance un peu surhumaine lui manque. Elle est remarquable scéniquement, mais la vocalité n’est pas à 100% convaincante, même si elle est bien meilleure à Munich qu’elle ne le fut à Milan, où Guth ne lui demandait pas grand chose (il préférait l’Impératrice).
Adrianne Pieczonka a un timbre somptueux, une voix ronde et pleine, très à l’aise dans un registre central étendu, mais là aussi, les choses ne fonctionnent pas toujours à l’aigu,: la semaine dernière elle a raté sa fin, cette semaine, elle a raté (un peu) le début – le réveil -. Elle était en tous cas moins en forme, même si l’artiste reste magnifique. La voix qui au début de sa carrière (il y a une dizaine d’années) était belle “sans plus” et sans vraie personnalité (sa Maréchale entendue à la Scala n’avait aucun caractère), a mûri et pris de la couleur,  il en résulte une belle prestation, même si l’ensemble manque de réserves pour un rôle aussi exigeant, mais pour des raisons différentes de la précédente.
J’essaie, je le répète, de détailler après une seconde audition qui m’a enchanté et ensorcelé comme la semaine dernière, mais qui par force, concentre l’attention sur des détails plus fouillés, tant le premier contact avec la production secoue et fait naître immédiatement le besoin de revoir, de vérifier pour bien identifier l’endroit où l’on est.. Une seconde vision s’est imposée, peut être plus analytique, mais non moins bouleversante, non moins étonnante, non moins prodigieuse par moments.

Du côté des voix d’hommes, c’est sans contexte plus convaincant, car on a les voix qu’il faut pour les rôles: les formats sont là. D’abord, confirmation, le Geisterbote de Sebastian Holecek est vraiment remarquable, on s’en aperçoit dans la première scène lorsqu’il chante “Einsamkeit um dich/das Kind zu schützen”, puis dans le troisième acte, quand il réapparaît (Den Namen des Herrn/Hündin) face à la nourrice: joli timbre, voix souple et profonde à la fois, vraie présence.
Johan Botha est la voix presque idéale pour le rôle de l’Empereur. Malgré des aigus la semaine dernière très légèrement tirés, il a été hier soir vraiment un Empereur de référence. Le rôle lui va assez bien car il n’exige pas un engagement scénique fort (moins que pour Barak en tous cas), et il peut chanter ses interventions (à chaque fois un grand monologue au premier acte, au deuxième acte, et enfin un duo au troisième) sans nécessité d’un engagement fort, car l’Empereur est un rôle de présence/absence; il est Empereur/chasseur; ce n’est pas un hasard si Warlikowski travaille sur les rapports du couple, à la fois tendres et heurtés. Chaque apparition au milieu de ses faucons qui constituent son monde, grâce auxquels il a pu transformer la gazelle en Impératrice, en est l’indice: en faisant jouer les faucons par des enfants masqués, Warlikowski souligne avec habileté à la fois la solitude de l’Impératrice (l’Empereur, lui, est toujours entouré de ses faucons), mais aussi la substitution des enfants (qu’il n’a pas) par les faucons (qu’il a). Sa douleur initiale est d’avoir blessé son faucon rouge parce qu’il avait effleuré l’Impératrice-Gazelle;  ce monde qui l’entoure fait qu’il ne peut comprendre l’Impératrice et son désir de procréation: ce n’est pas son problème. L’Empereur est mari parce que chasseur, (wenn ich jage, es ist um sie, und aber um sie) c’est avec ses armes de chasse (l’arc, l’épée, mais aussi le poing) qu’il cherche à tuer l’Impératrice parce qu’il doute d’elle. Essentiellement sollicité par de longs monologues très lyriques, Johan Botha propose un Empereur au timbre délicat (qui lui convient bien mieux qu’Otello ou Siegmund), une sorte de figure essentiellement musicale et en fait un être à part. Un rôle pour enregistrement…
Au contraire de Barak, qui se caractérise par humanité et bonté: notamment -par la manière dont il s’occupe de ses insupportables frères pour lesquels Warlikowski gauchit le livret, remplaçant les tares physiques par des marqueurs sociaux/mentaux (un bandit, un homosexuel, un handicapé mental), ce qui donne l’occasion à Barak d’habiller son plus jeune frère handicapé, avec une douceur et une sollicitude qui font lire immédiatement le personnage de manière positive et qui vont rejeter sa femme dans la sphère du négatif (au moins au départ). Cette humanité, je l’ai déjà souligné la semaine dernière, correspond à une couleur vocale qui fait de ce Barak non un personnage spectaculaire (au contraire de sa femme), mais plutôt d’humeur égale – à peine lève-t-il lui aussi son épée sur son épouse, pour l’abaisser aussitôt. Ce qui veut dire en traduction vocale un soin tout particulier sur le discours, sur les mots, sur la couleur, et ce qui veut dire aussi qu’on ne s’aperçoit pas forcément des tensions du rôle tant Wolfgang Koch aplanit les aspérités. Il y a dans le rôle des aigus tendus, qui sont bien tenus, mais on ne s’en apercevrait presque pas, tant l’accent est mis sur le discours global, sur le développement d’un profil plus que sur des éléments singuliers. Wolfgang Koch n’est pas un chanteur expansif, c’est un chanteur plus intérieur, qui sert très bien la vision du personnage de brave type que veut imposer le metteur en scène: il n’impressionne pas, mais il émeut et obtient un énorme succès auprès du public.
Au contraire de l’Empereur, Barak est toujours en action, toujours en dialogue, toujours en discussion, il n’est pas à part, mais complètement immergé dans le quotidien, et l’opposé exact de l’Empereur. Pour souligner cette opposition, Warlikowski en fait le teinturier de l’Empereur: il vient chercher la nappe et les serviettes de la table dressée juste avant la Verwandlung (le changement de décor) du premier acte; il apparaît sortant de l’ascenseur, on lui donne l’ensemble du service et il reprend l’ascenseur pour redescendre (monde d’en haut et d’en bas matérialisé par cet ascenseur qui sans cela n’aurait aucune fonction dramaturgique).  L’espace se dessine dans haut/bas, ainsi, on l’a vu la semaine dernière, que dans le contraste premier plan (bois)/arrière plan (carreaux), et gauche(jardin: Impératrice)/droite (cour: Teinturière), mais aussi sol en miroir (arrière-plan, divin) et plancher (premier plan, humain – par son désir d’enfants, l’Impératrice se rapproche de la sphère humaine, ce que Warlikowski comprend si bien à la scène finale).
J’ai évoqué plusieurs fois la qualité de la troupe de Munich, mais je voudrais aussi souligner les chœurs (adultes et enfants confondus) et  les artistes qui chantent en “off”, sans jamais un décalage, avec une précision qui provoque l’admiration, “l’ambiance” si particulière de ces soirées leur est aussi redevable ô combien: il n’y a pas une brique qui ne fasse sens dans cette production.

Une mise en scène sur la complexité, mais parfaitement lisible

Revoir la mise en scène permet évidemment de noter des détails qui avaient échappé à la première vision. Les relever tous n’a de sens que si l’on s’adresse à des gens qui ont vu le spectacle; je l’attacherai donc, plus nettement peut-être que la semaine dernière, à marquer les caractères de ce travail qui m’apparaît comme un des plus accomplis de Warlikowski, respectueux du livret, très attentif à en rendre tous les possibles et tous les aspects, réussissant à faire en sorte, dans cet espace hyperréaliste fait de bois, de carreaux de céramiques, de lumières crues, de quelques meubles, de machines à laver, de tables de cantines en formica, que ce bric à vrac apparaisse étonnamment logique, étonnamment cohérent, faisant de chaque objet un sujet: la table, qui devient foyer pour les poissons de la fin du premier acte, retirés de l’aquarium du salon de l’Empereur. Le lit du couple Barak/teinturière un lit presque obsessionnel au premier plan, mais un lit qui n’est que sommier et matelas à nu, mais qui surtout se divise en deux lits jumeaux qui se séparent dès que la teinturière a des velléités de vivre sa vie.
De même la vision de l’arrière plan, espace rêvé, espace multidimensionnel, fait d’ombres (évidemment), de reflets, un monde qui se réfléchit au sol, et donc qui se voit aussi inversé, un monde où les temps se heurtent, passé (gazelle, faucon rouge, petite fille rousse représentant l’Impératrice enfant  traversant régulièrement la scène au gré des rêves et des obstacles) passé même lointain, où Keikobad est vu comme un vieillard sans âge comme ses ses serviteurs au profil si anguleux qu’ils ressemblent à des faucons vieillis, mais un monde aussi du présent, hic et nunc: l’envoyé des esprits dans un bureau servi par deux secrétaires minuscules -enfants adultes qui n’auraient pas grandi, le teinturier qui sert l’Empereur; un espace unique où se heurtent plusieurs dimensions qui se croisent (temps et espace, mais aussi image et réalité), structuré par une poésie de correspondances entre des images  sublimes comme le final du second acte, totalement étourdissant, avec cette eau qui se déverse, das Wasser des Lebens (l’eau de la Vie, comme dans le conte de Grimm)  dont il va être si souvent question dans l’acte III, une eau déchaînée au final du second acte, étrangement apaisée au début du troisième: le duo teinturière/Barak se déroule au fond de cette eau où s’enfoncent animaux (cheval),  corps, armes: en bref la catastrophe produite par l’acte précédent, l’acte du désordre, l’acte de la déconstruction, l’acte du chaos.
Le troisième acte  est au contraire un retour à l’humanité, car les dieux sont à leur Crépuscule, et le temps presse (une horloge marque l’heure exacte du spectacle, bien en vue) et cette heure avance inéxorablement). Keikobad ne peut plus rien pour sa fille:  la petite fille rousse et l’Impératrice adulte sont lovées dans un coin au fond du décor: quand l’Impératrice essaie de se rapprocher de son père Keikobad, celui-ci plié sur la table de la table esquisse un mouvement de la main vers sa fille, mais ils se se touchent pas, scène vraiment très forte sur l’impossibilité et la solitude.
Le retour à l’humanité n’est qu’un retour aux mythes humains, à la vacuité bourgeoise par laquelle se termine l’opéra, les enfants qui étaient eux aussi autour de la table s’éloignent et les quatre personnages semblent se dire “et maintenant?”.  Un final sans fin, tant les personnages qui ont atteint leur but, ou du moins sont revenus à une normalité semblent au contraire vidés, sans but, sans propos. Le propos, il s’affiche par ces enfants qui conduisent les adultes comme dans Zauberflöte, il s’affiche sur les murs, c’est le monde d’ici-bas, avec ses faux mythes et ses vraies croyances, le monde qui littéralement se fait ici son cinéma: un cinéma qui est un motif permanent du travail de Warlikowski, où il puise les chemins de ses mises en scène, mais qui fait aussi système interne de références qui construit un fil de cohérences : les profils de vieillards, qui rappellent la maison de retraite d’Alceste, Marilyn et King-Kong qui renvoient à L’Affaire Makropoulos, l’utilisation d’un extrait de film, qui renvoie à Parsifal. Les autocitations (il y en a d’autres, notamment dans certaines silhouettes humaines) ne sont jamais gratuites: elles s’insèrent dans une dramaturgie à plusieurs entrées, qui est une dramaturgie de la complexité, une complexité pourtant d’une grande lisibilité, d’une clarté qui en ferait presque un travail classique, de ce classicisme de la modernité bien comprise qui est tout sauf provocation. Warlikowski nous renvoie à un monde où rêve et réalité, espace et temps, image et chair, surface et profondeur se répondent en un système d’échos subtils qu’on perçoit, qui font question, mais pour lesquels on n’a pas envie de comprendre, un monde de signifiants qui ne connotent pas toujours des signifiés, mais en même temps qui est monde de poésie et poésie du monde, un monde de l’évocation où évocation fait compréhension, un monde du senti.

Une direction musicale d’exception

Kirill Petrenko le 7 décembre 2013
Kirill Petrenko le 7 décembre 2013 (vu de loin…)

Une fois de plus, hier soir, le public, les amis avec qui je partageais ces moments, nous sommes restés frappés par le travail inouï à l’orchestre, qui, je m’en rends compte en écrivant ces lignes, répond parfaitement à ce que je viens d’écrire sur Warlikowski. À ce monde de la complexité évoqué par Warlikowski correspond (au sens baudelairien du terme) une lecture de la partition qui en souligne les complexités et les systèmes d’échos, les influences, mais qui en même temps est toujours lisible, claire, où chaque phrase musicale est sculptée, isolée, soulignée, et jamais appuyée: il faut aussi saluer les solistes de l’orchestre, impeccables, nets, quels que soient les pupitres. Une direction dynamique et unitaire, jamais fragmentée, et qui pourtant miroite de mille détails, où l’on ne se pose jamais les questions traditionnelles, par exemple celle du tempo, parce que le tempo est au service du discours, et que ce discours là est si cohérent avec la scène, si fluide, si juste qu’on ne peut qu’accepter tous les choix comme l’évidence. Ce qu’on remarque, c’est la profonde unité de ce travail, un travail dont on lit la composition, un travail qui donne à voir la partition, je dis bien voir, avec ses cohérences et ses méandres et en même temps qui ne se laisse jamais aller à la complaisance, qui ne fait pas du Strauss crémeux ou sirupeux: jamais une phrase particulièrement séduisante (et combien il y en a dans Strauss!) ne s’étend, ne se montre, n’est mise en scène comme chez certains chefs qui font du “regardez comme c’est beau”, une lecture où  chaque détail prend sens au sein d’une vision d’ensemble. Il y a à la fois la “Sachlichkeit” l’objectivité -rappelons que c’est l’époque de la naissance de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit)- , et incontestablement le lyrisme, mais un lyrisme, né d’un discours, né d’une pensée, mais pas d’une volonté démonstrative de sucrer le propos pour faire naître les larmes. Les larmes viennent seules, de tant de musique, de tant d’énergie, de tant de dynamique, de tant de poésie. Vraiment, il y a très longtemps qu’à l’opéra je n’avais entendu un chef aussi totalement convaincant, et surtout indiscutable, comme si après ça il n’y avait plus rien à dire. On sentait bien naguère à Lyon après les Pouchkine/Tchaïkovski, ou après le Tristan und Isolde qu’on avait affaire à un grand chef, qui avait su transfigurer l’orchestre, mais cette fois, c’est une étoile qui est née.

Au terme de ce (trop) long propos,  je m’aperçois combien il doit être fastidieux à qui n’a pas vécu ces moments exceptionnels. Mais quand j’écoute ce qui se dit et s’écrit (déjà) çà et là sur La Traviata à la Scala, les considérations médiocres d’opportunité médiatique, mais peu artistiques, quand je vois comment certaines productions ne laissent aucune trace, s’accumulant comme un mille-feuilles sans goût et indigeste à force d’être compact et gris, je me dis qu’hier soir et dimanche dernier, et sans doute les autres soirs, quelques milliers de personnes ont vécu fortement pendant 4 heures; il fallait voir les gens de tous âges et de toutes conditions heureux d’avoir des places, même debout,  et à la sortie heureux d’avoir entendu quelque chose d’exceptionnel: que de sourires et de joie dans le public. Et donc, si j’ai fait long, c’est que je suis un Wanderer amoureux , et que je crois au partage. Je souhaite que les amoureux de l’opéra et ceux qui sont en train de le devenir, n’hésitent jamais à économiser dix spectacles médiocres ou passables vécus là où ils sont pour mobiliser la dépense  au profit d’un moment d’exception ailleurs : c’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre, selon la belle phrase de Stendhal, ces moments-là diront la vérité sur l’opéra, qui est tout sauf un art mondain.
Hier, dans ce théâtre qu’il a tant marqué, je pensais à Wagner et à son concept de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale: on a jamais mieux dit l’opéra depuis.[wpsr_facebook]

Kirill Petrenko salue
Kirill Petrenko salue

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 1er DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Richard Strauss est né à Munich: il est ici chez lui. Mais il est aussi chez lui à Vienne, parce que de Vienne sont sorties les plus grandes distributions et interprétations de ses oeuvres, et il est chez lui à Salzbourg, parce qu’il a fondé le Festival, avec Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt. Trois lieux de référence où il faut aller pour entendre (en principe) les œuvres de Richard Strauss comme il se doit.
La Bayerische Staatsoper a été marquée dans les cinquante dernières années par deux chefs, Wolfgang Sawallisch, qui a dirigé plus ou moins l’opera omnia et qui partagea avec Karl Böhm le titre de chef de référence pour Strauss, et Carlos Kleiber, pour des Rosenkavalier qui firent les beaux soirs, je veux dire les soirs inoubliables et incandescents du Nationaltheater.
Il n’est pas facile de monter Die Frau ohne Schatten: le livret est complexe et nécessite un authentique metteur en scène, la luxuriance de l’orchestre exige un chef de grand métier très familier de ce répertoire (ou simplement un très grand chef) et pour les chanteurs, comme pour Trovatore du côté italien, il suffit d’avoir le plus grand ténor, les deux plus grands sopranos, la plus grande mezzo dramatique et le meilleur baryton du répertoire allemand pour réussir son coup.
J’ai aimé les deux dernières productions que j’ai vues (en mars 2012) celle de la Scala (Marc Albrecht et Claus Guth) et celle de Vienne (Franz Welser-Möst et Robert Carsen). On retrouve ce soir quelques éléments des deux distributions (Johan Botha, Adrianne Pieczonka, Wolfgang Koch).
C’est un triple événement qui marque cette nouvelle production à Munich. D’une part, cinquante ans ont passé depuis la réouverture du Nationaltheater restauré (1963), avec justement une production de Die Frau ohne Schatten de Rudolf Hartmann, dirigée par  Joseph Keilberth. La nouvelle production de la saison en marque l’anniversaire. D’autre part, c’est la première apparition de Kirill Petrenko comme Generalmusikdirektor, succédant à Kent Nagano, qui a choisi ce pilier du répertoire maison pour carte de visite initiale. Enfin, la production succède à une pâle production japonaise de Ennosuke Ichikawa, et risque de faire parler d’elle puisque Nikolaus Bachler l’intendant (autrichien) de la Bayerische Staatsoper l’a confiée à Krzysztof Warlikowski et à sa décoratrice Malgorzata Szczesniak à qui l’on doit la Médée de la Monnaie que le public parisien a vue (et huée) l’an dernier au TCE., et qui ont signé quelques unes des belles productions de l’Opéra de Paris du temps de Mortier, Iphigénie en Tauride à Garnier en  2006,  Parsifal en 2008 qui avait scandalisé les bonnes âmes et que l’on s’est empressé de mettre stupidement au trou,  le Roi Roger de Szymanowski en 2009 et une Affaire Makropoulos (2007) qu’on vient de revoir en septembre/octobre dernier.
De fait, la production fera sans doute parler, car elle fait partie de ces spectacles dont on sort totalement ébloui, totalement fasciné, et totalement prisonnier, avec une envie de revenir, de réécouter, de revoir, de vivre et de revivre. Cela faisait des années que je n’avais pas senti de larmes embuer mon regard lors d’un opéra de Strauss, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, de ces larmes d’émotion, mais aussi de joie intense et profonde. Mes larmes coulaient et je souriais: je me suis revu dans la même salle, avec Kleiber (dans Rosenkavalier) au pupitre: j’ai enfin entendu Strauss comme j’aime, comme j’attends depuis des années, c’est à dire depuis Böhm, Kleiber et Sawallisch car enfin il y avait un chef de cette race pour Strauss ce soir, un chef attentif à tout qui a fait scintiller cet orchestre de tous ses feux, qui l’a fait sonner comme rarement je l’ai entendu, qui a fait de chaque moment soliste (et il y a en tant dans  Frau ohne Schatten) un moment d’éternité lumineuse, qui a su retenir le son quand il fallait, qui l’a fait s’épanouir avec une dynamique, une énergie inouïe, et en même temps une sensibilité, un soin extraordinaire donné au volume, à la couleur: oui les larmes venaient et coulaient parce qu’un Strauss comme cela provoque immanquablement l’émotion. Réentendre le final du premier acte, à faire fondre la pierre, réentendre l’intermède aux cordes solistes qui précède la scène de l’Empereur au second acte. Réentendre les bois au début du troisième acte, clarinette, hautbois, basson à tournebouler le plus blasé des spectateurs! Petrenko laisse s’épanouir les instruments solistes, et les dirige en les accompagnant comme s’ils étaient des voix humaines.
Aux entractes, les gens se regardaient, un peu interdits, tellement surpris d’entendre enfin Strauss, ou enfin un Strauss miroitant de pointes de diamant quelques fois acérées, un Strauss qui alterne moments chambristes et moments extraordinairement symphoniques, un Strauss qui laisse respirer longuement et sensuellement la mélodie, qui vous tient en haleine, et vous empêche de respirer tant vous retenez votre souffle, un Strauss qui éblouit par tant de sons qui sont autant de moments, un Strauss à mi chemin exact entre le post romantisme et l’école de Vienne, un Strauss qui dialogue aussi bien avec le premier Schönberg que le jeune Hindemith: on avait oublié que Strauss était la vie, bouillonnante, contrastée, violente et sensible, et émouvante, et tellement humaine. Merci à Kirill Petrenko qui vient de se projeter au sommet, et dont l’interprétation écrase littéralement(presque) tous les Strauss entendus ces dernières années: enfin une direction qui a du sens, enfin un orchestre qui parle, qui est un personnage, qui n’accompagne pas mais qui est la scène et le drame même, qui est le centre de gravité de l’ensemble de la soirée. Sans diminuer les mérites des uns ou des autres, et notamment du metteur en scène et de sa décoratrice, Kirill Petrenko est l’élément porteur de l’ensemble, par sa manière d’aborder l’œuvre, par sa dynamique propre, par le suivi très attentif du plateau et notamment par son attention à la mise en scène. Il est l’artisan de l’exceptionnelle réussite de cette production. Tout ramène à lui, tant l’approche est neuve, profonde, passionnante, notamment le travail sur la couleur, rarement mené avec une telle persévérance, et la parfaite adéquation avec le plateau et avec les respirations de la mise en scène, une mise en scène vraiment musicale, qui inspire et expire au rythme de chaque note, de chaque phrase, de chaque volute de musique.

Car le travail de Krzysztof Warlikowski constitue l’autre pilier référentiel de cette miraculeuse Frau ohne Schatten. Il a réussi avec des partis pris assez radicaux, à ne jamais donner l’impression de trop oser, de trop gauchir le texte : tout au contraire, à la justesse de l’approche orchestrale correspond une très grande justesse de l’approche scénique, toujours claire, toujours justifiée, et servie par un dispositif où vidéo, lumières, décor, espaces se répondent en une incroyable unité, avec une fluidité très surprenante, y compris ce début qui commence par un long extrait de L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais qui pourrait sembler plaqué,  comme on en lui a fait le reproche avec huées à la clef,  dans son Parsifal parisien avec Allemagne année zéro alors que l’idée était d’une fulgurante intelligence. Ici, quand l’image du film s’estompe,  reste en guise de transition la musique de fond sur laquelle empereur et impératrice se heurtent. On entend au loin la musique du film; on calme l’impératrice par une piqûre, elle s’endort, l’opéra peut alors commencer.
Dès le départ,  ambiance clinique et médicale que l’on va retrouver tout au long du spectacle, d’abord par un espace divisé en deux avec en premier plan un intérieur cossu aux murs de bois, et en arrière plan de hauts murs de carreaux de céramique blanche, comme dans un hôpital, des murs qui accrochent parfaitement lumières et vidéo.  Espace glacial à l’intérieur duquel l’Empereur au troisième acte  se transforme en pierre par une opération chirurgicale, où une infirmière tend à l’Impératrice un breuvage qui va lui permettre de récupérer l’ombre de la femme du Teinturier: elle ne cesse d’ailleurs de refuser de boire, comme  dans un asile d’aliénés où l’on force les malades à ingurgiter des calmants, un espace qui est celui de la folie, sans doute, mais aussi celui du rêve, du royaume imaginaire de l’Empereur, chasseur invétéré, entouré de faucons, dont son petit faucon rouge, le faucon de l’opéra (dont l’appel est lacérant) – qui sont des enfants à tête de faucon, jouant à la fois le conte rempli d’animaux (on voit aussi une gazelle, rappel de la manière dont l’Empereur a découvert l’Impératrice, qui était gazelle et qui fut prise dans les serres d’un faucon)

Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

et évoquant l’enfance, une enfance qui remplit cet arrière plan à la fin, dont les ombres se reflètent savamment aux murs, jouant une chorégraphie étonnante, où ils deviennent gigantesques et presque menaçants quand un groupe va chercher et la femme du teinturier, puis Barak, images d’une beauté et d’une poésie indicible, et créatrices par leur simplicité même d’une énorme émotion.

 

Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

 

Si Respectant une histoire qui n’est qu’allers et retours entre le monde de l’ailleurs du couple impérial, monde mythologique de divinités et de magie, et  le monde de l’ici-bas, des humains avec leur rustrerie et leur coeur tout simple, Warlikowski divise l’espace en premier et arrière plan, mais le divise aussi latéralement, côté jardin le royaume de l’Empereur, côté cour le domaine de Barak et de sa femme avec son mur de machines à laver de “beautiful laundrette” et ses chariots de blanchisseurs et au milieu, une table qui servira aux deux couples jusqu’à la scène finale.
Côté jardin deux chaises longues en cuir, séparées par un aquarium, côté cour un lit sur lequel dort au début la femme du teinturier pendant que les scènes initiales se déroulent côté jardin. Et Warlikowski va jouer de ces oppositions, de ces rapprochements et des facilités d’un espace global qui isole çà et là des espaces secondaires. C’est d’abord des deux côtés les deux femmes qui dorment, comme si elles rêvaient mutuellement l’une de l’autre, puis plus avant dans l’opéra à la fin du deuxième acte, c’est d’un côté l’impératrice et de l’autre Barak, chacun dormant de son côté, chacun peut-être projetant son fantasme de l’autre côté de la scène: car la psyché est évidemment au centre de ce regard acéré mais pas destructeur de Warlikowski: visions psychanalytiques de l’enfance avec cette petite fille rousse comme l’Impératrice qui traverse tout l’opéra,

Keikobad et l'Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Keikobad et l’Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

puis de l’Impératrice avec son père, Keikobad, sorte de mort vivant plié en deux avec lequel plus aucun rapport n’est possible: jeux de l’enfance aussi où les enfants sont, on l’a vu, les faucons, mais miment aussi des adultes comme les secrétaires du Geisterbote (excellent Sebastian Holecek au timbre si velouté, à la voix de baryton basse si douce et si chantante) ou finissent même par être de vrais enfants, qui envahissent tout l’espace scénique à la fin.
La vidéo s’impose dans l’espace initial par cette projection de l’Année dernière à Marienbad, film sur le fil ténu qui sépare rêve et  réalité,  sur les basculements vers le fantastique, avec la douce et trouble Delphine Seyrig, une fenêtre aussi nous montre plusieurs fois l’espace du film, les grands couloirs rococo, le parc du château de Nymphenburg (car le film a été tourné…à Munich, ce qui rapproche encore plus le spectateur d’univers familiers) et Delphine Seyrig, qui par son habit rappellerait presque la Nourrice, une  Delphine Seyrig vieillie et devenue une manière de magicienne qui ordonne tout ce qui se déroule, veillant en permanence en scène sur les deux premiers actes, tout de blanc vêtue en costume et cape au premier acte, en noir et blanc au deuxième, et redevenue plus féminine au troisième, où elle va être chassée (enfermée dans une camisole de force- toujours l’asile)  et sortie manu militari: il faut une personnalité hors pair,

Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

il faut Deborah Polaski pour incarner cette nourrice-là, castratrice, dominatrice, maîtresse d’un jeu presque sado-masochiste: le jeune homme envoyé à la teinturière n’est  par exemple qu’un prostitué payé par la nourrice; elle est celle qui manipule tous les personnages, qu’elle soit active en scène ou étendue sur la chaise de relaxation, dormant les yeux couverts de lunettes à mousse ( ces cache-yeux utilisés dans les avions pour dormir). Elle n’est pas une Oenone inféodée à sa maîtresse, elle est celle qui tire les fils, celle qui fait renverser les valeurs, celle qui fait passer du monde éthéré du couple impérial à celui du couple de teinturiers, du Walhalla plein d’amertume et d’angoisse à un Nibelheim qui serait non pas une antichambre de l’enfer, mais au contraire la chambre de l’humanité simple et aimante, rendue encore plus humaine par la voix merveilleusement chaleureuse de Wolfang Koch.
Et cet espace est traversé de vieux serviteurs, de femmes de chambres, qui servent des alcools, d’infirmières. Trouvaille étonnante: on retrouve au royaume de Keikobad, le père de l’impératrice, ces serviteurs zélés, vieillis, au profil anguleux et ressemblant à ces têtes de faucons vus précédemment auprès de l’Empereur, comme s’ils étaient des faucons vieillis, au service d’un royaume divin qui se nécrose.
Et puis, des images d’une habileté impressionnante, comme la vision du désir de meurtre de l’Empereur au deuxième acte, dans une forêt profonde de bouleaux qu’on pénètre, et qui abrite des centaines de tombes, où l’on finit par voir comme émergeant des tombes la fauconnerie de l’Empereur, ou bien la tempête qui  conclut l’acte en une sorte d’irrésistible typhon comme le typhon musical qui s’abat alors sur la salle. Ce monde aquatique, tantôt tempétueux et terrible, tantôt calmé, serein, comme l’aquarium du premier plan, image à la fois d’un espace bourgeois, ou vision vidéo de fonds poissonneux projetée au début du troisième acte, comme une métaphore des âmes tourmentées tantôt agitées, tantôt apaisées.
L’histoire se déroule selon son implacable logique, bien plus tendue qu’à l’accoutumée, de cette tension qu’ont les contes qui peuvent basculer sans cesse dans le drame et se déroulent au bord du gouffre. Et tout se termine dans cette explosion extraordinaire d’enfants, dont nous avons parlé, en un final qui n’est sans doute pas pour moi le plus émouvant musicalement de l’opéra, et où la morale qui est véhiculée, celle du couple bourgeois du début du XXème siècle n’est pas vraiment l’idéal d’une société d’aujourd’hui, mais dont Warlikowski retourne totalement l’image finale: les quatre protagonistes ne sont pas face au public à chanter leur joie dans la béatitude, comme souvent. Ils sont autour de la table qui a toujours servi de lieu de rencontre dans toute l’oeuvre, autour de laquelle on a dîné, on a bu, on a crié, on a pleuré: ils sont autour de la table, comme si Monsieur et Madame Empereur recevaient Monsieur et Madame Teinturier, des voisins qui trinquent ensemble et boivent le champagne, image d’une humanité banale à la fois émouvante, mais aussi terrible, car bientôt, les enfants disparaissent, et les quatre protagonistes restent seuls, regardent dans le vide, comme plongés dans un ennui existentiel, et la joie devient angoisse, angoisse de la vie ordinaire, de la vie petite bourgeoise sous les regards, projetés au mur, des mythes de l’époque, cinématographiques ou non, dans l’ordre, Batman, Jesus, Gandhi, King-Kong et Marilyn Monroe (un clin d’oeil à sa mise en scène de l’Affaire Makropoulos): vision ironique qui n’est pas sans rappeler le final du Crépuscule des Dieux de Carstorf: la retombée sur terre, l’ordinaire du quotidien, et les mythes d’aujourd’hui qui mêlent vrais et faux héros, vrais et faux cultes: la vie vécue et rêvée, comme au cinéma, comme à Marienbad…
Face à un tel travail, les chanteurs sont tellement suivis et soutenus qu’ils constituent un plateau de très bon niveau et très homogène. La précision du travail scénique les contraint à l’engagement, même ceux qui sont habituellement rétifs comme Johan Botha, qui en fait un minimum, ce qui est pour lui un maximum…
D’abord rendons hommage aux anonymes, à tous ces personnages secondaires que la mise en scène ne montre pas et qui chantent en coulisse ou dans la fosse, ces membres de l’excellente troupe de Munich. Je ne résiste pas au plaisir de citer le faucon bouleversant de Eri Nakamura et la voix d’en haut d’Okka von der Dammerau. J’ai déjà dit le bien que je pensais de Sebastian Holecek, Geisterbote au rôle épisodique, mais essentiel dans la première scène, et qui montre une voix de baryton basse très chantante et très présente en même temps. On a beaucoup dit qu’on n’entendait pas Deborah Polaski, en Amme, la nourrice. Elle est un personnage tellement fort, tellement présent, tellement incarné qu’on en oublierait presque les faiblesses vocales, qui certes sont notables, notamment dans le grave, totalement détimbré, et avec de sérieux problèmes de justesse à l’aigu, mais en revanche avec des moments de fulgurance où cet aigu sort comme avant…Alors, oui, il y a des problèmes, mais cela va avec le personnage déglingué qu’elle incarne, cela va avec sa couleur, cela va avec ce que veut lui faire faire Warlikowski.
C’est d’ailleurs le cas de tous les protagonistes de ce plateau: pris collectivement, ils sont somptueux, ils ont une présence folle, ils sont tellement dans le jeu, dans leur personnage  que les question vocales passent forcément aux second plan. Disons qu’ils ont tous la voix du rôle, mais dans des costumes pour certains à peine un peu étriqués.

Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

J’attendais peu de Elena Pankratova, j’avais trouvé sa femme du teinturier (qu’elle interprète partout en Europe) à Milan sans personnalité, et sa voix sans éclat. Elle est ici d’abord un personnage extraordinaire, un tantinet vulgaire, un peu frustre, sans aucun recul sur les choses, habillée de noir (comme l’Impératrice) ou de rouge

La teinturière en Platinette L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
La teinturière en Platinette  © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

avec sa perruque blonde platinée qui en fait presque une copie de Platinette, l’acteur italien travesti et un peu drag queen: elle devient un “mezzo de caractère”…cela lui va très bien et la voix est venue,  bien sortie, bien projetée notamment aux deuxième et troisième actes. Warlikowski en fait un type physique tel que cette voix sans vraie élégance lui colle parfaitement. Evidemment on attend dans ce type de rôle une Herlitzius, une Jones, une Nilsson qui ont ou avaient une toute autre envergure, et une voix plus tranchante, mais Elena Pankratova est ici parfaitement à sa place, et s’en sort avec tous les honneurs et un très gros succès public.

L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
L’Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Adrianne Pieczonka ne m’a jamais totalement convaincu non plus: la voix est très ronde, très belle, mais la personnalité n’est pas toujours au rendez-vous. Cependant déjà cet été à Aix, elle était une belle Chrysothemis, elle est ici une très belle Impératrice, un peu aux limites à l’aigu (qu’elle a raté une fois, à la fin), mais le personnage est là aussi parfaitement convaincant: son réveil est vraiment magnifique (alors qu’on sait qu’il est un moment redoutable pour le soprano), avec une ductilité vocale notable et un timbre somptueux. L’Impératrice a la couleur d’une Sieglinde (Rysanek fut les deux, éblouissante): Pieczonka est plus convaincante qu’une Magee dans le même rôle et mérite le succès immense remporté.

Johan Botha, on le sait, n’est pas une bête de scène et son rôle d’Empereur pétrifié lui irait plutôt bien.  Warlikowski ne lui en demande pas trop; néanmoins, il réussit à être au moins dans le personnage à défaut de l’incarner. La voix est celle du rôle, chant élégant, diction exemplaire, timbre clair, mais les aigus sont un peu serrés et rétrécis: il n’a aucun charisme mais néanmoins, aidé par la mise en scène qui en fait un personnage pâle, il s’en sort très bien; comme on dit il passe sans encombre.
Enfin, Wolfgang Koch, Barak lointain successeur de Walter Berry est ici sans doute le plus totalement adéquat des quatre protagonistes: la voix est chaleureuse, douce. Le chant est stylé, la diction impeccable et la clarté de l’émission exemplaire. Il incarne le personnage, avec un style physique un peu pataud, un peu lourdaud, mais s’il l’incarne physiquement, vocalement il diffuse une noblesse intérieure qui le rend terriblement émouvant. Une très grande réussite pour un rôle qui pourrait fort bien devenir fétiche pour lui.
Dans cette soirée, les voix sont plus qu’honorables et très engagées mais ce n’est pas elles qu’on retiendra: on leur tient grâce de ce qu’elles contribuent à mettre en valeur l’éblouissant travail du metteur en scène et d’un orchestre prodigieux, qui ne les couvre jamais, qui les soutient, et qui, malgré l’extraordinaire symphonisme de l’oeuvre, ne tombe jamais dans l’excès sonore: on en revient au noyau de cette soirée, Petrenko, Petrenko et encore Petrenko.
Il est un peu tard pour qui voudrait tenter les dernières représentations de cette série, les 4 et 7 décembre; mais guettez cette Frau ohne Schatten quand Petrenko la reprendra, car si elle est reprise pour le Festival en juillet, c’est avec un autre chef, Kirill Petrenko étant pris par les répétitions de Bayreuth.
Nous referons le voyage de Munich:  ce pourrait bien être, et pour longtemps, la production de référence de ce début de règne et cela confirme que la Bayerische Staatsoper est sans doute le meilleur opéra d’Europe actuellement.
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Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013
Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 19 août 2013 (Dir.Mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le Dieu de Bayreuth a pris en pitié le pauvre pèlerin. Il a fait tomber du ciel un billet pour Götterdämmerung, que je me suis empressé de ramasser et d’empocher fiévreusement. Bien sûr, arriver en cours de Ring, presque après la fête, c’est toujours un peu frustrant. Mais ne pas voir ce spectacle alors que je suis à Bayreuth l’aurait été encore plus. Et puis, je vais pouvoir juger de la réaction du public, et de ce qui va m’être concédé de la mise en scène. C’est déjà beaucoup.
La frustration est encore plus forte à la sortie de ce spectacle complexe, luxuriant, d’une intelligence redoutable, d’une précision technique exceptionnelle,  très discutable dans ses choix, qui a mis les nerfs d’une bonne partie du public à rude épreuve. À oeuvre d’art totale, vision totale du monde, espace et temps compris. Les lieux changent sans cesse, on passe de Berlin à New York, de l’Est à l’Ouest, les époques changent aussi, avec une préférence pour les années d’avant la Wende, avant la réunification. Les personnages sont tous border-line, filles du Rhin en dégaine à la David Lynch ou Quentin Tarantino, Nornes en prétresses Vaudou, Hagen coiffé en skinhead-iroquois, Gutrune follement entichée d’une Isetta toute pimpante. Bref, comme l’a dit Castorf, le Ring est un “beau bordel”. Après ce Götterdämmerung, on ne peut que le constater.
Si l’accueil musical a été très positif, avec un triomphe pour le chef, les sifflets n’ont pas manqué pour la mise en scène, mais le sifflet est retombé vu l’absence du metteur en scène pour l’entretenir, lui qui a violemment provoqué le public à la Première pendant plus de 10 minutes. C’est donc dans une ambiance très concentrée et plutôt sage que la soirée s’est déroulée.
N’ayant vu que des photos des autres journées et de Rheingold, je ne peux rien conclure de définitif sur ce travail, je ne peux que référer ce que des amis plus chanceux que moi m’ont dit: Rheingold est le plus réussi, puis les choses s’étirent, se répètent et finalement se diluent un peu: des idées prises isolément séduisantes, mais qui ne donnent pas une véritable ligne ni un vrai propos à l’ensemble. À considérer ce Götterdämmerung, c’est bien l’impression qui prévaut: des idées à profusion, qu’on arrive à peine à suivre tant elles sont nombreuses, des idées sensées reproduire la profusion du monde, sa diversité, ses contradictions, mais aussi sa singularité qui est aujourd’hui en quelque sorte “la vie par le pétrole”. Deux voitures à l’opposé du spectre automobile, une Isetta, minuscule  voiture italienne produite aussi en Allemagne produite dans les années 50, une Mercédès noire décapotable, objet symbole de luxe ostentatoire;

La publicité pour le plastique de Schkopau @Enirco Nawrath

une publicité immense qui prend toute la hauteur de scène pour une firme de plastique (Buna) de l’Allemagne de l’Est “Plaste und Elaste aus Schkopau” utilisant les mots de l’Est (on ne disait pas plastique ou élastique à l’Est mais Plaste et Elaste), Schkopau étant une ville proche de Halle et du complexe chimique et industriel de Merseburg. Un magasin de fruits et légumes adossé au mur de Berlin, voisinant un kiosque de Doner Kebab d’un réalisme incroyable (Carstorf voulait du vrai Doner en train de griller, mais cela ne lui a pas été accordé); un autel vaguement vaudou (avec un coq sacrifié) entourant l’objet adoré, à savoir la Télévision.Le tout installé sur une tournette où, hors cet espace adossé au mur de Berlin, on voit un immense escalier où roulera une poussette en référence au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et d’où s’échapperont des dizaines de pommes de terre, légume béni en Allemagne, une façade monumentale empaquetée à la Christo, qu’on prend pour le Reichstag, et qui se découvre être la façade de Wall Street. En bref, un monde, notre monde, avec tous ses caractères, ses défauts, ses petits rien, le tout distribué sur un espace réduit, et dans un décor stupéfiant (il n’y a pas d’autre mot) du décorateur serbe Aleksandar Denič. Cette accumulation dit quelque chose du concept. Frank Castorf ne veut rien moins que voir dans le Ring un raccourci de notre histoire, lue au travers de l’importance de l’enjeu énergétique qui pour lui détermine largement les tensions politiques, notamment Est-Ouest; il l’a dit et écrit, l’Or d’aujourd’hui c’est le pétrole. Le pétrole est partout, sur les murs, dans les bidons, mais aussi dans ces bâches de plastique noir qui entourent des objets (meubles d’Allemagne de l’Est), mais habillent aussi les Nornes quand elles apparaissent, ou protègent les cadavres enfin (Siegfried); cet Or noir, Hagen le fait pisser aux pieds du cadavre de Siegfried en frappant un bidon de sa hache, cet Or noir, il brûle dans un bidon dans lequel les filles du Rhin jetteront l’anneau, et qu’elles regarderont avec Hagen dans une sorte de fascination rêveuse (belle image finale!). Castorf nous offre un concentré de l’activité humaine, avec ses foules emportées par un leader (Hagen et ses militants, agitant des drapeaux de tous les pays), avec ses petits malfrats, ses petits commerçants (les Gibichungen), ses SDF. Un monde qui malgré tout reste religieux, d’une religiosité qui confine à la superstition (l’autel vaudou aménagé par les Nornes autour de la TV semble être celui surdécoré d’une de ces vierges espagnoles , mais évoque aussi la déesse mère (Erda, dont les Nornes sont filles selon Wagner). L’utilisation de la vidéo en direct (Andreas Deinert & Jens Crull, remarquables ) renforce quelquefois la tension  comme dans la scène du choeur du deuxième acte, où les reprises dans la foule (visages tendus, mangeant, buvant, criant) au rythme de la musique multiplient les points de vue et finissent par étourdir, ou lorsque le visage des chanteurs est surpris dans ses expressions, ses mimiques, ses rictus, ses regards.
L’autre utilisation est plus évocatoire, gros plan sur le visage de Wotan qui observe Waltraute en train d’essayer de convaincre Brünnhilde, ou marche sereine de Hagen dans une sorte de forêt infinie après le meurtre de Siegfried, ou même image finale du corps de Hagen mort, apaisé, flottant dans un canot pneumatique sur des eaux calmées. Incontestablement, il y a là des images fortes. Il y a aussi des scènes impressionnantes réglées à la perfection, comme la scène du rapt de Brünnhilde par Siegfried habillé en Gunther, sorte de ballet autour de la roulotte de métal qui est le nid d’amour de Brünnhilde et Siegfried ou même la scène des filles du Rhin, qui transportent un cadavre dans leur voiture (à moins que ce ne soit un SDF qui s’y est réfugié).
Ce concept d’un trop plein désordonné qui donne à penser et à voir à profusion dilue comme je l’ai dit la direction originelle et n’arrive pas à dessiner une unité, à moins que ce ne soit voulu (le “joyeux bordel” dont il était question) et sans doute Carstorf devra-t-il reprendre et affiner un travail qui ont le sait, n’est jamais pleinement achevé la première année (il a fallu à Chéreau trois saisons).

Wallstreet ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il me semble par exemple que le final gagnerait à être plus clair. La course poursuite des filles du Rhin, entourant Brünnhilde pour récupérer l’anneau, qui courent entre les colonnes de Wall Street et y déposent un tableau (un Picasso je crois) est un peu cryptique: certes, cette allusion à la valeur désormais monétaire de l’art, monnayable comme le pétrole est claire, mais dans la succession d’événements de ce final, cela reste moins clairement exprimé. Brünnhilde, arrose d’essence le plateau tournant, on pense que l’ensemble va s’embraser mais au final elle n’allume pas de bûcher et va finir par se contenter du feu d’un bidon brûlant: car pas d’incendie du Walhalla/Wall Street dans ce Ring, tout reste en place, et les Filles du Rhin, avec Hagen interdit et hagard, contemplent le feu du bidon qui brûle, image assez poétique doublée de celle du corps de Hagen flottant dans la vidéo projetée au dessus. Une aventure se termine, mais l’aventure du monde continue. D’ailleurs, la tournette n’est-elle pas le symbole d’une terre qui continue de tourner, quels que soient les lieux et les événements?

Siegfried et Gutrune ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Au-delà de ce qu’on voit, on ne peut que saluer la qualité technique de ce travail, du très grand théâtre, d’une incroyable précision dans les effets, dans  les mouvements aussi et dans la direction d’acteurs. Dans un espace aussi réduit (le palais-étal de fruits et légumes/Kiosque de Doner Kebab), réussir à insérer tout le choeur, à le faire mouvoir avec un ordonnancement digne d’un ballet et semblant un joyeux désordre, c’est vraiment époustouflant; la direction d’acteurs aussi est très précise, on le voit par exemple avec Gutrune (très bonne Allison Oakes, meilleure actrice que chanteuse, notamment à la fin) qui défend rageusement son Isetta quand Brünnhilde s’appuie dessus: dans cette scène du second acte où elle se marie, l’Isetta semble le seul enjeu notable et cette vanité  est très bien rendue théâtralement. Le jeu avec l’escalier monumental, les niveaux en hauteur, les éclairages incroyablement précis et subtils, tout cela force l’admiration. Mais la technique et même la virtuosité technique de cette équipe reste au service d’un travail où la ligne reste troublée, comme ces image télévisuelles sans décodeur qu’on voyait aux débuts de Canal+:  on perçoit, on sent, on hume, on ne voit pas totalement (à la différence très nette avec l’entreprise de Andreas Kriegenburg à Munich – lui qui a été longtemps le plus étroit collaborateur de Frank Castorf à la Volksbühne de Berlin). Le travail de Castorf mérite d’ultérieurs approfondissements, trop de trop tue, mais on connait le goût pour l’excès du maître (du gourou?)  de la Rosa-Luxemburg Platz. Il reste que c’est une entreprise immensément respectable, du moins à ce qu’on en voit dans ce Götterdämmerung.
Musicalement, il en va tout autrement auprès du public au moins. L’accueil a été très chaleureux à triomphant pour la distribution, délirant pour le chef.
Kirill Petrenko dirige ce Götterdämmerung avec une énergie peu commune, un relief impressionnant, et une clarté cristalline. C’est traditionnel à Bayreuth d’entendre tous les détails de l’orchestre, avec ses cuivres atténués si le chef a pris la mesure de l’acoustique et du fonctionnement de la fosse. On entend tout, c’est très intense et très présent, et la fosse ne couvre jamais les chanteurs, contrairement à ce que j’ai lu. Il y a des moments qui sont proprement phénoménaux: tout le deuxième acte, fou d’énergie qui cloue le public sur place, la marche funèbre de Siegfried, jamais grandiloquente, mais d’une profondeur et d’une majesté écrasantes, les mesures finales, dont la poésie accompagne les images apaisées dont on parlait plus haut. Une vraie performance qu’on n’avait pas entendue à Bayreuth (du moins pour ma part) depuis longtemps dans le Ring
Le choeur de Bayreuth dirigé par Eberhard Friedrich (qui devrait quitter Berlin pour Hambourg, si j’ai bien lu) est comme toujours extraordinaire de présence et de puissance dans ce deuxième acte fascinant qui est pour moi le sommet de la soirée.
Du côté des solistes, c’est plus contrasté, même si l’ensemble reste très homogène et passe la rampe de Bayreuth sans problème. Mais voilà, ce qui est possible dans la salle très avantageuse de Bayreuth ne l’est pas toujours ailleurs et bien des chanteurs de cette distribution très défendables ici se perdraient dans une salle moins favorable (comme Bastille, ou même la Scala).

Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est le cas pour Catherine Foster, une Brünnhilde très correcte, mais pas exceptionnelle qui a une voix sans éclat ni relief au centre et dans les graves, mais des aigus somptueux, sonores, larges: c’est malgré tout assez décevant dans la partie finale, où elle ne fait rien ressentir (on est loin, très loin, très très loin même de Nina Stemme à Munich ou même Irene Theorin à Berlin et Milan), même si ses deux premiers actes sont bien meilleurs. C’est aussi le cas pour le Hagen d’Attila Jun, le personnage principal de la production, une voix sonore au départ qui s’atténue peu à peu, qui remplit avec aisance la salle du Festspielhaus, mais qui n’a pas du tout cette puissance et cette profondeur qu’on attend de Hagen (je l’ai entendu à Pâques dans Gurnemanz, et tout en étant honorable, il n’avait pas non plus la surface vocale attendue). Mais c’est un vrai personnage et il obtient un très grand triomphe.
Le cas de Lance Ryan est plus délicat. Voilà un chanteur qui depuis 7 ans promène Siegfried partout, un peu plus à l’aise dans Siegfried (de Siegfried) que dans celui de Götterdämmerung: chanteur endurant, très à l’aise en scène dans son style de personnage un peu marginal pas très sympa, voulu par la mise en scène, mais qui a détruit sa voix. Il y a des moments où on n’a pas l’impression qu’il chante, mais qu’il crie, de manière nasalisée, avec un timbre désagréable. D’autant plus dommage que j’ai entendu ses tous premiers Siegfried à Karlsruhe et qu’il y était magnifique. Il obtient un bon succès sans excès, ce qui pour Bayreuth équivaut à l’indifférence, mais il n’est pas hué. Très bon et très intense Gunther de Alejandro Marco-Burmeister (l’Amfortas du Parsifal de Schlingensief) un Gunther très présent, avantageux en scène, à la voix noble et bien posée. Allison Oakes en Gutrune  réussit ses deux premiers actes (elle est une excellente actrice), mais son troisième acte est piteux, avec des fautes de mesure et une voix éteinte. Martin Winkler est un Alberich (en slip avec une veste et des bottes: normal, il a presque tout perdu) qui obtient un beau succès (sans doute aussi en référence aux épisodes précédents) avec une voix claire et large, moins sombre que ce à quoi on s’attend pour Alberich, mais un vrai personnage.

Brünnhilde et Waltraute ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Waltraute de Claudia Mahnke (qui chante aussi la deuxième Norne) est correcte sans plus: elle a la voix, mais pas l’intensité voulue (on en connaît de bien meilleures, comme une certaine Waltraud Meier).

Les filles du Rhin et Siegfried ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les trois filles du Rhin sont vraiment excellentes, les voix s’accordent bien ensemble et leur jeu est remarquable quant aux Nornes, si la première est somptueuse (Okka von der Dammerau), la troisième est inaudible, presque gênante, voix cassée, aucune musicalité, problèmes de justesse (Christiane Kohl).

Les Nornes ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le bilan de tout cela: une belle soirée, intense, magnifiquement dirigée, avec une mise en scène pour moi encore en devenir, mais pas vraiment scandaleuse: les personnages sont là, tels qu’en eux-mêmes, Castorf ne change rien des rapports, des interactions, des caractères, il les insère simplement dans un contexte qui est le monde tel qu’il le voit (qui est peut-être déjà un monde du passé, à l’heure du numérique, des émergents et de Edward Snowden), un monde riche d’images fortes mais un théâtre encore à mon avis à clarifier et approfondir.
Ceci étant, et je vais faire hurler certains de mes lecteurs, c’est en tous cas le Götterdämmerung le plus intéressant et le plus stimulant vu à Bayreuth depuis Harry Kupfer il y a une vingtaine d’années. Comme on le voit, la mise en scène allemande venue de la DDR (Kupfer, Castorf, Kriegenburg) se porte bien.
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Les Gibichungen: Gutrune, Hagen, Gunther ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

BAYREUTH 2013 / BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: DER RING DES NIBELUNGEN – QUELQUES MOTS SUR CE QU’ON ENTEND ET SUR CE QU’ON LIT

Walküre Acte I (puits de pétrole en Azerbaïdjan il y a un siècle) © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

J’ai peu de chance de voir le Ring de Frank Castorf cette année. J’irai à Bayreuth, mais pour voir encore le Tannhäuser problématique de Sebastian Baumgarten, dirigé cette année par Axel Kober, et pour le Fliegende Holländer dirigé par Christian Thielemann. Entre les représentations j’aurai peut-être la chance d’attraper un Siegfried ou un Götterdämmerung, mais ne rêvons pas.
On a donc pu entendre  les retransmissions radio en direct sur BR (Bayerischer Rundfunk): à noter que France Musique a depuis longtemps renoncé à ces directs, qui étaient pourtant il y a quelques décennies une sorte de passage obligé. C’est ainsi, grâce au direct de Bayreuth sur France Musique que j’ai pu entendre le Tristan und Isolde de Carlos Kleiber de 1975. Les têtes pensantes de France Musique considèrent sans doute que le festival de Bayreuth, surtout en cette année de bicentenaire, ne vaut pas tripette, et que ce qu’ils programment à la place est tellement plus stimulant…Même si à un moment ou un autre France Musique retransmettra en différé, il est clair que le direct a quelque chose de plus urgent, et que l’on participe un peu plus à l’événement et pour qui s’occupe de musique, le Festival de Bayreuth est un événement.

Rheingold, les géants.© Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

A entendre les retransmissions, les réactions du public, la direction musicale et les voix (avec la distance que procure la radio), et à lire les critiques de la presse allemande, on comprend que quelque part, les deux soeurs Wagner ont gagné la partie: la mise en scène n’est pas accueillie de manière pire que d’autres (Tannhäuser par Baumgarten, ou Parsifal par Schlingensief) les voix ont l’air de s’en sortir avec grand honneur, et la direction musicale, même en radio, apparaît comme extraordinaire.
Il me semble en effet qu’au-delà de ces manifestations de bicentenaire, après le demi-échec des Frühwerke (oeuvres de jeunesse) comme je l’ai expliqué dans un article précédent (voir l’article dans ce site), les médias et une partie du public attendaient un épouvantable scandale à cause de l’épouvantail Frank Castorf et une distribution sur le papier considérée comme moyenne: seule la direction musicale qui excitait la curiosité. Vu ainsi, on allait à l’échec; et un échec sur ce Ring, c’était une menace sur la gestion même du festival par les deux soeurs, en conflit larvé avec les tutelles (et notamment l’État de Bavière) et l’attente en embuscade d’éventuels successeurs, de la famille ou non, toujours prêts à relever le défi. La réforme de 1976 avait bien stipulé que si aucun membre de la famille Wagner ne se révélait apte à gérer le Festival, celui-ci serait confié à un professionnel par le conseil d’administration. On peut bien penser qu’il y a de potentiels candidats, dans la famille (bien généreuse en conflits internes et en exclus, à commencer par toute la descendance de Wieland Wagner) et hors famille. Wolfgang Wagner, vieux renard, avait essayé d’imposer sa fille Katharina en excluant son autre fille d ‘un premier lit Eva, qui pourtant est celle des deux qui a la plus grande expérience dans le monde de l’opéra, conseillère artistique de Stéphane Lissner au Châtelet, puis à Aix (où elle a préparé le Ring d’Aix et Salzbourg), puis au MET. Dans le partage des tâches qui semble s’être construit lorsque la solution bicéphale a été arrêtée, Eva apparaît responsable de l’artistique (et plutôt du chant), tandis que Katharina est chargée de la gestion au quotidien, de la communication et des productions: c’est à Katharina qu’on doit le retour en force du Regietheater sur la colline verte (Christoph Schlingensief, Christoph Marthaler, Sebastian Baumgarten, Jan Philipp Gloger, Stephan Herheim, Hans Neuenfels), bref un générique qui fait le bonheur des vieux wagnériens (au sens des vieux croyants de Khovantchina…). Katharina s’est frottée à la mise en scène un peu partout en Allemagne et a commencé à Bayreuth par une production des Meistersinger, très discutée, mais très courageuse et très intelligente où elle a crânement posé le problème de Bayreuth et du nazisme, et notamment du destin de cette oeuvre, la seule autorisée jusqu’à la fin par Hitler à Bayreuth.
Les deux soeurs, à peine enterré le patriarche, ont dû à la fois affronter les travailleurs saisonniers du Festival qui ont menacé sécession, puis le regard un peu distant des curateurs. Elles sont entrées en conflit avec la Société des Amis de Bayreuth, et ont suscité la naissance d’une société rivale (les choses se sont arrangées depuis) et entretiennent comme je l’ai rappelé des relations tendues avec l’Etat de Bavière, principal bailleur de fonds (depuis les origines….). Il est clair que tout ce qui entoure le Festival les attendait au tournant, comme on dit.

Rheingold © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Je l’ai écrit par ailleurs, le Festival de Bayreuth étant un festival à public captif avec à peu près une demande 10 fois supérieure à l’offre, la question du marketing ne s’est jamais posée, et ce Festival peut se permettre d’être le dernier à ne pas utiliser internet pour la location, à avoir une communication minimale, avec un matériel au design discutable etc…etc…Encore que la manière dont au dernier moment les (magnifiques) photos de la production du Ring ont inondé internet et la presse internationale est un joli coup de pub !

Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Mais peu importe, l’important est que Bayreuth reste envers et contre tout, bon an mal an et au grand dam des détracteurs, une rampe de lancement d’artistes, une référence pour la travail scénique, cet atelier (Werkstatt) souhaité dès 1951 par Wieland et Wolfgang: rappelons quand même que Wieland devenu une référence historique de LA représentation wagnérienne a essuyé en son temps les mêmes insultes que les Chéreau et autres. Un atelier, cela veut dire un lieu de propositions, de travail continu, le lieu des points de vue. En ce sens il est clair que le Ring de cette année sera modifié l’an prochain par Castorf.

Rheingold Nibelheim © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Ce que je vais écrire sur ce Ring est donc par force sujet à caution, dans la mesure où je n’ai qu’entendu la musique et vu des photos de production que je vais reproduire ici, à partir de quoi on peut déjà se faire non une opinion mais une idée vague de ce qu’il en est.
L’audition de Rheingold, Walküre et Siegfried est d’abord stupéfiante de clarté. On sent qu’un soin tout particulier a été donné à la diction, ce qui veut dire à la fois attention du chef (on sait qu’il a assisté à toutes les répétitions scéniques depuis le 22 avril) et attention du metteur en scène au ton; d’ailleurs, les variations d’expression sont nombreuses et laissent deviner un chant particulièrement accentué, coloré, composé (au sens de composition scénique et textuelle) c’est évident à entendre Wolfgang Koch qui fait un Wotan apparemment remarquable, une sorte de belcantiste wagnérien, mais aussi Burckhard Ulrich (extraordinaire d’expressivité) et Martin Winkler (Alberich), ainsi que Günther Groissböck dans un magnifique Fasolt.

Johan Botha (Siegmund) © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Johan Botha (Siegmund) chante toujours bien, mais sans particulière expressivité (même si je ne le voyais pas en scène, je le devinais…).

Walküre Acte III, presque traditionnel © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Cette présence du théâtre en bouche chez pratiquement tous les protagonistes, cette attention au texte est un atout majeur dans un Ring, car il met en scène d’emblée des personnages et non des chanteurs. Du côté des femmes, notamment Sieglinde et Brünnhilde, rien à redire apparemment: l’engagement d’Anja Kampe est évident (très intense au 2ème acte de Walkyrie)et Catherine Foster est impressionnante: cela confirme la bonne santé du chant wagnérien.  Anja Kampe est une bonne Sieglinde (à l’entendre en radio) mais elle n’est pas meilleure que d’autres (notamment Eva-Maria Westbroek ou même Waltraud Meier, toujours exceptionnelle en scène), Catherine Foster est vraiment une grande voix: son réveil dans Siegfried est remarquable, même si elle me semble abuser du vibrato. La voix est claire, limpide. Et dans le troisième acte de la Walkyrie elle est vraiment émouvante: elle démontre là être une grande artiste.
Kirill Petrenko est très surprenant: tout le monde a noté son énergie, son sens dramatique (les critiques italiennes à son Rheingold romain étaient unanimes) et les comptes rendus de sa direction à Bayreuth vont toutes dans ce sens. Mais ce qui m’a frappé en écoutant ce travail c’est d’abord, en accord avec la diction des chanteurs, l’extraordinaire clarté du rendu orchestral, il rend la partition translucide, et il épouse le texte d’une manière stupéfiante, donnant encore plus de couleur à la musique, accentuant les contrastes, accompagnant très doucement quelquefois, brutalement forte voire fortissimo ensuite. Le début du deuxième acte de Siegfried commence par un murmure noir de l’orchestre, qu’on entend à peine pour monter ensuite en crescendo dramatique d’une très grande tension. Le réveil de Brünnhilde dans Siegfried n’est que chatoiement de timbres, tout comme le final de Walküre. C’est une très grande direction, cela s’entend immédiatement, mais qui va bien plus loin que l’énergie, le dramatique, c’est une construction d’un relief inouï. Ah, oui on a envie de voler à Bayreuth!

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Évidemment, il est plus difficile de parler d’une mise en scène qu’on n’a pas vu, et je ne tenterai pas l’exégèse. Entre les déclarations de Frank Castorf et ce qu’en disent les critiques, et à la vue des photos, quelques remarques de base quand même dictées par l’expérience et par un regard attentif sur les traces photographiques, ou d’un mythe complètement démythifié: regardez la photo ci-dessous: qui peut deviner qu’il s’agit du duo d’amour de Siegfried ?

Siegfried Acte III, duo Siegfried Brünnhilde © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

D’abord, on sent chez les journalistes une surprise, la surprise qui serait la traduction d’un “tiens ce n’est pas si terrible que ça”…Frank Castorf est lui aussi un vieux renard du théâtre, il a choisi lui aussi de raconter une histoire, qui n’est pas celle du mythe allemand mais d’un mythe en négatif, en puisant dans l’univers du cinéma (certains on parlé d’atmosphère à la Tarantino) qu’il utilise d’ailleurs dans la mise en scène: il fait apparemment de Rheingold un film de série B, une sorte de mauvaise comédie et de mauvais acteurs, un film de gangsters. Que Wotan soit un gangster, qui nage dans l’abus de pouvoir comme les filles dans le Rhin, c’est évident. Il fait de cette histoire le parcours de l’Or noir, des premiers puits d’Azerbaïdjan (Walküre 1er acte), jusqu’à Wall Street (Götterdämmerung).

Décor de Rheingold © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Rheingold se passe dans un motel de la route 66, avec sa station service. Apparemment c’est suffisamment bien fait et habile pour que le public soit au moins partagé (il paraît même que les huées étaient plutôt rares à Walküre). Faire de l’Or noir l’enjeu du pouvoir , c’est presque banal, vu l’importance de la question énergétique aujourd’hui, et les enjeux politiques qu’elle génère, ainsi que les guerres et la violence (voir les états d’Asie centrale, les guerres en Irak etc…). Que le Ring soit l’histoire dérisoire de notre monde, une histoire violente, assez sale, où l’amour est piétiné au nom du gain et du pouvoir et non pas le grandiose mythe des Dieux (qui chutent, ne l’oublions pas), c’est suffisamment banal pour que Castorf ne soit pas accusé de trahison: en ce sens, l’approche est bien voisine, à un autre niveau, de celle de Bieito dans son Boris de Munich. Là où Calixto Bieito montrait Poutine et Sarkozy, Frank Castorf montre Wotan en gangster de mauvais film, même sens de la lecture politique, même manière de nous dire “ces oeuvres nous parlent, hic et nunc” et peut-être nous déchirent-elles.

Siegfried Acte III, Erda/Wanderer © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Avoir vu les photos des décors d’Aleksandar Denić installés sur une tournette permet à la fois de constater qu’ils sont beaux (au moins les photos), impressionnants, et cohérents avec une esthétique de l’ironie et de la distance vaguement inspirés aussi par la bande dessinée. Les parisiens le connaissent d’ailleurs puisqu’il était l’auteur du beau décor de la Dame aux Camélias tellement honnie par une partie du public.
Enfin, un point indiscutable est l’importance de Frank Castorf dans le théâtre allemand. Il représente ces artistes produits par l’ex-Allemagne de l’Est qui véhiculent un théâtre militant, politique, qui réfléchit de manière chirurgicale au destin allemand, à la germanité (les parisiens ont vu il y a quelques années Meistersinger à Chaillot et plusieurs autres spectacles depuis 2000), mais aussi un homme de théâtre très rigoureux malgré une allure un peu distanciée et déjantée. C’est incontestablement un intellectuel représentant d’un théâtre dit “postdramatique” dans lequel il insère des textes de référence, des éléments biographiques tressés dans l’oeuvre (ce qui lui a été interdit par contrat à Bayreuth), une sorte de théâtre de l’intertextualité et un théâtre évidemment politique. Pour ma part j’ai vu de lui outre La Dame aux Camélias (voir le compte rendu dans ce blog), Meistersinger, que j’avais trouvé moins réussi, et surtout l’Idiot de Dostoïevski, pur chef d’oeuvre de théâtre, inoubliable. Et on peut donc lui faire confiance dans une lecture acérée du texte de Wagner, notamment lorsqu’il dit que le Ring est “fröhliches Anarchie” autant dire un “joyeux bordel”. Il a laissé des interviews, où il ironise sur la direction, sur les temps de répétition (9 jours pour Rheingold, c’est pure folie!) où il affirme qu’il ne veut pas faire un Ring de bicentenaire, il lui suffit de faire un Ring de l’année. Bref, il joue son vieux routier de la provocation, lui qui fut sous la DDR pratiquement chassé de tous les théâtres où il travaillait et où ses mises en scènes étaient interdites. Castorf est l’un des hommes de théâtre les plus importants de l’Europe d’aujourd’hui, et il est encore et toujours une sorte de Seigneur dans sa forteresse de l’Est, la Volksbühne de Berlin sur laquelle trône un fier  néon “OST”: c’est un homme avec lequel il est quelquefois difficile de travailler (j’ai discuté avec quelques uns de ses comédiens qui quelquefois en souffrent); Christoph Marthaler en sait quelque chose, lui qui a codirigé la Volksbühne pendant quelques années où il a produit parmi ses plus beaux spectacles (La Vie Parisienne, Légendes de la Forêt viennoise). Mais Castorf  reste une des grandes figures du théâtre de ce temps, l’une des plus importantes de l’Allemagne “post-Wende”, et en ce sens, l’appeler à Bayreuth est pleinement légitime et lui donner le Ring, cette incroyable histoire de pouvoir, est totalement juste. J’attends avec impatience l’occasion de voir ce spectacle et je vous engage demain à brancher votre internet à 15h57 sur le site de Bayerischer Rundfunk pour la conclusion,  Götterdämmerung.
Quelques remarques à propos de ce Götterdämmerung radiophonique: une direction musicale toujours aussi somptueuse, à la fois analytique, énergique, ironique, qui suit de près les chanteurs. Il faudrait évidemment voir la scène pour comprendre comment le chef travaille avec la mise en scène, élément essentiel à Bayreuth, mais d’emblée, c’est le Ring de Petrenko. Relative déception du côté des chanteurs, moins à l’aise semble-t-il, Attila Jun en Hagen ne me convainc pas, il manque de présence et surtout de noirceur. Catherine Foster a un peu de mal à la fin (les aigus semblent un peu tirés) mais fait de beaux premier et deuxième acte. Lance Ryan faisait encore il y a cinq ans de beaux Siegfried (aussi bien dans Siegfried que dans Götterdämmerung), le Siegfried de Götterdämmerung ne lui convient plus du tout, on est à la limite de la justesse, émission trop nasale, une manière de chanter quelquefois à la limite de l’acceptable. Je n’ai pas trop aimé la Gutrune de Allison Oakes, mais bien aimé en revanche la Waltraute très présente de Claudia Mahnke qui chantait aussi Fricka et l’Alberich de Martin Winkler, une très bonne prestation tout au long du Ring. Toutes ces observations à l’écoute de la radio, et donc évidemment sujettes à modification dès que j’entendrai et je verrai ce Ring, dans un mois ou dans un an….
Car on l’a tous compris, ce spectacle est discutable, encore irrégulier (sans doute les choses vont-elles se préciser), le public est partagé mais il y a des moments que tous disent exceptionnels et c’est paraît-il le plus convaincant des dernières années musicalement (et pour bien des critiques , et musicalement et scéniquement). Que demande peuple wagnérien?
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Les filles du Rhin © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON

La façade de la Bayerische Staatsoper

Dans le paysage des opéras européens, la Bayerische Staatsoper a une place particulière. Je l’ai écrit souvent, c’est une institution d’une stabilité modèle. Vous y alliez en 1980, vous y retournez en 2013, et les rituels sont les mêmes, les repères sont les mêmes, jusqu’à la glace à la vanille aux framboises chaudes avec un public à peu près immuable, des jeunes habitués aux places debout au public chic de l’orchestre, plutôt habillé, et quelquefois à la bavaroise.  Le  cadre, restauré et remis à neuf il y a 50 ans après les bombardements de la seconde guerre mondiale, est élégant, d’un rose apaisant et tout cela fait qu’on s’y sent bien: contrairement à d’autres salles, on lit à tous les étages l’histoire du théâtre, bustes des directeurs musicaux ou de grands chefs, portraits de chanteurs, de chefs, de directeurs: Sir Peter Jonas, Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta (pas trop réussi!). J’aime me promener dans un théâtre qui respire son histoire, et du même coup ravive mes souvenirs. A Munich, pour ma part, ils s’appellent Sawallisch et Kleiber.
L’Opéra est actuellement dirigé par Nikolaus Bachler, un autrichien qui a dirigé les Wiener Festwochen, la Volksoper de Vienne et le Burgtheater, c’est à dire (Staatsoper mis à part) les plus grosses institutions viennoises; c’est un soutien des grands metteurs en scène allemands et du théâtre à l’allemande, ce qui ne manque pas de susciter l’ire des opposants (je lisais encore récemment quelques remarques acerbes contre sa politique sur le fameux blog italien de la Grisi – Il corriere della Grisi). A noter que son directeur de casting est Pål  Moe qui le fut à Paris sous Hugues Gall.
La saison 2013-2014 marque le début au pupitre de Generalmusikdirektor de Kirill Petrenko qui succède à Kent Nagano, GMD depuis 2006, dont le départ de Munich a étonné tous les mélomanes. Kent Nagano devrait aller à Hambourg comme GMD de l’Opéra (il succède à Simone Young) à partir de 2015 et à Göteborg dès la saison prochaine. Au vu de l’accueil chaleureux du public à chacune de ses apparitions, et du succès incroyable, et mérité qu’il a reçu lors des représentations auxquelles j’ai dernièrement assisté, Kent Nagano sera sans doute regretté, même si Kirill Petrenko est considéré comme un  futur (déjà) grand de la baguette. Le chef russe a déjà dirigé l’Opéra de Meiningen, en Thuringe, unedes jolies salles d’Allemagne, avec un passé riche de grands musiciens (Hans von Bülow, Richard Strauss, Max Reger), puis la Komische Oper de Berlin, il arrive à Munich l’année-même de ses débuts dans le Ring à Bayreuth.

Munich est un théâtre de répertoire à l’allemande, avec une troupe qui a toujours été de très bon niveau et il offrira en 2013-2014  5 nouvelles productions dans la saison (et deux lors du festival). Dernière originalité justement, le mois de juillet est le mois du Festival, les Münchner Opernfestspiele qui en général proposent des représentations du répertoire de l’opéra avec des distributions exceptionnelles, des nouvelles productions reprises dans la saison suivante, et les nouvelles productions de la saison passée avec leur distribution originale (dans ma jeunesse mélomaniaque je faisais des allers/retours Bayreuth-Munich, “courant” de Chéreau à Kleiber et passant la moitié des nuits à rouler sur les 219 km qui séparent les deux villes. Cet heureux temps n’est plus (enfin..presque).
Cette année, la saison propose donc cinq nouvelles productions, dont une par l’opéra studio qui n’est pas encore fixée et trois dirigées par Kirill Petrenko, Die Frau ohne Schatten, de Richard Strauss mise en scène de Krzysztof Warlikowski (6 représentations en novembre-décembre et deux en juin-juillet dirigées par Sebastian Weigle), avec Adrianne Pieczonka, Johann Botha, Deborah Polaski, Wolfgang Koch (John Lundgren en juin-juillet), et hélas Elena Pankratova, La Clemenza di Tito de Mozart dans une mise en scène de Jan Bosse, né en 1969, connu surtout comme metteur en scène de théâtre (il a été metteur en scène résident du Deutsches Schauspielhaus Hamburg et de 2007 à 2010 il a rempli cette fonction au Maxim Gorki Theater de Berlin) avec notamment Toby Spence et Kristine Opolais, en février 2014 et en juillet ( dirigé par Adam Fischer, puisque Petrenko sera en répétition à Bayreuth en juillet 2014 et ne dirigera pas à Munich pendant le Festival) et enfin Die Soldaten de Zimmermann, dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (celui du fameux Ring munichois) en mai et juin 2014, avec une distribution dominée par Barbara Hannigan dans laquelle on note Hanna Schwarz (la Fricka de Chéreau!) , Endrik Wottrich (hum…) et Michael Nagy.
La dernière nouvelle production de la saison, c’est La Forza del Destino de Verdi dirigée par Asher Fisch (hum) mise en scène par Martin Kušej (cela c’est prometteur) avec…Anja Harteros et Jonas Kaufmann, entourés de Ludovic Tézier, Nadia Krasteva et Vitalyi Kowaljow du 22 décembre au 11 janvier et 3 représentations du 25 au 31 juillet. Vous savez désormais où passer le nouvel an 2014…
Le festival propose deux nouvelles productions, Guillaume Tell de Rossini en version française, mise en scène du  jeune Antú Romero Nunes, né en 1983, actuel metteur en scène résident au Maxim Gorki Theater de Berlin) grande promesse de la scène allemande, dirigé par Dan Ettinger, chef israélien qui commence à se faire un nom (directeur musical du Nationaltheater de Mannheim, il commence à diriger régulièrement au MET), donc une équipe relativement jeune, avec une très solide distribution: Michael Volle, Marina Poplavskaia, Bryan Hymel, Günther Groissböck. Eh oui, notre directeur de l’opéra de Paris-qui-veut-valoriser le-répertoire-français, n’a pas été capable de monter un Rossini français (l’an prochain, c’est Lyon et la Scala qui coproduisent le Comte Ory, quant à Moïse, depuis 1984, disparu dans les oubliettes de l’histoire): il faudra aller à Munich voir ce  chef d’œuvre qu’est Guillaume Tell.
Dernière nouvelle production du Festival, L’Orfeo de Monteverdi, dirigé par l’excellent Ivor Bolton, sans doute le prélude à une trilogie dans une mise en scène du jeune et talentueux David Bösch (qui mettra en scène le Simon Boccanegra de Lyon en 2014) avec Christian Gerhaher dans Orfeo, ce qui suffit à motiver pour faire le voyage et coupler avec La Forza del Destino (5 représentations du 20 au 30 juillet).
Mais dans un opéra de répertoire, il faut aussi repérer les reprises: à Munich il y a souvent de beaux soirs, voir de grands soirs, les distributions sont presque toujours très solides. Vous serez rarement déçus.
Commençons par les représentations dirigées par Kirill Petrenko: il va reprendre en décembre 2013 Tosca (4 représentations du 6 au 18 décembre) avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dans la mise en scène bien connue de Luc Bondy, en janvier Eugen Onegin dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski avec Kristine Opolais, Edgaras Monvidas et Artur Rucinski,  Der Rosenkavalier pour 3 représentations début mars (2, 5, 8 mars) dans la légendaire production de Otto Schenk avec Soile Isokoski, Peter Rose, Alice Coote, Martin Gantner, Mojka Erdmann reprise pour 4 représentations fin juillet 2014 dans la même distribution, mais dirigé par Constantin Trinks, un chef qu’on commence à voir beaucoup, Boris Godunov dans la mise en scène de Calixto Bieito toujours en mars 2014 (5 représentations) du 16 au 31/03 2014 avec Anatoli Kotscherga en Boris, Gerhard Siegel en Schuiskij, Brindley Sherratt en Pimen.
Voilà quelques occasions de sauter dans un TGV pour Munich, il y en a d’autres dans le reste du répertoire, même si il manque au pupitre quelques grands chefs, il y a de bons voire de grands chanteurs et donc les amoureux du chant trouveront de quoi étancher leur soif. Veut-on Mozart? en septembre un Don Giovanni dirigé par Louis Langrée, dans la mise en scène de Stephan Kimmig, avec Simon Keenlyside, Dorothea Röschmann, Bernard Richter, Kyle Ketelsen, Elza van der Heever…pas si mal, surtout si on prolonge (nous sommes en septembre octobre) par des Nozze di Figaro dirigées par Ivor Bolton, avec Stéphane Degout et Genia Kühmeier, ainsi que Vito Priante en Figaro. A la même période, un Wozzeck  dirigé par Lothar Koenigs, mise en scène Andreas Kriegenburg avec Simon Keenlyside, Wolfgang Ablinger-Sperrhake et la Marie de Angela Denoke. On compte pas mal de représentations de Rigoletto, dans la mise en scène très discutée de Arpad Schilling dirigée en octobre par Stefano Ranzani(moui) mais en avril et mai par Marco Armiliato (c’est nettement mieux) avec selon les dates Franco Vassallo, Joseph Calleja, Erin Morley ou Alexandra Kurzak. Signalons au passage la production vue à Lyon (Gregor Jarzyna) de L’enfant et les sortilèges (Ravel) et Der Zwerg (Alexander von Zemlinsky) dirigée comme à Lyon par Martyn Brabbins (octobre), fin octobre et novembre une Rusalka (Production de Martin Kušej) avec Kristine Opolais et Georg Zeppenfeld entre autres, dirigée par le jeune et excellent Tomáš Hanus, une reprise du Trovatore (version Olivier Py) créé en juin prochain, avec Jonas Kaufmann (eh! oui,  Jonas Kaufmann est munichois, il est là, sous la main) mais sans Anja Harteros remplacée par Krassimira Stoyanova, ce qui est très bien aussi et le Luna de Vitalyi Bilyy, que je viens à peine de voir en Macbeth à la Scala, et qui est un chanteur très honnête, sous la direction de Paolo Carignani. Signalons encore en novembre une bonne Zauberflöte (direction Ivor Bolton, mise en scène sans doute surannée de August Everding, je la vis au début des années 1980) mais très bien distribuée: Toby Spence, Günther Groissböck, Albina Shagimuratova (magnifique reine de la nuit) et Genia Kühmeier, sans oublier les trois enfants du Tölzer Knabenchor. Passons sur une Bohème avec Ana Maria Martinez (en décembre) ou Anita Hartig (en mai, préférable) mais le mois de décembre, entre cette Bohème de routine, et Tosca (Petrenko et Naglestad) ,  Forza del Destino (Kaufmann et Harteros) et Hänsel und Gretel, mise en scène de Richard Jones et dirigé par Tomáš Hanus,  on a de quoi passer de bonnes soirées. En lisant cette programmation, et ce n’est pas fini, vous comprenez sans doute qu’il faut passer par Munich !
Entrons en 2014. En ce début janvier très chargé en productions intéressantes (Eugen Onegin, La Forza del Destino par exemple) on trouve aussi La Traviata, avec plusieurs distributions en janvier, avril, juillet 2014: Paolo Carignani dirigera les représentations de janvier et juillet, Pietro Rizzo celles d’avril. Bien sûr, il faudra supporter la mise en scène de Günter Krämer (mais toutes ses productions ne sont pas ratées), mais les distributions ne sont pas indifférentes: Violetta sera Ailyn Pérez en janvier, la très attendue Sonya Yoncheva en avril et Diana Damrau pour le Festival en juillet, Alfredo sera Charles Castronovo en janvier, Rolando Villazon (qui fait de Munich une de ses scènes de référence) en avril et Joseph Calleja en juillet. A noter que ce dernier qui chantait surtout au MET commence à se faire entendre un peu partout en Europe et c’est justice. quant à Germont, ce sera Thomas Hampson en janvier, Leo Nucci en avril et Simon Keenlyside en juillet. Avouez que ce n’est pas si mal au total, pour des reprises de répertoire. notons aussi en janvier (4 représentations) une belle reprise de La Calisto de Cavalli dans la mise en scène de David Alden et sous la direction de Ivor Bolton, avec notamment Christophe Dumaux et Danielle de Niese, dans la seconde quinzaine de janvier et en juin/juillet 2014, une reprise de Der Fliegende Holländer sous la direction de Gabriel Feltz en janvier et juillet, et Asher Fisch une fois en juin, dans la mise en scène de Peter Konwitschny, qui fut sous Peter Jonas le metteur en scène de référence des Wagner, dans une distribution riche, Evguenyi Nikitin en janvier dans le Hollandais (Johan Reuter en juin et Alan Held en juillet), Kwanchoul Youn en Daland (janvier) et Hans Peter König (en juin juillet), un florilège des meilleurs Erik du moment, Michael König en janvier, Klaus Florian Vogt une fois en juin, et Peter Seiffert en juillet, et deux Senta de référence, Anja Kampe en janvier et juin et Adrianne Pieczonka en juillet. Enfin, toujours en janvier, Kent Nagano reviendra au pupitre pour une reprise de la dernière création mondiale (2012) de Jörg Widmann, livret de Peter Sloterdijk, Babylon,  pour trois représentations dans la mise en scène de La Fura dels Baus(Carlus Padrissa) avec Willard White, Anna Prohaska, Gabriele Schnaut;  en janvier et février, retourne aussi pour trois représentations (dernière le 5 février) Turandot, dans une mise en scène là encore de Carlus Padrissa (La Fura dels Baus) avec Lise Lindstrom (Turandot) Yonghoon Lee (Calaf) et Anita Hartig (Liù). Toujours en février, une reprise des Contes d’Hoffmann, dans la mise en scène de Richard Jones (vue à la TV) pour trois représentations là aussi, production dirigée par Constantin Trinks, avec Joseph Calleja, grand titulaire actuel du rôle, l’excellent Laurent Naouri, Kate Lindsey dans la Muse et Nicklausse et Rachel Gilmore (Olympia) , Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta).
Du 13 au 24 février (5 représentations),  belle distribution pour une reprise de Turco in Italia de Rossini dirigé par Maurizio Benini et mis en scène par Christof Loy(hum), qui comprend Ildebrando d’Arcangelo et Nino Machaidze, mais aussi Lawrence Brownlee et l’excellent Vito Priante, en passe de devenir le baryton Mozart/Rossini du moment. A ce Turco in Italia répondra en mars pour 4 représentations (du 4 au 12) une série de Cenerentola, dirigée par Riccardo Frizza dans la mise en scène légendaire de Jean-Pierre Ponnelle, avec Tara Erraught dans Angelina, Lawrence Brownlee en Ramiro, Alex Esposito en Alidoro. En mars et juin aussi, Madama Butterfly dans deux distributions (celle de juin me paraît un peu plus stimulante) dirigée par Keri Lynn Wilson en mars (3 représentations du 11 au 19 mars) et Daniele Rustioni (3 représentations du 12 au 19 juin), dans une mise en scène de Wolf Busse avec Olga Guryakova (mars) et Ana Maria Martinez (juin), Dmytro Popov ( mars) Joseph Calleja (juin) en Pinkerton Levente Molnar (mars) et Markus Eiche (juin) en Sharpless, Okka von der Damerau étant Suzuki dans les deux distributions.
Une reprise de Salomé illuminera la fin du mois de mars avec Asher Fisch au pupitre, dans la mise en scène de William Friedkin qui sera l’écrin de Nadja Michael dont au connaît l’interprétation engagée, entourée de Alan Held, Gabriele Schnaut, Andreas Conrad, Joseph Kaiser. Du solide, tout comme cette reprise de la vieille Carmen de Lina Wertmüller, dirigée par Carlo Montanaro (un chef italien habitué des fosses d’opéra de répertoire) dans une distribution classique et honnête, Anita Rashvelishvili, Olga Mykytenko, Marcello Giordani (un urlando furioso…) et le très bon Kyle Ketelsen (27 mars-3 avril, 3 représentations). En avril, on reverra aussi, outre La Traviata (voir ci-dessus), le Simon Boccanegra mis en scène par Dmitri Tcherniakov (nouvelle production de juin 2013), dirigé par le solide Bertrand de Billy, un français ignoré voire totalement inconnu en France et qui écume les scènes allemandes et autrichiennes pour 4 représentations en avril, avec George Gagnidze (hum), Krassimira Stoyaniova (mille fois oui!), Vitalij Kowaljow et Stefano Secco, ainsi que le Parsifal traditionnel et pascal de Peter Konwitschny, dirigé cette fois par Asher Fisch, avec Angela Denoke (Kundry), Nicolai Schukoff (Parsifal), Kwanchoul Youn (Gurnemanz) et Levente Molnar (Amfortas). Asher Fisch, dont le nom revient souvent semble presque avoir le statut de deuxième chef invité et remplacer Petrenko là où le GMD traditionnellement est au pupitre (notamment le Parsifal de Pâques), le rôle que Fabio Luisi rempli au MET par rapport à James Levine. Enfin, cet avril très diversifié se conclura par un Rigoletto (Arpad Schilling pour la production  et Marco Armiliato dans la fosse) dont nous avons déjà parlé plus haut. Si en mai Anita Hartig sera Mimi dans une Bohème de répertoire dirigée par Marco Armiliato, on retrouvera aussi L’Elisir d’amore (mise en scène David Bösch) dirigé par Carlo Montanaro avec Alexandra Kurzak et Pavol Breslik, Ambrogio Maestri et Levente Molnar (du répertoire de bonne série) et Ariadne auf Naxos, un opéra très lié à ce théâtre, dirigé par Asher Fisch, dans la mise en scène de Robert Carsen, avec Ricarda Merbeth dans la Primadonna, Jane Archibald dans Zerbinetta, Angela Brower dans le Compositeur et Robert Dean Smith comme Bacchus: une distribution solide qu’on retrouvera presque intégralement en juillet 2014 pour une représentation où cependant Sophie Koch sera le Compositeur.
En mai-juin 2014 (23 mai-7 juin) aussi 5 représentations et une en juillet (le 30) destinées à remplir le tiroir-caisse, du Barbiere di Siviglia, dirigé par l’honnête Antonello Allemandi dans une mise en scène de Ferruccio Soleri (l’Arlecchino légendaire du Piccolo Teatro de Milan) avec Kate Lindsey dans Rosina, le jeune russe Rodion Pogossov en Figaro, Peter Rose en Basilio et surtout (pour les caisses et la joie du public) Juan Diego Florez en Almaviva!
Juin sera très marqué par la nouvelle production de Die Soldaten (Kirill Petrenko/Andreas Kriegenburg) que nous avons déjà évoquée, mais notons quand même outre Madama Butterfly (voir ci-dessus) deux reprises d’importance, I Capuletti ed i Montecchi de Bellini du 11 au 18 juin,dans la mise en scène de Vincent Boussard et les costumes de Christian Lacroix avec rien moins que Elina Garanca dans Romeo, la jolie Ekaterina Siurina dans Giulietta et le très bon Matthew Polenzani dans Tebaldo, et la direction (sans doute propre) de Riccardo Frizza et surtout le Macbeth  de Verdi, pour les débuts du Festival (deux représentations les 27 juin et 1er juillet 2014), dans la mise en scène de Martin Kušej, et sous la direction de Paolo Carignani avec Simon Keenlyside (!) et Anna Netrebko (!!), il faut y courir,  Ildar Abdrazakov en Banco et Joseph Calleja en Macduff. A ne pas manquer évidemment.
Nous avons plus ou moins passé en revue toutes les représentations du mois de Festival 2014, que vous pourrez retrouver dans le corps du texte, sauf deux représentations spéciales de juillet (les 20 et 27) pour l’apparition annuelle d’Edita Gruberova dans ses rôles de bel canto de prédilection et dans ses plus beaux restes: ce sera l’an prochain Lucrezia Borgia, mise en scène de Christof Loy, direction Paolo Arrivabeni, avec Pavol Breslik, John Releya, et Silvia Tro Santafé.
On le voit au terme de ce long parcours, que la saison munichoise est riche, variée, d’un niveau très régulier, de très correct à remarquable, avec des productions la plupart du temps relativement récentes. Trois remarques cependant: la première c’est que Kirill Petrenko semble un GMD  peu moins présent que Nagano les années précédentes (mais c’est une première année) et qu’il semble avoir une béquille du nom d’Asher Fisch ; la deuxième, suite exacte de la première, c’est que je ne pense pas que Kirill Petrenko pourra pendant longtemps ne pas diriger pendant le Festival alors qu’il est le GMD et donc je doute qu’il dirige tous les Ring de Bayreuth prévus (4 ans au bas mot); la troisième, c’est que le prix à payer de distributions régulièrement bonnes (c’est largement le cas), c’est l’absence de grands chefs de référence (à part Petrenko et Nagano, ce sont plutôt de bons chefs de répertoire auxquels on fait appel) même si la présence de jeunes (Trinks, Rustioni) est à remarquer.
Il reste quand même une certitude, c’est que Bayerische Staatsoper a sans doute la saison la plus complète, la plus fournie, la plus équilibrée des grands théâtres européens, et surtout, celle où le niveau est le plus régulier (vers le haut). Je ne peux donc que vous engager à faire le voyage de Munich, en essayant de combiner avec des grands concerts de l’orchestre de la Radio bavaroise ou des Münchner Philharmoniker.
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La salle

 

OPERA NATIONAL DE LYON 2010-2011: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER (Dir.mus.: Kirill PETRENKO, Mise en scène: Alex OLLÉ – La FURA dels BAUS) le 7 juin 2011.

3ème acte (Photo Stofleth)

Très belle réussite que ce Tristan und Isolde lyonnais. C’est pourtant un spectacle qui a connu quelques vicissitudes, annulation du metteur en scène prévu initialement, annulation pour cause de maladie du ténor américain Gary Lehmann prévu pour Tristan (c’est lui qui devrait être le Siegfried du Ring New Yorkais. C’est Alex Ollé, l’un des deux metteurs en scène de la Fura dels Baus, qui a pris la relève de l’un, et Clifton Forbis celle de l’autre. Monter Tristan n’est jamais une mince affaire. Et on note dans le public de Lyon à la fois un comportement inhabituel (quelques départs aux entractes plus nombreux ) et des applaudissements très chaleureux, cadencés, mais qui n’atteignent pas certains triomphes des années précédentes. Wagner est rare à Lyon, et l’initiative de Serge Dorny est d’autant plus méritoire. L’an prochain d’ailleurs, ce sera le tour de Parsifal, dirigé par Kazushi Ono, dans une mise en scène de François Girard (et coproduit avec le MET). Quand un Tristan est programmé, dans une production qui promet, et avec un chef de cette envergure, il n’y a pas à tergiverser, on y va.
C’est Alex Ollé qui assure la mise en scène, et non Carlos Padrissa, le plus échevelé des deux. Dans une œuvre essentiellement faite de duos, sans vraie scène d’ensemble (même si le final du premier acte est quelquefois l’occasion d’introduire une note de spectaculaire comme chez Sellars ou Chéreau). Alex Ollé choisit de se concentrer sur le symbolique et sur les protagonistes, ainsi ne voit-on pas Marke arriver à la toute fin du premier acte, tout se passe en “off” et Tristan reste seul en scène. Dans un espace essentiel, un plateau tournant pour le bateau, un fond de ciel nocturne (avec étoiles filantes…) puis une demie”austère”, dit le programme de salle,  sphère apparaît, qui est une lune, ou une simple tache de lumière, un Maquette du 1er acte, photo la Fura dels baus

cyclorama sur lequel sont projetées des images de mer houleuse, brumeuse ou calme. Les chanteurs sont bien dirigés, et Alex Ollé propose des mouvements plutôt vifs, notamment dans le traitement de Brangäne, jeune, nerveuse, vive. Une image inhabituelle de la servante et confidente d’Isolde, tout comme Kurwenal, plus ironique, plus méprisant plus violent avec les deux femmes, avec des gestes correspondant plus nettement au texte chanté.

Au Maquette du deuxième acte (Photo la Fura dels baus)

deuxième acte, la sphère est sur la scène, côté interne, et figure le château du Roi Marke, avec ses meurtrières, ses portes étroites ses escaliers qui se démultiplient par les jeux d’ombres et de lumière en des formes presque abstraites. Cette sphère semble entourer, protéger les amants de l’extérieur et, dit le metteur en scène, elle reflète (par des vidéos qui sont projetées) refléter leur imaginaire.

Au troisième acte, la sphère est retournée, et elle n’offre qu’un mur écrasant à voir, où Tristan est rejeté vers l’extérieur, comme écrasé. Ainsi ce sont des images qui nous sont offertes, des images souvent fortes, esthétiquement belles, avec un traitement des personnages assez vif (Marke par exemple) et quelques libertés: ici on se tue à coup de fusils, avec des balles qui claquent. Un travail sage, mais dans l’ensemble très cohérent, et assez beau à regarder. Avec de très beaux moments (mort d’Isolde, entrée de Marke, duo d’amour). Un bel écrin pour une équipe de chanteurs très honorable: Ann Petersen ne m’avait pas du tout convaincue dans Freia à Paris il y a une année. La voix est aiguë, assez stridente, et ne semblait pas avoir la ressource nécessaire pour ce rôle qu’elle chante à Lyon pour la première fois: au premier acte, quelques cris désagréables, quelques problèmes de justesse. Peu à peu, les choses s’améliorent, la voix  s’élargit, le registre central est plein, elle nous gratifie de très beaux et surprenants piani et pianissimi filés (avec un orchestre il est vrai supérieur dans l’art de les accompagner) et au total, la prestation d’Ann Petersen est vraiment intéressante, et le personnage est rendu dans sa vérité. Le premier acte m’a beaucoup moins convaincu que le deuxième. quelques difficultés mineures dans la “Liebestod”, sans doute dues à la fatigue, mais l’ensemble est très honorable et souvent convaincant. Clifton Forbis dans Tristan peine aussi à rentrer dans le personnage au premier acte, mais cela s’améliore au deuxième et surtout au troisième, vraiment magnifique, avec des moments de très grande intensité…Tristan convient mieux à cette voix que Florestan, qu’il avait chanté il y a quelques années avec Abbado (Baden-Baden, Reggio Emilia…) et dans lequel il s’était perdu. Même si la voix a un peu vieilli,  il a pour Tristan la force, la projection et un assez joli timbre. Marke est Christoph Fischesser, noté dans Rocco à Lucerne avec Abbado l’an dernier (voir l’article d’août 2010). Belle présence scénique, jeu émouvant, et engagement avec une voix bien posée, une diction modèle et une belle puissance. Le Kurwenal de Jochen Schmeckenbecher est lui aussi doué d’une belle présence, et la qualité du jeu est notable, avec une très belle voix de baryton, une belle diction, et de la puissance aussi. A noter le Melot du jeune Nabil Suleiman, au timbre de très grande qualité, un habitué de Lyon où j’ai plusieurs fois noté la qualité de cet artiste. La toute jeune Brangäne (là aussi une prise de rôle) de Stella Grigorian a de belles qualités de volume et une jolie pâte vocale, mais elle n’a peut-être pas l’épaisseur requise pour le rôle, cela se sent particulièrement au deuxième acte dans les “Habet Acht “. les autres rôles sont très correctement  tenus par le ténor Viktor Antipenko (Ein junger Seemann, ein Hirt) et par le jeune baryton Laurent Laberdesque (Ein Steuermann).

Mais c’est évidemment la direction exceptionnelle de Kirill Petrenko, dont la carrière devient vraiment importante (en 2013, il succède à Kent Nagano à la Bayerische Staatsoper, il dirigera  aussi le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth). Sa direction très adaptée à l’ambiance relativement intime de l’Opéra de Lyon,  accentue les moments de pur lyrisme,  fait entendre des phrases souvent rarement mises en valeur, la manière dont le violoncelle solo du prologue du 3ème est mise en valeur, exaltée même, donne une couleur bouleversante à ce moment. Les grands moments symphoniques ne produisent jamais de gros son, mais au contraire tous les équilibres sont respectés, les voix jamais couvertes, le début du second acte, et l’introduction du duo en crescendo passionnel rappelle l’approche d’Abbado, exceptionnelle en ce début de second acte qui sera exceptionnel de bout en bout On note aussi une très grande élégance dans le geste (la main gauche), bref, un chef qui simplement fait de la musique, et d’une manière tout à fait extraordinaire.

La conclusion s’impose donc, rien que pour écouter l’approche de Petrenko, ce Tristan vaut le voyage, mais pour tout le reste aussi, si vous aimez Wagner, si vous êtes curieux d’artistes encore jeunes abordant ces rôles écrasants, si vous aimez les belles productions solides alors, courez-y, il y a je crois encore quelques places (jusqu’au 22 juin).

 

OPÉRA DE LYON 2009-2010: FESTIVAL POUCHKINE – LA DAME DE PIQUE, de TCHAÏKOVSKI à L’OPERA DE LYON (Dir: Kirill PETRENKO, Mise en scène: Peter STEIN)

A priori, je n’avais pas prévu d’aller revoir ce spectacle de Peter Stein qui m’avait beaucoup déçu lors des représentations de 2008, et qui ne m’avait pas convaincu au niveau du chant. Mais la joie consécutive à Mazeppa, et la perspective d’entendre les mêmes chanteurs et surtout le même chef dans La Dame de Pique, a eu raison de mon hésitation et j’ai assisté, bien m’en a pris, à la dernière représentation du Festival Pouchkine monté à Lyon pour ce mois de mai. J’aime tellement cet opéra! Il m’a réservé une des émotions les plus fortes de ma vie de mélomane, lorsque sur la scène des Champs Elysées, en 1978, je fus comme foudroyé par l’incroyable comtesse de Regina Resnik – nous nous sommes connus plus tard et sommes aujourd’hui très liés – . Regina, assise en étole de fourrure blanche au milieu de la scène, devant l’orchestre (la représentation dirigée par Rostropovitch avec Vichnevskaia en Liza était une version concertante, donnée à l’occasion de l’enregistrement que l’on connaît chez DG), murmurait cette ariette de Grétry en donnant le frisson à la salle, jamais je n’ai entendu aux Champs Elysées une telle ovation, pour cette scène, pour cette seule scène, cela valait tous les voyages. Regina Resnik outre une voix somptueuse,  avait un sens inné du théâtre, un regard, un geste minimal, une diction unique:  tout est dit.

La représentation lyonnaise est de celles qui donnent pleine satisfaction. La production n’est plus vraiment celle que je vis il ya deux ans, car le décor a été détruit (problème d’amiante) et l’on ne l’a pas reconstruit comme pour Mazeppa, mais on a reconstruit des élements de décor noirs qui finalement sont du plus bel effet: la production assise sur le noir et le rouge, acquiert un style qu’elle n’avait pas il y a deux ans, même si, à part souligner le regard ironique de Pouchkine porté sur le monde  ou sur la  vieille comtesse, la mise en scène de Peter Stein n’a pas gagné en génie ni même en intérêt. Mais c’est la musique qui a transcendé la soirée, avec en premier lieu la direction vibrante, colorée, lyrique de Kirill Petrenko, qui exalte les pupitres de l’orchestre de l’Opéra de Lyon et qui ne couvre jamais les voix. Certes, une fois de plus, on peut déplorer cette acoustique sèche et une salle un peu trop petite pour la générosité de l’écriture de Tchaïkovski,  et c’était encore plus net pour Mazeppa à cause du caractère épique de l’oeuvre. Pour la Dame de Pique, qui laisse une place plus forte à l’intimité du drame, c’est un peu moins gênant, sauf pour l’ouverture, qui nécessiterait une salle plus vaste et surtout plus réverbérante. Mais au total, la prestation musicale est remarquable et on se réjouit de revoir Petrenko l’an prochain pour Tristan et Isolde (encore mis en scène par Peter Stein). Je comprends difficilement que chef remarquable n’ait  n’ait eu “l’honneur” de l’opéra de Paris qu’une seule fois, pour une représentation en 2003. Serge Dorny en revanche a du nez…
La distribution n’appelle que des éloges, à commencer par le Hermann de Misha Didyk, vraiment à sa place dans ce rôle très tendu (il fatigue cependant un peu vers la fin): intensité,puissance, maîtrise technique, il domine vraiment la partie et des rôles qu’il a soutenus à Lyon, c’est vraiment celui qui lui convient le mieux. Olga Guryakova est tout aussi intense en Liza, notzamment dans les deux premiers actes, où elle est bouleversante, dans le troisième, elle déçoit un peu (tout comme Didyk d’ailleurs). La Pauline de Elena Maximova, lyrique, élégante, est l’une des bonnes surprises de la soirée, et la Comtesse de Marianna Tarasova est une très belle composition de sorcière en robe à paniers, et la fameuse scène de l’ariette, très bien chantée (même si ce n’est pas Resnik…) est jouée avec une ironie mordante que le public perçoit. Les autres sont tous à leur place, avec une note particulière pour l’élégant Eletski d’Alexey Markov (qui reçoit les applaudissements du public pour son air “ya vas lioubliou” particulièrement réussi pour la chaleur, l’exactitude, l’émission). Enfin, Nikolaï Putilin est un très beau Tomski, personnage vu ici un peu vieillissant, très modéré, une sorte de sage. Les autres rôles sont tenus très correctement.
Au total, une  belle soirée, de très haut niveau, et l’on se réjouit pour tous les jeunes élèves présents: l’ensemble de ce Festival Pouchkine, par son homogénéité, par les choix très justes de distribution, par la direction musicale remarquable de Kirill Petrenko, était un beau cadeau du joli mois de mai. Serge Dorny à la tête de l’Opéra de Lyon, mène une politique intelligente qu’on aimerait voir appliquée à deux heures de TGV de Lyon…

OPÉRA DE LYON 2009-2010: FESTIVAL POUCHKINE -MAZEPPA de P.I.TCHAIKOVSKI 6 mai 2010 (Dir.mus:Kirill PETRENKO avec Anatoli KOTSCHERGA, Nikolaï PUTILIN, Olga GURYAKOVA, Mariana TARASOVA)

060520101968.1273313575.jpgDes dizaines et des dizaines de jeunes, partout dans le théâtre, des fauteuils d’orchestre au poulailler, ils circulent, s’interpellent avant le spectacle, se prennent en photo, et puis font silence dès les premières notes: grâce à la très belle initiative de la Région Rhône-Alpes “Lycéens et apprentis à l’Opéra”, des dizaines de lycées chaque année fréquentent les opéras régionaux ou les grandes salles dédiées à la danse, financés, transportés,  mais aussi préparés aux spectacles. Cette initiative fait de l’Opéra de Lyon la salle la plus ouverte aux jeunes que je connaisse. Cette soirée n’a pas manqué à la règle: c’est le plus gros effort en France en direction de l’Opéra pour que les jeunes puissent pénétrer ce monde qu’ils fréquentent peu.
Et ils ont de la chance en ce moment, ces jeunes de Rhône-Alpes: car l’Opéra de Lyon propose une programmation de haut niveau, qui renoue avec la qualité grâce à la politique de Serge Dorny. En ce mois de mai, les trois opéras de Tchaïkovski, Mazeppa, Eugène Onéguine, La Dame de Pique, sont repris en un “Festival Pouchkine”, fléché dans toute la ville de Lyon, avec la couleur cohérente de trois mises en scènes de Peter Stein, et la garantie de qualité musicale scellée par la présence de Kirill Petrenko au pupitre, et de distributions très homogènes et c’est le cas ce soir, d’un niveau exceptionnel.

060520101967.1273313456.jpgOn connaît peu Kirill Petrenko en France. Ce chef de 37 ans a été directeur musical à Meiningen, théâtre historique de la Thuringe, puis au Komische Oper de Berlin, et en 2013, il dirigera, eh oui, le Ring du bicentenaire de Wagner au Festival de Bayreuth. A chaque fois que je l’ai entendu diriger, ce fut un moment de grâce, dernier en date, l’an dernier, Jenufa à l’Opéra de Munich. Et cette fois-ci de nouveau, on constate la technique, la mise en place parfaite, la dynamique au service de l’action, l’excellente préparation de l’orchestre et une manière toute particulière et séduisante de faire sonner Tchaïkovski, dans une salle malheureusement ingrate pour l’acoustique orchestrale, très sèche, sans aucune réverbération, sans respiration, ce qui pour une oeuvre aussi épique, constitue sans aucun doute une gêne . Je pense que c’est une erreur que d’avoir construit une salle (de Jean Nouvel, rappelons-le) trop petite. C’était sans compter sur l’augmentation régulière des publics.
Petrenko, un nom à retenir, courez l’écouter.

Peter Stein a construit ses trois mises en scène sur des partis pris de fidélité à l’histoire, sans vrai recul, dans des décors de son complice habituel Ferdinand Wögerbauer . Des trois La Dame de Pique m’est apparue de loin la plus décevante , Eugène Onéguine est mieux construit par sa vision d’une société étriquée, vaguement tchékhovienne, mais pour mon goût, c’est Mazeppa la meilleure des trois productions:  un  parti pris qui laisse sa place à l’épopée, mais qui tient compte d’un rapport scène-salle de proximité, et ménage donc aussi des moments d’intimité, avec de très belles images (la bataille de Poltava au troisième acte notamment), et une couleur d’ensemble qui ne manque pas de poésie ( la scène finale est très réussie), avec un traitement pittoresque des costumes et des tapis au premier acte – monde idéal et rêvé d’une Russie d’opérette- qui est lourd d’ironie lorsque l’on considère la suite de l’histoire. Certes, rien de révolutionnaire, il y a longtemps que Peter Stein ne provoque plus de prurit chez le public, mais un spectacle prenant, un parti pris de simplicité et de relatif dépouillement, et une ligne dramatique bien dessinée. J’avais vu ses trois  productions ces dernières années, mais c’est Mazeppa que j’ai voulu revoir, avec une distribution partiellement renouvelée (Nikolaï Putilin en Mazeppa, succédant à Wojtek Drabowicz, disparu en 2007, et Olga Guryakova en Marie succédant à Anna Samuil).

L’ensemble de la distribution réunie n’appelle aucun commentaire négatif. Certes, la voix de Anatoli Kotscherga a vieilli et se montre moins sonore que par le passé (il fut le Boris et le Khovantski d’Abbado), mais elle convient bien au rôle et reste intense, avec une diction absolument impeccable, et l’interprétation est vraiment souveraine. Un très grand Kotchubeï . De même le Mazeppa de Putilin, à la belle voix de baryton, lui aussi doué d’une diction exemplaire, et d’une clarté dans l’émission et d’un timbre séduisant. Il arrive à rendre palpable l’ambiguité du personnage, à la fois un méchant éperdu de pouvoir, mais en même temps un amoureux déchiré entre son ambition et son amour. L’Andreï du ténor ukrainien Misha Didyk réussit lui aussi à rendre  le personnage intense, malgré quelques hésitations au début: il semble avoir plus de difficultés dans le lyrisme, la voix manque de ce velours nécessaire; tout le duo inital avec Marie en effet n’est pas vraiment convaincant. Mais la voix est solide, bien posée, puissante; ce rôle, notamment dans ses parties plus dramatiques lui convient manifestement mieux que celui de Des Grieux, dans ce même théâtre en janvier/février dernier, où il n’était pas vraiment à sa place.

Les deux femmes sont tout à fait convaincantes, la Lioubov de Mariana Tarasova est intense, juste, la voix est puissante, sans aucun problème technique, le timbre est séduisant et le duo avec Marie du second acte est un des sommets de la soirée.La Marie d’Olga Guryakova, est elle aussi vraiment excellente, même si l’on pourrait quelquefois espérer une voix plus modulée dans les parties plus lyriques (on aimerait entendre quelquefois des “piani”): voilà une chanteuse qui est appelée par les plus grands théâtres pour des rôles italiens, elle en a la puissance et l’abattage, il n’est pas sûr qu’elle en ait toujours la subtilité. Mais c’est une vraie voix dramatique, elle aussi intense: l’air final est vraiment bouleversant.

060520101969.1273313632.jpgAu total, voilà un spectacle bien construit, musicalement impeccable ou à peu près, séduisant pour le public qui fait un triomphe à toute la compagnie, et en particulier à Anatoli Kotscherga et au chef. L’initiative de ce Festival est donc une réussite et l’Opéra de Lyon montre une fois de plus l’excellence de ses choix, fondée sur une politique artistique assise sur des artistes de qualité, sur des fidélités, et sur une grande cohérence des choix de répertoire.