OPÉRA NATIONAL DE PARIS : MÉMOPÉRA, LA MÉMOIRE ET L’ÂME DES LIEUX

L’Opéra est un lieu de mémoire. Les grands opéras internationaux, Bolchoï, Scala, MET, Staatsoper Vienne ou Bayerische Staatsoper et bien d’autres affichent leur histoire comme un drapeau. Une seule affiche de la Scala  en dit long sur le théâtre et sa tradition. Le MET affiche en son entrée basse une galerie des principaux chanteurs qui ont marqué le lieu. Deux moments d’humeur récents justifient ce billet que je voulais écrire il y a déjà longtemps, et qui concernent l’Opéra de Paris, celui de Joel, comme celui de Mortier, comme celui de Gall et de leurs prédécesseurs. C’est un constat permanent, désolant, qui montre qu’à Paris la mémoire des lieux lyriques n’est ni exploitée, ni mise en scène, ni même rappelée au public. On s’en moque, et s’en moquant, on dit le non-dit: l’opéra n’est pas considéré un lieu qui porte une culture, des valeurs, une histoire, ni un lieu symbolique de la France. Et pourtant, si je ne me trompe, la création de l’Opéra remonte à 1669, antérieure de 11 ans à celle de la Comédie Française qui, quant à elle porte quelque chose de notre mémoire nationale partagée.

Je vous raconte brièvement mes deux agacements.

Premier agacement: le site de l’opéra vient de changer et je suis allé voir Mémopéra, l’archive en ligne de l’Opéra National de Paris. Il y a peu, Mémopéra remontait à 1989, à l’ouverture de l’Opéra Bastille, comme si c’était en soi un  événement considérable: si l’on compte depuis 1669 le nombre de déménagements de l’Opéra, on va immédiatement en relativiser la portée . Aujourd’hui, Mémopéra remonte à 1980, soit au début de l’ère Lefort: si vous voulez savoir pour une raison quelconque ce que chantait Regine Crespin à Paris en 1957, impossible.
L’archive en ligne de l’Opéra de Vienne, de très loin la plus détaillée et la plus accessible, remonte à 1860, celle du MET peu ou prou à la même période, celle de la Scala commence à 1949, mais la Scala a publié depuis longtemps des chronologies qui remontent au XIXème siècle, Munich remonte à 2001, mais vient de faire paraître le journal de la Staatsoper jour par jour depuis 1963. A l’heure où l’accessibilité des données est une nécessité scientifique, mais aussi historique et mémorielle, tous les opéras devraient se retourner vers leur histoire et l’ouvrir au public. À Paris, avec la présence de la bibliothèque de l’Opéra et des trésors qu’elle contient, ce devrait être une obligation. L’Opéra est un patrimoine national, et le public a droit à accéder à son histoire. Espérons que Mémopéra peu à peu va remonter le temps et nous faire découvrir au jour le jour l’histoire de cette grande boutique dont le public connaît bien peu de choses.
En terme d’affichage, vous avez le choix entre la tendance ROH (Royal Opera House Covent Garden) très portée vers le marketing, le hic et nunc, et la tendance Vienne, très portée sur la valeur patrimoniale. Paris se situe ailleurs, car l’Opéra n’a jamais vraiment valorisé son histoire, la mémoire de son répertoire, le sillon tracé depuis
344 ans…sinon par des expositions, c’est à dire des actions ciblées sur un public captif, de gens curieux, et limitées dans le temps; aucune action pérenne envers le public le plus large.

Second agacement: lors de la sortie d’Elektra dimanche dernier,  je suis descendu par les longs escaliers de Bastille et ceux qui connaissent savent qu’il y a à chaque étage comme un coin salon avec quelques fauteuils. Au mur, des affiches? Non; des photos d’archive? Non; quelque chose qui trace la mémoire d’un lieu? Non; sur les murs, de la pub chic pour Piaget ou Repetto. Un peu comme dans un lounge d’aéroport.  Bastille est un lieu peu chaleureux qui se rapproche d’un hall pour 747 en péril: pourquoi ne jamais avoir cherché à l’aménager, à l’habiller, à illustrer cette histoire de l’Opéra de Paris. Cela coûterait donc si cher d’afficher au lieu de Piaget des photos de productions récentes ou non, de vieilles affiches, quelques costumes, des maquettes pour donner une âme à ce qui n’en a pas, cela coûterait si cher de mettre des photos d’artistes dans les couloirs qui mènent à la salle?
C’est exactement le même cas à Garnier, écrin chic pour les dîners de tel ou tel sponsor, mais lieu plein d’espaces vides, peu aménagés (les rotondes!) qui pourraient disperser le public pendant les entractes. Je ne comprends pas pourquoi les lieux n’affichent pas fièrement leur histoire, leur identité, leur mémoire, leur âme, pourquoi on refuse au grand public qui les fréquente (et dieu sait si l’Opéra de Paris affiche des bulletins de victoire sur la fréquentation) cette respiration-là, qui donne au moins l’impression de participer d’une trace, et de ne pas être simplement un consommateur de spectacle. J’ai écrit plusieurs fois que les administrateurs et directeurs successifs de l’Opéra (Massimo Bogianckino excepté) n’avaient jamais considéré le répertoire spécifique de cette maison et son histoire: cela se lit dans les programmations souvent standardisées, cela se lit aussi sur les murs, cela suinte de partout.
Pourtant, le public d’opéra est un public de mémoire: il n’y a qu’à lire le moindre article de ce blog, mais même les très jeunes mélomanes pensent souvent par référence à un passé même récent, à un opéra vu quelques mois avant à Lyon, Munich ou Londres, ou même à la TV.
Toute représentation d’opéra est une confrontation entre un présent et un passé mythique, explicite ou implicite. Pénétrer dans un Opéra, qu’il soit récent ou ancien, c’est pénétrer dans une histoire et dans une forêt de références. Quand je rentre à la Scala, je pense forcément à Callas et tout le monde y pensera le 7 décembre quand le rideau se lèvera sur Traviata. Quand on voit Elektra à Bastille, tout le monde pense à Chéreau (déjà le passé et déjà l’histoire!) et moi je pense en plus à Böhm et à Nilsson. Quand on va à Vienne, c’est à un défilé de fantômes familiers qu’on est convié. Quand on se promène dans les foyers de Munich,  tous les artistes qui ont foulé le lieu sont sur les murs en autant de portraits peints ou de sculptures. Le MET aussi est un lieu chaleureux, sympathique, rempli de souvenirs, vitrine d’une culture déjà longue et d’une très forte identité, mais à Paris, rien n’est fait pour créer une mémoire collective, un sentiment d’appartenance, un sentiment d’intimité chaleureuse, je dis bien d’intimité, et de familiarité qu’il ne doit pas être si difficile de susciter. L’Opéra de Paris nous informe qu’il va labelliser des produits à vendre, mais il ne se préoccupe pas de valoriser ses propres lieux, d’en donner une image autre qu’une vague histoire de marketing. Les opéras sont des lieux de mémoire, mais aussi de culture collective:  il semble que les managers successifs de l’Opéra de Paris n’aient jamais saisi cette balle là, n’aient jamais cherché à créer une relation affective entre le public et le lieu, comme si l’Opéra de Paris, ce n’était ni la France, ni notre histoire, ni notre culture, comme si cet art, si lié à l’histoire culturelle de Paris, était un art plaqué ou importé ou seulement un art du fric ou du paraître.
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