METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 : VĚC MAKROPOULOS (L’affaire Makropoulos) de Leoš JANÁČEK le 27 avril 2012(Dir.mus:Jiři BĚLOHLÁVEK, Ms en Scène: Elijah MOSHINSKY) avec Karita MATTILA

Karita Mattila – AP Photo/ ©Metropolitan Opera, Cory Weaver

Entre deux Wagner, le MET proposait, outre la fameuse Traviata de Willy Decker avec Natalie Dessay, la première de la reprise de Věc Makropoulos, dirigé par Jiři Bělohlávek et avec Karita Mattila. Une telle distribution ne pouvait que m’intéresser, d’autant que je n’ai pas entendu Mattila depuis plusieurs années.
Věc Makropoulos est une étrange histoire, au centre de laquelle une femme, Emilia Marty, une Diva célèbre, a vécu 337 ans: elle est connue au long des âges sous le nom d’Elina Makropoulos, d’Ellian Mac Gregor, ou Eugenia Montez (car on comprend que sur 3 siècles elle ne peut pas garder la même identité) . Ayant bu un élixir de vie éternelle fabriqué par son père, Hieronymus Makropoulos,et qui perd au fil du temps ses pouvoirs; Elina, qui arrive au terme de ses 300 et quelques années, vient à Prague retrouver la formule écrite par son père, qui va lui permettre de repartir encore pour un long bail de vie:  elle doit donc récupérer des papiers qui se trouvent dans la famille Prus, qui est en procès avec la famille Gregor, dont Albert Gregor, descendant d’un fils illégitime de Prus et d’Ellian Mac Gregor. Après avoir récupéré le précieux papier, et après avoir provoqué le suicide de Janek Prus, le fils du baron Prus, elle est démasquée, elle est lasse de la vie et donne le papier à la jeune Kristina, fille du clerc Vitek, qui le brûle. Elina/Emilia tombe, morte.
L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment.
On se souvient du spectacle parisien (et madrilène) de Krzysztof Warlikowski où le metteur en scène avait transposé cette histoire dans le mythe cinématographique, faisant d’Emilia une Marilyn Monroe, avec au fond un gigantesque King Kong, dans une ambiance hollywoodienne des années trente. C’était un spectacle frappant, par sa justesse et la qualité impressionnante de la mise en scène et des interprètes.
La mise en scène du cinéaste et homme de théâtre australien Elijah Moshinsky a été montée en 1997 pour Jessie Norman, dans une version anglaise dirigée par David Robertson. Elle est reprise ici en langue tchèque et pour Karita Mattila, qui a eu un peu de déboires ces dernières années (notamment pour sa Tosca). C’est une mise en scène qui se passe dans les années 40 ou 50, probablement fondée elle aussi sur les Divas de cinéma ou sur le phénomène Diva: au fond, un gigantesque portrait de Emilia Marty, qui ressemble quelque peu à Marilyn Monroe elle aussi, notamment quand elle apparaît en scène en tailleur bleu ciel et coiffure blonde platinée. Les décors d’Anthony Ward sont impressionnants, en premier le cabinet du docteur Kolenaty, avec ses centaines de tiroirs à dossiers qui montent au plafond, comme une sorte de mémoire historique que la pièce, une sorte de thriller, va devoir élucider (Ronconi avec une autre Diva, Raina Kabaïvanska,  et en italien, à Turin avait fait avec sa décoratrice Margherita Palli une sorte de lieu bibliothèque qui étourdissait. Certains ont fait remarquer qu’Emilia Marty est à peu près aussi vieille que l’opéra, et voyaient dans l’œuvre un hommage à ce que les italiens appellent le “Divismo” , d’autres notent que c’est la seule œuvre de qui se déroule dans un univers citadin, bien rendu par le décor ici.

©Klotz/Metropolitan Opera

Le deuxième acte est la scène vide de l’opéra, on vient de jouer Aida, et un sphinx géant trône au milieu de la scène. Ce peut-être un rappel d’Aida certes, mais pourquoi pas une double référence à Verdi et Mankiewicz (référence à l’entrée triomphale de Cléopâtre/Elizabeth Taylor) pour rester dans l’idée de divismo. La Diva n’a pas d’âge, elle est éternelle, comme la  Callas, ou la Malibran.

©Sara Krulwich The New York Times

Le dernier acte est un salon, que la Lulu de Berg ne contredirait pas. Voilà le centre de gravité de l’œuvre, traversée par une Karita Mattila qui nous fascine de bout en bout, au début quand elle entre en scène, à la fin lorsqu’elle raconte sa vie et sa vérité.
Karita Mattila a tout pour ce rôle, le physique, magnifique (lorsque le rideau se lève sur le salon du troisième acte, où elle gît sur un sofa, après une nuit d’amour, elle en est même troublante), la voix est somptueuse de bout en bout: son entrée en scène est magistrale, ses aigus sont larges, triomphants, puissants, ses graves prodigieux, avec un immense volume: une incarnation, presque définitive, qui me restera dans la mémoire.
Elle est entourée de bons chanteurs, à commencer par un revenant, Richard Leech, qui il y a 20 ans était le grand ténor qui laissait espérer une carrière énorme faite de Faust ou de Duc de Mantoue, et qui a disparu des scènes européennes. On le retrouve avec une voix  claire, très tendue (il chante beaucoup en force) mais sans erreurs. Belle surprise.
Autre bonne surprise, le Prus de Johan Reuter, un timbre de baryton basse de très bonne facture, comme le Dr Kolenaty de Tom Fox ou surtout le joli Vitek du ténor Alan Oke. Le jeune Matthew Plenk chantait le malheureux Janek, avec vigueur et engagement et surtout, une très jolie Kristina qui faisait ses débuts au MET, Emalie Savoy, délicieuse de fraîcheur.
Bref une distribution équilibrée, qui entourait la Diva de manière avantageuse.
La direction de Jiři Bělohlávek est comme toujours très élégante, très précise, qui fait moins sonner l’orchestre comme on en a l’habitude dans la musique rutilante de Janáček, mais qui lui garde une clarté et une lisibilité qui constitue un modèle du genre. Certains ont mis cette relative discrétion de l’orchestre sur le compte de répétitions insuffisantes à cause du Ring, je n’en suis pas si sûr, mais c’est peut-être un parti-pris, pour cet opéra à texte, sans chœur, sorte de conversation en musique, qui aurait pu d’ailleurs être jouée sans entractes (1h45 de musique environ) et qu’on a divisé avec deux entractes au contraire, au risque de perdre un certain fil dramatique.
Le résultat sur le public a été immédiat, standing ovation, hurlements pour Karita Mattila: la Diva avait encore frappé.

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES le 31 mars 2012: Mariss JANSONS dirige le SINFONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (Janáček, Brahms)

Johannes Brahms (1833-1897)
Symphonie n° 2 en ré majeur, Op. 73
Leoš Janáček (1854-1928)
“Messe Glagolitique ”
Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise
Choeur de la radio bavaroise, direction Peter Dijkstra
Tatiana Monogarova, soprano
Marina Prudenskaia, mezzosoprano
Ľudovít Ludha, ténor
Peter Mikuláš, basse
Mariss Jansons, direction musicale
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On va manquer de superlatifs pour décrire la soirée qui vient de se terminer. Que des superlatifs absolus, définitifs, tant ce fut surprenant, impressionnant, neuf. Ce soir c’est de la pure énergie qui a circulé dans l’auditorium du KKL, une énergie optimiste, sûre d’elle, ouverte pour un Brahms d’exception, une énergie animale, d’une force peu commune, pour le Janáček, que,  honte à moi, j’entendais pour la première fois. Le tout dans la perfection technique d’instrumentistes totalement dévoués à leur chef, totalement engagés, totalement immergés dans le flot musical qui a tout emporté ce soir dans la salle en délire.
Par chance, ARTE était là et transmettra le concert le 15 avril.
On a écouté ce soir la symphonie n°2 de Brahms évidemment en écho à l’interprétation  de la symphonie n°4 la veille. Hier, c’était une sorte d’énergie tragique qui circulait dans la salle. Aujourd’hui, c’était une énergie vitale, optimiste, une sorte d’énergie pastorale au sens beethovenien du terme. Ma voisine, une dame largement septuagénaire très émue me glissa à la fin qu’elle avait soixante ans de violon derrière elle et que voir ainsi les cordes se déchaîner lui donnait envie d’aller jouer avec, tant leur énergie était communicative.
Jansons est revenu à la disposition orchestrale traditionnelle, Violons I et II à gauche, violoncelles, altos et derrière contrebasses à droite. Brahms joue en effet sans cesse sur l’épaisseur des sons graves face à celui des violons. On le sent au début très sensible, au son allégé mais à la couleur grave de l’ensemble altos/violoncelles, et aussi au cor, toujours atténué, mais toujours présent, et vraiment exceptionnel. Ce qui frappe dès le départ c’est la clarté, c’est la netteté et la précision des sons, et l’incroyable ductilité des cordes. Quand je regarde mes notes, elles sont remplies de points d’exclamation, notant çà et là l’art de la modulation porté à son sommet, notamment dans le deuxième mouvement, des diminuendi à se pâmer, mais aussi un élargissement progressif des volumes jusqu’à des tutti impressionnants, des phrases musicales qu’on découvre, qu’on n’avait jamais écoutées, ni même entendues, le tout sans aucune aspérité, sans cette scansion nette qu’on entendait la veille. Une sorte de suavité agreste qui surprend notamment dans le début du troisième mouvement, d’une grande fluidité, puis de cette attaque énergique des cordes qui nous transporte,
Dans le dernier mouvement, au début fulgurant qui alterne incroyable énergie et incroyable douceur en un contraste fort et en même temps jamais vraiment choquant, qui baigne  dans une atmosphère  optimiste et généreuse, on passe du dialogue d’un pizzicato et des bois à une reprise plus grave des violoncelles/altos, on lit tous les niveaux de tous les pupitres, rien n’échappe. Quant au final, il est totalement époustouflant, on a le cœur battant, on sort heureux, de cette énergie communicative qu’on a envie de partager immédiatement.
Ce qui frappe dans tout cela c’est  l’extrême construction de ce travail, on le sent dans les crescendos, dans la précision des attaques, dans la perfection instrumentale et évidemment le niveau prodigieux atteint par l’orchestre, sous l’impulsion du chef qui est toujours souriant d’un sourire communicatif et qui déploie une énergie incroyable. La vérité du cœur. A pleurer.
Quel changement! Je me souviens qu’en 1980, jouer Janáček était exceptionnel. A part Jenufa, bien peu d’œuvres étaient représentées ou jouées en concert. Les quelques mélomanes qui s’y intéressaient songeaient à créer une association des amis de Janáček, pour stimuler les organisateurs de concerts ou les directeurs d’opéra. J’ai entendu la Sinfonietta en 1990 lors d’une tournée du Philharmonique de Berlin en Italie, j’ai dû entendre pour la première fois Jenufa en 1982 ou 83. Le paysage a bien changé, heureusement, mais la « Messe glagolitique» reste une rareté. Et c’est vraiment dommage, c’est une oeuvre majeure! Elle est ainsi nommée par référence à l’alphabet introduit par Cyrille et Méthode, est écrite dans un texte qui est une sorte de slavon reconstitué, mais reprenant des éléments (partiels) de la messe en latin. S’affichant résolument slave, la Messe glagolitique est aussi une sorte de manifeste d’un panslavisme revendiqué, à un moment où Janáček, deux ans avant sa mort, n’a vraiment plus rien à faire d’un conformisme politique ou musical. Et disons-le tout net, la Messe glagolitique n’a rien d’une messe, dans sa rutilance, dans sa composition riche et charnue, généreuse, comme l’est toujours la musique de Janáček. C’est une messe, sans doute, mais plus à Dionysos, à la Nature, à l’énergie vitale, au paganisme (en ce sens, on est un peu dans l’esprit du Sacre du Printemps). On dirait aujourd’hui que Janáček déconstruit l’idée de messe, recueillie, intérieure, d’un dialogue intime. Ici c’est une explosion permanente, une sorte de cri rauque vers un Dieu presque agressé qui s’ouvre par une phrase musicale qui rappelle le début tempétueux de la Sinfonietta, auquel l’introduction fait irrésistiblement penser. Même l’orgue est totalement explosif, répétant un motif d’une rare énergie, dans le « Varhany solo » qui précède le final (Intrada). La nécessité de l’orgue fait comprendre d’ailleurs la rareté de cette œuvre dans les concerts (car toutes les salles n’ont pas de Grand Orgue !). Rareté qui serait incompréhensible autrement tant la musique en est puissante, prodigieusement présente, tout en étant à la fois complexe et accessible, une musique aux lointains échos…pucciniens  (j’ai encore le Trittico en tête, et  j’entends des choses lointaines qui pourraient venir de là, je me trompe peut-être, mais je sais que Janáček admirait Puccini). Ainsi pas un seul moment de répit, de repos, car tout est en tension permanente, notamment pour les voix, toujours sollicitées pour dépasser un orchestre monumental. S’en sort merveilleusement la soprano Tatiana Monogarova dont l’attaque dans le Kyrie est meurtrière : toutes ses interventions sont extraordinaires, et extraordinairement tendues. Une voix d’une pureté rare et d’un volume étonnant. A suivre ! Le ténor Ľudovít Ludha est très vaillant mais le timbre très clair le contraint à forcer et il s’en tire avec difficulté, eulement plus à l’aise quand l’orchestre est un poil plus bas. La basse assez connue Peter Mikuláš intervient tard, mais montre dans le Sanctus une assise claire, un très beau timbre et un beau volume qui s’élargit. Marina Prudenskaia pour la partie de mezzo intervient très peu, mais affiche un organe assez somptueux, comme toujours. Un quatuor admirable, même avec les petites réserves exprimées plus haut.
Le chœur de la Radio Bavaroise est sans doute le meilleur chœur d’Allemagne, il le prouve encore ce soir où sa prestation est littéralement prodigieuse, aussi bien dans la puissance que dans les mezze voci, où il est très sollicité, le son est pur, on entend bien le texte (même si on ne comprend  pas le slavon, on entend les « gospodin », les « boje », familiers aux auditeurs de Boris Godounov !), ce chœur a été ce soir simplement formidable.

On s’arrêtera aussi sur la prestation à l’orgue, très présente dans cette œuvre, de l’organiste lettone Iveta Apkalna, toute énergie, qui produit le son monumental voulu dans cette cathédrale laïque qu’est l’auditorium de Jean Nouvel, merveilleusement adapté à cette œuvre par son acoustique très chaude et très réverbérante .
Quant à l’orchestre, on reste stupéfait devant les cordes, on l’a dit, qui sont à la fois précises, nettes, mais aussi subtiles, qui savent adoucir le son jusqu’à l’extrême, mais ce soir c’est surtout le timbalier Raymond Curfs (bien connu des abbadiens, ancien du Mahler Chamber Orchestra, et timbalier du Lucerne Festival Orchestra)  qu’il faut fêter dans Brahms comme dans Janáček : il nous fait comprendre que le « Paukenschlag », le coup de timbale,  est un art gradué, voire subtil.  Un grand artiste ! Très applaudi par le public.

Ce soir, comme le dit très justement le programme de salle, la musique que nous avons entendue est une musique de la vérité, dans sa douceur comme dans sa violence, dans sa rudesse comme dans sa nature. Quel concert!

Chaque concert de Mariss Jansons est à la fois une surprise et un ravissement, on se sentait léger, rempli d’énergie, de vitalité, d’émotion à la sortie, ce fut mémorable ce soir, et hier grandiose: des concerts qui vont rester gravés, et ce soir le concert va bien vite rejoindre ma concertothèque du coeur. A vos cassettes, comme on dit, et rendez-vous le 15 avril, 19h15.
Quant à Mariss Jansons,  à l’orchestre et au chœur de la radio bavaroise, (avec le Tölzer Knabenchor) ils porteront à Lucerne en mars 2013 le War Requiem de Britten. Si le Dieu de Janáček nous est favorable, nous y serons.

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OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : KÁTIA KABANOVÁ de Leoš JANÁČEK (Mise en scène Christoph MARTHALER, avec Angela DENOKE) le 12 mars 2011

katiakabanova04-2.1300016536.jpgPhoto Marthe Lemelle

Salzbourg, Kleines Festspielhaus, 1998. Voici 13 ans que cette production de Kátia Kabanová de Christoph Marthaler est devenue la production de référence du chef d’oeuvre de Leoš Janáček, déjà avec Angela Denoke, qui devint une star de la scène lyrique en une soirée, et déjà avec la composition exceptionnelle de Jane Henschel en Kabanicha. On sait que Nicolas Joel a de l’estime pour Marthaler, ce qui justifie la reprise d’une production marquée du sceau “Gérard Mortier” et importée de Salzbourg pour Paris sous son règne en 2004 (et par Joel à Toulouse en 2000, déjà). Les deux chanteuses sont inséparables de cette production et on ne voit pas qui pourrait aujourd’hui faire mieux. D’où l’intérêt de cette reprise.
Les grandes productions ne vieillissent pas, ou peu. C’est ce qui arrive à cette production de Christoph Marthaler qui a encore provoqué au Palais Garnier un immense enthousiasme du public, grâce à une très grande distribution, une direction musicale de haut niveau, et une mise en scène qui n’a rien perdu ni de son intelligence, ni de sa force émotive.
Une vraie soirée d’opéra, où rien ne manque, cela arrive encore, et c’est arrivé au Palais Garnier.

imag0425b.1300016339.jpgOn se demande toujours comment Janáček a pu pendant presque tout le XXème siècle être laissé pour compte et a dû attendre la fin du siècle pour être reconnu dans tous les grands opéras du monde, tant cette musique est riche, charnelle, pleine d’émotion, de sève et d’énergie. Une musique “pleine de notes” comme dirait l’autre, qui alterne un symphonisme rutilant et des moments de concentration (ici avec la viole d’amour) d’une indéniable émotion. Une musique en perpétuel mouvement, qui semble d’une infinie jeunesse, d’une générosité inouïe, dont on ne se lasse pas,  à la fois un écho à la tradition slave mais aussi à la tradition méditerranéenne (Janáček admirait beaucoup Puccini). Et la direction à la fois énergique, précise, lyrique du jeune et talentueux chef Tomas Netopil, directeur musical du Théâtre National de Prague, rend parfaitement justice à l’œuvre: l’orchestre de l’Opéra sonne, chaque note s’entend, et chaque inflexion du texte est valorisée.
Kátia Kabanová est souvent  comparée à une oeuvre vériste, à cause de cette histoire de femme mariée à un homme faible soumis à sa mère, confinée dans son milieu étroit qui veut vivre 
enfin une aventure que son corps et ses rêves lui dictent, avec un homme pourtant médiocre , dans un milieu de paysans et de petite bourgeoisie dont la belle mère Kabanicha est une caricature. Les personnages sont moins caricaturaux que dans le vérisme, et la psychologie de Kátia est beaucoup plus fouillée. L’espace clos conçu par Marthaler autour d’une fontaine rouillée qui fonctionne à contretemps ironique renforce cette idée d’un oiseau en cage épié par l’ensemble de la maisonnée.

Car Marthaler a construit un espace clos, dans l’esthétique “cheap” des années soixante du communisme triomphant, une cour d’immeuble qu’on pourrait imaginer à Berlin Est ou Prague. murs décrépis, fontaine rouillée, poubelles partout, papiers peints décatis, fenêtres ouvertes ou fermées, vitres cassées,  personnages épiant l’espace tragique de la cour, où évoluent à la fois les chanteurs, mais aussi des personnages à la Marthaler, faux aveugle sans doute agent de la stasi locale, jeunes filles en deshérence, locataires oisifs et les personnages eux-mêmes, vêtus en habits de supermarché, imperméables trop courts, cardigans tricotés aux couleurs vomitives, costumes fatigués ou mal coupés (celui de Saviol Dikoy, par exemple, couleur bordeaux favorite des espaces germaniques de l’époque). La coiffure de la Kabanicha, cheveux crêpés montés en chignon gigantesque sur un corps petit et énorme,  fait un incroyable effet lors de son entrée en scène, en cortège avec son fils, suivie à petite distance par une Kátia déjà ailleurs. L’image de la chambre de  Kabanicha, sur le coin gauche, avec ses horribles meubles, ses bibelots en surnombre, ses toiles cirées, sa télé qui ne fontionne pas renforce cette idée d’étouffement: jamais on ne voit le ciel, et l’horizon n’est que rouille, poussière et décrépitude. L’ironie bien connue de Marthaler fonctionne, tangos dérisoires entre Varvara et Kudriach, mouvements de danse avec un parapluie entre Kudriach et Kouliguine, qui rappellent “Chantons sous la pluie” dans un univers qui est à l’opposé de toute comédie musicale, univers tout en décalage comme ce jet d’eau qui jaillit au moment où la Kabanicha couche avec Saviol Dikoy. Toute l’ambiance de la pièce se résume à ce premier regard de Kudriach qui devrait être sur les espaces infinis de la Volga et sa première réplique “Chaque jour, depuis 25 ans j’admire la Volga et je ne me lasse pas du spectacle” : chez Marthaler, la Volga c’est une photo minuscule accrochée au mur côté jardin au milieu d’un espace étouffant qui ne laisse pas apercevoir le moindre ciel.

 

katia1.1300014643.jpgPhoto Marthe Lemelle

On retrouve aussi des “topoi” de Marthaler, tels que les personnages retournés tous face au mur, pendant que Kátia chante son monologue final de la desespérance, et s’enfonce dans la fontaine rouillée pour mourir, recouverte ensuite de son imperméable miteux: on retrouve par exemple les personnages retournés vers le mur dans son Tristan de Bayreuth.

 

La distribution dans son ensemble est remarquable avec en premier lieu Angela Denoke, au dramatisme incandescent et au magnétisme intact, une authentique tragédienne d’opéra. La voix a toujours ces petits problèmes de justesse quelquefois, mais qu’importe quand la vérité du texte est portée à ce degré d’intensité. Jane Henschel en Kabanicha continue de stupéfier par cette composition époustouflante de belle mère horrible, laide, vulgaire tout en étant terrible. La voix malheureusement a beaucoup perdu de sa puissance et de sa couleur: les aigus sont criés, l’homogénéité laisse désormais à désirer, mais là aussi, qu’importe quand le personnage est là dans sa vérité la plus crue: même les défauts vocaux participent de la vérité du rôle. Une note aussi pour la remarquable Varvara de la jeune canadienne Andrea Hill: voix puissante, personnage criant de vérité, engagement dans le jeu et l’interprétation. Même remarque pour le Kudriach d’Ales Briscein, à la voix claire, bien posée, au timbre agréable. Les autres rôles d’hommes sont tenus par des artistes désormais très reconnus, Vincent le Texier, remarquable Saviol Dikoy, et les deux ténors Donald Kaasch (Tichon) et Jorma Silvasti (Boris) portent dans la voix une légère fatigue qui sied parfaitement aux rôles qu’ils portent: Tichon est un faible et Boris un médiocre. Leur prestation est tout à fait remarquable, mais ce sont des artistes arrivés à maturité et cela s’entend dans la voix, qui dans ce contexte est parfaitement en phase avec le texte: trois ténors, un vif et jeune, pour le vif et jeune Kudriach, et deux moins vifs, pour les plus faibles Tichon et Boris.

Que dire de plus sinon que l’on touche là la vérité bouleversante de l’Opéra quand tout concourt à l’émotion esthétique et affective: combien de fois le cœur bat, combien de fois le spectateur est happé par l’action et par la vérité qui sue de la scène. Courez-y: oui, enfin,enfin de l’Opéra.

 

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TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DE LA MAISON DES MORTS de Leos JANACEK, mise en scène Patrice CHEREAU, direction Esa Pekka SALONEN (5 Mars 2010)

Plus de deux ans après Aix, le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son intelligence. Et le changement de chef ne fait pas regretter Boulez, mais instille seulement un peu de nostalgie. Esa Pekka Salonen propose une vision beaucoup plus haletante, rapide, lyrique. Ce lyrisme est vraiment ce qui nous frappe, nous qui avons dans les oreilles la construction boulezienne, la précision , la géométrie sonore. Salonen fait ressortir la construction dramatique, l’humanité et ses hoquets: les sons rugueux, les ruptures d’harmonie, au milieu de ce flot musical ininterrompu pendant 90 minutes n’en sont que plus forts, plus soulignés. C’est à la fois très différent de Boulez, et très cohérent, très prenant, très envoûtant aussi. Un très grand travail d’un chef dont nous connaissons l’excellence et l’aura. Pour sa première apparition sur le podium de la Scala, c’est une indéniable réussite.
Nous sommes à la Scala, et le public des abonnés considère sans doute l’oeuvre ultime de Janaček comme trop “sale”, trop “trash”, car un certain nombre d’ignares sortent de la salle bien avant terme, ne supportant sans doute pas l’insupportable vérité humaine montrée sur la scène.

La mise en scène de Patrice Chéreau propose une sorte de “choral de la misère”, où les voix se distribuent tour à tour et où l’on perçoit des bribes de violence, des bribes de relations, des bribes d’humanité, des torrents de frustration. Dans un espace abstrait construit par Richard Peduzzi, il dessine de petites vies bien concrètes: celle du vieux prisonnier encore magnifiquement campé par Heinz Zednik, le vieux compagnon du Ring de Bayreuth, inoubliable Loge et Mime, celle du jeune Aljeja, qui apprend à lire auprès de l’aristocrate Gorančikov, celle bouleversante de Šiškov, qui occupe tout le troisième acte. Chéreau réussit à construire à la fois le déchirement, la tragédie, la violence, mais aussi l’ironie et le sourire avec cette pantomime qui est à elle seule tout le deuxième acte, où affleurent les jeux des corps, l’homosexualité forcée, le travestissement mais aussi le sourire, avec les réactions du public et notamment du Pope du village, horrifié par ce qu’il voit: autant de touches jamais forcées, toujours justes. Chéreau réussit aussi à retisser le fil avec Dostoïevski, par de petits détails, comme le nombre de femmes, discrète allusion au texte russe. Certes on reconnaît aussi les “tics” de Chéreau, toujours à propos, fumées, baissers de rideau brutaux, chute d’immondices comme final du premier acte. Chéreau sait construire des moments de pur théâtre et des images difficlement effaçables. 

Vocalement, il est impossible de dire les rôles principaux tant les personnages appariassent et disparaissent tour à tour, occupent puis quittent le premier plan, passent, et disent leur misère. On notera bien sûr Willard White, dont la voix fatiguée sied à merveille à l’aristocrate Gorančikov prisonnier politique d’une profonde humanité; on préférait pourtant Olaf Bär à Aix. On apprécie comme toujours l’excellent ténor Stefan Margita, grand spécialiste de ce répertoire, et le vétéran Peter Straka, enfin last but not least, on reste frappé de la performance de Peter Mattei en Šiškov, voix profonde, tragique, déchirante et désespérée. 

On pense à Wozzeck, mais autant le musique de Wozzeck lacère, autant celle de Janaček, par son éclat, sa lumière, sa luxuriance, tient en haleine, soutient, bouleverse et laisse en fin de compte le public s’accrocher à  un soupçon d’humanité.

050320101628.1268084646.jpgUne vraie grande soirée. Un spectacle de référence, voire de légende.