BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED (II), de Richard WAGNER le 13 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Pour un compte rendu plus étoffé, se reporter à la représentation du 30 juillet

Je pensais que quelques remarques en apostille de mes textes précédents suffiraient . mais je suis un bavard, et j’ai envie de reparler de Siegfried…voilà donc un texte spécifique…
Car cette deuxième vision de Siegfried a été singulièrement utile. Elle m’a permis d’asseoir mon opinion et mes sentiments sur cette mise en scène, et de confirmer ma satisfaction devant cette vision décapante. Curieusement, le public a réagi plus violemment qu’au Siegfried du Ring I, sans doute aussi parce que le chant n’était pas dans ce Siegfried II à la hauteur des attentes, et que Siegfried est sans doute, plus que les autres jours du Ring de Castorf, le spectacle le plus cynique et le plus dérangeant.
Il y a dans ce Siegfried une présupposition : les idéologies ne fonctionnent pas dans ce monde, et leur mort est programmée, sinon actée,  tout comme Wotan qui est conscient de son échec peut-être dès Rheingold (Erda) ou surtout dès Walküre. Le monde de la toute puissance, ordonné selon ses désirs, est un leurre, et même le rictus de Mao sur le Mount Rushmore version marxiste contient cette ironie-là. En accédant au pouvoir total, vous préparez illico votre perte.

Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Le Wanderer n’est qu’un être fatigué, qui débarrassé de son manteau et de son chapeau, est singulièrement semblable à Alberich, tatouages, Marcel noir, et même carrure…Chéreau l’avait d’ailleurs suggéré à l’acte II lui aussi, en faisant sillonner la forêt par deux ombres grises de même facture. C’est un donné de cette mise en scène de faire de Wotan et d’Alberich des complices qui poursuivent le même but, qui sont de la même trempe ou de la même boue.
Séparé par un mur (de Berlin) dans le décor, le plateau a deux faces : une face idéologies, mortelles et rêvées, et une face qui raconte le monde qu’elles ont façonné. Un monde artificiel, un monde de crime, un monde de menace, un monde de surveillance, un monde d’une noire tristesse dont on ne se sauve pas. Sous la lumière de Minol, la firme pétrolière de la DDR, ce monde est d’un gris que les néons agressifs n’éclairent pas, où les personnages sont incapables d’aller les uns vers les autres.
Pour une fois, Fafner est traité non comme un Dragon, mais comme un humain, un capitaliste qui gère sa fortune, mais parce qu’il est capitaliste, parce qu’il a l’anneau, il reste menacé plus que menaçant (d’où un premier crocodile dans la scène lorsque Fafner répond à Alberich et Wotan).

De même tant que Brünnhilde et Siegfried, évoluent dans le décor Rushmore, le duo fonctionne presque selon les canons habituels, même s’ils évitent soigneusement de se toucher :  le spectateur est rassuré. Avec une perversion tout castorfienne, dès que la musique entame le thème fameux de la Siegfried Idyll, et que l’on devrait s’acheminer avec l’explosion lyrique et l’amour à tout va (ou n’est-ce que le désir?), le couple passe dans le décor urbain, le décor du monde de la déception, et dysfonctionne immédiatement: Siegfried s’ennuie déjà, et lorsque Brünnhilde apparaît en robe de mariée ridicule, il prend un air désolé qui en dit long sur l’avenir.
Le couple est déjà dans la désillusion : les crocodiles (qui copulent gaillardement au fond, je le l’avais pas vu lors de ma première vision, car placé trop à droite), sont là dès que la musique est lyrique, comme une menace, comme signe de la malédiction de l’anneau, comme emblème du capitalisme. Pour Castorf, tout semblant de bonheur n’est qu’illusion. Et de fait, même dans les plus traditionnelles des mises en scènes, le duo d’amour de Siegfried ne peut qu’être illusion puisque dès le début de Götterdämmerung, il y a séparation : le héros ne tient pas en place, le héros s’ennuie et le héros n’aime que lui-même.
En plaçant des crocodiles sur scène, Castorf veut indiquer des symboles (et notamment le capitalisme) mais surtout provoquer de la part du public le refus, la déception, l’amertume et veut donc provoquer les huées, signe de la déception, signe de la volonté de rester dans l’illusion lyrique. Ces huées là cherchent à se venger sur Castorf de l’illusion perdue. C’est bien le sens de la mise en scène de ce duo, clairement marqué en deux parties, qui casse tout lyrisme et tout amour. Et qui évidemment provoque une cruelle désillusion et une cassure dans la complaisance créée par la musique.
Frank Castorf a beaucoup réfléchi aussi au sens de cette éducation programmée de Siegfried par Mime : une éducation programmée, au sens où, Notung reforgée ou pas, Mime a orienté l’éducation de Siegfried exclusivement dans son intérêt, celui de s’emparer du monde. Et ce que suggère Castorf, c’est que devant la ruine des idéologies qui programment le monde, il se forme une minorité d’hommes désireux de le faire exploser, des théoriciens, des intellectuels, d’où la masse de livres autour de la roulotte, d’où aussi l’esclave (Patric Seibert) qui, attaché comme un chien, profite de chaque moment de répit pour lire : c’est lui le futur révolté en gestation.  On a eu de ces modèles en Italie avec les Brigate rosse, on  en a eu en Allemagne avec la Rote Armee Fraktion, et aujourd’hui c’est aussi peut-être ce qui se passe dans l’islamisme radical qui recrute des adolescents un peu illuminés. Il y a dans ce parcours de Siegfried un parcours à la Mohammed Merah, il n’y a qu’à regarder comment il assassine Fafner, ou l’extrême violence inutile du meurtre de Mime. Siegfried, nous dit Castorf, est programmé, non pas pour l’amour, mais pour la destruction. Castorf prend le Ring comme une lecture du monde, ce qu’est cette histoire -en cela, il reste étonnamment fidèle à Wagner – et il en applique la logique extrême à ce qu’il voit de notre monde appliqué essentiellement à Berlin, son univers emblématique.

Quant aux dieux, et notamment à Wotan, il y a belle lurette qu’ils ont abdiqué les valeurs qui en firent des Dieux : Wotan, on l’a vu, est un petit Staline, comme le suggère une projection vidéo saisissante,  c’est aussi un autre Alberich, et Alberich, c’est un défenseur tardif et sans doute dépassé d’un marxisme défunt : on le voit au deuxième acte, dans l’ombre, tout en haut du décor, planter un tout petit drapeau rouge entre les têtes de Marx et Lénine : un nostalgique maladroit et un peu bêtassou.

Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Wotan n’est peut-être vrai que dans sa rencontre avec Erda, vieille connaissance, une des multiples femmes qu’il a connues et qui traversent ce Ring, mais celle sans doute qui l’a marqué le plus, d’où cette scène du début du troisième acte, violente comme une scène de ménage, bien plus vive et vivante, voire vibrante que d’habitude. Une rencontre de vieux fêtard (après la fête…) en frac déglingué, avec une séductrice encore vaguement amoureuse (à son appel, elle choisit sa tenue, comme une actrice entrant en scène et jouant son va-tout) qui lui fera à la fin une petite gâterie, vêtue d’une perruque blonde provocante, ayant changé de look pour accomplir son office. D’ailleurs ce monde de femmes de trottoir, qui nous est présenté dans ce Siegfried,  tout est tarifé.
Seul point d’interrogation : l’apparition finale de l’esclave au premier acte avec un voile de mariée : allusion à la suite ? suprême ironie ? Il faudra encore y réfléchir.
D’un point de vue musical, je reste impressionné par la direction de Kirill Petrenko, avec un orchestre meilleur que dans Siegfried I (plus de scories aux cors), au son peut-être encore plus plein, mais je suis de plus en plus convaincu que l’auditeur en radio sera peut-être déçu de cette direction totalement en phase avec le plateau, mais sans emphase aucune. Ce que nous entendons s’accorde tellement à ce que nous voyons, il y a une telle osmose que si l’on n’est pas dans le spectacle, il est difficile d’être vraiment dans l’orchestre. Et c’est cette tension commune scène-fosse qui fait je crois l’indescriptible triomphe du chef chaque soir, qui n’est pas un chef, mais un révélateur: il révèle avec exactitude et précision tous les recoins de la partition, sans jamais nous dire « vous allez voir ce que vous allez voir », sans jamais intervenir par un effet de relief, par une couleur qui serait une initiative personnelle ; c’est un Ring en version Sachlichkeit, objectivité, le texte, rien que le texte, mais tout le texte. C’est un Ring qui stupéfie, qui fascine, mais sans faire rêver, et c’est en cela qu’il est très neuf.
Ce qui ne nous a pas fait rêver hier, ce sont les errances du plateau. Wolfgang Koch garde son intelligence dans le rendu du texte, dans le phrasé, mais semblait fatigué, avec des aigus qui sortaient mal et quelques fautes de mesure. Il faut dire à sa décharge et à celle des autres (notamment Lance Ryan) que Castorf les fait monter, descendre sur ce décor d’une dizaine de mètres de haut par des échelles, que partie des scènes se déroule en hauteur, et que tout cela ne favorise pas l’homogénéité sonore.
Le Mime de Burkhard Ulrich fait son métier de Mime, avec efficacité, mais sans en exagérer les effets, avec lui aussi une certaine égalité, une certaine retenue : il n’a rien d’un clown, mais c’est le simple héros d’une chronique de la lâcheté ordinaire, qui va faire faire par les autres les crimes qu’il n’ose accomplir.
L’Alberich d’Oleg Bryjak ne me convainc pas vocalement, il chante sans vraie couleur (son début de deuxième acte est scéniquement au point, mais vocalement plat, presque mat). Sorin Coliban en Fafner est intense, puissant, d’autant qu’il chante en homme et pas en dragon, cette manière d’humaniser totalement le personnage sans le cacher derrière un masque lui donne encore plus de relief et de justesse.
Une fois de plus la Erda de Nadine Weissmann montre à la fois des qualités vocales non indifférentes et surtout des qualités scéniques remarquables de naturel : elle est une vraie personnalité, avec un visage qui prend bien à l’image vidéo. Sans doute cela aide-t-il aussi.

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

L’Oiseau de Mirella Hagen m’est apparu un peu moins strident et acide que le 30 juillet. Il reste que cette voix sans fragilité convient bien au personnage voulu par la mise en scène car Carstorf en fait évidemment un vrai personnage, imposant, présent, envahissant même, dans le magnifique costume de Adriana Braga Peretzki de meneuse de revue berlinoise.

Catherine Foster était en totale méforme, de très nombreux aigus massacrés dont la fameuse note finale, devenue un couac terrible, une voix sans éclat, inexpressive, à peine engagée. Certes, cela serait conforme à la mise en scène, pourrait-on dire, mais la force de la mise en scène serait décuplée avec des chanteurs vocalement plus convaincants car alors la frustration née d’une musique sublime et d’une régie cynique, créerait une ambiance explosive.  D’une représentation à l’autre, les choses évoluent en bien ou en mal, pour Catherine Foster, ce fut en mal, car elle avait bien mieux chanté (sans être exceptionnelle) dans le Siegfried I, cette Brünnhilde là reste quand même pour mon goût bien insuffisante.

Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Quant à Lance Ryan, qu’une partie de mes lecteurs apprécient peu, dont ils se plaignent, qu’ils accusent de gâcher la musique, il réussit à s’en sortir un peu.
Je sais bien que je vais être taxé d’une trop grande tolérance, aveuglé que je suis par mon amour de Bayreuth. Je sais bien qu’en radio cette voix peut vite devenir insupportable. Tout cela, je le sais, et je suis prêt à l’accepter. Lance Ryan fut il y a quelques années un Siegfried indiscutable. Il est aujourd’hui un Siegfried largement discuté, et à juste titre.
Mais voilà, hier, il était plutôt meilleur que dans le Siegfried I, même si c’est le Siegfried de Götterdämmerung qui lui va le moins bien. Il était même très défendable dans l’acte I, vaillant, clair, pas trop nasal. Et au point aussi dans l’acte II, même si les parties plus lyriques qui nécessitent une ligne de chant plus homogène ne lui conviennent plus.
Mais la mise en scène le sollicite : ce ne sont que bonds, gambades, escalades, montées, descentes, sauts et on peut comprendre des essoufflements, on peut comprendre l’épuisement lorsqu’il arrive au troisième acte, où il est forcément plus fatigué. Hier, il était quand même bien meilleur que la Brünnhilde de Catherine Foster. On me permettra donc de le défendre, en toute connaissance de cause. Mais dans la mesure où il n’y a plus de Windgassen (qui lui aussi n’avait pas que des bons jours) et qu’il n’y a pas beaucoup de chanteurs capables d’être scéniquement ce Siegfried exceptionnel de vérité et d’agilité que nous avons vu, j’ai la faiblesse (coupable aux yeux de tous les wagnériens puristes, sans doute plus formatés par le disque que par la scène) de penser que Lance Ryan hier a fait honneur à Bayreuth. Dans l’optique de la Gesamtkunstwerk, il était juste.
Il reste qu’il faudra poser la question des chanteurs à Bayreuth, la question des choix d’Eva Wagner (responsable des distributions) et plus généralement des choix effectués depuis une douzaine d’années, plus que la question générale du chant wagnérien, refrain absurde qui se réfère à un âge d’or qui n’est qu’illusion, comme tous les âges d’or : on sait aujourd’hui qu’il y a des chanteurs pour Wagner.
Un Ring comme celui de Munich en 2013 était d’un niveau vocal bien plus étoffé. Mais les deux Mecque wagnériennes, Munich et Bayreuth, n’ont pas la même fonction, notamment depuis 1951. Il faudra aussi en parler et il faudrait que ceux qui braillent contre Bayreuth (de toute éternité, c’est devenu un genre littéraire) en tiennent compte.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 1er AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Ce spectacle a fait l’objet d’un compte rendu en 2013, puisque c’était le seul que j’avais pu voir, sans les autres journées du Ring. Voir le compte rendu.

Götterdämmerung est toujours un moment un peu nostalgique dans un Ring à Bayreuth : c’est en général la fin du séjour tant attendu et on n’aime pas voir le temps avancer jusqu’à l’appel des fanfares au second entracte, le plus beau, celui où l’on reste jusqu’au troisième appel. C’est aussi le moment où l’on se demande comment le Walhalla va s’embraser, quelles idées la mise en scène va installer définitivement, quel concept final elle va asseoir. C’est enfin le moment de se séparer des amis, de prendre congé du lieu, de penser déjà à la prochaine fois. Nostalgie quand tu nous tiens
Moins de surprise pour moi puisque j’avais eu la chance d’avoir un billet pour Götterdämmerung l’an dernier, mais le fait d’avoir vu les deux autres journées et le prologue a permis de tisser des liens, de comprendre certains moments de mise en scène, de mieux entrer dans la logique de ce spectacle que l’an dernier.
Le décor d’Alexander Denić, dont on ne se lassera pas de répéter que c’est sans doute l’un des plus beaux décors de théâtre jamais réalisés, présente quatre faces sur la tournette, une façade gigantesque empaquetée à la Christo (tout le monde pense au Reichtstag…mais…), devant la façade, la roulotte désormais bien connue depuis l’or du Rhin, où Brünnhilde attend Siegfried, puis un escalier monumental coincé entre deux grands murs de brique d’usines,

Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes
Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes

avec sur le côté droit un immense néon (imitant une publicité des autoroutes est-allemandes) à la gloire de Buna, une firme allemande historique, spécialisée dans les produits dérivés du pétrole, et notamment le caoutchouc synthétique, inventé  en 1927 par IG Farben et développé à grande échelle par les nazis, pour remplacer le caoutchouc naturel . La firme s’est installée à Schkopau au nord de Merseburg et donc s’est retrouvée dans l’Allemagne de l’Est, en Sachsen-Anhalt.
Mais il n’y a pas de hasard, Buna fut aussi une usine que l’on voulut installer à Auschwitz-Morowitz, le plus gros complexe pétrochimique jamais construit, et qui ne fut jamais terminé, malgré les milliers de déportés qui participèrent à sa construction et qui y moururent. Ainsi Castorf installe-t-il le pétrole, cette fois par ses dérivés, comme une gloire allemande (inventé sous la république de Weimar), gloire du nazisme, et gloire de la DDR qui chante Plaste und Elaste, mots utilisés à l’Est pour les produits fabriqués. Le pétrole n’a pas d’odeur, ni d’idéologie : il passe des mains des nazis à celui des communistes pour le même usage. Ainsi donc ce néon agressif aux couleurs allemandes, glorifie-t-il une marque qui s’installa à Auschwitz : manière glaçante pour Carstorf de synthétiser l’histoire allemande et de rappeler le rôle de l’industrie (et notamment d’IG Farben) dans le nazisme.

Face berlinoise (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Face berlinoise  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

 

La face adossée au mur (de Berlin ?) représente deux espaces populaires, un magasin de fruits et légumes, où Siegfried mourra, et un kiosque à Döner Kebab « Döner Box » vaguement tenu par les Gibichungen. Enfin dernière face (la tranche qui est à l’opposé du grand escalier dont il était question plus haut), une vitrine avec une grille abritant un autel vaudou, où vont évoluer les Nornes, couvert de grigris et avec un écran de télévision, et qui deviendra refuge pour SDF en déshérence, que Siegfried maltraitera avec méchanceté au moment de sa rencontre avec les filles du Rhin. Au dessus de la vitrine, un escalier qui fait penser aux fire escapes new yorkais.
Des espaces difficiles, réduits, où vont se dérouler tous les épisodes de Götterdämmerung, le plus hétéroclite des livrets du Ring, que Pierre Boulez dans un de ses articles compare à une « ferblanterie ».
« J’ai parlé de « ferblanterie » à propos de la dramaturgie de l’Anneau, c’est vrai et je ne renie pas ce propos. Le livret du Crépuscule, par exemple, est un mélodrame mettant en jeu des ressorts aussi voyants que ceux de Verdi ; complots, trahisons, serments etc.. »(1)
Effectivement, le deuxième acte  est un concentré d’opéra du XIXème : et beaucoup de metteurs en scène ne se sont pas trompés en isolant la nature de ces passages, exemples de basses tractations du monde des hommes, Jürgen Flimm à Bayreuth faisant du palais des Gibichungen un monde de bureaux et d’administration  Kriegenburg à Munich un grand centre commercial vulgaire : bref des lieux sans grandeur. Chéreau en revanche gardait une distance poétique, utilisant la radieuse Gwyneth Jones, tache blanche au milieu de tous ces hommes en noir, dans un paysage nocturne au bord du Rhin merveilleusement évocateur de Richard Peduzzi.

Les Gibichungen  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)
Les Gibichungen © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

Ici, on peut considérer que les relations interpersonnelles de ces Gibichungen vendeurs de Kebab ne sont ni plus ni moins cohérentes que celles affichées par Kriegenburg : Götterdämmerung, c’est en quelque sorte la chute dans le monde, la trahison, la petitesse, auxquelles le héros ne résiste pas, et ici d’autant moins qu’il n’est pas un héros.
Les Nornes (encore magnifique Okka von der Dammerau) arrivent couvertes de sacs à ordures en plastique, comme émergeant d’une décharge publique, elles ôtent leurs « couverture » et apparaissent elles aussi en lamé, chacune avec une des couleur du drapeau allemand, rouge, jaune, noir, (les costumes ont changé depuis l’an dernier, ils étaient plus simples et de couleurs différentes) chacune avec une coiffe particulière, une a des serpents, je n’ai pas repéré les autres, elles ritualisent leur intervention selon le rite vaudou, coq à sacrifier, sang dans lequel on trempe la main, murs lacérés de traces sanguinolentes bougies (cierges ?).

Nornes (et Vaudou)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nornes (et Vaudou) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

C’est l’intrusion du monde primitif, de la croyance première, comme si on allait s’y raccrocher en l’absence (déjà) des dieux, et en l’absence d’espoir terrestre, une croyance-superstition au milieu de laquelle trône un poste de télévision est une vision encore une fois à la fois distanciée et cruelle de notre monde. À la fin de la scène, lorsque le fil se rompt (ici une corde faite avec des sacs plastiques noués entre eux), d’une certaine manière rien ne change, sinon que tout est déjà écrit et que les Nornes n’ont qu’à laisser la place. Il y a donc tout dans ce décor, tout pour illustrer une humanité ordinaire. Il n’y pas  de Crépuscule : le soleil est déjà loin.

Duo d'amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le duo d’amour initial après le départ des Nornes est un moment d’ennui : on est loin de la lumière habituelle. Brünnhilde adossée à la roulotte, Siegfried assis de l’autre côté appuyé sur Notung et songeur; chacun ronge son frein, personne ne se touche, vies parallèles. L’esprit qui présidait au duo final de Siegfried continue de porter ici l’histoire des deux amants. Siegfried par dérision va chercher une poupée figurant un bébé qu’il berce…ou est-ce un vrai bébé (de théâtre?)? Quoi qu’il en soit, comment s’en échapper?
Le voyage de Siegfried sur le Rhin est l’un des moments sans doute les moins lisibles de ce travail, mais l’un des plus terribles. Siegfried ne part pas, il s’endort et rêve en frottant des allumettes. Motif très habituel dans ce Ring que les briquets ou les allumettes, qu’on allume pour faire sauter quelque chose que finalement on ne fait pas sauter (cf Rheingold, mais aussi scène finale de ce Götterdämmerung). Mais cela me rappelle – réminiscence ? erreur ? allusion de Castorf ? –  La petite marchande d’allumettes, d’Andersen, réinterprété dans une œuvre de 1997 d’Helmut Lachenmann, qui utilisait, outre le texte d’Andersen un texte de Gudrun Ensslin, l’une des membres fondatrices de la Rote Armee Fraktion (un thème insistant dans Siegfried), qui est morte suicidée ( ?) en prison en 1977. Lachenmann fait de la petite marchande d’allumettes morte de froid un symbole de l’inhumanité du monde et un motif de révolte.
Frottant en dormant ses allumettes, Siegfried, dont on a vu précédemment les méthodes violentes et l’éducation, me paraît ici confirmer et ses tendances terroristes, et sa marginalité dans le monde, et son inadaptation.
Et les Gibichungen ? Hagen est finalement, avec sa crête punky, le personnage le plus traditionnel, le plus à part, le plus habituel, Gunther en blouson de cuir, qui gère probablement la Döner Box, est un petit patron sans envergure, et Gutrune, magnifiquement interprétée, mais non magnifiquement chantée (hélas) par Allison Oakes, est une greluche plus amoureuse de son Isetta toute neuve préservée elle-aussi sous une bâche en plastique noir (comme Brünnhilde endormie ou comme Siegfried mort) que de son Siegfried, un Siegfried qui boit son philtre préparé par Hagen d’une manière si fugace qu’on pourrait ne pas l’avoir vu : il est en train de boire cannette sur cannette…une goutte de plus ou de moins, et Castorf recommencera au troisième acte à perdre ainsi le spectateur : manière de dire que Siegfried n’a point besoin de philtre pour avoir oublié Brünnhilde. Cela Boulez l’avait déjà exprimé il y a quelques années : le philtre ne fait que souligner le changement d’identité de Siegfried et la perte de toutes ses valeurs.

Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Très belle scène que celle  avec Waltraute, sur des chaises pliantes devant la roulotte rappelant les trois compères du Nibelheim dans Rheingold, un moment de tension porté par Claudia Mahnke, meilleure Waltraute que Fricka, vêtue de lamé, elle aussi (décidément, ces revues berlinoises…). Un moment de vraie violence aussi grâce à Brünnhilde, plutôt à l’aise dans la scène. Et pour tout dire, un moment plus conforme aux habitudes du spectateur.

Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La scène très complexe de l’arrivée de Siegfried sur le rocher de Brünnhilde est réglée plutôt simplement. Scène complexe parce qu’elle pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses ; et Castorf n’y répond pas vraiment non plus. Brünnhilde reconnaît elle Siegfried mal dissimulé ? Siegfried viole-t-il Brünnhilde ? Pourquoi prend-il l’anneau ? Autant de questions auxquelles les mises en scènes ne réussissent pas à répondre, pas plus celle-ci que d’autres.
Siegfried apparaît en Gunther, blouson de cuir noir pantalon noir, lunettes noires pendant que Gunther, en vidéo, sur un immense écran, semble suivre la scène, figure fantomatique inquiétante qui manie les yeux et la bouche d’une petite poupée, comme dans un rite vaudou. Vaincue Brünnhilde part, seule Siegfried, après avoir cédé l’anneau, comme ayant décidé d’aller vers son destin, résignée.
Le deuxième acte est particulièrement bien réglé : Castorf réussit à faire tenir tout le chœur dans un petit espace, sur plusieurs niveaux, en jouant avec les vidéos pour multiplier les effets.
La scène d’Alberich avec Hagen se termine par l’éloignement d’Alberich, montant l’escalier du  fire escape, y croisant une femme avec une valise pleine d’étiquettes, billets d’avion à la main, il la touche, la frotte, lui fait une gâterie du genre de celle que fit Erda à Wotan, mais en version féminine évidemment. Wotan/Alberich décidément conduisent le même combat et sont deux faces d’un même monde. Et la femme repart, avec son billet, probablement au Texas, retour aux origines…

Le chœur des compagnons de Hagen (exceptionnel musicalement, une puissance, une clarté, une violence, phénoménales…inoubliable ) est organisé comme une sorte de fête de quartier, où selon le texte l’on va sacrifier à Donner justement devant la Döner Box (ça c’est le clin d’œil à la Castorf) et où tous agitent des drapeaux des quatre puissances occupantes (on est à Berlin), cherchant à manger et se précipitant contre le comptoir pour manger du döner, avec un barman (Seibert l’Untermensch) trempant ses doigts dans une seau de mayonnaise, y jetant du ketchup, découpant des tranches de Döner, en bref, on se croirait presque revenu dans Rheingold. Une ambiance pas très bon enfant, plutôt violente, plutôt tendue, où les cris et la fureur de Brünnhilde (en robe lamé or…encore du lamé) devient presque au milieu de cette agitation, une bagarre intestine, habituelle dans ces bas fonds; les serments, les haines, la violence exprimée par cet acte semblent intégrées dans un climat et non pas créer ce climat : c’est très fort, parce que cela relativise le mythe et réhabilite un quotidien détestable. Une fin de deuxième acte où l’Untermensch (Seibert, toujours lui), vêtu d’un voile de mariée (comme à la fin du premier acte de Siegfried)  pousse une poussette dans l’escalier, qui roule et tombe laissant choir sa cargaison de patates, claire allusion au cuirassé Potemkine. Cette image est à lier au rêve de Brünnhilde d’avoir une famille et des enfants, et qui s’écroule parce qu’elle vient de trahir Siegfried et le condamner à mort. Le voile de mariée, la poussette qui choit et se renverse, laissant tomber toute sa cargaison de patates, c’est la vision dérisoire du beau rêve d’une harmonie détruite, un rêve impossible dans le monde de Brünnhilde et Siegfried vu par Castorf.

Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Magnifique début de troisième acte avec des filles du Rhin dans leur Mercedes décapotable volée dans Rheingold, que Siegfried surprend, et lutine, de manière insistante, un peu vulgaire comme de juste, dans un quartier où l’on trouve un cadavre, l’Untermensch barman et Döner man, tout couvert de sang, comme s’il avait été lui même sacrifié dans une cérémonie vaudou. Sans autre forme de procès il est vite mis dans le coffre de la voiture et Siegfried le découvrant ne sera pas plus étonné que ça, il y prend une valise, la jette, il en sort de la poudre d’or, trafic, nostalgie de l’or perdu ou alors du vulgaire sable: il n’y a plus d’or . Les filles du Rhin sont vagabondes, passées du Texas à cet espace urbain berlinois (?) elles repartent, mais vont errer dans le décor, d’espace en espace attendant la fin.
Ce troisième acte se déroule sur un rythme plutôt ralenti, et volontairement…On peut faire confiance à Castorf pour calculer ses effets, chaque scène est articulée, décomposée, sans aucune accélération des rythmes, sans crescendo. Même la mort de Siegfried est presque banalisée : on se bat au milieu es caisses de légumes, et Hagen abat Siegfried avec une batte de base ball, comme Wotan avait abattu Siegmund. Petits meurtres de bas étage, avec les outils qu’on peut.

Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Siegfried gît au milieu des caisses, à moitié dissimulé, on le voit à peine, et la fameuse marche funèbre, ce chœur antique à l’orchestre dirait Boulez, ce bilan somptueux d’un parcours  se heurte à cette vision d’un corps sans vie chez un marchand de légumes. Sublime vision, déchirante et terrible. Tel est le Crépuscule.
Les Gibichungen règlent leurs comptes au pied du néon « Buna » (voir plus haut) où les meubles cheap de DDR dissimulés sous des bâches de plastique noir au deuxième acte (motif décidément récurrent) laissent place aux barils de pétrole (Agip) : pendant qu’on s’entretue les affaires continuent. Gunther assassiné par Hagen (avec sa batte) et Gutrune perdue au milieu de ce massacre voit arriver le cadavre de Siegfried…dans une bâche en plastique ; c’est alors qu’apparaît Brünnhilde, descendant le grand escalier dans sa robe lamé or (eh oui, encore le motif de la revue) et qui va chanter tout son monologue sans rien faire, dans un vide absolu, errant d’un décor à l’autre, et devant le New York Stock Exchange, le Walhalla du jour, débarrassé de son emballage à la Christo : on se croyait au Reichstag, on est à Wall Street …(Wall Street…Walhalla…assonance bienvenue et Wall Street, rue du mur, traduction bienvenue dans un espace pour moitié berlinois, de l’autre côté du mur justement).
Beaucoup de choses se superposent, et prennent (ou non) sens. Ce qui est patent, c’est que Castorf refuse l’événement  que tout le monde attend: cette fin apocalyptique du Götterdämmerung va être refusée, au spectateur et aux acteurs. D’abord, Brünnhilde tarde à rendre l’anneau aux filles du Rhin et le fait avec la discrétion avec laquelle Siegfried a bu le philtre, le spectateur n’en peut plus d’attendre, et Castorf rallonge à plaisir. Ensuite, dans la malle de la Mercedes des filles du Rhin, qui errent désormais lentement entre Wall Street et la roulotte, qui montent dans le bâtiment, accrochent un tableau (l’art à Wall Street, l’art comme valeur marchande), Brünnhilde pique deux bidons d’essence et les verse autour de Wall Street…enfin ça va bouger et ça va brûler…et les filles du Rhin sur le balcon du bâtiment, agitent, comme Loge dans Rheingold, des briquets. Mais non, elles renoncent…ce n’est là aussi qu’un motif, qu’une velléité.
Et Brünnhilde disparaît, non dans un bûcher, mais dans le fond du décor, qui ne cesse de tourner. Seul brûle un baril de pétrole, où les filles du Rhin ont enfin jeté l’anneau, sous les yeux fascinés et fixes de Hagen pétrifié, tout le monde regarde ce petit feu brûler d’une manière passive, pendant qu’une vidéo laisse voir derrière la corps de Hagen étendu, repu, satisfait, dans une barque s’éloignant du rivage, un Rhin-Styx qui emporterait le mort s’éloignant dans la brume. Rideau.
Tout nous est donc refusé dans cette fin longue, sans grand mouvement, volontairement ennuyeuse là où pendant tout le Ring l’invention a fusé. Ici, rien que des actes manqués, manquants, distraits, longuets. Castorf est haïssable: il nous frustre de nos flammes et de notre Walhalla qui va s’écrouler…
Mais dans le monde de Castorf, les Walhalla-Wall Street ne s’écroulent pas, c’est nous qui passons et trépassons.
On reste interdit, insatisfait et c’est bien ce que veut la mise en scène. Kriegenburg faisait à Munich une fin optimiste ou plutôt rassurante et solidaire, Chéreau affichait un groupe d’hommes regardant le public comme pour dire, à notre tour de construire le monde. Castorf nous dit : pas de futur, pas d’optimisme, tout reste tel que, le monde comme il va, le monde de l’oppression, des Buna, des Minol, des Auschwitz continue, et même la Rote Armee Fraktion a disparu : cette histoire longue et sublime n’a servi à rien, a tourné dans le vide ; much ado about nothing…

Face à ce désert culturel, humain et conceptuel, où le monde va flotter dans une mort lente comme Hagen, seule la musique tient.
C’est bien la leçon de cette entreprise. À la fin de tout, il y a encore la musique, et dans Götterdämmerung, cette musique alterne moments de violence extrême et d’excès et moments de violence virile (Acte II), moments contenus de recueillement mais aussi d’exaltation (Acte I) , moments sublimes d’élévation (acte III). Petrenko travaille d’abord dans la fluidité, avec un son qui reste toujours dans des limites, qui jamais ne déborde : en cohérence avec le travail de mise en scène, il n’y a rien de trop (μηδὲν ἄγαν) une sorte d’équilibre subtil et qui pourtant, dans sa retenue même, crée une indicible émotion : c’est le cas du chant des Nornes, qui rarement a sonné ainsi à l’orchestre, c’est le cas du récit de Waltraute, c’est le cas aussi de la terrible dernière scène de l’acte I, d’une violence contenue, mais réelle, mais tendue. Les moments qui sont menés à un tempo plus rapide (acte II par exemple) semblent néanmoins, grâce au croisement du rythme musical et du rythme scénique, ralentis : le discours orchestral est tellement clair et limpide qu’on s’attarde sans cesse sur tel ou tel détail, telle ou telle phrase cachée, dans ce travail de miniature dont justement Boulez parle. Entendant Petrenko, on se rappelle les phrases de Boulez sur le travail de miniature (où en fait il rappelle que c’est Nietzsche qui le premier le signale). On a l’habitude de la grosse machine wagnérienne, et c’est le petit détail, les minuscules reflets et tesselles de la composition qui surprennent. Petrenko est un mosaïste : il construit une mosaïque, petit caillou par petit caillou, tesselle après tesselle et le gigantesque tableau d’ensemble apparaît, né  de chaque briquette, de chaque caillou. Évidemment, des moments comme la marche funèbre ou la mort de Siegfried, ou même la première partie du monologue final de Brünnhilde, qui se termine par Ruhe sont impressionnants de sensibilité, de délicatesse, oui, délicatesse des détails dans la marche funèbre. Même le final n’est jamais démonstratif : jamais Petrenko n’est pris en défaut d’ego directorial surdimensionné. Et pourtant cela sonne, et pourtant cela prend, parce que cela surprend, parce qu’on est toujours séduit par l’intelligence, parce qu’on a l’impression que nous est livrée la simple partition, derrière laquelle tout un orchestre (qu’on aurait aimé voir saluer à la fin sur scène) s’est rangé. Un Ring en parfait ordre de marche.
Ah si l’on pouvait dire de même pour le plateau! Comme  Siegfried, ce Götterdämmerung est vocalement bien pauvre, bien moyen et pour tout dire assez plat. À chacun il manque quelque chose, un petit quelque chose par ci (Hagen, Alberich, Brünnhilde), un gros quelque chose par là (Gutrune, Siegfried).
Seuls, Alejandro Marco-Burmeister et Claudia Mahnke (qui chante ici et Waltraute et une Norne) s’en sortent avec les honneurs.
Alejandro Marco-Burmeister a un très beau timbre, sonore, chaleureux, il sait colorer, il sait dire le texte, il a la puissance et les aigus, c’est une très bonne prestation dans un rôle ingrat.
Claudia Mahnke manquait de tenue dans Fricka , sa Fricka un peu fade, désordonnée et sans couleur ne m’avait pas convaincu. Il en va autrement dans Waltraute, où elle projette bien une voix au contraire très présente, très assurée, avec un soin particulier apporté à la couleur et bien sûr à la diction. Un vrai personnage, une vraie voix, une vraie présence.
Gutrune (Allison Oakes) a des problèmes de projection, de rythme, de couleur. Elle est une merveilleuse actrice, mais du point de vue de la présence vocale, de la puissance et de la justesse, c’est raté. Ce n’est pas une Gutrune intéressante, c’est même mauvais.
Lance Ryan ne devrait plus chanter au moins le Siegfried du Götterdämmerung. Il s’en sort dans Siegfried, surtout aux deux premiers actes, mais dans Götterdämmerung, dès les premiers mots, c’est désastreux. La voix est engorgée, nasalisée à l’extrême, le timbre est très désagréable, à la limite du supportable. Il n’a pas de problème d’expansion à l’aigu, s’il résout ses problèmes de passage, il a le volume, il tient les notes, il sait aussi jouer de la voix par des modulations, mais le son qu’il émet est trop souvent vilain. C’est un acteur sensationnel, il sait bouger, il saute, court, grimpe, il est le personnage voulu par Castorf, odieux, méchant, sans tendresse ni amour. On pourrait dire qu’une aussi vilaine voix va bien au personnage, mais ce serait malhonnête. Cela ne va pas. Il a été hélas hué par quelques spectateurs, je trouve indigne de huer surtout après qu’il eut fourni un effort pareil, mais des raisons de limiter ses applaudissements, il y en avait.
Le Hagen de Attila Jun est bien en place, diction, phrasé, émission : tout cela ne pose guère de problème, mais c’est une voix sans vraie présence parce qu’il lui manque ce doigt de volume et surtout de profondeur qui fait la différence entre des bons Hagen (ce qu’il est) et des grands Hagen (à Bayreuth dans les 40 dernières années  Philip Kang, Karl Ridderbusch, Hans Peter König par exemple).
J’ai déjà écrit que Oleg Bryjak en Alberich avait une voix un peu claire, mais surtout manquait de relief, c’est un Alberich pâle, qui a bien travaillé son personnage scénique, mais sans dans la voix cet écho terrible et sauvage qu’on aimerait entendre. C’est plutôt plat, sans être indigne. Le résultat c’est que la scène avec Hagen (Schläfst du Hagen mein Sohn ?) reste un peu en retrait et ne fait pas partie des grands moments vocaux et spectaculaires, alors que c’est une scène essentielle, et scénique et musicale.
Des Nornes et des filles du Rhin, très honorables, on retiendra surtout les mezzos dont celle que je cite à chaque fois, Okka von der Dammerau, une voix homogène, bien projetée, au phrasé exemplaire Quand va –t-on enfin lui proposer un vrai rôle : une Fricka par exemple ? Les sopranos restent quant à eux un peu trop pâles ou stridents.

Enfin Catherine Foster a été très honorable dans la Brünnhilde de Götterdämmerung. Les aigus sont larges, sûrs, le phrasé exemplaire, j’ai déjà écrit les faiblesses du grave et quelquefois du centre, le vibrato dans les passages ; il reste que c’était plutôt mieux que l’an dernier. Il reste aussi qu’elle n’est pas une Brünnhilde pour la mémoire et les souvenirs impérissables : ne pensons ni à Gwyneth Jones, ni à Hildegard Behrens, ni à Nina Stemme. C’est une Brünnhilde solide de scène allemande de répertoire, elle fait le job comme on dit, avec conscience, elle entre bien dans la mise en scène aussi et donc les moments où elle chante ont été de beaux moments. De grands moments ? non pas vraiment, car son chant n’est pas incarné, n’est pas habité, elle ne fait pas un avec le rôle, ni torche vivante, ni prêtresse dédiée, ni femme détruite qui rugit ses derniers sons, c’est une Brünnhilde appliquée, qui mérite nos remerciements.

Et voilà. Ce Ring est terminé. Pour sûr – et je ne suis pas le seul à l’écrire – l’un des Ring les plus intéressants au moins depuis Kupfer-Barenboim et donc depuis à peu près un quart de siècle, la direction musicale en est prodigieuse d’intelligence, le regard est neuf, attentif, précis, la mosaïque sonore est aussi impressionnante qu’une fresque, et aussi détaillée que la plus délicate des orfèvreries ; de l’horlogerie de précision pour la plus merveilleuse des horloges. En revanche une distribution pâle qui ne répond à la hauteur ni de la direction ni de la mise en scène.
La mise en scène est une proposition qu’on peut ou non accepter, qu’on peut ou non discuter. J’attends moi-même de revoir certaines scènes pour mieux asseoir mon opinion ou dissiper quelques doutes. Mais c’est du vrai théâtre, c’est là aussi une vraie mécanique de précision, avec une équipe hors pair (décors, costumes, lumières). Un travail de virtuose que tout spectateur honnête et pas aveuglé par ses certitudes, ne peut que reconnaître. Ce travail restera sans doute dans les annales du Festival comme une proposition radicale, mais mise en œuvre de manière théâtralement indiscutable. Un chef d’œuvre ? peut-être pas. Une œuvre ? sûrement.

(1) Pierre Boulez, Regards sur autrui, Points de repère II, le texte et sa réalité, p.169, Paris, Christian Bourgois éditeur.

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Wall Street/Walhalla (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wall Street/Walhalla  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans le Ring, Siegfried est un moment un peu particulier, peut-être pour le profane le plus difficile des quatre opéras qui composent la Tétralogie, beaucoup de longs dialogues malgré des moments fameux tels le chant de la forge, les murmures de la forêt, et certains moments du duo Siegfried/Brünnhilde, mais une dramaturgie un peu en retrait, laissant libre cours aux expressions individuelles et notamment celle de Mime.
Pour Castorf, c’est le moment le plus idéologique dans un décor des plus monumentaux jamais vus au théâtre : pour faire simple, la reconstitution du Mount Rushmore, enfin d’un Mount Rushmore sauce marxiste, puisqu’à la place des quatre présidents références des USA, sont sculptés Marx, Lénine, Staline et Mao, les références révolutionnaires.
Car c’est bien de révolution qu’il s’agit. Le pétrole continue de faire son effet, même si on quitte l’ambiance de Walküre qui lui est directement liée. Il ne faut pas penser la mise en scène comme un récit linéaire qui substituerait à l’or jaune l’or noir, et qui raconterait plus ou moins la même histoire. Quel en serait l’intérêt ?
Carstorf donne à ce Ring un sens crépusculaire : d’ailleurs, jamais les éclairages ne sont « a giorno » : brumes, aurores, lumières nocturnes alternent en des ambiances stupéfiantes de Rainer Casper, qui se modifient sans cesse et de manière à peine perceptibles. Même le fameux « Heil dir Sonne » de Brünnhilde au réveil est plus une espérance qu’une réalité. D’ailleurs, on le verra, tout est fait pour que ce réveil ne réveille pas grand-chose. C’est un crépuscule du monde, un crépuscule des idéologies, un crépuscule de la révolution, de celles qu’on prépare sans jamais les faire vraiment. Car le fameux mount Rushmore, construit en l’honneur des quatre Dalton des révolutions du XXème siècle, n’est qu’un chantier abandonné. On est loin du triomphant Rushmore américain. Le Rushmore que nous avons sous les yeux est un chantier laissé en friche, avec échafaudages, escaliers de bois et palans, dont les replis servent d’abri à la timide caravane de Mime, qui a quitté son frère dans Rheingold avec la caravane « familiale », qu’on retrouvera au Götterdämmerung, et qui va passer de main en main : Alberich, Mime, Siegfried-Brünnhilde : une ligne apparemment pas vraiment directe et pourtant…pourtant Siegfried sera éduqué beaucoup par Mime (tant de livres dans la roulotte, une éducation probablement intellectuelle et révolutionnaire version Rote Armee Fraktion) un peu par l’Oiseau (enfin, on va le voir, une éducation assez sexualisée…) et pas mal par Hagen…parce que les Runes transmises par Brünnhilde le temps d’une nuit d’amour, il aura tôt fait de les oublier avec le philtre de Hagen…; on a toujours tendance à classer Siegfried dans les héros positifs, et tous les signes de cette mise en scène nous indiquent que c’est plutôt un héros négatif (qu’il soit naïf, berné ou non), tout simplement parce qu’il n’est qu’un outil : outil de Wotan, outil de Mime, outil d’Alberich plus tard au travers de Hagen, il est le bras armé des autres, le Gavrilo Princip du moment.
Ne nous laissons pas non plus berner par les apparences, si d’un côté on a un Mount Rushmore à l’envers, et inachevé, la symphonie inachevée des révolutions perverties l’est par le pétrole, toujours présent, même de manière fugace :

Logo de la firme Minol
Logo de la firme Minol

la firme Minol (spécialisée en produits issus du pétrole, voir leur site https://www.minol.de et fondée par l’Allemagne de l’Est en 1949 avec un nom issu de Mineralöl-dont la traduction exacte en français est petr+ol=pétrole- et oleum, l’huile en latin) éclaire de son néon agressif la tranche de ce décor bi-face, une face Rush-mort, et une face Berlin-Minol. Oui, Berlin Est, comme symbole de l’idéologie dévoyée, de la révolution volée, des enjeux planétaires de la puissance : d’ailleurs ce Berlin-là est adossé à un mur gigantesque, qui cache l’autre face du décor…n’oublions pas le mur…
Derrière le mur, une poste : parce que la poste est l’instrument du pouvoir, de la Stasi, qui fouille dans le courrier : sacs de courriers ouverts et jetés en pâture, Siegfried au passage consultant des registres, personnages louches observant des dossiers, des feuilles. On n’envoie pas de lettres de cette poste, on les reçoit, on les rassemble et sans doute on les ouvre et on les perd. Et puis, il y a EXANDERPLATZ (pour Alexanderplatz) station de métro (U-Bahn) au pied de la tour de télévision gigantesque qui domine la partie est de Berlin, avec à ses pieds l’horloge URANIA, l’horloge universelle (qui dans cette mise en scène tourne très vite : toujours l’élasticité du temps…), et dans ce Berlin-là il y aussi des personnages, comme sortis d’une revue de l’Admiral Palast : l’Oiseau est une meneuse de revue, assez gênée d’ailleurs pour se mouvoir (jeu désopilant de poursuite impossible, Siegfried montant et descendant par des escaliers étroits interdits à l’Oiseau emprunté avec son énorme costume et ses ailes de géant). Personnages sortis d’un mythologie urbaine berlinoise, pauvre Biergarten qui va être témoin d’une scène de ménage entre Erda et Wotan, puis d’un triste duo d’amour( ?) Brünnhilde-Siegfried…La bière est triste hélas…

Minol sous la DDR
Minol sous la DDR

Berlin comme emblème des perversions idéologiques, de la course au pétrole : l’Alexanderplatz était justement jusqu’en 1968 le siège de Minol – voir plus haut-, avec sa Minolhaus…

 Minolhaus
Minolhaus

le pétrole est bien là, installé dans les symboles de la Berlin d’avant…
Ah, j’oubliais, un détail qui fera plaisir aux français : Minol, aujourd’hui appartient à Total.
Ainsi donc, l’intrigue se déroule dans une linéarité troublée. On se souvient que Tankred Dorst dans sa malheureuse production du Ring précédente avait eu la (bonne) idée de montrer des Dieux comme en transparence derrière un monde qui vivait sa vie au quotidien : les Dieux sont parmi nous. Mais c’était assez mal rendu, et peu clair. Ici, c’est le monde qui défile derrière les Dieux et les héros qui gèrent tant bien que mal leur vie agitée. Un monde qui se transforme au fur et à mesure que cette vie agitée génère des catastrophes et des ruines. Un monde qui tourne : la tournette n’est pas seulement un artifice permettant de construire un décor qui est espace, qui est passage (il y a toujours dans le décor un point de passage d’une face à l’autre, ici c’est la Poste…tiens tiens…point de passage…cela ne vous rappelle-t-il rien à Berlin ?), qui est cadre, qui est ambiance, la tournette organise le changement, l’évolution temporelle, spatiale, l’évolution des caractères, la tournette tourne sur elle même, mais en même temps on avance en une sorte de progression spiralaire.
Au premier acte, Castorf pose Mime (Burkhard Ulrich, très beau personnage) et Siegfried, dans leurs relations conflictuelles. Mime, digne frère de celui qui a renoncé à l’amour ne peut générer que haine et mépris. Mais Mime est dans ce travail plus un intellectuel qu’un habile forgeron, il se forge…des idées et se prépare en secret à faire exploser le monde: d’ailleurs quand le Wanderer arrive, inquisiteur en lunettes noires, il cache vite l’intérieur de la roulotte avec des journaux…

Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et on peut supposer que Siegfried en a aussi été imprégné. Mais Siegfried n’est ni obéissant, ni soumis, il entre en scène tenant en laisse non un ours, comme dans tout Ring qui se respecte, mais un homme, l’éternel Patric Seibert, barman-victime dans l’Or du Rhin, victime dans Walküre, et victime dans Siegfried, mais une victime qui serait consentante, le bon chien-chien à Siegfried qui a su au moins se ménager un esclave. Seibert, c’est l’éternelle victime, l’Untermensch nietzschéen (on ne compte plus les coups qu’il prend), la figure de celui qui est programmé pour perdre, le peuple quoi. Mais Siegfried est en opposition à l’idéologue Mime, comme s’il avait confusément compris que l’idéologie ne vaut rien non plus. Même s’il forge Notung (déjà forgée, de menus ajustements suffisent) comme d’habitude, il ouvre surtout des caisses remplies d’armes : on n’est pas chez les bandes des bas quartiers, on est, sous les figures faussement tutélaires gravées dans le granit, chez des terroristes en puissance. Siegfried est un outil préparé pour tuer, un outil qui va monter sur le visage de Staline pour lui enfoncer l’œil à coup de marteau et une projection du visage de Wotan couvrira Staline à l’acte III. Wotan n’est pas Staline.

Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Wotan prend momentanément le visage de Staline parce que la situation le demande.  Siegfried au 2ème acte tue Fafner (un Fafner qui veille au grain au fond de la Poste, qui dort au fond du métro, entouré d’enveloppes et de filles faciles) à la Kalachnikov, manière Rote Armee Fraktion, en un bruit à ce point assourdissant qu’il faut un avertissement aux spectateurs à l’entrée de la salle et sur les feuilles de distribution. Siegfried est un violent, un fils de la révolte et de la violence, un marginal dressé contre le monde, élevé par ceux-là même qui en veulent la fin. Il tuera Mime d’une manière incroyablement sauvage, comme il a été dressé.
Le premier acte se termine par l’esclave-ours tenu en laisse qui revêtu d’un voile de mariée violemment ironique se jette avec amour sur Siegfried. Ce dernier   devenu  héros (il a forgé Notung) et  donc objet de l’amour de tous, comme dans les contes, il l’est aussi de l’ours-esclave qui veut sa part de rêve. Mais après cette fin un peu folle et sarcastique, le second acte commence non dans la forêt, mais devant la roulotte désertée autour de laquelle tournent les deux vautours : Alberich et Wotan, et continue devant la poste, où se réveille Fafner, entouré de ses minettes avides (Fafner assis sur son or…) qui va rentrer en disant « laissez moi dormir », mais Castorf, probablement joue sur le double sens en allemand de schlafen qui indique les deux types d’activités possibles dans un lit…la forêt, c’est la forêt de béton et de lumière de Berlin, c’est les tristes vitrines de l’est, c’est la poste, c’est les corbeilles à ordures où Siegfried cherche des bouts de bois pour imiter l’oiseau, c’est la forêt métaphorique et plus inquiétante que la forêt profonde des légendes. Et Siegfried se bat peu contre Fafner déjà homme, et pas Wurm (d’ailleurs, pas de dragon…mais un autre reptilien…) et il l’assassine, simplement, à la Kalachnikov, : devant la poste, un crocodile étendu…tout est dit…avec la lourdeur provocatrice voulue, pas de gants à prendre avec le capital…

Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant à l’Oiseau, je l’ai déjà évoqué, habillé en meneuse de revue berlinoise, plumes envahissantes et paillettes, elle est une femme qui cherche à séduire le jeune Siegfried, peu impressionné, et tout cela se terminera par une étreinte violente au rythme des dernières mesures. Siegfried pas trop pressé de rejoindre Brünnhilde honore d’abord l’Oiseau, et cette activité commune à l’humanité s’appelle en allemand vögeln (de Vogel, oiseau…) qu’on pourrait traduire par oiseler, gentille métonymie…Carstorf, évidemment s’amuse comme un fou à ironiser (il cite abondamment dans le programme le livre de Jankelevitch sur l’ironie) sur l’histoire, à la gauchir sans la trahir dans un monde sans morale et sans amour, oiseler ne serait-elle pas la seule activité qui reste possible?
Le troisième acte est à ce titre assez terrible : l’entrevue avec Erda, (qu’on avait quitté dans Rheingold en superbe maquerelle de luxe), se déroule comme une scène de ménage ou de rupture. Le vieux couple Erda/Wotan n’arrive plus à communiquer.

Wotan et Erda, Acte III, 1 Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Erda, Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Erda est d’abord vue en vidéo se préparant à sortir pendant que Wotan l’appelle, elle se maquille, choisit sa perruque du jour pour l’occasion et sa tenue (pendant que son assistante lui pique des produits de maquillage): les Dieux doivent apparaître sur le théâtre du monde en costume choisi, comme un acteur qui intervient à la juste place dans le juste appareil. Très belle femme (Nadine Weissmann), elle sort de son couloir comme on rentre en scène, sur la terrasse, descendant un long escalier comme elle le ferait aux Folies Bergère (toujours cette idée sous jacente de revue) et vient trouver un Wotan un peu fatigué, débraillé, et surtout affamé : ils s’installent à une table de Biergarten, choisissent le menu sur la carte, les vins sont l’occasion d’une scène à la Charlot, orchestrée par le garçon (toujours le barman esclave…), qui verse en veux-tu en voilà toutes sortes de vins, pendant que Wotan mange un énorme saladier rempli de pâtes…(on est chez les dieux, et les repas divins sont olympiques, ou walhallesques), mais le dialogue autour d’une bonne table ne passe pas, Erda finit pas quitter violemment les lieux.
Elle réapparaît très vite, avec une autre perruque d’un blond platiné et putanesque. Et finalement se réconcilie avec Wotan en lui faisant une petite gâterie…Wotan lui avait lancé hinab (descends !), elle descend en effet, mais pas tout à fait dans les profondeurs de la terre…

J’imagine l’inquiétude du lecteur. Et je tiens à le rassurer. Rien de particulièrement insensé : dans toutes les mythologies, les Dieux passent leur temps en querelles et en oiselage ; Castorf ne fait que traduire en version d’aujourd’hui ce que nous acceptons parfaitement dans l’Iliade, l’Odyssée ou les Métamorphoses d’Ovide.
Et de plus la vérité de la relation Erda/Wotan est rendue avec crudité certes, mais justesse, il y a dans toute cette scène entre eux deux à la fois rancœur, familiarité, souvenirs.
Même vérité dans la scène avec Siegfried qui suit. Inutile de chercher des flammes et un rocher, il n’y en a pas. Il y a d’abord une course poursuite sur tout le décor (Mount Rushmore en largeur et en hauteur) entre Siegfried et Wotan, que Siegfried voudrait éviter, parce que Wotan ne l’intéresse pas. L’inverse n’étant pas vrai : Wotan le cherche, comme on dit et finit par le trouver : extraordinaire ballet d’une grande vérité psychologique, cette scène étant pour Wotan une vérification obligée que Siegfried ne peut être arrêté, et qu’il est donc bien programmé : ici c’est Wotan qui provoque et non Siegfried ; belle trouvaille.

Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et puis enfin, le réveil et le duo d’amour : un réveil étrange, Brünnhilde étant enfermée sous une bâche de plastique (tiens, un dérivé du pétrole…) dormant sur un tas de reliques de chasse laissées là (bois de cerf), comme sur un tas d’ordures dont elle serait le joyau. Accompagnant ce réveil, une projection vidéo, un homme marche en forêt, trouve un cheval (Grane ?), puis un corps de femme ensanglanté, il plonge sa tête dans le sang, comme Siegfried dans le sang du Dragon…Pas d’ouverture vers le bonheur, mais vers le rite (vaudou ? on le verra au Götterdämmerung). Sur scène, Siegfried n’a pas vraiment peur devant ce corps de femme (il a connu l’Oiseau et sait désormais oiseler), et ce duo va se dérouler dans une ambiance glaciale, sinon  glaçante : amateurs de romantisme passez votre chemin. Castorf va détruire pièce à pièce tout ce qui rendrait une émotion vraie. Et Petrenko le suit, rythmes lents, pas de pathos une Verfremdung (distanciation) totale, absolue.

L’essentiel de la scène se déroule autour des restes du repas de Erda/Wotan (tiens, encore une histoire de couple), et chacun d’un côté de la table, raides comme deux passe-lacets, elle méditant sur la perte de son savoir et de sa virginité, et lui pensant carrément à autre chose : il s’ennuie déjà, va voir des dossiers à la poste, en arrière plan : pas étonnant que dès le début du Götterdämmerung, il n’ait qu’une idée, celle de partir…
Comme malgré tout le désir monte (chez elle, pas chez lui : Siegfried dit son désir, mais distraitement, vulgairement) elle se rapproche de lui et ce sont les premiers accords du final…mais arrivent à ce moment là pour troubler la fête une famille de crocodiles. On en avait déjà vu un auprès de Fafner, qui effrayait les jeunes filles. On voit cette fois une famille. Dans le bestiaire de Castorf, il y avait eu les dindons dans Walküre, couple victime prémonitoire métaphore de Siegmund/Sieglinde. La famille de crocodiles contient évidemment le couple, mais aussi le petit rejeton. Image de menace, certes, mais surtout image traditionnelle du capitalisme envahissant, image de bande dessinée ou de vignette journalistique qui montre que la vraie menace est là : Siegfried aurait presque peur, mais d’une part Brünnhilde donne un parasol  au crocodile le plus proche, qu’il avale (rires dans la salle), et Siegfried lui lance des pommes…Et notre crocodile croque la pomme…

Duo d'amour (2013) Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour (2013)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Voilà un duo d’amour bien perturbé, totalement ailleurs, et ce n’est pas fini. En arrière plan, l’Oiseau (débarrassé de ses énormes plumes, et tout de blanc léger vêtu) entre en scène et s’amuse avec l’un des deux crocodiles adultes, du genre Titi et Gros Minet : il lui ouvre la gueule, regarde dedans, et l’autre l’avale, il ne reste plus apparentes que les jambes fort accortes de dame oiseau et Siegfried, tout en chantant l’amour avec Brünnhilde (on est au final de la scène, l’orchestre est lancé à toute volée…), se précipite pour sortir l’Oiseau de la gueule du reptile, tombe dans les bras de l’Oiseau et les deux se mettraient à oiseler sur le champ si Brünnhilde, vêtue en mariée, n’arrivait pour l’arracher des bras plumés et l’emmener manu militari, préfiguration de la scène de mariage Gudrune/Siegfried du Götterdämmerung. Rideau .
On l’aura compris, le rideau à peine tombé que les huées pleuvent, les crocodiles ont eu raison d’une bonne frange de la salle.
Leçon de tout cela : un Siegfried totalement dénué d’humanité, dénué de calcul, dénué même de regard. Un animal sauvageon, pur outil, ou pur produit du monde. Terroriste, certes, mais par occasion plus que conviction. Portant l’anneau, il est l’objet de la convoitise et de la menace (les crocodiles), il vit au jour le jour, au gré de telle ou telle rencontre, insouciant, parfaitement imperméable au sentiment, mais pas au désir : le Siegfried de Castorf, depuis l’Oiseau et jusqu’au filles du Rhin, n’arrêtera pas de lutiner qui passe une sorte de Wanderer du sexe. Elevé par Mime, programmé par Wotan qui ne vaut pas mieux, éduqué par l’Oiseau qui en profite, Siegfried n’est qu’un produit du mal, le neveu (et bientôt fiancé) de celle qui faisait exploser au TNT les champs de pétrole (il en a appris quelque chose…) : dans le monde post idéologique et post pétrolifère, il n’y plus de place que pour l’humain en ruines. On commence à comprendre que le Ring de Carstorf est nihiliste, il ne laisse aucune échappatoire. Le pétrole a fait de nous des bêtes sauvages : on l’entend bien aux cris émergeant de la salle à la chute du rideau…
Cette profusion de détails, d’idées enchâssées les unes aux autres, de propositions surprenantes, apparaissant logiques, ou saugrenues, ou incompréhensibles, mélange de clarté et de brume, est paradoxalement accompagnée dans la fosse par un Petrenko plus clair que jamais. Son premier acte, à la fois tendu, très sombre (c’est vraiment la couleur qu’il va donner à toute l’œuvre), est incroyablement lisible, suit les données du texte : la scène des énigmes avec Mime est totalement fascinante, on est presque contraint de fermer les yeux pour se rendre compte au mépris de la Gesamtkunswerk.
Les murmures de la forêt, en vraie sourdine, avec des cordes à se damner, emportent, même si les appels au cor sont complètement ratés par le cor solo (et pas seulement au deuxième acte) ; il y a dans cette direction une cohérence de musique de film qui colle à l’image d’une manière totale, dérangeante au besoin. Le duo final est pris avec lenteur, avec distance, comme jamais on ne l’a entendu, mais vrai comme jamais, vrai comme la vérité scénique qui nous est donnée. Le spectateur ne peut faire abstraction de l’un pour se concentrer sur l’autre : les deux vont tellement ensemble, de conserve, de complicité, de justesse : la fosse est tantôt distante, tantôt grandiose, tantôt ironique, mais toujours présente, toujours à l’affût, toujours capable de dire à l’oreille ce que nous voyons. Kirill Petrenko est toujours soucieux de l’effet à produire, du sens à donner, il s’est plongé dans les partitions des archives Richard Wagner, comparant les observations des partitions originales du Ring 1876, effectuant un travail approfondi de redécouverte musicale, alors que le Ring est ce qui l’a lancé dans la carrière lorsque tout jeune encore, il était GMD (lointain successeur de Hans von Bülow) dans le théâtre historique de Meiningen, dont la Hofkapelle fut la base de l’orchestre du festival de Bayreuth en 1876.
Chef d’œuvre de dynamique et d’énergie, mais aussi de retenue, d’adaptation à la scène, de construction sonore permettant aux voix de ne jamais être couvertes, le travail de Kirill Petrenko est pour moi la meilleure direction musicale du Ring depuis longtemps, à la fois par sa simplicité apparente, par le rendu systématique de chaque note, de chaque phrase, de chaque moment, par l’absence d’effet de mise en son et par une sorte d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans interférences.
Une fois de plus, les problèmes réels viennent des chanteurs et d’une distribution, certes honorable, mais moyenne au regard du lieu…
Même si l’on sait que Bayreuth a toujours préféré les chanteurs jeunes et moins connus que les valeurs consacrées, sauf à de rares exceptions (je rappelle que bien des « gloires de Bayreuth » étaient des débutants qui ont fait leur sillon sur la colline verte), le Festival a eu quelquefois la main plus heureuse, la question du chant se pose, fortement.
Leur performance d’acteur n’est pas en cause, ils sont tous des chanteurs-acteurs immergés dans le jeu, attentifs à la mise en scène, engagés : visiblement, le travail avec Castorf a fonctionné, à la différence de Chéreau au début, qui avait eu des difficultés avec certains (Karl Ridderbusch et René Kollo notamment). Mais vocalement, les choses sont pour le moins contrastées. Mirella Hagen en Oiseau (Waldvogel) a une voix projetée certes, mais avec de désagréables stridences, Alberich a une voix claire, lancée plus que projetée, sans un sens de la parole et de la diction accompli, et sans la profondeur voulue, Oleg Bryjak ne fera pas partie des Alberich de référence. Le Mime de Burkhard Ulrich est plutôt honorable. Certes, Castorf n’en fait pas un clown comme on le voit habituellement, c’est plutôt un intellectuel un peu lâche, mais qui n’en fait point trop. Pas d’effets sonores, point de voix nasillarde, point de jeux sur les aigus, une interprétation assez retenue, mais qui ne fait pas de Burkhard Ulrich un des Mime qui vous emporte une salle.

Wolfgang Koch reste ce Wanderer contenu, un peu introverti, très attentif au texte, très soucieux de la diction (son premier acte est magnifique). Dans la ligne de ce qu’on a entendu dans les épisodes précédents, c’est un Wotan non spectaculaire, mais homogène, mais intelligent, mais accompli.
Catherine Foster n’est pas ma Brünnhilde de prédilection, trop d’incertitudes dans le medium et dans le grave, un vibrato excessif pour mon goût, mais il faut lui reconnaître des aigus larges, sûrs, tenus, un bel appui sur le souffle et un engagement réel dans le jeu. C’est cependant une Brünnhilde sans aura, sans rien d’exceptionnel, sans expression du sublime. Est-ce voulu par Castorf ? Sans doute, rien n’est fait pour accentuer le sens du sublime dans toutes ses actions, mais la personnalité scénique, malgré un jeu bien en place, reste terne. Elle joue : elle n’est pas.

Et Lance Ryan ? On pourrait disserter à l’infini sur le rôle de Siegfried et ses exigences. Siegfried, il l’est en scène, merveilleusement engagé, juste jusque dans les moindres expressions, antipathique jusqu’au bout des ongles. Et dans ce cas la voix le sert bien, car elle n’a rien de séduisant. Il a les aigus, il travaille même les modulations, la couleur. Et disons que le Siegfried de Siegfried lui va, au moins dans les deux premiers actes. Il fatigue au troisième, le plus lyrique, celui qui exigerait une voix plus veloutée. La voix au contraire se raidit, le timbre se nasalise encore plus que de raison, devenant de plus en plus désagréable, sauer (aigre). C’est un Siegfried scéniquement hors pair mais vocalement difficile qui risque de devenir bientôt difficilement audible. J’ai suivi ce chanteur depuis que je l’ai entendu à Karlsruhe dans le Ring intéressant de Denis Krief. Il était jeune, et alors vocalement prodigieux. Il l’était encore à Valence dans le Ring Mehta/Fura dels Baus, avec une Jennifer Wilson rayonnante. A-t-il trop chanté le rôle ? je ne sais, en tous cas l’impression est celle d’une voix au crépuscule. Et l’en suis très triste, car c’est un véritable artiste.
En conclusion, ce travail, certes discutable, mais ouvert et disponible à la discussion, prodigieux d’intelligence et de profondeur à tous niveaux, montre que Bayreuth est toujours l’occasion pour le spectateur de questionner, de discuter passionnément, et de prolonger ensuite le plaisir du spectacle par le plaisir de l’étude.
Il n’y a aucun sens à aller à Bayreuth pour consommer de l’opéra…et puis s’en vont. Impossible de consommer Castorf ou Petrenko car alors la pilule sera bien amère : pareil Ring se prépare, se déguste, se digère (ou pas…), et en tous cas se pense sans cesse. Voilà pourquoi Bayreuth est unique.
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Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER les 28 JUILLET 2014 et 11 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans l’économie d’une entreprise aussi complexe qu’un Ring, chaque moment est une étape, et cette longue histoire nécessite une construction claire et qui réponde en continu au concept exprimé par la mise en scène. Dans le choix de Frank Castorf, deux éléments clés :
–       d’une part le théâtre épique au sens brechtien du terme,
–       d’autre la claire séparation du prologue et de l’histoire, dont Die Walküre constitue le premier jour, ou premier moment.

Nous avons vu que le prologue avait mis en place les conditions du récit : un enjeu médiocre d’une humanité médiocre, mais dépendante du consumérisme, sexe, jeux, et pétrole : c’est dans une station Texaco que l’histoire du Rheingold se passe. Mais l’espace est presque un espace mental, issu des bandes dessinées ou des comics, inscrit dans un lieu qui tient sa richesse du pétrole, mais en dehors de toute référence historique marquée.

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Avec Die Walküre, l’histoire commence, et elle est au contraire inscrite dans le temps : le récit va être historié, et surtout situé dans l’espace : il prend naissance en Azerbaïdjan, à Bakou, avec les premiers puits de pétrole. Dans un monde qui s’apprête à accueillir le Dieu pétrole, le décor va prendre peu à peu forme et s’élaborer en fonction de l’importance grandissante de l’Or noir : puits et ferme (bottes de foin, cage à dindons) à l’acte I, puits de pétrole primitif à l’acte II, et puits de pétrole-Walhalla et Cathédrale au III. Une histoire à la fois éclatée, dilatée en espace et en temps, d’acte en acte. On avance dans le temps et l’espace se structure. Le troisième acte est déjà celui de l’extraction industrielle du pétrole, et la malheureuse histoire de la Walkyrie se déroule dans un Walhalla qui ressemble bien par certains côtés au Nibelheim de l’Or du Rhin. Un lieu d’exploitation et d’esclavage.

Il faut aussi sans cesse garder en tête les intentions de mise en scène, en s’appuyant sur l’histoire de Frank Castorf, venu de l’ex DDR, profondément lié à Berlin, à son histoire faite de déchirures et d’enjeux idéologiques. Ces questions irriguent son théâtre et donc ce Ring. Si le fil conducteur est l’Or noir, dont Castorf affirme qu’il s’est substitué à l’Or jaune comme source de toute la ruine du monde, de son absence de morale et de l’évacuation progressive de tout sentiment,  il souligne que les idéologies quelles qu’elles soient s’y sont subordonnées : au bout du compte, il n’y a plus de béquille pour porter le monde, il n’y plus qu’un immense néant. Crépuscule des Dieux ? non, Crépuscule de l’humanité.
Ce vaste propos, propose un sens délétère au Ring, où derrière la belle histoire mythologique, derrière les rédemptions par l’amour, se cache la ruine universelle.

Dans le parcours proposé, cette Walküre semble plus traditionnelle et donc mieux acceptée par le public que Siegfried, par exemple, auquel je viens d’assister. Walküre est encore d’une certaine manière le temps des illusions et des possibles, le temps où l’ivresse musicale wagnérienne enveloppe l’espoir né des deux jumeaux Siegmund et Sieglinde. Nul n’est besoin de distance, il faut au contraire épouser l’histoire pour mieux ensuite s’en éloigner. Il faut commencer par raconter simplement une histoire avant d’en décortiquer les données où d’en indiquer les dangers. Le couple Siegmund/Sieglinde est immédiat, dans sa rencontre, dans ses décisions, dans son amour explosif, et il a été programmé ainsi par Wotan. Le couple Siegfried/Brünnhilde est un couple encore plus programmé, éduqué pour se rencontrer et manipulé, mais cet amour est déjà perverti, traversé par les aventures du monde pétrolo-dépendant.

La ferme où vit Sieglinde est à peine touchée par le pétrole, le décor monumental et génial (on ne le dira jamais assez: le décor est toujours fascinant) d’Alexander Denić, représente une ferme, avec une tour (le derrick, reproduisant des photos de l’époque), une terrasse, et au pied de cet ensemble, des bottes de foin et deux dindons, auxquels Sieglinde donne à manger, deux dindons en cage prémonitoires, sorte de couple déjà prisonnier, des victimes en attente de solution finale : dans cette cage bientôt débarrassée de ses deux bêtes, viendront se réfugier un anarchiste (au troisième acte), mais on y jettera aussi tous les oripeaux idéologiques ou mythologiques : Wotan y dépose sa lance, Siegmund Notung etc.. Réceptacle de toutes les illusions du monde, réceptacle des dindons, oui, mais des dindons de la farce.
Comme dans l’Or du Rhin, extérieur et intérieur se mêlent à travers l’habile utilisation de la vidéo, Hunding endormi dort mal et semble avoir un sommeil agité de rêves. Sieglinde cachée derrière un drap prépare le philtre somnifère avec un air entendu digne d’un film du muet, tout le combat entre Hunding et Siegmund au deuxième acte se déroule en ombre ou dans l’intérieur de la ferme-derrick, on voit en final  alternativement, en phase avec la musique les deux visages de Hunding et Siegmund, les yeux fixes, résultat de leur combat.
Siegmund d’ailleurs meurt lentement, et ne cesse de tendre les bras vers ce père qu’il vient de reconnaître et d’apercevoir, mais c’est Brünnhilde qui le prend dans ses bras, contrairement à la tradition initiée par Chéreau. Dans le monde voulu par Carstorf, même fugitivement, Wotan n’a aucun sentiment.
L’univers dans lequel l’histoire est insérée se colore progressivement de notations géographiques et idéologiques. L’Univers de Castorf est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

L’histoire de la Walkyrie traverse les époques, du premier derrick à son exploitation plus mécanisée, voire plus industrielle et sa conséquence sur les masses, exploitées, puis révolutionnaires. Comme dans Rheingold où l’histoire était inscrite dans le Texas profond, champ pétrolifère bien identifié, nous sommes en Azerbaïdjan, russifié, avec ses inscriptions en russe, en azeri (une langue voisine du turc) qui nous envahissent progressivement. Au spectateur de se sentir à la fois concerné, mais aussi étranger, dans un monde qu’il ne déchiffre pas, dans une langue qu’il ne comprend pas (du moins les non russophones…). Au deuxième acte, le monde des graffitis idéologiques est né le monde n’a plus la « pureté » ou l’ignorance primitive du premier acte. À la paille et aux dindons laissent la place le monde d’un Lumpenproletariat exploité par Wotan, de la manière dont habituellement on voit Alberich exploiter ses Nibelungen dans Rheingold. Castorf propose cette image non dans Rheingold, mais dans Walküre, sussurant que derrière le mot Walhalla se cache pouvoir et donc exploitation (et productivisme stalinien) et que Wotan et Alberich sont deux faces d’un même Janus bifrons.

Mais déjà, à l’orée même de l’exploitation du pétrole, naissent dans le même temps ses dérivés les plus destructrices. Pendant le récit de Wotan au deuxième acte, Brünnhilde distraite prépare les produits de mort, les produits explosifs, elle écoute d’une oreille légère le monologue de son père, et va recueillir dans de petites bouteilles qu’on insère ensuite dans une caisse, un suc issu d’une sorte d’alambic, le TNT…
Quant aux Dieux, ils n’ont pas de racine, ils sont partout et ils sont nulle part, et donc ils empruntent les usages  là où ils sont: Fricka arrive en scène au deuxième acte vêtue en princesse russe, comme on pourrait en voir dans un opéra de Glinka ou de Borodine. Elle arrive non en char tiré par des béliers, mais portée par un esclave qu’elle fouette, autre manière de montrer que Nibelheim est au Walhalla et que les Dieux sont comme les autres et comme ceux qu’ils combattent. Et Castorf, jamais avare de sarcasme et d’ironie, fait se retirer l’esclave un peu titubant et se frottant  le dos maladroitement, pour marquer la souffrance d’avoir porté la déesse. Rires dans la salle.
Ainsi donc alternent une vision traditionnelle de Die Walküre, on y trouve Notung (même si dédoublée au premier acte, plantée sur la terrasse et plantée sur un tronc dans le hangar où Siegmund vient l’arracher), on trouve les amants affolés et traqués, une Sieglinde apeurée (extraordinaire Anja Kampe), et en même temps Brünnhilde préparant des caisses de TNT,  et une explosion prémonitoire à l’écran, pour l’utiliser : le temps est bien marqué, il s’agit de 1942, le sabordage des champs pétrolifères de Bakou pour empêcher les allemands de les occuper et les exploiter lors de l’offensive allemande appelée Opération Edelweiss.
Le combat de Hunding et Siegmund a lieu dans ces circonstances, sans doute métaphoriques d’un combat plus planétaire, au total sans vainqueurs ni vaincus, écartelé entre l’extérieur et l’intérieur, écran et théâtre, réel projeté et réel figuré/représenté. Et le combat se voit sur l’écran, comme par regard interposé. Sieglinde, dehors, lance un hurlement animal, d’un volume phénoménal et déchirant, comme le hurlement des éternelles victimes. C’est ce qu’on retient de ce combat, hors les corps qu’on voit étendus et les visages figés, hors le geste de Siegmund, tentative vers Wotan le père qu’il rencontre pour la première fois, hors l’explosion des puits de pétrole.

La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le troisième acte commence par une Chevauchée marquée idéologiquement : le drapeau anarchiste risque de flotter sur ces puits, on se souvient aussi que les Tchétchènes et autres populations locales excédées par le totalitarisme stalinien ont profiter de l’arrivée allemande pour chercher à se libérer, fortement soutenus par les allemands : bref, les Walkyries ont pour mission là où elles sont, et elles sont partout, de  pourchasser ceux qui nuisent à la belle organisation pétrolifère et wotanienne, et tous ces révoltés s’écroulent près du but et meurent. Piétinant ces corps les Walkyries arrivent, vêtues des costumes de toute la société soviétique, dans le temps et dans l’espace, belles dames bourgeoises ou aristocratiques de la fin de l’ère tsariste, babouchkas, femmes de la Russie profonde (on dirait Marfa de la Khovantchina), musulmanes des états d’Asie centrale, princesses traditionnelles. Venues de tout le territoire et de toutes les époques, elles sont toutes vêtues comme des représentantes de la haute société et elles arrivent pour se réunir, quitter leurs oripeaux nécessaires pour tomber dans le monde, pour prendre des habits de Walkyries dignes de dames de revues de Music hall, casques argentés un peu punky, tenues de « maîtresses » de boite SM : le sérieux et la mort côtoient les paillettes, rien n’a de valeur, il n’y a plus d’échelle. Brünnhilde arrive avec Sieglinde en épais manteau de fourrure et en casque argenté punky, seule Sieglinde garde sa vague tenue de paysanne azeri.
Il faut noter aussi au passage les beaux costumes de Adriana Braga Peretski, costumes voyageurs eux aussi, variés, très inspirés pour certains de costumes de music hall, avec paillettes, lamé, des costumes d’apparence, mais jamais de substance, nous sommes à l’évidence au spectacle du monde, the show is going on.
Un autre élément à la fois intéressant et dérangeant,  les mêmes personnages apparaissent comme des figures différentes y compris d’un acte à l’autre. Il y a par exemple une plasticité de Wotan qui se présente sous des apparences diverses, dans l’Or du Rhin mauvais garçon, et le voilà dans le deuxième acte de Die Walküre, affublé d’une barbe de patriarche, à la russe.

Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Il est dans ce deuxième acte celui qui est la mémoire et qui rappelle les épisodes précédents, il est le chroniqueur, un peu le Pimen (de Boris Godunov) de la situation, il ressemble même avec sa grosse barbe à un Léon Tolstoï qui raconterait Guerre sans Paix chez les Dieux. Pendant que Brünnhilde à qui il devrait s’adresser prépare ses fioles de TNT, son discours devient un monologue intérieur, une méditation totalement fascinante, telle qu’elle est dite par Wolfgang Koch, avec un sens de la parole, un sens de la couleur hallucinants, et accompagnée à l’orchestre comme probablement jamais depuis Boulez je n’ai entendu dans ce deuxième acte un orchestre. Une méditation intérieure, fusionnelle entre parole et orchestre, l’orchestre dit ce que le chanteur dit, dans une osmose qui fait rentrer le spectateur en soi, qui crée y compris en lui la posture méditative. Un sommet.

Léon Tolstoï, portrait par Repin
Léon Tolstoï, portrait par Repin

Il est frappant de voir quel statut patriarcal Castorf lui donne ici, d’autant que dans l’acte suivant Wotan perd sa barbe (mais garde ses deux yeux et en perdra un, on verra pourquoi, dans Siegfried) et redevient une figure non de la mémoire, mais du futur immédiat, le jeune chef exigeant. Ces variations sont évidemment la conséquence de ce travail où temps et espace se mélangent et s’épousent, se contredisent et en tous cas voyagent sans cesse : Wotan est un Wanderer du temps et de l’espace et prend, tout comme les dieux de la mythologie, les apparences nécessaires exigées par les situations : tout est mouvant dans cet univers en fusion.
Le dialogue Brünnhilde Wotan du 3ème acte, est complètement différent par l’ambiance et par le propos de celui du second acte.  Les attitudes changent : Wotan plus jeune, plus vif, plus projeté vers le futur, Brünnhilde qui n’a pas ici l’attitude vaguement soumise et tendre qu’on connaît souvent dans ce duo. Cela bouge, cela discute ferme, cela s’oppose, et cela vit, d’une manière incroyable grâce à une diction de conversation qu’on a déjà entendue dans Rheingold.
Quant au final, il garde quelque chose d’une vision traditionnelle, c’est le tonneau cuve du premier plan qui s’enflamme (Il y a beaucoup de pétrole par ici…), tandis que Brünnhilde, vue à travers la vidéo  s’endort à l’intérieur du décor, qui tient du puits de pétrole, du château fort et surtout de la cathédrale merveilleusement éclairée (il faudrait de longues descriptions des sublimes éclairages de Rainer Casper) avec son immense clocher dominé par une étoile rouge (nous sommes en plein stalinisme).Elle s’endort les yeux ouverts, fixés dans l’attente, comme pour l’éternité, dernière image sublime qui montre aussi que Castorf sait provoquer les émotions.
La réussite de cette Walkyrie qui a triomphé de manière indescriptible auprès du public, doit rendre grâce à une distribution très équilibrée, voire quelquefois d’un niveau exceptionnel.

Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Kwanchoul Youn en Hunding est comme d’habitude remarquable de diction, et d’équilibre,   il campe un personnage glacial, violent avec son épouse, distancié, avec une voix bien posée, magnifiquement projetée.

Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Johan Botha est tout simplement merveilleux, merveilleux de style, de tendresse, de velouté vocal, une voix qu’il sait rendre puissante avec des sons incroyablement tenus (les Wälse du premier acte et surtout le Wälsungen Blut de la conclusion). On sait qu’il n’est pas un acteur de référence, mais Castorf tient compte dans ses mouvements et son jeu des capacités du chanteur, et il fait un Siegmund à la fois passionné, mais en même temps plutôt introverti, qui correspond bien à la couleur sombre et retenue imposée par Petrenko. Passion rentrée plus qu’exprimée, vagues intérieures et réprimées, une passion traversée (déjà) par l’angoisse.
Anja Kampe est vibrante. En petite difficulté dans le premier acte où la voix semble retenue et sortir sans éclat, elle explose au deuxième et au troisième acte. J’ai rappelé son cri final du deuxième acte déchirant, violent, mais en même temps performance inouïe, il faut aussi saluer l’extrarodinaire personnage campé et chanté au troisième acte, avec de merveilleux O hehrste Wunder ! Herrlichste Maid ! bouleversants.
Catherine Forster en Brünnhilde en revanche est un personnage intéressant, mais la voix a de sérieuses difficultés avec les hojotoho initiaux du deuxième acte, qui se résument à des cris stridents, pas toujours en mesure, si bien qu’elle en fait sauter un. Cette voix est étrange, fragile dans les graves peu soutenus et dans le medium où elle s’aide d’un vibrato peu agréable, mais dès qu’elle atteint le haut medium, l’aigu devient large, expansé, solide, charnu, comme si elle n’avait travaillé que l’homogénéité de l’aigu sans s’occuper du reste ; il en résulte des moments très inférieurs au niveau à mon avis requis, et d’autres d’une grande beauté…
La Fricka de Claudia Mahnke est un joli personnage de princesse russe un peu exigeante, la voix et correcte, mais ce n’est pas une Fricka de référence, on est loin d’une Elisabeth Kulman, entendue à Lucerne et qui cassait la baraque.

Les Walkyries sont plutôt bien distribuées, l’ensemble vocal (à part quelques stridences) bien homogènes, surtout chez les mezzo (Alexandra Petersamer, Okka von der Dammerau) et saluons aussi la mise en scène (complexe) sur plusieurs niveaux qui rend le son magnifiquement distribué dans l’espace.
Reste Wolfgang Koch, Wotan étonnant.
Étonnant parce que jamais en représentation vocale : il a choisi de travailler un discours au ton plutôt égal, très travaillé dans le détail. Les aigus y sont, mais attaqués avec subtilité, presque noyés dans le discours, c’est souvent comme du Sprechgesang, avec une incroyable variété de couleurs. C’est un Wotan qui impressionne par l’intelligence et la subtilité, un Wotan au chant presque mozartien (comme je l’ai rappelé dans Rheingold), avec une technique et un contrôle supérieurs, et un timbre chaleureux. Sans s’imposer par le volume (on est à l’opposé d’un Terfel), il s’impose par le discours, par le texte, par le dire. C’est tout à fait exceptionnel.
Exceptionnel, c’est un qualificatif encore inférieur à l’effet produit par la direction de Kirill Petrenko. Je le répète, depuis Boulez, et malgré les Barenboim, les Levine et autre Thielemann, qui furent (ou sont) les chéris du lieu, on n’a pas entendu depuis plusieurs dizaine d’années une lecture de cette hauteur, de cette intelligence, de cette parfaite adéquation au discours scénique. Un orchestre sans effets, sinon l’appui permanent au texte, comme un discours textuel qu’il porterait lui même (le deuxième acte, anthologique d’intelligence et de grandeur), une direction qui est tout sauf démonstrative, qui ne cherche pas à démontrer, qui ne cherche aucun effet de manche ou de baguette, et qui ne cesse de démontrer, qui ne cesse de montrer le discours wagnérien, avec un sens du détail, avec une lisibilité, une clarté uniques. Petrenko, c’est la chance de cette édition du festival, car c’est la profondeur, c’est l’invention, c’est la méditation, c’est aussi la passion, mais jamais explosive, toujours rentrée, toujours avec cette petite réserve qui nous prépare à la noirceur du futur. C’est un Wagner différent de tout ce qu’on entend actuellement, en ce sens, nous avons entendu dans la fosse une Walküre unique. Cristal et métal, fleuve, air, braise, sonore et mate. Le miracle.
On l’aura compris, il serait imbécile de vouer aux gémonies une telle entreprise. C’est la grandeur de Bayreuth d’oser Castorf, mais sans Petrenko, tout ce qui fait la singularité de ces moments disparaîtrait sans doute. Après ces Ring, il va rejoindre Munich son port d’attache. Compréhensible. Il faudra donc s’armer d’une probable longue, très longue patience pour le voir revenir dans cette fosse. C’est pourquoi il ne faudra à aucun prix rater le Ring 2015, son dernier. Mais avant de parler du futur, restons dans le miracle quotidien que constitue la musique de ce Ring, et dans la stimulation quotidienne que constitue le travail fascinant et intriguant de Castorf.

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WALKÜRE II  LE 11 AOÛT 2014 :

Beaucoup d’émotion, et une admiration de plus en plus forte si c’est possible pour le travail à l’orchestre de Kyrill Petrenko.

Juste quelques remarques sur cette seconde Walkyrie, qui a fonctionné sur le public comme la première. On ne peut que confirmer l’habileté de Wolfgang Koch à incarner Wotan au deuxième acte, son monologue face à Brünnhilde, devenu monologue intérieur dans la mise en scène (il reste souvent seul en scène pendant que Brünnhilde va préparer ses bombes), accompagné par un orchestre époustouflant, reste pour moi le sommet de la soirée.
L’orchestre me paraît plus libéré que lors de la première audition, presque plus lyrique. Toujours aussi fluide, toujours aussi présent dans sa modestie même, toujours aussi précis : on entend le moindre des sons, Petrenko accompagne plus qu’il ne dirige et le sentiment de globalité du spectacle n’en est que plus fort. Cette fois-ci, et plusieurs fois, le cœur a battu très fort et les yeux se sont mouillés.

Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une réserve cependant, et de taille : Anja Kampe en Sieglinde a eu un énorme succès, un triomphe indescriptible comparable seulement à celui de Petrenko qui fait hurler et taper des pieds toute la salle en délire, comme la veille dans Rheingold.
Pourtant, je suis très réservé sur sa Sieglinde. Le personnage est formidable en scène, elle vibre et fait vibrer, mais la voix reste quand même notoirement insuffisante pour le rôle. Cela a provoqué des discussions d’entracte, car beaucoup ont adoré sans réserves. Son premier acte pourtant est truffé, je dis bien truffé de problèmes à l’aigu. La voix manque de largeur pour le rôle, le souffle qui accompagne les aigus dans les passages est court, elle doit systématiquement s’y reprendre à deux fois, pousser d’abord, ouvrir après, avec un fort vibrato et certains aigus sont savonnés ou ne sortent pas, d’autant que le tempo installé par le chef en accord avec la mise en scène est plutôt lent et la met en difficulté. Cela va mieux aux deuxième et troisième acte, qui sont plus dramatiques et donc passent mieux en scène, mais la largeur des aigus reste problématique. Nous sommes quelques uns à l’avoir ressenti, et certains mêmes plus violemment que moi : comme dans sa Senta à la Scala, comme dans sa Leonore (Fidelio) avec Abbado, on entend les problèmes d’homogénéité vocale d’une voix forcée. Si cela continuait ainsi, je ne sens pas une longue carrière encore, malgré les évidentes qualités d’engagement de l’artiste.

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Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 10 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une Catastorf…voilà comment certains ont qualifié le travail de Frank Castorf sur ce Ring.  Une fois de plus, la polémique a fait rage, comme on devait s’y attendre en voyant Frank Castorf monter sur la colline verte. Les deux enfants terribles du théâtre allemand, Hans Neuenfels (73 ans) et Frank Castorf (63 ans), au crépuscule de leur carrière, ont réussi à faire frémir le public, comme de vieux messieurs indignes. Mais si le Lohengrin de l’un est en train de devenir un classique, le Ring de l’autre fait encore frémir, d’autant, comme il fallait s’y attendre, que Castorf, jamais avare de déclarations tonitruantes et de provocations, a accusé l’administration du Festival d’y faire régner une ambiance digne de la DDR, et il s’y connaît !
Mais peu importe.
Peu importent les polémiques auxquelles Bayreuth depuis ses débuts est habitué. De décadence annoncée en décadence annoncée, nous devrions en être au 36ème dessous. Mais le scandale du jour (et ce fut vrai avec Wieland, avec Chéreau et avec d’autres) devient souvent le triomphe de demain.
Castorf a donc fait scandale.
Et pourtant, ce Rheingold  est un travail théâtral exemplaire, virtuose même. Au delà des choix idéologiques ou des partis pris, nul ne peut nier qu’il s’agit d’un travail techniquement bluffant, gestion des groupes, en vidéo et en « chair et os » (puisque le spectacle est simultanément sur scène et en vidéo : ce qui ne se voit pas en scène est représenté en direct en vidéo), jeu des acteurs-chanteurs d’une stupéfiante justesse, gestion des espaces, distribués très habilement dans le décor construit sur la tournette. En effet, le décor, extraordinaire de réalisme imagé d’Alexander Denić, tourne sur lui-même présentant toutes les faces d’un Motel du Texas, piscine, terrasses, chambres, bar-station service Texaco, réalisme imagé parce que ce réalisme-là est la somme d’un certain type d’images d’une Amérique vue à travers les films noirs de série B, voire Z, à travers les Comics (abus de couleurs criardes, de figures de femmes pulpeuses comme on ne peut en voir qu’au cinéma, dans les livres d’images pour ados boutonneux ou les romans photo), un hyperréalisme qui propose un concentré de clichés américains (y compris la route 66, qui ne passe pas au Texas d’ailleurs), avec son cortège de bagarres, de bar détruits par des sauvages (les géants) ou même de Ketchup : Frank Castorf nous démontre ce que nous savions déjà (depuis Chéreau), à savoir que cette histoire n’est qu’une histoire de médiocres, petits malfrats avides d’une parcelle d’or ou de puissance régnant sur un corps de prostituées. Wotan n’est qu’un petit maquereau et Alberich le chef d ‘une troupe déglinguée faite de femmes perdues ou de gays en déshérence nocturne. D’ailleurs, là où flotterait la bannière du Texas, Mime, dès qu’Alberich est vaincu, hisse le drapeau arc en ciel en signe de libération, qui flottera ostensiblement au vent lorsque les notes de la marche triomphale vers le Walhalla commenceront à sonner. On a l’arc en ciel qu’on peut.
Cette performance de toute la compagnie, c’est d’abord une performance de troupe de théâtre, un voyage de comédiens-chanteurs pour lesquelles parler de performance vocale serait ou superflu, ou inutile, ou à côté de la plaque (tournante en l’occurrence). En effet, tout est subordonné au jeu théâtral, à commencer par la diction, marquée par un débit plus accéléré comme dans les séries américaines, une sorte de diction aplatie, très fluide, mais très claire, une diction de conversation qui surprend d’abord, puis convainc totalement.
À cette manière de dire le texte correspond en écho une direction musicale elle aussi d’une fluidité rare, d’une clarté inouïe, et accompagnant chaque mot comme si elle le répétait en son. L’attention de Kirill Petrenko au plateau, nous l’avions déjà constatée plusieurs fois à Munich ou à Lyon, mais il y a ici un engagement musical aux côtés du travail scénique qu’il faut remarquer, en ces temps de polémiques contre Frank Castorf. La finesse du rendu sonore, les mille petits détails qu’on avait oubliés ou auxquels on n’avait jamais fait cas, tel solo de tel instrument, tel rendu particulièrement grinçant ou ironique dans une mise en scène où l’ironie est un concept central (appuyée dans les programmes de salle de plus en plus indigents de Bayreuth – par des citations de Vladimir Jankelevitch). Tout contribue à éclairer un propos global.
Détailler la performance de tel ou tel chanteur dans un tel contexte est inutile (même si on s’y essaiera), car c’est vraiment d’ensemble qu’il s’agit. Dans cette mise en scène, Rheingold ne saurait être un concerto pour Wotan et troupe connexe comme on le voit souvent, Wotan est “un parmi d ‘autres” identifiable par son costume rose fuchsia mais qui n’a pas de rôle prépondérant. Alberich et les géants font partie du paysage, un paysage noyé sous les détails polymorphes d’un décor étonnant, vieilles affiches de films (Tarzan..), lecture par le barman (excellent rôle muet de Patric Seibert, assistant de Castorf) de Sigurd, un comic allemand des années 50 (Sigurd…évidemment le bien nommé), barbecue autour duquel se sont réunies les filles du Rhin, au bord d’une piscine cheap dans laquelle flotte l’or et des paillettes dont elles s’enduisent tour à tour. Un barbecue avec ketchup et moutarde, dont s’enduira Alberich renonçant à l’amour au milieu de ces pulpeuses dames l’excitant à plaisir (merci Chéreau), et au milieu d’une bataille de lancer de ketchup: il s’autodétruit; enduit de moutarde, il est lui-même un remède contre l’amour, il a à peine besoin d’y renoncer…. C’est délirant. Du délire, certes, mais une remise à plat de cette histoire de vol, qui devient non un vol mythologique, mais un larcin, comme si l’or-métal n’était plus l’objet du désir, dans un monde où l’Or Noir l’a supplanté (nous sommes dans un Motel station-service Texaco). Alors, tout est dérision, dans un monde pareil, une dérision évidemment soulignée par les silhouettes des personnages : par exemple, l’apparition d’Erda en vison blanc, lamé et cigarette  restera l’un de ces moments exceptionnels, qui lutine son vieil amour Wotan sous les yeux courroucés de Fricka qui n’a de cesse de la chasser, Freia en combinaison latex, qui se laisse recouvrir de lingots et qui finit par couvrir sa tête du Tarnhelm, le Tarnhelm et l’Anneau dans le tiroir caisse du barman, là où l’on met dans ce type de bar le revolver indispensable. Et ce twist au ralenti, entamé par les déjantés du coin, quand les premières notes de l’entrée triomphale des Dieux au Walhalla se mettent à sonner. Bref, tout est détourné, mais tout prend sens en même temps. D’un petit larcin au fin fond du Texas, va se déclencher une histoire planétaire, d’une histoire de petits malfrats, géants, dieux, nains, tous pourris, tous pareils, tous sans intérêt sinon celui d’une bande dessinée vite lue vite avalée. Le Ring, qui est une manière de création du monde, naît de bagarres de petits minables et donc dans la création point immédiatement la ruine…
Évidemment, il y a dans cette translation scénique des parties plus difficiles à rendre : le Nibelheim se réduit à une roulotte argentée des années 50, on n’y descend pas, et Alberich ne règne pas avec son anneau sur une armée d’esclaves. Alberich et Mime sont immédiatement faits prisonniers, attachés à un poteau de la station service, et puis vite libérés comme s’ils étaient d’emblée soumis au diktat de Wotan, une bande a vaincu l’autre.

Nibelheim...© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nibelheim…© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une étonnante placidité règne dans cette scène, la remontée du Nibelheim se fait assis sur une chaise longue, Alberich avec son canard, Wotan, Loge face au public. Ils ne font rien…La transformation en dragon, ou en grenouille, sont deux vidéos banales. On sent qu’ici les solutions scéniques ont été plus difficiles, mais en même temps la scène se passe, dans la même ambiance, comme si passer des dieux au Nibelheim ne changeait rien. Tous les mêmes.

Quant au Walhalla, c’est  « vu à la TV », le palais de Randolf Hearst (est-ce un hasard si c’est lui qui invente le comic strip ?), et c’est en fait plus un Walhalla dans les têtes qu’un Walhalla réel. Et quand Donner frappera à la fin de son marteau laisant apparaître le Walhalla, c’est l’enseigne au néon « Golden Motel » qui s’allumera.
Ce travail acrobatique installe la nature du prologue, séparé de l’histoire qui va commencer dans la Walkyrie: une narration dans la narration, mais une narration caricature, réduite à objet de lecture pour adolescents, d’histoire-cliché où la bande dessinée, mais aussi le cinéma sont interpelés

Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

(Froh est une copie de Michael Douglas dans ses pires films) où cow-boys, maquereaux, barman , prostituées et femmes faciles se croisent : Wotan apparaît couché dans un lit entre Fricka et Freia et elles se l’arrachent, les filles du Rhin dépendent aussi de lui, elle lui téléphonent pour lui raconter le vol de l’or etc…. Les relations de pouvoir existent, le rôle central et moteur de Wotan apparaît, au détour d’un tableau, d’un geste, d’un mouvement autour de lui, mais pour Castorf, c’est clair, il n’y en a pas un pour racheter l’autre et donc tous pourris.
Alors certes, il faut avoir les yeux partout, et essayer de ne pas perdre le fil musical. Pour le spectateur, c’est acrobatique : car ce qui se passe sur scène n’est qu’une partie du jeu, les vidéos en dévoilant l’autre partie, la partie cachée des ellipses du récit. Quand les personnages disparaissent, on les voit sur l’écran, les arrières plans deviennent premier plan, les images expliquent, illustrent confirment, inventent : c’est prodigieux de drôlerie, d’inventivité, de vivacité, de vie. Ce travail sue l’intelligence et l’invention et va jusqu’au bout des intuitions  introduites par d’autres, comme Chéreau ou Kupfer, va jusqu’au bout d’une logique qui fait des ces dieux, ces nains, et ces géants (qui cassent tout comme les éléphants dans le magasin de porcelaine) les facettes d’une même humanité dérisoire. Une provocation ? non ! Simplement un reflet à peine déformant de notre humanité minable, sans noblesse, sans autre moteur que le désir multiforme.

Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans ce petit monde, Loge est vu (en costume rouge) comme le Levantin, l’oriental tel qu’on le rêve, barbichette, cheveux frisés noirs de geai, celui qui va vous vendre des tapis dans un bazar, agitant sans cesse son briquet (eh oui, le feu..), celui qui négocie, qui marchande, dont on a besoin et qu’on rejette en même temps (Loge n’a pas le droit aux pommes de Freia, il doit toujours se débrouiller par lui-même pour s’en sortir). Mais à la fin, le tableau risque de finir en apocalypse : tandis que les Dieux sont sur une terrasse, prostrés par le Walhalla (Wotan Fricka et Donner d ‘un côté, et perchés en hauteur Froh et Freia),  le barman vient de verser sur le sol de l’essence des pompes, Loge est devant la station service, il allume son briquet, pour faire tout exploser : mais au dernier moment, il renonce tandis que dernière image, les filles du Rhin sur l’écran nagent au fond de l’eau en contemplant la caméra d’un regard halluciné.

Évidemment, ce qui se tient sur scène est tenu d’une manière très serrée musicalement. Kirill Petrenko suit chaque parole et on l’imagine de la fosse avec sa précision coutumière, mais il ne faut pas attendre de sa direction des effets tonitruants, c’est une direction d’une tenue prodigieuse, d’une modestie étonnante au service d’une entreprise globale. C’est un parti pris de musique d’accompagnement, d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans effets, une  musique explicative comme le seraient sur scène certaines vidéos. Tel instrument qui apparaît surprenant, ici hautbois, là une attaque de violons, ailleurs des contrebasses (sublimes). Il faut revenir sur ce prélude, au crescendo imperceptible, d’une fluidité rare, et en même temps d’une clarté telle qu’on a l’impression (voulue par Wagner) de la naissance du son, venu des profondeurs (ah ! cette fosse…). C’est une direction musicale au service de l’entreprise, et non démonstrative  ou autocélébrative: il ne s’agit pas de dire « vous allez voir ce que vous allez voir, c’est mon Wagner à moi ! », mais de s’insérer dans une globalité, de prendre sa place, toute sa place, pour donner le rythme musical qui correspond à ce rythme scénique. En prenant en compte le credo wagnérien qui s’applique dans cette salle, à savoir la profonde solidarité fosse-plateau, le son jamais ne s’impose, mais contribue à un ensemble. Une direction contributive. C’est tout simplement prodigieux, les journaux ont écrit phénoménal : du bonheur à l’état pur.
Alors dans un travail de ce type, il est difficile de rendre compte des voix comme dans un opéra traditionnel, voire un Rheingold ordinaire (s’il y en a…). Pour sûr, ceux qui ont entendu la retransmission radio ont perçu çà et là des trous, des faiblesses. Mais pour ceux qui sont dans la salle, l’impression est autre, elle est celle d’une construction commune, où chacun avec ses défauts et ses qualités, apporte une brique.
Le Donner de Markus Eiche est remarquable et dans son jeu (cow boy tout de noir vêtu), diction impeccable, belle projection. On connaît les qualités éminentes de ce chanteur qu’il démontre une fois de plus. Froh est Lothar Odinius, autre chanteur de haute qualité d’élégance et de projection, comme les spectateurs de l’opéra de Lyon le savent, avec une belle sûreté dans la voix, et Loge est Norbert Ernst, régulièrement invité à Bayreuth, élégance, phrasé, ironie mordante dans l’expression, jeu prodigieux de vérité et de distance, un des ténors de caractère qui à l’opéra de Vienne où il est en troupe continue la tradition des Heinz Zednik.
Du côté des dames, la Fricka de Claudia Mahnke est un beau personnage, mais la voix est plus banale, sans grand relief, elle s’en tire avec honneur, mais sans brio. La Freia de Elisabet Strid est plus présente vocalement, mais reste aussi en retrait sonore, même si elle campe un personnage exceptionnel de vérité.

Apparition d'Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Apparition d’Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La plus impressionnante, c’est l’Erda de  Nadine Weissmann: une voix profonde, bien projetée, une silhouette fascinante qui s’impose immédiatement et qui par sa seule présence impose silence et tension.

Premier tableau: les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Premier tableau: les filles du Rhin et Alberich © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant aux filles du Rhin elles sont remarquables et dans leur jeu et dans leur chant, malgré quelques stridences de Woglinde (Mirella Hagen), mais des trois la plus impressionnante par son intelligence physique et surtout sa voix profonde, imposante, au merveilleux phrasé, la Flosshilde d’Okka von der Dammerau, en troupe à Munich (elle y était une magnifique Charlotte des Soldaten).
L’Alberich de Oleg Bryjak qui reprend le rôle cette année, est présent, dans son personnage de gros pervers de la première scène. Mais la voix reste pour mon goût trop claire et n’arrive pas à l’imposer, un Alberich léger, un brave mauvais garçon assez ridicule avec son goût immodéré pour la moutarde dont il s’enduit abondamment, et lui qui va renoncer à l’amour  a fait d’un canard en plastique pour enfants une sorte de doudou qu’il reprend à chaque crise : une voix qui correspond sans doute au rôle dans cette mise en scène, mais sans le poids habituel conféré à un Alberich. Ce qui n’est pas le cas de Mime (Burkhard Ulrich), qui est moins appuyé que les Mime habituels moins ténor de caractère, à la voix nasale et plaintive qui remplit les scènes. Burkhard Ulrich, dans son costume tout doré cherche par tous les moyens à chiper quelque chose à son frère, et notamment des copeaux d’or, et chante comme un personnage ordinaire, sans forcer, sans grimacer, et d’une manière non dépourvue d’élégance lui aussi comme les autres.
Les géants en ouvriers furibards, qui cassent tout sur leur passage (pauvre bar ! pauvre barman !), sont bien en place vocalement, sans être impressionnants, Sorin Coliban en Fafner sans doute est-il des deux le mieux en place, aves la voix la mieux projetée, tandis que le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer en Fasolt gagnerait à plus de présence,  de puissance et d’assise vocale pour tout dire.
Quant à Wotan, c’est Wolfgang Koch, qui a pris le rôle par là où souvent on ne le prend pas, non pas en chef vocal incontesté avec une large voix sonore, mais par le dialogue, par la conversation en musique, un dialogue où dominent un sens du mot, une intelligence expressive, une distance et une élégance du phrasé qu’on entend rarement dans Wotan à ce point de perfection. Comme l’orchestre de Petrenko, la voix de Wotan refuse l’effet et l’autopromotion, elle préfère sans cesse revenir au sens, à la couleur, au dire, à la parole. C’est un Wotan qui chante comme dans Mozart, phrasé, sensibilité, poids des mots. Grands moments que ses interventions.
Voilà un Rheingold pétillant, effervescent, quelquefois délirant, qu’on suit avec difficulté peut-être (il faut avoir les yeux partout, et les oreilles rivées au plateau), un Rheingold qui distancie l’histoire sans trop la prendre au sérieux, comme dans les Comics, où le pétrole texan est toujours présent mais jamais central et où les personnages pris dans une agitation permanente, laissent glisser et passer tout ce qui sera déterminant plus tard. Voilà un Rheingold chanté correctement, mais dirigé d’une manière exceptionnelle, qui a stupéfié et émerveillé le public à un point rarement entendu dans la salle. Voilà un Rheingold mis en scène avec une rigueur et une précision incroyables, de ce travail scénique se détermine une direction musicale complètement en phase et en même temps vive, inventive, diverse, colorée, et un esprit de troupe, cohérente et engagée, au service de ce merveilleux dessin animé . Beau travail. Grand art. De l’Or.

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RHEINGOLD II le 10 août :

Et la magie vous reprend…

 J’avais vu deux Ring de Chéreau successifs, j’avais aussi vu des répétitions générales, puis les spectacles. C’étaient des péchés de jeunesse.

Comme Rossini, j’accomplis mes péchés de vieillesse et me voilà dans mon deuxième Ring à Bayreuth, à peine 10 jours après la fin du premier. Follie, dirait Violetta, mais je suis entouré de gens raisonnables qui font des aller-retour Salzbourg ou Prague pendant les jours libres, et au fond, une fois en Franconie, une fois perdus dans cette ville de Festival improbable, une fois en vacances et loin des soucis, tout est permis.
Les Festivals ont cela de particulier que vous ne pensez qu’à la représentation du soir et ne fait événement que le fait d’avoir croisé un membre de la communauté des wagnériens avec un béret Wagner, ou d’avoir vu déposer un os à moelle fleuri ou une rose blanche sur la tombe de Russ (le chien de Wagner, endormi à côté de ses maîtres). Bien entendu, je n’invente rien…
Alors, folie pour folie, ayant eu la chance de pouvoir voir deux Rings, et le premier m’ayant tout de même fortement secoué, me voilà reparti pour l’aventure.
Et Rheingold a été comme la première fois, une magnifique surprise, oui encore une surprise, pleine de vie, d’une fluidité rare, avec une troupe remarquablement engagée. J’ai trouvé l’orchestre peut-être encore plus fin, encore plus précis que la première fois (mais ce n’est peut-être qu’une impression), avec cette fois-ci  des moments suspendus où l’émotion a pris le pas sur l’analyse : image magnifique que celle de Loge remontant de Nibelheim, dans une image rougeoyante du matin, allumant une cigarette avec un fil sonore ténu à l’orchestre qui donnait à cette image banale en soi une poésie indicible.
La virtuosité de la mise en scène reste évidente, avec des moments prodigieux de vie (les tentatives de fuite de Freia, cherchant une solution, au téléphone, fouillant nerveusement dans la valise pour chercher son passeport, se dissimulant sous les couettes, tout cela dans un rythme endiablé), d’autres d’ironie : les géants, brutes épaisses, avec Fafner à l’étrange barbe presque goudronneuse et Fasolt plus humain, qui essaient de tout casser dans le malheureux bar mais qui ne sont pas au total bien méchants,  des géants qui ressembleraient à des mauvais garçons de journal de Mickey, des Rapetou.
L’installation très claire du parallèle Wotan/Alberich, qui sont tous deux propriétaires d’une station service, mais l’un avec Mercedes décapotable, l’autre avec roulotte miteuse installe du même coup un rapport de domination inversé, car Wotan est dominant d’emblée, sans or et sans anneau. Car l’or est conservé, l’or fait le costume de Mime, mais l’or n’est plus un enjeu; l’enjeu, c’est seulement Tarnhelm et Anneau conservés dans la caisse du bar…
Autre élément qui me fait encore gamberger : dans ce monde, Wotan reste celui dont on reconnaît la puissance, Alberich ne résistant pratiquement pas, comme si ils étaient déjà complices et qu’ils allaient mener ensemble la suite de l’histoire. Il reste que le passage au Nibelheim est pour moi un peu cryptique dans sa réalisation, c’est bien moins clair que le reste, mais cela permet de se réserver pour de futures visions.

Une idée vraiment séduisante est la libération de Mime qui dès que son frère est prisonnier veut vivre sa vie, qui s’enferme dans la roulotte et évidemment, annonce Siegfried. Les idées fusent, et il faut les attraper au vol, combien d’éléments m’avaient échappé à la première vision !
Du point de vue vocal, les hommes (et notamment les Dieux) me paraissent plus au point que les voix féminines, notamment Fricka (plus intéressante dans la Walkyrie) et Freia. Freia a une voix courte et sans grâce, alors que le rôle gagnerait à être plus valorisé du point de vue vocal, il ne faut jamais oublier que derrière une Freia, il y a au loin une Sieglinde.

Alberich est vocalement assez peu convaincant, ce qui est gênant vu l’importance du rôle ; il reste que nous sommes face à un Alberich faible et sans relief, et donc la voix peut correspondre au dessein de la mise en scène. Disons que c’est un heureux hasard
Enfin, musicalement, il y a un choix extraordinairement clair d’accompagner la scène, au sens d’un accompagnement musical cinématographique. La musique vit au rythme des pulsions de la scène. Grâce à Petrenko, on est de plain pied dans la Gesamtkunstwerk  car sa direction est inséparable de ce qu’on voit…et ce doit être d’autant plus étrange lorsqu’on entend cela en radio. Sans doute cette direction peut-elle apparaître insuffisamment spectaculaire ou démonstrative, mais en précision, en fluidité, en discours, en clarté, elle ne peut que convaincre, j’en ai eu encore la confirmation, après la deuxième écoute, c’est toujours inattendu, passionnant, vivant : voilà une direction profonde, fouillée, cherchant à donner du sens et pas seulement du son (suivez mon regard…).
Kirill Petrenko a encore été accueilli par un délire indescriptible aux saluts, et ce n’est que justice : cette direction est miraculeuse.

C’est donc reparti, avec le sourire, avec la joie chevillée au cœur.

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BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 MAI 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Otto Dix ,Tryptichon "der Krieg"  - Galerie Neue Meister, Dresde.
Otto Dix ,Tryptichon “der Krieg” – Galerie Neue Meister, Dresde.

Deuxième grande production de Die Soldaten en terre germanique cette saison. Après Calixto Bieito à Zürich (et bientôt à Berlin), voici Andreas Kriegenburg à Munich avec Kirill Petrenko dans la fosse.
Die Soldaten pour un théâtre est une entreprise gigantesque. Orchestre géant, distribution énorme, sans qu’il soit assuré que le public réponde à l’appel (beaucoup hésitent à affronter cette musique). C’est un risque que peu de théâtre prennent et c’est tout à l’honneur de Zürich, Berlin et Munich de l’oser.
Les atouts de Munich : un metteur en scène à succès dans la maison, aussi bien pour son Wozzeck que pour son Ring, un chef qui devient l’une des références européennes en matière d’opéra, qui est allé cette année d’un triomphe à l’autre, une distribution solide dominée par Barbara Hannigan, grande prêtresse de l’opéra contemporain.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Munich a déjà représenté Die Soldaten en 1969, dans une production de Hans Neugebauer et des décors de Max Bignens (le décorateur attitré de Jorge Lavelli) dirigée par Michael Gielen, après 33 services d’orchestre et malgré l’opposition de Wolfgang Sawallisch qui estimait, comme beaucoup d’observateurs l’opéra irreprésentable. Il est vrai que l’on avait dû renoncer à la présentation de la première version, en 1960, qui exigeait pas moins de sept chefs, et diverses scènes qui se superposaient. L’opération reste complexe, mais faisable puisque cette année, Kirill Petrenko n’a pas répété plus, dit-on que pour n’importe quel autre opéra.
Calixto Bieito à Zürich a signé une production tout à fait extraordinaire, mêlant orchestre, musiciens et chanteurs, dans un dispositif qui pariait sur la proximité du public (orchestre sur scène et chanteurs sur l’avant-scène, à la place de la fosse) dans l’espace relativement réduit de l’Opernhaus. Il sera intéressant de revoir la production, reprise dans 10 jours à la Komische Oper de Berlin.
Le dispositif munichois est plus traditionnel, nous sommes à l’Opéra, et la représentation est construite comme un opéra.
En est-elle moins frappante qu’à Zürich ? Non. Le silence suspendu qui saisit le public médusé et écrasé à la fin de la représentation en est une preuve, ainsi que la difficulté à sortir de la représentation qui nous poursuit longuement après. Avec des moyens différents, avec une esthétique différente, avec une approche musicale très différente, Die Soldaten ont encore frappé, comme ils avaient frappé à Zurich, et c’est sans doute la production la mieux réussie de la saison. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est l’ensemble de la presse allemande.
Ceux qui pensent qu’il faut faire du chemin, passer par les grands classiques avant d’aborder ce type de musique se trompent lourdement. Ce n’est pas après 20 Walküre et 13 Butterfly qu’on est plus mur pour Zimmermann…je dirai…au contraire. Je serais à Munich, je trainerais tous mes amis réfractaires à l’opéra, ou simplement peu spécialistes pour les confronter à ce choc plein de références politiques, culturelles, religieuses, écrasant, et surtout plein d’émotion, un mot qui semble étrangement absent des regards divers sur la musique d’aujourd’hui, et celle de la deuxième moitié du XXème. Pour leur montrer ce qu’est la puissance de l’opéra à l’état pur.
Voilà une œuvre d’une complexité rare, musicalement, à cause des différents styles, des orchestres insérés, de l’énorme effectif, mais aussi scéniquement. Jacob Lenz vivait au XVIIIème siècle, mais au moment où Zimmermann écrit, l’histoire du XXème a déjà à son passif deux guerres mondiales. Les soldats, vus comme une société fermée, en attente, oisive, qui attise les désirs, les perversions, les vices, une société sadienne, qui n’est pas sans rappeler Les Cent vingt journées de Sodome. Marie, la jeune fille, à la fois naïve et provocante, remplie de désir et imprudente comme une petite fille, une victime à la fois consentante et désireuse de corps, d’argent, de position. Et tous les hommes, Wesener le père compris, investissent dans Marie au prénom prédestiné …

Irrésistible ascension puis chute, le parcours de Marie est comme une sorte de parabole religieuse, un chemin tapissé d’épines qui se termine en chemin de croix, en une sorte de Passion, et Die Soldaten constitue une Passion. Bach est d’ailleurs cité, interpellé, inséré, tissé avec le reste de la toile orchestrale.
Aussi faut-il s’étonner que Andreas Kriegenbuch et son décorateur aient conçu un espace unique, dominé par une croix géante telle un polyptique fait de petites scènes individuelles dans des boites grillagées, cages à Lapins ? cages à oiseaux ? où il se passe le plus souvent des choses animales : ça baise, ça gigote, ça grimpe au grillage comme un chimpanzé prisonnier, ou humaines, platement humaines : ça pleure, ça meurt, ça souffre ça compose aussi sa pietà.

La mère de Stolzius (Hanna Schwarz) & Stolzius (Michael Nagy)
La mère de Stolzius (Heike Grötzinger) & Stolzius (Michael Nagy)

Des cages qui rappellent aussi des vitrines à la mode d’Amsterdam, et qui étrangement, rappellent certaines icônes contenant des scènes de l’évangile.
La référence, elle est à la fois civile et religieuse, c’est le Tryptichon d’Otto Dix, Der Krieg, à Dresde : la guerre et les soldats bien sûr, mais la ruine de la guerre, mais la violence de la guerre, en une disposition exactement semblable (sauf que dans le décor, il y a plus de scènes). Et cette croix polyptique avance et recule dans le décor selon les besoins, pendant que le récit de Marie se déroule sur le plateau à ses pieds. Ainsi Kriegenburg résout-il la question des espaces parallèles, et donne-t-il un sens profondément antireligieux à ce mouvement : il traite l’ensemble comme une messe noire. Sade encore.

Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Comme chez Sade où le vocabulaire religieux, directement ou métaphoriquement, sert à décrire les pires turpitudes, la mise en scène de Andreas Kriegenburg se sert du religieux directement (la figure du pasteur) ou indirectement : allusion à la Pietà par exemple, ou présence répétée de la croix, par la disposition du décor ou par le geste, ou dans le final qui nous fait rentrer dans l’Enfer dantesque, la manière violente et répétée,  chorégraphiée, de s’agenouiller, comme dans une messe noire qui se termine en orgie démoniaque.

Zimmermann fait de Die Soldaten un tableau apocalyptique d’une ville de garnison, ou la soldatesque en attente fait du plaisir le principe de vie, dans une population où personne n’est épargné : les filles se jettent dans les bras des soldats, les pères abusent de leur fille, les mères pleurent, un peu inutilement, figures emblématiques fortement inspirées de la figure maternelle qu’est la Madone et les soldats, aux costumes inspirés d’uniformes noirs de SS, aux figures blafardes, interchangeables, avec leurs yeux marqués de noir, leurs coiffures gominées, leur raie : une sorte de modèle unique très inspiré de la peinture expressionniste.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Dantesque : voilà l’adjectif qui vient immédiatement pour qualifier un spectacle qui non seulement ne laisse pas indifférent mais stupéfie : une chorégraphie de la chute et de la mort, un monde maléfique (Charlotte, sœur de Marie, se promène pendant la seconde moitié de l’ouvrage avec des aiguilles, comme si elle voulait en percer sa sœur, poupée désarticulée au service du soldat, comme on perce les poupées vaudou sensées porter douleur et malédiction. Au final, Charlotte s’en percera les yeux, signe œdipien de la tragédie.
Dans les cages insérées dans le polyptique ou la croix, des scènes familiales, des violences sexuelles, des danses quasi bachiques d’un zoo humain, une zoologie fantastique à la Borges, un bestiaire dantesque qui balaie tout sur son passage. L’histoire de Marie (un prénom évidemment qui ne doit rien au hasard) étant représentée sur le plateau, comme une histoire-emblème, un exemple développé de ce qui se passe dans les cages, jusqu’à la terrible chute finale, où méconnaissable, Marie n’est pas reconnue de son père, et où elle est jetée dans la fosse à ordures, au milieu des sacs poubelles, pendant la messe noire finale menée par les soldats et l’ensemble des personnages en transes, au son obsessionnel des tambours et de la bande enregistrée prévue par la partition.

Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Sur des choix très différents de Bieito à Zürich, mais tout autant violents et frappants, Andreas Kriegenburg propose un travail très élaboré, d’une redoutable précision, qui n’a rien à voir d’ailleurs avec l’ambiance de son Ring, mais plutôt avec son Wozzeck dans la même maison. Il est servi par une distribution exceptionnelle, engagée, dédiée même, et par une direction musicale complètement en phase avec son projet comme toujours avec Petrenko .
Car le public, dont quelques éléments sont partis à l’entracte, est resté interdit et silencieux après le final époustouflant. Il explose à l’apparition de Barbara Hannigan, et de Kirill Petrenko, triomphateur de la soirée.
Kirill Petrenko mène l’énorme phalange avec une précision qui permet de lire clairement les différentes strates d’une partition complexe et réputée difficilement lisible pour un profane. Chaque moment est parfaitement identifiable, les éléments se superposent sans jamais se mêler, sans jamais brouiller les pistes.
Il réussit à isoler les moments les plus lyriques avec la recherche d’une finesse qu’on n’attendait pas, grâce à un orchestre d’une extrême ductilité, d’une extrême disponibilité, d’une extrême technicité. Il réussit aussi à mettre en valeur les citations ou les inserts de la partition, comme le Choral de Bach, parfaitement lié au contexte et en même temps parfaitement et clairement identifiable, ou bien la musique du quatuor de jazz, groupe enfermé dans une des cages et habillé en Beatles première version, en enfants sages : on est au cœur des années 60, années des Beatles et des Soldaten…et donc ces références traversent et la scène et la musique. Même si l’on ne peut faire des Beatles un groupe de Jazz, on peut en faire une référence de l’explosion des années 60, et une musique plutôt considérée à rebours de ce que nous raconte Zimmermann (comme peuvent l’être le jazz, et Bach). Troisième insert, dans la scène du café (une sorte de taverne bavaroise) les musiciens mêlés aux figurants frappent en rythme sur les bocks dans une scène hallucinante par l’inquiétude qu’elle diffuse. Ce qui m’a frappé, c’est que cette musique d’une violence explosive ne couvre jamais les chanteurs (qui sont amplifiés en des rares moments), et que Petrenko recherche au contraire à construire une chaîne musicale référentielle, et insiste sur les moments d’apaisement (merveilleuse scène de la Comtesse de La Roche, ultime effort de récupération de Marie avec une Nicola Beller-Carbone remarquable, d’une élégance exemplaire, et au chant proche du bel canto). Kirill Petrenko montre en quelque sorte le classicisme de cette œuvre qu’on semble redécouvrir ces dernières années, et que d’aucuns craignent : il est tellement rassurant de se gaver de Traviata et de Werther. Des musiques peu dérangeantes et peu subversives, notamment lorsqu’elles sont anesthésiées par des mises en scènes sages et consensuelles. Die Soldaten est une musique qui fait peur. Certes, cette musique secoue, interpelle, mais elle n’a rien d’inaudible, elle est simplement à la mesure de la société effrayante qu’elle annonce et qu’elle dénonce, d’une société devenue une animalerie, d’une société de la violence au quotidien que Pasolini avait déjà annoncé dans Salo’ ou les Cent vingt journées de Sodome, film auquel la mise en scène de Kriegenburg me fait penser, une société post-fasciste détachée des moindres valeurs, et qui dérive.
Un monde sans repères, de plaisir individuel et de la satisfaction animale immédiate qui prend comme emblème le destin de Marie, responsable et victime, perverses et naïve.
Avec une mise en scène et une direction musicale exceptionnelles, n’importe quel spectacle pourrait se permettre une distribution moyenne, il n’en est rien ici : la distribution, faite de « Gäste » et de membres de la troupe excellente de Munich, est elle aussi à la hauteur de l’enjeu.
À Zürich, l’action concentrée au proscenium demandait d’abord du jeu, de la proximité, de l’intimité dans toute sa violence quelquefois. À Munich, dans ce dispositif  « traditionnel » d’opéra, avec un chef bien décidé à tout montrer de cette musique, les extrêmes de la violence et de la douceur, l’horreur insupportable et la suavité, et un metteur en scène qui prend en compte à la fois les exigences de la musique et qui veut faire de cette histoire une sorte de Mystère sur le parvis de la vraie croix, la distribution se donne complètement à la musique dont elle fait découvrir des pans que souvent on ignore : prenons Daniel Brenna, Desportes exceptionnel par la variété de son chant, à la technique quelquefois wagnérienne, quelquefois belcantiste quand la voix s’amenuise jusqu’à un fil de notes, sans rupture, sans scories, avec une étonnante homogénéité. Il chante Siegfried sur d’autres scènes, mais on a l’impression qu’on pourrait lui faire chanter aussi et aussi bien du Donizetti. Plus qu’il y a trois ans à Salzbourg, il maîtrise les facettes du rôle en utilisant cette extrême ductilité au service d’une figure violente et cynique.

Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Michael Nagy, dont on connaît les qualités de lyrisme et le chant profondément humain, compose un Stolzius qui n’est pas la victime que Michael Kraus à Zürich proposait de manière remarquable. Il est d’abord juvénile, il est ensuite révolté, et la voix déchirante et en même temps résignée dit quelque chose du personnage douloureux et de son destin. Interprétation très humaniste et en même temps désespérée, avec une technique exemplaire. Grand moment de chant de la part d’un artiste dont la personnalité nous a depuis longtemps convaincu.
Dans les nombreux rôles masculins, tenus pour la plupart par des membres de la troupe, retenons le Wesener de Christoph Stephinger, au physique d’un Baron Ochs vaguement pervers, à la relation ambiguë (enfin pas tant que ça…) avec sa fille, le jeune La Roche de d’Alexander Kaimbacher, le Mary infecte de Wolfgang Newerla, au chant brutal et sans âme, l’Eisenhardt de Christian Rieger ou l’excellent serviteur de Johannes Terne.
Du côté des femmes, l’œuvre nous offre la génération des mères, souffrantes, la mère de Stolzius, très bonne Heike Grötzinger, la vieille mère de Wesener, la grande Hanna Schwarz, dont les restes vocaux sont un peu plus convaincants ici qu’à Zürich, ou la mère du jeune comte, la comtesse de la Roche, magnifique Nicola Beller Carbone, qui fait passer un réel moment d’émotion au début du troisième acte, mélange de légère ironie, de réelle humanité dans un style presque belcantiste.

Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

L’œuvre s’ouvre sur le dialogue entre Charlotte et Marie, entre deux voix vraiment opposées, la Charlotte au mezzo profond, sonore (presque vibrant) d’Okka von der Dammerau, membre de la troupe, qui à mon avis propose là sa meilleure incarnation, opposée physiquement et vocalement à sa sœur, Barbara Hannigan qu’on ne présente plus depuis la performance de Written on Skin. Barbara Hannigan est douée d’une voix très élastique, aux modulations infinies qui en font une favorite des compositeurs contemporains. Pour le grand vaisseau de Munich, il lui manque du volume, mais est-ce si important, tant la différence avec sa sœur est à la fois si criante et si juste? Cette voix aiguë et frêle est celle de cette poupée qui le jouet de tous, de ce pantin qu’on se renvoie ou qu’on renvoie (hallucinante scène où elle essaie d’aller chez l’un ou chez l’autre et où elle est tour à tour rejetée, en tombant de la table comme un pantin désarticulé. Son corps dans cette mise en scène est presque une métaphore de sa voix : un corps élastique, prêté à tous les mouvements, corps objet et corps sujet, chose et corps, animal et corps, comme cette voix aux incroyables possibilités miroitantes : notes filées, tenue de ligne incroyable, cris, chutes brutales. Tout est possible à cette voix et à ce corps, adaptables à tout. Un triomphe mérité pour une prestation inoubliable, tout comme celle de Suzanne Elmark à Zürich. Elmark était Barbie, Hannigan est un pantin, une marionnette dont on fait tout.
Comme on l’aura compris, pour la seconde fois de la saison, une représentation vraiment historique de l’opéra de Zimmermann, qui laisse dans le même état, littéralement lessivé, avec l’envie, je dirais une envie cathartique, de la revoir : heureusement, c’est repris à Munich l’automne prochain. Et ces deux productions laissent loin derrière la tentative historicisante et au total fade d’Alvis Hermanis, à Salzbourg, que j’avais pourtant aimée : Hermanis et Metzmacher, par l’énormité du dispositif, par la mise en scène spectaculaire de l’orchestre, étendu en largeur comme une barre dans l’immense Felsenreitschule, avaient d’une certaine manière, éloigné le spectateur de l’action, plus stupéfié qu’ému ou impliqué, même si la direction de Metzmacher et le Philharmonique de Vienne étaient remarquables (sans la bande enregistrée finale cependant…). Que ce soit à Munich ou à Zürich et par des moyens différents, le spectateur se retrouve impliqué au plus profond de son intimité, de ses craintes, de ses fantasmes. Je n’ai qu’un conseil pour tout lecteur : allez-y, osez, et vous ressentirez sans doute ce que rarement vous avez ressenti à l’Opéra, la terreur sacrée chère aux grecs, la peur abasourdie, le Thambos (Θάμβος). [wpsr_facebook]

Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON DE MUNICH

Le Nationaltheater de Munich
Le Nationaltheater de Munich

L’Opéra de Munich est un de mes lieux favoris, et c’est évidemment avec curiosité que j’attends la publication du programme de la saison, d’autant qu’avec un orchestre remarquable et un directeur musical qui s’installe comme l’un des grands chefs d’opéra de ce temps, il y a de quoi stimuler la curiosité, et nourrir conséquemment Air France, Lufthansa, la DB et la SNCF.
J’ai un peu tardé, et vous avez sans doute déjà consulté le site de la Bayerische Staatsoper; mais je vais essayer de commenter ce qui s’annonce à Munich pour 2014-2015.
Je le répète souvent, il vaut peut-être mieux économiser sur les sorties lyriques parisiennes et se préparer quelques week-ends munichois. La saison 2014-2015 est riche et variée (des dizaines de titres), et il y a donc du choix, même si le système de répertoire ne garantit pas chaque soir le paradis.
Munich, c’est d’abord le théâtre de tradition pour Wagner et Strauss, on se concentrera d’abord sur l’offre afférente…

Kirill Petrenko, néo-GMD qui construit à la fois son répertoire et sa réputation exerce évidemment une forte attraction: les parisiens lui ont fait un triomphe pour le récent Rosenkavalier (18 mars dernier) au TCE.
En 2013-2014, il a dirigé Puccini, Strauss, Tchaïkovski, Mozart, Moussorgski et bientôt Zimmermann. En 2014-2015, il dirigera une nouvelle production de Lulu de Berg (ms en scène: Dmitri Tcherniakov) et de Lucia di Lammermoor  (ms en scène: Barbara Wysocka) et les reprises du Ring des Nibelungen si réussi de Andreas Kriegenburg, de Die Frau ohne Schatten (K.Warlikowski), de Die Soldaten (A.Kriegenburg). Peu d’œuvres, mais des représentations du Ring qui s’étendent de février à avril. Pris à Bayreuth par le Ring, il ne dirigera pas non plus pendant le Festival 2015 du mois de juillet, pas plus qu’il ne dirige en 2014.
Si vous allez à Munich pour le Festival de juillet, choisissez des spectacles qu’il ne dirige pas pendant la saison : par exemple, sa direction musicale (notamment pour Frau ohne Schatten) est telle qu’il vaut mieux se réserver pour aller voir la production pendant la saison, d’autant que les prix sont moindres en général.

Si l’on se concentre d’abord sur les nouvelles productions dirigées par Kirill Petrenko :
En janvier-février :
Lucia di Lammermoor :

8 représentations du 26 janvier au 11 février, reprise en juillet pour 2 soirées, mais avec le routinier Stefano Ranzani la baguette…
Kirill Petrenko dirigera Diana Damrau, pour qui c’est une prise de rôle sur scène (elle l’a déjà fait pour la radio), Fabio Maria Capitanucci sera l’horrible Enrico, Pavol Breslik (le Tamino parisien) le gentil Arturo, et l’excellent Georg Zeppenfeld sera Raimondo Bidebent. La mise en scène est confiée à Barbara Wysoka, artiste polonaise, ex-actrice, qui a encore peu travaillé à l’opéra, mais qui témoigne de la vitalité actuelle de la scène polonaise.

Lulu : Le chef d’œuvre de Berg est confié à Dmitri Tcherniakov, dont on espère qu’il va tirer une vision originale et stimulante. 5 représentations seulement, du 25 mai au 10 juin 2015. C’est Marlis Petersen qui sera Lulu, et Daniela Sindram la Geschwitz, des dames plutôt jeunes alors qu’on a l’habitude de voir une Geschwitz plus mûre. La distribution est de bon niveau (Matthias Klink en Alwa, Hartmut Welker en Schigolch), mais on attendra beaucoup du Dr Schön de Bo Skhovus, un rôle qui devrait lui aller comme un gant. Evidemment, à ne pas manquer.

Les reprises dirigées par Kirill Petrenko :
Fin octobre 2014, Die Soldaten, de Zimmermann dont la première a lieu en mai prochain dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg, auteur du magnifique Ring munichois : 3 représentations du 31 octobre au 4 novembre, dans la distribution de la première, avec notamment Barbara Hannigan, Hanna Schwartz et Michael Nagy . A ne pas manquer si on a raté les représentations de mai, et même sans doute si on y était.

En décembre, faites vous le cadeau de Noël d’aller voir et entendre Die Frau ohne Schatten (20, 23, 27 décembre 2014) dans la mise en scène de K.Warlikowski et surtout pour la direction musicale époustouflante de Petrenko avec une distribution modifiée : Robert Dean Smith en Empereur et non Johan Botha, ça c’est plutôt bien, mais pas mieux, Ricarda Merbeth en impératrice et non Adrianne Pieczonka, ça c’est moins bien…et toujours Deborah Polaski en nourrice, et le couple teinturier et femme du teinturier Wolfgang Koch et Elena Pankratova.

Enfin, las but not least, du 20 février au 2 avril, une série de représentations des quatre journées du Ring, pas vraiment regroupées pour favoriser le voyage, il faudra sans doute soit prendre une semaine du 22 mars au 29 mars pour s’engouffrer dans la totale, soit y aller deux fois en fractionnant (par exemple 27/28 février et 26 et 29 mars) : quatre Rheingold, quatre Walküre, trois Siegfried et quatre Götterdämmerung. Même si Nina Stemme ne sera pas la Brünnhilde du Crépuscule (regrets éternels…), on est devant une de ces distributions qui vont bien faire chauffer la salle : songez, Rheingold, Elisabeth Kulman en Fricka (elle est extraordinaire), Thomas J.Mayer en Wotan et Tomasz Konieczny en Alberich,, Walküre Thomas J.Mayer en Wotan, Anja Kampe en Sieglinde, Evelyn Herlitzius en Brünnhilde, Elisabeth Kulman en Fricka et Stuart Skelton (bon chanteur) en Siegmund, avec le Hunding de Gunther Groissböck ; Siegfried, Stephen Gould (Siegfried), Catherine Naglestad (Brünnhilde), Andreas Conrad (Mime), Thomas J.Mayer en Wotan, Christof Fischesser en Fafner et Tomasz Konieczny en Alberich ;  Götterdämmerung, Petra Lang (Brünnhilde)…on aurait préféré Nina mais enfin…avec Stephen Gould en Siegfried, Alejandro Marco-Burmeister en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune (elle m’avait déçu à Lucerne) et toujours Tomasz Konieczny en Alberich.
Avec un chef pareil, une distribution pareille, une mise en scène pareille, peut-on éluder le voyage de Munich ?

 

Mais à Munich, il n’y a pas que Kirill Petrenko et certaines autres nouvelles productions vont intéresser ou faire courir le monde lyrique à commencer par cette Affaire Makropoulos (Vēc Makropoulos) de Janáček dirigée par le jeune chef tchèque Tomáš Hanus et mis en scène par Árpád Schilling. Árpád Schilling, qui est hongrois, est inconnu du grand public en France, mais il est tenu comme l’un des metteurs en scènes les plus intéressants de ces dernières années, bien que le Rigoletto qu’il a justement produit à Munich n’ait pas fait l’unanimité. C’est Nadja Mickael, habituée de Munich qui sera Emilia Marty, face à l’Albert de Pavel Černoch et le Jarolslav Prus de John Lundgren. Le livret de l’opéra devrait sans doute inspirer un metteur en scène novateur comme Schilling. (5 représentations en octobre – jusqu’au 1er novembre et une reprise en juillet 2015).
La production qui fera courir les foules, c’est en novembre sans nul doute Manon Lescaut de Puccini, dirigée par Alain Altinoglu, dont la gloire internationale s’élargit en même temps que son répertoire, avec une prise de rôle pour Anna Netrebko et pour Jonas Kaufmann, qui chante décidément tous les grands Puccini (Mario, Rodolfo, Dick Johnson, et maintenant Des Grieux). Mais l’excitation ne s’arrêtera pas là, pour parfaire l’événement, Nikolaus Bachler a confié à Hans Neuenfels la mise en scène, qui en fera sans doute de quoi faire hurler les petits et grands bourgeois venus pour Anna et Jonas. Rappelons qu’Hans Neuenfels, qui est une des gloire du théâtre en Allemagne depuis des dizaines d’années (il a près de 70 ans), n’a pas eu l’heur d’être encore invité en France…
7 représentations en novembre-décembre 2014 du 15 novembre au 7 décembre et deux représentations les 28 et 31 juillet 2015.

Deux nouvelles productions éclaireront le Festival 2015 :

Pelléas et Mélisande
de Debussy, pour 4 représentations (du 28 juin au 7 juillet) dans l’espace wagnérien du Prinzregententheater, dirigé par Constantinos Carydis et mis en scène par Christiane Pohle, avec la Mélisande du moment, Elena Tsallagova, un nouveau Pelléas Elliot Madore, et le Golaud de l’excellent Markus Eiche l’Arkel d’Alistair Miles.

Arabella fera sans doute courir, pour Anja Harteros notamment et une solide distribution : Kurt Rydl en Graf Waldner, Doris Soffle en AdelaIde, la très fraiche Hanna Elisabeth Müller en Zdenka, le Matteo désormais habituel de Joseph Kaiser, et le Mandryka de Thomas J.Mayer. L’orchestre sera dirigé par Philippe Jordan, bien connu des français, et la mise en scène à Andreas Dresen dans des décors de Matthias Fischer-Dieskau. Trois fils de leur père : Philippe Jordan fils d’Armin, Andreas Dresen fils d’Adolf Dresen (Wozzeck d’Abbado à Vienne) et Matthias Fischer-Dieskau fils de Dietrich…

Les titres des reprises de répertoire, excepté celles dirigées par Kirill Petrenko que nous avons déjà signalées sont nombreux, et chaque titre affiche une distribution au moins correcte, je signale au passage ce qui est digne de voyage :

–       Bellini : Norma en juin 2015 : Sondra Radvanovski et Ekaterina Gubanova

–       Bizet : Carmen en décembre 2014

–       Donizetti : L’Elisir d’amore, pas mal distribué (Siurina, Perez, Maestri , Brownlee etc…) décembre 2014/janvier 2015 et avril 2015.

–       Donizetti : Roberto Devereux, pour les inconditionnels d’Edita Gruberova, dirigé par Friedrich Haider avec outre la grande Edita, Sonia Ganassi, Alexey Dolgoj, Franco Vassallo (mise en scène Christof Loy) en avril et juillet 2015.

–       Humperdinck : Hänsel und Gretel, mise en scène de Richard Jones, en novembre (3 rep.) et en janvier (3 rep.) avec une distribution presque entièrement confiée à la troupe et les excellentes Tara Erraught et Angela Brower en Haensel et Hanna-Elisabeth Müller en Gretel, mais aussi les non moins excellents Sebastian Holecek et Markus Eiche, et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke.

–       Monteverdi : L’Orfeo pour trois représentations en juillet 2015 (production de David Bösch) dirigé par Christopher Moulds et surtout avec Christian Gerhaher en Orfeo, ce qui ne peut se manquer

–       Mozart : La Clemenza di Tito en octobre 2014 dans la récente production de Jan Bosse, dirigée par Oksana Lyniv (si je ne me trompe, c’est l’assistante de Kirill Petrenko) avec Kristine Opolais, et un nouveau Titus, Daniel Behle.

–       Mozart : Cosi’ fan tutte, pour 3 représentations en février 2014 avec au pupitre Jeremy Rhorer avec Sonya Yoncheva en Fiordiligi dans une mise en scène archéologique de Dieter Dorn.

–       Mozart : Don Giovanni, mise en scène Stephan Kimmig, direction Constantinos Carydis, dans une belle distribution : Christopher Maltman (Don Giovanni) et Alex Esposito (Leporello), Véronique Gens (Elvira) et Erin Wall(Anna) et Ain Anger (Il Commendatore) pour trois représentations début janvier 2015.

–       Mozart : Die Entführung aus dem Serail (production Martin Duncan) dirigé en septembre-octobre 2014 par Constantin Trinks et en mars par Ivor Bolton, pas mal distribué non plus avec la très fraiche Lisette Oropesa  et Brenda Rae en Konstanze, Javier Camerana et Daniel Behle en Belmonte, et en Osmin, Albert Pesendorfer et Peter Rose.

–       Mozart : Le nozze di Figaro en décembre 2014 pour 4 représentations dirigées par Ivor Bolton et très bien distribuées (vieille production Dieter Dorn) avec Véronique Gens (La comtesse), Gerard Finley (Le comte), Georg Zeppenfeld (Bartolo), Anita Hartig (Susanna), Luca Pisaroni (Figaro) et Angela Brower (Cherubino)…une des meilleures distributions possibles aujourd’hui.

–       Mozart : Die Zauberflöte en décembre 2014 (Direction Dan Ettinger) et juin 2015 (Direction Asher Fisch) avec en alternance en Sarastro Günther Groissböck et René Pape, en Tamino Charles Castronovo et Matthew Polenzani, en Pamina Hanna-Elisabeth Müller et Genia Kühmeier, en reine de la Nuit Ana Durlovski et Mandy Fredrich et en Papageno Christian Gerhaher et Michael Nagy. Voilà là-aussi deux distribution enviables.
Ainsi, l’opéra de Munich a programmé en 2014-2015 tous les grands Mozart, Idomeneo excepté, et dans des distributions globalement très satisfaisantes.

–       Offenbach, Les contes d’Hoffmann, dans la production de Richard Jones, dirigé comme cette année par Constantin Trinks pour trois représentations fin mars-début avril. Dans la distribution, on notera le retour de Rolando Villazon dans Hoffmann, l’Antonia de Genia Kühmeier, l’Olympia de Jane Archibald et les qautre rôles de méchant pour l’excellent Christian van Horn, que l’on ne voit pas suffisamment sur les scènes européennes. Encore cette fois Nikolaus Bachler et son responsable de programmation Pål Moe (une légende des programmateurs) ne se moquent pas du public.

–       Puccini, La Bohème, dans la vieille production d’Otto Schenk (celle que je vis avec Freni, Pavarotti, Kleiber) pour trois représentations en janvier dirigées par Dan Ettinger, avec Anita Hartig en Mimi.

–       Puccini, Madama Butterfly, (prodcution de Wolf Busse) pour trois représentations en février 2015 dirigées par le pâle et routinier Stefano Ranzani (ex membre de l’orchestre de la Scala), avec Kristine Opolais, Joseph Calleja en Pinkerton et Markus Eiche en Sharpless.

–       Puccini, Tosca, dans la production Bondy vue à la Scala et au MET, mais créée à Munich, pour trois représentations en septembre 2014, dirigées par Asher Fisch, mais dans une distribution enviable : Anja Harteros qui revient à Tosca (qu’elle a enregistrée avec Mehta), Marcello Giordani en Mario et Thomas Hampson en Scarpia…

–       Rossini, La Cenerentola, dans la légendaire production de Jean-Pierre Ponnelle pour 3 représentations en mars 2015 dirigées par Antonello Allemandi, avec Isabel Leonard, Vito Priante, Javier Camerana et l’Alidoro d’Ildebrando D’Arcangelo. Une jolie distribution dans ce cas aussi.

–       Rossini, Guillaume Tell, dans la production qui sera créée au festival 2014 de Antù Romero Nunes, dirigée par Dan Ettinger pour trois représentations en janvier 2015 dans sa version française. Michael Volle sera Guillaume, Mathilde Krassimira Stoyanova, et le redoutable rôle d’Arnold Yosep Kang.

–       Rossini, Il Turco in Italia, dans une très bonne distribution dirigée par Paolo Arrivabeni : Alex Esposito, Olga Peretyatko, Antonino Siragusa. 3 représentations fin novembre début décembre dans la production de Christof Loy.

–       R.Strauss, Elektra, qui revient dans la production d’Herbert Wernicke, dirigée par Asher Fisch, dans une notable distribution : Irene Theorin (en juillet Evelyn Herlitzius), Waltraud Meier, Ricarda Merbeth (comme à Paris, mais avec Piczonka comme à Aix en juillet) pour 3 soirs en mai 2015 et 2 soirs en juillet. Et l’Orest de Günther Groissböck.

–       R.Strauss, outre Frau ohne Schatten qu’on a vue plus haut, retour de Die schweigsame Frau sur la scène munichoise. Aucune chance de voir une production à Paris, alors vaut un voyage pour écouter cette œuvre peu donner de Strauss et pourtant passionnante. Cinq représentations en septembre-octobre 2014, deux en juillet 2015, dans la mise en scène échevelée de Barry Kosky, avec Franz Hawlata dans Sir Morosus et l’Henry Morosus de Daniel Behle (en automne) et Toby Spence (en juillet).

–       Tchaïkovski, Eugène Onéguine, pour quatre représentations en mai 2015 et trois en juillet dirigées par Dan Ettinger, dans la production Walikowski dont on a parlé dans ce blog, avec Kristine Opolais comme cette année, mais deux nouveaux  (et remarquables) Onéguine en alternance : Michael Nagy en mai et Mariusz Kwiecien en juillet, et le Lenski d’Alexey Dolgov.

–       Verdi, Falstaff dirigé par Asher Fisch pour quatre représentations en février 2015 dans la production de Eike Gramss avec Ambrogio Maestri en Falstaff, Simon Keenlyside en Ford, et Véronique Gens en Alice Ford. Notable cast.

–       Verdi, La Forza del Destino, pour trois soirs début mai dirigé par Asher Fisch, dans la production créée cette année de Martin Kušej, avec au rendez-vous le trio gagnant Anja Harteros, Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier et un Melitone sûrement truculent, Ambrogio Maestri. Il faut faire le voyage…

–       Verdi, Don Carlo, pour trois représentations en juillet dans la production de Jürgen Rose, dirigées par Asher Fisch, avec René Pape, Anja Harteros, Anna Smirnova, Simon Keenlyside, et Ramon Vargas à la place de Jonas Kaufmann…Pas mal quand même.

–       Verdi, Nabucco, pour trois représentations en novembre dirigées par Paolo Carignani dans la production de Yannis Kokkos, avec Ambrogio Maestri dans Nabucco, mais le reste de la distribution est moyen à médiocre : Paoletta Marrocu dans Abigaille est en revanche inquiétante…

–       Verdi, Rigoletto pour trois représentations en novembre très alimentaires, dans la prodcution d’Árpád Schilling et dirigées par Stefano Ranzani et le trio Calleja, Vassalo, Siurina…sans intérêt

–       Verdi, Simon Boccanegra, pour trois représentations en octobre 2014, dans l’intéressante production de Dmitri Tcherniakov et avec la direction musicale de Bertrand de Billy, ce qui nous garantit au moins un niveau correct. Du côté chanteurs, c’est plus diversifié: Platanias, Farnocchia, Belosselskij.

–       Verdi, La Traviata, pour quatre représentations en mai dirigées par Oksana Lyniv, dans la production de Günter Krämer (l’évocation seule de ce nom…) dans une distribution un peu passe-partout : Ermonela Jaho, certes, et entourée de Pavol Breslik et Alexei Markov.

–       Verdi, Il Trovatore, dans la mise en scène d’Olivier Py pour quatre représentations dirigées par Paolo Carignani fin janvier début février 2015, avec Anja Harteros, Anna Smirnova, Vitalij Bilyy et, à la place de Kaufmann, Yonhoon Lee.
-Wagner, outre le Ring, sont programmées pour le Festival 2015 deux représentations intéressantes de Tristan und Isolde, dirigées par Philippe Jordan, avec Waltraud Meier et Peter Seiffert, René Pape (Marke) et Elisabeth Kulman (Brangäne) et Alan Held en Kurwenal. Certes, la production de Peter Konwitschny affiche son âge, mais ce sont des soirées à noter vu une distribution tout de même notable.

 

Signalons en outre une saison de concerts aux programmes bien calibrés, dont le premier les  29 et 30 septembre, sera dirigé par Petrenko, dédié à Mahler affiche les Rückert Lieder (avec Olga Borodina) et la Symphonie n°6 Tragique. Petrenko en dirihe trois, les deux autres étant confiés à Gianandrea Noseda et à Zubin Mehta.
Je signale pour finir un concert de chambre au Cuvillies-Theater le 10 juillet 2015 qui devrait intéresser : Le Journal d’un Disparu de Janáček, avec Pavol Breslik (et Amir Katz au piano).

J’ai tenu cette année à afficher à la fois les nouvelles productions et toutes les représentations de répertoire, pour que le lecteur puisse vérifier un niveau moyen qui place Munich assez haut dans la hiérarchie des maisons d’opéra. Comparez l’ordinaire de certaines autres maisons et vous comprendrez que les munichois ont de quoi être satisfaits, au moins pour les distributions. Pour les chefs, cela reste encore globalement gris, quelques étoiles exceptées…[wpsr_facebook]

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 28 MARS 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Calixto BIEITO)

Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater
Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater

On se reportera au compte-rendu de Juillet 2013, dans une distribution sensiblement différente et sous la direction de Kent Nagano, pour une analyse détaillée de la production.

Qu’est-ce qu’une interprétation russe ?
Me trouvant à Munich avec des amis proches, nous avons beaucoup échangé à propos de ce Boris Godunov, que quelques uns ont trouvé tout sauf russe. Pour eux, cela voulait dire  des moments de poésie ineffables, des étirements développés du son, un lointain écho de chants populaires, une respiration large, du cantabile : une interprétation à la Gergiev, quelquefois explosive, colorée et coloriste, mais aussi intimiste et lyrique. Évidemment le choix de Kirill Petrenko qui est aussi russe que Valery Gergiev, va tout à l’opposé.

Nota: À propos de Gergiev, il y a une polémique à Munich née de ses déclarations publiques soutenant Vladimir Poutine en Crimée. Comme le chef doit prendre en main les Münchner Philharmoniker sous peu, ça fait un peu désordre, même si Gergiev est là pour faire de la musique et que ses opinions politiques importent peu à mon avis. D’autres chefs ont des opinions tranchées, pas forcément politiquement correctes, notamment en Allemagne, et ils font carrière sans qu’on les ennuie…

Fin de l’incise.

Kirill Petrenko est tout sauf flamboyant : discret, refusant les interviewes, il dirige moins qu’un GMD habituel, mais il travaille chaque partition à fond, en liaison avec la production, d’une manière systématique qui peut désarçonner quand il va là où personne ne l’attend, comme dans ce Boris Godunov étonnant.
Ainsi voudrais-je ici compléter le long compte rendu de la saison dernière pour confier d’abord mon adhésion renouvelée à cette mise en scène centrée sur la bassesse du politique et sur  la violence qu’il génère dans une société en désarroi. L’actualité récente nous en donne des pelletées d’exemples.
Cette production est d’un tel niveau que la revoir à quelques mois de distance ne donne  pas l’impression de déjà vu mais plutôt celle d’une nouvelle exploration. Voilà un travail d’une puissance rare, comparable dans un tout autre genre aux Soldaten de Zürich, du même Calixto Bieito.
Cette mise en scène noire et sans espoir, qui ne laisse pas d’échappatoire ni au peuple, ni au destin des hommes de pouvoir, se déroule dans un noir de deuil : deuil de l’humanisme, deuil de tout ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal : Bieito fait son deuil de l’homme.
Les applaudissements sont longs, nourris, mais jamais explosifs comme si un tel spectacle et ce qu’il montre, et ce qu’il dit, imposait la retenue et même une certaine angoisse.
À une production sans concession et dénuée de tout sentimentalisme (même le petit Fjodor jouant avec sa mappemonde est déjà engagé dans le mépris de l’autre : voir comment il lance la mappemonde sur Shuiskij), correspondait déjà une direction de Kent Nagano assez glaciale et presque chirurgicale.
Kirill Petrenko lui succède et reprend la production en imposant la même vision, mais encore plus marquée et plus définitive. C’est un chef très attentif à ce qui se passe sur scène, et qui cherche sans cesse une cohérence entre ce que dit la scène et ce que dit la fosse. La scène est noire et glacée, la fosse l’est tout autant, à un niveau tel qu’elle désarçonne l’auditeur qui attend du Boris Godunov un minimum de lyrisme, un peu de complaisance (usage du rubato, des sons tenus longuement, voire étirés), et de la rutilance:  il attend souvent une couleur dite russe, c’est à dire du Mussorgski mâtiné de Tchaïkovski, un peu comme j’essayais de l’expliquer ci-dessus.

Rien de tout cela ici.
Rien.
Rien qu’une froideur totale, rien qu’un refus systématique de ce qui pourrait ressembler à du décoratif. Kirill Petrenko dirige un Mussorsgki-Bauhaus : des lignes épurées, pas de gracieusetés, pas une seule concession au sentimentalisme, ni d’ailleurs au sentiment, pas d’espace pour la complaisance sonore, aucun espace pour le cantabile, complètement refusé : si le tempo n’est pas rapide, il le devient là où là où habituellement on s’attarde et on s’étend: c’est tellement net dans l’intervention initiale de Schtschelkalow (Markus Eiche) qui est souvent un moment suspendu, extraordinaire d’émotion contenue. Ici, l’émotion est soigneusement contournée, évitée, les notes ne sont pas tenues ni longues, c’est plus net, plus brutal, plus frustrant.
Cette approche du Boris est complètement autre. Le frisson vient certes, mais il vient essentiellement d’une tension quelquefois insupportable née d’un parti pris d’objectivité qui finit par créer du malaise : un Boris en version Sachlichkeit. Je me suis plusieurs fois retrouvé au bord des larmes, dressé sur mon fauteuil, non pas des larmes cathartiques, mais  de ces larmes qui vous viennent parce que vous êtes enfermé à ne pas pouvoir vous en sortir, des larmes de rage.
Tout en collant à ce que dit Bieito, tout en adhérant à cette vision qui place Poutine et Sarkozy comme premiers guignols politiques (bientôt suivis de tous les autres, de Blair à Hollande), Petrenko propose une vision de ce Mussorgski première version (1869) particulièrement rèche, avec des sons coupants, des interventions sonores brutales et sèches, notamment des vents (bois, cuivres), et quand il le faut un son plein, immense, en expansion, mais jamais attendri sur lui même, jamais complaisant, jamais éclatant ou rutilant (c’est toute la différence avec un Nagano qui concédait un doigt de rutilance). Cette version de 1869 est une version brute, sans concessions, peu gracieuse, mais puissante, mais inquiétante, mais profondément pessimiste. Il fait ainsi parler l’orchestre avec cette ironie et ce sarcasme qu’on voit quelquefois chez Mahler, notamment dans la 7ème, la moins populaire, la plus nocturne, ou le Rondo Burleske de la neuvième, celle de la mort.
Il semble nous dire : Mussorgski, c’est un homme de l’après, c’est un Stravinski débarrassé de ses volutes modern’style,  un créateur de sons, c’est un Berg avant l’heure. 
Il nous montre ainsi comment et pourquoi Mussorgski est un compositeur de référence pour le XXème, Debussy, Zemlinsky, Chostakovitch, Poulenc etc…
Sa direction affiche ses habituelles qualités, désormais bien connues, d’abord un souci de clarté presque géométrique, chaque note est nette, sculptée, dessinée, puis un souci d’équilibre avec la scène, sans jamais couvrir les chanteurs, mettant même quelquefois les voix au premier plan en refusant d’imposer la pâte orchestrale : on a quelquefois l’impression qu’on chante presque a capella, en entendant dans la fosse quelques notes isolées, comme des pointes acérées, ne « lâchant » l’orchestre que dans les grandes scènes de foule où le chœur extraordinaire, peut-être encore plus que cet été (toujours dirigé par Sören Eckhoff), impose un son prodigieux, énorme et paradoxalement sans éclat, lui aussi coupant et net, comme une guillotine.
L’orchestre répond aux sollicitations à un point tel qu’on comprend combien en quelques mois non seulement il l’a pris en main, et combien il a instauré un dialogue artistique intense et profond: il développe quand il faut un son d’une puissance inouïe, qui cependant n’est jamais trop fort. Accompagnant les voix en les soutenant, avec des indications très précises, il varie les volumes et la couleur donnant l’impression que l’orchestre parle, comme un chanteur. Rarement on a eu une telle osmose entre fosse et plateau.

Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin
Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin

Depuis Claudio Abbado qui imposait une lecture de Mussorgski bouleversante, à la fois poétique et nostalgique, d’une infinie tristesse,  je n’ai pas entendu une vision aussi neuve, aussi riche, aussi passionnante ni aussi intelligente, d’une infinie noirceur.
C’est bien l’analyse scrupuleuse de la partition qu’on voit derrière cette direction, une partition travaillée, fouillée, explorée de manière très précise, avec une logique décisive et des choix d’une rare netteté : il y a une ligne, il y a une direction, il y a une résolution . Ces amis dubitatifs qui m’accompagnaient étaient sonnés à la fin, reconnaissant d’abord l’extraordinaire beauté de l’ensemble, et en même temps son extraordinaire étrangeté : frustrés  devant un travail auquel ils n’adhéraient pas mais contraints de reconnaître l’extraordinaire nouveauté de l’approche. Je pense qu’une partie du public a ressenti le même type de sentiment ou d’impression, tiraillé entre le choc inévitable de la nouveauté, et la nostalgie de l’attendu.
Comme je suis heureux d’avoir été confronté à quelque chose de neuf, qui explore d’autres chemins, et qui m’a aussi quelquefois heurté : enfin on sort de la sagesse qui est conformisme musical, du culte narcissique de l’effet, enfin on rencontre une sorte de vision, dorique et sans fioritures, enfin quelqu’un qui a quelque chose d’autre à dire qu’un discours convenu ou attendu sur les œuvres. Et notamment sur cette œuvre-là, pour laquelle beaucoup d’auditeurs espèrent un peu de pittoresque et de spectaculaire.
Voilà une beauté presque mystique architecturée à la Le Corbusier, avec un filet de lumière filtrée. Il faut plonger en soi, pour pouvoir la percevoir, il faut plonger dans la méditation.
À cette direction du troisième type a répondu une distribution sensiblement différente de cet été,  faisant appel à l’excellente troupe pour l’ensemble des rôles de complément . On retrouve donc Angela Brower, Fjodor d’une grande fraîcheur,  qui fait percevoir néanmoins dans son chant  quelque chose de l’indifférence naissante de l’enfant gâté. Eri Nakamura est une formidable Xenia, déjantée, hors sol et Okka von der Damerau une honnête aubergiste, tout comme la nourrice de Heike Grötzinger. Du côté des hommes, signalons de nouveau le bon Missail de Ulrich Reβ et surtout l’excellent Innocent de Kevin Conners, dont l’intervention est à la fois tendue et terrible, est indéniablement douée de poésie. Un des moments les plus insupportables de la soirée.

L'ensemble de la distribution le 28 mars 2014
L’ensemble de la distribution le 28 mars 2014

Gerhard Siegel, de nouveau Shuiskij, m’est apparu en moins bonne forme que cet été, des problèmes de tenue vocale, de projection à l’aigu, quelques sons un peu difficiles, même si l’artiste reste prodigieux dans sa manière de dire le texte et de le distiller.
Markus Eiche est un remarquable Schtschelkalow , voix claire, bien timbrée, chaude, diction parfaite, on entend chaque mot, et on entend surtout la froideur millimétrée du politique aux gestes calculés. C’est aussi le cas de Dmytro Popov, un Grigorij vaillant,  très à l’aise en scène, aux aigus marqués, sachant colorer et doué d’un timbre particulièrement attachant, d’un vrai style et d’une vraie présence .
Vladimir Matorin en Varlaam confirme l’impression de cet été : son intervention est vraiment l’un des sommets de la soirée, avec son chant puissant, dynamique qui montre en même temps une grande capacité à varier l’expression et la couleur : chez Varlaam c’est ce qui fait tout le rôle et c’est justement ce que n’arrive pas à  réussir Ain Anger en Pimen, même s’il a remporté un gros succès, grâce à une voix large et bien posée :

Ain Anger
Ain Anger

c’est un jeune Pimen, ce qui est rare, et qui inverse le rapport à Boris, l’autre basse par rapport à l’été dernier (Kotscherga en Pimen, Tsymbaliuk en Boris). Pimen représente la mémoire, les temps immémoriaux des chroniques et son âge donne du poids à ses dires. Un jeune Pimen devient dans la vision très politique de Bieito un instrument conscient au service des boyards : à la fin, il semble être partie active du complot, non pour des raisons morales mais pour de pures raisons d’opportunité politique. Ain Anger dont la voix a d’éminentes qualités, cependant ne sait pas varier,ni interpréter, ni colorer : son chant est noblement monotone, sans expression, sans prise de risque. Un peu plat pour tout dire, alors qu’on attendrait là aussi un chant visionnaire et non une simple mise en notes.
J’ai vu il y a une quinzaine de jours Analotij Kotscherga à Milan dans La fiancée du Tsar (voir le compte rendu) et j’ai émis alors quelques doutes sur la stabilité de l’instrument vocal, ce que l’on peut comprendre pour un artiste ultra-septuagénaire; j’écrivais: Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Et dans sa première apparition lors de la scène du couronnement, seul sur la terrasse lointaine, elle ne fait pas l’effet d’un Boris habituel, elle est un peu éteinte –mais Tsymbaliuk, bien plus jeune, donnait un peu la même impression, celle d’un Boris écrasé, lointain et fatigué et la vision que propose Kotscherga est évidemment celle d’un Boris mur, résigné, vieilli. Mais quel renversement dans la scène avec Fjodor puis Shuiskij et dans la scène de la folie, puis dans toute la scène finale !
Anatolij Kotscherga était le Boris d’Abbado. Je me souviens qu’alors je le trouvais un peu indifférent, malgré une voix extraordinairement présente. 15 ou 20 ans après, non seulement c’est un grandiose Boris, mais il est complètement habité, halluciné, stupéfiant de vérité. La performance scénique et vocale est prodigieuse. À 72 ou 73 ans, c’est évidemment exceptionnel, et vraiment saisissant. La voix à peine voilée, dépasse en puissance celle des autres basses, elle s’ouvre, s’intensifie, se tend, se plie à l’expression. Il use d’une palette de couleurs incroyablement variée, tantôt tendre, tantôt apeuré, tantôt halluciné, tantôt Tsar, la voix toujours très contrôlée plonge le public dans une attention tendue, d’autant que l’orchestre notamment à la fin, le suit de manière à la fois mimétique et retenue, comme un chœur discret. Une incarnation totale, engagée, prenante, fantastique dans sa vérité et sa crudité, très différente de Tsymbaliuk, mais tout aussi impressionnante.

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Je dois dire que l’intervention finale de l’orchestre celle du chœur font partie des moments les plus forts vécus sur un Boris. À y penser, j’en suis encore tout bouleversé. J’entends encore cette fin presque suspendue qui m’a arraché une expression d’étonnement, tant Petrenko refuse là aussi la langueur d’un final qui se prolongerait de manière narcissique, ce narcissisme dans lequel tant de chefs et non des moindres aiment se rouler.
Oui, j’ai vécu une grande soirée, étonnante, surprenante parce que j’ai été pris à revers, bien que je m’attendisse à la production, déjà connue, déjà aimée, déjà frappante. Ce qui m’a vraiment ému, c’est, dans une œuvre que j’adore depuis très longtemps, de découvrir des abîmes nouveaux, que l’on peut certes discuter, mais dont on ne peut discuter ni l’intelligence, ni la cohérence, ni la logique. Ce Mussorgski-là va à revers de tout ce qu’on a entendu jusque là : enfin de l’inconfort, enfin de l’inconnu, enfin un univers nouveau qui s’ouvre et dont le mélomane ne peut qu’être comblé. [wpsr_facebook]

Munich, 28 mars 2014
Munich, 28 mars 2014

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA CLEMENZA DI TITO de W.A.MOZART le 15 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, ms en sc: Jan BOSSE)

Dispositif général de Stéphane Laimé © Wilfried Hösl
Dispositif général de Stéphane Laimé (Acte I) © Wilfried Hösl

La Clemenza di Tito est une œuvre mal aimée, longtemps peu représentée et donc mal connue. La plupart du temps, on la trouve au bas mot ennuyeuse, mal ficelée, déséquilibrée, avec notamment une deuxième partie inutilement longue. Et pour parfaire le tableau, les mises en scènes ne réussissent pas toujours à la mettre en valeur.
Ma première Clemenza di Tito remonte au festival de Salzbourg 1979, sous la direction de James Levine, avec Carol Neblett (Vitellia), Werner Hollweg (Tito), Catherine Malfitano (Servilia), Tatiana Troyanos (Sesto), dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, et c’est un grand souvenir, dans la Felsenreitschule où je pénétrais pour la première fois.  J’ai vu ensuite la production de la Scala, de Pierre Romans, dirigée par Riccardo Muti, avec Gösta Winbergh (Tito) Christine Weidinger (Vitellia) et la magnifique Ann Murray (Sesto) , puis de nouveau à Salzbourg, celle, légendaire de Karl-Ernst et Ursel Hermann (vue plusieurs fois) que devait diriger Riccardo Muti et qui renonça au dernier moment pour gêner le tout jeune directeur du festival, Gérard Mortier, ce fut donc Gustav Kuhn, avec notamment Ben Heppner (Tito), Margaret Marshall (Vitellia), Ann Murray (Sesto), puis je vis une splendide production des frères Cesare et Daniele Levi à Francfort en 1994. La plus récente est celle d’Aix-en-Provence, de David Mc Vicar, dirigée par Colin Davis et ce n’était pas une grande réussite (Voir le compte rendu dans le blog).
Écrite en six semaines pour le couronnement de Léopold II comme Roi de Bohème, parallèlement à la Flûte enchantée, La Clemenza di Tito est créée à Prague en septembre 1791. L’œuvre s’appuie sur un livret de Caterino Mazzolà, d’après Metastase. Il existe des dizaines d’œuvres sur le même sujet qui courent le XVIIIème siècle et ce choix semble obligé pour l’occasion: du politiquement correct avant l’heure.
Mais Mozart, héritier des Lumières signe ses deux dernières œuvres sous le signe de la clémence et de la bonté. La clémence comme mode de gouvernement est sans doute la manière la plus illuministe d’exercer le pouvoir. Titus, selon la tradition, était appelé « les délices du genre humain », même si sous son règne le Temple de Jérusalem a été détruit, Pompéi engloutie, et moins grave, Bérénice renvoyée. La barque est bien chargée, mais pas vraiment délicieuse. Le Titus de Mozart est conforme à la légende  pour les besoins de la cause: il déjoue un complot où sont impliqués son meilleur ami, Sesto, et sa probable future épouse, Vitellia, cerveau de l’affaire, et il finit par pardonner à tous. Tout est bien qui finit bien.
Bien ? Pas vraiment. Dans la vision de Jan Bosse, qui signe là sa première mise en scène d’opéra à Munich (on lui doit un Orfeo de Monterverdi à Bâle, La Calisto de Cavalli à Francfort et Rigoletto récemment à la Deutsche Oper Berlin), La Clemenza di Tito révèle le conflit de l’homme politique  pris entre l’intime et le public : le pouvoir est toujours en représentation ; quelle place peuvent avoir l’intimité et les relations personnelles quand on vit sous les yeux d’une cour et d’un public ? Comme on le sait, la question s’est posée très récemment en France.
En l’occurrence, la question posée va encore plus loin : la clémence dont fait preuve Titus est-elle un acte personnel ou politique ? Voilà les questions très modernes qui tracent le dessein de mise en scène. Cette modernité du propos sur laquelle Jan Bosse et son équipe ont travaillé, fait d’un opéra en représentation la représentation du pouvoir.
L’Opéra, art de cour, accompagne le pouvoir et l’on ne compte pas les opéras créés à l’occasion de mariages, de couronnements et d’événements politiques. Mais il y a encore quelques décennies, dans notre République, chaque visite officielle était ponctuée d’une soirée à l’Opéra : en 1975 lors de la visite officielle de Walter Scheel, président de la République fédérale d’Allemagne, Valery Giscard d’Estaing offrit l’Elektra de Strauss avec Nilsson au Palais Garnier. Opéra et cour, opéra et pouvoir, opéra et représentation sociale sont des truismes bien connus des réflexions sur le lieu et le genre. Citons pour finir la fameuse inauguration annuelle de la saison de la Scala, qui est un lieu d’exposition de tout ce que l’Italie compte de pouvoirs.

Final Acte I © Wilfried Hösl
Final Acte I © Wilfried Hösl

Alors Jan Bosse construit un dispositif scénique monumental qui est un miroir discret de la salle du Nationaltheater, mêmes moulures, même types de loges et avant-scènes remplies de figurants en habit XVIIIème : la cour, prolongée par le public, vous et moi, au même niveau que l’orchestre ou peu s’en faut, qui devient ainsi l’élément central d’un dispositif global scène-salle.
Titus est donc du même coup non l’Empereur romain, mais le signe de ce pouvoir qui est la question posée par l’œuvre, le signe de tout pouvoir, aussi bien de celui d’hier que d’aujourd’hui.
L’orchestre, élément central du dispositif global s’habille donc de blanc en cohérence avec le décor blanc du premier acte, et de noir, en cohérence avec la couleur dominante du second. Pour aller vers la fosse, les musiciens  viennent de la scène comme de la salle, des deux horizons du monde, et au deuxième acte, ils arrivent même par vagues : le premier récitatif (Annio/Sesto) est accompagné par la chanteuse Angela Brower elle-même et la scène se passe dans la fosse, qui devient décor, le premier duo d’Annio/Sesto est accompagné seulement par les cordes, à peine entrées, alors que le reste de l’orchestre entre pour le duo Sesto/Vitellia. Manière de montrer les mécanismes qui régissent l’orchestre et de visualiser les lois musicales.

"Parto" Markus Schön, Tara Erraugh (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl
“Parto” Markus Schön, Tara Erraught (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl

Car c’est là la seconde idée force: la musique se met en scène elle-même, intervenant directement comme un personnage, c’est le jeu de l’entrée des musiciens ou celui de leur tenue, c’est aussi la mise en valeur des solistes, clarinette basse époustouflante de  Markus Schön d’abord, avec Sesto pour son air Parto au premier acte et cor de basset virtuose de Martina Beck pour l’air de Vitellia Non piu’ di fiori du second acte, solistes qui sont bien visibles sur scène, comme des personnages auxquels on adresse la parole. Voilà un travail sur le pouvoir et sur la musique, sur le pouvoir de la musique, sur le pouvoir et la musique, c’est à dire sur l’usage de la musique par le pouvoir.
On comprend du coup combien la direction musicale et la couleur de l’orchestre deviennent des éléments déterminants de l’ensemble: cela veut dire un soin très sensible des équilibres, cela veut dire aussi une vraie présence de l’orchestre quand il est seul à commenter l’action, cela signifie aussi une visibilité totale de l’ensemble, comme un personnage présent sur scène, et donc une clarté et une lisibilité du discours qui correspondent pour les chanteurs à l’exigence d’une diction parfaite du texte.
Voilà une mise en scène qui est pure interaction, espace, chant, orchestre, salle : encore un Gesamtkunstwerk.

Dans l’économie de l’œuvre, le dispositif du français Stéphane Laimé qui travaille régulièrement avec Jan Bosse, par sa monumentalité et sa forme renvoie à d’autres décors bien connus (Alceste de Pier Luigi Pizzi par exemple), sorte de topos de l’opéra baroque, mais fonctionne aussi comme référence : la forme en amphithéâtre est une métaphore de l’Amphithéâtre Flavien, le Colisée, achevé sous Titus ;  d’ailleurs, il y a de bonnes chances que la dernière scène s’y passe, puisque Titus doit rejoindre le peuple au cirque.
L’unicité de l’espace, un espace théâtral ou amphithéâtral unique, comme l’espace tragique, réduit les déplacements, et fait presque de l’œuvre  les jeux du cirque courtisan, notamment au premier acte où les personnages sont en représentation : Jan Bosse les fait tous apparaître pendant l’ouverture avec un Titus en majesté qui se donne à voir.

© Wilfried Hösl
Sesto face à Vitellia © Wilfried Hösl

Vitellia, en vaste robe jaune à panier, arbore cette couleur maléfique, et impose sa présence suffocante, envahissant l’espace scénique et l’espace vidéo, réduisant la dimension et la taille des autres personnages. Servilia, arbore le même type d’habit, mais en version Servilia, de couleur rose, comme si elle était une Vitellia en modèle réduit.
Sesto dans un costume d’homme (enfin, un homme qui ressemblerait à la Geschwitz, tailleur pantalon et talons hauts) marque aussi le jeu plus commun de Jan Bosse sur le travestissement et ses ambiguïtés, assez facile au demeurant, un topos qui fait d’Annio avec ses longs cheveux roses ou de Sesto des hommes-femmes ou des femmes-hommes.

Mais Sesto au deuxième acte, se débarrasse de ses oripeaux,  de son apparence et revient (presque) à sa nature féminine.

Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) Acte II © Wilfried Hösl

La dramaturgie est construite sur une opposition entre premier et second acte : un premier acte qui serait un monde de cour, un monde de l’opéra apprêté, de costumes, en représentation, perruques gigantesques et colorées, chœur emperruqué vêtu de blanc, dont l’uniformité ne distingue ni les femmes ni les hommes, musiciens en chemise blanche, et un second acte, qui serait noirci par la cendre après l’incendie du Capitole, un espace détruit : il ne reste que les gradins noirs, sur la scène ouverte dont on voit le squelette, coursives, grilles. Les personnages et le chœur sont en noir, partiellement déperruqués, Vitellia en vaste robe noire, seule Servilia est  encore en rose (parce qu’elle n’est jamais en représentation) mais sans perruque monumentale,Sesto en sous vêtements et chemise, prisonnier de liens serrés : bref, la mise en scène de Jan Bosse fonctionne essentiellement par signes.

Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl

La manière dont il traite le personnage de Titus en est une illustration : Titus arbore une tunique blanche revêtue d’un manteau blanc à paillettes discrètes, qui est suffisamment souple et long pour figurer une toge, telle qu’on la voit sur les statues romaines. En public, au premier acte, il apparaît dans sa majesté, en manteau. La musique un peu solennelle le souligne d’ailleurs, mais cette musique n’est pas toute solennelle, les bois font entendre un autre air, un autre ton, une autre musique, qui est plus douce, plus intime, moins formelle, une musique martiale penchant plus vers le Farfallone amoroso des Nozze di Figaro que vers une apparition du souverain : Petrenko fait ressortir avec bonheur ces deux côtés, que Mozart a bien pris soin de souligner. Et Titus revenu à l’intimité avec son ami Sesto, se défait du manteau et apparaît en tunique. Ce jeu sera conduit jusqu’à la fin de l’œuvre où, signe de pardon, Titus couvrira Sesto de son manteau impérial avant de le laisser s’éloigner et disparaître. D’ailleurs, cette fin laisse tous les personnages seuls : Sesto part, Vitellia reste anéantie, sur le côté, isolée elle-aussi, sa perruque rose traînant sur le sol. Et le rideau se refermera sur un décor où les colonnes du premier acte reviennent lentement et où Sesto s’éloigne, revêtu du manteau de Titus comme une ombre de l’empereur qui disparaît, qui s’efface pour le laisser seul (voir photo ci-dessous) : la représentation pourra reprendre sur le théâtre reconstitué, sur le devant de la scène, devant le rideau, un Titus seul, sur son trône, en tunique : plus besoin de manteau impérial pour marquer la solitude définitive du pouvoir. Tout rentre dans un ordre qui est l’ordre du politique, celui où l’apparence fait loi, une loi qui fait taire les âmes. Seul face à la salle Titus règne : à quel prix !
Ce travail est fait de signes minimaux et révélateurs, de mouvements quelquefois réduits mais difficiles : avec une gigantesque robe à paniers, il n’est pas aisé à Vitellia (Kristine Opolais) de monter et descendre les gradins. Il est fait aussi de quelques traits d’humour ou de tendre ironie : ils se concentrent notamment sur Publio, sorte de chambellan,  de bête de cour qui règle les cérémonies, annonce les apparitions impériales, ou qui arrête Sesto, dans un habit uniformément noir (il est à part, dans la mécanique blanche de la Cour), avec une barbe longue de dignitaire assyrien et une coiffure un peu fantaisiste. Il serait inquiétant s’il n’essayait pas de se faire voir du souverain en rivalisant avec Annio  dans l’enthousiasme calculé du courtisan, ou s’il ne courait pas vers le public en blanc dans les loges d’avant scène pour faire des bises, saluer les uns et les autres par ces rituels de reconnaissance mondaine, soulevant sa robe, laissant voir sans cesse ses jambes nues en un mouvement répété qui fait sourire habit/corps…culture/nature…apparence/être. Est-ce bien utile ? Sans doute pas, mais cela contribue à humaniser l’ensemble, à glisser quelque sourire dans un espace compassé et complexe. Autre trait un peu leste qui a fait réagir la salle : Sesto amoureux qui se glisse sous les paniers de Vitellia et celle-ci sans doute stimulée se met à vocaliser de manière étourdissante, pendant qu’à ses pieds émergeant de la robe les talons de Sesto laissent deviner ce que se passe dessous.
Entre une première partie en représentation où règne le double langage (seule Servilia ose la vérité à Titus, qui l’en remercie d’ailleurs) et une deuxième partie où , sans décor ou presque, les personnages se révèlent et redeviennent eux-mêmes, sans l’apprêt ni aucune des apparences courtisanes, les récitatifs ( que le metteur en scène a malgré tout beaucoup coupés) acquièrent une importance renouvelée (beau continuo au violoncelle, pianoforte, clavecin), notamment pour le Titus de Toby Spence.
On peut en effet discuter à l’infini du choix de Toby Spence pour ce rôle redoutable, dont les aigus et les agilités laissent à désirer, notamment dans son air du deuxième acte Se all’impero, amici Dei, où l’on remarque quelque difficulté marquée, des sons fixes, à la limite de la justesse et des montées à l’aigu pas vraiment propres. Mais en revanche, la diction impeccable, le ton en permanence mélancolique, la couleur en font un Titus émouvant et humain, presque plus intéressant dans les récitatifs que dans les airs. La manière dont son discours final est construit est passionnante et d’une rare finesse : le peuple est rassemblé, on attend la condamnation de Sesto mais le public du théâtre sait qu’il a décidé de l’épargner. Du coup, ce discours apparaît comme soucieux de l’effet produit, de l’effet politique d’une clémence qui va faire coup de théâtre, si Vitellia ne l’interrompait pas pour s’accuser et rompre la belle ordonnance politique prévue : ainsi, la dernière scène retourne à l’intime inattendu quand elle devait être ordonnée autour du politique. Et Toby Spence a le ton et les inflexions justes : il parle clair et bien.  Il reste que ce Titus n’est pas tout à fait au rendez-vous des exigences vocales du rôle.
Les voix de femmes sont en revanche particulièrement en valeur : Kristine Opolais en Vitellia domine globalement les difficultés du rôle, avec des aigus redoutables et des cadences ardues demandées par Petrenko. La voix est claire, bien posée, bien projetée, même si on sent que quelques aigus sont légèrement tirés. C’est une Vitellia crédible, à la belle personnalité, engagée scéniquement, très présente (vu le volume de ses costumes, ce n’est pas trop difficile…).
Ma préférence va quand même au Sesto de Tara Erraught, petit homme noiraud (j’ai dit plus haut, une Geschwitz version Mozart…Sorte de Sesto lesbien) dans la première partie, qui respire l’artifice. Sa taille, ses gestes, face à la castratrice Vitellia (le rôle était originellement d’ailleurs prévu pour un castrat), tout le réduit : il n’y a qu’à considérer la manière dont il l’embrasse toujours la serrant par derrière, si bien qu’elle le cache). Dans la deuxième partie, il apparaît dans sa nature de femme détruite, non plus avec cette perruque brune, comme si il fallait mettre bas les masques et être soi, dans son âme et dans son genre. Membre de la troupe du Bayerische Staatsoper, Tara Erraught avec son chant parfaitement contrôlé, style et diction impeccables, les aigus triomphants, des agilités en place, montre surtout une couleur déchirante qui place immédiatement Sesto dans les grands personnages tragiques. Magnifique.

© Wilfried Hösl
Servilia et Annio © Wilfried Hösl

Magnifique aussi la Servilia de Hanna-Elisabeth Müller, elle aussi membre de la troupe, avec une voix cristalline, plus puissante que ne le laisse paraître sa petite taille et son format de tendre jeune fille. Une vraie présence, partagée par l’Annio d’Angela Brower, au mezzo clair, sonore, aux aigus faciles, au style maîtrisé. Quant au Publio du koweitien Tareq Nazmi, lui aussi dans la troupe de la Bayerische Staatsoper on a dit combien il était désinvolte en scène, faisant çà et là sourire, avec une voix chaude, ronde, bien contrôlée : il obtient dans son air l’acerbo amaro pianto un joli succès.
Mais ce qui motivait largement mon déplacement c’était d’écouter Kirill Petrenko dans Mozart, après Wagner, Tchaïkovski, Strauss. J’ai entendu des commentaires réservés par des auditeurs de la radio le 10 février dernier. Sa direction ne serait pas mozartienne : qu’on m’explique ce qu’est une direction mozartienne en 2014. Sûrement pas le même Mozart qu’en 1960 ou qu’en 1990…car les concepts évoluent avec les époques selon la dure loi de l’herméneutique. On a vu Mozart d’abord comme un bonbon au caramel, crémeux, rose et gentil. On l’a vu aussi acerbe et méchant. On l’a vu après Amadeus de Milos Forman, incroyablement énergique, vivant voire viveur…Lequel choisir ?
Je me garderai bien de qualifier sa direction : l’approche de Petrenko est comme toujours d’une très grande clarté laissant s’exprimer les pupitres solistes de l’orchestre, les mettant en valeur. Il est aussi soucieux des voix, qu’il accompagne, en soignant la modulation des volumes. Lorsque l’on chante, l’orchestre est certes présent, mais sans envahir l’espace sonore. En revanche les parties plus symphoniques sont énergiques, fortes, imposantes : la radio ne peut rendre ces différences  tellement sensibles dans la salle.
Le début est surprenant, avec ce léger silence, léger soupir qui interrompt les premières mesures, comme une hésitation répétée deux fois, qui disparaît pour laisser la musique se développer en libre cours, tout comme le silence qui clôt le premier acte, impressionnant et lourd, qui annonce déjà la seconde partie.
Il utilise les différents pupitres pour faire parler l’orchestre, cordes et bois se répondent, aux cordes la majesté et le politique, aux bois l’intime : c’est tellement clair quand l’orchestre accompagne les apparitions de Titus. Il sait manier le monumental et le diluer très vite dans un lyrisme plus humanisé. Il souligne d’ailleurs souvent la parenté avec certaines phrases de la Flûte enchantée .Ce n’est certes pas une vision qui s’appuie sur l’émotion, sur le laisser pleurer, sur la complaisance. C’est une vision à distance, sans être froide, une lecture très « moderne » si l’on veut, qui ne s’appuie pas du tout sur des lectures qui tireraient Mozart vers le XVIIIème, mais c’est surtout une lecture opportuniste, qui s’appuie sur la cohérence avec la mise en scène, où le plateau est accompagné et commenté, où le propos du metteur en scène est traduit en musique, et en son. Depuis que je vais l’écouter, je suis frappé par l’attention que Kirill Petrenko porte à l’ambiance du plateau, à ce souci permanent d’une sorte d’unité stylistique fosse/plateau. Dans une mise en scène qui exige une unité fosse/plateau/salle, il joue le jeu, avec un sens de l’à-propos,  avec un souci du théâtre très direct, très homogène. Il n’est pas sûr qu’avec une autre mise en scène il dirigerait ainsi, mais dans une ambiance à la fois monumentale et distanciée, où l’intimité des âmes est aussi sans cesse sollicitée, il a vraiment utilisé l’orchestre pour éclairer le discours scénique et le moduler, à l’écoute du texte mozartien et de l’interprétation qui en est donnée par le metteur en scène.
Voilà un spectacle de très haute tenue. Le public ne s’y trompe pas, il fait un triomphe aux participants, et les représentations sont complètes jusqu’à la fin. Cela ne signifie pas un spectacle bouleversant qui déchainerait des fleuves d’émotion. C’est beaucoup plus un travail analytique, qui met sans cesse le cerveau en éveil, tant les moindres détails font signe et sens, détails dans les décors, détails dans la structuration de l’espace, détails dans le jeu d’acteurs, très précis dans les moindres gestes, les moindres regards. Et ainsi le temps passe sans y penser. Où est l’ennui que cette œuvre distillerait ? Disparu, envolé : il reste tension et attention, il reste plaisir, il reste grandeur d’une musique qu’on a envie d’écouter et réécouter.
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Image finale © Wilfried Hösl
Image finale avec Sesto qui s’éloigne au second plan © Wilfried Hösl

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: EUGÈNE ONÉGUINE de P.I.TCHAÏKOVSKI LE 4 JANVIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Acte II © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Acte II © Bayerische Staatsoper

Les photos du spectacle (© Bayerische Staatsoper) sont celles des reprises précédentes avec d’autres chanteurs

Eugène Onéguine
Piotr Ilitch Tchaïkovski
Livret P.I.Tchaïkovski et Konstantin S.Schilowski
d’après le roman en vers d’Alexandre Pouchkine
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes: Malgorzata Szczesniak
Direction musicale: Kirill Petrenko

 

C’est le second Eugène Onéguine dirigé par Kirill Petrenko que j’entends. Le premier, ce fut à Lyon, dans une mise en scène de Peter Stein lors de cette série d’opéras de Tchaïkovski dominée par un Mazeppa remarquable, et avec une Dame de Pique décevante. Même si on va m’accuser de tropisme lyonnais, j’aime à rappeler que Lyon a eu droit pour quatre productions à la présence de Kirill Petrenko, désormais l’un des chefs les plus en vue de la planète Opéra.

Voilà ce que j’écrivais lors d’une représentation de Mazeppa en 2010: “On connaît peu Kirill Petrenko en France. Ce chef de 37 ans a été directeur musical à Meiningen, théâtre historique de la Thuringe, puis au Komische Oper de Berlin, et en 2013, il dirigera, eh oui, le Ring du bicentenaire de Wagner au Festival de Bayreuth. À chaque fois que je l’ai entendu diriger, ce fut un moment de grâce, dernier en date, l’an dernier, Jenufa à l’Opéra de Munich. Et cette fois-ci de nouveau, on constate la technique, la mise en place parfaite, la dynamique au service de l’action, l’excellente préparation de l’orchestre et une manière toute particulière et séduisante de faire sonner Tchaïkovski, dans une salle malheureusement ingrate pour l’acoustique orchestrale, très sèche, sans aucune réverbération, sans respiration, ce qui pour une oeuvre aussi épique, constitue sans aucun doute une gêne (…) .Petrenko, un nom à retenir, courez l’écouter.”
Avec une grande chance, je n’ai jamais eu à me plaindre des autres chefs entendus dans Eugène Onéguine, à commencer par Mariss Jansons (2 fois), Vladimir Jurowski à la Scala, Seiji Ozawa à la Scala et à Vienne, et plus loin dans le temps, Mstislav Rostropovitch à Paris en 1982. C’est une musique dont on ne se lasse pas, encore plus poétique, sensible, profonde que La Dame de Pique, un grand chef d’oeuvre de l’opéra, et l’apogée du processus créatif de Tchaïkovski et de la poésie pouchkinienne.
Cette production de 2007, confiée à Krzysztof Warlikowski, avait fait couler beaucoup d’encre et hurler de nombreux spectateurs; elle reste encore comme une blessure vivante chez certains qui encore, six ans après, ont hué hier soir les moments les plus distanciés par rapport à la tradition puisque Warlikowski a assumé très clairement une vision de l’oeuvre éclairée par l’homosexualité non assumée de Tchaïkovski , qu’il a appliquée au personnage d’Onéguine. De fait, on lit partout depuis très longtemps des textes faisant allusion, évoquant, sussurant la présence d’un rapport fortement érotisé entre Lenski et Onéguine, alimentant en même temps la glose sur l’homosexualité du compositeur.
Pour une fois la chose est dite sur le théâtre, de la manière la plus nette, sur le mode du fantasme et du cliché à la Chippendale mais aussi sur le mode réprimé qui était celui qu’on vivait dans les années 60. Ainsi, la Polonaise fameuse du 3ème acte est-elle dansée par des cow boys aux torses nus, ainsi, Onéguine ne cesse au 3ème acte de voir le monde brouillé par la vision de théories de mâles musclés ou travestis dansant au son de la Polonaise ou du Galop qui la suit…

Dispositif Acte I © Bayerische Staasoper
Dispositif Acte I © Bayerische Staatsoper

Rien de moins russe (au sens pittoresque du terme) que le monde évoqué par Warlikowski: nous sommes dans un espace cinématographique de l’Amérique des années 60, avec des fonds qui évoqueraient des ambiances à la Hopper, et des premiers plans remplis de canapés de simili cuir et une TV en noir et blanc projetant soit des images de patinage artistique (la patineuse danse sur Casse Noisette ou sur le Lac des cygnes) , soit des images de l’arrivée d’Armstrong sur la lune. Un monde où rêve et fantasme se partagent et se projettent.
L’Opéra commence comme Die Frau ohne Schatten par la projection silencieuse sur l’écran TV en noir et blanc d’un championnat de patinage artistique, sur les musiques de Tchaïkovski: accrochées à l’écran, Madame Larina et Filipjewna, en bonnes ménagères de plus de 50 ans.

Acte I détail © Bayerische Staasoper
Acte I détail © Bayerische Staatsoper

Warlikowski ne choisit pas cette période et cette ambiance au hasard: plutôt que de représenter une Russie provinciale de pacotille (la musique du premier acte en accentue fortement le côté autochtone), il choisit l’Amérique profonde, de cette classe moyenne un peu coincée et destructrice si bien montrée dans le film de Ang Lee Brokeback Mountain (en français Le secret de Brokeback Mountain) qui remonte à 2005. C’est à cette aune-là qu’on doit lire ce travail dont à mon avis le film constitue le canevas implicite: dans l’Amérique des années 60, il n’est pas bon d’afficher son homosexualité, cette société mesquine et rabougrie exige des parades ou des faux semblants qui permettent de vivre sa vie dans le secret. Eugène Onéguine est l’un de ces êtres qui affichent une vie pour le monde et une vie pour le lit.
Mais cette clef de lecture, qui a fait sursauter et bouillir certains hier, il y a deux ans, il y a six ans, n’est pas aussi brutalement affichée qu’on pourrait le croire à lire ces lignes : car la mise en scène de Warlikowski invite progressivement et par étapes à découvrir ce qu’il y a derrière les yeux.
La lecture du livret d’Onéguine montre qu’il y a dans cette œuvre deux parties très distinctes, la première, centrée autour de Tatiana, autour d’une vie de jeune fille qui bascule dans la vie de femme, avec ses désirs et ses émois, et la seconde, centrée autour d’Onéguine. C’est à la découverte de ces deux intimités parallèles, au sens très fort du terme, que nous invite la mise en scène. Rarement la psychologie féminine et surtout l’émoi féminin n’ont été montrés aussi nettement, aussi directement. Tatiana dans les visions traditionnelles, est une jeune fille de province un peu rêveuse et amoureuse d’un fantasme qu’elle fait habiter par Onéguine.

Un monde de femmes © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Un monde de femmes © Bayerische Staatsoper

Ici, il nous est montré au premier et deuxième acte un monde de femmes, jeunes et moins jeunes. Les moins jeunes curieuses de TV, assez libérales envers les plus jeunes qui vivent leurs rêves ou leurs amours. Une Olga légère, une Tatiana rêveuse, qui ouvrent la scène initiale en chantant et dansant avec un micro dans une sorte de karaoké de party organisée au fin fond de cette Amérique de cinéma et une Larina et une Filipjewna qu’on sent quelque part être des doubles tolérantes des plus jeunes…Dans ce monde, les générations passent, la vie des femmes reste la même.
Un tableau d’une douce et subtile vérité montre d’un côté de la cloison (superbe décor vitré de Malgorzata Szczesniak) les deux femmes mûres assises dans l’obscurité et commentant ce qui se passe à côté, et de l’autre côté les deux couples Olga/Lenski et Tatiana/Onéguine qui s’essaient aux échanges. Magnifique scène, où assis en rang d’oignons, les deux couples sont croisés Lenski, Tatiana, Olga, Onéguine et se parlent par autre interposé, comme si le sentiment trouvait difficilement ses mots sans médiation; d’un côté (jardin) l’amour, de l’autre (cour) la légèreté : mais seuls les légers sont objets d’amour.
Le travail sur les personnages et leurs attitudes est d’un réalisme presque inhabituel : ces gestes, quasiment, nous mettent mal à l’aise, comme si nous spectateurs, nous devenions voyeurs d’une intimité presque insupportable. La manière dont Tatiana feint de ne pas regarder Onéguine, ses regards obliques, puis ses gestes brusques, une main approchée puis effleurée, un baiser cherché, puis volé, des corps qui s’aimantent, tout cela est  bouleversant de justesse. La manière, dans le monologue de la lettre, dont d’une part  Filipjewna  cherche à regarder la TV (qui retransmet le direct de la Lune…autre rêve éveillé) et que Tatiana éloigne manu militari installe le spectateur dans une sorte de familiarité confortable, bientôt perturbée par la scène de l’intimité amoureuse où voulant écrire la lettre sans y réussir, Tatiana refuse l’écriture pour s’enregistrer. Elle essaie ainsi de transcrire ses paroles, forcément plus vécues, plus spontanées, sans la distance de l’écriture qui mettrait de l’artifice à la place de l’expression naturelle.

Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staasoper
Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staatsoper

Plus avant, à peine vêtue, elle esquisse sur son corps des gestes plus intimes, moment gênant pour le spectateur qui est en position de voyeur. Warlikowski réussit à créer du malaise, né d’un processus cathartique, là où habituellement on n’a guère qu’une aimable resucée de bovarysme.

La réponse d'Onéguine © Bayerische Staasoper
La réponse d’Onéguine © Bayerische Staatsoper

Ce monde du rêve éveillé est encore plus marqué lors de la scène de la réponse d’Onéguine, dans le jardin, qui dans l’œuvre est entrecoupée d’un chœur de jeunes filles qui « fait ambiance ». Pour abstraire ce chœur, la salle s’allume, le chœur est disposé derrière une rambarde de balcon et Tatiana, au centre, éclairée différemment (très beaux éclairages de Felice Ross), rêve un  peu comme Juliette. Mais Roméo ne va pas exactement délivrer le message espéré et au milieu de ce chœur éthéré, c’est le drame de la jeune fille qui se joue, et elle s’en souviendra…
Jusqu’à ce moment, le propos est complètement centré autour de Tatiana, le livret est scrupuleusement respecté et éclairé, et Onéguine n’est qu’un célibataire endurci et viveur vaguement vulgaire, assez nerveux, aux gestes brusques qui sont des gestes de malaise qu’on comprendra plus tard.

Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staasoper
Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staatsoper

La scène de l’anniversaire de Tatiana, party bon enfant de la petite bourgeoisie de campagne américaine, est superbement composée. Elle commence par la normalité : une valse ouverte par Lenski et Olga, bientôt rejoints par Onéguine et Tatiana, tous deux perturbés, Tatiana par Onéguine, Onéguine par l’autre couple ; c’est alors que s’ajoute au monde de femme de Tatiana, le monde d’homme d’Onéguine. Et Warlikowski fait sentir imperceptiblement que ce qui gêne Onéguine, c’est Lenski qui danse avec Olga. Il va donc, en bon amoureux jaloux, chercher à détourner le regard de Lenski sur lui, en lui enlevant Olga, en créant l’inévitable jalousie, en suscitant une authentique scène de ménage de couple (homosexuel).  On remet à Tatiana un pingouin en peluche, allusion claire à une bande annonce montée (en 2006) sur celle de Brokeback Mountain  et  mettant en parallèle l’histoire des Pingouins gays (à voir sur YouTube) qu’on appelé plus tard Brokeback Iceberg à la suite plus récente d’une affaire de séparation de pingouins gays au zoo de Toronto. On découvre peu à peu aussi la vérité d’Onéguine, et notamment la puissance du sentiment, l’honnêteté, même maladroite, affichée face à Tatiana et le malaise ambiant. Il va ensuite sans cesse chercher à calmer Lenski par de petits gestes affectueux, à reconquérir son amitié, jusqu’à l’embrasser violemment sur les lèvres. Pour couronner le tout et placer la scène dans le contexte, on s’assied pour regarder le spectacle préparé en l’honneur de Tatiana, une parodie des Chippendales à la The Full Monty, le film de Peter Cattaneo (1997) et la chanson de Monsieur Triquet, vu comme une (petite) grande folle pittoresque (excellent ténor de caractère Kevin Conners). On est dans le sujet caché .
La première partie s’arrête non à la mort de Lenski, fin de l’acte II, mais à la fin de la fête, lorsque la rupture est consommée entre Lenski et Onéguine, sous le regard interdit des femmes, lorsqu’on bascule des femmes chez les hommes.
On avait exploré le monde du rêve et du désir féminin, on va basculer dans la mâlitude, vue au prisme du fantasme masculin et de ses interdits. On était dans un monde diurne, on va basculer dans le monde nocturne.

Début 2ème partie (photo privée)
Début 2ème partie (photo privée)

Lorsque le public revient après l’entracte, la scène est ouverte sur un lit central, presque nuptial, et barrée par une rangée de cow-boys aux pectoraux surdéveloppés. La scène du duel est posée.
Dans cette seconde partie, essentielle pour comprendre les implicites de la première, plus de scènes de genre, plus de foules, plus de chœurs, mais des scènes de l’intimité et de la solitude. Le secret des alcôves et des nuits. Même la Polonaise est vue sous le prisme du fantasme (danse de Cow-Boys imitant les polkas ou les galops de saloon).

Scène du duel  © Bayerische Staasoper
Scène du duel © Bayerische Staatsoper

Ainsi le duel se passe-t-il dans l’intimité du lit du couple Onéguine/Lenski, de cette même intimité dérangeante qu’on avait avec Tatiana en première partie. Les deux dorment, mal, côte à côte et se tournant le dos, tandis que le témoin du duel et du couple (Rafal Siwek) entre les deux parle à Onéguine, puis tous deux se lèvent et s’habillent, tandis que Lenski chante son magnifique air (Kuda, kuda) dont les paroles sonnent étrangement vu la situation affichée et le contexte.

Le duel (2) © Bayerische Staasoper
Le duel (2) © Bayerische Staatsoper

Le duel commence, les deux sont fous de désir, Lenski se déshabille, torse nu, se précipite sur Onéguine, et l’autre, refusant cette image, cette situation, ce tunnel qui ne le mène nulle part, tire et le tue.
Il reste pistolet pointé pendant que les Cow-boys enlèvent le corps de Lenski, puis dansent leur Polonaise. Une position qui le montre refusant ses fantasmes, pris du désir de meurtre et de mort, et pourtant subissant son fantasme persistant : toutes les scènes de ballet du dernier acte étant jouées par des hommes ou des travestis, et vécues comme des intrusions fantasmatiques, refusées et destructrices, dans la vie réelle d’Onéguine.
Ce troisième acte est un choc d’intimités : intimité d’Onéguine, comme on l’a vue, perturbée par ses fantasmes persistants, intimité de Grémine, qui raconte son amour pour Tatiana,  intimité de Tatiana, allongée sur le lit central (ce même lit qui abritait Onéguine et Lenski) que Grémine déchausse, et qui est étendue, en attente… Jusqu’où le fait que Grémine soit chanté par Rafal Siwek, qui chantait Zaretski, le témoin du duel Onéguine à l’acte II et qui veillait en quelque sorte sur le lit du couple pourrait-il alimenter l’histoire de ces intimités ? Et si Grémine venait lui aussi de ce monde d’hommes qu’Onéguine essaie de fuir ?…
Intimité enfin du couple retrouvé Tatiana/Onéguine, où les rôles sont inversés, où les gestes naguère de Tatiana (cherchant à embrasser, à genoux, suppliante) sont désormais ceux, mimétiques, d’Onéguine. L’espace d’un instant fugace, Tatiana retrouve la jeune fille d’antan, mais l’adulte reconstruite reprend ses droits, repousse Onéguine et l’abandonne fièrement. Il reste seul, sur le lit. Il a tout perdu. Rideau.

Cette vision d’une seconde partie qui est fantasme et intimité, toute faite de solitudes entrecroisées, est à l’opposé de celle d’Herheim à Amsterdam, très historicisée, un peu lointaine et même anecdotique, qui faisait de la Polonaise un défilé de l’histoire russe,  de Tatiana l’épouse soumise et apeurée d’un oligarque mafieux et d’Onéguine à la fois un ami et un intrus, un mondain et un perdu (stupéfiant Bo Skhovus).
Ce travail de Warlikowski, d’un réalisme qui confine à la crudité est certes dérangeant,  mais profondément humain et juste. Il faut le lire au prisme de Brokeback Mountain, qui évoque un monde de masques où se cachent les drames des désirs interdits et des fantasmes qui peuvent être des clichés, mais où le désir féminin est aussi caché, interdit et réprimé. Monde de répression du sentiment et du désir qui mène à l’assèchement ou à la mort, c’est le monde de Tchaïkovski que tous perçoivent intellectuellement : pourquoi alors reprocher à Warlikowski de l’avoir affronté et montré ?
À l’intelligence du propos scénique répond celui du propos musical, d’abord grâce à une distribution qui sans être faite de vedettes incontestées, fonctionne parfaitement à tous niveaux.
L’Onéguine d’Artur Rucinski, un chanteur peu connu, est parfaitement en phase avec ce que veut en faire Warlikowski, un personnage affadi, névrosé, nerveux : il n’a rien du port altier et terriblement séducteur d’un Kwiecien, d’un Tézier ou d’un Keenlyside. Son débit et sa manière de projeter, notamment au début, sont peu stylés, et tout le monde considère cet Onéguine comme le maillon faible d’une banalité marquée. Peut-être est-ce d’ailleurs cette banalité qui renforce la puissance fantasmatique des désirs de Tatiana, on n’aime pas forcément les héros, et le piège de la passion est quelquefois aussi d’aimer un médiocre.
Le personnage se construit dans la deuxième partie où, perdu, il chante le désespoir. Les chants désespérés…Son chant colle alors parfaitement à son être, à son physique, à ses attitudes, à ses névroses : il devient non pas pitoyable, ni pathétique, mais simplement humain, trop humain. Un timbre clair, une bonne diction de la langue russe, une émission claire et des aigus très bien tenus, même s’ils ne sont pas triomphants. Mais un personnage comme Onéguine, tout en faux semblants, qui se découvre peu à peu faible et vulnérable, peut-il être triomphant ?
C’est au contraire Lenski qui est figure de l’élégance dans cette production, Edgaras Montvidas ( qui était aussi Lenski à Lyon) a acquis une personnalité, un sens du lyrisme, une sensibilité touchants : son chant diffuse l’émotion. Il est l’opposé physique et vocal d’Onéguine. Face à un Onéguine au style peu assis et aux attitudes un tantinet vulgaires, il est un Lenski de très haute tenue, et un ténor à la technique très contrôlée, avec du style, une chaleur communicative, un sens du texte et de la couleur notables. Voilà un ténor impeccable pour Mozart ( il en a les grands rôles de ténor à son répertoire) et pour le bel canto, parce qu’en matière de bel cantare, il est un artiste à suivre. Il est de plus un bel acteur, très spontané, très communicatif. Jolie performance.
Rafal Siwek, qui fait partie de la troupe du Bayerische Staatsoper n’a pas pour Grémine la profondeur voulue, il a un beau registre central, des aigus de bonne facture, mais Grémine exige un grave profond qu’il atteint difficilement, son Grémine, qui a eu un beau succès, reste en deçà d’autres (récemment Michael Petrenko à Amsterdam en faisait une belle interprétation, vigoureuse et jeune). J’ai malheureusement dans ce rôle encore dans les oreilles Nicolaï Ghiaurov, entendu à la fois à la fleur de l’âge et en fin de carrière, et il demeure pour moi la référence.
Ekaterina Sergeeva est une Olga très fraîche à la belle voix bien posée, son premier acte est  intéressant et elle compose un joli personnage, qui, même secondaire, a une vraie présence en scène.
Saluons Larissa Diadkova, une Filipjewna de belle facture, dont la voix est encore puissante et bien projetée, et qui rappelle qu’elle fut il y a quelques années un des mezzo de référence du répertoire russe (une Marfa exceptionnelle). J’ai notamment aimé son émission très égale, un chant simple, bien posé, très humain, dans une vraie adéquation avec le personnage.
Heike Grötzinger montre, avec d’autres membres de la troupe (Rafal Siwek, Kevin Conners) l’excellent niveau de l’ensemble de Munich, nécessaire pour assurer l’homogénéité de la programmation et l’équilibre des distributions : c’est à eux qu’on doit cette impression toujours égale de bonne qualité moyenne et d’excellence qui caractérise la Bayerische Staatsoper.
Enfin, Kristine Opolais est pour moi une vraie surprise. Je savais que l’artiste était de qualité, mais la voix ne m’avait jamais parue sortir du lot commun des sopranos corrects. Tatiana exige une voix plutôt assise, au centre large et à l’aigu assuré. Elle n’a peut-être pas pour le rôle le calibre voulu. Le sien est relativement léger, moins spinto que lyrique : une Freni (magnifique Tatiana à la fin de sa carrière) avait sans conteste une voix plus large. Mais Kristine Opolais sait transformer cette relative légèreté une vraie fragilité, qui pour le coup sert le rôle et la vision du metteur en scène. On sent les aigus un peu tirés, on sent le volume au maximum, mais l’interprète est tellement fraîche, à fleur de peau, qu’elle est véritable incarnation, stupéfiante de naturel, sensibilité et déchirure, elle est nostalgie et désir, impudeur et pudeur, timidité et effronterie, passion et raison. En un mot, elle est bouleversante, elle est Tatiana, et elle est la Tatiana voulue par la mise en scène.
Avec un chœur splendide (dirigé par Sören Eckhoff) notamment les basses et le chœur féminin, très sollicité, le Bayerisches Staatsorchester est emmené par Kirill Petrenko à un autre sommet, dans une approche surprenante, mais totalement cohérente avec le propos de Warlikowski.
Surprenant, certes, car de Petrenko, dont c’est le répertoire atavique, on pouvait attendre une vision orchestrale très marquée par le lyrisme russe, dans le style de ce qu’avait proposé Jansons, avec l’orchestre du Bayerischer Rundfunk à Lucerne comme avec le Concertgebouw à Amsterdam à la fois puissant, plein, dynamique et romantique. Rien de tout cela ici. Petrenko s’éloigne du lyrisme de l’œuvre pour en proposer une vision plus froide, plus analytique, fouillée au scalpel et néanmoins tout aussi fascinante et complètement nouvelle. Pas une phrase, pas une note qui ne soit réfléchie et justifiable : dès la première mesure, à la fois nette avec une pointe de legato, on sent qu’on va aller ailleurs, dans une vision particulièrement détaillée, où chaque pupitre est isolé, où chaque phrase est mise en relief, au point qu’on découvre, stupéfait, des moments  à la limite de l’atonalité qu’on n’avait jamais remarqués dans ce prélude. Petrenko dirige en architecte, et en pédagogue de l’architecture, il identifie puis éclaire les formes : ici c’est Wagner, que Tchaïkovski connaissait bien, par les jeux des couleurs et des niveaux dans les cordes, par l’agencement mélodique, là c’est Verdi, dont il isole des phrases intégralement empruntées, ou même, incroyable, le final de la scène d’anniversaire de Tatiana construit sur le modèle du IIIème acte de Traviata, avec son crescendo, la construction des ensembles, le dynamisme. Sans parler évidemment des  danses, emmenées à un rythme d’enfer, telles que le galop du troisième acte, où Petrenko emporte ses musiciens en faisant corps avec son orchestre. D’un geste toujours identifiable, d’une redoutable précision, d’une main gauche toujours parlante, d’un regard souriant, communicatif, ce timide maladif parle un incroyable langage avec ses musiciens qui le suivent au souffle près, et sait le communiquer au spectateur qui s’en sentirait (presque) intelligent.
Ainsi donc la direction musicale, une fois de plus, porte le spectacle, en enrichissant, en élargissant, en illustrant, en confirmant la vision scénique, mais en suivant les chanteurs sans jamais les couvrir, en mettant le dynamisme et le dramatisme au service d’un discours, grâce à un orchestre qui parle le langage du plateau, jamais protagoniste, et pourtant complètement présent.
Le cœur bat rien qu’en y repensant.
Inutile de préciser que le triomphe a été total avec des rappels incessants, et un public étonné au sens fort du terme. Voilà de l’opéra comme on voudrait toujours, à aimer, à vibrer, à pleurer.
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Un monde d'hommes © Bayerische Staasoper
Un monde d’hommes © Bayerische Staatsoper