BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 8 MARS 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Erda émergeant © Wilfried Hösl
Erda émergeant © Wilfried Hösl

On se référera au compte rendu de janvier 2013 qui contient une description très précise de la mise en scène http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4971 et d’une représentation exceptionnelle, l’un des sommets du Ring présenté en 2013.

Du prologue et des trois journées du Ring, Siegfried est sans doute le plus optimiste, le seul opéra en tous cas qui se termine positivement, par une perspective azuréenne, et le seul qui soit proche d’un conte de fées, où les méchants sont vaincus et le héros vainqueur. C’est aussi le noyau de l’œuvre, car Siegfried est le héros par lequel Wagner a commencé l’élaboration de son poème.
Aussi Andreas Kriegenburg en a-t-il fait en quelque sorte le sommet de son travail et du système scénique imaginé dans cette grande boite à merveilles : c’est dans Siegfried qu’il y a les images les plus souriantes, les plus rafraichissantes, les trouvailles les plus séduisantes dans la veine héritée de Rheingold et qui renvoie le plus clairement aux contes et légendes. C’est par ailleurs aussi dans Siegfried que Wagner est le plus fidèle à la tradition.

Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl
Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl

Andreas Kriegenburg va donc mener à fond son idée d’utiliser des corps de figurants ou de danseurs pour figurer les choses, dragon, forêt, oiseau, mais aussi la forge, devenue une sorte de mécanisme primitif, presque un artifice circassien.
Il faut rappeler que Rheingold, Walküre et Siegfried forment dans la conception de Kriegenburg cet ensemble que Wotan réussit à maîtriser. Comme il le sait depuis l’apparition d’Erda, dès Rheingold, et comme il le vérifie, dès que sa lance sera brisée, les héros iront leur chemin qu’il ne pourra plus arrêter.
Ainsi Götterdämmerung, sorte de chute dans le monde des hommes, sera d’une esthétique et d’une inspiration complètement différente : Le Götterdämmerung de Kriegenburg est une chute dans un monde post-Fukushima, gouverné par le commerce, l’argent, le bling-bling, en bref, notre monde : l’homme-enfant, naïf et souriant, n’y peut résister. Et s’y noie. Et y meurt.
C’est ma troisième vision de Siegfried dans cette production et je reste toujours aussi émerveillé, en remarquant çà et là des points oubliés : le rôle de l’oiseau au troisième acte, qui pousse Siegfried au lit, le jeu de Siegfried dans ce même troisième acte, d’abord timide et fuyant, puis au contraire envahi de désir, le jeu ironique du Wanderer au deuxième acte contre Alberich, en le mimant dans la même attitude que dans Rheingold (crucifié par la lance) et surtout la grande précision du travail des acteurs et la maîtrise du jeu. C’est une vraie mise en scène de théâtre, qui travaille à la fois sur les relations entre les personnages et sur les images, je dirai une imagerie qui tout en illustrant le récit à la manière d’un livre d’enfants ou de ces livres qui s’ouvrent en proposant des images en relief.

En 2013, Siegfried était Lance Ryan, avec ses immenses qualités et son engagement et en janvier, il était dans un très bon soir vocal tout comme Catherine Naglestad d’ailleurs (le duo était exceptionnel). Cette fois-ci, au milieu d’une distribution assez proche de celle de 2013, Siegfried, c’est Stephen Gould, auréolé de ses derniers Tristan triomphaux. Ce qui fait que certains attendent de lui LA prestation définitive…Mais Tristan n’est pas Siegfried.
Quand finira-t-on par comprendre que les rôles de Heldentenor ne sont pas superposables, et que de Heldentenor aujourd’hui, il y en a pas, ou si peu.
La plupart des Heldentenor aujourd’hui sont des ténors dramatiques qui forcent leur voix ou qui s’y essaient. C’est vrai que Stephen Gould s’en rapprocherait, mais son Siegfried a montré malgré bien des moments magnifiques et d’indéniables qualités vocales que nous n’y étions pas tout à fait ce soir.

Stephen Gould, découvert à Bayreuth à l’occasion d’un mémorable Tannhäuser dirigé par un non moins mémorable Christian Thielemann, est aussi un mémorable Tristan. Il est vrai que Tristan comme Siegfried est un rôle qui nécessite toute l’étendue du spectre, mais malgré tout plus homogène mais surtout exigeant moins d’engagement physique : Siegfried doit jouer, bouger, sauter sans cesse et sur l’ensemble de la soirée. Tristan beaucoup moins.
Forcément, la fatigue propre au chant (un effort physique notable) se double d’une fatigue scénique importante (c’est d’ailleurs ce qui fait le prix d’un Lance Ryan, toujours unique dans son incarnation du rôle malgré des problèmes vocaux maintes fois soulignés). C’est aussi ce qui fait l’une des différences entre Siegfried de Siegfried et Siegfried du Götterdämmerung, bien moins sollicité physiquement et donc plus accessible à certains ténors qui ont chanté l’un sans jamais s’attaquer à l’autre.
Stephen Gould a pour lui un timbre magnifique, une puissance et un volume d’une largeur notables. Pour affronter le rôle, et notamment au début, au premier acte, il chante en gonflant le registre grave, lui donnant une importance inhabituelle chez lui, et ce souci des graves nuit à l’homogénéité de la voix : tout le début du premier acte est d’ailleurs un peu hésitant, peut-être aussi à cause d’un tempo soutenu du chef. Il reste que ses Nothung neidliches Schwert et toute la scène de la forge sont un des moments les plus impressionnants de la soirée. Le deuxième acte, plus lyrique, est aussi particulièrement réussi (les murmures de la forêt, moment splendide) malgré une fatigue visible dans les dernières minutes où Wagner a placé quelques aigus piégeux.
Toute la première partie du troisième acte est remarquable de lyrisme, d’expressivité, d’intelligence. Kirill Petrenko ralentit le tempo dans le duo avec Brünnhilde, en faisant une sorte de méditation lyrique, très intériorisée, mais qui contraint en même temps à appuyer sur les sons, gonfler le volume et contribue à la fatigue finale où la plupart des aigus les plus attendus des cinq dernières minutes sont soigneusement savonnés, ou ratés (il est vrai en duo…).
Par ailleurs, on sent que le travail de mise en scène n’a pas été jusqu’au bout, parce que bien des éléments présents en 2013 ont disparu ou restent esquissés (le jeu avec l’image de sa mère accouchant, sublime en 2013, ou le jeu avec le cor au moment de l’appel du 2ème acte par exemple) et il clair que Stephen Gould qui n’est pas un bout de bois sur scène, n’a pas tout à fait les qualités d’acteur exigées par ce genre de mise en scène. Disons qu’il n’a pas le jeu dans le sang : il joue mais n’incarne pas.
Au total, sans doute ceux qui sont persuadés qu’aujourd’hui un Siegfried se trouve sous le sabot d’un cheval, ou que, parce qu’on trouve des chanteurs pour le chanter, il y a de vrais Siegfried auront trouvé ce soir la prestation de Stephen Gould moins satisfaisante qu’attendu. On peut en douter et sourire d’une telle naïveté ou d’une telle ignorance. Stephen Gould a offert une prestation très largement convaincante musicalement, même si il n’a pu masquer sa fatigue en fin de parcours. C’est un superbe chanteur, doué de surcroît d’une parfaite diction et d’un joli sens du texte et de la couleur, usant de sa voix avec une rare intelligence, il reste largement à la hauteur du défi.

Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl

Il en est de même pour Catherine Naglestad. La chanteuse américaine était malgré tout nettement moins en forme qu’il y a deux ans. Il est vrai aussi que le tempo imposé par Kirill Petrenko, plus lent, privilégie l’intériorité dans ce duo plutôt que l’urgence de la passion et a pu mettre en difficulté sur certains aigus. Il est clair qu’elle n’avait pas l’aigu triomphant, dans un monologue qu’on sait redoutable puisque pris à froid avec des aigus difficiles qu’elle avait bien réussis il y a deux ans et qui ici manquaient d’éclat, de puissance aussi, voire manquaient tout court (le dernier…).
C’est la loi très humaine du chant, et ce soir, le chant de madame Naglestad n’était sans doute  pas complètement exceptionnel . Pas de quoi néanmoins faire le moindre reproche lourd ou des remarques amères: Catherine Naglestad n’était pas dans un de ses meilleurs soirs, mais elle a été scéniquement sans reproche et vocalement intense, même si moins accomplie que je ne l’attendais.

Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl
Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl

Thomas Johannes Mayer était un Wanderer magnifique scéniquement, très présent, très engagé avec ses qualités d’intelligence et de diction, avec un sens du texte et de la couleur, même si là aussi il y avait des moments où la voix ne surmontait pas le volume de l’orchestre : c’était fort net dans le duo avec Alberich où le timbre apparaissait opaque et la voix quelquefois blanche, ça l’était dans une moindre mesure au premier acte face au Mime d’Andreas Conrad, et paradoxalement ça l’était moins au troisième acte. Il reste que le personnage était là, un personnage fouillé, parfaitement lisible (sinon audible). Le lecteur qui n’a pas entendu la représentation doit se demander comment cette soirée peut-elle avoir été un triomphe à peu près comparable aux précédentes…je suis en train de décrire des voix qui n’étaient pas ce soir au sommet, certes, mais elles avaient toute la présence suffisante pour faire fonctionner l’ensemble, comme souvent chez Wagner, voire bien plus pour Gould, à qui l’on ne peut reprocher dix minutes un peu faibles sur trois heures trente de spectacle où il fut souvent remarquable.

Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl
Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad en revanche avait la voix et le style, et a proposé un Mime nettement plus présent que celui d’Ulrich Reβ il y a deux ans. Il propose un personnage moins caricatural que d’autres aujourd’hui (Ablinger-Sperrhacke) un peu plus « normal », un peu moins joué ou surjoué. Bien sûr, qui n’a pas en tête Heinz Zednik avec Chéreau, ou même Graham Clark ? Conrad est un Mime très respectable, et un personnage qui sans être inoubliable réussit à s’imposer avec une diction et un sens de la parole particulièrement notables, ce qui pour Mime est essentiel mais qui est aussi partagé sur le plateau.
Une nouvelle venue dans le Waldvogel, la jeune roumaine Iulia Maria Dan, qui appartient à la troupe. Un personnage d’une grâce et d’une élégance évidentes, d’une fraîcheur communicative, avec ses deux éventails gracieusement balancés. La voix n’est pas à l’avenant. Un joli medium, mais pas les aigus nécessaires pour le rôle. Ils sont systématiquement à la limite de la justesse, ou ratés. C’est dommage car le personnage est vraiment campé.
La Erda de Qiulin Zhang bénéficie d’un des moments les plus stupéfiants de la mise en scène, apparaissant au milieu de corps terreux grouillants comme des gros scarabées, sorte d’armée des ombres et qui en se retournant ont des jambes blanches et apparaissent presque comme des vers tout aussi grouillants, images stupéfiantes parmi les plus frappantes de la soirée. Avec des graves impressionnants et des aigus marqués par un certain vibrato, moins cependant qu’il y a deux ans, la prestation reste un peu froide (ce qui sied à Erda, dira-t-on) mais cette ultime entrevue avec Wotan plus personnelle et plus sentie que celle de Rheingold, devrait communiquer quelque frémissement. Qiulin Zhang ne communique jamais cette vibration-là.
Christof Fischesser, Fafner comme dans Rheingold propose un monologue très propre, avec un très beau timbre, même si la voix manque de profondeur. L’aspect monitoire des paroles de Fafner manquent de poids pour mon goût bien que ce chanteur soit l’une des basses de référence en Allemagne.

Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl
Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl

Enfin, Tomasz Konieczny en Alberich, tout comme il y a deux ans, est impressionnant dans son duo avec le Wanderer. Habillé comme un bourgeois cravaté un peu négligé il tranche avec un Wanderer vieilli  qui joue d’ailleurs avec sa cravate en un très beau mouvement. La voix est éclatante, le timbre sonore, le style n’est pas dépourvu d’une certaine élégance, Andreas Kriegenburg dans cette scène joue le travail du miroir : les deux arrivent et se pointent l’un l’autre le même pistolet, comme dans une scène à la Sergio Leone et ils sont symétriques, l’un jeune, l’autre vieux, l’un un peu plus élégant, l’autre négligé, l’un plein d’énergie, l’autre fatigué, tous deux avec de longs cheveux, noirs pour l’un blancs pour l’autre. Schwarz-Alberich face à Weiss-Alberich, comme le dit le texte. C’est là un des sommets de la soirée, aussi bien par le chant de Konieczny décidément l’un des grands chanteurs wagnériens de ce temps, que par la tension qu’elle diffuse et pour l’intensité de Thomas-Johannes Mayer.

Au total une distribution avec des fortunes diverses, et des voix un peu irrégulières et fatiguées, même si l’ensemble reste de haut niveau. En me relisant, je me trouve même un peu sévère avec Stephen Gould et Catherine Naglestad, mais je dois dire en même temps que cela ne m’a pas vraiment gêné, parce que d’un côté la mise en scène captive, et de l’autre la direction passionne par ses choix.
Plus que pour Walküre, Kirill Petrenko prend le public à revers, faisant des choix de volume et de tempo inattendus, j’ai parlé du 3ème acte pris assez lentement, du 1er acte pris très vite au début qui semble un peu désarçonner les chanteurs, mais les contrastes de tempo ne sont rien à côté des contrastes de volume, avec des moments particulièrement extraordinaires, comme un prélude du 2ème acte stupéfiant par les ruptures d’équilibre, notamment l’insistance des cuivres presque obsédante, imposant musicalement le dragon comme protagoniste, et faisant surgir musicalement avec une clarté incroyable tous les éléments du drame qui va se jouer à un point tel qu’on a l’impression de découvrir cette musique qui est l’un de mes moments préférés de l’œuvre (avec des cors en crescendo doublés par des timbales qui explosent avec une force inouïe) préparant l’intervention initiale d’Alberich qui s’impose alors presque « naturellement » comme un élément du prélude.
Le troisième acte est de bout en bout complètement kaléidoscopique au niveau musical : tout est mis en relief tour à tour, avec un réveil de Brünnhilde époustouflant de douceur, de retenue, de chair, de soleil et en même temps jamais vraiment complaisant avec ce qui peut vite devenir sirupeux. Le dialogue entre les instruments solistes (notamment les bois) avec les voix est stupéfiant. Il faut dire que ce soir l’orchestre n’a pas eu d’accident et qu’il a été de bout en bout exemplaire.
Kirill Petrenko a imposé un Siegfried très dramatique, au volume plus marqué que dans les deux autres opéras, et sans jamais se soumettre à ce qui pourrait être du sentimentalisme, on est dans un Siegfried « Sachlichkeit », d’une prodigieuse dynamique (la forge !!) qui peut même déranger: on pourrait le comprendre tant certains moments sont inhabituels. C’est brutal quelquefois, c’est sec à d’autres, c’est quelquefois même volontairement inexpressif comme si on ne suivait que les notes sans y mettre autre chose (prélude du troisième); bref, on ne sort pas indemne de ces moments complètement reconstruits à neuf et qui renvoient certaines interprétations plus « conformes » à l’univers de la fadeur et de la platitude.
Vie, Intensité, parti pris, choix assumés : c’est complètement ailleurs et en même temps c’est prenant, passionnant, étonnant.

Il reste difficile de qualifier une soirée aussi contrastée, avec un plateau très correct sans être aussi tourneboulant qu’il ne le fut il y a deux ans, avec un orchestre surprenant et qui laisse rêveur tellement certains moments sont radicalement différents de ce qu’on entend habituellement et tellement ça fonctionne, et avec une mise en scène particulièrement réussie, d’où on sort émerveillé : on a l’impression que Kriegenburg montre le monde avec les yeux de Siegfried, des yeux encore innocents qui le parent de qualités qu’il n’a pas. Oui, ce Ring vaut toujours et encore  le voyage…[wpsr_facebook]

Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl
Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER le 28 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl
Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl

On se réfèrera pour l’analyse de la mise en scène au compte rendu écrit en janvier 2013 http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4927

Deuxième jour de ce Ring, fin du premier épisode fait de Rheingold et de Walküre et d’emblée s’imposent plusieurs certitudes :

  • Kirill Petrenko effectue un travail étonnant en fosse et il remporte un indescriptible triomphe totalement justifié. Il faudrait être sourd, ou insensible, ou étourdi pour ne pas saluer ce qu’on écoute, qui est souvent si surprenant qu’il faut un instant avant de s’habituer. La direction de Kent Nagano il y a deux ans était remarquable, et elle m’a enthousiasmé, celle de Petrenko est radicalement différente, volontairement retenue et elle va ailleurs, en tous cas pas dans les sentiers battus. C’est prodigieux
  • Le plateau dans son ensemble est remarquable d’intelligence, tous les chanteurs savent aussi chanter avec leur tête, et certains plus avec leur tête qu’avec leur voix (Evelyn Herlitzius, plusieurs fois en sérieuse difficulté), mais le couple Vogt/Kampe emporte l’adhésion, et l’enthousiasme. Anja Kampe est fulgurante et Vogt chante un long Lied d’une incroyable poésie.
  • La mise en scène, qui pour Walküre avait mis un peu de temps à me convaincre il y a deux ans, m’a beaucoup intéressé de nouveau aux premier et second actes. Le troisième acte est pour mon goût un peu en retrait. À noter, comme il y a deux ans, la bronca lors du ballet « hippique » sans musique qui précède la Chevauchée et qui fait brûler d’impatience la foule de plus en plus hurlante et féroce qui lance des hojotoho et des heiaha à sa manière, animale bien entendu. L’ironie de Kriegenburg fonctionne à merveille sur un public qui réagit par réflexe pavlovien…

    La "Chevauchée" chorégraphiée...et huée...© Wilfried Hösl
    La “Chevauchée” chorégraphiée…et huée…© Wilfried Hösl

Je reviens sur le travail de Andreas Kriegenburg, inconnu en France, qui est essentiellement un metteur en scène de théâtre, venu tard à l’opéra (on lui doit les stupéfiants Soldaten dans ce même théâtre). Il travaille sur la construction d’images, souvent assez poétiques, comme dans Don Juan revient de guerre de Horváth l’été dernier à Salzbourg et dirige les acteurs avec beaucoup de précision, comme cela se vérifie aussi bien dans Rheingold et dans Walküre.

À l’issue de cette deuxième vision, je voulais compléter par quelques menues remarques. Au premier acte, j’ai vraiment trouvé très émouvant ce jeu des verres que les servantes se passent de main en main (évidente allusion au philtre de Tristan und Isolde), mais j’ai aussi noté cet éloignement des corps qui n’efface pas l’échange des regards et leur intensité. Giotto à la Capella degli Scrovegni de Padoue a peint une annonciation où Marie est d’un côté et l’Ange Gabriel de l’autre, avec entre deux le vide de l’arcature et de la nef…c’est l’une des plus puissantes que j’ai pu voir. Sans aller jusqu’à dire qu’on est dans Giotto, c’est exactement la même posture : plus on est loin et plus on se regarde, et plus le lien passe, imperceptible et d’une criante réalité.

Le motif récurrent des corps morts qu’on embaume, qu’on nettoie ou qu’on enlève, on le retrouve à chaque acte : c’est évidemment l’image du travail des Walkyries, dont c’est l’office nécrophile, qui revient comme un leitmotiv lancinant, et la chevauchée du 3ème acte se déroule au milieu de corps sur des pals, comme de la viande en attente d’équarissage est aussi une manière de souligner le côté bestial et peu ragoûtant de cette scène.
Le troisième acte laisse les choses à peu près en l’état, dans un espace vide, les deux personnages sont seuls et il faut bien dire qu’il n’y a là rien de nouveau sous le Soleil, sinon l’arrivée finale des « servants » porteurs du feu, qui rappelle en écho la manière dont Alberich se transformait en Dragon dans Rheingold, puisque la mise en scène utilise la même méthode : d’une certain manière, Brünnhilde est gardée par le feu telle l’Or par le Dragon, allongée sur une table circulaire presque sacrificielle.
En tous cas, ce travail qui évacue toute référence à une actualité brûlante ou à une signification est à la fois l’anti-Castorf, puisque l’histoire est livrée telle que, avec une distance poétique qui sied aux mythes, même si Walküre est moins sollicitée que Rheingold sous ce rapport, on sait que c’est l’option de ce travail jusqu’à Siegfried, mais aussi en quelque sorte l’anti Lepage : partant de la même volonté de raconter une histoire, de travailler sur un récit et sa logique interne plus que sur une succession d’événements significatifs, il choisit à l’opposé de l’hypertechnique de Lepage des procédés simples qui semblent en même temps simplistes, les figurants remplaçant machines et effets, et se contentant de « figurer » : leur utilisation au deuxième acte est particulièrement originale où, presque comme chez Cassiers, ils miment le discours de Wotan et Fricka, ou sont leurs sièges ou bien leurs meubles.

Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl
Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl

Ainsi chaque acte est un univers en soi, la maison de Hunding, plus maison que cabane, soutenue par l’arbre sinistre au centre du dispositif, l’immense salle du Walhalla, avec ce bureau central et lointain, qui souligne le changement de statut des Dieux, devenus des politiques : Fricka ne force-t-elle pas Wotan à obéir à quelque chose comme une raison d’Etat que Brünnhilde ne peut comprendre. Habituée à obéïr et manier du cadavre au quotidien, c’est Siegmund qui va lui révéler la réalité du monde et la réalité des hommes. Prenant fait et cause pour lui, elle se place évidemment du côté des mortels et anticipe la décision de Wotan.

Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl
Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl

Kriegenburg évoque ces points, par un geste, par des attitudes, par quelques mouvements (notamment le mimétisme de Brünnhilde au début du 2nd acte, reproduisant les gestes et les attitudes de Wotan). C’est cette distance, quelquefois réellement installée, quelquefois à peine perceptible, qui me plaît dans une mise en scène plus méditative qu’active. J’avais déjà souligné chez Kent Nagano ce refus du spectaculaire et ce suivi scrupuleux du plateau.
Avec des résultats sonores très différents, c’est aussi l’option de Kirill Petrenko.
Le public qui n’est pas forcément fait de techniciens de l’orchestre, même le public un peu mélomane, s’accroche à des gestes du chef et en fait une sorte de métaphore, de transposition gestuelle de ce qu’il entend, et s’arrête à deux éléments : la battue et le tempo.
Évidemment, le travail essentiel de préparation effectué au cours des répétitions, notamment par pupitre, ce travail que les italiens appellent concertazione (sur les affiches de la Scala on lisait souvent « concertatore e direttore d’orchestra ») est le travail invisible et essentiel, c’est le moment où l’on demande aux musiciens tel geste, telle nuance, c’est le moment où les équilibres se construisent, c’est le moment aussi on l’on va travailler ensemble. Etrange voyage que celui du mot concerto, celui d’un mot signifiant combattre, s’opposer, livrer bataille en latin, devenu synonyme de travail construit ensemble, pour trouver l’accord…
Le chef met ensemble des éléments disparates au départ et tout le travail interprétatif répond à la question comment « mettre ensemble » pour faire enfin de la musique.
Ce travail souterrain apparaît ici dans toute sa profondeur : Petrenko n’est pas de ceux qui gesticulent avec le corps, mais c’est quelqu’un qui travaille avec les bras et les mains : il ne cesse d’indiquer, et souvent d’une manière impérative. Il est fascinant de noter que dirigeant l’opéra, il indique les départs à chaque chanteur, tous les départs avec une précision incroyable, de la main gauche.

Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl

Et ici, il épouse à sa manière le propos du plateau : il travaille la partition non comme une succession de scènes avec chacune sa loi propre, mais il travaille plutôt un parcours, dans son ensemble, d’où l’impression qu’il n’y a pas de tension. La tension existe bien sûr, mais à la mode de la Gesamtkunstwerk : on est chez Wagner. et tout contribue à la production commune. Si un chanteur chante de manière tendue, comme Wotan dans cet extraordinaire deuxième acte, l’orchestre n’ pas besoin d’être redondant. Si Vogt chante avec la douceur et la suavité d’un Lied, articulant chaque parole, l’orchestre ne peut le couvrir parce que à ce moment là c’est la parole qui prime. Si une mise en scène est d’une certaine manière plus dans le récit que dans l’événement ponctuel, plus dans la continuité, la direction doit évidemment en tenir compte. Petrenko ne dirige pas Wagner-Kriegenburg comme il dirige Wagner-Castorf. L’annonce de la mort où les paroles incroyablement douces de Vogt frappent d’émotion, l’orchestre s’allège, respire, donne au chanteur l’espace voulu tout en faisant entendre des raffinements inouïs. Il en résulte une cohérence interne d’un niveau rarement atteint, avec les qualités habituelles de ce chef que sont la clarté, la transparence, voire ce que j’ai appelé le cristal : on entend évidemment tout, mais surtout on ne cesse d’être surpris par des choix de mise en valeur, par des attaques jamais entendues ainsi, par un miroitement sonore différent d’une partition qu’on croyait connaître : tout parle, et en même temps sans jamais épater, sans jamais se donner en spectacle, ou en vitrine. C’est le flux continu d’un récit conçu comme tel, avec des moments qui m’ont frappés : l’attaque du prélude, installant immédiatement la tension et l’énergie, et en même temps dès l’entrée de Siegmund en scène, quelque chose d’un mystère. Le son est alors souvent sourd, mystérieux, sombre, éclate et explose, puis se dilate en un incroyable lyrisme.

Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)
Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)

On peut aimer sans doute plus d’urgence, plus de dramatisme, on peut aimer sentir une direction (au sens géographique) et alors Petrenko peut n’être pas le chef pour ce Wagner-là…mais tout est là pourtant, diffracté dans l’orchestre ou sur les voix, ou sur l’ensemble ; a-t-on jamais entendu pareil final du 1er acte, tourbillonnant avec un tempo quasi impossible. Pour ma part je l’ai rarement entendu attaqué à cette vitesse hallucinante, après avoir pendant tout le duo respecté la douceur et la couleur voulues par la voix de Klaus Florian Vogt, et travaillé sur l’épaisseur du son et ses reflets plutôt que sur le crescendo amoureux : voilà une des ruptures surprenantes, qui prend à revers l’auditeur et l’assomme de bonheur.
Petrenko n’aime pas mettre en relief la noirceur d’une musique, il reste toujours disponible et ouvert. C’est pourquoi cette Walküre a le charme des belles histoires tristes sans avoir de couleur sombre même aux moments les plus difficiles, même en regardant ces cadavres qui émaillent chaque acte : en écoutant, je pensais aux épopées italiennes du Tasse et de l’Arioste, je pensais aussi Stendhal, c’est à dire une tristesse et une violence médiatisées par le discours, par la distance, par, étonnant je sais, un certain apaisement: la vérité des choses atténuée mais révélée par la métaphore.
Pour nous révéler ce Wagner-là, un Wagner presque « littéraire » au plus merveilleux des sens, il fallait aussi une distribution qui fût à la hauteur, et elle le fut, malgré les petits hauts et bas et les accidents.

D’abord, où pourrait-on retrouver pareil cast ? Même l’ensemble des Walkyries chante avec un engagement et une énergie rares il est vrai que parmi elles, on remarque Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler qui ne sont pas les dernières venues.
Evacuons d’emblée le cas Evelyn Herlitzius : on dit d’elle ce que j’entendais de Gwyneth Jones jadis. C’est vrai, la voix bouge, les aigus sont mal assurés, et quelquefois ne passent pas, comme au troisième acte où la voix s’est engorgée de manière spectaculaire. Mais il y a d’autres moments éclatants, vibrants, bouleversants, et il y a aussi une allure, une stature, une présence qui reste stupéfiante, même si moins marquée qu’il y a deux ans. Brünnhilde n’est pas Elektra, et ne permet pas toujours à l’artiste de stupéfier de manière démonstrative comme elle le fait dans Strauss, et les Hojotoho entendus restent dans la bonne moyenne sans être une performance.

Die Walküre Acte II © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte II (Wotan: Thomas J.Mayer, Fricka, Elisabeth Kulman)© Wilfried Hösl

Il reste que le duo du 2ème acte avec Wotan, le moment clé du Ring où tout est révélé et notamment la menace de « la fin » (Das Ende, répété plusieurs fois dans le duo) est un des moments les plus intenses de la soirée et même de bien des Walkyries des dernières années. Il suffit de se concentrer sur le regard tendu et à la fois fasciné de Brünnhilde pour Wotan pour retrouver certains des regards de Jones (mais cela, c’est pour ma mémoire d’ancien combattant) ; il y a dans le regard d’Evelyn Herlitzius une fraîcheur, une confiance, une force si positive, qu’elle pose le personnage immédiatement comme vital, intense, jeune, et quand on entend ce qui se passe en fosse, on se demande si le chef ne rend pas hommage à ce regard là, tant la musique se colore quand Brünnhilde chante.

Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl

Wotan en face (Thomas Johannes Mayer) est plus en forme que la veille : une diction phénoménale, des accents d’une vérité et d’une crudité rares, il est le personnage, déjà assommé, fatigué, perdant, et à l’orchestre, ce futur incertain s’entend, mystérieux, assombri. Entre le regard d’Herlitzius, la voix de Mayer et le son de la fosse, tout se répond et fait naître cette tension qui paraît-il manquerait…Ce sont moments au contraire passionnants qui remettent sur le tapis ce qu’on croyait connaître, savoir, aimer…et qu’on se prend à redécouvrir et aimer encore plus.

 

 

 

 

Le couple Siegmund/Sieglinde (Klaus Florian Vogt/Anja Kampe) est celui de la première série de représentations, qui retrouve ainsi ses marques, et quelles marques ! Indescriptible triomphe à la fin de l’acte I, un moment bouleversant : foin des aigus, des voix gigantesques, des Siegmund qui nous tiennent de longues secondes sur « Wälse » sans rien nous faire ressentir de « Winterstürme ». On entend tout de suite que Vogt est particulier : il n’est pas Heldentenor, mais il possède cette voix (que certains détestent) en permanence éthérée, avec un sens de la parole, une diction, une science des modulations, de la couleur qui en fait cet être étrange venu d’ailleurs fascinant. Et évidemment Petrenko dirige en fonction de cette voix là, ne la couvrant jamais, ralentissant les tempi pour accompagner le chant de la plus merveilleuse des manières.

Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl
Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl

Si le 1eracte est fascinant, l’annonce de la mort du deuxième acte bouleverse par sa vérité, Vogt chante le regard lointain qui semble ne rien entendre, comme mû par un automatisme, et Herlitzius change d’attitude, de mouvements : de lointaine Walkyrie hiératique, elle devient femme qui respire et qui sent : à un moment on a même l’impression qu’en Siegmund elle se progette déjà auprès de Siegfried tellement l’échange est intense. Vogt donne une dimension inconnue à Siegmund, une poésie inouïe, une douceur ineffable, une suavité inexplorée jusque là, modulant le volume sur chaque parole, avec une émission sans faille : quand il chante, c’est tout un univers qui est évoqué, un Lied permanent : oui, malgré des aigus pas tout à fait assurés, mais donnés sans jamais forcer, toujours avec fluidité et naturel, c’est un Siegmund fantastique à entendre, bien plus neuf que son Florestan dans Fidelio où il s’est pour moi fourvoyé à la Scala, et en tous cas le Siegmund le plus touchant et le plus naturellement émouvant qui soit aujourd’hui.

Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)
Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)

A ce naturel bouleversant du chant de Vogt correspond l’émotion incandescente et la voix chaleureuse d’Anja Kampe, plus émouvante qu’à Bayreuth. La voix est dans une forme extraordinaire, chaude, bien assise, avec des aigus solides et sûrs, mais en même temps une puissance d’incarnation rarement entendue (Meier avec Domingo, dans un autre style peut-être ?) Ils sont le couple, ils sont amour, et nous sommes chavirés. Avec un art de la parole, un art de l’émission et de la projection consommé, elle réussit totalement à faire oublier qu’elle n’a pas tout à fait la voix du rôle. Elle est aux limites et les dépasse en intensité, en investissement, en intelligence du texte. Evidemment la direction de Petrenko est sans cesse à l’écoute, chaque parole est scandée par la musique : c’est une fête de la couleur, une fête du son, et c’est d’une urgence inouïe, avec les moyens du Lied, de la poésie, avec un orchestre retenu…à n’y rien comprendre. Nous sommes là aussi pris à revers. A-t-on déjà entendu cela ainsi?
Les autres protagonistes ne font qu’alimenter notre plaisir et notre émotion. Günther Groissböck était la veille Fasolt, il est Hunding, brutal, sonore, et même, le temps d’un instant, tendre. C’est un merveilleux acteur (ah, quand il coupe la pastèque avec son épée) : Groissböck a tellement l’habitude de chanter les méchants qu’il s’y glisse avec facilité, mais en même temps, il n’est lui non plus jamais démonstratif, laissant la scène se développer, laissant le théâtre se faire. Il est un Hunding vocalement raffiné et surtout a des accents et un ton qui seraient presque du domaine du théâtre parlé….

Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)
Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)

Quant à la Fricka d’Elisabeth Kulman, elle est égale à elle même, comme à Lucerne, comme il y a deux ans à Munich, avec tout ce qui fait qu’elle est aujourd’hui la plus grande des Fricka : les aigus, l’agressivité, l’ironie, le jeu, la présence scénique inouïe, une diction de rêve avec un texte digéré, mâché, prononcé et plein de couleurs dans la voix ainsi que des gestes d’une vérité stupéfiante. Elle entre en scène, et elle a déjà vaincu. Il est fascinant de constater qu’entre hier et aujourd’hui, ce sont des facettes très différentes qui nous sont montrées. Ce soir c’est une scène, au sens théâtral du terme, quelque chose du duo Philippe II/Grand Inquisiteur. On croise le fer. Et elle est inouïe. Hier dans L’or du Rhin, elle était toute élégance, toute subtilité, avec une technique de chant presque belcantiste, et c’était aussi merveilleux (alors qu’il y a deux ans j’avais été un peu dubitatif devant sa Fricka dans Rheingold).

Il faut se rendre à l’évidence, à la merveilleuse évidence, à deux ans de distance, avec des chanteurs différents et un chef différent, ce Ring continue de nous parler, avec un niveau exceptionnel à l’orchestre et un plateau d’une rare intelligence et d’un rare engagement.
Qu’il fait bon d’être à Munich, l’autre casa wagneriana.[wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)
Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 27 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Tableau final © Wilfried Hösl
Tableau final © Wilfried Hösl

En janvier 2013, j’étais sorti totalement enthousiaste de la production de Andreas Kriegenburg et de la direction nerveuse et lyrique de Kent Nagano. J’ai très largement décrit le travail de Andreas Kriegenburg dans mon compte rendu et j’y renvoie.

À peu près deux ans après, ce Ring est repris, de manière plus étirée qu’en janvier 2013 puisque les représentation s’étalent de février à avril 2015 et qu’il est difficile pour un non munichois de pouvoir assister aux quatre opéras en un seul séjour.

L’intérêt de cette reprise repose sur la direction de Kirill Petrenko, qui pour la première fois dirige le Ring comme GMD d’une maison où l’œuvre a été partiellement créé, et qui avec Bayreuth est le théâtre de référence historique pour Wagner.
Depuis qu’il a pris les rênes de Munich, en 2013, Kirill Petrenko est devenu un beniamino du public munichois et a acquis une surface médiatique non indifférente dans le monde musical, en dépit de ses efforts pour fuir les projecteurs
Il arrive au pupitre du Ring auréolé du triomphe incroyable reçu à Bayreuth, où sa direction a été unanimement louée, et laisse, il faut bien le dire loin derrière bien des concurrents.
Il était donc intéressant d’écouter le travail munichois, et surtout de vérifier (au moins pour ma part) si l’approche très poétique de Kriegenburg conduisait à d’autres choix musicaux que ceux effectués à Bayreuth face à l’approche désacralisante de Frank Castorf.
Il faut rappeler quelques éléments des choix de Andreas Kriegenburg, qui a opté pour une vision finalement assez rafraichissante de l’histoire, dont il propose une vision cyclique : de l’innocence initiale naissent les crises, pouvoir, or, violence, pour retourner à l’innocence à la fin, une innocence chorégraphiée par les corps qui représentent toutes les choses : notamment dans ce prologue le Rhin, l’Or et le Walhalla.
Le Rhin est un fleuve d’amour, tout amour, où les flots sont des corps qui copulent. L’amour garde l’or, et l’amour va être interrompu par le vol de l’or par Alberich. Une vision presque naïve qui raconte l’histoire par images métaphoriques, sans jamais transposer, mais illustrant les épisodes d’une manière digne d’albums de Topor, à qui se réfèrent me semble-t-il décorateur Harald B.Thor, costumière Andrea Schraad et surtout la chorégraphe Zenta Haerter.
Bien sûr, il y a des points de mise en scène qu’on avait oubliés, comme la « mise en croix d’Alberich » puis sa transformation en épouvantail, en une sorte de victime chosifiée ou d’autres qu’on revoit avec plaisir, comme l’amour naissant entre Freia et Fasolt, et le désespoir de cette dernière lorsqu’il est poignardé par Fafner. Il reste que ce retour à Munich était motivé par le chef et une distribution largement renouvelée.
Das Rheingold est sans doute le moment le plus théâtral du Ring avec un peu de spectaculaire. À ce titre, le tableau des filles du Rhin est toujours à la fois un vrai moment et sans doute la signature de l’ensemble de l’œuvre par le metteur en scène : c’en est ainsi pour toutes les mises en scène du Ring . mais Rheingold, c’est aussi beaucoup de conversation et de dialogues, sans monologues spectaculaires comme dans les trois autres opéras , et c’est un chant qui exige une vraie science de la coloration, du parler-chanter, de l’expressivité.

Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl
Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl

À ce titre, je vais commencer par une déception, la Erda de Okka von der Damerau : voilà une chanteuse à la voix somptueuse, riche en harmoniques, au volume respectable. Elle était en 2013 l’une des filles du Rhin, elle est aujourd’hui Erda. Erda est un rôle difficile parce qu’il exige en cinq à sept minutes de présence la capacité à dessiner un univers, exactement ce qu’on demande à un chanteur de Lied.. Il faut qu’Erda soit une apparition : elle l’est scéniquement surgissant au milieu de ces corps terreux, grenouillant autour d’elle comme des vers, elle l’est moins musicalement. Elle a incontestablement la belle voix qu’il faut, elle a la puissance et l’aigu, elle chante, mais elle n’incarne pas ; cette voix très présente est sans présence, sans vibration, sans évocation. Il manque un poids des mots derrière le choix des sons. Voilà ce que tout chanteur de Rheingold doit avoir, le poids des mots dans la bouche et non pas seulement la voix. Ce poids des mots, Elisabeth Kulman (Fricka) le possède au plus haut point. Il y a une grande différence entre la Fricka de Walküre, qui doit être forte et explosive, et celle de Rheingold, qui est toute subtilité et insinuation, toute théâtre et incarnation. Elisabeth Kulman est supérieure, non pas purement vocalement, mais théâtralement, totalement dans la voix, totalement dans les mots, qu’elle chante de mille manières, usant même d’artifices plutôt bel cantistes : notes filées, atténuations, mezze voci, donnant ainsi aux mots des couleurs tellement variés qu’on en reste ébloui. Il n’y a rien de forcé là dedans, tout est évocatoire, tout est simple et tout est juste. En ce sens, elle fait exactement ce que dans la fosse fait Petrenko. Elle n’est pas une Fricka spectaculaire, elle est Fricka tout simplement, avec un naturel en scène et une simplicité confondantes.

Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl
Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl

À ses côtés, le Wotan supérieurement intelligent de Thomas Johannes Mayer, dont l’intelligence du texte et la diction sont des modèles du genre, avec cependant une voix plutôt éteinte, sans éclat, sans vraie présence sonore, et même au départ avec quelques problèmes de stabilité. Un Wotan fatigué peut se concevoir dans Rheingold, c’est un Wotan qui est déjà Wanderer (c’est ce que Cassiers avait proposé dans son Rheingold avec un René Pape impérial…)un Wotan qui comprend après le passage d’Erda qu’en fait tout est foutu d’avance. Mais là il a de sérieux problèmes de volume dès le début et cela nuit à sa présence scénique, un Wotan has been face à un Alberich (Tomasz Konieczny) en pleine santé. Un Alberich somptueux qui affiche une présence vocale insolente, avec les qualités des autres en matière de diction et de couleur, mais avec en sus le volume et l’éclat : sa malédiction du Ring est impressionnante, il en devient presque noble, avec des accents formidables d’humanité et de rage rentrée. Il remporte le plus grand triomphe sur le plateau et c’est pleinement justifié. Il me rappelle Zoltan Kelemen, mon Alberich de Chéreau pour l’éternité en 1977, c’est dire.

Loge (Burkhard Ulrich) face à Fricka et Wotan © Wilfried Hösl
Loge (Burkhard Ulrich) face aux géants, à Donner, Froh  Fricka et Wotan © Wilfried Hösl

Le Loge de Burkhard Ulrich est moins rentré dans le personnage que Stefan Margita il y a deux ans, mais s’il n’y a aucun reproche à faire au niveau vocal, il n’y a rien d’exceptionnel dans la prestation. Il faut toujours dans Loge un chanteur qui ait à la fois la projection et la présence vocales, mais aussi la capacité à composer c’est à dire aussi à mâcher le texte, à le passer au filtre des mille possibilités de coloration. Un Graham Clark par exemple. Ici, on est dans du très solide, mais on reste dans du banal.
Les Dieux sont eux aussi très solides : j’aime bien le Loge de Dean Power, un jeune chanteur en troupe à Munich qui a de belles qualités notamment dans la diction et l’expression, il faudrait simplement un peu plus de puissance dans le tableau final, même s’il chante de manière très sentie (chez Chéreau, c’était Jerusalem, futur Tristan). Levente Molnar a une certaine présence vocale, mais a moins de puissance qu’il y a deux ans dans Donner : voilà encore un rôle qui n’existe que pour les deux minutes du « Heda, Hedo… », mais qui doit vraiment s’imposer à ce moment là.
Encore une difficulté de l’œuvre : comment trouver la juste Freia…
La juste Freia, c’est Anja Kampe : elle chante Sieglinde dans Walküre et il eût fallu lui proposer ce que faisait jadis Helga Dernesch à l’Opéra de Paris avec Solti, Freia dans Rheingold et Sieglinde dans Walküre. Mais on ne distribue plus Freia à des Sieglinde, mais tout juste, et ce n’est plus toujours vrai, à des futures Sieglinde. Je ne sais si Aga Mikolaj est une future Sieglinde : elle a des aigus, plus acides que chauds, elle a du medium, mais elle n’a pas le legato voulu pour passer sans heurt de l’un à l’autre. Elle a peu de présence vocale, et pas trop de présence scénique par elle-même, mais seulement par ce que lui donne la mise en scène. C’est un soprano lyrique, plus fléché sur les rôles mozartiens (Comptesse, Pamina, Fiordiligi), et je suis persuadé qu’il faut plus de présence sonore et vocale pour Freia : une Freia qui a du poids secoue. Ici, brise légère…

Nibelheim © Wilfried Hösl
Nibelheim © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad est l’autre Mime des scènes mondiales, son concurrent étant Wolfgang Ablinger Sperrhacke. C’est un bon Mime, mais avec le même problème que Burkhard Ulrich : une composition solide, une prestation honnête, sans plus. Un bon Mime ce soir sans être un grand Mime. Il était bien plus convaincant à Genève.
Avec les deux géants Fasolt (Günther Groissböck) et Fafner (Christof Fischesser) juchés sur leur cube composé de cadavres en bleu de travail, on retrouve un chant plus spectaculaire et en même temps très différencié, la voix plus puissante et plus froide de Groissböck, formidable Fasolt, émouvant même dans le dernier tableau, face à celle plus chaleureuse et au timbre plus rond de Christof Fischesser, en bref, les deux basses qui représentent ce qui se fait de mieux ou presque, parmi les basses allemandes. Fafner n’a pas grand chose à chanter dans Rheingold (mais on l’attend dans Siegfried), c’est Fasolt qui est plus présent, plus spectaculaire et Groissböck est impressionnant de présence et de naturel. C’est une confirmation : il sera Hunding dans Walküre…
Quant au trois filles du Rhin, c’est un enchantement, aussi bien dans l’éclat que dans le ton et la présence, Hanna Elisabeth Müller donne une voix claire et merveilleusement projetée à Woglinde, et Nadine Weissmann (la magnifique Erda de Bayreuth) est une très belle Flosshilde sans oublier la belle Wellgunde de Jennifer Johnston. Elle sont merveilleuses dans le tableau final, toute retenue, toute poésie, toute mélancolie…
Au total, une distribution assez équilibrée, avec des rôles tenus de manière impressionnante, d’autres moins en vue, mais dans l’ensemble chacun y défend sa part avec solidité au minimum et aussi souvent avec intelligence et justesse.
C’est une distribution soutenue avec constance par un Kirill Petrenko présent sur tous les fronts, qui suit les chanteurs dans les moindres inflexions, qui donne avec une précision manique tous les départs, et qui les soutient, dans la manière qu’il a de moduler l’orchestre et de ne jamais les couvrir. On le savait parce que c’est ainsi dans chaque opéra qu’il dirige : c’est un vrai chef de fosse qui non seulement soutient et suit le plateau, mais qui construit aussi le rendu orchestral, soucieux d’imprimer une couleur en cohérence avec le plateau et la mise en scène.
Ainsi, à Bayreuth, la direction de Kirill Petrenko avait surpris par sa clarté et son dynamisme, avec une énergie qui correspondait à un travail scénique particulièrement échevelé. Face à l’univers plus poétique et plus « léger » aussi de Kriegenburg (même s’il se passe beaucoup de choses en scène), ce qui se passe en fosse prend une couleur plus lyrique, d’une fluidité presque diaphane par moments.
Le prélude, plus qu’être ce crescendo, cette montée chromatique de plus en plus présente, qui va du silence vers la puissance sonore, est ici magmatique, comme ces laves qui s’étendent et qui s’épaississent, le son s’étend, s’élargit, sans monter en volume mais en étendue. Je ne sais si je m’explique clairement : on entend tout, dans son épaisseur, dans son tissu, mais avec un volume qui reste retenu, jamais de Wagner Zim boum. C’est évidemment le flot du Rhin qui est ici métaphoriquement évoqué, un flot de plus en plus puissant, mais jamais assourdissant.
Dans l’ensemble de la première partie, avant le Nibelheim, le souci du chant et le la clarté de la conversation est permanent, avec aussi une science dans la mise en valeur de la phrase musicale qui épouse exactement la conversation ou le mot, là une phrase jamais remarquée des contrebasses, là une présence insistante et appuyée (mais sans jamais une once de lourdeur) de la clarinette. On ne perd pas une miette de musique car le son est cristallin, et en même temps la musique est dirigée avec un sens du lyrisme confondant, tout en mettant en valeur le tissage de la partition, notamment les fameux leitmotiv, jamais assénés, toujours identifiés, mais toujours tressés avec le reste. Voilà une direction qui laisse entrevoir le travail de composition de Wagner comme rarement je l’ai entendu, d’autant que le son nous arrive directement, et non modulé par l’auvent bayreuthien.
Le lyrisme est dans cette première partie toujours privilégié. Le son de l’orchestre au moment où Freia est enlevée et où les dieux tombent peu à peu en léthargie est simplement stupéfiant, suivant chaque inflexion du discours de Loge, ou les phrases de plus en plus hésitantes des Dieux suivies par des cordes de plus en plus diaphanes, avec des systèmes d’écho stupéfiants. Mais le sens dramatique est aussi très présent, et toute la seconde partie (le Nibelheim en premier) alterne entre ces moments suspendus où Wagner emporte l’auditeur dans une sorte d’ivresse chromatique, et ces moments de montée de la violence, comme dans les interludes orchestraux de la descente et de la remontée du Nibelheim, jamais hachés, jamais heurtés, mais incroyablement liés, souples, clairs mais en même temps incroyablement tendus, à donner le frisson.
Le tableau final répond à ce sens théâtral et musical très aigu : une musique qui gonfle qui monte en volume et qui en même temps travaille sur l’ironie, tant ce triomphalisme est seulement de façade : la mise en scène insiste sur la résistance de Freia, sur un Rhin qui se reconstitue autour des filles du Rhin qui chantent leur lamentation, un Rhin qui ne copule plus, mais qui ondule mollement au rythme de la musique, un Rhin vidé de son sens, vidé d’amour : la scène finale dans l’orchestre est simplement époustouflante, rarement autant de couleurs diffractées dans l’orchestre, complètement scintillant, puis l’apparition de l’arc en ciel, et du pont, et on passe de la diffraction coloriste à une sorte de concentration sonore avec le crescendo de cordes, en lien avec les voix (très bon Dean Power à ce moment) et un orchestre qui stupéfie par sa fluidité, sa clarté, sans jamais être « en vitrine », sans jamais être lourd et au contraire, dans un moment où en général les choses s’alourdissent, on a ici une légèreté qui fait dire à certains que tout cela manque un peu d’énergie et de force. Je n’ai rien ressenti de tel, mais au contraire une telle mélancolie dans toute la scène finale qu’elle m’a étreint d’émotion, comme un adieu définitif à quelque chose qui pourrait être un adieu à la paix et à la sérénité. Après la sérénité mélancolique de la plainte des filles du Rhin (avec une mise en valeur de la harpe inconnue pour moi jusqu’alors) on passe à la marche finale gonflée, scandée par les timbales, on se tourne triomphalement vers un avenir noir, mais sans jamais être écrasé.
Le léger silence qui suit avant les énormes applaudissements qui ponctuent la représentation (des rappels à n’en plus finir, un triomphe incroyable pour Kirill Petrenko) montre la tension que ce travail tout en finesse a pu provoquer. Petrenko, à la tête d’un excellent orchestre non dénué cependant de quelques scories dans les cors, nous prend à revers : il y a deux semaines, il nous surprenait par un Lucia di Lammermoor tendu, guerrier, tout dynamisme et contrastes, et ici devant une mise en scène il est vrai presque apaisante, il nous étonne par des choix dans les volumes, dans les tempos, dans la mise en place des sons, qui privilégient le lyrisme, la retenue, les miroitantes variations instrumentales autour des conversations des personnages et des dialogues, sans jamais exagérer les choses, sans jamais les souligner de traits puissants, mais en les mettant en place, en les mettant simplement à leur place, simplement, parce que cette mise en « place » de la partition reflète une incroyable simplicité, presque naturelle, sans volonté démonstrative aucune. Wagner rien que Wagner, et tout Wagner. Ce choix porte le public à l’incandescence, et dit sur l’œuvre des choses nouvelles, en parfaite cohérence avec ce qui est dit sur scène.
Ce soir, j’ai encore appris quelque chose sur Wagner, et j’ai été ému par ce Wagner des Choses de la Vie. [wpsr_facebook]

Alberich enlève l'Or © Wilfried Hösl
Alberich (Tomasz Konieczny) enlève l’Or © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LUCIA DI LAMMERMOOR de Gaetano DONIZETTI le 11 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Barbara WYSOCKA) avec Diana DAMRAU

Mariage...© Wilfried Hösl
Mariage…© Wilfried Hösl

La presse locale signalait que d’une part Kirill Petrenko dirigeait pour la première fois du bel canto, et que d’autre part, c’était aussi la première fois qu’un GMD en titre abordait ce répertoire.
Et pour cause, le répertoire belcantiste concentré sur le chant, est considéré sans intérêt par les grands chefs, et les opéras les affichent avec des chefs de moindre prestige puisque dans ce répertoire, les voix attirent, pas les chefs.
On a vu cependant à Londres que Maria Stuarda dirigée par un chef de niveau comme Bertrand de Billy n’était pas à négliger. On sait aussi que la référence de Lucia di Lammermoor au disque (live) est Herbert von Karajan qui n’est pas un chef de seconde zone, avec Maria Callas, à Berlin.
Il est aussi de bon ton de mépriser cette musique (« à ch…» m’a encore dit récemment un ami paraît-il mélomane) pour la promettre aux oubliettes de l’histoire, pour affirmer que l’on ne devrait plus monter ces opéras etc…Je n’ai jamais aimé les anathèmes d’aucune sorte, y compris sur les questions de goûts musicaux. On peut ne pas aimer Lucia, et n’y pas aller, mais laissons les autres aimer sans les culpabiliser…
Je m’inscris donc en faux contre ceux qui édictent le bon goût opératique, plus souvent erratique qu’opéra… et je le dis d’autant plus librement que Lucia n’est pas mon opéra préféré de la période, et à Donizetti je préfère Bellini. Mais j’aime les opéras des reines (Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux) et j’ai un faible pour Rosmonda d’Inghilterra, que j’aimerais bien qu’on aille tirer des oubliettes.
La question du répertoire est une question déterminante pour un genre aussi marqué par le passé. Parler du passé, c’est donc aussi évoquer le futur…La question du futur de l’opéra se pose chaque jour : on a vu Die Soldaten à la Scala marqué par des abonnés absents. Et ce n’est pas un opéra du futur, mais simplement d’un passé plus récent.
Il faut affronter clairement l’idée que l’opéra est actuellement un art du passé, car la production lyrique du moment, à de rares exceptions près, est assez pitoyable et surtout prétentieuse.

Mais l’opéra n’est pas has been puisque la musique nous parle encore puisque la musique c’est toujours du présent et du « direct » et non du différé. On peut simplement regretter que notre curiosité ne soit plus aiguisée, et que le regard en arrière domine…L’art avance dans le temps  en marchant toujours sur les ruines du passé (mais en construisant dessus), en tuant toujours le père, mais dans le cas presque unique de l’opéra, c’est du sur-place que l’art lyrique fait aujourd’hui avec un père encore très abusif. Prenons en acte, mais gare à la lassitude.

Si la musique de Donizetti parle encore en étant capable d’émouvoir, il est clair que les livrets ont du plomb dans l’aile, des livrets pleins de femmes sacrifiées ou folles (c’est utile, la folie en chant, c’est le chemin qui justifie vocalises et pyrotechnie) et d’amours contrariées. Les livrets, eux, sont des traces du passé, leurs histoires sont des émergences d’ambiances et de milieux révolus. C’est sur eux qu’il faut revenir…et c’est le devoir de la mise en scène.

Diana Damrau (Lucia) © Wilfried Hösl
Diana Damrau (Lucia) © Wilfried Hösl

C’est donc avec confiance que je suis allé voir cette Lucia, qui est un énorme succès. Parce que moi aussi, je n’ai jamais entendu diriger Lucia par un grand chef du calibre de Kirill Petrenko et qu’il était intéressant de voir le travail scénique de Barbara Wysocka, du cercle proche de Krzysztof Warlikowski, sans parler de Diana Damrau…
Énorme succès, triomphe indescriptible ce fut.
C’est dans les œuvres aussi passe-partout que Lucia di Lammermoor, abandonnée le plus souvent à des chefs de répertoire, parce que le public vient pour la voix et la scène de la folie, que l’on se rend compte combien tout change quand dans la fosse il y a un vrai chef…quelquefois même au déplaisir d’un public aux oreilles bercées par la routine. Je me souviens qu’un chef aussi musical que Peter Maag avait été copieusement hué à la Scala lors d’une production de Lucia (Pizzi, Pavarotti – en kilt !- et Luciana Serra).
Dans la production munichoise, le succès vient de la conjonction chanteurs, mise en scène et fosse, mais c’est quand même la fosse qui sous tend pour moi tout le reste.
Kirill Petrenko propose une version complète sans coupures, avec le glassharmonica à la place de la flûte dans la scène de la folie qui lui donne un aspect étrange, presque venu d’ailleurs, quand la flûte semble être une sorte de jeu avec la voix. Ici l’instrument dit quelque chose et la voix autre chose, c’est à la fois inattendu et très séduisant. Dès le départ, lorsqu’on entend les premiers roulements de tambour (qui font presque penser au final de Soldaten), on comprend qu’on va entendre autre chose. Une ambiance est dessinée. Inattendue, qui nous secoue.
Petrenko est assez sensible à ce qu’il voit en scène. Je l’avais constaté à Bayreuth, et je suis curieux de voir ce qu’il fera musicalement du Ring de Kriegenburg. Face au travail plutôt destructeur de Barbara Wysocka, il ne peut guère s’adonner aux fioritures, et l’histoire elle-même ne le permet pas. Amateurs d’italianismes de bazar, d’opéra de salon, passez votre chemin. Il y a dans cette direction de l’abrupt, du violent, du sombre, du vrai, une histoire tragique comme elle doit être jouée, romantiquement.
Ce qui frappe d’abord c’est l’extrême clarté du son, une limpidité stupéfiante, même au moment des ensembles, même quand le chœur chante à pleine voix, on entend tout l’orchestre, et donc tous les petits détails raffinés de l’écriture donizettienne, ceux que justement on n’entend jamais, un trait de violoncelle, quelques éléments de flûte, ou même ces percussions initiales dont Verdi se souviendra dans Trovatore et qui ici sont glaçantes.
Ensuite, c’est la dynamique de l’ensemble qui vous prend. Ruptures de tempo, transitions rèches, presque des anacoluthes musicales, des moments d’une énergie incroyable, d’une jeunesse vibrante, qui m’ont rappelé le jeune Muti des années 70, là où il osait tout, génialement, avant de tomber dans le conformisme de l’image et du miroir. Car ce soir, le chef ose tout. Le final de la première partie est un moment exaltant, un tourbillon sonore incroyable, d’une vivacité inouïe, un bouillonnement, en même temps incroyable de rigueur et de précision. L’orchestre suit, et Petrenko est attentif à tout, maîtrise tout : il ne cesse pas d’accompagner le plateau, calculant les volumes pour éviter de couvrir les voix, suivant chacun avec précision (des gestes d’une lisibilité jamais prise en défaut), le duo initial d’Edgardo et Lucia est à ce titre une leçon d’équilibre, de subtilité, d’engagement tel que l’émotion vous étreint d’emblée…mais dès que l’orchestre est seul, il explose en vibrations kleibériennes parce que ce soir, rien n’éclate, mais tout vibre au plus profond. Une Lucia di Lammermoor de cette trempe, on ne l’imaginait pas même simplement possible. Je ne sais l’impression que le streaming donnait, mais dans la salle, c’était à se damner.

Scène du mariage © Wilfried Hösl
Scène du mariage, Jenis, Breslik, Damrau, D’Aguanno© Wilfried Hösl

Mais ce tourbillon sonore est d’abord au service d’un plateau exemplaire. À commencer par les rôles de complément, l’Alisa de Rachael Wilson et surtout le Normanno de Dean Power, jolie composition en portaborse qui révèle à Enrico les amours de Lucia et Edgardo, ce jeune ténor irlandais déjà remarqué dans L’Affaire Makropoulos en début de saison mérite d’être suivi. L’Arturo de Emanuele d’Aguanno, rôle ingrat s’il en est pour un ténor qui cherche à se faire un nom, est très correct, dans son rôle de marié médiatique, voix projetée, émission correcte, timbre clair, un peu insipide cependant, mais c’est le rôle qui veut ça.

Dalibor Jenis (Enrico) le 11 février 2015
Dalibor Jenis (Enrico) le 11 février 2015

L’Enrico de Dalibor Jenis, qui a repris pour cette série le rôle que devait assumer Levente Molnar tombé malade, montre que ce baryton au timbre séduisant n’arrive toujours pas  à avoir le poids scénique nécessaire. Le volume n’est pas vraiment au rendez-vous, pas plus que l’émission. La personnalité est scéniquement crédible, l’intégration dans la mise en scène satisfaisante, mais il reste que, sans être problématique loin de là, sa composition reste en deçà du niveau des autres protagonistes ,

 

 

 

 

Raimondo (Georg Zeppenfeld) le 11 février 2015
Raimondo (Georg Zeppenfeld) le 11 février 2015

notamment le Raimondo de Georg Zeppenfeld, comme d’habitude parfait : voix claire, diction impeccable, projection exemplaire, un timbre magnifique et surtout une très grande expressivité, qui pose le personnage, notamment  dans la deuxième partie, évidemment, où, de séide d’Enrico, il devient un soutien de la pauvre Lucia et une sorte de médiateur, mais lorsqu’il est trop tard. Quel que soit le rôle, Zeppenfeld est au rendez-vous, et il impose très vite un personnage. Grande et belle prestation.

Et nous en arrivons aux protagonistes, un nouveau couple, splendide d’émotion et de tension, à commencer par Pavol Breslik. Ce jeune ténor slovaque de 36 ans est en train de s’imposer comme une des voix les plus intéressantes du moment. La voix est assez légère, mais très expressive, avec des qualités de clarté, d’appui, de couleur qui en font un véritable ténor pour le bel canto. Mais ce qui en fait le prix, c’est qu’à cette voix très présente il allie un engagement scénique proprement ahurissant, rendant le personnage d’Edgardo à la fois passionnant et bouleversant, dans cette mise en scène où il est un Edgardo-James Dean. Il a la beauté, la jeunesse, la vivacité, la présence et il a la voix, tellement expressive, sans avoir les défauts de certains ténors : il reste parfaitement rigoureux, pas de sanglots, pas de roucoulades, une fidélité au texte exemplaire. À la fin de l’opéra, il a eu un petit accident et la voix a disparu, il n’osait pas saluer le public en faisant des signes d’excuse, l’émotion diffusée avait été tellement forte que l’accueil du public a été fort justement triomphal. Face à l’étourdissante Damrau, il tient bon, il existe et à deux, ils créent le couple. Fabuleux.

Pavol Breslik, Diana Damrau le 11 février 2015
Pavol Breslik, Diana Damrau le 11 février 2015

Enfin, fabuleuse, car Diana Damrau m’a totalement bluffé. J’avais découvert dans sa Gilda au MET un vrai personnage « qui se posait là » avec une voix grande et non celle d’un rossignol, et avec une assise solide. Sa Traviata à Milan m’avait confirmé s’il en était besoin son intelligence scénique, sa sûreté, sa capacité à émouvoir.
Sa Lucia est sans doute sa composition la plus stupéfiante, qui est sans doute non le départ d’une grande carrière déjà entamée, mais qui pose Diana Damrau comme la bel cantiste du futur, à elle les reines donizettiennes, à elle les grands Bellini (même si son Elvira des Puritani ne m’avait pas complètement convaincu), à elle les grands rôles de la Gruberova.
Stupéfiante par la technique : la voix est large, assise, d’une étendue assez peu commune, d’une sûreté à toute épreuve sur tout le spectre. Contrôle sur le souffle, sur le volume, capable de fil de voix comme d’aigus stratosphériques, jouant sur la couleur, sur toutes les facettes de la voix. Proprement incroyable.

Scène de la folie © Wilfried Hösl
Scène de la folie © Wilfried Hösl

Stupéfiante par l’interprétation. Des Lucia, il y en a beaucoup, des petites voix qui veulent devenir grandes, du genre rossignol à trop gros appétit, des voix moyennes mais qui ont la ductilité et les agilités, des soprano légers, des Mesplé, des Dessay, des sopranos lirico-colorature, comme la Gruberova, ou la Sutherland sans oublier que Cheryl Studer l’a aussi chanté (colorature dramatique, disait-elle) une impératrice de Strauss se confrontant à la tendre Lucia ! et évidemment Callas, qui pouvait tout. Il y a dans ce rôle de quoi faire un festival pyrotechnique castafioresque, et puis il y a celles qui ont essayé d’en faire autre chose, d’aller explorer d’autre voies, de faire exister le personnage au-delà des aigus et des cadences, de faire de la couleur, des modulations, des obscurités des atouts pour son chant. Là se situe Damrau.

Stupéfiante enfin comme actrice, dont l’engagement n’a rien à envier à celui d’Edgardo : c’est d’ailleurs là l’incroyable pari de ce travail : faire vivre, brûler et se consumer un vrai couple romantique en faisant les héros d’une histoire sœur de West Side Story en version beaux quartiers une vraie Scottish Side Story.
Diana Damrau est, dans cette mise en scène, (je crains celle de la Scala, dans la mise en scène insipide de Mary Zimmermann et avec les Grigoloseries…) proprement incroyable de présence. Elle est une sorte de Grace Kelly amoureuse de James Dean, dans cette sorte de film années 50 que construit Barbara Wysocka. Elle est tellement engagée dans le personnage, tellement naturelle en scène qu’elle bluffe le spectateur, adaptant les vocalises, les agilités, les cadences à un geste, à un regard, à un élan qui font qu’on a l’impression que les acrobaties techniques du rôle procèdent du jeu et de la situation. C’est évidemment le cas dans la scène de la folie, sorte de one woman show, revolver au poing, menaçante et désespérée, mais c’est aussi le cas dans « regnava nel silenzio » et « quando rapito in estasi » qui suit, c’est aussi le cas dans la terrible scène du mariage, une des plus réussies de la soirée où elle darde les aigus les plus incroyables, mais sans jamais oublier qu’elle est Lucia avant de la chanter ; époustouflant.
Mais voilà, la chanteuse est intelligente, et modeste : elle se glisse dans les rôles avec une ductilité et un appétit qui ne peuvent que bouleverser le public par la vérité qu’ils diffusent, et par la justesse du jeu.
Car la mise en scène de Barbara Wysocka, très attendue, sans être un travail exceptionnel qui va renouveler les données du spectacle vivant, est un travail très juste et très stimulant.
Les données du livret sont claires et déjà Andrei Serban à Paris l’avait souligné. Dans un monde gouverné et dominé par les hommes, où les femmes n’ont qu’à obéïr et se taire (voir les manuels de savoir vivre de l’époque), Lucia est une victime soumise qui n’a de choix que la soumission ou la mort.
Barbara Wysocka essaie de voir comment cela peut aujourd’hui être vu autrement. Elle prend comme référence le cinéma, celui de la fureur de vivre, et fait des deux héros un exemple de cette envie de vivre qui traversait la jeunesse des années 50, portée par l’existentialisme.

Mariage "people" © Wilfried Hösl
Mariage “people” © Wilfried Hösl

Ce futur là, il est porté par Edgardo, qui respire vie, jeunesse et liberté. Lucia, elle sort d’une « bonne » famille, ruinée, et la référence est Grace Kelly, celle qui va épouser Rainier en un mariage « médiatique » reproposé ici :  micros, caméras, discours, un mariage « mis en scène », mais une Grace Kelly qui choisit de fuir et de refuser de se soumettre, qui résiste aux pressions, très agressive et distante avec son frère, et qui revendique son droit d’aimer en assumant un destin qui n’appartient qu’à elle.
D’où une scène de la folie sans vraie folie, mais le moment du choix de dire non, non au chœur des invités (qui ouvre la scène en dansant le twist sur la musique de Donizetti…), non à son frère, non à la famille. Et cette Lucia a décidé de se détruire en détruisant les autres, mari, famille, amis. Elle meurt en ayant conquis sa liberté, comme les grands héros tragiques. La force de cette idée, c’est de construire un mythe tragique et non une héroïne romantique.

Belles américaines (Acte I)© Wilfried Hösl
Belles américaines (Acte I)© Wilfried Hösl

Le cinéma est très présent dans ce travail, notamment par un jeu très réaliste jamais tributaire des gestes d’opéra, par l’évocation des belles américaines décapotables (même si James Dean c’est plutôt la Porsche Spyder…) et Barbara Wysocka montre une capacité réelle à diriger les acteurs. Elle sait aussi gérer un espace unique, une sorte de salon ruiné, décrépi (dans la deuxième partie, le toit s’est écroulé laissant voir charpente et pigeons qui s’y logent) avec au fond un graffitti ASHTON, qu’Edgardo à la première image ou presque va barrer à l’aérosol noir. Un salon où fauteuils renversés et piano retourné -semblent des traces d’une histoire disparue, d’une fortune envolée, tandis que reste le bureau, les affaires sont les affaires et le mariage est l’affaire du jour. Elle sait enfin créer des images warlikowskiennes, comme cette petite fille qui regarde le drame, Lucia enfant, déjà promise à la ruine avec son revolver à la main, qui regarde, première image du spectacle, son propre enterrement.

Cet espace amer d’un monde en déliquescence, n’est pas sans ironie cependant: les chaises dépareillées sur lesquelles les invités s’assoient au mariage, la présence des médias car dans cette affaire l’image prime le cœur et les êtres, les invités qui dansent le twist, et bien sûr, l’entrée spectaculaire de la belle américaine quand arrive Edgardo au volant, et en marche arrière dans la scène de la fontaine, devenue pour l’occasion une gravure que Lucia retourne parce qu’il évoque une histoire menaçante . Une belle américaine dont on verra la ruine à la fin, où quelques cloisons s’en sont allées, pour un espace plus rêvé, espace des espoirs fracassés comme la décapotable en capilotade en arrière plan.

Ce qui frappe dans ce travail c’est la manière très claire, très précise et très juste de dessiner les personnages, d’en faire immédiatement des symboles de ces vies ruinées, comme les magazines people en ont fait leurs choux gras, et malgré tout, qui restent des êtres qui existent, sentent, qui vivent, qui aiment et qui revendiquent leur liberté.

Bien sûr je crois qu’à la Première, comme toujours, quelques huées ont accueilli le spectacle, les habituels fossiles. Ce qui me paraît pourtant clair, c’est que la situation créée par la mise en scène, les personnages dessinés, donnent à cette histoire une vérité bien plus urgente, au lieu de se réfugier dans les brumes écossaises de Walter Scott, qui font certes fantasmer sur un romantisme de pacotille, mais qui n’émeuvent que par les pâmoisons suscités par des acrobaties vocales. Ici, l’émotion naît des situations, du jeu, du chant et de l’urgence musicale hypertendue créée par le chef.

Ce soir-là, tout a concouru à faire de Lucia di Lammermoor une histoire contemporaine, (encore que, il y a 60 ans…) ou du moins une histoire construite sur des références d’aujourd’hui, sur des mythes encore vivaces aujourd’hui, avec des chanteurs-acteurs de tout premier ordre. Il reste que sans un chef exceptionnel qui a su en saisir la violence et l’urgence, qui a su affirmer la présence, la nécessité de l’orchestre dans un répertoire où le plus souvent il est confiné dans le rôle d’écrin pour les voix, sans doute la soirée eût été différente, même avec Damrau.
À la Scala, en mai prochain avec Damrau, c’est le passe-partout (j’oserais dire le pâle partout) Stefano Ranzani qui dirigera : une fois de plus, cherchez l’erreur.
En tout cas, en écrivant ces lignes, je suis encore éberlué de ce que j’ai entendu, je n’aurais jamais cru être secoué à ce point par Donizetti. Et c’est merveilleux, après 42 ans de fidélité à l’opéra, d’être encore surpris. [wpsr_facebook]

Pavol Breslik (Edgardo) © Wilfried Hösl
Pavol Breslik (Edgardo) © Wilfried Hösl

BERLINER PHILHARMONIKER 2014-2015: SYMPHONIE n°6 de GUSTAV MAHLER les 5 et 6 DÉCEMBRE 2014 (Direction: Daniel HARDING)

Philharmonie, 6 décembre ©  Alessandro DI Gloria
Philharmonie, 6 décembre © Alessandro Di Gloria

Bien sûr tout le monde était déçu, public comme orchestre. Parce que tout le monde attendait Kirill Petrenko : le concert était complet depuis des semaines, et l’orchestre était composé ce soir de presque tous ses piliers, Pahud, Mayer, Fuchs, Quandt, Stabrawa et le corniste des Münchner Philharmoniker Jörg Brückner (les Berliner cherchent un second cor solo).
Kirill Petrenko a annulé juste avant la première répétition pour raisons de santé et c’est Daniel Harding qui a accepté de le remplacer au pied levé.
Pour ma part, je suis persuadé que cette annulation a beaucoup à voir avec l’excitation qui règne autour de l’élection du nouveau directeur musical qui doit intervenir ce printemps. Petrenko qui fuit toute agitation médiatique et qui sans doute n’a pas encore envie d’assumer pareille charge n’a pas voulu malgré lui être inscrit dans le « totodirettore » qui agite Berlin en ce moment. Quelque chose comme une angoisse a dû le saisir. Mais c’est quand même la troisième fois qu’il annule un concert avec les Berliner (sur quatre invitations).
C’est Daniel Harding qui a donc dirigé cette 6ème de Mahler, et on va s’épargner les commentaires venimeux de certains. Très injustes aussi bien qu’injustifiés.
Daniel Harding est un peu une victime de ses débuts, commencés à Aix (Don Giovanni) à l’âge de 23 ans. Il a aussitôt explosé, et a été entraîné dans une carrière trop précoce où il n’a pas vraiment eu le temps au départ de mûrir, d’approfondir les partitions. De plus, cette carrière a connu des trous noirs, autour de 2006, et une certaine instabilité.
Mais depuis un an ou deux, il faut reconnaître que les choses vont bien mieux. Son Falstaff de la Scala était vraiment excellent et plusieurs de mes amis ont noté une nouvelle impulsion dans ses concerts récents. Il n’y a pas de raison que la clique des fielleux fasse la moue, Gatti visiblement ne leur suffit pas…

Si je suis très heureux d’avoir pu entendre Kirill Petrenko à Munich dans cette symphonie fin septembre, il reste que retrouver Berlin et les Berliner est toujours un vrai plaisir, que dis-je, une vraie jouissance, y compris avec Daniel Harding au pupitre.

Et d’ailleurs personne n’a été déçu.
Non seulement il n’y rien de scandaleux dans cette exécution, mais bien plus, ce fut un magnifique moment de musique, avec un orchestre en forme fabuleuse (je sors toujours d’un concert ici en espérant un jour prendre un abonnement) et une approche réfléchie, très défendable, et loin d’être à dédaigner. D’ailleurs, cette 6ème m’a trotté dans la tête tout le week-end.
Ceux (il y en eut peu) qui ont revendu leur place ont eu tort.
Daniel Harding ne propose pas une vision dominée par le tragique, mais une vision à la fois dramatique et dynamique, une dynamique aux ailes brutalement coupées. Cette 6ème avance beaucoup et vite : 25 minutes de premier mouvement, que chacun a trouvé extrêmement rapide, (mais Abbado durait de 22 à 23 minutes) sans doute parce que les dernières mesures sont prises à un tempo étourdissant, tourbillonnant dirais-je. Il y a quelque chose de juvénile, d’écervelé : on avance sans s’arrêter, sans souffler et sans regarder en arrière.
L’andante (en 2ème mouvement) n’a pas la mélancolie déchirante de certaines interprétations (suivez mon regard), ni même la respiration d’autres. Certains moments restent un peu superficiels et cela ne « s’envole pas »: il n’y a pas dans ce son l’épaisseur de l’expérience, l’épaisseur analytique qui va faire émerger telle phrase surprenante, qui va subitement parler en profondeur à l’auditeur, qui va évoquer. C’est un moment somptueux, mais là où on attend une émotion prenante, on a seulement du très beau son,  qui ne parle pas vraiment au cœur, mais seulement à l’oreille.
Les troisième et quatrième mouvements(scherzo, allegro moderato) sont en revanche les plus réussis sans doute et les plus étonnants. Ici l’énergie est créatrice de couleur, de miroitements extraordinaires des sons qui se diffractent, avec une sorte de sourde inquiétude. Cela avance toujours, mais Harding sait rendre présente la menace, sans la lourdeur, ni le rythme un peu solennel qu’imposerait un tragique insistant (un peu à la Klemperer), c’est une menace présente dont on refuserait le côté prémonitoire. Une sorte d’insouciance  tragique, mais qui serait (presque) d’abord un hymne à la vie, étourdissant, et désespéré, une sorte de débat intérieur agité qui voit la fin, tout en la refusant avec énergie.
Il en résulte, notamment quelque chose d’explosif et étonnant, un rythme époustouflant que seul un orchestre comme les Berliner Philharmoniker peut suivre. Daniel Harding tient parfaitement le fil, le geste est précis, rien n’est laissé au hasard, et il sait que l’orchestre répondra à toutes les sollicitations.
Tour de force que de donner l’impression de course à l’abîme au tempo fou, alors qu’en réalité le tempo reste dans les canons habituels.
Il faut souligner aussi combien il révèle certains échos comme les murmures de la 9ème symphonie en final du 2ème mouvement par exemple, terrible prémonition, et on ne cessera pas de s’extasier devant les cors sans aucune scorie, à commencer par le premier cor prêté par les Münchner Philharmoniker, Jörg Brückner, les flûtes emportées sur un nuage par Emmanuel Pahud, le hautbois toujours chavirant de Albrecht Mayer. À signaler aussi les harpes, très présentes au 4ème mouvement, avec leur son à la fois suave et quelquefois métallique et presque grinçant, moins mises en valeur dans l’accord initial que dans d’autres interprétations (Petrenko justement, à Munich en septembre dernier), mais plus en relief dans le corps du mouvement (Marie-Pierre Langlamet, toujours parfaite).
Daniel Stabrawa était pour cette série de concerts le premiers violon, avec ses solos si mélancoliques. Il n’avait peut-être pas le toucher de Guy Braunstein, ni ce son lacérant qui bouleversait et qui jadis déchirait mais ses interventions restaient parfaitement maîtrisées, même si un peu distante pour mon goût…
Ainsi donc la forme éblouissante de l’orchestre et la direction pensée et parfaitement au point de Daniel Harding, celle d’un chef qui arrive à maturité et qui j’espère va encore approfondir sa vision, faisaient que les ingrédients d’un beau, voire d’un grand concert étaient réunis.
Le public berlinois (j’aime bien le public très divers de la Philharmonie avec quand même pas mal de jeunes) a fait un accueil très chaleureux, réclamant Harding (épuisé) seul lorsque l’orchestre s’était retiré, marquant sa reconnaissance à la fois pour ce remplacement au débotté et pour la magnifique démonstration de maîtrise et de réflexion.
Ce fut une très belle 6ème, plutôt personnelle, qui a visiblement suscité l’adhésion de l’orchestre et du public. Certains chipotent doctement (« il ne dit pas grand chose », « Il tient l’orchestre mais cela ne parle pas »), pour ma part j’ai été séduit, malgré certains moments que je ne partage pas, mais je n’arrive pas à m’enlever cette 6ème de la mémoire, je trouve que c’est plutôt un bon indice. [wpsr_facebook]

Le dernier salut de la soirée
Le dernier salut de la soirée

 

WIENER STAATSOPER 2014-2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 23 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Otto SCHENK)

Acte II Présentation de la rose
Acte II Présentation de la rose

Aller voir Der Rosenkavalier à Vienne, Munich ou Dresde, là où Richard Strauss est chez lui, et où ses œuvres, quelles qu’en soient les conditions de réalisation, sont interprétées par des orchestres qui ont ce répertoire dans les gènes est toujours une riche et belle expérience. Les trois maisons d’ailleurs sont très différentes, chacune blessée pendant la deuxième guerre mondiale, chacune avec sa tradition, chacune ses chefs de prédilection, chacune ses productions, même si quelquefois elles sont presque communes (comme pour celle du Rosenkavalier, confiée à Vienne comme à Munich à Otto Schenk). À Munich l’ère Wolfgang Sawallisch a permis d’afficher pratiquement tout le répertoire straussien. À eux deux, Wolfgang Sawallisch et Carlos Kleiber y ont personnifié Strauss, Carlos Kleiber notamment à travers Rosenkavalier dont il reste vidéos et Cds, Sawallisch pour tout le reste.
À Vienne, c’est plus complexe. Der Rosenkavalier dans cette production a été créé le 13 avril 1968 sous la direction de Leonard Bernstein, avec Christa Ludwig (die Feldmarschallin) Gwyneth Jones (Octavian) et Reri Grist (Sophie), elle a été reprise 366 fois, et donc chaque année, avec des chefs variés, Silvio Varviso, Josef Krips, Carlos Kleiber (en 1974 et 1994), Adam Fischer, plus récemment Peter Schneider et Jeffrey Tate, et bien entendu l’ex-GMD Franz Welser-Möst, qui a aussi dirigé la production salzbourgeoise (autre lieu straussien) cet été.
C’est donc à Vienne ce soir une représentation de répertoire (la 359ème), avec une très bonne distribution, Soile Isokoski et Peter Rose, spécialistes consommés de l’œuvre,  Alice Coote (Octavian) Chen Reiss (Sophie), plus neuves, précédées d’une flatteuse réputation et donc intéressantes à découvrir.
Mais ce qui attire ce soir, c’est la présence au pupitre de Kirill Petrenko, GMD de la voisine et concurrente Munich, à 400km de là. Il a laissé à Paris lors de la traditionnelle présence annuelle (il faut désormais parler au passé) du Bayerische Staatsoper au Théâtre des Champs Elysées un Rosenkavalier en version de concert qui a marqué. Et à Munich, il est désormais l’attraction des mélomanes. Mais à Vienne, il a en fosse l’Orchestre de la Staatsoper (c’est à dire le fond des Wiener Philharmoniker), et on est très curieux, impatient même, d’entendre cet orchestre qui ne ressemble à aucun autre sonner sous sa baguette dans Richard Strauss.
Disons le d’emblée, dès l‘introduction, on a compris qu’on va avoir affaire à un de ces moments suspendus qui jusqu’à la fin va nous tenir, nous séduire, et même, même nous étonner. C’est une direction qui explose de vitalité, d’énergie, et immédiatement le son de Vienne nous submerge. J’avais souligné combien le même orchestre ou à peu près sonnait magnifiquement, mais fort à Salzbourg. Ici c’est toujours aussi beau, chaud, rond, avec des cordes à couper le souffle emmenées par Rainer Küchl soi-même qui tout au long de la soirée prodiguera des solos de violon à se damner. Mais c’est en même temps un son équilibré, qui ne couvre jamais le plateau, qui se dilue dans mille petites notes miroitantes et d’une extraordinaire clarté et précision.Comme de juste, on entend tout, et comme de juste, on découvre encore tout, car Kirill Petrenko est partout, il suit le plateau avec une incroyable attention, en grand chef de fosse qu’il est, mais il a de menus gestes pour donner les départs de tel ou tel instrument, et c’est alors une symphonie de diamants : les harpes, merveilleuses de tendresse, les bassons, sublimes, la clarinette, à se damner. Tout l’art de l’orchestration de Strauss apparaît, avec en plus, une ligne, incroyablement vivante, vitale dirais-je, parce qu’il émerge de ce travail une vie, jamais démonstrative, jamais contente de soi, jamais en représentation, mais au contraire au plus près de l’action, au plus près du plateau, au plus près de l’intrigue : ici la tendresse, là l’ironie, ici le comique, là la mélancolie : comme toujours avec les grands chefs, l’orchestre nous parle, nous raconte quelque chose de cette musique : comme la fin du 1er acte est accompagnée, avec sa couleur crépusculaire et tendue, j’ose le dire, depuis Carlos Kleiber je n’avais pas entendu ça. Kirill Petrenko a comme Kleiber ce souci du rendu, cette fidélité à l’œuvre, cette énergie immédiate, explosive, qui vous soulève le cœur.
Evidemment, on l’attend dans les moments orchestraux que chaque amoureux de cette œuvre a en lui : l’introduction du 2ème acte et le monologue de Ochs, avec la valse, qui vous porte, qui vous emporte, qui vous enivre. Et évidemment comment ne pas participer, ne pas sourire, ne pas entrer corps et âme là-dedans. Bien sûr l’introduction du 3ème acte, un chef d’œuvre de virtuosité, mais en même temps de burlesque, une sorte de musique de cirque vertigineuse, mais le cirque revu par l’énergie et la jeunesse, voire la tendre sauvagerie de ce Rimbaud de la musique, on a d’ailleurs à peine le temps de s’attarder sur tel ou tel instrument tellement l’action nous emporte.

Et bien sûr, je ne parle même pas du duo de la rose, où les voix semblent suspendues au-dessus de la ligne musicale ténue, dans une justesse de rythme et de tempo qui vous fait dire qu’on a là une évidence, je ne parle pas non plus de la scène finale, du trio où chaque voix est soutenue, et avec l’orchestre en quatrième voix, qui attire les larmes et du duo final merveilleusement tendre, merveilleusement humain, merveilleusement juste, jusqu’à l’apparition du jeune serviteur noir, accompagné par une musique qui a une précision presque cinématographique, presque un dessin animé.
J’ai passé ce soir à Vienne non pas la plus belle, la plus grande la plus..la plus…Non, j’ai retrouvé le merveilleux qui me fascinait à l’opéra quand j’étais un jeune mélomane, j’ai retrouvé l’émotion de mes premiers Chevaliers (Ludwig, Minton, Popp et Horst Stein, qui était remarquable), en fait, j’ai redécouvert combien le Rosenkavalier est une œuvre construite pour vous faire fondre, pour vous étreindre, pour vous toucher et même pour vous faire pleurer sans savoir pourquoi.
Il est servi par une distribution qui n’est sans doute pas la plus rutilante du marché lyrique d’aujourd’hui, mais qui a épousé magnifiquement les intentions du chef, et que le chef a porté de bout en bout avec un amour consommé (il fallait le voir sourire, porter la main à son cœur, soutenir les chanteurs).

Solie Isokoski © Wiener Staatsoper / Axel Zeininger
Solie Isokoski © Wiener Staatsoper / Axel Zeininger

J’attendais moins d’engagement de Soile Isokoski, et elle m’a étonné ; je l’attendais froide, j’ai trouvé ce chant sensible, juste, distingué et en même temps engagé.  Une vraie grande maréchale, mûre, authentiquement humaine. Une maréchale automnale, et en même temps une voix ronde, pleine, chaleureuse, et beaucoup de subtilité et de couleur dans la voix: son monologue final du 1er acte était à la fois retenu et bouleversant.
Chen Reiss, sans avoir la voix aussi pleine et aussi contrôlée que les grandes Sophie de ma vie (Lucia Popp, inégalable, Helen Donath d’une merveilleuse poésie) a la tendresse, la puissance d’émotion, la fragilité du personnage. Sophie n’est pas un rôle si facile : il faut une assise large et un vrai contrôle, une voix faite et en même temps un timbre jeune et frais. Aujourd’hui j’attends dans ce rôle Lisette Oropesa, je suis sûr qu’elle sera une grande Sophie.   Mais Chen Reiss existe bien plus, de manière bien plus accomplie et intéressante que Mojka Erdmann à Salzbourg cet été qui n’avait ni existence, ni intérêt.

Chen Reiss (Sophie) & Alice Coote (Octavian) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Chen Reiss (Sophie) & Alice Coote (Octavian) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Alice Coote était souffrante et a fait faire une annonce, mais elle a chanté. Il est donc difficile de juger véritablement de la performance. Néanmoins, le timbre est vraiment magnifique, même si les aigus ce soir étaient un peu courts. La composition en Mariandl reste désopilante. Il lui manque un soupçon de sens dramatique, mais elle a aussi une grande poésie dans la voix. Mes Chevaliers du cœur ? Yvonne Minton, Brigitte Fassbender sans doute, mais surtout Tatiana Troyanos, qui m’a fait découvrir qu’Octavian pouvait être ambigu, déchirant, hésitant. Mon Chevalier de l’île déserte, c’est elle. Il faudra revoir Alice Coote.
Peter Rose en Ochs fait ce qu’on attend dans Ochs, une sorte de Falstaff en perruque poudrée. Et dans ce personnage, il est aujourd’hui inégalable et formidable en scène. Même si l’incroyable Groissböck à Salzbourg, la trouvaille de la distribution et de la mise en scène, nous a fait voir une toute manière d’aborder le personnage qui nous séduit et convainc totalement.

Ochs au 2ème acte
Ochs et Faninal au 2ème acte

Très bon Faninal, de Clemens Unterreiner, membre de la troupe, dans un rôle un peu difficile et pour tout dire rarement intéressant (malgré les critiques injustes à son endroit, j’avais aimé Adrian Eröd à Salzbourg) à qui Unterreiner réussit à donner du relief sans le rendre ridicule. On retrouve le vétéran Alfred Šramek dans le Polizeikommissar et la plupart des rôles secondaires sont très correctement tenus (Caroline Wenborne en Jungfrau Marianne Leitmetzerin), mais un très bon point au chanteur italien de Benjamin Bruns : on a entendu ce jeune ténor à Bayreuth (Steuermann de Fliegende Holländer) avec un beau succès. Dans  le chanteur italien, il montre à la fois puissance, ligne de chant, contrôle vocal, tout cela suffisamment pour faire de sa brève intervention un vrai moment, et une belle démonstration de chant maîtrisé et juste. Quand je pense au massacre qu’en avait fait Marcelo Alvarez à la Scala…
On le voit, une distribution équilibrée, bien construite, qui sans être faite de vedettes, tient magnifiquement la scène, et naturellement très bien soutenue par le Kirill Petrenko.

Reste la mise en scène. Le lecteur connaissant mes goûts en matière de théâtre et de mise en scène à l’opéra se dira sans doute que j’ai souffert en silence en revoyant la mise en scène d’Otto Schenk. Et ce lecteur là aura tort. D’abord, j’ai vu de très belles mises en scène de Rosenkavalier (celle de Wernicke à Salzbourg, à Paris et à la Scala en est un exemple) tout le monde garde en mémoire les merveilleux décors de Ezio Frigerio à Paris dans la mise en scène de Rudolf Steinböck qui l’était moins, Kupfer à Salzbourg cet été m’a vraiment plu, mais dans l’ensemble, dans cette œuvre si référentielle (Vienne, le XVIIIème, Mozart, Cherubin etc…), une mise en scène traditionnelle ne me gène pas si elle est bien faite. Ici, Otto Schenk l’a refaite à la demande de Dominique Meyer, les mouvements, les gestes, les attitudes sont vraiment très justes, il y a une vraie vie souterraine dans ce travail et c’est l’une des grandes mises en scène de Otto Schenk, qui n’a pas d’âge, ou qui n’accuse pas son âge vénérable c’est donc un très beau travail. Elle fonctionne, en soi et sur le public. Et puis elle correspond tellement aux images qu’on a au fond de soi du Rosenkavalier qu’on ne peut que l’aimer. L’apparition de la Maréchale au 3ème acte, c’est presque l’apparition de toutes les Maréchales qui ont hanté ce lieu : on les imagine comme ça, on les aime comme ça, on les veut comme ça.
Comment prétendre mieux que pareil Rosenkavalier,  pas mieux au niveau de la justesse, pas mieux au niveau de la vérité, pas mieux au niveau du naturel : le mérite en est de la direction évidemment qui transcende la soirée. C’est à dire qu’il dégage définitivement Rosenkavalier et même Strauss de ce lieu commun crème et gâteau dont on l’accuse quelquefois ou dont on fait ses choux (à la crème) gras. Souvenez-vous de Fleming, maréchale crémeuse…Aucune pâtisserie dans ce Rosenkavalier aux volutes ioniques, aux formes arrondies mais rigoureuses du plus pur style Louis XV, à l’élégance racée : rien que l’essentiel, la catharsis de l’essentiel.[wpsr_facebook]

Acte I
Acte I

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl
Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl

On pourra se reporter au premier compte rendu écrit sur cette production à propos de la soirée du  31 mai 2014.

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L’envie était trop forte de repartir à l’assaut de ces Soldaten munichois, de réentendre Kirill Petrenko, de revoir la mise en scène de Andreas Kriegenburg après avoir vu cet été son magnifique Don Juan kommt aus dem Krieg (Don Juan revient de la guerre) sur lequel je reviendrai prochainement.
L’occasion l’hiver prochain sera bonne pour aller à Milan revoir la production de Alvis Hermanis vue à Salzbourg et ainsi mettre ces trois productions récentes en perspective (je n’ai pu voir celle de Willi Decker à Amsterdam) d’un opéra qu’il est scandaleux, proprement scandaleux de n’avoir vu à Paris qu’une fois depuis l’ouverture de Bastille (en 1994-95) et pour 6 représentations dans la production de Stuttgart (H.Kupfer). Je l’avais oublié, et c’est un lecteur attentif qui me le rappelle, ce dont je le remercie. Il reste que 6 représentations en plus de 20 ans…
Certes, ce serait sans doute risqué pour la caisse de programmer un opéra contemporain : vous pensez,  il a presque 50 ans, à peine moins que l’âge de Wozzeck quand je le vis pour la première fois à Garnier avec Abbado pendant la saison 1979-80, mais je ne me souviens plus qu’on appelât alors Wozzeck opéra contemporain, sauf pendant longtemps encore dans les rayons de la FNAC.
Ce soir à Munich, la salle était bien pleine, mais n’affichait pas complet, et l’on peut trouver des places pour les deux prochaines représentation. Avis aux amateurs.
Une fois de plus en effet, force est de constater le très grand niveau de cette production, musicalement et scéniquement. Et le fait d’avoir revu à Berlin la production Bieito permet aussi de mieux comprendre les choix esthétiques et dramaturgiques qui ont conduit à des approches si radicalement différentes.
Alvis Hermanis à Salzbourg a raconté une histoire, en profitant du cadre spatial exceptionnel de la Felsenreitschule, dans une sorte d’hyperréalisme, non sans images stupéfiantes (la funambule, la scène finale avec Marie perchée sur le décor), si stupéfiantes d’ailleurs qu’on se demande comment la Scala à l’espace plus réduit et plus contraint va pouvoir les rendre.
Calixto Bieito à Zurich et à Berlin a choisi de rapprocher au maximum le drame du spectateur, et à faire de l’orchestre un acteur, à intégrer visuellement la musique dans le drame, il en résulte un immense choc visuel et émotionnel .
Andreas Kriegenburg choisit au contraire la distance que l’opéra favorise, puisque le spectateur est à l’opéra, séparé de l’action par l’orchestre. À Salzbourg aussi, le dispositif faisait de l’orchestre une barre gigantesque, mais le spectateur était pris dans le spectaculaire, du lieu, de l’orchestre déployé comme jamais, d’un décor époustouflant.

Ici, le spectacle reste dans le cadre scène-salle d’un opéra traditionnel, même si l’orchestre déborde un peu dans les loges et ailleurs.
Kriegenburg joue sur la notion de représentation, sur l’absence de réalisme, ou plutôt d’un réalisme pictural qui renverrait à des images expressionnistes, à la Max Beckmann ou à la Otto Dix (dont le dispositif scénique de Harald B.Thor, on l’a dit précédemment, est fortement inspiré), mais aussi aux scènes religieuses qu’on voit au Moyen Âge dans les retables, ou, de manière plus contemporaine, qui renverrait à un monde caricatural qui pourrait être celui de la bande dessinée dont toutes ces cases du décor pourraient être des vignettes. En tous cas, un monde qui refuse le réalisme cru, et qui propose une médiation par l’art et par l’image. Les uniformes par exemple ne sont pas des uniformes SS, mais les rappellent avec ce décalage ironique qui fait qu’on y croit sans y croire. Il y a sans cesse dans cette mise en scène quelque chose de théâtral au sens presque négatif du terme : on est au théâtre et cela se voit, on est dans l’image et cela se voit. D’où évidemment un refus de l’émotion directe, mais une émotion médiatisée par sa représentation. C’est tout le contraire de ce que cherchait Bieito. La démarche de Bieito se voulait charnelle et directe, elle se voulait à fleur de peau. Celle de Kriegenburg se veut intellectuelle, elle passe par la distanciation brechtienne, une distanciation rigoureuse, soignée, ordonnée par les géométries des personnages par exemple, dans l’avant-dernière scène, toutes les femmes de l’œuvre à jardin, et tous les hommes à cour, séparés par la fosse « à ordures » où est jetée Marie, par les jeux d’ombres et de lumières, par le dispositif même formé de ce polyptique inspiré d’Otto Dix et d’un plateau séparé en deux espaces de jeu à jardin et à cour,

Paradigme des mères © Wilfried Hösl
Paradigme des mères © Wilfried Hösl

par la disposition même des « cages » du polyptique où l’on voit par exemple en une ligne verticale la mère de Wesener et Wesener, juste en dessous la mère  de Stolzius et Stolzius, et en dessous encore enfin Charlotte (la soeur de Marie, sorte de substitut maternel, encore que…) avec à côté Marie et Desportes qui s’ébattent : une sorte de paradigme des mères en somme,. Un autre exemple de cette construction rigoureuse,  la répétition de motifs comme le déshabillage de Marie:  par son père en une des scènes les plus ambiguës et les plus terribles de la soirée, puis par Desportes, et par Mary, mais aussi, esquissé, celui du jeune Comte par sa mère

Mais ce qui m’a frappé, encore plus que la première fois est l’importance que Andreas Kriegenburg accorde au religieux. L’image première est celle du corps de Marie, en croix, emportée par les soldats. Marie au nom prédestiné, une sorte d’image de la dormition de la (non) Vierge.

Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl
Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl

Puis le polyptique en forme de croix, qui avance, recule, se désarticule, mais qui reste toujours une croix, dominant le plateau, enfin les deux scènes finales, lancées par le discours du prêtre (micro et portevoix), puis l’image finale qui est une messe noire avec dans le Polyptique le corps de Stolzius et de Desportes, mais aussi celui du jeune comte étranglé par sa mère.
Kriegenburg représente une Passion, les stations vers la ruine, la course à l’abime, comme une sorte de Mystère. On imagine  qu’il pourrait mettre en scène Jedermann un peu de la même manière.
Ainsi l’émotion ne peut être de la même violence physique que chez Bieito. Ici elle naît comme émotion esthétique devant un spectacle aux multiples qualités, aux multiples perfections dirais-je, et devant des images dont la valeur est démultipliée par la musique.
Comme toujours Kirill Petrenko est soucieux de l’harmonie rythmique entre plateau et fosse. Son tempo est moins urgent, peut être moins dynamique que celui de Marc Albrecht (Zurich) et Gabriel Feltz (Berlin), avec un son plus clair (qui s’explique aussi par la disposition de l’orchestre), je dirais même cristallin tant chaque pupitre est entendu : il faut d’ailleurs souligner la qualité de la réponse de l’orchestre, la précision du son, l’exactitude rythmique.
Plus qu’en mai dernier, j’ai écouté avec attention les premières scènes de la seconde partie (les scènes de la Comtesse de la Roche) où Petrenko impose une sorte de son minimaliste, à peine perçu, une approche d’une incroyable légèreté, qui rappelle un peu les Six pièces pour orchestre de Webern et certains moments des pièces pour orchestre de Berg. Cette légèreté, qui tranche, donne évidemment à la scène, où se joue (un peu) l’avenir de Marie une force encore plus tendue, grâce à l’exceptionnelle prestation de Nicola Beller Carbone dans la Comtesse de la Roche, à la fois d’une très grande élégance et très vaguement déjantée (bien meilleure que Noemie Nadelmann à Zurich et Berlin, qui composait un magnifique personnage, mais dont la voix avait de très sérieuses éclipses), et qui chante le rôle avec un magnifique contrôle dans toutes les inflexions.

C’est en écoutant de tels moments qu’on se désole qu’une telle œuvre n’ait pas la place qu’elle mérite, l’une des toutes premières.
Si la bande son est bien présente dans la scène finale (ce qui n’était pas le cas à Salzbourg), on peut peut-être regretter que dans la scène du cabaret, les sons naturels se limitent aux bruits des chopes et des objets sur les tables, et que le reste soit remplacé par des percussions, mais la scène est si forte scéniquement (avec son orchestre de jazz vêtu comme les Beatles) que l’on peut ne pas (trop) s’y arrêter.
Il reste que musicalement, ce travail est un sommet, difficilement égalable à mon avis, d’autant qu’il s ‘étend aussi à un travail totalement inédit sur le chant, une vraie leçon de technique, grâce à une distribution de très haut niveau, et surtout très engagée, et donc très homogène, rangée derrière le chef et la protagoniste Barbara Hannigan.

Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl
Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Barbara Hannigan est une authentique showwoman. C’est une femme qui fait spectacle, elle est douée  d’une personnalité scénique irradiante qui fait qu’à peine elle est en scène, elle éclipse les partenaires. Des gestes minuscules, précis, des expressions du visage, toujours enfantin ou adolescent, mais tantôt naïf (comme l’utilisation de sa chevelure et le jeu qu’elle en fait), tantôt pervers et aguicheur, tantôt mangé par le désir, tantôt apeuré: un visage sadien – une lointaine parente de Justine. Une composition comme on en voit peu sur scène, avec une souplesse corporelle qui fait presque de ce corps un objet en soi. on en oublierait que ce corps chante aussi.

Car ce n’est pas seulement le corps et le jeu, c’est aussi la voix, une voix prête à tout comme ce corps, qui utilise tout les registres du soprano colorature, avec une facilité dans les scalette, dans les ruptures de tessiture, du plus haut au plus bas ou l’inverse, dans l’utilisation du rubato, dont elle abuse presque dans ses interprétations rossiniennes ou mozartiennes (voir cet été à Lucerne) et qui ici est utilisé à bon escient, avec une justesse et un à-propos étonnants.

Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie)  © Wilfried Hösl
Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Bref, c’est, j’ose le dire, une perfection. Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux, plus vivant et surtout plus vécu,  plus juste, et plus en phase avec ce que voulait le metteur en scène. Hannigan est quelquefois manipulée comme ces poupées désarticulées remplies de paille ou de tissu qu’on se lance à loisir, elle se chosifie, c’est stupéfiant.

À ses côtés un plateau remarquable de cohésion, à commencer par la Charlotte d’Okka von der Damerau, l’un des phares de la troupe, magnifique d’intensité, avec cette voix large, grave, sombre, lancée avec force et en même temps avec subtilité, là aussi une performance, et une vraie présence.
Nous avons parlé de la Comtesse de Nicola Beller Carbone, au chant attentif, millimétré, aux inflexions à la fois chaleureuses et distanciées, presque ironiques, à la présence physique prodigieuse.
Heike Grotzinger en mère de Stolzius ressemble étrangement à Hanna Schwarz plus jeune, elle en a presque la voix caverneuse et expressive, tandis qu’Hanna Schwarz elle-même est peut-être encore meilleure qu’en juin dans la vieille mère de Wesener, en tous cas, la voix est plus sûre.

Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl

Michael Nagy en Stolzius, avec son beau timbre de baryton, est presque trop propre dans son chant, trop « distingué », trop élaboré par rapport au Stolzius un peu brut et si bouleversant de Michael Kraus à Zurich, mais quelle sûreté et quel beau chant.
Daniel Brenna m’a semblé fatigué, notamment à la fin : son Desportes est toujours impressionnant par le chant presque bel cantiste qu’il nous offre avec ses montées à l’aigu sur le fil de la voix, avec ces ruptures, mais cette fois, il cale souvent, la voix déraille, et racle quelque peu, et plusieurs fois notamment dans la deuxième partie : moins de sûreté qu’en juin, malgré une performance honorable.
Enfin le Wesener de Christoph Stephinger dans son personnage de bourgeois sans noblesse si insistant avec sa fille est très solide et très sûr vocalement, très présent aussi, comme tout le reste de la troupe qui fait honneur au théâtre.
Au total, un spectacle qu’on reverra(it) encore avec plaisir, une grande soirée, incontestablement : c’est une reprise de répertoire. Mais quelle reprise, et quel répertoire ![wpsr_facebook]

Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl
Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: 1er AKADEMIEKONZERT le 29 SEPTEMBRE 2014: KIRILL PETRENKO DIRIGE LE BAYERISCHES STAATSORCHESTER (MAHLER: Rückert Lieder et Symphonie n°6) avec Olga BORODINA

Munich, 29 septembre 2014
Munich, 29 septembre 2014

Kirill Petrenko se concentre ce trimestre sur la 6ème symphonie de Mahler « Tragique », avec laquelle il a choisi d’inaugurer la saison symphonique de la Staatsoper de Munich (les « Akademie Konzerte », et qu’il dirigera à Berlin en décembre prochain avec le Philharmonique. Le programme du concert est d’ailleurs entièrement dédié à Mahler puisqu’en première partie ce sont les Rückert Lieder (soliste Olga Borodina) qu’il nous est donné d’entendre.
C’est la première fois que j’entends Petrenko en concert. Après ses récents succès, ses récents triomphes, à Bayreuth comme à Munich et aussi à Paris (Rosenkavalier au TCE), il est intéressant de l’entendre ailleurs qu’à l’opéra.
Les Rückert Lieder sont pour moi une œuvre difficile à écouter. Bien sûr, ils sont indissolublement liés à Claudio Abbado, qui les proposa pour son dernier programme comme directeur musical du Philharmonique de Berlin, en avril 2002. En soliste, Waltraud Meier, qui avait chanté ce soir là avec une telle complicité avec une telle osmose avec orchestre et chef, et surtout avec une telle sensibilité et une telle poésie que c’en est inoubliable. Jamais il ne m’était arrivé de ne plus voir tellement les larmes embuaient, envahissaient mes yeux. Ich bin der Welt abhanden gekommen, interprété en fin de programme (ce soir, Petrenko a choisi pour conclure Um Mitternacht, l’autre pièce maîtresse du cycle), m’avait profondément impressionné pour la manière dont voix et cor anglais (Dominik Wollenweber) s’unissaient, et comment Abbado sur la voix de Meier avait fait glisser l’orchestre avec une douceur indescriptible, au point qu’un silence ahurissant, une sorte de suspension du temps, avait  marqué la  fin du concert. Inutile de dire que j’écoute régulièrement l’enregistrement issu de la retransmission radio, toujours avec la même émotion et la même fascination.
Ce soir, à Munich, nous en sommes assez loin. D’abord, malgré une voix chaleureuse et très ronde, Olga Borodina n’arrive pas à épouser l’émotion diffusée par cette musique. La voix est bien projetée, la diction est correcte, mais si le medium est sonore, large, bien appuyé sur le souffle, les aigus sont un peu serrés, et les graves moins impressionnants qu’attendus. Il reste que ce n’est pas là le problème. Le problème c’est que Borodina est désespérément lisse, sans aspérités, sans couleur, et qu’elle ne diffuse rien.
Par ailleurs, l’orchestre n’a pas évidemment le velouté ni la technicité extrême du Philharmonique de Berlin, les instruments solistes sont valeureux, mais n’atteignent pas la qualité de leurs collègues berlinois (c’est particulièrement sensible dans Um Mitternacht), et si Petrenko dirige avec beaucoup de délicatesse, les choses ne sont nulle part vraiment senties.
On va me reprocher, et on aura raison, de faire des comparaisons entre une audition hic et nunc et un souvenir statufié par le mythe, mais je porte en mon cœur ce souvenir vibrant et ne peux que mettre ainsi en perspective toute audition des Rückert Lieder.
De plus, j’ai eu un moment la crainte que tout le concert ne se déroule sous les mêmes auspices.
Mais non, dès les premières mesures de la Sixième, on est complètement rassuré, la dynamique, l’énergie, l’allant, la clarté sont au rendez-vous d’une symphonie que Petrenko, d’une manière toute personnelle va  orienter vers l’ouverture, vers le vivant, vers le mouvement. Le tempo frappe par son rythme  soutenu, il est très rapide, aussi bien dans le premier que dans le second mouvement (l’andante, que Petrenko, comme Abbado choisit de placer en 2 plutôt qu’en 3). Il ne m’appartient pas de rentrer dans l’infinie discussion de savoir s’il vaut mieux jouer l’andante en 2, avant le scherzo, ou le scherzo en 2 et l’andante en 3, on sait que Mahler a joué à la création l’andante en 2, puis est revenu sur sa décision quelques semaines après. Les chefs sont divisés, les mélomanes mahlériens sont divisés, c’est une belle discussion pour les entractes des concerts. En tous cas,

Kirill Petrenko au milieu des musiciens
Kirill Petrenko au milieu des musiciens

Petrenko choisit de proposer un andante (littéralement ou à peu près « allant »)moderato certes, mais qui effectivement va, d’un rythme rapide, avec des choix très ouverts d’un son qui évite toute mélancolie. Abbado voyait en Mahler une souffrance, et voyait dans cette Sixième une sorte de basculement . Petrenko voit un Mahler qui va encore de l’avant, avec énergie, sinon avec confiance : on court sans doute vers le gouffre ou le bord de la falaise, mais on y court franc-jeu, directement, sans vraie hésitation. Cela nous vaut une vraie surprise qui à mon avis éclaire l’ensemble de son approche. Cela nous vaut aussi les dernières notes de ce deuxième mouvements parmi les plus belles et les plus singulières jamais entendues, toutes de légèreté en suspension et d’équilibre, d’une simplicité qui bouleverse.
Car l’orchestre est au rendez-vous avec son chef, on ne sait que louer de la précision des instruments, de la netteté des attaques, de l’extraordinaire dynamisme explosif qui émane du son. Cela fait du bruit, disait mon voisin, toll, toll toll, disait un monsieur derrière moi, car peu à peu, l’auditeur se laisse entraîner dans ce rythme, avec cette battue précise, ces gestes dynamisants, ces indications nettes, lisibles , et surtout cette clarté incroyable du tissu orchestral, sans aucune scorie, sans jamais aucune impression de confusion qu’on pourrait craindre avec ce parti pris, mais au contraire l’impression d’une évidence lumineuse.
Le scherzo est assez dansant, mais en même temps inquiétant, et Petrenko insiste sur certaines dissonances, un peu sarcastiques, tout en revenant au lyrisme, comme si il y avait tiraillement: les cordes sont vraiment magnifiques (pizzicati!) avec une légèreté qui prolonge le mouvement et qui contraste avec le wuchtig (pesant) qui caractérise ce scherzo Néanmoins, cette pesanteur se sent à la fin où l’on sent plus de distance, plus d’amertume peut-être.
Le fameux accord aux harpes initial du dernier mouvement est incroyable de netteté, et en même temps il irradie de surprise, tant il est en même temps décomposé, d’une lisibilité telle que chaque moment est presque isolé, presque scandé, et pourtant il y a véritablement une impression d’ensemble qui se dégage, une vision synthétique et analytique à la fois. Vraiment étonnant, vraiment prodigieux.

A l’autre bout du spectre, le marteau.
Abbado à Milan avait placé le marteau gigantesque au sommet de l’orchestre, monumental, tel un billot. Car les coups de marteau, c’est l’irruption de la mort. Il avait voulu théâtraliser le dispositif. La vision de Petrenko, moins « tragique », et plus positive, relativise ce moment. D’abord, le marteau n’est pas visible, il est complètement dissimulé, c’est à peine si on voit le musicien au fond, le manier, mais, plus inhabituel, Petrenko n’en fait pas un moment si théâtral non plus, une sorte de coup définitif, il en atténue le volume, et le marteau est pris dans la masse sonore sans s’en distinguer vraiment. Kirill Petrenko fait de cette 6ème moins une symphonie tragique qui verrait la mort du héros comme un coup terrible du destin, mais il voit cette mort prise dans une sorte de tourbillon, que le héros vivrait comme l’ultime péripétie. Petrenko privilégie la force qui va, et que la mort saisit comme un instantané, une sorte de moment parmi d’autres, le dernier moment, mais presque un passage et non un mur définitif.

Tourbillon sonore, extraordinaire construction pleine d’énergie vitale, qui permet de voir comment le chef imprime son rythme aux musiciens, qui le suivent aveuglément, sans hésitation, dans un parcours qui n’a rien de superficiel, mais sans pathos aucun, sans complaisance, sans se laisser aller à des facilités. Il fait du tragique, et avec quelle justesse, et avec quel à propos, l’exact opposé du pathétique. « Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui » avais-je appris en classe préparatoire : Petrenko montre cette dispute, montre le héros maître de son destin qui vit la mort comme l’ultime péripétie, et qui affronte crânement. En ce sens, sa symphonie est vraiment  « tragique » .
Le public accueille cette version vitale avec un enthousiasme débordant, standing ovation, longs rappels, Comment pourrait-il en être autrement ? Septemberfest im Nationaltheater. [wpsr_facebook]

Saluts des cuivres
Saluts des cuivres

 

BAYREUTH 2014, EN GUISE DE CONCLUSION

Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand
Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand

À bientôt un mois de la fin du Festival, et en tous cas de mes séjours, j’ai encore, toutes fraîches, des images de certaines représentations. Et je lis çà et là des commentaires positifs (ou non) des spectacles, dans une sorte de querelle des anciens et des modernes dont j’ai souvent souligné la relativité, tant Bayreuth depuis ses origines fait débat.
Mais que les débats subsistent encore à ce moment de l’année montre en tous cas que ce qu’on a vu à Bayreuth a marqué dans un sens ou dans l’autre, au point que même ceux qui n’ont pas vu le Ring se sont cru autorisés à donner leur avis, évidemment négatif la plupart du temps.
Un exemple d’ineptie, le fameux  Quo vadis Bayreuth? de Festival Tribüne, un journal gratuit distribué dans toute la ville destiné à faire rêver Margot sur les Promis ( abréviation pour proéminents, les VIP…) présents à l’ouverture du Festival qui est à l’Allemagne ce que le 7 décembre est à la Scala et qui soulignait l’absence de la Chancelière Angela Merkel, fidèle du lieu, information planétaire reprise par des dizaines de journaux, annonciatrice de désastre, d’état des réservations catastrophiques, de chute drastique de la demande. Autre référence en matière de mensuel musical, Diapason, habituellement sérieux, a repris d’ailleurs dans un encart de ses news l’information selon laquelle Bayreuth serait « en berne » (sic) parlant aussi de « Ring à la Kalachnikov »… inepties destinées à alimenter la chronique, sans l’intelligence ni la distance critique que ce mensuel devrait porter haut. Du people chic.
Les spectateurs qui ont assisté aux différents spectacles et ont été les témoins des triomphes reçus par certains artistes, n’auront peut-être pas le même sentiment sur ce “Ring à la Kalachnikov”.

J’ai, comme on dit, 37 ans de maison et j’espère bien être dans ma 38ème l’an prochain. Je  m’estime autant que d’autres habilité à rappeler un certain nombre de faits passés qui relativisent largement le présent, et à replacer le débat actuel dans un cadre moins polémique.
Lorsqu’est apparu le Ring de Chéreau, la Chancelière n’était pas là, elle ne pouvait malheureusement pas venir à Bayreuth, les seuls allemands de l’Est qui y étaient venus étaient des chanteurs (Theo Adam) ou des chefs (Otmar Suitner, presque fixe à l’Est bien qu’autrichien)… Mais à chaque époque son symbole et le symbole du public chic et sans doute compétent (?) de l’époque, c’était la Begum. Et  que disaient les feuilles de choux pour montrer que Chéreau c’était le début de la fin ? « La Begum ne viendra plus à Bayreuth tant que le Ring de Chéreau y sera ». À tout prendre, on est passé d’un VIP d’ancien régime à un VIP démocratique, tout évolue positivement…
Autre fait : il y a eu effectivement au moment de Chéreau pendant deux ans une mutation du public, et sans doute une chute de fréquentation, puisque votre serviteur a eu d’un seul coup et pour sa deuxième demande seulement (en 1977) les sept spectacles du cycle 1, ainsi que pour sa troisième demande, en 1978. Je pense que le contingent réservé aux français avait été augmenté, pour faire des salles plus accueillantes, et que le jeune prof que j’étais en a bénéficié.
On racontait que les spectateurs de référence (la Begum..) ne venaient plus, que le public fuyait, et on distribuait des tracs à l’entrée pour nous avertir que nous allions voir une hérésie, une insulte à Wagner,  et subrepticement déclarer que nous étions donc des hérétiques. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil et ceux qui nous annoncent la Crépuscule des Dieux et la chute du Walhalla wagnérien devraient aller voir le Crépuscule de Castorf, où rien ne change et où le Walhalla reste debout. Un tout petit incendie dans un tout petit bidon de pétrole…
Il y a une chute de la demande, il y a de nouveaux spectateurs qui peuvent en bénéficier, où est le problème ? La salle est encore très largement pleine, voire pleine à craquer, et si l’on peut trouver quelques places au dernier moment, tant mieux pour les chanceux, parce que je ne compte plus le nombre d’heures de file d’attente que j’ai dû subir dans les années 80 devant le Kartenbüro à 5h du matin pour une ouverture (à l’époque) à 10h et m’entendre dire niet, même de la part de ma caissière préférée. J’ai l’impression qu’on se plaint de ne pas trouver de places à Bayreuth et quand il y en a, on se plaint aussi… Avoir une place à Bayreuth doit sans doute représenter l’entrée dans un club fermé, et une fois qu’on en a, on n’a pas envie que les autres en aient.
J’ai reçu d’ailleurs un nombre important de témoignages de ces nouveaux spectateurs qui montrent qu’ils n’ont pas eu l’impression d’embarquer sur le Titanic.

Le Festspielhaus en 1873
Le Festspielhaus en 1873

La politique artistique qui est menée à Bayreuth ne date pas des sœurs Wagner, mais a été mise en place par Wolfgang Wagner, sous le nom « Werkstatt Bayreuth », qui fait de Bayreuth non un point d’aboutissement, mais un laboratoire où l’on donne aux artistes la possibilité d’aller le plus loin possible dans leur travail en le reprenant d’année en année ce qui est rare à l’opéra, et depuis 1972, Bayreuth s’est ouvert à l’innovation scénique (Götz Friedrich avec Tannhäuser, premier scandale de l’ère Wolfgang, Schlingensief avec Parsifal, le dernier), mais Wieland avait lui aussi provoqué de gros remous (voir sa mise en scène des Meistersinger). Mais voilà, Wolfgang Wagner avait un poids historique, symbolique et institutionnel tel que les critiques ne l’atteignaient pas : il s’en moquait.
Les sœurs Wagner ont beau s’appeler Wagner, elles sont neuves sur le marché (bien qu’Eva ait été conseillère artistique de plusieurs très grosses institutions, elle n’a jamais eu de charge de direction) et elles sont femmes, ce qui a son importance à mon avis. De plus, Katharina Wagner fait partie des chantres du Regietheater, et sa mise en scène d’une rare intelligence des Meistersinger (un opéra intouchable pour les conservateurs allemands) a ulcéré (comme jadis celle de son oncle) une partie des spectateurs et des critiques.
Les journalistes peu au fait de la chose wagnérienne pensent que le Festival de Bayreuth doit présenter ce qui se fait de mieux en matière wagnérienne. C’est à la fois vrai et faux.
Si c’est un atelier ou un laboratoire, le produit scénique Bayreuth est une proposition : elle fonctionne ou pas. Chéreau a fonctionné, Peter Hall pas tout à fait et les exemples de réussites ou d‘échecs sont nombreux (cf le dernier Tannhäuser de Sebastian Baumgarten).
Pour les voix, c’est un peu la même chose : les noms des chanteurs mythiques qu’on invoque pour dire combien on est tombé bas ont été recrutés à Bayreuth alors qu’ils n’étaient pas consacrés. Une Rysanek est arrivée comme Sieglinde en 1951 à 25 ans. Regina Resnik, inconnue en Europe, avait à peine 30 ans. Waltraud Meier était une parfaite inconnue en 1983, lorsqu’elle a débuté dans Kundry à 27 ans, mais on pourrait aussi citer Gwyneth Jones en 1968, Eva à 32 ans, ou Deborah Polaski, Brünnhilde du Ring de Kupfer. Bayreuth n’accueille pas de valeurs consacrées, elle accueille plutôt des valeurs qu’elle consacre : récemment Nina Stemme, l’Isolde de la production de Marthaler et son Tristan Robert Dean Smith, ou Stephen Gould, inoubliable Tannhäuser, ou Irene Theorin ayant succédé à Nina Stemme dans Isolde. Une fois consacrées, ces valeurs quittent quelquefois Bayreuth pour de bonnes ou mauvaises raisons : cachets trop bas (tout le monde le sait), exigences trop grandes (exclusivités, permanence aux répétitions, jadis obligation de séjourner sur place pendant le temps du Festival etc…).
Quand une valeur consacrée vient à Bayreuth, elle n’y reste jamais bien longtemps pour des raisons évoquées plus haut. La star a besoin d’être adoubée par Bayreuth pour la gloire de la carrière : c’est le cas bien connu de Placido Domingo, venu à Bayreuth chercher la légitimité wagnérienne dans Parsifal (1992, 93, 95) et revenu en 2000 pour un Siegmund resté inégalé (avec Waltraud Meier dans Sieglinde), c’est aussi le cas de Jonas Kaufmann, éphémère Lohengrin en 2010 seulement. On vérifiera si c’est le cas d’Anna Netrebko quand elle chantera Elsa. Plutôt que des gloires du chant, Bayreuth a toujours recherché des chanteurs jeunes susceptibles de devenir un chanteur wagnérien de référence et a cherché à les fidéliser dans une sorte de troupe annuelle. Il arrivait d‘entendre il y a quelques années encore l’expression « troupe de Bayreuth ».
Mais ce qui était peut-être valide il y a 50 ans ne l’est plus aujourd’hui à cause de l’évolution du marché, de l’internationalisation complète de l’opéra et de la versatilité des chanteurs.
En matière de chefs, les principes qui gouvernaient Bayreuth dans les années 50 restent valides  en 2014: on invite à la fois des grands chefs internationalement connus et d’autres qui le sont moins ou à qui on propose des reprises, avant éventuellement de leur confier une production. Depuis les années 2000 se sont succédés aussi bien Giuseppe Sinopoli, Pierre Boulez, Christian Thielemann, Daniele Gatti qui sont des chefs de premier plan, mais aussi Andris Nelsons, Adam Fischer, Axel Kober, Philippe Jordan, bientôt Alain Altinoglu, des chefs de très bonne réputation qui n’ont pas encore l’aura ni la carrière des précédents. Rappelons aussi d’un côté Georg Solti, Daniel Barenboim, James Levine, Pierre Boulez (encore jeune en 1966), Colin Davis, Carlos Kleiber les décennies précédentes, et Woldemar Nelsson, Dennis Russell Davis, Horst Stein, Bohuslav Klobucar ou Otmar Suitner de l’autre sans compter les étoiles filantes (Eiji Ōue, Mark Elder, Christoph Eschenbach, Thomas Hengelbrock et il y a longtemps Lorin Maazel). Le cas de Kirill Petrenko est un peu à part : il a été proposé pour le Ring du bicentenaire avant qu’il ne prenne en main la Bayerische Staatsoper, mais dans ce cas, sa réputation d’hier avait précédé sa gloire d’aujourd’hui, et c’est un coup de maître. Il est donc très rare que Bayreuth se soit trompé en appelant un chef dans la fosse mythique, on peut au moins accorder ce crédit.

Alors, qu’est-ce qui fait difficulté ?
La première difficulté, c’est que le Festival de Bayreuth est un festival spécialisé : il explore le répertoire wagnérien, et seulement celui-là, et encore pas l’ensemble des œuvres puisqu’en sont exclues les premiers opéras jusqu’à Rienzi. On a pu constater l’échec cuisant en matière de public des productions présentées l’an dernier à l’occasion du bicentenaire dans une vaste salle polyvalente, parce qu’au nom de l’identité du lieu et au nom de l’histoire, mais aussi au nom des conditions techniques et du planning très serré, il n’était pas question de les présenter dans le Festspielhaus.
Spécialisé et spécifique à cause, justement, et d’abord du Festspielhaus : la salle et l’acoustique sont si particulières que c’est d’abord la marque de fabrique du Festival, qui détermine un rapport scène-salle unique, unique aussi par son inconfort. La fosse détermine un son surprenant, atténué, qui surprend bien des nouveaux spectateurs, et garantit un espace particulièrement favorable aux voix. Une voix pourra paraître banale (ou décevante) hors de Bayreuth où elle a triomphé. Spécifique aussi par la chaleur de son public, qui décrète des triomphes indescriptibles, ou par sa violence aussi (il y a des exemples récents…) : une salle où le public est confiné, serré, dans une chaleur quelquefois étouffante accumule une énergie peu commune lorsqu’il explose. C’est une particularité du lieu que cet inconfort vaguement créateur, qui garantit l’attention, voire la tension. C’est aussi son plus gros atout « touristique ». Bayreuth, c’est d’abord la salle.
Spécialisé, le Festival s’adresse à un public plutôt averti, plus que seulement argenté (sauf par les tempes…), et les mises en scènes demandent pour être bien comprises, voire appréciées, une bonne connaissance de la tradition wagnérienne et de l’histoire des représentations : la complexité du Ring de Castorf, les allusions au statut des Meistersinger (K.Wagner) dans l’histoire et la culture allemandes, l’histoire même de l’Allemagne dans Parsifal (Herheim) en sont des exemples, tout comme le spectacle-performance de Schlingensief pour Parsifal, encore plus radical peut-être.
Le refus du surtitrage en est un autre indice. Il ne s’adresse pas à un public de consommateurs de Festival, une Jet Set (Op)erratique qui irait de Salzbourg à Bayreuth en passant par Munich. Et d’ailleurs, le public de Bayreuth, même en smoking/robe longue, est très différent de celui de Salzbourg. Spécialisé, il l’est enfin par les productions, qui contrairement aux autres Festivals désormais, sont exclusives du lieu. Aucune coproduction n’est possible, ni même un achat de vieilles productions remisées. Bernard Lefort avait tenté de racheter le Ring de Chéreau, on en  a vu le résultat. Et même si quelques tournées de Bayreuth notamment au Japon, en avaient présenté les productions du Festival (Le Tristan de Wieland par exemple, dirigé par Pierre Boulez au Japon nous vaut le seul enregistrement de Tristan par le chef français, témoignage précieux malgré la qualité fuligineuse de l’image et du son), c’est grosso modo seulement à Bayreuth qu’on peut voir les productions de Bayreuth, ce qui induit un modèle économique particulier et des frais de production énormes (5 à 7 spectacles annuels sur un mois), qui sont l’essentiel de l’investissement (construction, ateliers etc…). Ce qui implique que Bayreuth n’est pas qu’un théâtre, mais un ensemble de salles, d’ateliers, d’espaces qui chaque année, ou peu s’en faut, s’agrandit, car son statut de laboratoire fait que Bayreuth doit être prêt à accueillir toutes les innovations technologiques. On se rappelle qu’au Ring de Peter Hall en 1983, on avait investi des millions sur un plateau tournant sur lui même à la verticale…

 

So what ?
Qu’on ne se méprenne pas, je ne fais que souligner les spécificités du lieu et je ne tresse aucune hagiographie. Il y a évidemment des questions à résoudre, des défis auxquels l’administration actuelle du Festival doit répondre. La première question, c’est celle du public, et par conséquent de la vente des places. Jusqu’à l’an dernier, grosso modo, le traitement papier des réservations puis leur tri informatique faisaient que bon an mal an, il fallait une petite dizaine d’années pour accéder à la salle ; l’appartenance à la Société des Amis de Bayreuth ou l’appartenance aux Cercles Richard Wagner garantit la plupart des cas des places annuelles, dans la logique du spectateur averti, mais le choix s’est réduit, et le temps où tout « Ami de Bayreuth » avait systématiquement chaque année tout ce qu’il voulait n’est plus… L’arrivée d’internet a permis cette année, au–delà des inévitables (quelquefois difficilement compréhensibles) hoquets dûs à sa mise en place, à de nombreux spectateurs d’accéder à la Colline Verte qui n’auraient jamais pu y aller autrement sauf à attendre quelques années…Enfin, lorsque Bayreuth était une entreprise privée gérée par la famille, la sélection du public pouvait se justifier, mais à partir du moment où le Festival est géré principalement par l’État Fédéral et le l’État libre de Bavière, c’est-à-dire par le contribuable allemand, il fallait inévitablement ouvrir à tous les publics les joies du festival. Cela va poser à terme des questions sur la nature du Festival, mais aussi sur la manière dont il se vend, et donc la question du marketing.
Un Festival qui joue à guichets fermés depuis des dizaines d’années n’avait pas besoin de marketing : la difficulté même d’obtenir un billet était le seul critère et suffisait à asseoir la réputation. Quand il y avait 800000 demandes pour 58000 billets, pas besoin de dépenser un Euro de marketing. L’ouverture à un nouveau public, les débats permanents vont poser d’autres questions : comment vendre le Festival ? Quel public viser ? Quelle relation à la Ville de Bayreuth ? Quelle politique culturelle ?

Lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 les choses étaient assez claires : un public d’habitués, des documents du festival très sobres, des programmes contenant des articles universitaires de haut niveau. On se retrouvait entre connaisseurs. Les choses ont évolué et leur évolution montre les hésitations sur les cibles. Les programmes de ces dernières saisons au-delà du design médiocre, ont des contenus très inégaux, souvent très limités avec des photos en couleur, ils sont globalement d’une qualité culturelle bien inférieure à ceux de théâtres comme Munich ou Paris. Depuis la disparition du modèle de programme connu depuis des décennies, vers 1992 ou 1993, les hésitations de la direction sur le matériel d’accompagnement ont fini par produire une ligne sans caractère, qui reflète les hésitations du marketing et aussi ses erreurs. Il est clair (et positif aussi) que la direction pousse à l’ouverture, notamment par l’accès de la télévision et les retransmissions publiques, inconcevables il y a seulement une quinzaine d’années (le Ring de Chéreau a été filmé dans la salle vide, au cours d’une session spéciale où l’on a joué le Ring acte par acte en continu, dans les conditions de la représentation, mais sans public) , ou par les spectacles pour enfants, une réussite à mon avis qui mériterait une meilleure publicité. Se sont multipliées dans la ville les conférences d’introduction, de mieux en mieux fréquentées (signe aussi d’une diversification du public et de sa curiosité), et on peut espérer que la réouverture de l’Opéra des Margraves après restauration pourra initier une politique culturelle élargie plus conforme au prestige du lieu.

Ce festival mondialement connu reste géré d’une manière très locale. Ajoutons le conflit né entre l’administration du Festival et la ville de Bayreuth à propos des places de parking pour la première fois payantes qui en est une trace ridicule, ainsi que le timide développement de produits dérivés qui vont des statues de Wagner de Ottmar Hörl en plastique (à 350 € pièce non signée) aux tasses « Walkyrie » de la fabrique de porcelaine locale, sans parler de tentatives avortées d’imposer un chocolat (sans doute en référence aux Mozartkugeln de Salzbourg)… J’ai aussi un peu souri aux déclarations tonitruantes de Castorf à propos de l’ambiance de travail dans le petit monde de la Colline Verte. Certes, il faut faire la part des choses, et de la provocation inhérente au metteur en scène berlinois. Mais sans le vouloir, il pointe une des caractéristiques du Festival de Bayreuth et de sa gestion. Bayreuth est une petite ville de la province bavaroise où la famille Wagner est une famille de référence (et quelle famille !) de la cité puisqu’elle est à l’origine de sa gloire. Et l’entreprise Bayreuth  est aussi un espace pour l’emploi local. En fait Bayreuth est une PME gouvernée par un mythe. Les habitudes, l’histoire, et notamment le long règne de Wolfgang Wagner ont dû laisser des manières de faire, des relations interpersonnelles et sociales d’un certain type qu’on peut imaginer, dans une petite ville très mal reliée par le chemin de fer (changements divers), sans aéroport, dont les seuls titres de gloire sont, à part le Festival, une Université de création assez récente, et le souvenir de Wilhelmine, la sœur de Frédéric II de Prusse. Les relations de proximité, les petites histoires locales, le rôle de la presse, l’inévitable méfiance après un changement de direction (n’oublions pas qu’à peine installées, les deux sœurs ont dû faire face à des menaces de grève), tout cela crée un faisceau de tensions que Castorf a dû ressentir, lui qui règne au centre de Berlin, et qui n’a pas non plus la réputation d’être un patron facile dans sa Volksbühne am Rosa Luxemburg-Platz.
Ce qui frappe à Bayreuth, c’est que ce Festival mondialement connu a une couleur et un fonctionnement relativement provinciaux : qu’on n’y voie aucun jugement de valeur, je me réfère surtout à des comportements sociologiques qui ne peuvent se comprendre que lorsqu’on connaît les lieux. C’est tout de même un festival assez replié sur lui-même, sur ses habitudes et sur ses fantômes.

Enfin, la question artistique.

On a reproché à Katharina Wagner d’avoir rendu systématique l’appel à des représentants du Regietheater, ceux qui n’en ont jamais vu mais qui hurlent avec les loups rajoutent « le plus éculé » : au vu de l’âge de Katharina Wagner, née à Bayreuth en 1978, on ne peut l’accuser d’être une « has been ». Katharina Wagner a une formation théâtrale à l’allemande, qui vaut bien la nôtre, et a plutôt été assez judicieuse dans ses choix, même s’ils ont été discutés. Frank Castorf et Hans Neuenfels sont depuis très longtemps des metteurs en scène reconnus et admirés, ils sont de la génération de Patrice Chéreau qu’on n’a jamais accusé d’être représentant d’un théâtre éculé. Il est vrai que les mêmes (ou leurs papas) en 1976 ne l’avaient pas ménagé non plus. Quant à Gloger, Baumgarten, Kratzer, Herheim, et Katharina Wagner elle-même, ce sont des représentants de la nouvelle génération de metteurs en scène, remarqués par la critique allemande qui en matière de sérieux et de culture n’a rien à envier non plus à la nôtre : seul parmi eux, Sebastian Baumgarten paie les pots cassés pour un Tannhäuser pas très réussi; mais il n’a pas eu non plus beaucoup de chance musicalement, changement de chefs, de chanteurs (Tannhäuser, Venus) parce que discutables ou franchement insuffisants. Bref, une aventure un peu chaotique. Quant à Castorf pour le Ring 2013 et même Tankred Dorst pour le Ring précédent (une mise en scène très médiocre qui curieusement n’a pas provoqué le tollé que Castorf a suscité pour un travail brillant), ce sont des seconds choix, parce que depuis une dizaine d’années la direction artistique du Festival aspire à confier le Ring à un cinéaste : le nom de Quentin Tarantino avait circulé, ce fut Lars von Trier qui a finalement renoncé (et ce fut Dorst) et cette fois-ci on annonça Wim Wenders qui renonça et on appela Castorf. Il reste que si l’on évoque des Ring récents, aussi bien Bechtolf à Vienne que Braunschweig à Aix et Salzbourg, voire Cassiers à Berlin et Milan malgré quelques réussites, n’ont pas fait beaucoup avancer les choses, avec des travaux plutôt conformes. Lepage au MET, au-delà de la technicité du dispositif, n’a à peu près rien à dire. Seuls dans les mises en scènes récentes que j’ai pu voir sont à signaler celle de la Fura dels baus à Valence et Florence, et celle d’Andreas Kriegenburg à Munich.. Quant à Paris…

Castorf casse la baraque, il fait ce qu’on lui demandait, et il le fait comme toujours, avec l’intelligence, la culture et l’acuité qu’on lui connaît, avec la complicité d’un décorateur génial, Aleksandar Denić. Où est le déclin ? où sont les drapeaux en berne ? C’est justement parce que ce travail est un très grand moment du théâtre européen qu’il provoque tant de réactions et de discussions et c’est parce qu’il pose la question de la barbarie du monde qu’il provoque cette violence : dans un monde gouverné par le politically correct, où la périphrase et l’euphémisme de la novlangue règnent sur la langue, où tout ce qui est rugueux est masqué, alors oui ce Ring dit ce qu’on ne veut pas voir et qui pourtant chaque jour s’étale sous nos yeux. Et ce faisant, il montre lui-aussi le pouvoir subversif de l’œuvre de Wagner.
Qui irait discuter sur Braunschweig,  Bechtolf ou Krämer ? Ils sont déjà au placard.
La seule réserve que j’ai envers le travail de Katharina Wagner sur les mises en scène, c’est de se cantonner à la scène allemande : elle ne suit pas beaucoup (apparemment) la scène européenne. Il y a actuellement dans le monde anglo-saxon des personnalités intéressantes pour Wagner, avec une approche différente de l’approche germanique, on peut penser aussi aux hongrois Arpad Schilling ou David Marton, très liés à la scène allemande. En France aussi, je suis sûr qu’un Vincent Macaigne par exemple pourrait proposer des choses profondes ou décapantes, voire un Christophe Honoré qui ferait sans doute un Tristan intéressant. Ou pourquoi pas un Bieito, bien qu’il soit déjà très sollicité sur les grandes scènes allemandes.Dans le monde slave, le surbooké Dmitri Tcherniakov aura tôt fait d’avoir écumé toutes les scènes du monde et on n’en a pas besoin à Bayreuth, mais je suis sûr qu’en Russie, en Pologne ou dans les pays baltes il y a de jeunes metteurs en scène qui bouillonnent d’idées au-delà de valeurs consacrées qu’on voit partout. C’est le sens de la venue d’Alvis Hermanis pour le prochain Lohengrin.
La question la plus dolente n’est pas la scène ou la fosse : c’est le plateau, c’est la question des chanteurs.
Eva Wagner-Pasquier est la responsable des distributions et on la voit souvent dans les théâtres qui proposent du Wagner, sans doute à la recherche de voix nouvelles. C’est elle qui a construit le Ring d’Aix dont la distribution n’était pas si mauvaise. Là-aussi, là surtout peut-être, il faudra sans doute revoir les conditions que Bayreuth offre aux chanteurs. Eva Wagner, qui connaît le monde des chanteurs et de l’opéra depuis longtemps n’est pas suicidaire au point de choisir pour Bayreuth les plus médiocres. Mais les conditions du marché sont telles que, hors désir de la star de prouver quelque chose de soi en allant à Bayreuth (Domingo, Kaufmann et bientôt Netrebko), les conditions d’engagement à Bayreuth ne correspondent sans doute plus aux lois actuelles du marché lyrique et Bayreuth ne représente plus pour la plupart des chanteurs un lieu particulier qui puisse autoriser des sacrifices. L’administration de Bayreuth devra tôt ou tard en prendre acte, sinon les distributions ne seront constituées que de seconds couteaux. Toujours la même question du modèle économique et du modèle d’organisation. Néanmoins, aujourd’hui, les fidélités s’appellent Kwanchoul Youn, Klaus Florian Vogt, Stephen Gould, et ce n’est pas si mal…
Et Christian Thielemann a beau clamer qu’il faut un retour de grands chanteurs à Bayreuth, il est présent depuis 14 ans sur la colline verte et n’a pas plus contribué que d’autres au renouveau du chant wagnérien. Peut-être faudrait-il créer une académie sur des modèles tels que l’académie d’Aix en Provence ou même l’excellente Académie de Pesaro pour Rossini, dont les chanteurs pourraient se rôder sur les petits rôles ou sur les représentations pour les enfants (excellentes, un modèle de réussite). Je pense que Bayreuth a un réseau de confiance dans les divers théâtres de troupe d’Allemagne pour repérer les chanteurs valeureux ou prometteurs car la plupart viennent de là, mais on est plus sur des chanteurs solides sans grand caractère (type Ricarda Merbeth) que sur de futurs chanteurs d’exception.
Il est incontestable que l’on a de bonnes distributions (Fliegende Holländer) de grandes distributions quelquefois (Lohengrin dans l’ensemble) et des distributions moyennes (le Ring, où les petits rôles ne sont pas excellents et les grands, Koch excepté, au moins irréguliers). Quant à l’hallali contre Lance Ryan, je trouve qu’il est lâche et exagéré. Aucun Siegfried (à la rigueur Andreas Schager…) n’est capable aujourd’hui de garantir un tel engagement scénique, en défendant le rôle de manière honorable au niveau vocal – avec ses hauts et ses bas… Mais qu’on me cite un vrai Siegfried aujourd’hui, et même hier : il faut remonter à avant-hier (et même avant) pour avoir un véritable Heldentenor à la Max Lorenz ou Lauritz Melchior. On discute cette qualité à Windgassen (assez irrégulier) et Vickers n’est jamais allé au-delà de Siegmund. Il est clair néanmoins que la politique des distributions doit être revue et redéfinie de fond en comble, en essayant de garantir des fidélités par des concessions sur les contrats, je ne pense pas qu’Eva Wagner-Pasquier ait eu la possibilité de la reconstruire ni le temps, et la question des voix à Bayreuth, qui est un serpent de mer, reste ouverte.
Pour finir, il faut aussi comprendre que Bayreuth n’est pas la seule Mecque wagnérienne. Bayreuth est un laboratoire pour le Wagner du futur. Un laboratoire d’excellence certes, mais un lieu de proposition et d’exception.
L’autre Mecque, c’est évidemment Munich, dont le rôle n’est pas d’être un laboratoire mais le lieu d’une consécration, comme peut l’être un théâtre d’opéra de référence. Depuis que je fréquente Bayreuth j’entends les comparaisons, j’entends dire qu’à Munich les distributions sont meilleures. C’est très souvent vrai, et c’est normal : les deux institutions n’ont pas la même fonction, l’une lance (metteurs en scène, chefs et chanteurs) l’autre consacre. Bayreuth a lancé Petrenko, comme Sawallisch jadis (début en 1957, à 34 ans) et Munich en ramasse les fruits. Typique d’une longue histoire.  …
J’ai essayé de montrer que les glapissements du milieu journalistique, les déclarations à l’emporte-pièce recouvrent une situation plus complexe où tout ne va pas si mal , loin de là. Que Castorf se fasse huer, c’est le débat habituel et c’est bien. Cela signifie que Bayreuth est un lieu vivant, un lieu de discussion et pas du consensus mou . Tous les spectateurs du festival savent qu’aux entractes, à la fin des représentations, au repas tard le soir on continue de discuter, entre amis, entre convives, entre voisins inconnus dans la salle, passionnément, on continue d’interroger les œuvres et les choix. Aussi loin que je me souvienne, ce n’est le cas nulle part ailleurs, sinon peut-être lors du Festival d’Avignon. C’est cette vie-là qu’il faut préserver. C’est bien cela qui consacre Bayreuth et c’est bien pourquoi le festival de Bayreuth a un statut si particulier dans la vie culturelle allemande, et j’ose dire, européenne et c’est pour cela que j’aime y être.
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Le Festspielhaus en 2006
Le Festspielhaus en 2006

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG (II), de Richard WAGNER le 15 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte III, 1  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quelques considérations sur cette troisième vision de Götterdämmerung, je renvoie les lecteurs à mes deux autres compte rendus, celui du 1er août  2014 (cliquer pour aller au texte) et celui de 2013 (cliquer pour aller au texte)
La conclusion du Ring de Castorf est assez claire : après avoir effleuré le mythe et l’histoire, les dieux, les demi-dieux et les humains, Castorf veut un Götterdämmerung qui résume ce que le monde est pour lui aujourd’hui, à travers des symboles pris au cinéma ou dans l’histoire : l’escalier de Eisenstein dans le Cuirassé Potemkine, l’Isetta, symbole de la renaissance industrielle allemande, Wall Street, Berlin bien sûr, indifféremment à l’Est ou à l’Ouest, le tout pris dans une histoire du pétrole à la fois inévitable et terrible (à travers la firme Buna, qui fit construire près d’Auschwitz le plus grand complexe pétrochimique au monde, jamais terminé, au prix de la vie de milliers  de déportés, et qui fut indifféremment vantée par le nazisme ou l’Allemagne de l’Est..). Car pour Castorf, il n’y a pas de bons ou de méchants, pas d’Est horrible et d’Ouest merveilleux ou l’inverse: pour Castorf, il n’y a qu’un seul monde, conduit au totalitarisme économique et pétrolifère (voir les enjeux aujourd’hui en Irak…) et à la disparition de toute valeur humaniste.

Depuis Chéreau, bien des Ring ont utilisé l’évolution du monde pour illustrer en filigrane cette histoire, je me souviens d’une mise en scène en Allemagne dans les années 80 où le Capitole de Washington figurait le Walhalla. Patrice Chéreau lui-même cite dans un de ses écrits Wall Street comme un Walhalla possible (dans Travail théâtral – été automne 1977, p.77) : on voit bien que Castorf ici ne fait que réutiliser une idée qui traîne chez les metteurs en scènes depuis…40 ans…
Andreas Kriegenburg à Munich avait bien montré que Götterdämmerung était un monde, notre monde,  aux valeurs perverties dans lequel Siegfried ne pouvait que se perdre. Chéreau encore dans le texte cité plus haut le souligne également.

L'immolation partie 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
L’immolation partie 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La thèse de Castorf, c’est que les valeurs sont  perverties dès le départ et que tout le Ring en réalité n’est qu’une histoire de perversion de toutes les valeurs (voir la manière dont il traite le personnage de Siegfried, ne lui laissant pratiquement rien de positif dans les attitudes et le caractère). Ainsi, que ce monde soit détruit au final indiquerait au moins que quelqu’un a fait le geste, a osé…Castorf ne le permet même pas, tous, avec leur essence ou leurs briquets, sont des velléitaires. Et à la fin, tous, Hagen compris, contemplent le petit bidon de pétrole brûler, et Brünnhilde s’en va on ne sait où. Le monde reste ce qu’il est, dans une sorte de permanence désespérante, et devant Wall Street, tous restent inoffensifs…
Tant de musique grandiose pour un tel résultat…

L'immolation partie 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
L’immolation partie 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Musicalement ce Götterdämmerung a confirmé le choix assez radical de Kirill Petrenko. Techniquement, les cuivres étaient plus détendus qu’au Ring I et l’appel de Siegfried  a été réussi, même si de menues scories ont pu être relevées çà et là. Mais l’ensemble du choix musical reste ce que les auditeurs ont pu constater sur l’ensemble des Ring I et II: il s’agit d’une option interprétative non spectaculaire, d’une lecture distanciée, avec le souci de lire toute la partition, à parts égales : Petrenko ne privilégie pas tel pupitre ou tel autre, le met pas en relief tel moment et tel autre, et donc certains auditeurs ont pu critiquer des choix qui enlèvent du brillant, quelquefois du clinquant, d’autres fois de la dynamique et qui peuvent passer pour des contresens aux regards de directions musicales plus spectaculaires.

À mon avis, le choix de Petrenko réside dans deux éléments fondamentaux :

–       l’utilisation claire de la fosse de Bayreuth et des motivations de Wagner : en construisant la fosse sous la scène, avec les cuivres au fond, tout en dessous,  Wagner donnait la prééminence au chant et au visuel : la musique devient accompagnatrice au sens de l’accompagnateur dans un récital de Lieder. Et forcément, les forte deviennent moins forte . Jouer le son normal dans la fosse de Bayreuth, c’est lui donner un volume en deçà des habitudes. Il faut jouer très fort dans la fosse pour entendre un orchestre fort en salle. Dans toute mon expérience de cette salle, j’ai entendu l’orchestre une seule fois couvrir les chanteurs. Petrenko tient à ne jouer que la partition, avec une sorte d’objectivité très serrée, qui évidemment a tendance à frustrer l’auditeur habitué à plus de relief et moins de retrait. Mais il reste que ce choix permet aussi à l’ensemble de la partition d’apparaître à la fois dans toute sa clarté et et toute sa complexité, ce qui  finit dans cette simplicité même, par renforcer les émotions dans les très célèbres moments orchestraux que sont le Voyage de Siegfried sur le Rhin ou la Marche funèbre, une marche funèbre vraiment très tendue, où sont joués tous les motifs de Siegfried, et qui apparaît d’une glaciale cruauté dans le décor où Siegfried est étendu, bras ballant, au milieu des caisses de fruits et légumes vides. Il faut souligner aussi que cette marche funèbre est d’autant plus forte que la mort de Siegfried particulièrement émouvante a été magnifiquement accompagnée à l’orchestre.

–       la volonté de Kirill Petrenko de jouer le jeu de la mise en scène. Il a compris que devant pareil travail, si complexe, si foisonnant, qui sollicite tellement les chanteurs, la musique ne devait ni jouer les contrefeux ou la contradiction, mais jouer à la fois le rôle d’accompagnement décrit plus haut et prolonger ce qui se dit sur scène en proposant une vision désenchantée, une musique plus sèche, pas forcément brillante, mais suivant avec une précision redoutable ce qui se fait sur le plateau. Les qualités qui frappent ici sont d’abord la lisibilité, la clarté du rendu, l’extrème attention notamment aux moments plus retenus, aux silences mêmes, à ces moments suspendus qui font théâtre et servent le théâtre. Kirill Petrenko suit le plateau, les respirations du plateau et gère aussi le plateau (assez quelconque) qu’il a à sa disposition. Tous les amis avec qui j’ai discuté ont adoré Rheingold, sans doute le plus accompli des quatre au niveau théâtral, le plus original et le plus virtuose. Et la direction suit le plateau avec une précision et une justesse époustouflantes, faisant presque de la musique une sorte de musique de film, puisque le cinéma dans ce prologue est très largement utilisé : d’où l’impression de dynamisme, de mouvement, d’explosions de mille petites pépites qui font que les 2h20 de musique passent sans y penser.
C’est Walküre où l’on retrouve musicalement la plus grande jouissance et la plus grande adéquation aux attentes, c’est là aussi qu’on dispose du meilleur plateau et c’est dans Walküre que volontairement Castorf reste un peu en retrait, car il a besoin de cet îlot d’illusion bien vite détruit : certains ont même trouvé qu’il était trop conformiste…Castorf veut imprimer une logique de récit, et à Walküre, ne veut pas (trop) travailler à la désacralisation : le couple Siegmund-Sieglinde est le seul qui y croit.
C’est Siegfried qui fait nourrir les doutes les plus forts: « c’est un peu n’importe quoi », ai-je entendu. Et même sur la direction de Petrenko, c’est là qu’elle rencontre quelques réserves. On le trouve trop peu brillant, longuet. C’est que, des quatre, Siegfried est le moment du basculement, bien plus que Götterdämmerung. Basculement parce qu’en trouvant Brünnhilde, après avoir tué Mime et vaincu Wotan, Siegfried tombe dans le monde et chez les hommes. Pour Castorf et pour Petrenko, rien de triomphal, aucun espoir: on est déjà dans la fin, et Siegfried est programmé et éduqué par ceux qui ont maudit l’anneau…comment pourrait-il aimer, comment pourrait-il être cet espoir qu’on met en lui? Castorf, comme tout le monde note qu’il est d’abord question  de désir, désir de connaître, biblique ou non: Siegfried ou l’Empire des Sens…
D’où évidemment les huées pour les crocodiles à la fin de Siegfried, car Castorf y voit le  moyen le plus cru et le plus cynique de montrer qu’il ne faut croire à rien, de casser l’effet trompeur de la musique, puisque si les trois quarts du duo se passent (avec un tempo si lent) d’une manière globalement traditionnelle, le dernier quart, le plus exalté, est cassé par tout ce qui se passe en scène et qui met la musique en perspective de ce qui va se passer le lendemain, d’une certaine manière met la musique en pièces, car ce qu’il montre nuit à l’écoute…Quand Brünnhilde arrive en robe de mariée et que Siegfried fait la grimace, on entend quelques rires…le rire est fatal au rêve et à l’émotion…

Dans Götterdämmerung, on revient dans un monde assez proche de Rheingold, avec la même virtuosité technique (incroyable manière de traiter théâtralement le chœur, avec la vision interne de la caméra). Notons l’opposition entre l’Isetta de Gutrune, qu’elle défend violemment,  la nouvelle voiture du peuple, à laquelle elle s’identifie (couleur harmonisée du costume et de l’auto) et la Mercédès décapotable symbole de richesse – c’est la voiture de Wotan que les filles du Rhin ont subtilisée – ,

Le serment du sang © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Le serment du sang © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

notons le kiosque à Döner Kebab, versant berlinoise du bar du Texas de Rheingold, et le bout du mur de Berlin dont on ne saura jamais le côté (je subodore que l’affiche Döner Box est allumée quand on est à l’Ouest (Acte I) et éteint quand on est à l’Est (Acte II) où le chœur agite des petits drapeaux des quatre puissances occupantes. Mais c’est une supposition…
En tous cas, personne ne peut légitimement affirmer que c’est n’importe quoi, car même après une troisième vision de ce Götterdämmerung, il reste encore des zones d’ombre…
À suivre donc.

Et Petrenko propose de Götterdämmerung une vision où perce par moments l’émotion dans un travail qui la retient sans cesse, je l’ai évoqué plus haut; mais ce qui surtout m’a frappé ce sont les scènes avec les Gibichungen, et la scène extraordinaire des filles du Rhin en III,1 où il travaille sur l’accompagnement sur la diction, sur les échos: c’est extraordinairement subtil et en même temps passionnant tellement on sent ce travail fouillé, creusé et en parfaite osmose avec la scène. Beaucoup de spectateurs qui ont vu le Ring 2013 considèrent que l’orchestre est encore supérieur cette année et que l’originalité interprétative est encore plus frappante.

Les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Ce Ring restera dans les mémoires par la mise en scène et par la direction. Car ce Götterdämmerung n’est pas plus exceptionnel vocalement que les autres journées (Walküre mis à part,  avec menues réserves). Toutefois, aucun membre du plateau ne méritait la moindre huée. Quelques imbéciles, sans doute frustrés de pas pouvoir se mettre Castorf sous la dent, ont reversé leur acidité, je dirais à ce niveau leur fiel, sur un plateau certes moyen, mais qui a tenu crânement la scène. À commencer par Lance Ryan.
À ces spécialistes du rôle de Siegfried je demande vraiment qu’ils suggèrent à Bayreuth un autre Siegfried capable de répondre à la fois aux exigences scéniques demandées par la mise en scène et aux exigences vocales. Lance Ryan ce soir a été à la hauteur, il a répondu au défi, et son chant a été nettement plus au point que lors du Ring I, son premier acte vaillant et (assez) juste, son second acte un peu plus tendu, mais passable, son troisième acte vraiment intéressant : il faut dire que la scène avec les (excellentes) filles du Rhin, vue comme un ballet autour de la Mercédès est l’une des très grandes réussites de cette mise en scène. Et sa mort a été un des rares moments d’émotion d’un Ring qui ne cesse de la refuser ou la repousser. Il a su transformer ses difficultés en chantant à mi-voix, en murmurant, et ce fut vraiment prenant. Et enfin, il entre avec un tel engagement, une telle intelligence dans la mise en scène que l’on ne voit guère qui d’autre pourrait être un Siegfried aussi vrai et aussi naturel. Je ne dis pas qu’à l’audition radio il puisse être l’idéal, mais en scène, c’est un tout autre discours.
Catherine Foster s’est économisée au long des deux premiers actes pour passer le troisième, et plutôt favorablement: ce ne sera pas néanmoins une Brünnhilde de référence (mais Linda Watson l’était-elle dans le Ring précédent?). Il reste que cette voix n’a pas beaucoup d’harmoniques, pas beaucoup d’éclat, pas beaucoup de grave et rien dans le médium. Une voix sans grand relief, mais je voudrais rappeler que c’était Angela Denoke qui devait chanter le rôle et qu’elle a renoncé un an à l’avance. Catherine Foster est un deuxième choix, et on ne change pas de Brünnhilde en cours de route, surtout dans une mise en scène pareille qui exige des répétitions la première année, mais qui n’en prévoit pas autant les années suivantes. De plus ce serait aussi peu obligeant de changer de Brünnhilde après qu’elle eut sauvé la production.
Elle a eu une ovation énorme, ce qui signifie que le public était ravi. Ce que public veut…
Même triomphe pour Attila Jun, très convaincant scéniquement, mais vocalement discutable dans Hagen, de l’aigu, certes, du médium un peu, du grave… ? Un peu limité dans le bas registre, ce qui fait de son monologue du premier acte un vrai moment de platitude. Un triomphe pour moi injustifié car il ne répond pas aux exigences du rôle, même si il s’en sort au total. C’est un honnête Hagen (il était moins en forme au Ring II qu’au Ring I) , pas vraiment un grand Hagen comme je l’ai déjà écrit.
La Waltraute de Claudia Mahnke (quelques huées au passage) était moins au point et moins précise qu’au Ring I, quelques cris, monologue à la tension absente, et il y a sur le marché, même parallèle, des Waltraute plus relevées. Elle faisait partie des trois Nornes, en revanche très en place, tout comme les filles du Rhin, merveilleuses scéniquement et assez belles vocalement.
Passons sur Allison Oakes, belle en scène mais assez pénible vocalement en Gutrune, notamment au troisième acte où les aigus sont criés et acides.
La voix la plus équilibrée, le timbre le plus beau, le chant le plus au point et la diction la plus nette, c’est le Gunther d’Alejandro Marco-Burmeister, vraiment aussi bon scéniquement que vocalement. Là oui, c’est du chant et c’est surtout de la musique…

Immuable dans son statut d’éternelle référence, le chœur a été éblouissant au deuxième acte, à tous les niveaux, musical et scénique. Le chœur reste la valeur la plus sûre de ce Festival, d’une remarquable stabilité, malgré les changements inévitables.
Un Götterdämmerung dont seul Gunther est indiscutable…il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark…Personne ne niera que ce Ring ne brille pas par les voix, mais les lecteurs connaissent ma théorie du trépied chef, chant, mise en scène. Il faut pour garantir la réussite que deux des trois passent.
Ici  mise en scène et  direction atteignent un tel niveau que le plateau moyen ou médiocre mais jamais très mauvais, permet à l’ensemble de passer. Dans les discussions d’entracte, le public était pris par les remarques sur la scène, sur la fosse, et constatait sans trop d’amertume un plateau insuffisant: je parle de constatations, pas de plaintes. À ce propos, j’écoutais hier en voiture les Meistersinger d’André Cluytens avec un Walther pénible, Josef Traxel…en 1958…
Même au temps de Wieland, où paraît-il tout était parfait, il y avait des trous noirs…
Il y en a un peu plus qu’avant peut-être, mais ces discussions sur les voix, je m’en souviens depuis mes premiers pas à Bayreuth : on en disait autant des voix du Ring de Chéreau…Et pourtant…
Et pourtant j’avoue qu’après deux jours, et pris par les concerts de Lucerne, je suis encore aujourd’hui sous le coup de ce Ring, cela doit bien signifier quelque chose…
Quo vadis Bayreuth ? vadis, vadis…
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Les Nornes © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les Nornes © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath